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Le Cousin Pons

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Honoré de Balzac

Les Parents pauvres
Deuxième épisode
Le Cousin Pons

TOME 1 §

I
Un glorieux débris de l’Empire §

{p. 179}

Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année 1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le {p. 180} long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir.

C’est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme.

En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, {p. 181} moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage du Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes.

Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux.

On demandait à Hyacinthe, un des meilleurs acteurs des Variétés et célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire :

– Je ne les fais point faire, je les garde ! répondit-il.

{p. 182} Eh bien ! il se rencontre dans le million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaîté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d’un ex-ami.

En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d’évocations extrêmement {p. 183} précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l’attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie ; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux comme on dit, et que les acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées.

Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc !…

Un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.

{p. 184} Le spencer fut inventé, comme son nom l’indique, par un lord sans doute vain de sa jolie taille.

Avant la paix d’Amiens, cet Anglais avait résolu le problème de couvrir le buste sans assommer le corps par le poids de cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux cochers de fiacre ; mais comme les fines tailles sont en minorité, la mode du spencer pour homme n’eut en France qu’un succès passager, quoique ce fût une invention anglaise.

À la vue du spencer, les gens de quarante à cinquante ans revêtaient par la pensée ce monsieur de bottes à {p. 185} revers, d’une culotte de casimir vert pistache à nœud de rubans, et se revoyaient dans le costume de leur jeunesse !

Les vieilles femmes se remémoraient leurs conquêtes !

Quant aux jeunes gens, ils se demandaient pourquoi ce vieil Alcibiade avait coupé la queue à son paletot.

Tout concordait si bien à ce spencer que vous n’eussiez pas hésité à nommer ce passant un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire ; mais il ne symbolisait l’empire que pour ceux à qui cette magnifique et grandiose époque {p. 186} est connue, au moins de visu ; car il exigeait une certaine fidélité de souvenirs quant aux modes.

L’Empire est déjà si loin de nous, que tout le monde ne peut pas se le figurer dans sa réalité gallo-grecque.

Le chapeau mis en arrière découvrait presque tout le front avec cette espèce de crânerie par laquelle les administrateurs et les pékins essayèrent alors de répondre à celle des militaires.

C’était d’ailleurs un horrible chapeau de soie à quatorze francs, aux bords intérieurs duquel de hautes et larges oreilles imprimaient des marques blanchâtres, {p. 187} vainement combattues par la brosse.

Le tissu de soie mal appliqué, comme toujours, sur le carton de la forme, se plissait en quelques endroits, et semblait être attaqué de la lèpre, en dépit de la main qui le pansait tous les matins.

Sous ce chapeau, qui paraissait près de tomber, s’étendait une de ces figures falotes et drôlatiques comme les Chinois seuls en savent inventer pour leurs magots.

Ce vaste visage percé comme une écumoire, où les trous produisaient {p. 188} des ombres et refouillé comme un masque romain, démentait toutes les lois de l’anatomie.

Le regard n’y sentait point de charpente.

Là où le dessin voulait des os, la chair offrait des méplats gélatineux, et là où les figures présentent ordinairement des creux, celle-là se contournait en bosses flasques.

Cette face grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils, était commandée par un nez à la Don Quichotte, comme une {p. 189} plaine est dominée par un bloc erratique.

Ce nez exprime, ainsi que Cervantes avait dû le remarquer, une disposition native à ce dévoûment aux grandes choses qui dégénère en duperie.

Cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait cependant point le rire.

La mélancolie excessive qui débordait par les yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres.

On pensait aussitôt que la nature avait interdit à ce bonhomme d’exprimer {p. 190} la tendresse, sous peine de faire rire une femme ou de l’affliger.

Le Français se tait devant ce malheur qui lui paraît le plus cruel de tous les malheurs : ne pouvoir plaire !

II
Un costume comme on en voit peu §

{p. 191} {p. 192} {p. 193}

Cet homme si disgracié par la nature était mis comme le sont les pauvres de la bonne compagnie 1, à qui les riches essayent assez souvent de ressembler.

Il portait des souliers cachés par des {p. 194} guêtres, faites sur le modèle de celles de la garde impériale, et qui lui permettaient sans doute de garder les mêmes chaussettes pendant un certain temps.

Son pantalon en drap noir présentait des reflets rougeâtres, et sur les plis des lignes blanches ou luisantes qui, non moins que la façon, assignaient à trois ans la date de l’acquisition.

L’ampleur de ce vêtement déguisait assez mal une maigreur provenue plutôt de la constitution que d’un régime pythagoricien ; car le bonhomme, doué d’une bouche sensuelle à lèvres lippues, montrait en souriant des dents blanches dignes d’un requin.

{p. 195} Le gilet à châle, également en drap noir, mais doublé d’un gilet blanc sous lequel brillait en troisième ligne le bord d’un tricot rouge, vous remettait en mémoire les cinq gilets de Garat.

Une énorme cravate en mousseline blanche dont le nœud prétentieux avait été cherché par un Beau pour charmer les femmes charmantes de 1809, dépassait si bien le menton que la figure semblait s’y plonger comme dans un abîme.

Un cordon de soie tressée, jouant les cheveux, traversait la chemise et protégeait la montre contre un vol improbable.

{p. 196}L’habit verdâtre, d’une propreté remarquable, comptait quelque trois ans de plus que le pantalon ; mais le collet en velours noir et les boutons en métal blanc récemment renouvelés trahissaient les soins domestiques poussés jusqu’à la minutie.

Cette manière de retenir le chapeau par l’occiput, le triple gilet, l’immense cravate où plongeait le menton, les guêtres, les boutons de métal sur l’habit verdâtre, tous ces vestiges des modes impériales s’harmoniaient aux parfums arriérés de la coquetterie des Incroyables, à je ne sais quoi de menu dans les plis, de correct et de sec dans l’ensemble, qui sentait l’école de David, {p. 197} qui rappelait les meubles grêles de Jacob.

On reconnaissait d’ailleurs à la première vue un homme bien élevé en proie à quelque vice secret, ou l’un de ces petits rentiers dont toutes les dépenses sont si nettement déterminées par la médiocrité du revenu, qu’une vitre cassée, un habit déchiré, ou la peste philanthropique d’une quête, suppriment leurs menus plaisirs pendant un mois.

Si vous eussiez été là, vous vous seriez demandé pourquoi le sourire animait cette figure grotesque dont l’expression habituelle devait être triste {p. 198} et froide, comme celle de tous ceux qui luttent obscurément pour obtenir les triviales nécessités de l’existence.

Mais en remarquant la précaution maternelle avec laquelle ce vieillard singulier tenait de sa main droite un objet évidemment précieux, sous les deux basques gauches de son double habit, pour le garantir des chocs imprévus ; en lui voyant surtout l’air affairé que prennent les oisifs chargés d’une commission, vous l’auriez soupçonné d’avoir retrouvé quelque chose d’équivalent au bichon d’une marquise et de l’apporter triomphalement, avec la galanterie empressée d’un homme-Empire à la charmante femme de soixante {p. 199} ans qui n’a pas encore su renoncer à la visite journalière de son attentif.

Paris est la seule ville du monde où vous rencontriez de pareils spectacles, qui font de ses boulevards un drame continu joué gratis par les Français, au profit de l’Art.

III
La fin d’un grand prix de Rome §

{p. 200} {p. 201} {p. 202} {p. 203}

D’après le galbe de cet homme osseux, et malgré son hardi spencer, vous l’eussiez difficilement classé parmi les artistes parisiens, nature de convention dont le privilége, assez semblable à celui {p. 204} du gamin de Paris, est de réveiller dans les imaginations bourgeoises les jovialités les plus mirobolantes, puisqu’on a remis en honneur ce vieux mot drôlatique.

Ce passant était pourtant un grand prix, l’auteur de la première cantate couronnée à l’Institut, lors du rétablissement de l’Académie de Rome, enfin M. Sylvain Pons !… l’auteur de célèbres romances roucoulées par nos mères, de deux ou trois opéras joués en 1813 et 1816, puis de quelques partitions inédites.

Ce digne homme finissait chef d’orchestre à un théâtre des boulevards.

{p. 205} Il était, grâce à sa figure, professeur dans quelques pensionnats de demoiselles, et n’avait pas d’autres revenus que ses appointemens et ses cachets.

Courir le cachet à cet âge !… Combien de mystères dans cette situation peu romanesque !

Ce dernier porte-spencer portait donc sur lui plus que les symboles de l’empire, il portait encore un grand enseignement écrit sur ses trois gilets.

Il montrait gratis une des nombreuses victimes du fatal et funeste système nommé Concours qui règne encore en France après cent ans de pratique sans résultat.

{p. 206} Cette presse des intelligences fut inventée par Poisson de Marigny, le frère de madame de Pompadour, nommé, vers 1746, directeur des Beaux-Arts.

Or tâchez de compter sur vos doigts les gens de génie fournis depuis un siècle par les lauréats ?

D’abord, jamais aucun effort administratif ou scolaire ne remplacera les miracles du hasard auquel on doit les grands hommes.

C’est, entre les mystères de la génération, le plus inaccessible à notre ambitieuse analyse moderne.

Puis, que penseriez-vous des Égyptiens {p. 207} qui, dit-on, inventèrent des fours pour faire éclore des poulets, s’ils n’eussent point immédiatement donné la becquée à ces mêmes poulets ?

Ainsi se comporte cependant la France qui tâche de produire des artistes par la serre-chaude du Concours ; et, une fois le statuaire, le peintre, le graveur, le musicien obtenus par ce procédé mécanique, elle ne s’en inquiète pas plus que le dandy ne se soucie le soir des fleurs qu’il a mises à sa boutonnière.

Il se trouve que l’homme de talent est Greuze ou Watteau, Félicien David ou Pagnest, Géricault ou Deschamps, {p. 208} Auber ou David d’Angers, Eugène Delacroix, gens peu soucieux des grands prix et poussés en pleine terre sous les rayons de ce soleil invisible, nommé la Vocation.

Envoyé par l’État à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d’art.

Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d’œuvre de la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire, le Bric-à-Brac.

Cet enfant d’Euterpe revint donc à {p. 209} Paris, vers 1810, collectionneur féroce, chargé de tableaux, de statuettes, de cadres, de sculptures en ivoire, en bois, d’émaux, porcelaines, etc., qui, pendant son séjour académique à Rome, avaient absorbé la plus grande partie de l’héritage paternel, autant par les frais de transport que par les prix d’acquisition.

Il avait employé de la même manière la succession de sa mère durant le voyage qu’il fit en Italie, après ces trois ans officiels passés à Rome.

Il voulut visiter à loisir Venise, Milan, Florence, Bologne, Naples, séjournant dans chaque ville en rêveur, en {p. 210} philosophe, avec l’insouciance de l’artiste qui, pour vivre, compte sur son talent, comme les filles de joie comptent sur leur beauté.

Pons fut heureux pendant ce splendide voyage autant que pouvait l’être un homme plein d’âme et de délicatesse, à qui sa laideur interdisait des succès auprès des femmes, selon la phrase consacrée en 1809, et qui trouvait les choses de la vie toujours au-dessous du type idéal qu’il s’en était créé ; mais il avait pris son parti sur cette discordance entre le son de son âme et les réalités.

Ce sentiment du beau, conservé pur {p. 211} et vif dans son cœur, fut sans doute le principe des mélodies ingénieuses, fines, pleines de grâce qui lui valurent une réputation de 1810 à 1814.

Toute réputation qui se fonde en France sur la vogue, sur la mode, sur les folies éphémères de Paris, produit des Pons.

Il n’est pas de pays où l’on soit si sévère pour les grandes choses, et si dédaigneusement indulgent pour les petites.

Bientôt noyé dans les flots d’harmonie allemande, et dans la production rossinienne, si Pons fut encore, en 1824, {p. 212} un musicien agréable et connu par quelques dernières romances, jugez de ce qu’il pouvait être en 1831 ?

Aussi, en 1844, l’année où commença le seul drame de cette vie obscure, Sylvain Pons avait-il atteint à la valeur d’une croche antédiluvienne ; les marchands de musique ignoraient complètement son existence, quoiqu’il fît à des prix médiocres la musique de quelques pièces à son théâtre et aux théâtres voisins.

Ce bonhomme rendait d’ailleurs justice aux fameux maîtres de notre époque ; une belle exécution de quelques morceaux d’élite le faisait pleurer ; {p. 213} mais sa religion n’arrivait pas à ce point où elle frise la manie, comme chez les Kreisler d’Hoffmann ; il n’en laissait rien paraître, il jouissait en lui-même à la façon des Hatchischins ou des Tériaskis.

Le génie de l’admiration, de la compréhension, la seule faculté par laquelle un homme ordinaire devient le frère d’un grand poète, est si rare à Paris, où toutes les idées ressemblent à des voyageurs passant dans une hôtellerie, que l’on doit accorder à Pons une respectueuse estime.

Le fait de l’insuccès du bonhomme peut sembler exorbitant, mais il avouait {p. 214} naïvement sa faiblesse relativement à l’harmonie : il avait négligé l’étude du Contrepoint ; et l’orchestration moderne, grandie outre mesure, lui parut inabordable au moment où, par de nouvelles études, il aurait pu se maintenir parmi les compositeurs modernes, devenir, non pas Rossini, mais Hérold.

Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que s’il lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on ? Pons aurait opté pour son cher cabinet.

Le vieux musicien pratiquait l’axiome {p. 215} de Chenavard, le savant collectionneur de gravures précieuses, qui prétend qu’on ne peut avoir de plaisir à regarder un Ruysdaël, un Hobbéma, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze, un Sébastien 2 del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu’autant que le tableau n’a coûté que cinquante francs.

Pons n’admettait pas d’acquisition au-dessus de cent francs ; et, pour qu’il payât un objet cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille.

La plus belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n’existait plus pour lui. Rares avaient été les occasions, {p. 216} mais il possédait les trois éléments du succès : les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l’israélite.

Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait porté ses fruits.

Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome, environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une collection de chefs-d’œuvre en tout genre dont le catalogue atteignait au fabuleux numéro 1907.

De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour {p. 217} dix francs ce qui se paye aujourd’hui mille à douze cents francs.

C’étaient des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s’exposent par an dans les ventes parisiennes ; des porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour.

Enfin, il avait ramassé les débris du xvii e et du XVIII e siècle, en rendant justice aux gens d’esprit et de génie de l’école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis XV, le {p. 218} genre Louis XVI, et dont les œuvres colossales défrayent aujourd’hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d’adroits pastiches.

Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs !

Le plaisir d’acheter des curiosités n’est que le second ; le premier c’est de les brocanter.

Avant MM. Dosne et Dablin, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures.

{p. 219} Sans célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands. Pons ignorait la valeur vénale de son trésor.

Feu du Sommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien ; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot.

Entre Pons et M. Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances.

M. Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé {p. 220} de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l’art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands.

De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces œuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au cœur une avarice insatiable, l’amour de l’amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des Bonnefonds de Lavialle, des Ridel, etc., lui semblait un crime de lèse-Bric-à-Brac.

Il possédait son musée pour en jouir {p. 221} à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes œuvres, ont la faculté sublime des vrais amants, ils éprouvent autant de plaisir aujourd’hui qu’hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs-d’œuvre sont, heureusement, toujours jeunes.

Aussi l’objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l’on emporte, avec quel amour ? amateurs, vous le savez !

Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va s’écrier :

« – Voilà, malgré sa laideur, l’homme le plus heureux de la terre ! »

{p. 222} En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on se pose à l’âme en se donnant une manie.

Vous tous qui ne pouvez plus boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé la coupe du plaisir, prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné des affiches !), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite monnaie.

Une manie, c’est le plaisir passé à l’état d’idée !

Néanmoins, n’enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les mouvements de ce genre, sur une erreur.

{p. 223} Cet homme, plein de délicatesse, dont l’âme vivait par une admiration infatigable pour la magnificence du Travail humain, cette belle lutte avec les travaux de la nature, était l’esclave de celui des sept péchés capitaux que Dieu doit punir le moins sévèrement : Pons était gourmand.

Son peu de fortune et sa passion pour le Bric-à-Brac lui commandaient un régime diététique tellement en horreur avec sa gueule fine, que le célibataire avait tout d’abord tranché la question en allant dîner tous les jours en ville.

Or, sous l’Empire, on eut bien plus {p. 224} que de nos jours un culte pour les gens célèbres, peut-être à cause de leur petit nombre et de leur peu de prétentions politiques.

On devenait poète, écrivain, musicien à si peu de frais !

Pons, regardé comme le rival probable des Nicolo, des Paër et des Berton, reçut alors tant d’invitations, qu’il fut obligé de les écrire sur un agenda, comme les avocats écrivent leurs causes.

Se comportant d’ailleurs en artiste, il offrait des exemplaires de ses romances à tous ses amphitryons, il touchait {p. 225} le forté chez eux, il leur apportait des loges pour Feydeau, théâtre pour lequel il travaillait ; il y organisait les concerts, il jouait même quelquefois du violon chez ses parents en improvisant un petit bal.

{p. 226} {p. 227} {p. 228} {p. 229}

IV
Où l’on voit qu’un bienfait est quelquefois perdu §

Les plus beaux hommes de la France échangeaient en ce temps-là des coups de sabre avec les plus beaux hommes de la coalition ; la laideur de Pons s’appela donc originalité, d’après la grande {p. 230} loi promulguée par Molière dans le fameux couplet d’Élianthe.

Quand il avait rendu quelque service à quelque belle dame, il s’entendit appeler quelquefois un homme charmant, mais son bonheur n’alla jamais plus loin que cette parole.

Pendant cette période, qui dura six ans environs, de 1810 à 1816, Pons contracta la funeste habitude de bien dîner, de voir les personnes qui l’invitaient se mettant en frais, se procurant des primeurs, débouchant leurs meilleurs vins, soignant le dessert, le café, les liqueurs, et le traitant de leur mieux, comme on traitait sous l’Empire, {p. 231} où beaucoup de maisons imitaient les splendeurs des rois, des reines, des princes dont regorgeait Paris.

On jouait beaucoup alors à la royauté, comme on joue aujourd’hui à la Chambre en créant une foule de Sociétés à présidens, vice-présidens et secrétaires ; Société linière, vinicole, séricicole, agricole, de l’industrie, etc.

On est arrivé jusqu’à chercher des plaies sociales pour constituer les guérisseurs en société !

Un estomac dont l’éducation se fait ainsi, réagit nécessairement sur le moral et le corrompt en raison de la {p. 232} haute sapience culinaire qu’il acquiert.

La Volupté tapie dans tous les plis du cœur y parle en souveraine, elle bat en brèche la volonté, l’honneur, elle veut à tout prix sa satisfaction.

On n’a jamais peint les exigences de la Gueule, elles échappent à la critique littéraire par la nécessité de vivre ; mais on ne se figure pas le nombre des gens que la Table a ruinés.

La Table est, à Paris, sous ce rapport, l’émule de la courtisane.

C’est, d’ailleurs, la Recette dont celle-ci est la Dépense.

{p. 233} Lorsque d’invité perpétuel, Pons arriva, par sa décadence comme artiste, à l’état de pique-assiette, il lui fut impossible de passer de ces tables si bien servies au brouet lacédémonien d’un restaurant à quarante sous.

Hélas ! il lui prit des frissons en pensant que son indépendance tenait à de si grands sacrifices, et il se sentit capable des plus grandes lâchetés pour continuer à bien vivre, à savourer toutes les primeurs à leur date, enfin à gobichonner (mot populaire, mais expressif) de bons petits plats soignés.

Oiseau picoreur, s’enfuyant le gosier plein, et gazouillant un air pour tout {p. 234} remerciment, Pons éprouvait d’ailleurs un certain plaisir à bien vivre aux dépens de la société qui lui demandait, quoi ? de la monnaie de singe.

Habitué, comme tous les célibataires qui ont le chez soi en horreur et qui vivent chez les autres, à ces formules, à ces grimaces sociales par lesquelles on remplace les sentiments dans le monde, il se servait des compliments comme de menue monnaie ; et, à l’égard des personnes, il se contentait des étiquettes sans plonger une main curieuse dans les sacs.

Cette phase assez supportable dura dix autres années ; mais quelles années ! Ce fut un automne pluvieux.

{p. 235} Pendant tout ce temps, Pons se maintint gratuitement à table, en se rendant nécessaire dans toutes les maisons où il allait.

Il entra dans une voie fatale en s’acquittant d’une multitude de commissions, en remplaçant les portiers et les domestiques dans mainte et mainte occasion.

Préposé de bien des achats, il devint l’espion honnête et innocent détaché d’une famille dans une autre ; mais on ne lui sut aucun gré de tant de courses et de tant de lâchetés.

– Pons est un garçon, disait-on, il {p. 236} ne sait que faire de son temps, il est trop heureux de trotter pour nous… Que deviendrait-il ?

Bientôt se déclara la froideur que le vieillard répand autour de lui.

Cette bise se communique, elle produit son effet dans la température morale, surtout lorsque le vieillard est laid et pauvre.

N’est-ce pas être trois fois vieillard ?

Ce fut l’hiver de la vie, l’hiver au nez rouge, aux joues hâves, avec toutes sortes d’onglées !

De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement.

{p. 237} Loin de rechercher le parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte un impôt ; on ne lui tenait plus compte de rien, pas même de ses services réels.

Les familles où le bonhomme accomplissait ses évolutions, toutes sans grand respect pour les arts, en adoration devant les résultats, ne prisaient que ce qu’elles avaient conquis depuis 1830, des fortunes ou des positions sociales éminentes.

Or, Pons, n’ayant pas assez de hauteur dans l’esprit ni dans les manières pour imprimer la crainte que l’esprit ou le génie 3 cause au bourgeois, avait {p. 238} naturellement fini par devenir moins que rien, sans être néanmoins tout-à-fait méprisé.

Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, comme tous les gens timides, il les taisait.

Puis, il s’était habitué par degrés à comprimer ses sentiments, à se faire de son cœur un sanctuaire où il se retirait.

Ce phénomène, beaucoup de gens superficiels le traduisent par le mot égoïsme.

La ressemblance est assez grande {p. 239} entre le solitaire et l’égoïste pour que les médisants paraissent avoir raison contre l’homme de cœur, surtout à Paris, où personne dans le monde n’observe, où tout est rapide comme le flot ! où tout passe comme un ministère !

Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation d’égoïsme porté en arrière 4 contre lui, car le monde finit toujours par condamner ceux qu’il accuse.

Sait-on combien une défaveur imméritée accable les gens timides ?

Qui peindra jamais les malheurs de la Timidité.

{p. 240} Cette situation, qui s’aggravait de jour en jour davantage, explique la tristesse empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait de capitulations infâmes.

Mais les lâchetés que toute passion exige sont autant de liens ; plus la passion en demande, plus elle vous attache ; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal trésor négatif où l’homme, voit d’immenses richesses.

Après avoir reçu le regard insolemment protecteur d’un bourgeois raide de bêtise, Pons dégustait comme une vengeance le verre de vin de Porto, la caille au gratin qu’il avait commencé {p. 241} de savourer, se disant en lui-même :

– Ça n’est pas trop payé !

Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes.

En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque.

Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes.

Les anges n’ont que des têtes dans la mythologie catholique.

Sur terre, le juste, c’est l’ennuyeux {p. 242} Grandisson, pour qui la Vénus des carrefours elle-même se trouverait sans sexe.

Or, excepté les rares et vulgaires aventures de son voyage en Italie, où le climat fut sans doute la raison de ses succès, Pons n’avait jamais vu de femmes lui sourire.

Beaucoup d’hommes ont cette fatale destinée.

Pons était monstre-né ; son père et sa mère l’avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates 5 de cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux qui semblait avoir été {p. 243} contracté dans le bocal d’esprit-de-vin où la science conserve certains fœtus extraordinaires.

Cet artiste, doué d’une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d’accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d’être jamais aimé.

Le célibat fut donc chez lui moins un goût qu’une nécessité 6.

La gourmandise, le péché des moines vertueux, lui tendit les bras ; il s’y précipita comme il s’était précipité dans l’adoration des œuvres d’art et dans son culte pour la musique.

La bonne chère et le Bric-à-Brac {p. 244} furent pour lui la monnaie d’une femme ; car la musique était son état, et trouvez un homme qui aime l’état dont il vit ?

À la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvéniens.

Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes ; mais peut-être n’a-t-il pas assez insisté sur le plaisir réel que l’homme trouve à table.

La digestion, en employant les forces humaines, constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, {p. 245} équivaut aux plus hautes jouissances de l’amour.

On sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s’annule au profit du second cerveau, placé dans le diaphragme, et l’ivresse arrive dans l’inertie même de toutes les facultés.

Les boas gorgés d’un taureau sont si bien ivres qu’ils se laissent tuer.

Passé quarante ans, quel homme ose travailler après son dîner ?…

Aussi tous les grands hommes ont-ils été sobres.

{p. 246} Les malades en convalescence d’une maladie grave, à qui l’on mesure si chichement une nourriture choisie, ont pu souvent observer l’espèce de griserie gastrique causée par une seule aile de poulet.

Le sage Pons, dont toutes les jouissances étaient concentrées dans le jeu de son estomac, se trouvait toujours dans la situation de ces convalescens : il demandait à la bonne chère toutes les sensations qu’elle peut donner, et il les avait jusqu’alors obtenues tous les jours.

Personne n’ose dire adieu à une habitude.

{p. 247} Beaucoup de suicides se sont arrêtés sur le seuil de la Mort par le souvenir du café où ils vont jouer tous les soirs leur partie de dominos.

{p. 248} {p. 249} {p. 250} {p. 251}

V
Les deux casse-noisettes §

En 1835, le hasard vengea Pons de l’indifférence du beau 7 sexe, il lui donna ce qu’on appelle, en style familier, un bâton de vieillesse.

Ce vieillard de naissance trouva dans {p. 252} l’amitié un soutien pour sa vie, il contracta le seul mariage que la société lui permît de faire, il épousa un homme, vieillard, un musicien comme lui.

Sans la divine fable de La Fontaine, cette esquisse aurait eu pour titre Les deux amis.

Mais n’eût-ce pas été comme un attentat littéraire, une profanation devant laquelle tout véritable écrivain reculera ?

Le chef-d’œuvre de notre fabuliste, à la fois la confidence de son âme et l’histoire de ses rêves, doit avoir le privilége éternel de ce titre.

{p. 253} Cette page, au fronton de laquelle le poète a gravé ces trois mots : Les deux amis, est une de ces propriétés sacrées, un temple où chaque génération entrera respectueusement et que l’univers visitera, tant que durera la typographie.

L’ami de Pons était un professeur de piano, dont la vie et les mœurs sympathisaient si bien avec les siennes, qu’il disait l’avoir connu trop tard pour son bonheur ; car leur connaissance, ébauchée à une distribution de prix, dans un pensionnat, ne datait que de 1834.

Jamais peut-être deux âmes ne se trouvèrent si pareilles dans l’océan humain {p. 254} qui prit sa source au paradis terrestre contre la volonté de Dieu.

Ces deux musiciens devinrent en peu de temps l’un pour l’autre une nécessité.

Réciproquement confidents l’un de l’autre, ils furent en huit jours comme deux frères. Enfin Schmucke ne croyait pas plus qu’il pût exister un Pons, que Pons ne se doutait qu’il existât un Schmucke.

Déjà, ceci suffirait à peindre ces deux braves gens, mais toutes les intelligences ne goûtent pas les brièvetés de la synthèse.

Une légère démonstration est nécessaire {p. 255} pour les incrédules. Ce pianiste, comme tous les pianistes, était un Allemand, Allemand comme le grand Liszt et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt 8, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme Dœlher, Allemand comme Thalberg, comme Dreschok, comme Hiller, comme Léopold Mayer, comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme Herz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous les Allemands.

Quoique grand compositeur, Schmucke ne pouvait être que démonstrateur, tant son caractère se refusait à {p. 256} l’audace nécessaire à l’homme de génie pour se manifester en musique.

La naïveté de beaucoup d’Allemands n’est pas continue, elle a cessé ; celle qui leur est restée à un certain âge, est prise, comme on prend l’eau d’un canal à la source de leur jeunesse, et ils s’en servent pour fertiliser leur succès en toute chose, science, art ou argent, en écartant d’eux la défiance.

En France, quelques gens fins remplacent cette naïveté d’Allemagne par la bêtise de l’épicier parisien.

Mais Schmucke avait gardé sa naïveté d’enfant, comme Pons gardait sur lui les reliques de l’empire, sans s’en douter.

{p. 257} Ce véritable et noble Allemand était le spectacle et les spectateurs, il se faisait de la musique à lui-même.

Il habitait Paris, comme un rossignol habite sa forêt, et il y chantait seul de son espèce, depuis vingt ans, jusqu’au moment où il rencontra dans Pons un autre lui-même.

Pons et Schmucke avaient en abondance, l’un comme l’autre, dans le cœur et dans le caractère, ces enfantillages de sentimentalité qui distinguent les Allemands : comme la passion des fleurs, comme l’adoration des effets naturels, qui les porte à planter de grosses bouteilles dans leurs jardins pour {p. 258} voir en petit le paysage qu’ils ont en grand sous les yeux ; comme cette prédisposition aux recherches qui fait faire à un savant germanique cent lieues dans ses guêtres pour trouver une vérité qui le regarde en riant, assise à la marge du puits sous le jasmin de la cour ; comme enfin ce besoin de prêter une signifiance psychique aux riens de la création, qui produit les œuvres inexplicables de Jean-Paul Richter, les griseries imprimées d’Hoffmann et les garde-fous in-folio que l’Allemagne met autour des questions les plus simples, creusées en manière d’abîmes, au fond desquels il ne se trouve qu’un Allemand.

Catholiques tous deux, allant à la {p. 259} messe ensemble, ils accomplissaient leurs devoirs religieux, comme des enfants, n’ayant jamais rien à dire à leurs confesseurs.

Ils croyaient fermement que la musique, la langue du ciel, était aux idées et aux sentiments, ce que les idées et les sentiments sont à la parole, et ils conversaient à l’infini sur ce système, en se répondant l’un à l’autre par des orgies de musique pour se démontrer à eux-mêmes leurs propres convictions, à la manière des amants.

Schmucke était aussi distrait que Pons était attentif.

Si Pons était collectionneur, Schmucke {p. 260} était rêveur ; celui-ci étudiait les belles choses morales, comme l’autre sauvait les belles choses matérielles.

Pons voyait et achetait une tasse de porcelaine pendant le temps que Schmucke mettait à se moucher, en pensant à quelque motif de Rossini, de Bellini, de Beethoven, de Mozart, et cherchant dans le monde des sentiments où pouvait se trouver l’origine ou la réplique de cette phrase musicale.

Schmucke, dont les économies étaient administrées par la distraction, Pons prodigue par passion arrivaient l’un et l’autre au même résultat : zéro dans la {p. 261} bourse à la Saint-Sylvestre de chaque année.

Sans cette amitié, Pons eût succombé peut-être à ses chagrins ; mais, dès qu’il eut un cœur où décharger le sien, la vie devint supportable pour lui.

La première fois qu’il exhala ses peines dans le cœur de Schmucke, le bon Allemand lui conseilla de vivre comme lui, de pain et de fromage, chez lui, plutôt que d’aller manger des dîners qu’on lui faisait payer si cher.

Hélas ! Pons n’osa pas avouer à Schmucke que chez lui, le cœur et l’estomac étaient ennemis, que l’estomac {p. 262} s’accommodait de ce qui faisait souffrir le cœur, et qu’il lui fallait à tout prix un bon dîner à déguster, comme à un homme galant une maîtresse à… lutiner.

Avec le temps, Schmucke finit par comprendre Pons, car il était trop Allemand pour avoir la rapidité d’observation dont jouissent les Français, et il n’en aima que mieux le pauvre Pons.

Rien ne fortifie l’amitié comme lorsque, de deux amis, l’un se croit supérieur à l’autre.

Un ange n’aurait eu rien à dire en {p. 263} voyant Schmucke, quand il se frotta les mains au moment où il découvrit dans son ami, l’intensité qu’avait prise la gourmandise.

En effet, le lendemain le bon Allemand orna le déjeûner de friandises qu’il alla chercher lui-même, et il eut soin d’en avoir tous les jours de nouvelles pour son ami ; car, depuis leur réunion, ils déjeûnaient tous les jours ensemble au logis.

Il ne faudrait pas connaître Paris pour imaginer que les deux amis eussent échappé à la raillerie parisienne, qui n’a jamais rien respecté.

Schmucke et Pons, en mariant leurs {p. 264} richesses et leurs misères, avaient eu l’idée économique de loger ensemble, et ils supportaient également le loyer d’un appartement fort inégalement partagé, situé dans une tranquille maison de la tranquille rue de Normandie, au Marais.

Comme ils sortaient souvent ensemble, qu’ils faisaient souvent les mêmes boulevards côte à côte, les flâneurs du quartier les avaient surnommés les deux casse-noisettes.

Ce sobriquet dispense de donner ici le portrait de Schmucke, qui était à Pons ce que la nourrice de Niobé, la fameuse statue du Vatican, est à la Vénus de la Tribune.

{p. 265} Madame Cibot, la portière de cette maison, était le pivot sur lequel roulait le ménage des deux casse-noisettes ; mais elle joue un si grand rôle dans le drame qui dénoua cette double existence, qu’il convient de réserver son portrait au moment de son entrée en scène.

Ce qui reste à dire sur le moral de ces deux êtres en est précisément le plus difficile à faire comprendre aux quatre-vingt-dix-neuf 9 centièmes des lecteurs dans la quarante-septième année du dix-neuvième siècle, probablement à cause du prodigieux développement financier produit par l’établissement des chemins de fer.

C’est peu de chose et c’est beaucoup.

{p. 266} En effet, il s’agit de donner une idée de la délicatesse excessive de ces deux cœurs.

Empruntons une image aux railways, ne fût-ce que par façon de remboursement des emprunts qu’ils nous font.

Aujourd’hui, les convois en brûlant leurs rails y broient d’imperceptibles grains de sable, introduisez ce grain de sable invisible pour les voyageurs, dans leurs reins, ils ressentiront les douleurs de la plus affreuse maladie, la gravelle.

On en meurt.

{p. 267} Eh bien ! ce qui, pour notre société lancée dans sa voie métallique avec une vitesse de locomotive, est le grain de sable invisible dont elle ne prend nul souci, ce grain incessamment jeté dans les fibres de ces deux êtres, et à tout propos, leur causait comme une gravelle au cœur.

D’une excessive tendresse aux douleurs d’autrui, chacun d’eux pleurait de son impuissance ; et, pour leurs propres sensations, ils étaient d’une finesse de sensitive qui arrivait à la maladie.

La vieillesse, les spectacles continuels du drame parisien, rien n’avait endurci {p. 268} ces deux âmes fraîches, enfantines et pures.

Plus ces deux êtres allaient, plus vives étaient leurs souffrances intimes.

Hélas ! il en est ainsi chez les natures chastes, chez les penseurs tranquilles et chez les vrais poètes qui ne sont tombés dans aucun excès.

Depuis la réunion de ces deux vieillards, leurs occupations, à peu près semblables, avaient pris cette allure fraternelle qui distingue à Paris les chevaux d’un fiacre.

Levés vers les sept heures du matin en été comme en hiver, après leur déjeûner {p. 269} ils allaient donner leurs leçons dans les pensionnats où ils se suppléaient au besoin.

Vers midi, Pons se rendait à son théâtre quand une répétition l’y appelait, et il donnait à la flânerie tous ses instans de liberté.

Puis les deux amis se retrouvaient le soir au théâtre où Pons avait placé Schmucke. Voici comment :

{p. 270} {p. 271} {p. 272} {p. 273}

VI
Un homme exploité comme on en voit tant §

Au moment où Pons rencontra Schmucke, il venait d’obtenir, sans l’avoir demandé, le bâton de maréchal des compositeurs inconnus, un bâton de chef d’orchestre !

{p. 274} Grâce au comte Popinot, alors ministre, cette place fut stipulée pour le pauvre musicien, au moment où ce héros bourgeois de la révolution de Juillet fit donner un privilége de théâtre à l’un de ces amis dont rougit un parvenu quand, roulant en voiture, il aperçoit dans Paris un ancien camarade de jeunesse, triste à patte, sans sous-pieds, vêtu d’une redingote à teintes invraisemblables, et le nez à des affaires trop élevées pour des capitaux fuyards.

Ancien commis-voyageur, cet ami, nommé Gaudissard, avait été jadis fort utile au succès de la grande maison Popinot. Popinot, devenu comte, devenu {p. 275} pair de France après avoir été deux fois ministre, ne renia point l’illustre Gaudissard !

Bien plus, il voulut mettre le voyageur en position de renouveler sa garde-robe et de remplir sa bourse ; car la politique, les vanités de la cour citoyenne n’avaient point gâté le cœur de cet ancien droguiste.

Gaudissard, toujours fou des femmes, demanda le privilége d’un théâtre alors en faillite, et le ministre, en le lui donnant, eut soin de lui envoyer quelques vieux amateurs du beau sexe, assez riches pour créer une puissante commandite amoureuse de ce que cachent les maillots.

{p. 276} Pons, parasite de l’hôtel Popinot, fut un appoint du privilége.

La compagnie Gaudissard, qui fit d’ailleurs fortune, eut, en 1834, l’intention de réaliser au Boulevard cette grande idée : un opéra pour le peuple.

La musique des ballets et des pièces féeries exigeait un chef d’orchestre passable et quelque peu compositeur.

L’administration à laquelle succédait la compagnie Gaudissard était depuis trop longtemps en faillite pour posséder un copiste.

Pons introduisit donc Schmucke, {p. 277} au théâtre en qualité d’entrepreneur des copies, métier obscur qui veut de sérieuses connaissances musicales.

Schmucke, par le conseil de Pons, s’entendit avec le chef de ce service à l’Opéra-comique, et n’en eut point les soins mécaniques.

L’association de Schmucke et de Pons produisit un résultat merveilleux.

Schmucke, très fort comme tous les Allemands sur l’harmonie, soigna l’instrumentation dans les partitions dont le chant fut fait par Pons.

Quand les connaisseurs admirèrent {p. 278} quelques fraîches compositions qui servirent d’accompagnement à deux ou trois grandes pièces à succès, ils les expliquèrent par le mot progrès, sans en chercher les auteurs.

Pons et Schmucke s’éclipsèrent dans la gloire, comme certaines personnes se noient dans leur baignoire.

À Paris, surtout depuis 1830, personne n’arrive sans pousser, quibuscumque viis, et très fort, une masse effrayante de concurrents ; il faut alors beaucoup trop de force dans les reins, et les deux amis avaient cette gravelle au cœur, qui gêne tous les mouvements ambitieux.

{p. 279} Ordinairement Pons se rendait à l’orchestre de son théâtre vers huit heures, heure à laquelle se donnent les pièces en faveur, et dont les ouvertures et les accompagnements exigeaient la tyrannie du bâton.

Cette tolérance existe dans la plupart des petits théâtres ; mais Pons était à cet égard d’autant plus à l’aise, qu’il mettait dans ses rapports avec l’administration un grand désintéressement.

Schmucke suppléait d’ailleurs Pons au besoin.

Avec le temps, la position de Schmucke à l’orchestre s’était consolidée.

{p. 280} L’illustre Gaudissard avait reconnu, sans en rien dire, et la valeur et l’utilité du collaborateur de Pons.

On avait été obligé d’introduire à l’orchestre un piano comme aux grands théâtres.

Le piano, touché gratis par Schmucke 10 fut établi auprès du pupitre du chef d’orchestre, où se plaçait le surnuméraire volontaire.

Quand on connut ce bon Allemand, sans ambition ni prétention, il fut accepté par tous les musiciens.

L’administration, pour un modique {p. 281} traitement, chargea Schmucke des instrumens qui ne sont pas représentés dans l’orchestre des théâtres du Boulevard, et qui sont souvent nécessaires, comme le piano, la viole d’amour, le cor anglais, le violoncelle, la harpe, les castagnettes de la cachucha, les sonnettes et les inventions de Sax, etc.

Les Allemands, s’ils ne savent pas jouer des grands instruments de la Liberté, savent jouer naturellement de tous les instruments de musique.

Les deux vieux artistes, excessivement aimés au théâtre, y vivaient en philosophes.

Ils s’étaient mis sur les yeux une {p. 282} taie pour ne jamais voir les maux inhérents à une troupe quand il s’y trouve un corps de ballet mêlé à des acteurs et des actrices, l’une des plus affreuses combinaisons que les nécessités de la recette aient créées pour le tourment des directeurs, des auteurs et des musiciens.

Un grand respect des autres et de lui-même avait valu l’estime générale au bon et modeste Pons.

D’ailleurs, dans toute sphère, une vie limpide, une honnêteté sans tache commandent une sorte d’admiration aux cœurs les plus mauvais.

À Paris, une belle vertu a le succès {p. 283} d’un gros diamant, d’une curiosité rare.

Pas un acteur, pas un auteur, pas une danseuse, quelque effrontée qu’elle pût être, ne se serait permis la moindre mystification ou quelque mauvaise plaisanterie contre Pons ou contre son ami.

Pons se montrait quelquefois au foyer ; mais Schmucke ne connaissait que le chemin souterrain qui menait de l’extérieur du théâtre à l’orchestre.

Dans les entractes, quand il assistait à une représentation, le bon vieux {p. 284} Allemand se hasardait à regarder la salle et questionnait parfois la première flûte, un jeune homme né à Strasbourg d’une famille allemande de Kehl, sur les personnages excentriques dont sont presque toujours garnies les Avant-scènes.

Peu à peu l’imagination enfantine de Schmucke, dont l’éducation sociale fut entreprise par cette flûte, admit l’existence fabuleuse de la Lorette, la possibilité des mariages au Treizième Arrondissement, les prodigalités d’un premier sujet, et le commerce interlope des ouvreuses.

Les innocences du vice parurent à {p. 285} ce digne homme le dernier mot des dépravations babyloniennes, et il y souriait comme à des arabesques chinoises.

Les gens habiles doivent comprendre que Pons et Schmucke étaient exploités, pour se servir d’un mot à la mode ; mais ce qu’ils perdirent en argent, ils le gagnèrent en considération, en bons procédés.

Après le succès d’un ballet qui commença la rapide fortune de la compagnie Gaudissard, les directeurs envoyèrent à Pons un groupe en argent attribué à Benvenuto Cellini, dont le prix effrayant avait été l’objet d’une conversation au foyer.

{p. 286} Il s’agissait de douze cents francs !

Le pauvre honnête homme voulut rendre ce cadeau ! Gaudissard eut mille peines à le lui faire accepter.

– Ah ! si nous pouvions, dit-il à son associé, trouver des acteurs de cet échantillon-là !

Cette double vie, si calme en apparence, était troublée uniquement par le vice auquel sacrifiait Pons, ce besoin féroce de dîner en ville.

Aussi toutes les fois que Schmucke se trouvait au logis quand Pons s’habillait, le bon Allemand déplorait-il cette funeste habitude.

{p. 287} – Engore si ça l’encraissait ! s’écriait-il souvent.

Et Schmucke rêvait aux moyens de guérir son ami de ce vice dégradant, car les amis véritables jouissent, dans l’ordre moral, de la perfection dont est doué l’odorat des chiens ; ils flairent les chagrins de leurs amis, ils en devinent les causes, ils s’en préoccupent.

Pons, qui portait toujours, au petit doigt 11 de la main droite, une bague à diamant tolérée sous l’Empire, et devenue ridicule aujourd’hui, Pons, beaucoup trop troubadour et trop français, n’offrait pas dans sa physionomie {p. 288} la sérénité divine qui tempérait l’effroyable laideur de Schmucke.

L’Allemand avait reconnu dans l’expression mélancolique de la figure de son ami, les difficultés croissantes qui rendaient ce métier de parasite de plus en plus pénible.

En effet, en octobre 1844, le nombre des maisons où dînait Pons était naturellement très-restreint.

Le pauvre chef d’orchestre, réduit à parcourir le cercle de la famille, avait, comme on va le voir, beaucoup trop étendu la signification du mot famille.

{p. 289} L’ancien lauréat était le cousin-germain de la première femme de monsieur Camusot, le riche marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, une demoiselle Pons, unique héritière d’un des fameux Pons frères, les brodeurs de la cour, maison où le père et la mère du musicien étaient commanditaires après l’avoir fondée avant la Révolution de 1789, et qui fut achetée par monsieur Rivet, en 1815, du père de la première madame Camusot.

Ce Camusot, retiré des affaires depuis dix ans, se trouvait en 1844 membre du conseil-général des manufactures, député, etc.

Pris en amitié par la tribu des Camusot, {p. 290} le bonhomme Pons se considéra comme étant cousin des enfants que le marchand de soieries eut de son second lit, quoiqu’ils ne fussent rien, pas même alliés.

La deuxième madame Camusot étant une demoiselle Cardot, Pons s’introduisit à titre de parent dans la nombreuse famille des Cardot, deuxième tribu bourgeoise, qui par ses alliances formait toute une société non moins puissante que celle des Camusot.

Cardot le notaire, frère de la seconde madame Camusot, avait épousé une demoiselle Chiffreville.

La célèbre famille des Chiffreville, {p. 291} la reine des produits chimiques, était liée avec la grosse droguerie dont le coq fut pendant longtemps monsieur Anselme Popinot que la révolution de juillet avait lancé, comme on sait, au cœur de la politique la plus dynastique.

Et Pons de venir à la queue des Camusot et des Cardot chez les Chiffreville, et de là chez les Popinot, toujours en qualité de cousin des cousins.

Ce simple aperçu des dernières relations du vieux musicien fait comprendre comment il pouvait être encore reçu familièrement en 1844 :

1o Chez monsieur le comte Popinot, {p. 292} pair de France, ancien ministre de l’agriculture et du commerce ;

2o  chez monsieur Cardot, ancien notaire, maire et député d’un arrondissement de Paris ;

3o  chez le vieux monsieur Camusot, député, membre du conseil municipal de Paris et du conseil-général des manufactures, en route vers la pairie.

4o  chez monsieur Camusot de Marville, fils du premier lit, et partant le vrai, le seul cousin réel de Pons, quoique petit-cousin.

Ce Camusot, qui, pour se distinguer {p. 293} de son père et de son frère du second lit, avait ajouté à son nom celui de la terre de Marville, était, en 1844, président de chambre à la cour royale de Paris.

L’ancien notaire Cardot, ayant marié sa fille à son successeur, nommé Berthier, Pons, faisant partie de la charge, sut garder ce dîner, par devant notaire, disait-il.

Voilà le firmament bourgeois que Pons appelait sa famille, et où il avait si péniblement conservé droit de fourchette.

De ces dix maisons, celle où l’artiste devait être le mieux accueilli, la maison {p. 294} du président Camusot, était l’objet de ses plus grands soins.

Mais, hélas ! la présidente, fille du feu sieur Thirion, huissier du cabinet des rois Louis XVIII et Charles X, n’avait jamais bien traité le petit-cousin de son mari.

À tâcher d’adoucir cette terrible parente, Pons avait perdu son temps, car après avoir donné gratuitement des leçons à mademoiselle Camusot, il lui avait été impossible de faire une musicienne de cette fille un peu rousse.

Or, Pons, la main sur l’objet précieux, se dirigeait en ce moment chez {p. 295} son cousin le président, où il croyait en entrant, être aux Tuileries, tant les solennelles draperies vertes, les tentures couleur carmélite et les tapis en moquette, les meubles graves de cet appartement où respirait la plus sévère magistrature, agissaient sur son moral.

Chose étrange ! il se sentait à l’aise à l’hôtel Popinot, rue Basse-du-Rempart, sans doute à cause des objets d’art qui s’y trouvaient, car l’ancien ministre avait, depuis son avènement en politique, contracté la manie de collectionner les belles choses, sans doute pour faire opposition à la politique qui collectionne secrètement les actions les plus laides.

{p. 296} {p. 297} {p. 298} {p. 299}

VII
Une des mille jouissances des collectionneurs §

Le président de Marville demeurait rue de Hanovre, dans une maison achetée depuis dix ans par la présidente, après la mort de son père et de sa mère, les sieur et dame Thirion, {p. 300} qui lui laissèrent environ cent cinquante mille francs d’économie.

Cette maison, d’un aspect assez sombre sur la rue où la façade est à l’exposition du nord, jouit de l’exposition du midi sur la cour, ensuite de laquelle se trouve un assez beau Jardin.

Le magistrat occupe tout le premier étage qui, sous Louis XV, avait logé l’un des plus puissants financiers de ce temps.

Le second étant loué à une riche et vieille dame, cette demeure présente un aspect tranquille et honorable qui sied à la magistrature.

{p. 301} Les restes de la magnifique terre de Marville, à l’acquisition desquels le magistrat avait employé ses économies de vingt ans ainsi que l’héritage de sa mère, se composent du château, splendide monument comme il s’en rencontre encore en Normandie, et d’une bonne ferme de douze mille francs.

Un parc de cent hectares entoure le château.

Ce luxe, aujourd’hui princier, coûte un millier d’écus au président, en sorte que la terre ne rapporte guère que neuf mille francs en sac, comme on dit.

Ces neuf mille francs et son traitement {p. 302} donnaient alors au président une fortune d’environ vingt mille francs de rente, en apparence suffisante, surtout en attendant la moitié qui devait lui revenir dans la succession de son père où il représentait à lui seul tout un lit ; mais la vie de Paris et les convenances de leur position avaient obligé M. et madame de Marville à dépenser la presque totalité de leurs revenus.

Jusqu’en 1834, ils s’étaient trouvés gênés.

Cet inventaire explique pourquoi mademoiselle de Marville, jeune fille âgée de vingt-trois ans, n’était pas encore mariée, malgré cent mille francs {p. 303} de dot, et malgré l’appât de ses espérances, habilement et souvent, mais vainement, présenté.

Depuis cinq ans, le cousin Pons écoutait les doléances de la présidente qui voyait tous les substituts mariés, les nouveaux juges au tribunal déjà pères, après avoir inutilement fait briller les espérances de mademoiselle de Marville aux yeux peu charmés du jeune vicomte Popinot, fils aîné du coq de la droguerie, au profit de qui, selon les envieux du quartier des Lombards, la révolution de juillet avait été faite, au moins autant qu’à celui de la branche cadette.

Arrivé rue Choiseul et sur le point {p. 304} de tourner la rue de Hanovre, Pons éprouva cette inexplicable émotion qui tourmente les consciences pures, qui leur inflige les supplices ressentis par les plus grands scélérats à l’aspect d’un gendarme, et causée uniquement par la question de savoir comment le recevrait la présidente.

Ce grain de sable, qui lui déchirait les fibres du cœur, ne s’était jamais arrondi ; les angles en devenaient de plus en plus aigus, et les gens de cette maison en ravivaient incessamment les arrêtes.

En effet, le peu de cas que les Camusot faisaient de leur cousin Pons, sa {p. 305} démonétisation au sein de la famille agissait sur les domestiques qui, sans manquer d’égards envers lui, le considéraient comme une variété du Pauvre.

L’ennemi capital de Pons était une certaine Madeleine Vivet, vieille fille sèche et mince, la femme de chambre de madame C. de Marville et de sa fille.

Cette Madeleine, malgré la couperose de son teint, et peut-être à cause de cette couperose et de sa longueur vipérine, s’était mis en tête de devenir madame Pons.

Madeleine étala vainement vingt mille francs d’économies aux yeux du {p. 306} vieux célibataire, Pons avait refusé ce bonheur par trop couperosé.

Aussi cette Didon d’antichambre, qui voulait devenir la cousine de ses maîtres, jouait-elle les plus méchants tours au pauvre musicien.

Madeleine s’écriait très bien :

« – Ah ! voilà le pique-assiette ! » en entendant le bonhomme dans l’escalier et en tâchant d’être entendue par lui.

Si elle servait à table, en l’absence du valet de chambre, elle versait peu de vin et beaucoup d’eau dans le verre de sa victime, en lui donnant la tâche difficile de conduire à sa bouche, sans {p. 307} en rien verser, un verre près de déborder.

Elle oubliait de servir le bonhomme, et se le faisait dire par la présidente, (de quel ton ?… le cousin en rougissait 12) ou elle lui renversait de la sauce sur ses habits.

C’était enfin la guerre de l’inférieur qui se sait impuni, contre un supérieur malheureux.

TOME 2 §

{p. 7}

VIII
Où l’infortuné cousin se trouve très-mal reçu. §

À la fois femme de charge et femme de chambre, Madeleine avait suivi M. et madame Camusot depuis leur mariage.

Elle avait vu ses maîtres dans la pénurie {p. 8} de leurs commencements, en province, quand monsieur était juge au tribunal d’Alençon ; elle les avait aidés à vivre lorsque président au tribunal de Mantes, monsieur Camusot vint à Paris en 1828, où il fut nommé juge d’instruction.

Elle appartenait donc trop à la famille pour ne pas avoir des raisons de s’en venger.

Ce désir de jouer à l’orgueilleuse et ambitieuse présidente le tour d’être la cousine de monsieur, devait cacher une de ces haines sourdes, engendrées par un de ces graviers qui font les avalanches.

{p. 9} – Madame ! voilà votre M. Pons, et en spencer encore ! vint dire Madeleine à la présidente ; il devrait bien me dire par quel procédé il le conserve depuis vingt-cinq ans !

En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre son grand salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa fille et haussa les épaules.

– Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je n’ai plus le temps de prendre un parti, dit la présidente.

– Madame, Jean est sorti, j’étais {p. 10} seule, monsieur Pons a sonné, je lui ai ouvert la porte, et comme il est presque de la maison, je ne pouvais pas l’empêcher de me suivre ; il est là qui se débarrasse de son spencer.

– Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner ici.

– Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui pour toujours ?

– Oh ! pauvre homme, répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners !

{p. 11} Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : je vous attends.

– Eh bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste d’épaules.

– Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en prenant un petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où ma mère allait s’habiller.

Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait pas échappé, fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un compliment à {p. 12} dire, et il se contenta de ce mot profond :

– Vous êtes toujours charmante, ma petite cousine !

Puis se tournant vers la mère et la saluant :

– Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir de venir un peu plus tôt que de coutume, je vous apporte ce que vous m’avez fait le plaisir de me demander…

Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et Cécile chaque fois qu’il les appelait cousin ou {p. 13} cousine tira de la poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois de Sainte-Lucie, divinement sculptée 13.

– Ah ! je l’avais oubliée ! dit sèchement la présidente.

Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite au soin du parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre ? 14

– Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin.

Vous dois-je beaucoup d’argent pour cette petite bêtise ?

{p. 14} Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin ; il avait la prétention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce bijou.

– J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.

– Comment ! comment ! reprit la présidente, mais, entre nous, pas de cérémonies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge ensemble.

Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre à vos dépens.

N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de perdre votre temps à courir chez les marchands ?…

{p. 15} – Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés ; mais soyez tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix d’art.

Dire à un riche : « Vous êtes pauvre ! » c’est dire à l’archevêque de Grenade que ses homélies ne valent rien.

Madame la présidente était beaucoup trop orgueilleuse de la position de son mari, de la possession de la terre de Marville, et de ses invitations aux bals de la cour, pour ne pas être atteinte au {p. 16} vif par une semblable observation, surtout partant d’un misérable musicien vis-à-vis de qui elle se posait en bienfaitrice.

– Ils sont donc bien bêtes les gens à qui vous achetez ces choses-là ?… dit vivement la présidente.

– On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua Pons presque sèchement.

– C’est alors vous qui avez beaucoup d’esprit, dit Cécile pour calmer le débat.

– Ma petite cousine, j’ai l’esprit de {p. 17} connaître Lancret, Pater, Watteau, Greuze ; mais j’avais surtout le désir de plaire à votre chère maman.

Ignorante et vaniteuse, madame de Marville ne voulait pas avoir l’air de recevoir la moindre chose de son pique-assiette, et son ignorance la servait admirablement, elle ne connaissait pas le nom de Watteau.

Si quelque chose peut exprimer jusqu’où va l’amour-propre des collectionneurs, qui certes, est un des plus vifs, car il rivalise avec l’amour-propre d’auteur, c’est l’audace que Pons venait d’avoir en tenant tête à sa cousine, pour la première fois depuis vingt ans.

{p. 18} Stupéfait de sa hardiesse, Pons reprit une contenance pacifique en détaillant à Cécile les beautés de la fine sculpture des branches de ce merveilleux éventail.

Mais pour être dans tout le secret de la trépidation cordiale à laquelle le bonhomme était en proie, il est nécessaire de donner une légère esquisse de la présidente.

À quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde, grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche.

Son front busqué, sa bouche rentrée, {p. 19} que la jeunesse décorait jadis de teintes fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un air rechigné.

L’habitude d’une domination absolue au logis avait rendu sa physionomie dure et désagréable.

Avec le temps, le blond de la chevelure avait tourné au châtain aigre.

Les yeux encore vifs et caustiques, exprimaient une morgue judiciaire chargée d’une envie contenue.

En effet, la présidente se trouvait presque pauvre au milieu de la société de bourgeois parvenus où dînait Pons.

Elle ne pardonnait pas au riche marchand droguiste, ancien président du tribunal de commerce, d’être devenu successivement député, ministre, comte et pair.

{p. 20} Elle ne pardonnait pas à son beau-père de s’être fait nommer, au détriment de son fils aîné, député de son arrondissement, lors de la promotion de Popinot à la pairie.

Après dix-huit ans de services à Paris, elle attendait encore pour Camusot la place de conseiller à la cour de cassation, d’où l’excluait d’ailleurs une incapacité connue au Palais.

Le ministre de la justice de 1844 {p. 21} regrettait la nomination de Camusot à la présidence, obtenue en 1834 ; mais on l’avait placé à la chambre des mises en accusation où, grâce à sa routine d’ancien juge d’instruction, il rendait des services en rendant des arrêts.

{p. 22} {p. 23} {p. 24} {p. 25}

IX
Une bonne trouvaille §

Ces mécomptes, après avoir usé la présidente de Marville, qui ne s’abusait d’ailleurs pas sur la valeur de son mari, la rendaient 15 terrible.

{p. 26} Son caractère, déjà cassant, s’était aigri.

Plus vieillie que vieille, elle se faisait âpre et rêche 16 comme une brosse pour obtenir, par la crainte, tout ce que le monde se sentait disposé à lui refuser.

Mordante à l’excès, elle avait peu d’amies.

Elle imposait beaucoup, car elle s’était entourée de quelques vieilles dévotes de son acabit qui la soutenaient à charge de revanche.

Aussi, les rapports du pauvre Pons avec ce diable en jupons étaient-ils ceux {p. 27} d’un écolier avec un maître qui ne parle que par férules.

La présidente ne s’expliquait donc pas la subite audace de son cousin, elle ignorait la valeur du cadeau.

– Où donc avez-vous trouvé cela ? demanda Cécile en examinant le bijou.

– Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le rapporter d’un château qu’on a dépecé près de Dreux, Aulnay, un château que madame de Pompadour habitait quelquefois, avant de bâtir Ménars ; on en a sauvé les plus splendides boiseries que l’on connaisse ; {p. 28} elles sont si belles, que Liénard, notre célèbre sculpteur en bois, en a gardé, comme nec plus ultrà de l’art, deux cadres ovales, pour modèles…

Il y avait là des trésors.

Mon brocanteur a trouvé cet éventail dans un bonheur du jour en marqueterie que j’aurais acheté, si je faisais collection de ces œuvres-là ; mais c’est inabordable ! un meuble de Riesener 17 vaut de trois à quatre mille francs !

On commence à reconnaître à Paris que les fameux marqueteurs allemands et français des XVIe, XVIIe et XVIIIe{p. 29} siècles ont composé de véritables tableaux en bois !

Le mérite du collectionneur est de devancer la mode.

Tenez ! d’ici à cinq ans, on paiera à Paris les porcelaines de Frankenthal, que je collectionne depuis vingt ans, deux fois plus cher que la pâte tendre de Sèvres.

– Qu’est-ce que le Frankenthal 18 ? dit Cécile.

– C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Électeur Palatin ; elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme les fameux jardins {p. 30} de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le malheur d’exister avant ceux de Versailles.

Sèvres a beaucoup copié Frankenthal…

Les Allemands, il faut leur rendre cette justice, ont fait, avant nous, d’admirables choses en Saxe et dans le Palatinat !

La mère et la fille se regardaient comme si Pons leur eût parlé chinois, car on ne peut se figurer combien les Parisiens sont ignorants et exclusifs, ils ne savent que ce qu’on leur apprend, quand ils veulent l’apprendre.

{p. 31} – Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal ?

– Et la signature ! dit Pons avec feu.

Tous ces ravissants chefs-d’œuvre sont signés.

Le Frankenthal porte un C et un T. (Charles-Théodore) entrelacés et surmontés d’une couronne de prince.

Le vieux Saxe a ses deux épées et le numéro d’ordre en or.

Vienne a un V fermé et barré.

Berlin a deux barres !

{p. 32} Mayence a la roue.

Sèvres les deux L., et la porcelaine à la reine un A qui veut dire Antoinette, surmonté de la couronne royale.

Au dix-huitième siècle, tous les souverains de l’Europe ont rivalisé dans la fabrication de la porcelaine !

On s’arrachait les ouvriers.

Watteau dessinait des services pour la manufacture de Dresde, et ses œuvres ont acquis des prix fous 19 (il faut s’y bien connaître, car, aujourd’hui, Dresde les répète et les recopie), alors {p. 33} on a fabriqué des choses admirables et qu’on ne refera plus…

– Ah bah !

– Oui, cousine ! on ne refera plus certaines marqueteries, certaines porcelaines, comme on ne refera plus des Raphaël, des Titien, ni des Rembrandt 20, ni des Van Eyck, ni des Cranach !…

Tenez ! les Chinois sont bien habiles, bien adroits, eh bien ! ils recopient aujourd’hui les belles œuvres de leur porcelaine dite Grand-Mandarin

Eh bien ! deux vases de Grand-Mandarin ancien, du plus grand format, {p. 34} valent six, huit, dix mille francs, et on a la copie moderne pour deux cents francs !

– Vous plaisantez !

– Cousine, ces prix vous étonnent, mais ce n’est rien.

Non seulement un service complet pour un dîner de douze personnes en pâte tendre de Sèvres, vaut cent mille francs, mais c’est le prix de facture.

Un pareil service se payait cinquante mille livres, à Sèvres, en 1750.

J’ai vu des factures originales.

{p. 35} – Revenons à cet éventail, dit Cécile, à qui le bijou paraissait trop vieux.

– Vous comprenez que je me suis mis en chasse, dès que votre chère maman m’a fait l’honneur de me demander un éventail, reprit Pons.

J’ai vu tous les marchands de Paris sans y rien trouver de beau ; car, pour la chère présidente, je voulais un chef-d’œuvre, et je pensais à lui donner l’éventail de Marie-Antoinette ! le plus beau de tous les éventails célèbres.

Mais hier, je fus ébloui par ce divin chef-d’œuvre que Louis XV a bien certainement commandé.

{p. 36} Pourquoi suis-je allé chercher 21 un éventail, rue de Lappe ! chez un Auvergnat ! qui vend des cuivres, des ferrailles, des meubles dorés !

Moi, je crois à l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les appellent, ils leur font : Chit ! chit !…

La présidente haussa les épaules en regardant sa fille, sans que Pons pût voir cette mimique rapide.

– Je les connais tous, ces rapiats-là !

« Qu’avez-vous de nouveau, papa {p. 37} Monistrol, avez-vous des dessus de porte ? » ai-je demandé à ce marchand qui me permet de jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands marchands.

À cette question, Monistrol me raconte comment Liénard, qui sculptait dans la chapelle de Dreux de fort belles choses pour la liste civile, avait sauvé à la vente d’Aulnay les boiseries sculptées des mains des marchands de Paris, occupés de porcelaines et de meubles incrustés 22.

– « Je n’ai pas eu grand chose, me dit-il, mais je pourrai gagner mon voyage avec cela. »

{p. 38} Et il me montre le bonheur du jour ! une merveille !

C’est des dessins de Boucher exécutés en marqueterie avec art… C’est à se mettre à genoux devant !

– « Tenez, monsieur, me dit-il, je viens de trouver dans un petit tiroir fermé, dont la clef manquait et que j’ai forcé, cet éventail ! vous devriez bien me dire à qui je peux le vendre… »

Et il me tire cette petite boîte en bois de Sainte-Lucie sculpté.

Voyez ! c’est de ce Pompadour qui ressemble au gothique fleuri.

{p. 39} – « Oh ! lui ai-je répondu, la boîte est jolie, elle pourrait m’aller, la boîte, car l’éventail, mon vieux Monistrol, je n’ai point de madame Pons à qui donner ce vieux bijou ; d’ailleurs, on en fait des neufs, bien jolis.

On peint aujourd’hui ces vélins-là d’une manière miraculeuse et assez bon marché.

Savez-vous qu’il y a deux mille peintres à Paris ! »

Et je dépliais négligemment l’éventail, contenant mon admiration, regardant froidement ces deux petits tableaux d’un laisser aller, d’une exécution à ravir.

{p. 40} Je tenais l’éventail de madame de Pompadour !

Watteau s’est exterminé à composer cela !

– Combien voulez-vous du meuble ?

– Oh ! mille francs, on me les donne déjà !

Je lui dis un prix de l’éventail qui correspondait aux frais présumés de son voyage.

Nous nous regardons alors dans le blanc des yeux, et je vois que je tiens mon homme.

{p. 41} Aussitôt je remets l’éventail dans sa boîte, afin que l’Auvergnat ne se mette pas à l’examiner, et je m’extasie sur le travail de cette boîte qui, certes 23 est un vrai bijou.

– « Si je l’achète, dis-je à Monistrol, c’est à cause de cela, voyez-vous, il n’y a que la boîte qui me tente.

Quant 24 à ce bonheur du jour, vous en aurez plus de mille francs, voyez donc comme ces cuivres sont ciselés ! c’est des modèles…

On peut exploiter cela… ça n’a pas été reproduit, on faisait tout unique pour madame de Pompadour… »

{p. 42} Et mon homme, allumé pour son bonheur du jour, oublie l’éventail, il me le laisse à rien pour prix de la révélation que je lui fais de la beauté de ce meuble de Riesener.

Et voilà ! Mais il faut bien de la pratique pour conclure de pareils marchés !

C’est des combats d’œil à œil, et quel œil que celui d’un Juif ou d’un Auvergnat !

L’admirable pantomime, la verve du vieil artiste qui faisaient de lui, racontant le triomphe de sa finesse sur l’ignorance du brocanteur, un modèle {p. 43} digne du pinceau hollandais, tout fut perdu pour la présidente et pour sa fille qui se dirent, en échangeant des regards froids et dédaigneux :

– Quel original !…

– Ça vous amuse donc ? demanda la présidente.

Pons, glacé par cette question, éprouva l’envie de battre la présidente.

– Mais, ma chère cousine, reprit-il, c’est la chasse aux chefs d’œuvre !

Et on se trouve face à face avec des {p. 44} adversaires qui défendent le gibier ! c’est ruse contre ruse !

Un chef-d’œuvre doublé d’un Normand, d’un juif ou d’un Auvergnat ; mais c’est comme les contes de fées, une princesse gardée par des enchanteurs !

– Et comment savez-vous que c’est de Wat… comment dites-vous ?

– Watteau ! ma cousine, un des plus grands peintres français du dix-huitième siècle !

Tenez, ne voyez-vous pas la signature ? dit-il en montrant une des deux {p. 45} bergeries qui représentait une ronde dansée par de fausses paysannes et par des bergers grands-seigneurs.

C’est d’un entrain ! Quelle verve ! quel coloris !

Et c’est fait ! tout d’un trait ! comme un paraphe de maître d’écriture, on ne sent plus le travail !

Et de l’autre côté, tenez ? un bal dans un salon !

C’est l’hiver et l’été !

Quels ornemens ! et comme c’est conservé !

{p. 46} Vous voyez, la virole est en or, et elle est terminée de chaque côté par un tout petit rubis que j’ai décrassé !

– S’il en est ainsi, je ne pourrais pas, mon cousin, accepter de vous un objet d’un si grand prix.

Il vaut mieux vous en faire des rentes, dit la présidente qui ne demandait cependant pas mieux que de garder ce magnifique éventail.

– Il est temps que ce qui a servi au Vice, soit aux mains de la Vertu ! dit le bonhomme en retrouvant de l’assurance ; il a fallu cent ans pour opérer ce miracle.

{p. 47} Soyez sûre qu’à la cour, aucune princesse n’aura rien de comparable à ce chef-d’œuvre ; car il est, malheureusement, dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une vertueuse reine !…

– Eh bien ! je l’accepte, dit en riant la présidente. Cécile, mon petit ange, va donc voir avec Madeleine à ce que le dîner soit digne de notre cousin…

La présidente voulait balancer le compte.

Cette recommandation faite à haute voix, contrairement aux règles du bon {p. 48} goût, ressemblait si bien à l’appoint d’un paiement, que Pons rougit comme une jeune fille prise en faute.

Ce gravier un peu trop gros lui roula pendant quelque temps dans le cœur.

Cécile, jeune personne très rousse, dont le maintien, entaché de pédantisme, affectait la gravité judiciaire du président et se sentait de la sécheresse de sa mère, disparut en laissant le pauvre Pons aux prises avec la terrible présidente.

{p. 49} {p. 50} {p. 51}

X
Une fille à marier §

– Elle est bien gentille, ma petite Lili, dit la présidente en employant toujours l’abréviation enfantine donnée jadis au nom de Cécile.

{p. 52} – Charmante, répondit le vieux musicien en tournant ses pouces.

– Je ne comprends rien au temps où nous vivons, reprit la présidente.

À quoi cela sert-il donc, d’avoir pour père un président à la cour royale de Paris, et commandeur de la Légion-d’Honneur, pour grand’père un député millionnaire, un futur pair de France, le plus riche des marchands de soieries en gros ?

Le dévoûment du président à la dynastie nouvelle lui avait valu récemment le cordon de commandeur, faveur attribuée par quelques jaloux à l’amitié qui l’unissait à Popinot.

{p. 53} Ce ministre, malgré sa modestie s’était, comme on le voit, laissé faire comte :

– À cause de mon fils, dit-il à ses nombreux amis.

– On ne veut que de l’argent aujourd’hui, répondit le cousin Pons, on n’a d’égards que pour les riches, et…

– Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé mon pauvre petit Charles ?…

– Oh ! avec deux enfants, vous seriez pauvre ! reprit le cousin.

C’est l’effet du partage égal des biens {p. 54} mais, soyez tranquille, ma belle cousine, Cécile finira par bien se marier.

Je ne vois nulle part de jeune fille si accomplie.

Voilà jusqu’où Pons avait ravalé son esprit chez ses amphitryons : il y répétait leurs idées, et il les leur commentait platement, à la manière des chœurs antiques.

Il n’osait pas se livrer à l’originalité qui distingue les artistes et qui dans sa jeunesse abondait en traits fins chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie, et qu’on rembarrait, comme tout-à-l’heure, quand elle reparaissait.

{p. 55} – Mais, je me suis mariée avec vingt mille francs de dot, seulement…

– En 1819, ma cousine ? dit Pons en interrompant.

Et c’était vous, une femme de tête, une jeune fille protégée par le roi Louis XVIII !

– Mais enfin ma fille est un ange de perfection, d’esprit ; elle est pleine de cœur, elle a cent mille francs en mariage, sans compter les plus belles espérances, et elle nous reste sur les bras.

Madame de Marville parla de sa fille {p. 56} et d’elle-même pendant vingt minutes, en se livrant aux doléances particulières aux mères qui sont en puissance de filles à marier.

Depuis vingt ans que le vieux musicien dînait chez son unique cousin Camusot, le pauvre homme attendait encore un mot sur ses affaires, sur sa vie, sur sa santé. Pons était d’ailleurs partout une espèce d’égout aux confidences domestiques, il offrait les plus grandes garanties dans sa discrétion connue et nécessaire, car un seul mot hasardé lui aurait fait fermer la porte de dix maisons ; son rôle d’écouteur était donc {p. 57} doublé d’une approbation constante ; il souriait à tout, il n’accusait, il ne défendait personne ; pour lui, tout le monde avait raison.

Aussi ne comptait-il plus comme un homme, c’était un estomac !

Dans cette longue tirade, la présidente avoua, non sans quelques précautions, à son cousin, qu’elle était disposée à prendre pour sa fille presque aveuglément les partis qui se présenteraient.

Elle alla jusqu’à regarder comme une bonne affaire, un homme de quarante-huit ans, pourvu qu’il eût vingt mille francs de rentes.

{p. 58} – Cécile est dans sa vingt-troisième année, et si le malheur voulait qu’elle atteignît à vingt-cinq ou vingt-six ans, il serait excessivement difficile de la marier.

Le monde se demande alors pourquoi une jeune personne est restée si longtemps sur pied.

On cause déjà beaucoup trop dans notre société de cette situation. Nous avons épuisé les raisons vulgaires :

« Elle est bien jeune.

– Elle aime trop ses parents pour les quitter.

{p. 59} – Elle est heureuse à la maison.

– Elle est difficile, elle veut un beau nom !… »

Nous devenons ridicules, je le sens bien.

D’ailleurs, Cécile est lasse d’attendre, elle souffre, pauvre petite…

– Et de quoi ? demanda sottement Pons.

– Mais, reprit la mère d’un ton de duègne, elle est humiliée de voir toutes ses amies mariées avant elle.

– Ma cousine, qu’y a-t-il donc de {p. 60} changé depuis la dernière fois que j’ai eu le plaisir de dîner ici, pour que vous songiez à des gens de quarante-huit ans ? dit humblement le pauvre musicien.

– Il y a, répliqua la présidente, que nous devions avoir une entrevue chez un conseiller à la cour, dont le fils a trente ans, dont la fortune est considérable. Et pour qui monsieur de Marville aurait obtenu, moyennant finance, une place de référendaire à la Cour des comptes.

Le jeune homme y est déjà surnuméraire.

Et l’on vient de nous dire que ce 25 {p. 61} jeune homme avait fait la folie de partir pour l’Italie, à la suite d’une duchesse du Bal Mabille.

C’est un refus déguisé.

On ne veut pas nous donner un jeune homme dont la mère est morte, et qui jouit déjà de trente mille francs de rentes, en attendant la fortune du père.

Aussi, devez-vous nous pardonner notre mauvaise humeur, cher cousin : vous êtes arrivé en pleine crise.

Au moment où Pons cherchait une de ces complimenteuses réponses qui {p. 62} lui venaient toujours trop tard chez les amphitryons dont il avait peur, Madeleine entra, tendit un petit billet à la présidente, et attendit une réponse.

Voici ce que contenait le billet :

Si nous supposions, ma chère maman, que ce petit mot nous est envoyé du Palais par mon père qui te dirait d’aller dîner avec moi chez son ami pour renouer l’affaire de mon mariage, le cousin s’en irait, et nous pourrions donner suite à nos projets chez les Popinot.

– Qui donc monsieur m’a-t-il dépêché ? demanda vivement la présidente.

{p. 63}– Un garçon de salle du Palais, répondit effrontément la sèche Madeleine.

Par cette réponse, la vieille soubrette indiquait à sa maîtresse qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.

– Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.

{p. 64} {p. 65} {p. 66} {p. 67}

XI
Une des mille avanies que doit essuyer un pique-assiettes §

Madeleine une fois sortie, la présidente regarda le cousin Pons avec cette fausse aménité qui fait sur une âme délicate l’effet que du vinaigre et du {p. 68} lait mélangés produisent sur la langue d’un friand.

– Mon cher cousin, le dîner est ordonné, vous le mangerez sans nous, car mon mari m’écrit de l’audience pour me prévenir que le projet de mariage se reprend avec le conseiller, et nous allons y dîner…

Vous concevez que nous sommes sans aucune gêne ensemble.

Agissez ici comme si vous étiez chez vous.

Vous voyez la franchise dont j’use avec vous pour qui je n’ai pas de secret…

{p. 69} Vous ne voudriez pas faire manquer le mariage de ce petit ange.

– Moi, ma cousine, qui voudrais au contraire lui trouver un mari ; mais dans le cercle où je vis…

– Oui, ce n’est pas probable, repartit insolemment la présidente.

Ainsi, vous restez.

Cécile vous tiendra compagnie pendant que je m’habillerai.

– Oh ! ma cousine, je puis dîner ailleurs, dit le bonhomme.

Quoique cruellement affecté de la {p. 70} manière dont s’y prenait la présidente pour lui reprocher son indigence, il était encore plus effrayé par la perspective de se trouver seul avec les domestiques.

– Mais pourquoi ?… le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient.

En entendant cette horrible phrase, Pons se redressa comme si la décharge de quelque pile galvanique l’eût atteint, salua froidement sa cousine et alla reprendre son spencer.

La porte de la chambre à coucher de Cécile qui donnait dans le petit salon était entrebâillée, en sorte qu’en {p. 71} regardant devant lui dans une glace, Pons aperçut 26 la jeune fille prise d’un fou-rire parlant à sa mère par des coups de tête et des mines qui révélèrent quelque lâche mystification au vieil artiste.

Pons descendit lentement l’escalier en retenant ses larmes : il se voyait chassé de cette maison, sans savoir pourquoi.

– Je suis trop vieux maintenant, se disait-il, le monde a horreur de la vieillesse et de la pauvreté, deux laides choses…

Je ne veux plus aller nulle part sans invitation.

{p. 72} Mot héroïque !…

La porte de la cuisine située au rez-de-chaussée, en face de la loge du concierge, restait souvent ouverte, comme dans les maisons occupées par les propriétaires, et dont la porte-cochère est toujours fermée ; le bonhomme put donc entendre les rires de la cuisinière et du valet de chambre à qui Madeleine racontait le tour joué à Pons, car elle ne supposa point que le bonhomme évacuerait la place si promptement.

Le valet de chambre approuvait hautement cette plaisanterie envers un habitué de la maison qui, disait-il, ne donnait jamais qu’un petit écu aux étrennes !

{p. 73} – Oui, mais s’il prend la mouche et qu’il ne revienne pas, fit observer la cuisinière, ce sera toujours trois francs de perdus pour nous autres au jour de l’an…

– Hé ! comment le saurait-il ? dit le valet de chambre en réponse à la cuisinière.

– Bah ! reprit Madeleine, un peu plus tôt un peu plus tard, qu’est-ce que cela nous fait ?

Il ennuie tellement les maîtres dans les maisons où il dîne, qu’on le chassera de partout.

En ce moment le vieux musicien {p. 74} cria : « – Le cordon s’il vous plaît ! » à la portière.

Ce cri douloureux fut accueilli par un profond silence à la cuisine.

– Il écoutait ! dit le valet de chambre.

– Hé bien ! tant pire, ou plutôt tant mieux ! répliqua vivement Madeleine, c’est un rat fini !

Le pauvre homme, qui n’avait rien perdu des propos tenus à la cuisine, entendit encore ce dernier mot.

Il revint chez lui par les boulevards dans l’état où serait une vieille femme {p. 75} après une lutte acharnée avec des assassins.

Il marchait en se parlant à lui-même avec une vitesse convulsive, car l’honneur saignant le poussait comme une paille emportée par un vent furieux.

Enfin, il se trouva sur le boulevard du Temple à cinq heures, sans savoir comment il y était venu ; mais, chose extraordinaire, il ne se sentit pas le moindre appétit !…

Maintenant, pour comprendre la révolution que le retour de Pons à cette heure, allait produire chez lui, les explications promises sur madame Cibot sont ici nécessaires.

{p. 76} {p. 77} {p. 78} {p. 79}

XII
Spécimen de portier (mâle et femelle) §

La rue de Normandie est une de ces rues au milieu desquelles on peut se croire en province ; l’herbe y fleurit, un passant y fait événement, et tout le monde s’y connaît. Les maisons datent {p. 80} de l’époque, où, sous Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée à la France.

L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce plan.

Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation.

La maison où demeuraient les deux musiciens est un ancien hôtel entre cour et jardin ; mais le devant, sur la rue, avait été bâti lors de la vogue excessive dont a joui le Marais durant le dernier siècle.

{p. 81} Les deux amis occupaient tout le deuxième étage dans l’ancien hôtel.

Cette double maison appartenait à un octogénaire qui en laissait la gestion à monsieur et madame Cibot, ses portiers depuis vingt-six ans.

Or, comme on ne donne pas des émoluments assez forts à un portier du Marais, pour qu’il puisse vivre de sa loge, le sieur Cibot joignait à son sou pour livre et à sa bûche prélevée sur chaque voie de bois, les ressources de son industrie personnelle : il était tailleur, comme beaucoup de concierges.

Avec le temps, Cibot avait cessé de {p. 82} travailler pour les maîtres tailleurs ; car, par suite de la confiance que lui accordait la petite bourgeoisie du quartier, il jouissait du privilége inattaqué de faire les raccommodages, les reprises perdues, les mises à neuf de tous les habits dans un périmètre de trois rues.

La loge était vaste et saine, il y attenait une chambre.

Aussi le ménage Cibot passait pour un des plus heureux parmi messieurs les concierges de l’arrondissement.

Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester toujours assis à la turque sur une table {p. 83} élevée à la hauteur de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ quarante sous par jour.

Il travaillait encore, quoiqu’il eût cinquante-huit ans ; mais cinquante-huit ans, c’est le plus bel âge des portiers ; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour eux ce qu’est l’écaille pour les huîtres, et ils sont connus dans le quartier !

Madame Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au Cadran-Bleu par amour pour Cibot à l’âge de vingt-huit ans, après toutes les aventures qu’une belle écaillère rencontre sans les chercher.

{p. 84} La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles restent en espalier à la porte d’un restaurant.

Les chauds rayons de la cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de bouteilles bus en compagnie des garçons, s’infiltrent dans le teint, et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d’une belle écaillère.

Heureusement pour madame Cibot, le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver ; elle demeura comme un modèle de Rubens en gardant une beauté virile que ses rivales de la rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de grosse dondon.

{p. 85} Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d’Isigny ; et nonobstant son embonpoint, elle déployait une incomparable agilité dans ses fonctions.

Madame Cibot atteignait à l’âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe.

N’est-ce pas dire qu’elle avait quarante-huit ans ?

Une portière à moustaches est une des plus grandes garanties d’ordre et de sécurité pour un propriétaire.

Si Delacroix avait pu voir madame {p. 86} Cibot posée fièrement sur son balai, certes il en eût fait une Bellone !

La position des époux Cibot, en style d’acte d’accusation, devait, chose singulière ! affecter un jour celle des deux amis ; aussi l’historien, pour être fidèle, est-il obligé d’entrer dans quelques détails au sujet de la loge.

La maison rapportait environ huit mille francs, car elle avait trois appartements complets, doubles en profondeur, sur la rue, et trois dans l’ancien hôtel entre cour et jardin.

En outre, un ferrailleur nommé Rémonencq occupait une boutique sur la rue.

{p. 87} Ce Rémonencq, passé depuis quelques mois à l’état de marchand de curiosités, connaissait si bien la valeur bric-à-braquoise de Pons, qu’il le saluait du fond de sa boutique, quand le musicien entrait ou sortait.

Ainsi, le sou pour livre donnait environ quatre cents francs au ménage Cibot, qui trouvait en outre gratuitement son logement et son bois.

Or, comme les salaires de Cibot produisaient environ sept à huit cents francs en moyenne par an, les époux se faisaient, avec leurs étrennes, un revenu de seize cents francs, à la lettre mangés par les Cibot qui vivaient mieux que ne vivent les gens du peuple.

{p. 88} – On ne vit qu’une fois ! disait la Cibot.

Née pendant la révolution, elle ignorait, comme on le voit, le catéchisme.

De ses rapports avec le Cadran-Bleu, cette portière, à l’œil orange et hautain, avait gardé quelques connaissances en cuisine qui rendaient 27 son mari l’objet de l’envie de tous ses confrères.

Aussi, parvenus à l’âge mûr, sur le seuil de la vieillesse, les Cibot ne trouvaient-ils pas devant eux cent francs d’économie.

Bien vêtus, bien nourris, ils jouissaient {p. 89} d’ailleurs dans le quartier d’une considération due à vingt-six ans de probité stricte.

S’ils ne possédaient rien, ils n’avaient nune centime à autrui, selon leur expression, car madame Cibot prodiguait les N dans son langage.

Elle disait à son mari :

« – Tu n’es un n’amour ! »

Pourquoi ? Autant vaudrait demander la raison de son indifférence en matière de religion.

Fiers tous les deux de cette vie au {p. 90} grand jour, de l’estime de six ou sept rues et de l’autocratie que leur laissait leur propriétaire sur la maison, ils gémissaient en secret de ne pas avoir aussi des rentes.

Cibot se plaignait de douleurs dans les mains et dans les jambes, et madame Cibot déplorait que son pauvre Cibot fût encore contraint de travailler à son âge.

Un jour viendra qu’après trente ans d’une vie pareille, un concierge accusera le gouvernement d’injustice, il voudra qu’on lui donne la décoration de la Légion-d’Honneur !

Toutes les fois que les commérages {p. 91} du quartier leur apprenaient que telle servante, après huit ou dix ans de service, était couchée sur un testament pour trois ou quatre cents francs en viager, c’était des doléances de loge en loge, qui peuvent donner une idée de la jalousie dont sont dévorées les professions infimes à Paris.

– Ah çà ! il ne nous arrivera jamais à nous autres, d’être mis sur des testaments !

Nous n’avons pas de chance !

Nous sommes plus utiles que les domestiques, cependant.

Nous sommes des gens de confiance, {p. 92} nous faisons les recettes, nous veillons au grain ; mais nous sommes traités ni plus ni moins que des chiens, et voilà !

Il n’y a qu’heur et malheur, disait Cibot en rapportant un habit.

– Si j’avais laissé Cibot à sa loge, et que je me fusse mise cuisinière, nous aurerions trente mille francs de placés, s’écriait madame Cibot en causant avec sa voisine, les mains sur ses grosses hanches.

J’ai mal entendu la vie, histoire d’être logée et chauffée dedans une bonne loge et de ne manquer de rien.

{p. 93} {p. 94} {p. 95}

XIII
Profond étonnement §

Lorsqu’on 1836, les deux amis vinrent occuper à eux deux le deuxième étage de l’ancien hôtel, ils occasionnèrent une sorte de révolution dans le ménage Cibot.

{p. 96} Voici comment :

Schmucke avait, aussi bien que son ami Pons, l’habitude de prendre les portiers ou portières des maisons où il logeait pour faire faire son ménage.

Les deux musiciens furent donc du même avis en s’installant rue de Normandie pour s’entendre avec madame Cibot qui devint leur femme de ménage, à raison de vingt-cinq francs par mois, douze francs cinquante centimes pour chacun d’eux.

Au bout d’un an, la portière émérite régna chez les deux vieux garçons comme elle régnait sur la maison de monsieur Pillerault, le grand oncle de madame {p. 97} la comtesse Popinot ; leurs affaires furent ses affaires, et elle disait : mes deux messieurs.

Enfin, en trouvant les deux Casse-noisettes doux comme des moutons, faciles à vivre, point défiants, de vrais enfants, elle se mit, par suite de son cœur de femme du peuple, à les protéger, à les adorer, à les servir avec un dévoûment si véritable, qu’elle leur tartinait des semonces, et qu’elle les défendait contre toutes les tromperies qui grossissent à Paris les dépenses de ménage.

Pour vingt-cinq francs par mois, les deux garçons, sans préméditation et {p. 98} sans s’en douter, acquirent une mère.

En s’apercevant de toute la valeur de madame Cibot, les deux musiciens lui avaient naïvement adressé des éloges, des remercîments, de petites étrennes qui resserrèrent les liens de cette alliance domestique, car madame Cibot aimait mille fois mieux être appréciée à sa valeur que payée.

Ce sentiment, bien connu, bonifie toujours les gages.

Cibot faisait à moitié prix les courses, les raccommodages, tout ce qui pouvait le concerner dans le service des deux messieurs de sa femme…

{p. 99} Enfin, dès la seconde année, il y eut, dans l’étreinte du deuxième étage et de la loge, un nouvel élément de mutuelle amitié.

Schmucke conclut avec madame Cibot un marché qui satisfit à sa paresse et à son désir de vivre sans s’occuper de rien.

Moyennant trente sous par jour ou quarante-cinq francs par mois, madame Cibot se chargea de donner à déjeûner et à dîner à Schmucke.

Pons, trouvant le déjeûner de son ami très-satisfaisant, passa de même un marché de dix-huit francs pour son déjeûner.

{p. 100} Ce système de fournitures, qui jeta quatre-vingt-dix francs environ par mois dans les recettes de la loge, fit des deux locataires des êtres inviolables, des anges, des chérubins, des dieux.

Il est fort douteux que le roi des Français, qui s’y connaît, soit servi comme le furent alors les deux Casse-noisettes.

Pour eux, le lait sortait pur de la boîte, ils lisaient gratuitement les journaux du premier et du troisième étage, dont les locataires se levaient tard et à qui l’on eût dit, au besoin, que les journaux n’étaient pas arrivés.

Madame Cibot tenait d’ailleurs l’appartement, {p. 101} les habits, le palier, tout dans un état de propreté flamande.

Schmucke jouissait, lui, d’un bonheur qu’il n’avait jamais espéré, madame Cibot lui rendait la vie facile, il donnait environ six francs par mois pour le blanchissage dont elle se chargeait, ainsi que des raccommodages.

Il dépensait quinze francs de tabac par mois.

Ces trois natures de dépenses formaient un total mensuel de soixante-six francs, lesquels, multipliés par douze, donnent sept cent quatre-vingt-douze francs.

{p. 102} Joignez-y deux cent vingt francs de loyer et d’impositions, vous avez mille douze francs.

Cibot habillait Schmucke, et la moyenne de cette dernière fourniture allait à cent cinquante francs.

Ce profond philosophe vivait donc avec douze cents francs par an.

Combien de gens, en Europe, dont l’unique pensée est de venir demeurer à Paris, seront agréablement surpris de savoir qu’on peut y être heureux avec douze cents francs de rentes, rue de Normandie, au Marais, sous la protection d’une madame Cibot !

{p. 103} Madame Cibot fut stupéfaite en voyant rentrer le bonhomme Pons à cinq heures du soir ; non-seulement ce fait n’avait jamais eu lieu, mais encore son monsieur ne la vit pas, ne la salua point.

– Ah bien ! Cibot, dit-elle à son mari, monsieur Pons est millionnaire ou fou.

– Ça m’en a l’air, répliqua Cibot en laissant tomber une manche d’habit où il faisait ce que, dans l’argot des tailleurs, on appelle un poignard.

{p. 104} {p. 105} {p. 106} {p. 107}

XIV
Un vivant exemplaire de la fable des deux pigeons §

Au moment où Pons rentrait machinalement chez lui, madame Cibot achevait le dîner de Schmucke.

Ce dîner consistait en un certain ragoût, {p. 108} dont l’odeur se répandait dans toute la cour.

C’étaient des restes de bœuf bouilli achetés chez un rôtisseur tant soit peu regrattier, et fricassés au beurre avec des oignons coupés en tranches minces, jusqu’à ce que le beurre fût absorbé par la viande et par les oignons de manière à ce que ce mets de portier présentât l’aspect d’une friture.

Ce plat, amoureusement concoctionné pour Cibot et Schmucke, entre qui la Cibot le partageait, accompagné d’une bouteille de bière et d’un morceau de fromage, suffisait au vieux maître de musique allemand.

{p. 109} Et croyez bien que le roi Salomon, dans sa gloire, ne dînait pas mieux que Schmucke.

Tantôt ce plat de bouilli fricassé aux oignons, tantôt des reliefs de poulet sauté, tantôt une persillade ou du poisson à une sauce inventée par la Cibot et à laquelle une mère aurait mangé son enfant sans s’en apercevoir, tantôt de la venaison, selon la qualité ou la quantité de ce que les restaurans du boulevard revendaient au rôtisseur de la rue Boucherat, tel était l’ordinaire de Schmucke qui se contentait, sans mot dire, de tout ce que lui servait la ponne montame Zipod.

Et, de jour en jour, la bonne madame {p. 110} Cibot avait diminué cet ordinaire jusqu’à le faire pour la somme de vingt sous.

– Je vas savoir ce qui lui n’est arrivé, à ce pauvre cher homme, dit madame Cibot à son époux, car v’là le dîner de monsieur Schmucke tout paré.

Madame Cibot couvrit le plat de terre creux d’une assiette en porcelaine commune ; puis elle arriva, malgré son âge, à l’appartement des deux amis, au moment où Schmucke ouvrait à Pons.

– Qu’as-du, mon pon ami ? dit l’Allemand, effrayé par le bouleversement de la physionomie de Pons.

{p. 111} – Je te dirai tout ; mais je viens dîner avec toi…

– Tinner ! tinner ! s’écria Schmucke enchanté.

Mais c’esdre imbossiple ! ajouta-t-il en pensant aux habitudes gastrolâtriques de son ami.

Le vieil Allemand aperçut alors madame Cibot qui écoutait, selon son droit de femme de ménage légitime.

Saisi par une de ces inspirations qui ne brillent que dans le cœur d’un ami véritable, il alla droit à la portière, et l’emmena sur le palier.

{p. 112} – « Montame Zipod, ce pon Bons aime les ponnes chosses, hâlez au Gatrant Pleu, temandez ein bedid tinner vine : – tes angeois, – dit magaroni ! Anvin ein rebas de Liquillis !

– Qu’est-ce que c’est ? demanda madame Cibot.

– « Eh pien ! reprit Schmucke, c’est ti feau à la pourchoise, eine pon boisson, ein poudeille te fin te Porteaux, tout ce qu’il y aura te meilleur en vriantise : gomme de groguettes te risse ed ti lard vîmé ! Bayez !… ne tittes rien, che fus rentrai tutte l’archand temain madin. »

Schmucke rentra d’un air joyeux en {p. 113} se frottant les mains ; mais sa figure reprit graduellement une expression de stupéfaction, en entendant le récit des malheurs qui venaient de fondre en un moment sur le cœur de son ami. Schmucke essaya de consoler Pons, en lui dépeignant le monde à son point de vue.

Paris était une tempête perpétuelle, les hommes et les femmes y étaient emportés par un mouvement de valse furieuse, et il ne fallait rien demander au monde qui ne regarde qu’à l’extérieur, ed bas ad l’indérière, dit-il.

Il raconta pour la centième fois que, d’année en année, les trois seules écolières {p. 114} qu’il eût aimées, par lesquelles il était chéri, pour lesquelles il donnerait sa vie, de qui même il tenait une petite pension de neuf cents francs, à laquelle chacune contribuait pour une part égale d’environ trois cents francs, avaient si bien oublié, d’année en année, de le venir voir, et se trouvaient emportées par le courant de la vie parisienne avec tant de violence, qu’il n’avait pas pu être reçu par elles depuis trois ans, quand il se présentait. (Il est vrai que Schmucke se présentait chez ces grandes dames à dix heures du matin.)

Enfin, les quartiers de ses rentes étaient payés chez des notaires.

{p. 115} – Ed cebentant, c’esde tes cueirs tor, reprit-il. Anvin, c’esd mes bedides saindes Céciles, tes phames jarmandes, montame de Bordentuère, montame de Fentenesse, montame Ti Dilet.

« Quante che les fois, c’esd aus Jambs Élusées, sans qu’elles me foient… ed elles m’aiment pien, et che pourrais aller tinner chesse elles, elles seraient bien gondendes.

Che beusse aller à leur gambagne ; mais che breffère te peaucoup edre afec mon hami Bons, barce que che le fois quant che feux, ed tus les churs… »

Pons prit la main de Schmucke, la {p. 116} mit entre ses mains, il la serra par un mouvement où l’âme se communiquait tout entière ; et tous deux, ils restèrent ainsi pendant quelques minutes comme des amans qui se revoyent après une longue absence.

– Tinne izi, dus les churs ?… reprit Schmucke qui bénissait intérieurement la dureté de la présidente.

« Diens ? nus pricabraquerons ensemple et le tiaple ne meddra chamais sa queu tans notre ménache… »

Pour l’intelligence de ce mot vraiment héroïque : nus pricabraquerons ensemble !, il faut avouer que Schmucke {p. 117} était d’une ignorance crasse en Bric-à-braquologie.

Il fallait toute la puissance de son amitié pour qu’il ne cassât rien dans le salon et dans le cabinet abandonnés à Pons pour lui servir de musée.

Schmucke, appartenant tout entier à la musique, compositeur pour lui-même, regardait toutes les petites bêtises de son ami, comme un poisson qui aurait reçu un billet d’invitation, regarderait une exposition de fleurs au Luxembourg.

Il respectait ces œuvres merveilleuses à cause du respect que Pons manifestait en époussetant son trésor.

{p. 118} Il répondait « Ui ! c’esde pien choli ! » aux admirations de son ami, comme une mère répond des phrases insignifiantes aux gestes d’un enfant qui ne parle pas encore.

Depuis que les deux amis vivaient ensemble, Schmucke avait vu Pons changeant sept fois d’horloge en troquant toujours une inférieure contre une plus belle.

Pons possédait alors la plus magnifique horloge de Boule, une horloge en ébène incrustée de cuivres et garnie de sculptures, de la première manière de Boule.

{p. 119} Boule a eu deux manières comme Raphaël en a eu trois.

Dans la première, il mariait le cuivre à l’ébène ; et, dans la seconde, contre ses convictions il sacrifiait à l’écaille ; il a fait des prodiges pour vaincre ses concurrens, inventeurs de la marqueterie en écaille.

Malgré les savantes démonstrations de Pons, Schmucke n’apercevait pas la moindre différence entre la magnifique horloge de la première manière de Boule et les dix autres.

Mais, à cause du bonheur de Pons, Schmucke 28 avait plus de soin de tous ces {p. 120} prinporions que son ami n’en prenait lui-même.

Il ne faut donc pas s’étonner que le mot sublime de Schmucke 29 ait eu le pouvoir de calmer le désespoir de Pons, car le :

– Nus pricapraquerons ! de l’Allemand voulait dire : – Je mettrai de l’argent dans le bric-à-brac, si tu veux dîner ici.

– Ces messieurs sont servis, vint dire avec un aplomb étonnant madame Cibot.

On comprendra facilement la surprise {p. 121} de Pons en voyant et savourant le dîner dû à l’amitié de Schmucke.

Ces sortes de sensations, si rares dans la vie, ne viennent pas du dévoûment continu par lequel deux hommes se disent perpétuellement l’un à l’autre :

« Tu as en moi un autre toi-même » (car on s’y fait) ; non, elles sont causées par la comparaison de ces témoignages du bonheur de la vie intime avec les barbaries de la vie du monde.

C’est le monde qui lie à nouveau, sans cesse, deux amis ou deux amans, lorsque deux grandes âmes se sont mariées par l’amour ou par l’amitié.

{p. 122} Aussi Pons essuya-t-il deux grosses larmes ! et Schmucke, de son côté, voyant cela, fut obligé d’essuyer ses yeux mouillés.

Ils ne se dirent rien, mais ils s’aimèrent davantage, et ils se firent de petits signes de tête dont les expressions balsamiques pansèrent les douleurs du gravier introduit par la présidente dans le cœur de Pons.

Schmucke se frottait les mains à s’emporter l’épiderme, car il avait conçu l’une de ces inventions qui n’étonnent un Allemand que lorsqu’elle est rapidement éclose dans son cerveau congelé par le respect dû aux princes souverains.

{p. 123} – Mon pon Bons ? dit Schmucke.

– Je te devine, tu veux que nous dînions tous les jours ensemble…

– Che fitrais edre assez ruche bir de vaire fifre tus les churs gomme ça… répondit mélancoliquement le bon Allemand.

Madame Cibot, à qui Pons donnait de temps en temps des billets pour les spectacles du boulevard, ce qui le mettait dans son cœur à la même hauteur que son pensionnaire Schmucke, fit alors la proposition que voici :

– Pardine, dit-elle, pour trois {p. 124} francs, sans le vin, je puis vous faire tous les jours, pour vous deux, n’un dîner à licher les plats, et les rendre nets comme s’ils n’étaient lavés.

– Le vai est, répondit Schmucke, que che tine mieix afec ce que me guisine mondam Zipod que les chens qui manchent le vrigod di Roi…

Dans son espérance, le respectueux Allemand alla jusqu’à imiter l’irrévérence des petits journaux, en calomniant le prix fixe de la table royale.

– Vraiment, dit Pons. Eh bien ! j’essaierai demain !

En entendant cette promesse, Schmucke {p. 125} sauta d’un bout de la table à l’autre, en entraînant la nappe, les plats, les carafes, et saisit Pons par une étreinte comparable à celle d’un gaz s’emparant d’un autre gaz pour lequel il a de l’affinité.

– Kel ponhire ! s’écria-t-il.

– Monsieur dînera tous les jours ici, dit orgueilleusement madame Cibot attendrie.

Sans connaître l’événement auquel elle devait l’accomplissement de son rêve, l’excellente madame Cibot descendit à sa loge et y entra comme Josépha entre en scène dans Guillaume-Tell.

{p. 126} Elle jeta les plats et les assiettes, et s’écria :

– Cibot, cours chercher deux demi-tasses, au Café Turc ! et dis au garçon de fourneau que c’est pour moi !

Puis elle s’assit en se mettant les mains sur ses puissans genoux, et regardant par la fenêtre le mur qui faisait face à la maison, elle s’écria :

– J’irai, ce soir, consulter madame Fontaine !…

{p. 127} {p. 128} {p. 129}

XV
Une chasse au testament §

Madame Fontaine tirait les cartes à toutes les cuisinières, femmes de chambre, laquais, portiers, etc., du Marais.

– Depuis que ces deux messieurs {p. 130} sont venus chez nous, nous avons deux mille francs de placés à la caisse d’épargne.

En huit ans ? quelle chance ! Faut-il ne rien gagner au dîner de monsieur Pons, et l’attacher à son ménage ?

La poule à mame Fontaine me dira cela.

En ne voyant pas d’héritiers, ni à Pons ni à Schmucke, depuis trois ans environ madame Cibot se flattait d’obtenir une ligne dans le testament de ses messieurs, et elle avait redoublé de zèle dans cette pensée cupide, poussée très tard au milieu de ses moustaches, pleines de probité.

{p. 131} En allant dîner en ville tous les jours, Pons avait échappé jusqu’alors à l’asservissement complet dans lequel la portière voulait tenir ses messieurs.

La vie nomade de ce vieux troubadour-collectionneur effarouchait les vagues idées de séduction qui voltigeaient dans la cervelle de madame Cibot et qui devinrent un plan formidable, à compter de ce mémorable dîner.

Un quart d’heure après, madame Cibot reparut dans la salle à manger, armée de deux excellentes tasses de café que flanquaient deux petits verres de kirch-wasser.

{p. 132} – « Fife montame Zipod ! » s’écria Schmucke, « elle m’a tefiné. »

Après quelques lamentations du pique-assiette que combattit Schmucke par les câlineries que le pigeon sédentaire dut trouver pour son pigeon voyageur, les deux amis sortirent ensemble.

Schmucke ne voulut pas quitter son ami dans la situation où l’avait mis la conduite des maîtres et des gens de la maison Camusot, il connaissait Pons et savait que des réflexions horriblement tristes pouvaient le saisir à l’orchestre sur son siége magistral et détruire le bon effet de sa rentrée au nid.

{p. 133} Schmucke, en ramenant le soir, vers minuit, Pons au logis, le tenait sous le bras ; et comme un amant fait pour une maîtresse adorée, il indiquait à Pons les endroits où finissait, où recommençait le trottoir ; il l’avertissait quand un ruisseau se présentait ; il aurait voulu que les pavés fussent en coton, que le ciel fût bleu, que les anges fissent entendre à Pons la musique qu’ils lui jouaient.

Il avait conquis la dernière province qui n’était pas à lui dans ce cœur !

Pendant trois mois environ, Pons dîna tous les jours avec Schmucke.

D’abord il fut forcé de retrancher {p. 134} quatre-vingts francs par mois sur la somme de ses acquisitions, car il lui fallut trente-cinq francs de vin environ avec les quarante-cinq francs que le dîner coûtait.

Puis, malgré les soins et les lazzis allemands de Schmucke, le vieil artiste regretta les plats soignés, les petits verres de liqueurs, le bon café, le babil, les politesses fausses, les convives et les médisances des maisons où il dînait.

On ne rompt pas au déclin de la vie avec une habitude qui dure depuis trente-six ans.

Une pièce de vin de cent trente {p. 135} francs verse un liquide peu généreux dans le verre d’un gourmet ; aussi, chaque fois que Pons portait son verre à ses lèvres, se rappelait-il avec mille regrets poignants les vins exquis de ses amphytrions.

Donc, au bout de trois mois, les atroces douleurs qui avaient failli briser le cœur délicat de Pons étaient amorties, il ne pensait plus qu’aux agréments de la société ; de même qu’un vieux homme à femme regrette une maîtresse quittée coupable de trop d’infidélités !

Quoiqu’il essayât de cacher la mélancolie profonde qui le dévorait, le {p. 136} vieux musicien paraissait évidemment attaqué par une de ces inexplicables maladies, dont le siége est dans le moral.

Pour expliquer cette nostalgie produite par une habitude brisée, il suffira d’indiquer un des mille riens qui, semblables aux mailles d’une cotte d’armes, enveloppent l’âme dans un réseau de fer.

Un des plus vifs plaisirs de l’ancienne vie de Pons, un des bonheurs de pique-assiette d’ailleurs, était la surprise, l’impression gastronomique du plat extraordinaire, de la friandise ajoutée triomphalement dans les maisons bourgeoises par la maîtresse qui veut donner un air de festoiement à son dîner !

{p. 137} Ce délice de l’estomac manquait à Pons, madame Cibot lui racontait le menu par orgueil.

Le piquant périodique de la vie de Pons avait totalement disparu.

Son dîner se passait sans l’inattendu de ce qui, jadis, dans les ménages de nos aïeux, se nommait le plat couvert !

Voilà ce que Schmucke ne pouvait pas comprendre.

Pons était trop délicat pour se plaindre, et s’il y a quelque chose de plus triste que le génie méconnu, c’est l’estomac incompris.

{p. 138} Le cœur dont l’amour est rebuté, ce drame dont on abuse, repose sur un faux besoin ; car si la créature nous délaisse, on peut aimer le créateur ; il a des trésors à nous dispenser.

Mais l’estomac !…

Rien ne peut être comparé à ses souffrances ; car, avant tout, la vie !

Pons regrettait certaines crèmes, de vrais poèmes ! certaines sauces blanches, des chefs-d’œuvre ! certaines volailles truffées, des amours ! et par-dessus tout les fameuses carpes du Rhin qui ne se trouvent qu’à Paris et avec quels condiments !

{p. 139} Par certains jours Pons s’écriait :

– « Ô Sophie ! » en pensant à la cuisinière du comte Popinot.

Un passant, en entendant ce soupir, aurait cru que le bonhomme pensait à une maîtresse, et il s’agissait de quelque chose de plus rare, d’une carpe grasse ! accompagnée d’une sauce, claire dans la saucière, épaisse sur la langue, une sauce à mériter le prix Monthyon !

Le souvenir de ces dîners mangés fit donc considérablement maigrir le chef d’orchestre attaqué d’une nostalgie gastrique.

{p. 140} {p. 141} {p. 142} {p. 143}

XVI
Un type Allemand §

Dans le commencement du quatrième mois, vers la fin de janvier 1845, le jeune flûtiste, qui se nommait Wilhem comme presque tous les Allemands, et Schwab pour se distinguer de tous {p. 144} les Wilhem, ce qui ne le distinguait pas de tous les Schwabs, jugea nécessaire d’éclairer Schmucke sur l’état du chef d’orchestre dont on se préoccupait au théâtre.

C’était le jour d’une première représentation où donnaient les instruments dont jouait le vieux maître allemand.

– Le bonhomme Pons décline, il y a quelque chose dans son sac qui sonne mal, l’œil est triste, le mouvement de son bras s’affaiblit, dit Wilhem Schwab en montrant le bonhomme qui montait à son pupitre d’un air funèbre.

– « C’esdre gomme ça à soissande {p. 145} ans, tuchurs, répondit Schmucke.

Schmucke, semblable à cette mère des chroniques de la Canongate qui, pour jouir de son fils vingt-quatre heures de plus, le fait fusiller, était capable de sacrifier Pons au plaisir de le voir dîner tous les jours avec lui.

– Tout le monde au théâtre s’inquiète, et, comme le dit mademoiselle Stéphanide, notre première danseuse, il ne fait presque plus de bruit en se mouchant.

Le vieux musicien paraissait donner du cor, quand il se mouchait, tant son nez long et creux sonnait dans le foulard.

{p. 146} Ce tapage était la cause d’un des plus constants reproches de la présidente au cousin Pons.

– « Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser, » dit Schmucke, « l’annui le cagne. »

– Ma foi, dit Wilhem Schwab, monsieur Pons me semble un être si supérieur à nous autres pauvres diables, que je n’osais pas l’inviter à ma noce. Je me marie…

– « Et gommend ? » demanda Schmucke.

– Oh ! très-honnêtement, répondit {p. 147} Wilhem qui trouva dans la question bizarre de Schmucke une raillerie dont ce parfait chrétien était incapable.

– Allons, messieurs, à vos places ! dit Pons qui regarda dans l’orchestre sa petite armée après avoir entendu le coup de sonnette du directeur.

On exécuta l’ouverture de la Fiancée du Diable, une pièce féerie qui eut deux cents représentations.

Au premier entr’acte, Wilhem et Schmucke se virent seuls dans l’orchestre désert.

L’atmosphère de la salle comportait trente-deux degrés Réaumur.

{p. 148} – « Gondez-moi tonc fotre husdoire, dit Schmucke à Wilhem.

– Tenez, voyez-vous à l’avant-scène, ce jeune homme ?… le reconnaissez-vous ?

– « Ti tud… »

– Ah ! parce qu’il a des gants jaunes, et qu’il brille de tous les rayons de l’opulence ; mais c’est mon ami, Fritz Brunner de Francfort-sur-Mein…

– « Celui qui fenaid foir les bièces à l’orguesdre, brès te fus ?…

– Le même. N’est-ce pas, que c’est à ne pas croire à une pareille métamorphose ?

{p. 149} Ce héros de l’histoire promise était un de ces Allemands dont la figure contient à la fois la raillerie sombre du Méphistophélès de Goethe et la bonhomie des romans d’Auguste Lafontaine de pacifique mémoire, la ruse et la naïveté, l’âpreté des comptoirs et le laissez-aller raisonné d’un membre du Jockey-Club ; mais surtout le dégoût qui met le pistolet à la main de Werther, beaucoup plus ennuyé des princes allemands que de Charlotte.

C’était véritablement une figure typique de l’Allemagne : beaucoup de juiverie et beaucoup de simplicité, de la bêtise et du courage, un savoir qui produit l’ennui, une expérience que le {p. 150} moindre enfantillage rend inutile, l’abus de la bière et du tabac ; mais, pour relever toutes ces antithèses, une étincelle diabolique dans de beaux yeux bleus fatigués.

Mis avec l’élégance d’un banquier, Fritz Brunner offrait aux regards de toute la salle une tête chauve d’une couleur titienesque, de chaque côté de laquelle se bouclaient 30 les quelques cheveux d’un blond ardent que la débauche et la misère lui avaient laissés, pour qu’il eût le droit de payer un coiffeur au jour de sa restauration financière.

Sa figure, jadis belle et fraîche, comme {p. 151} celle du Jésus-Christ des peintres, avait 31 pris des tons aigres que des moustaches rouges, une barbe fauve rendaient presque sinistres.

Le bleu pur de ses yeux s’était troublé dans sa lutte avec le chagrin.

Enfin les mille prostitutions de Paris avaient estompé les paupières et le tour de ses yeux, où jadis une mère regardait avec ivresse une divine réplique des siens.

Ce philosophe prématuré, ce jeune vieillard était l’œuvre d’une marâtre.

Ici commence l’histoire curieuse d’un {p. 152} fils prodigue de Francfort-sur-Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre, qui soit jamais arrivé dans cette ville sage.

{p. 153} {p. 154} {p. 155}

XVII
Où l’on voit que les enfants prodigues finissent par devenir banquiers et millionnaires, quand ils sont de Francfort-sur-Mein §

Monsieur Gédéon Brunner, père de ce Fritz, un de ces célèbres aubergistes de Francfort-sur-Mein qui pratiquent, de complicité avec les banquiers, des incisions autorisées par les lois sur la {p. 156} bourse des touristes, honnête calviniste, avait épousé une juive convertie, à la dot de laquelle il dut les éléments de sa fortune.

Cette juive mourut, laissant son fils Fritz, à l’âge de douze ans, sous la tutelle du père et sous la surveillance d’un oncle maternel, marchand de fourrures à Leipsick, le chef de la maison Virlaz et compagnie.

Brunner le père fut obligé, par cet oncle qui n’était pas aussi doux que ses fourrures, de placer la fortune du jeune Fritz en beaucoup de marcs banco dans la maison Al. Sartchild, et sans y toucher.

{p. 157} Pour se venger de cette exigence israélite, le père Brunner se remaria, en alléguant l’impossibilité de tenir son immense auberge sans l’œil et le bras d’une femme.

Il épousa la fille d’un autre aubergiste, dans laquelle il vit une perle ; mais il n’avait pas expérimenté ce qu’était une fille unique, adulée par un père et une mère.

La deuxième madame Brunner fut 32 ce que sont les jeunes Allemandes, quand elles sont méchantes et légères.

Elle dissipa sa fortune, et vengea la première madame Brunner en rendant {p. 158} son mari l’homme le plus malheureux dans son intérieur qui fût connu sur le territoire de la ville libre de Francfort-sur-Mein où, dit-on, les millionnaires vont faire rendre une loi municipale qui contraigne les femmes à les chérir exclusivement.

Cette Allemande aimait les différents vinaigres que les Allemands appellent communément vins du Rhin.

Elle aimait les articles-Paris.

Elle aimait à monter à cheval.

Elle aimait la parure.

Enfin la seule chose coûteuse qu’elle n’aimât pas, c’était les femmes.

{p. 159} Elle prit en aversion le petit Fritz, et l’aurait rendu fou, si ce jeune produit du calvinisme et du mosaïsme n’avait pas eu Francfort pour berceau, et la maison Virlaz de Leipsick pour tutelle ; mais l’oncle Virlaz, tout à ses fourrures, ne veillait qu’aux marcs banco, il laissa l’enfant en proie à la marâtre.

Cette hyène était d’autant plus furieuse contre ce chérubin, fils de la belle madame Brunner, que, malgré des efforts dignes d’une locomotive, elle ne pouvait pas avoir d’enfant.

Mue par une pensée diabolique, cette criminelle Allemande lança le jeune Fritz, à l’âge de vingt-et-un ans, dans des dissipations anti-germaniques.

{p. 160} Elle espéra que le cheval anglais, le vinaigre du Rhin et les Marguerites de Goethe dévoreraient l’enfant de la juive et sa fortune ; car l’oncle Virlaz avait laissé un bel héritage à son petit Fritz au moment où celui-ci devint majeur.

Mais si les roulettes des Eaux et les amis du Vin, au nombre desquels était Wilhem Schwab, achevèrent le capital Virlaz, le jeune enfant prodigue demeura pour servir, selon les vœux du Seigneur, d’exemple aux puînés de la ville de Francfort-sur-Mein, où toutes les familles l’emploient comme un épouvantail pour garder leurs enfans sages et effrayés dans leurs comptoirs de fer doublés de marcs banco.

{p. 161} Au lieu de mourir à la fleur de l’âge, Fritz Brunner eut le plaisir de voir enterrer sa marâtre dans un de ces charmants cimetières où les Allemands, sous prétexte d’honorer leurs morts, se livrent à leur passion effrénée pour l’horticulture.

La seconde madame Brunner mourut avant ses auteurs, le vieux Brunner en fut pour l’argent qu’elle avait extrait de ses coffres, et pour des peines telles, que cet aubergiste, d’une constitution herculéenne, se vit, à soixante-sept ans, diminué comme si le fameux poison des Borgia l’avait attaqué.

Ne pas hériter de sa femme après l’avoir {p. 162} supportée pendant dix années, fit de cet aubergiste une autre ruine de Heidelberg, mais radoubée incessamment par les Rechnungs des voyageurs, comme on radoube celles de Heidelberg pour entretenir l’ardeur des touristes qui affluent pour voir cette belle ruine, si bien entretenue.

On en causait à Francfort comme d’une faillite, on s’y montrait Brunner au doigt en se disant :

– Voilà où peut nous mener une mauvaise femme de qui l’on n’hérite pas, et un fils élevé à la française.

En Italie et en Allemagne, les Français {p. 163} sont la raison de tous les malheurs, la cible de toutes les balles ; mais le dieu poursuivant sa carrière… (le reste comme dans l’ode de Lefranc de Pompignan).

La colère du propriétaire du grand hôtel de Hollande ne tomba pas seulement sur les voyageurs dont les mémoires (Rechnung) se ressentirent de son chagrin ; quand son fils fut totalement ruiné, Gédéon, le regardant comme la cause indirecte de tous 33 ses malheurs, lui refusa le pain et l’eau, le sel, le feu, le logement et la pipe ! ce qui, chez un père aubergiste et allemand, est le dernier degré de la malédiction paternelle.

Les autorités du pays ne se rendant {p. 164} pas compte des premiers torts du père, et voyant en lui l’un des hommes les plus malheureux de Francfort-sur-Mein, lui vinrent en aide ; ils expulsèrent Fritz du territoire de cette ville libre, en lui faisant une querelle d’Allemand.

La justice n’est pas plus humaine ni plus sage à Francfort qu’ailleurs.

Rarement un magistrat remonte le fleuve des crimes et des infortunes pour savoir qui tenait l’urne d’où le premier filet d’eau s’épancha.

Si Brunner oublia son fils, les amis du fils imitèrent l’aubergiste.

Ah ! si cette histoire avait pu se jouer {p. 165} devant le trou du souffleur pour cette assemblée, au sein de laquelle les journalistes, les lions et quelques Parisiennes se demandaient d’où sortait la figure profondément tragique de cet Allemand surgi dans le Paris élégant en pleine première représentation, seul, dans une avant-scène, c’eût été bien plus beau que la pièce féerie de la Fiancée du Diable, quoique ce fût la deux cent millième représentation de la sublime parabole jouée en Mésopotamie, trois mille ans avant Jésus-Christ.

Fritz alla de pied à Strasbourg, et il y rencontra ce que l’enfant prodigue de la Bible n’a pas trouvé dans la patrie de la Sainte-Écriture.

{p. 166} En ceci se révèle la supériorité 34 de l’Alsace, où battent tant de cœurs généreux pour montrer à l’Allemagne la beauté de la combinaison de l’esprit français et de la solidité germanique.

Wilhem, depuis quelques jours héritier de ses père et mère, possédait cent mille francs.

Il ouvrit ses bras à Fritz, il lui ouvrit son cœur, il lui ouvrit sa maison, il lui ouvrit sa bourse.

Décrire le moment où Fritz, poudreux, malheureux et quasi lépreux, rencontra, de l’autre côté du Rhin, une vraie pièce de vingt francs dans la main d’un véritable ami, ce serait vouloir {p. 167} entreprendre une ode, et Pindare seul pourrait la lancer en grec sur l’humanité pour y réchauffer l’amitié mourante.

Mettez les noms de Fritz et Wilhem avec ceux de Damon et Pythias, de Castor et Pollux, d’Oreste et Pylade, de Dubreuil et Pmejà 35, de Schmucke et Pons, et de tous les noms de fantaisie que nous donnons aux deux amis du Monomotapa, car La Fontaine, en homme de génie qu’il était, en a fait des apparences sans corps, sans réalité, joignez ces deux noms nouveaux à ces illustrations avec d’autant plus de raison que Wilhem mangea, de compagnie avec Fritz, son héritage, comme {p. 168} Fritz avait bu le sien avec Wilhem ; mais en fumant, bien entendu, toutes les espèces de tabacs connus.

Les deux amis avalèrent cet héritage, chose étrange ! dans les brasseries de Strasbourg, de la manière la plus stupide, la plus vulgaire, avec des figurantes du théâtre de Strasbourg et de petites Alsaciennes qui, de leurs petits balais, n’avaient que le manche.

Et ils se disaient tous les matins l’un à l’autre :

– Il faut cependant nous arrêter, prendre un parti, faire quelque chose avec ce qui nous reste !

{p. 169} – Bah ! encore aujourd’hui, disait Fritz, mais demain… Oh ! demain…

Dans la vie des dissipateurs, Aujourd’hui est un bien grand fat, mais Demain est un grand lâche qui s’effraie du courage de son prédécesseur.

Aujourd’hui, c’est le Capitan de l’ancienne comédie ; et Demain, c’est le Pierrot de nos pantomimes.

Arrivés à leur dernier billet de mille francs, les deux amis prirent une place aux messageries dites royales qui les conduisirent à Paris, où ils se logèrent dans les combles de l’hôtel du 36 Rhin, rue du Mail, chez Graff, un ancien premier garçon de Gédéon Brunner.

{p. 170} Fritz entra commis à six cents francs chez les frères Keller, banquiers, où Graff le recommanda. Graff, maître de l’hôtel du Rhin, est le frère du fameux tailleur Graff.

Le tailleur prit Wilhem en qualité de teneur de livres.

Graff trouva ces deux places exiguës aux deux enfants prodigues, en souvenir de son apprentissage à l’hôtel de Hollande.

Ces deux faits : un ami ruiné reconnu par un ami riche, et un aubergiste allemand s’intéressant à deux compatriotes sans le sou, feront croire à quelques {p. 171} personnes que cette histoire est un roman ; mais toutes les choses vraies ressemblent d’autant plus à des fables, que la fable prend de notre temps des peines inouïes pour ressembler à la vérité.

Fritz, commis à six cents francs, Wilhem, teneur de livres aux mêmes appointements, s’aperçurent de la difficulté de vivre dans une ville aussi courtisane que Paris.

Aussi, dès la deuxième année de leur séjour, en 1837, Wilhem, qui possédait un joli talent de flûtiste, entra-t-il dans l’orchestre dirigé par Pons, pour pouvoir mettre quelquefois du beurre sur son pain.

{p. 172} Quant à Fritz, il ne put trouver un supplément de paie qu’en déployant la capacité financière d’un enfant issu des Virlaz.

Malgré son assiduité, peut-être à cause de ses talents, le Francfourtois n’atteignit à deux mille francs qu’en 1843.

La Misère, cette divine marâtre fit pour ces deux jeunes gens ce que leurs mères n’avaient pu faire, elle leur apprit l’économie, le monde et la vie ; elle leur donna cette grande, cette forte éducation qu’elle dispense à coups d’étrivières aux grands hommes, tous malheureux dans leur enfance.

{p. 173} Fritz et Wilhem, étant des hommes assez ordinaires, n’écoutèrent point toutes les leçons de la Misère, ils se défendirent de ses atteintes, ils lui trouvèrent le sein dur, les bras décharnés, et ils n’en dégagèrent point cette bonne fée Urgèle qui cède aux caresses des gens de génie.

Néanmoins ils apprirent toute la valeur de la fortune, et se promirent de lui couper les pieds, si jamais elle revenait à leur porte.

{p. 174} {p. 175} {p. 176} {p. 177}

XVIII
Comment on fait fortune §

– Eh bien ! papa Schmucke, tout va vous être expliqué en un mot, reprit Wilhem qui raconta longuement cette histoire en allemand au pianiste.

Le père Brunner est mort.

{p. 178} Il était, sans que son fils ni monsieur Graff, chez qui nous logeons, en sussent rien, l’un des fondateurs des chemins de fer badois, avec lesquels il a réalisé des bénéfices immenses, et il laisse quatre millions.

Je joue ce soir de la flûte pour la dernière fois.

Si ce n’était pas une première représentation, je m’en serais allé depuis quelques jours, mais je n’ai pas voulu faire manquer ma partie.

– « C’esdre pien, cheûne homme, dit Schmucke. Mais qui ébisez-fus ? »

– La fille de monsieur Graff, notre {p. 179} hôte, le propriétaire de l’hôtel du Rhin.

J’aime mademoiselle Émilie depuis sept ans, elle a lu tant de romans immoraux qu’elle a refusé tous les partis pour moi, sans savoir ce qui en adviendrait.

Cette jeune personne sera très riche, elle est l’unique héritière des Graff, les tailleurs de la rue de Richelieu.

Fritz me donne cinq fois ce que nous avons mangé ensemble à Strasbourg, cinq cent mille francs !… il met un million de francs dans une maison de banque, où monsieur Graff {p. 180} le tailleur place cinq cent mille francs aussi ; le père de ma promise me permet d’y employer la dot qui est de deux cent cinquante mille francs, et il nous commandite d’autant.

La maison Brunner, Schwab et compagnie aura donc deux millions cinq cent mille francs de capital.

Fritz vient d’acheter pour quinze cent mille francs d’actions de la banque de 37 France, pour y garantir notre compte.

Ce n’est pas toute la fortune de Fritz, il lui reste encore les maisons de son père à Francfort, qui sont estimées un {p. 181} million, et il a déjà loué le grand hôtel de Hollande à un cousin des Graff…

– « Fus recartez fodre hami drisdement, répondit Schmucke qui avait écouté Wilhem avec attention, seriez-fus chaloux de lui ? 38 »

– Je suis jaloux, mais c’est du bonheur de Fritz, dit Wilhem.

Est-ce là le masque d’un homme satisfait ?

J’ai peur de Paris pour lui, je lui voudrais voir prendre le parti que je prends.

{p. 182} L’ancien démon peut se réveiller en lui.

De nos deux têtes, ce n’est pas la sienne où il est entré le plus de plomb.

Cette toilette, cette lorgnette, tout cela m’inquiète.

Il n’a regardé que les lorettes dans la salle.

Ah ! si vous saviez comme il est difficile de marier Fritz, il a en horreur ce qu’on appelle en France faire la cour, et il faudrait le lancer dans la famille, comme en Angleterre on lance un homme dans l’éternité.

{p. 183} Pendant le tumulte qui signale la fin de toutes les premières représentations, la flûte fit son invitation à son chef d’orchestre.

Pons accepta joyeusement. Schmucke aperçut alors, pour la première fois depuis trois mois, un sourire sur la face de son ami ; il le ramena rue de Normandie dans un profond silence, car il reconnut à cet éclair de joie la profondeur du mal qui rongeait Pons.

Qu’un homme vraiment noble, si désintéressé, si grand par le sentiment, eût de telles faiblesses !… voilà ce qui stupéfiait le stoïcien Schmucke qui devint horriblement triste, car il sentit {p. 184} la nécessité de renoncer à voir tous les jours son « pon Bons » à table devant lui ! dans l’intérêt du bonheur de Pons, et il ne savait si ce sacrifice serait possible. Cette idée le rendait fou !

{p. 185} {p. 186} {p. 187}

XIX
À propos d’un éventail §

Le fier silence que gardait Pons, réfugié sur le mont Aventin de la rue de Normandie, avait nécessairement frappé la présidente, qui, délivrée de son parasite, s’en tourmentait peu ; {p. 188} elle pensait avec sa charmante fille que le cousin avait compris la plaisanterie de sa petite Lili, mais il n’en fut pas ainsi du président.

Le président Camusot de Marville, petit homme gros, devenu solennel depuis son avancement en la cour, admirait Cicéron, préférait l’Opéra-Comique aux Italiens, comparaît les auteurs les uns aux autres, suivait la foule pas à pas, répétait comme de lui tous les articles du journal ministériel ; et, en opinant, il paraphrasait les idées du conseiller après lequel il parlait.

Ce magistrat, suffisamment connu sur ces principaux traits de son caractère, {p. 189} obligé par sa position à tout prendre au sérieux, tenait surtout aux liens de famille.

Comme la plupart des maris entièrement dominés par leurs femmes, le président affectait dans les petites choses une indépendance que respectait sa femme.

Si pendant un mois, le président se contenta des raisons banales que lui donna la présidente, relativement à la disparition de Pons, il finit par trouver singulier que le vieux musicien, un ami de quarante ans ne vint 39 plus, précisément après avoir fait un présent aussi considérable que l’éventail de madame de Pompadour.

{p. 190} Cet éventail, reconnu par le comte Popinot pour un chef-d’œuvre, valut à la présidente, et aux Tuileries, où l’on se passa ce bijou de main en main, des compliments qui flattèrent excessivement son amour-propre ; on lui détailla les beautés des dix branches en ivoire dont chacune offrait des sculptures d’une finesse inouie.

Un dame russe (les Russes se croient toujours en Russie) offrit, chez le comte Popinot, six mille francs à la présidente de cet éventail extraordinaire, en souriant de le voir en de telles mains, car c’était, il faut l’avouer, un éventail de duchesse.

– On ne peut pas refuser à ce pauvre {p. 191} cousin, dit Cécile à son père le lendemain de cette offre, de se bien connaître à ces petites bêtises-là…

– Des petites bêtises ! s’écria le président.

Mais l’État va payer trois cent mille francs la collection de feu monsieur le conseiller Dusommerard, et dépenser, avec la ville de Paris par moitié, près d’un million en achetant et réparant l’hôtel Cluny pour loger ces petites bêtises-là.

Ces petites bêtises-là, ma chère enfant, sont souvent les seuls témoignages qui nous restent de civilisations disparues.

{p. 192} Un pot étrusque, un collier, qui valent quelquefois, l’un quarante, l’autre cinquante mille francs, sont des petites bêtises qui nous révèlent la perfection des arts au temps du siége de Troie, en nous démontrant que les Étrusques étaient des Troyens réfugiés en Italie.

Tel était le genre de plaisanterie du gros petit président. Il procédait avec sa femme et sa fille par de lourdes ironies.

– La réunion des connaissances qu’exigent ces petites bêtises, Cécile, reprit-il, est une science qui s’appelle l’archéologie.

{p. 193} L’archéologie comprend l’architecture, la sculpture, la peinture, l’orfévrerie, la céramique, l’ébénisterie, art tout moderne, les dentelles, les tapisseries, enfin toutes les créations du travail humain.

– Le cousin Pons est donc un savant ? dit Cécile.

– Ah çà ! pourquoi ne le voit-on plus ? demanda le président.

– Il aura pris la mouche pour des riens, répondit la présidente.

Je n’ai peut-être pas été sensible autant que je le devais au cadeau de cet éventail.

{p. 194} Je suis, vous le savez, assez ignorante…

– Vous ! une des plus fortes élèves de Servin ? s’écria le président, vous ne connaissez pas Watteau ?

– Je connais David, Gérard, Gros, et Girodet, et Guérin et monsieur de Forbin, et monsieur Turpin de Crissé…

– Vous auriez dû…

– Qu’aurais-je dû, monsieur ? demanda la présidente en regardant son mari d’un air de reine de Saba.

– Savoir ce qu’est Watteau, ma {p. 195} chère ; il est très à la mode, répondit le président avec une humilité qui dénotait toutes les obligations qu’il avait à sa femme.

Cette conversation avait eu lieu quelques jours avant la première représentation de la Fiancée du Diable où tout l’orchestre fut frappé de l’état maladif de Pons.

Mais alors les gens habitués à voir Pons à leur table, à le prendre pour messager, s’étaient tous interrogés, et il s’était répandu dans le cercle où le bonhomme gravitait, une inquiétude d’autant plus grande, que plusieurs personnes le virent à son poste au théâtre.

{p. 196} Malgré le soin avec lequel Pons évitait dans ses promenades ses anciennes connaissances quand il en rencontrait, il se trouva nez à nez avec l’ancien ministre, le comte Popinot, chez Monistrol, un des illustres et audacieux marchands du nouveau boulevard Beaumarchais, dont parlait naguère Pons à la présidente, et dont le narquois enthousiasme fait renchérir de jour en jour les curiosités, qui, disent-ils, deviennent si rares qu’on n’en trouve plus.

– Mon cher Pons, pourquoi ne vous voit-on plus ? vous nous manquez beaucoup, et madame Popinot ne sait que penser de cet abandon.

– Monsieur le comte, répondit le {p. 197} bonhomme, on m’a fait comprendre dans une maison, chez un parent, qu’à mon âge on est de trop dans le monde.

On ne m’a jamais reçu avec beaucoup d’égards ; mais du moins on ne m’avait pas encore insulté…

Je n’ai jamais demandé rien à personne, dit-il avec la fierté de l’artiste.

En retour de quelques politesses, je me rendais souvent utile à ceux qui m’accueillaient ; mais il paraît que je me suis trompé : je serais taillable et corvéable à merci pour l’honneur que je recevais en allant dîner chez mes amis, chez mes parents…

{p. 198} Eh bien ! j’ai donné ma démission de pique-assiette.

Chez moi, je trouve tous les jours ce qu’aucune table ne m’a offert : un véritable ami !

Ces paroles, empreintes de l’amertume que le vieil artiste avait encore la faculté d’y mettre par le geste et l’accent, frappèrent tellement le pair de France, qu’il prit le digne musicien à part.

– Ah çà ! mon vieil ami, que vous est-il arrivé !

Ne pouvez-vous me confier ce qui vous a blessé ?

{p. 199} Vous me permettrez de vous faire observer que, chez moi, vous devez avoir trouvé les égards…

– Vous êtes la seule exception que je fasse, dit le bonhomme.

D’ailleurs, vous êtes un grand seigneur, un homme d’État, et vos préoccupations excuseraient tout, au besoin.

Pons, soumis à l’adresse diplomatique conquise par Popinot dans le maniement des hommes et des affaires, finit par raconter ses infortunes chez le président de Marville.

Popinot épousa si vivement les griefs {p. 200} de la victime, qu’il en parla chez lui tout aussitôt à madame Popinot, excellente et digne femme, qui fit des représentations à la présidente aussitôt qu’elle la rencontra.

L’ancien ministre ayant de son côté dit quelques mots à ce sujet au président, il y eut une explication en famille, chez les Camusot de Marville.

Quoique Camusot ne fût pas tout-à-fait le maître chez lui, sa remontrance était trop fondée en droit et en fait, pour que sa femme et sa fille n’en reconnussent pas la vérité.

Toutes les deux s’humilièrent et rejetèrent la faute sur les domestiques.

{p. 201} Les gens mandés et gourmandés, n’obtinrent leur pardon que par des aveux complets, qui démontrèrent au président combien le cousin Pons avait raison en restant chez soi.

Comme les maîtres de maison dominés par leurs femmes, le président déploya toute sa majesté maritale et judiciaire, en déclarant à ses gens qu’ils seraient chassés, et qu’ils perdraient ainsi tous les avantages que leurs longs services pouvaient leur valoir chez lui, si, désormais, son cousin Pons et tous ceux qui lui faisaient l’honneur de venir chez lui n’étaient pas traités comme lui-même.

Cette parole fit sourire Madeleine.

{p. 202} – Vous n’avez même, dit le président, qu’une chance de salut, c’est de désarmer mon cousin par des excuses ; allez lui dire que votre maintien ici dépend entièrement de lui, car je vous renvoie tous, s’il ne vous pardonne.

{p. 203} {p. 204} {p. 205}

XX
Retour des beaux jours §

Le lendemain, le président partit d’assez bonne heure pour pouvoir faire une visite à son cousin, avant l’audience.

Ce fut un événement que l’apparition {p. 206} de monsieur le président de Marville annoncé par madame Cibot.

Pons, qui recevait cet honneur pour la première fois de sa vie, pressentit une réparation.

– Mon cher cousin, dit le président après les compliments d’usage, j’ai fini par savoir la cause de votre retraite.

Votre conduite augmente, si c’est possible, l’estime que j’ai pour vous.

Je ne vous dirai qu’un mot à cet égard.

Mes domestiques sont tous renvoyés.

{p. 207} Ma femme et ma fille sont au désespoir, elles veulent vous voir, pour s’expliquer avec vous.

En ceci, mon cousin, il y a un innocent, et c’est un vieux juge ; ne me punissez donc pas pour l’escapade d’une petite fille étourdie qui voulait dîner chez les Popinot, surtout quand je viens vous demander la paix en reconnaissant que tous les torts sont de notre côté…

Une amitié de trente-six ans, en la supposant altérée, a bien encore quelques droits.

Voyons ! signez la paix en venant dîner avec nous ce soir…

{p. 208} Pons s’embrouilla dans une diffuse réponse, et finit en faisant observer à son cousin qu’il assistait le soir aux fiançailles d’un musicien de son orchestre qui jetait la flûte aux orties pour devenir banquier.

– Eh bien ! demain.

– Mon cousin, madame la comtesse Popinot m’a fait l’honneur de m’inviter par une lettre d’une amabilité…

– Après-demain donc… reprit le président.

– Après-demain, l’associé de ma {p. 209} première flûte, un Allemand, un monsieur Brunner, rend aux fiancés la politesse qu’il reçoit d’eux aujourd’hui…

– Vous êtes bien assez aimable pour qu’on se dispute ainsi le plaisir de vous recevoir, dit le président.

Eh bien ! dimanche prochain ! à huitaine… comme on dit au Palais.

– Mais nous dînons chez un monsieur Graff, le beau-père de la flûte…

– Eh bien ! à samedi !

D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute.

{p. 210} Dieu ne demande que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père Éternel avec cette pauvre petite Cécile ?…

Pons, pris par ses côtés faibles, se rejeta dans des formules plus que polies, et reconduisit le président jusque sur le palier.

Une heure après les gens du président arrivèrent chez le bonhomme Pons ; ils se montrèrent ce que sont les domestiques, lâches et patelins ; ils pleurèrent !

Madeleine prit à part monsieur Pons et se jeta résolument à ses pieds.

{p. 211} – C’est moi, monsieur, qui ai tout fait, et monsieur sait bien que je l’aime, dit-elle en fondant en larmes.

C’est à la vengeance, qui me bouillait dans le sang que monsieur doit s’en prendre de toute cette malheureuse affaire.

Nous perdrons nos viagers !…

Monsieur, j’étais folle, et je ne voudrais pas que mes camarades souffrissent de ma folie… Je vois bien, maintenant, que le sort ne m’a pas faite pour être à monsieur…

Je me suis raisonnée, j’ai eu trop {p. 212} d’ambition, mais je vous aime toujours, monsieur.

Pendant dix ans je n’ai pensé qu’au bonheur de faire le vôtre et de soigner tout ici… Quelle belle destinée…

Oh ! si monsieur savait combien je l’aime ! Mais monsieur a dû s’en apercevoir à toutes mes méchancetés.

Si je mourais demain, qu’est-ce qu’on trouverait ?… un testament en votre faveur, monsieur… oui, monsieur, dans ma malle, sous mes bijoux !

En faisant mouvoir cette corde, Madeleine livra le vieux garçon aux jouissances {p. 213} d’amour-propre que causera toujours une passion inspirée, quand même elle déplaît.

Après avoir pardonné noblement à Madeleine, il reçut tout le monde à merci en disant qu’il parlerait à sa cousine la présidente pour obtenir que tous les gens restassent chez elle.

Pons se vit avec un plaisir ineffable rétabli dans toutes ses jouissances habituelles, sans avoir commis de lâcheté.

Le monde était venu vers lui, la dignité de son caractère allait y gagner ; mais en expliquant son triomphe à son ami Schmucke, il eut la douleur de le {p. 214} voir triste, et plein de doutes inexprimés.

Néanmoins, à l’aspect du changement subit qui eut lieu dans la physionomie de Pons, le bon Allemand finit par se réjouir en immolant le bonheur qu’il avait goûté, de posséder pendant près de quatre mois son ami tout entier.

Les maladies morales ont sur les maladies physiques un avantage immense, elles guérissent instantanément, par l’accomplissement du désir qui les cause ; comme elles naissent par la privation, Pons, dans cette matinée, ne fut plus le même homme.

Le vieillard triste, moribond, fit {p. 215} place au Pons satisfait, qui naguère apportait à la présidente, l’éventail de la marquise de Pompadour.

Mais Schmucke tomba dans des rêveries profondes sur ce phénomène sans le comprendre, car le stoïcisme vrai ne s’expliquera jamais la courtisanerie française.

Pons était un vrai Français de l’Empire, en qui la galanterie du dernier siècle s’unissait au dévouement pour la femme, tant célébré dans les romances de Partant pour la Syrie, etc.

Schmucke enterra son chagrin dans son cœur sous les fleurs de sa philosophie {p. 216} allemande ; mais en huit jours il devint jaune et madame Cibot usa d’artifices pour introduire le médecin du quartier auprès de Schmucke.

Ce médecin craignit un ictère, et il laissa madame Cibot foudroyée par ce mot savant dont l’explication est jaunisse !

Pour la première fois peut-être, les deux amis allaient dîner ensemble en ville ; mais, pour Schmucke, c’était faire une excursion en Allemagne.

En effet, Johann Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, et sa fille Émilie, Wolfgang Graff, le tailleur et sa femme, {p. 217} Fritz Brunner et Wilhem Schwab étaient Allemands.

Pons et le notaire étaient les seuls Français admis au banquet.

Les tailleurs, qui possédaient un magnifique hôtel situé rue de Richelieu, entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue Villedot, avaient élevé leur nièce, dont le père craignit avec raison le contact des gens de toute espèce qui viennent dans un hôtel.

Ces dignes tailleurs, qui aimaient cette enfant comme si c’eût été leur fille, donnaient leur rez-de-chaussée au jeune ménage.

{p. 218} Là devait s’établir la maison de Banque Brunner, Schwab et compagnie.

Comme ces arrangements dataient d’un mois environ, temps voulu pour recueillir l’héritage dévolu à Brunner, auteur de toute cette félicité, l’appartement des futurs époux avait été richement mis à neuf et meublé par le Graff.

Les bureaux de la maison de Banque étaient ménagés dans l’aile qui réunissait une magnifique maison de produit bâtie sur la rue à l’ancien hôtel sis entre cour et jardin.

{p. 219} {p. 220} {p. 221}

XXI
Ce que coûte une femme §

En allant de la rue de Normandie à la rue Richelieu, Pons obtint du distrait Schmucke les détails de cette nouvelle histoire de l’enfant prodigue, pour qui la Mort avait tué l’aubergiste gras.

{p. 222} Pons, fraîchement réconcilié avec ses plus proches parents, fut aussitôt atteint du désir de marier Fritz Brunner avec Cécile de Marville.

Le hasard voulut que le notaire des frères Graff fût précisément le gendre et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de l’Étude, chez qui dînait souvent Pons.

– Ah ! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant la main à son ex-amphytrion.

– Et pourquoi ne nous faites-vous plus le plaisir de venir dîner chez nous ? demanda le notaire.

{p. 223} Ma femme était inquiète de vous.

Nous vous avons vu à la première représentation de la Fiancée du Diable, et notre inquiétude est devenue de la curiosité.

– Les vieillards sont susceptibles, répondit le bonhomme, ils ont le tort d’être d’un siècle en retard, et c’est bien assez d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit mourir.

– Ah ! dit le notaire d’un air fin, on ne court pas deux siècles à la fois.

– Ah çà ! demanda le bonhomme en attirant le jeune notaire dans un {p. 224} coin, pourquoi ne mariez-vous pas ma cousine Cécile de Marville…

– Ah ! pourquoi, reprit le notaire.

Dans ce siècle, où le luxe a pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à joindre leur sort à celui de la fille d’un président à la cour royale de Paris, quand on ne lui constitue que cent mille francs de dot.

On ne connaît pas encore de femme qui ne coûte à son mari que trois mille francs par an, dans la classe où sera placé le mari de mademoiselle de Marville.

Les intérêts d’une semblable dot {p. 225} peuvent donc à peine solder les dépenses de toilette d’une future épouse.

Un garçon, doué de quinze à vingt mille francs de rentes demeure dans un joli entre-sol, le monde ne lui demande aucun tapage, il peut n’avoir qu’un seul domestique, il applique tous ses revenus à ses plaisirs, il n’a d’autre décorum à garder que celui dont se charge son tailleur.

Caressé par toutes les mères prévoyantes, il est un des rois de la fashion parisienne.

Au contraire, une femme exige une maison montée, on prend la voiture {p. 226} pour elle ; si elle va au spectacle, elle veut une loge, là où le garçon ne payait que sa stalle ; enfin elle devient toute la représentation de la fortune que le garçon représentait naguère à lui seul.

Supposez aux époux trente mille francs de rentes ? dans le monde actuel le garçon riche devient un pauvre diable qui regarde au prix d’une course à Chantilly.

Introduisez des enfants ? la gêne se déclare.

Comme monsieur et madame de Marville commencent à peine la cinquantaine, les espérances ont quinze ou {p. 227} vingt ans d’échéance ; aucun garçon ne se soucie de les garder si longtemps en portefeuille ; et le calcul gangrène si bien le cœur des étourdis qui dansent la polka chez Mabille avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient les deux faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur expliquer.

Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses prétendus le cœur assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se livrent à ces réflexions anti-matrimoniales.

Si quelque jeune homme, jouissant de sa raison et de vingt mille francs de {p. 228} rentes, se dessine, in petto un programme d’alliance pour satisfaire à d’ambitieuses pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu…

– Et pourquoi ? demanda le musicien stupéfait.

– Ah !… répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons, fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison, très belles, très spirituelles, très bien élevées, sans tare, parfaites.

– Ma cousine se mariera donc difficilement ?

{p. 229} – Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas à lui donner Marville en dot ; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait déjà la vicomtesse Popinot…

– Ah ! voici monsieur Brunner, nous allons lire l’acte de société de la maison Brunner et le contrat de mariage.

Une fois les présentations et les compliments faits, Pons, engagé par les parents à signer au contrat, entendit la lecture des actes, et, vers cinq heures et demie, on passa dans la salle à manger.

Le dîner fut un de ces repas somptueux {p. 230} comme en donnent les négocians quand ils font trève aux affaires, et qui d’ailleurs attestait les relations de Graff, le maître de l’hôtel du Rhin avec les premiers fournisseurs de Paris.

Jamais Pons ni Schmucke n’avaient connu pareille chère.

II y eut des plats à ravir la pensée !… des nouilles d’une délicatesse inédite, des éperlans d’une friture incomparable, un ferra de Genève à la vraie sauce genèvoise, et une crême pour plum-pudding à étonner le fameux docteur qui l’a, dit-on, inventée à Londres.

On sortit de table à dix heures du {p. 231} soir. Ce qui s’était bu de vin du Rhin et de vins français étonnerait des dandies, car on ne sait pas tout ce que les Allemands peuvent absorber de liquides en restant calmes et tranquilles.

Il faut dîner en Allemagne et voir les bouteilles se succédant les unes aux autres comme le flot succède au flot sur une belle plage de la Méditerranée, et disparaissant comme si les Allemands avaient la puissance absorbante de l’éponge et du sable, mais harmonieusement, sans le tapage français ; le discours reste sage comme l’improvisation d’un usurier, les visages rougissent comme ceux des fiancées peintes dans les fresques de Cornélius ou de Schnorr 40, {p. 232} c’est-à-dire imperceptiblement, et les souvenirs s’épanchent comme la fumée des pipes, avec lenteur.

Vers dix heures et demie, Pons et Schmucke se trouvèrent sur un banc dans le jardin, chacun à côté de l’ancienne flûte, sans trop savoir qui les avait amenés à s’expliquer leurs caractères, leurs opinions et leurs malheurs. Au milieu de ce pot-pourri de confidences, Wilhem parla de son désir de marier Fritz, mais avec une force, avec une éloquence vineuse.

– Que dites-vous de ce programme pour votre ami Brunner ? s’écria Pons à l’oreille de Wilhem.

{p. 233} Une jeune personne charmante, raisonnable, vingt-quatre ans, appartenant à une famille de la plus haute distinction, le père occupe une des places les plus élevées de la magistrature, il y a cent mille francs de dot, et des espérances pour un million.

– Attendez ! répondit Schwab, je vais en parler à l’instant à Fritz.

Et les deux musiciens virent Brunner et son ami tournant dans le jardin, passant et repassant sous leurs yeux, l’un écoutant l’autre alternativement.

Pons, dont la tête était un peu lourde et qui, sans être absolument ivre, avait autant de légèreté dans les idées que {p. 234} de pesanteur dans leur enveloppe, observa Fritz Brunner à travers ce nuage diaphane que cause le vin, et il voulut voir sur cette physionomie des aspirations vers le bonheur de la famille !…

Schwab présenta bientôt à monsieur Pons, son ami, son associé, lequel remercia beaucoup le vieillard de la peine qu’il daignait prendre.

Une conversation s’engagea, dans laquelle Schmucke et Pons, ces deux célibataires, exaltèrent le mariage, et se permirent, sans y entendre malice, ce calembour : « que c’était la fin de l’homme. »

Quand on servit des glaces, du thé, {p. 235} du punch et des gâteaux dans le futur appartement des futurs époux, l’hilarité fut au comble parmi ces estimables négociants, presque tous gris, en apprenant que le commanditaire de la maison de banque allait imiter son associé.

Schmucke et Pons à deux heures du matin, rentrèrent après être venus par les boulevards, en philosophant à perte de raison sur l’arrangement musical des choses en ce bas monde.

{p. 236} {p. 237} {p. 238} {p. 239}

XXII
Où Pons apporte à la présidente un objet d’art un peu plus précieux qu’un éventail §

Le lendemain, Pons allait par les boulevards, chez sa cousine la présidente, en proie à la joie profonde de rendre le bien pour le mal.

Pauvre chère belle âme !… Certainement {p. 240} il atteignait au sublime, et tout le monde en conviendra car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Monthyon à ceux qui font leur devoir, en suivant les préceptes de l’évangile.

– Ah ! ils auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en tournant la rue de Choiseul.

Un homme moins absorbé que Pons dans son contentement, un homme du monde, un homme défiant eût observé la présidente et sa fille en revenant dans cette maison ; mais ce pauvre musicien était un enfant, un artiste plein de naïveté, ne croyant qu’au bien {p. 241} moral comme il croyait au beau dans les arts ; il fut enchanté des caresses que lui firent Cécile et la présidente.

Ce bonhomme qui, depuis douze ans, voyait jouer le vaudeville, le drame et la comédie sous ses yeux, ne reconnut pas les grimaces de la comédie sociale sur lesquelles sans doute il était blasé.

Ceux qui hantent le monde parisien et qui ont compris la sécheresse d’âme et de corps de la présidente, ardente seulement aux honneurs et enragée d’être vertueuse, sa fausse dévotion et la hauteur de caractère d’une femme habituée à commander chez elle, peuvent {p. 242} imaginer quelle haine cachée elle portait au cousin de son mari, depuis le tort qu’elle s’était donné.

Toutes les démonstrations de la présidente et de sa fille furent donc doublées d’un formidable désir de vengeance, évidemment ajournée.

Pour la première fois de sa vie, Amélie avait eu tort vis-à-vis du mari qu’elle régentait, elle devait se montrer affectueuse pour l’auteur de sa défaite. Il n’y a d’analogue à cette situation que certaines hypocrisies qui durent des années dans le sacré collége des cardinaux ou dans les chapitres des chefs d’ordres religieux.

{p. 243} À trois heures, au moment où le président revint du palais, Pons avait à peine fini de raconter les incidens merveilleux de sa connaissance avec monsieur Frédéric Brunner, et le repas de la veille qui n’avait fini que le matin, et tout ce qui concernait ledit Frédéric Brunner.

Cécile était allée droit au fait, en s’enquérant de la manière dont s’habillait Frédéric Brunner, de la taille, de la tournure, de la couleur des cheveux et des yeux, et lorsqu’elle eut conjecturé que Frédéric avait l’air distingué, elle admira la générosité de son caractère.

– Donner cinq cent mille francs à {p. 244} son compagnon d’infortune, oh ! maman, j’aurai voiture et loge aux Italiens.

Et Cécile devint presque jolie en pensant à la réalisation de toutes les prétentions de sa mère pour elle, et à l’accomplissement des espérances dont elle désespérait.

Quant à la présidente, elle dit ce seul mot :

– Chère petite fillette, tu peux être mariée dans quinze jours.

Toutes les mères appellent leurs filles qui ont vingt-trois ans, des fillettes !

– Néanmoins, dit le président, encore {p. 245} faut-il le temps de prendre des renseignements, jamais je ne donnerai ma fille au premier venu…

– Quant aux renseignemens, c’est chez Berthier que se sont faits les actes, répondit le vieil artiste.

Quant au jeune homme, ma chère cousine, vous savez ce que vous m’avez dit ;… il a quarante ans passés, la moitié de la tête est sans cheveux, il veut trouver dans la famille un port contre les orages, je ne l’en ai pas détourné, tous les goûts sont dans la nature…

– Raison de plus pour voir monsieur Frédéric Brunner, répliqua le président.

{p. 246} Je ne veux pas donner ma fille à quelque valétudinaire.

– Eh bien ! ma cousine, vous allez juger de mon prétendu, dans cinq jours, si vous voulez ; car, dans vos idées, une entrevue suffirait…

Cécile et la présidente firent un geste d’enchantement.

– Frédéric, qui est un amateur très distingué, m’a prié de lui laisser voir en détail ma petite collection, reprit le cousin Pons.

Vous n’avez jamais vu mes tableaux, mes curiosités, venez, dit-il à ses deux {p. 247} parentes, vous serez là comme des dames amenées par mon ami Schmucke, et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises.

Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.

– À merveille ! s’écria le président.

On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis dédaigné.

Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente.

L’heureuse mère, noyant sa haine dans les flots de sa joie, trouva des regards, {p. 248} des sourires, des paroles qui mirent le bonhomme en extase à cause du bien qu’il faisait, et à cause de l’avenir qu’il entrevoyait.

Ne devait-il pas trouver dans les maisons Brunner, Schwab, Graff, des dîners semblables à celui de la signature du contrat ?

Il apercevait une vie de cocagne et une suite merveilleuse de plats couverts ! de surprises gastronomiques, de vins exquis !

– Si notre cousin Pons nous fait faire une pareille affaire, dit le président à sa femme, quand Pons fut parti, {p. 249} nous devons lui constituer une rente équivalente à ses appointemens de chef d’orchestre.

– Certainement, dit la présidente.

Cécile fut chargée, dans le cas où elle agréerait le jeune homme, de faire accepter cette ignoble munificence au vieux musicien.

Le lendemain, le président, désireux d’avoir des preuves authentiques de la fortune de monsieur Frédéric Brunner, alla chez le notaire. Berthier, prévenu par la présidente, avait fait venir son nouveau client, le banquier Schwab, l’ex-flûte.

{p. 250} Ébloui d’une pareille alliance pour son ami (on sait combien les Allemands respectent les distinctions sociales ! en Allemagne, une femme est madame la générale, madame la conseillère, madame l’avocate), Schwab fut coulant comme un collectionneur qui croit fourber un marchand.

– Avant tout, dit le père de Cécile à Schwab, comme je donnerai par contrat ma terre de Marville à ma fille, je désirerais la marier sous le régime dotal.

Monsieur Brunner placerait alors un million en terres pour augmenter Marville, en constituant un immeuble dotal {p. 251} qui mettrait l’avenir de ma fille et celui de ses enfants à l’abri des chances de la Banque.

Berthier se caressa le menton en pensant :

– Il va bien, monsieur le président.

Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta fort pour son ami.

Cette clause accomplissait le vœu qu’il avait entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais de retomber dans la misère.

– Il se trouve en ce moment pour {p. 252} douze cent mille francs de fermes et d’herbages à vendre, dit le président.

– Un million en actions de la Banque suffira bien, dit Schwab pour garantir le compte de notre maison à la Banque, Fritz ne veut pas mettre plus de deux millions dans les affaires, il fera ce que vous demandez, monsieur le président.

Le président rendit ses deux femmes presque folles en leur apprenant ces nouvelles.

Jamais capture si riche ne s’était montrée si complaisante au filet conjugal.

{p. 253} – Tu seras madame Brunner de Marville, dit le père à sa fille, car j’obtiendrai pour ton mari la permission de joindre ce nom au sien, et plus tard il aura des lettres de naturalité.

Si je deviens pair de France, il me succédera !

La présidente employa cinq jours à apprêter sa fille.

Le jour de l’entrevue, elle habilla Cécile elle même, elle l’équipa de ses mains avec le soin que l’amiral de la flotte bleue mit à armer le yacht de plaisance de la reine d’Angleterre quand elle partit pour son voyage d’Allemagne.

{p. 254} De leur côté, Pons et Schwab nettoyèrent, époussetèrent le musée de Pons, l’appartement, les meubles, avec l’agilité de matelots brossant un vaisseau d’amiral.

Pas un grain de poussière dans les bois sculptés.

Tous les cuivres reluisaient.

Les glaces des pastels laissaient voir nettement les œuvres de Latour, de Greuze et de Liautard, l’illustre auteur de la Chocolatière, le miracle de cette peinture, hélas ! si passagère.

L’inimitable émail des bronzes florentins chatoyait.

{p. 255} Les vitraux coloriés resplendissaient de leurs fines couleurs.

Tout brillait dans sa forme et jetait sa phrase à l’âme dans ce concert de chefs-d’œuvre organisé par deux musiciens aussi petits l’un que l’autre.

{p. 256} {p. 257} {p. 258} {p. 259}

XXIII
Une idée allemande §

Assez habiles pour éviter les difficultés d’une entrée en scène, les femmes vinrent les premières, elles voulaient être sur leur terrain.

Pons présenta son ami Schmucke à {p. 260} ses parentes, auxquelles il parut être un idiot.

Occupées comme elles l’étaient d’un fiancé quatre fois millionnaire, les deux ignorantes prêtèrent une attention médiocre aux démonstrations artistiques du bonhomme Pons.

Elles regardaient d’un œil indifférent les émaux de Petitot espacés dans les champs en velours rouge de trois cadres merveilleux.

Les fleurs de Van Huysum, de David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van-Eyck, les Albert Durer, les vrais Cranach, le Giorgion, le Sébastien {p. 261} del Piombo, Backuysen, Hobbéma, Géricault, les raretés de la peinture, rien ne piquait leur curiosité, car elles attendaient le soleil qui devait éclairer ces richesses.

Néanmoins, elles furent surprises de la beauté de quelques bijoux étrusques et de la valeur réelle des tabatières.

Elles s’extasiaient par complaisance en tenant à la main des bronzes florentins, quand madame Cibot annonça monsieur Brunner !

Elles ne se retournèrent point et profitèrent d’une superbe glace de Venise {p. 262} encadrée dans de monstrueux morceaux d’ébène sculptés, pour examiner le phénix des prétendus.

Frédéric, prévenu par Wilhem, avait massé le peu de cheveux qui lui restait.

Il portait un joli pantalon d’une nuance douce quoique sombre, un gilet de soie d’une élégance suprême et d’une coupe neuve, une chemise à points à jour d’une toile faite à la main par une Frisonne, une cravate bleue à filets blancs.

La chaîne de sa montre sortait de chez Froment-Meurice, ainsi que la pomme de sa canne.

{p. 263} Quant à l’habit, le père Graff l’avait taillé, lui-même dans le plus beau drap.

Des gants de Suède annonçaient l’homme qui avait déjà mangé la fortune de sa mère.

On aurait deviné le petit coupé bas, à deux chevaux, du banquier en voyant miroiter ses bottes vernies, si l’oreille des deux commères n’en avait entendu déjà le roulement dans la rue de Normandie.

Quand le débauché de vingt ans est la chrysalide d’un banquier, il éclot à quarante ans un observateur, d’autant plus fin, que Brunner avait compris {p. 264} tout le parti qu’un Allemand peut tirer de sa naïveté.

Il eut, pour cette matinée, l’air rêveur d’un homme qui se trouve entre la vie de famille à prendre et les dissipations de la vie de garçon à continuer.

Chez un Allemand francisé, cette physionomie parut à Cécile le superlatif du romanesque.

Elle vit un Werther dans l’enfant des Virlaz.

Quelle est la jeune fille qui ne se permet pas un petit roman dans l’histoire de son mariage ?

{p. 265} Cécile se regarda comme la plus heureuse des femmes, quand Brunner, à l’aspect des magnifiques œuvres collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction de Pons.

– C’est un poète ! se dit mademoiselle de Marville, il voit là des millions.

Un poète est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe de niaiseries.

Chaque carreau des deux croisées de {p. 266} la chambre du bonhomme était un vitrail Suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il comptait seize de ces chefs-d’œuvre à la recherche desquels voyagent aujourd’hui les amateurs.

En 1815, ces vitraux se vendaient entre six et dix francs.

Le prix des soixante tableaux qui composaient cette divine collection, chefs-d’œuvre purs, sans un repeint, authentiques, ne pouvait être connu qu’à la chaleur des enchères.

Autour de chaque tableau, s’épanouissait un cadre d’une immense valeur.

{p. 267} On en voyait de toutes les façons : le cadre vénitien, avec ses gros ornements semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain, si remarquable par ce que les artistes appellent le fla-fla ! le cadre espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs naïfs personnages, le cadre d’écaille incrusté d’étain, de cuivre, de nacre, d’ivoire ; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin une collection unique des plus beaux modèles.

Pons, plus heureux que les conservateurs des Trésors de Dresde et de {p. 268} Vienne, possédait un cadre du fameux Brustolone, le Michel-Ange du bois.

Naturellement mademoiselle de Marville demanda des explications à chaque curiosité nouvelle.

Elle se fit initier à la connaissance de ces merveilles par Brunner.

Elle fut si naïve dans ses exclamations, elle parut si heureuse d’apprendre de Frédéric la valeur, la beauté d’une peinture, d’une sculpture, d’un bronze, que l’Allemand dégela ; sa figure devint jeune.

Enfin, de part et d’autre, on alla {p. 269} plus loin qu’on ne le voulait dans cette première rencontre, toujours due au hasard.

Cette séance dura trois heures.

Brunner offrit la main à Cécile pour descendre l’escalier.

En descendant les marches avec une sage lenteur, Cécile, qui causait toujours beaux-arts, fut étonnée de l’admiration de son prétendu pour les brimborions de son cousin Pons.

– Vous croyez donc que tout ce que nous venons de voir vaut beaucoup d’argent ?

{p. 270} – Eh ! mademoiselle, si monsieur votre cousin voulait me vendre sa collection, j’en donnerais ce soir cent mille francs, et je ne ferais pas une mauvaise affaire.

Les soixante tableaux monteraient seuls à une somme plus forte en vente publique.

– Je le crois, puisque vous me le dites, répondit-elle, et il faut bien que cela soit, car c’est ce dont vous vous êtes le plus occupé.

– Oh ! Mademoiselle !… s’écria Brunner.

Pour toute réponse à ce reproche, {p. 271} je vais demander à madame votre mère la permission de me présenter chez elle pour avoir le bonheur de vous revoir.

– Est-elle spirituelle, ma fillette ! pensa la présidente qui marchait sur les talons de sa fille.

– Ce sera avec le plus grand plaisir, monsieur, ajouta-t-elle à haute voix.

J’espère que vous viendrez avec notre cousin Pons à l’heure du dîner ; monsieur le président sera charmé de faire votre connaissance…

– Merci, cousin.

{p. 272} Elle pressa le bras de Pons d’une façon tellement significative, que la phrase sacramentelle :

« C’est entre nous à la vie à la mort ! »

N’eût pas été si forte.

Elle embrassa Pons par l’œillade qui accompagna ce :

« Merci, cousin. »

Après avoir mis la jeune personne en voiture, et quand le coupé de remise eut disparu dans la rue Charlot, Brunner parla bric-à-brac à Pons qui parlait mariage.

{p. 273} – Ainsi, vous ne voyez pas d’obstacle ?… dit Pons.

– Ah ! répliqua Brunner ; la petite est insignifiante, la mère est un peu pincée… nous verrons.

– Une belle fortune à venir, fit observer Pons.

Plus d’un million…

– À lundi ! répéta le millionnaire.

Si vous vouliez vendre votre collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille francs…

– Ah ! s’écria le bonhomme qui ne {p. 274} se savait pas si riche ; mais je ne pourrais pas me séparer de ce qui fait mon bonheur…

Je ne vendrais ma collection que livrable après ma mort.

– Eh bien ! nous verrons…

– Voilà deux affaires en train, dit le collectionneur qui ne pensait qu’au mariage.

Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage.

Pons regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait sa pipe sur le pas de la porte.

{p. 275} {p. 276} {p. 277}

XXIV
Chateaux en Espagne §

Le soir même, chez son beau-père que la présidente de Marville alla consulter, elle trouva la famille Popinot.

Dans son désir de satisfaire une petite {p. 278} vengeance bien naturelle au cœur des mères, quand elles n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville fit entendre que Cécile faisait un mariage superbe.

– Qui Cécile épouse-t-elle donc ? fut une demande qui courut sur toutes les lèvres.

Et alors, sans croire trahir ses secrets, la présidente dit tant de petits mots, fit tant de confidences à l’oreille, confirmées par madame Berthier d’ailleurs, que voici ce qui se disait le lendemain dans l’empyrée bourgeois où Pons accomplissait ses évolutions gastronomiques.

{p. 279} Cécile de Marville se marie avec un jeune Allemand qui se fait banquier par humanité, car il est riche de quatre millions ; c’est un héros de roman, un vrai Werther, charmant, un bon cœur, ayant fait ses folies, qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour à première vue, et d’autant plus sûr, que Cécile avait pour rivales toutes les madones peintes de Pons, etc., etc.

Le surlendemain, quelques personnes vinrent complimenter la présidente uniquement pour savoir si la dent d’or existait, et la présidente fit ces variations admirables que les mères pourront consulter, comme autrefois on consultait le parfait secrétaire.

{p. 280} – Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand on revient de la Mairie et de l’Église, et nous n’en sommes encore qu’à des entrevues ; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas parler de nos espérances…

– Vous êtes bien heureuse, madame la présidente, les mariages se concluent aujourd’hui bien difficilement.

– Que voulez-vous ? C’est un hasard ; mais les mariages se font souvent ainsi.

– Eh bien ! vous mariez donc Cécile ! disait madame Cardot.

{p. 281} – Oui, répondait la présidente, en comprenant la malice du donc.

Nous étions exigeans, c’est ce qui retardait l’établissement de Cécile.

Mais nous trouvons tout, fortune, amabilité, bon caractère.

Ma chère petite fille méritait bien cela d’ailleurs.

Monsieur Brunner est un charmant homme, plein de distinction ; il aime le luxe, il connaît la vie, il est fou de Cécile, il l’aime sincèrement ; et, malgré ses trois ou quatre millions, Cécile l’accepte…

{p. 282} – Nous n’avions pas de prétentions si élevées, mais…

– Les avantages ne gâtent rien…

– Ce n’est pas tant la fortune que l’affection inspirée par ma fille qui nous décide, disait la présidente à madame Lebas.

Monsieur Brunner est si pressé, qu’il veut que le mariage se fasse dans les délais légaux.

– C’est un étranger…

– Oui, madame ; j’avoue que je suis bien heureuse.

{p. 283} Non, ce n’est pas un gendre, c’est un fils que j’aurai.

Monsieur Brunner est d’une délicatesse vraiment séduisante.

On n’imagine pas l’empressement qu’il a mis à se marier sous le régime dotal…

C’est une grande sécurité pour les familles.

Il achète pour douze cent mille francs d’herbages qui seront réunis un jour à Marville.

Le lendemain, c’était d’autres variations sur le même thème.

{p. 284} Ainsi, monsieur Brunner était un grand seigneur, faisant tout en grand seigneur ; il ne comptait pas ; et, si monsieur de Marville pouvait obtenir des lettres de grande naturalité (le ministère lui devait bien un petit bout de loi), le gendre deviendrait pair de France.

On ne connaissait pas la fortune de monsieur Brunner 41, il avait les plus beaux chevaux et les plus beaux équipages de Paris, etc.

Le plaisir que les Camusot prenaient à publier leurs espérances, disait assez combien ce triomphe était inespéré.

Aussitôt après l’entrevue chez le cousin {p. 285} Pons, monsieur de Marville, poussé par sa femme, décida le ministre de la justice, son premier président et le procureur-général à dîner chez lui le jour de la présentation du phénix des gendres.

Les trois grands personnages acceptèrent, quoique invités à bref délai, car chacun d’eux comprit le rôle que leur faisait jouer le père de famille, et ils lui vinrent en aide avec plaisir.

En France on porte assez volontiers secours aux mères de famille qui pêchent un gendre riche.

Le comte et la comtesse Popinot se {p. 286} prêtèrent également à compléter le luxe de cette journée, quoique cette invitation leur parût être de mauvais goût.

Il y eut en tout onze personnes.

Le grand-père de Cécile, le vieux Camusot, et sa femme ne pouvaient manquer à cette réunion, destinée par la position des convives à engager définitivement monsieur Brunner, annoncé, comme on l’a vu, comme un des plus riches capitalistes de l’Allemagne, un homme de goût (il aimait la fillette), le futur rival des Nucingen, des Keller, des du Tillet, etc.

– C’est notre jour, dit avec une {p. 287} simplicité fort étudiée la présidente à celui qu’elle regardait comme son gendre en lui nommant les convives, nous n’avons que des intimes.

D’abord, le père de mon mari, qui, vous le savez, doit être promu pair de France ; puis monsieur le comte et la comtesse Popinot, dont le fils ne s’est pas trouvé assez riche pour Cécile, et nous n’en sommes pas moins bons amis, notre ministre de la justice, notre premier président, notre procureur-général, enfin nos amis…

Nous serons obligés de dîner un peu tard, à cause de la Chambre, la séance ne finit jamais qu’à six heures.

{p. 288} Brunner regarda Pons d’une manière significative, et Pons se frotta les mains, en homme qui dit :

– Voilà nos amis, mes amis !…

La présidente, en femme habile, eut quelque chose de particulier à dire à son cousin, afin de laisser Cécile un instant en tête à tête avec son Werther.

Cécile bavarda considérablement, et s’arrangea pour que Frédéric aperçût un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un Goethe qu’elle avait cachés.

– Ah ! vous apprenez l’allemand ? dit Brunner en rougissant.

{p. 289} Il n’y a que les Français pour inventer ces sortes de trappes.

– Oh ! dit-elle, êtes-vous méchant ?… ce n’est pas bien, monsieur, de fouiller ainsi dans mes cachettes.

Je veux lire Goethe dans l’original, répondit-elle.

Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand.

– La grammaire est donc bien difficile à comprendre, car il n’y a pas dix feuillets de coupés… répondit naïvement Brunner.

Cécile, confuse, se retourna pour ne pas laisser voir sa rougeur.

{p. 290} Un Allemand ne résiste pas à ces sortes de témoignages, il prit Cécile par la main, la ramena tout interdite sous son regard, et la regarda comme les fiancés se regardent dans les romans d’Auguste Lafontaine, de pudique mémoire.

– Vous êtes adorable ! dit-il.

Celle-ci fit un geste mutin qui signifiait :

– Et vous donc ! qui ne vous aimerait ?

– Maman, ça va bien ! dit-elle à l’oreille de sa mère qui revint avec Pons.

{p. 291} L’aspect d’une famille pendant une soirée pareille ne se décrit pas.

Chacun était content de voir une mère qui mettait la main sur un bon parti pour sa fille.

On félicitait par des mots à double entente ou à double détente, et Brunner qui feignait de ne rien comprendre, et Cécile qui comprenait tout, et le président qui quêtait des compliments.

Tout le sang de Pons lui tinta dans les oreilles, il crut voir tous les becs de gaz de la rampe de son théâtre quand Cécile lui dit à voix basse avec les plus ingénieux ménagements l’intention de {p. 292} son père, relativement à une rente viagère de douze cents francs que le vieil artiste refusa positivement, en objectant la révélation que Brunner lui avait faite de sa fortune mobilière.

Le ministre, le premier président, le procureur-général, les Popinot, tous les gens affairés s’en allèrent.

Il ne resta bientôt plus que le vieux monsieur Camusot, et Cardot, l’ancien notaire, assisté de son gendre Berthier.

Le bonhomme Pons, se voyant en famille, remercia fort maladroitement le président et la présidente de la proposition que Cécile venait de lui faire.

{p. 293} Les gens de cœur sont ainsi, tout à leur premier mouvement.

Brunner, qui vit dans cette rente offerte ainsi, comme une prime, fit sur lui-même un retour israélite, et prit une attitude qui dénotait la rêverie du calculateur.

– Ma collection ou son prix appartiendra toujours à votre famille, que j’en traite avec notre ami Brunner ou que je la garde, disait Pons en apprenant à la famille étonnée qu’il possédait de si grandes valeurs.

Brunner observa le mouvement qui eut lieu chez tous ces ignorants, en faveur {p. 294} d’un homme qui passait d’un état taxé d’indigence à une fortune, comme il avait observé déjà les gâteries de la mère et du père pour leur Cécile, idole de la maison, et il se plut alors à exciter les surprises et les exclamations de ces dignes bourgeois.

– J’ai dit à mademoiselle que les tableaux de monsieur Pons valaient cette somme pour moi ; mais au prix que les objets d’art uniques ont acquis, personne ne peut prévoir la valeur à laquelle cette collection atteindrait en vente publique.

Les soixante tableaux monteraient à un million, j’en ai vu plusieurs de cinquante mille francs.

{p. 295} – Il fait bon être votre héritier, dit l’ancien notaire à Pons.

– Mais mon héritier, c’est ma cousine Cécile, répliqua le bonhomme en persistant dans sa parenté.

Un mouvement d’admiration se manifesta pour le vieux musicien.

– Ce sera une très riche héritière, dit en riant Cardot qui partit.

On laissa Camusot le père, le président, la présidente, Cécile, Brunner, Berthier et Pons ensemble ; car on présuma que la demande difficile de la main de Cécile allait se faire.

{p. 296} En effet, lorsque ces personnes furent seules, Brunner commença par une demande, qui parut d’un bon augure aux parents.

– J’ai cru comprendre, dit Brunner en s’adressant à la présidente, que mademoiselle était fille unique…

– Certainement, répondit-elle avec orgueil.

– Vous n’aurez de difficultés avec personne, répondit le bonhomme Pons pour décider Brunner à formuler sa demande.

Brunner devint soucieux, et un fatal silence amena la froideur la plus étrange.

{p. 297} Il semblait que la présidente eût avoué que sa fillette était épileptique.

Le président, jugeant que sa fille ne devait pas être là, lui fit un signe, que Cécile comprit : elle sortit.

Brunner resta muet. On se regarda. La situation devint gênante.

Le vieux Camusot, homme d’expérience, emmena l’Allemand dans la chambre de la présidente, sous prétexte de lui montrer l’éventail trouvé par Pons, en devinant qu’il surgissait quelques difficultés, et il fit signe à son fils, à sa belle-fille et à Pons de le laisser avec le futur.

{p. 298} – Voilà ce chef-d’œuvre ! dit le vieux marchand de soieries en montrant l’éventail.

– Cela vaut cinq mille francs ? répondit Brunner après l’avoir contemplé.

– N’étiez-vous pas venu, monsieur, reprit le futur pair de France, pour demander la main de ma petite fille ?

– Oui, monsieur, dit Brunner, et je vous prie de croire qu’aucune alliance ne peut être plus flatteuse pour moi que celle-là.

Je ne trouverai jamais une jeune personne plus belle, plus aimable, qui {p. 299} me convienne mieux que mademoiselle Cécile ; mais…

– Ah ! pas de mais, dit le vieux Camusot, ou voyons sur-le-champ la traduction de vos mais, mon cher monsieur…

– Monsieur ! reprit gravement Brunner, je suis bien heureux que nous ne soyons engagés ni les uns ni les autres, car la qualité de fille unique, si précieuse pour tout le monde, excepté pour moi, qualité que j’ignorais, croyez-le bien, est un empêchement absolu…

– Comment, monsieur, dit le vieillard stupéfait, d’un avantage immense, vous en faites un tort ?

{p. 300} Votre conduite est vraiment extraordinaire, et je voudrais bien en connaître les raisons.

– Monsieur, reprit l’Allemand avec flegme, je suis venu ce soir ici avec l’intention de demander, à monsieur le président, la main de sa fille.

Je voudrais faire un sort brillant à mademoiselle Cécile en lui offrant tout ce qu’elle eût consenti à accepter de ma fortune.

Mais une fille unique est un enfant que l’indulgence de ses parents habitue à faire ses volontés, et qui n’a jamais connu la contrariété.

{p. 301} Il en est ici comme dans plusieurs familles, où j’ai pu jadis observer le culte qu’on avait pour ces espèces de divinités.

Non-seulement votre petite-fille est l’idole de la maison ; mais madame la présidente y porte… vous savez quoi ! Monsieur, j’ai vu le ménage de mon père devenir, par cette cause, un enfer.

Ma marâtre, cause de tous mes malheurs, était une fille unique, adorée, la plus charmante des fiancées ; elle est devenue un diable incarné.

Je ne doute pas que mademoiselle Cécile ne soit une exception à mon système ; {p. 302} mais je ne suis plus un jeune homme ; j’ai quarante ans, et la différence de nos âges entraîne des difficultés qui ne me permettent pas de rendre heureuse une jeune personne habituée à voir faire à madame la présidente toutes ses volontés et que madame la présidente écoute comme un oracle. De quel droit exigerai-je le changement des idées et des habitudes de mademoiselle Cécile ? Au lieu d’un père et d’une mère complaisants à ses moindres caprices, elle rencontrera l’égoïsme d’un quadragénaire ; si elle résiste, c’est le quadragénaire qui sera vaincu. J’agis donc en honnête homme, je me retire. D’ailleurs, je désire être entièrement sacrifié, s’il est toutefois nécessaire d’expliquer {p. 303} pourquoi je n’ai fait qu’une visite ici…

– Si tels sont vos motifs, monsieur, dit le futur pair de France, quelque singuliers qu’ils soient, ils sont plausibles.

– Monsieur, ne mettez pas en doute ma sincérité, reprit vivement Brunner en l’interrompant. Si vous connaissez une pauvre jeune fille dans une famille chargée d’enfants, bien élevée néanmoins, sans fortune, comme il s’en trouve beaucoup en France, et que son caractère m’offre des garanties, je l’épouse.

Pendant le silence qui suivit cette déclaration, {p. 304} Frédéric Brunner quitta le grand-père de Cécile, revint saluer poliment le président et la présidente, et se retira.

Vivant commentaire du salut de son Werther, Cécile se montra pâle comme une moribonde, car elle avait tout écouté, cachée dans la garde-robe de sa mère.

– Refusée !… dit-elle à l’oreille de sa mère.

– Et pourquoi ? demanda la présidente à son beau-père embarrassé.

– Sous le joli prétexte que les filles {p. 305} uniques sont des enfans gâtés, répondit le vieillard. Et il n’a pas tout-à-fait tort, ajouta-t-il en saisissant cette occasion de blâmer sa belle-fille qui l’ennuyait fort depuis vingt ans.

– Ma fille en mourra ! vous l’aurez tuée !… dit la présidente à Pons en retenant sa fille qui trouva joli de justifier ces paroles en se laissant aller dans les bras de sa mère.

Le président et sa femme traînèrent Cécile dans un fauteuil où elle acheva de s’évanouir. Le grand-père sonna les domestiques.

{p. 306} {p. 307} {p. 308} {p. 309}

XXV
Pons enseveli sous le gravier §

– J’aperçois la trame ourdie par monsieur, dit la mère furieuse en désignant le pauvre Pons.

Pons se dressa comme s’il avait entendu {p. 310} retentir à ses oreilles la trompette du jugement dernier.

– Monsieur, reprit la présidente dont les yeux furent comme deux fontaines de bile verte, monsieur a voulu répondre à une innocente plaisanterie par une injure.

À qui fera-t-on croire que cet Allemand soit dans son bon sens ? Ou il est complice d’une atroce vengeance, ou il est fou.

J’espère, monsieur Pons, qu’à l’avenir vous nous épargnerez le déplaisir de vous voir dans une maison où vous avez essayé de porter la honte et le déshonneur…

{p. 311} Pons, devenu statue, tenait les yeux sur une rosace du tapis et tournait ses pouces.

– Eh bien ! vous êtes encore là, monstre d’ingratitude !… s’écria la présidente en se retournant.

Nous n’y serons jamais, monsieur ni moi, si jamais monsieur se présentait ! dit-elle aux domestiques en leur montrant Pons.

Allez chercher le docteur, Jean.

Et vous, Madeleine, de l’eau de corne de cerf !

Pour la présidente, les raisons alléguées {p. 312} par Brunner n’étaient que le prétexte sous lequel il s’en cachait d’inconnues ; mais la rupture du mariage n’en devenait que plus certaine.

Avec cette rapidité de pensée qui distingue les femmes dans les grandes circonstances, madame de Marville avait trouvé la seule manière de réparer cet échec, en attribuant à Pons une vengeance préméditée.

Cette conception infernale par rapport à Pons, satisfaisait à l’honneur de la famille.

Fidèle à sa haine contre Pons, elle avait fait d’un simple soupçon de femme, une vérité.

{p. 313} En général, les femmes ont une foi particulière, une morale à elles ; elles croient à la réalité de tout ce qui sert leurs intérêts et leurs passions.

La présidente alla bien plus loin, elle persuada pendant toute la soirée au président sa propre croyance, et le magistrat fut convaincu le lendemain de la culpabilité de son cousin.

Tout le monde trouvera la conduite de la présidente horrible ; mais, en pareille circonstance, chaque mère imitera madame Camusot : elle aimera mieux sacrifier l’honneur d’un étranger que celui de sa fille.

Les moyens changeront, le but sera le même.

{p. 314} Le musicien descendit avec rapidité l’escalier, marcha d’un pas lent par les boulevards, jusqu’au théâtre où il entra machinalement ; il se mit à son pupitre machinalement et il dirigea machinalement l’orchestre.

Durant les entr’actes, il répondit si vaguement à Schmucke, que Schmucke dissimula ses inquiétudes ; il pensa que Pons était devenu fou.

Chez une nature aussi enfantine que celle de Pons, la scène qui venait de se passer prenait les proportions d’une catastrophe…

Réveiller une effroyable haine, là {p. 315} où il avait voulu donner le bonheur, c’était un renversement total d’existence.

Il avait enfin reconnu dans les yeux, dans le geste, dans la voix de la présidente, une inimitié mortelle.

Le lendemain, madame Camusot de Marville prit un grand parti, d’ailleurs exigé par la circonstance et auquel le président souscrivit.

On résolut de donner en dot à Cécile la terre de Marville, l’hôtel de la rue de Hanovre et cent mille francs.

Dans la matinée, la présidente alla {p. 316} voir la comtesse Popinot, en comprenant qu’il fallait répondre à un pareil échec par un mariage tout fait.

Elle raconta la vengeance épouvantable et l’affreuse mystification préparées par Pons.

Tout parut croyable quand on apprit que le prétexte de cette rupture était la condition de fille unique.

Enfin, la présidente fit reluire avec art l’avantage de se nommer Popinot de Marville et l’énormité de la dot.

Au prix où sont les biens en Normandie, à deux pour cent, cet immeuble {p. 317} représentait environ neuf cent mille francs, et l’hôtel de la rue de Hanovre était estimé deux cent cinquante mille francs.

Aucune famille raisonnable ne pouvait refuser une pareille alliance ; aussi le comte Popinot et sa femme l’acceptèrent-ils ; puis, en gens intéressés à l’honneur de la famille dans laquelle ils entraient, ils promirent leur concours pour expliquer la catastrophe arrivée la veille.

Or, chez le même vieux Camusot, grand-père de Cécile, devant les mêmes personnes qui s’y trouvaient quelques jours auparavant et auxquelles la présidente avait chanté ses litanies-Brunner, {p. 318} cette même présidente, à qui chacun craignait de parler, alla bravement au devant des explications.

– Vraiment aujourd’hui, disait-elle, on ne saurait prendre trop de précautions quand il s’agit de mariage, et surtout quand on a affaire à des étrangers.

– Et pourquoi, madame ?

– Que vous est-il arrivé ? demanda madame Chiffreville.

– Vous ne connaissez pas notre aventure avec ce Brunner qui avait l’audace d’aspirer à la main de Cécile ?…

{p. 319} C’est le fils d’un cabaretier allemand, le neveu d’un marchand de peaux de lapins.

– Est-ce possible ! Vous, si sagace !… dit une dame.

– Ces aventuriers sont si fins !

Mais nous avons tout su par Berthier.

Cet Allemand a pour ami, un pauvre diable qui joue de la flûte ! Il est lié avec un homme qui tient un garni, rue du Mail, avec des tailleurs…

Nous avons appris qu’il a mené la vie la plus crapuleuse, et aucune fortune {p. 320} ne peut suffire à un drôle qui a déjà mangé celle de sa mère…

– Mais mademoiselle votre fille eût été bien malheureuse !… dit madame Berthier.

– Et comment vous a-t-il été présenté ? demanda la vieille madame Lebas.

– C’est une vengeance de monsieur Pons ; il nous a présenté ce beau monsieur là pour nous livrer au ridicule…

Ce Brunner, ça veut dire Fontaine (on nous le donnait pour un grand seigneur), est d’une assez triste santé, chauve, les dents gâtées…

{p. 321} Aussi m’a-t-il suffi de le voir une fois pour me défier de lui.

– Mais cette grande fortune dont vous me parliez ? demanda timidement une jeune femme.

La fortune n’est pas aussi considérable qu’on le dit.

Les tailleurs, le maître d’hôtel et lui, tous ont gratté leurs caisses pour faire une maison de Banque…

Aujourd’hui, qu’est-ce que la Banque ? quand on la commence, c’est la licence de se ruiner.

Une femme qui se couche millionnaire peut se réveiller réduite à ses propres.

{p. 322} Du premier mot, à première vue, nous avons eu notre opinion faite sur ce monsieur qui ne sait rien de nos usages.

On voit à ses gants, à son gilet, que c’est un ouvrier, le fils d’un gargotier allemand, sans noblesse dans les sentiments, un buveur de bière, et qui fume !… ah ! madame ! vingt-cinq pipes par jour.

Quel eût été le sort de ma pauvre Lili ?…

J’en frémis encore.

Dieu nous a sauvées !

Cécile n’aimait d’ailleurs pas ce monsieur…

{p. 323} Pouvions-nous attendre une pareille mystification d’un parent, d’un habitué de notre maison, qui dîne chez nous deux fois par semaine depuis vingt ans !… que nous avons couvert de bienfaits, et qui jouait si bien la comédie qu’il a nommé Cécile son héritière devant le garde-des-sceaux, le procureur-général, le premier président…

Ce Brunner et monsieur Pons s’entendaient pour s’attribuer l’un à l’autre des millions !…

Non, je vous l’assure, vous toutes, mesdames, vous eussiez été prises à cette mystification d’artiste !…

{p. 324} En quelques semaines, les familles réunies des Popinot, des Camusot et leurs adhérents avaient remporté dans le monde un triomphe facile, car personne n’y prit la défense du misérable Pons, du parasite, du sournois, de l’avare, du faux bonhomme enseveli sous le mépris, regardé comme une vipère réchauffée au sein des familles, comme un homme d’une méchanceté rare, un saltimbanque dangereux qu’on devait oublier.

TOME 3 §

XXVI
Le dernier coup §

{p. 7}

Un mois environ après le refus du faux Werther, le pauvre Pons, sorti pour la première fois de son lit où il était resté en proie à une fièvre nerveuse, se promenait le long des boulevards, {p. 8} au soleil, appuyé sur le bras de Schmucke.

Personne ne riait plus sur le boulevard du Temple, des deux Casse-noisettes, à l’aspect de la destruction de l’un et de la touchante sollicitude de l’autre pour son ami convalescent.

Arrivés sur le boulevard Poissonnière, Pons avait repris des couleurs, en respirant cette atmosphère des boulevards, où l’air a tant de puissance ; car, là où la foule abonde, le fluide est si vital, qu’à Rome on a remarqué le manque de mala aria dans l’infect Ghetto 42 où pullulent les Juifs.

Peut-être aussi l’aspect de ce qu’il se {p. 9} plaisait à voir tous les jours, le grand spectacle de Paris, agissait-il sur le malade.

En face du théâtre des Variétés, Pons laissa Schmucke, car ils allaient côte à côte ; mais le convalescent quittait de temps en temps son ami pour examiner les nouveautés fraîchement exposées dans les boutiques.

Il se trouva nez à nez avec le comte Popinot, qu’il aborda de la façon la plus respectueuse, l’ancien ministre étant un des hommes que Pons estimait et vénérait le plus.

– Ah ! monsieur, répondit sévèrement {p. 10} le pair de France, je ne comprends pas que vous ayez assez peu de tact pour saluer une personne alliée à la famille où vous avez tenté d’imprimer la honte et le ridicule par une vengeance comme les artistes savent en inventer…

Apprenez, monsieur, qu’à dater d’aujourd’hui nous devons être complètement étrangers l’un à l’autre.

Madame la comtesse Popinot partage l’indignation que votre conduite chez les Marville a inspirée à toute la société.

L’ancien ministre passa, laissant Pons foudroyé.

Jamais les passions, ni la justice, ni {p. 11} la politique, jamais les grandes puissances sociales ne consultent l’état de l’être sur qui elles frappent.

L’homme d’État, pressé par l’intérêt de famille d’écraser Pons, ne s’aperçut point de la faiblesse physique de ce redoutable ennemi.

– Qu’as-tu, mon baufre ami ? s’écria Schmucke en devenant aussi pâle que Pons.

– Je viens de recevoir un nouveau coup de poignard dans le cœur, répondit le bonhomme en s’appuyant sur le bras de Schmucke.

Je crois qu’il n’y a que le bon Dieu {p. 12} qui ait le droit de faire le bien, voilà pourquoi tous ceux qui se mêlent de sa besogne en sont si cruellement punis.

Ce sarcasme d’artiste fut un suprême effort de cette excellente créature qui voulut dissiper l’effroi peint sur la figure de son ami.

– Che le grois, répondit simplement Schmucke.

Ce fut inexplicable pour Pons, à qui ni les Camusot ni les Popinot n’avaient envoyé de billet de faire part du mariage de Cécile.

Sur le boulevard des Italiens, Pons vit venir à lui monsieur Cardot.

{p. 13} Pons, averti par l’allocution du pair de France, se garda bien d’arrêter ce personnage, chez qui, l’année dernière, il dînait une fois tous les quinze jours, il se contenta de le saluer ; mais le maire, le député de Paris, regarda Pons d’un air indigné sans lui rendre son salut.

– Va donc lui demander ce qu’ils ont tous contre moi ? dit le bonhomme à Schmucke, qui connaissait dans tous ses détails la catastrophe survenue à Pons.

– Monsir, dit finement Schmucke à Cardot, môn hâmi Bons relèfe d’eine crafe malatie, et fu ne l’afez sans tude bas regonnî.

{p. 14} – Parfaitement.

– Mais qu’afez fus tonc à lu rebroger ?

– Vous avez pour ami un monstre d’ingratitude, un homme qui, s’il vit encore, c’est que, comme dit le proverbe :

La mauvaise herbe croît en dépit de tout.

Le monde a bien raison de se défier des artistes, ils sont malins et méchants comme des singes.

Votre ami a essayé de déshonorer sa propre famille, de perdre de réputation {p. 15} une charmante jeune fille pour se venger d’une innocente plaisanterie, je ne veux plus avoir la moindre relation avec lui ; je tâcherai d’oublier que je l’ai connu, qu’il existe.

Ces sentiments, monsieur, sont ceux de toutes les personnes de ma famille, de la sienne, et des gens qui faisaient au sieur Pons l’honneur de le recevoir.

– Mais, monsir, fus edes ein home rézonaple ; ed, si fus le bermeddez, che fais fus egsbliguer l’avaire.

– Restez, si vous en avez le cœur, son ami, libre à vous, monsieur, répliqua Cardot ; mais n’allez pas plus avant, {p. 16} car je crois devoir vous prévenir que j’envelopperai dans la même réprobation ceux qui tenteraient de l’excuser, de le défendre.

– Te le chisdivier ?

– Oui, car sa conduite est injustifiable, comme elle est inqualifiable.

Sur ce bon mot, le député de la Seine continua son chemin sans vouloir entendre une syllabe de plus.

– J’ai déjà les deux pouvoirs de l’État contre moi, dit en souriant le pauvre Pons quand Schmucke eut fini de lui redire ces sauvages imprécations.

{p. 17} – Doud esd gondre nus, répliqua douloureusement Schmucke.

Hâlons nus-en, bir ne ba rengondrer t’audres pèdes.

C’était la première fois de sa vie, vraiment ovine, que Schmucke proférait de telles paroles.

Jamais sa mansuétude quasi-divine n’avait été troublée. Il eût souri naïvement à tous les malheurs qui seraient venus à lui.

Mais voir maltraiter son sublime Pons, cet Aristide inconnu, ce génie résigné, cette âme sans fiel, ce trésor {p. 18} de bonté, cet or pur, il éprouvait l’indignation d’Alceste et il appelait les amphitryons de Pons, des bêtes !… Chez cette paisible nature ce mouvement équivalait à toutes les fureurs de Roland.

Dans une sage prévision, Schmucke fit retourner Pons vers le boulevard du Temple. Et Pons se laissa conduire, car le malade était dans la situation de ces lutteurs qui ne comptent plus les coups.

Le hasard voulut que rien ne manquât en ce monde contre le pauvre musicien.

L’avalanche qui roulait sur lui devait {p. 19} tout contenir, la chambre des pairs, la chambre des députés, la famille, les étrangers, les forts, les faibles, les innocents !

Sur le boulevard Poissonnière, en revenant chez lui, Pons vit venir la fille de ce même monsieur Cardot, une jeune femme qui avait assez éprouvé de malheurs pour être indulgente.

Coupable d’une faute tenue secrète, elle s’était faite l’esclave de son mari.

De toutes les maîtresses de maison, où il dînait, madame Berthier était la seule que Pons nommât par son petit nom ; il lui disait : Félicie, et il croyait parfois être compris par elle.

{p. 20} Cette douce créature parut contrariée de rencontrer le cousin Pons ; car, malgré l’absence de toute parenté avec la famille de la seconde femme de son cousin le vieux Camusot, il était traité de cousin ; mais, ne pouvant l’éviter, Félicie Berthier s’arrêta devant le moribond.

– Je ne vous croyais pas méchant, mon cousin ; mais si, de tout ce que j’entends dire de vous, le quart seulement est vrai, vous êtes un homme bien faux…

– Oh ! ne vous justifiez pas !… ajouta-t-elle vivement en voyant faire à Pons un geste, c’est inutile par deux {p. 21} raisons : la première, c’est que je n’ai le droit d’accuser, ni de juger, ni de condamner personne, sachant par moi-même que ceux qui paraissent avoir le plus de torts peuvent offrir des excuses ; la seconde, c’est que vos raisons ne serviraient à rien.

Monsieur Berthier, qui a fait le contrat de mademoiselle de Marville et du vicomte Popinot, est tellement irrité contre vous, que, s’il apprenait que je vous ai dit un seul mot, que je vous ai parlé pour la dernière fois, il me gronderait.

Tout le monde est contre vous…

– Je le vois bien, madame, répondit {p. 22} d’une voix émue le pauvre musicien, qui salua respectueusement la femme du notaire.

Et il reprit péniblement le chemin de la rue de Normandie en s’appuyant sur le bras de Schmucke avec une pesanteur qui trahit au vieil Allemand une défaillance physique courageusement combattue.

Cette troisième rencontre fut comme le verdict prononcé par l’agneau qui repose aux pieds de Dieu, le courroux de cet ange des bêtes, le symbole des Peuples, est 43 le dernier mot du ciel.

Les deux amis arrivèrent chez eux sans avoir échangé une parole.

{p. 23} En certaines circonstances de la vie, on ne peut que sentir son ami près de soi.

La consolation parlée aigrit la plaie, elle en révèle la profondeur.

Le vieux pianiste avait, comme vous le voyez, le génie de l’amitié, la délicatesse de ceux qui, ayant beaucoup souffert, savent les coutumes de la souffrance.

Cette promenade devait être la dernière du bonhomme Pons.

Le vieillard tomba d’une maladie dans une autre.

D’un tempérament sanguin-bilieux, {p. 24} la bile passa dans le sang, il fut pris par une violente hépatite.

Ces deux maladies successives étant les seules de sa vie, il ne connaissait point de médecin ; et, dans une pensée toujours excellente d’abord, maternelle même, la sensible et dévouée Cibot amena le médecin du quartier.

{p. 25} {p. 26} {p. 27}

XXVII
Le chagrin passé à l’état de jaunisse §

À Paris, dans chaque quartier, il existe un médecin dont le nom et la demeure ne sont connus que de la classe inférieure, des petits bourgeois, des {p. 28} portiers, et qu’on nomme conséquemment le médecin du quartier.

Ce médecin, qui fait les accouchements et qui saigne, est en médecine ce qu’est dans les Petites Affiches, le domestique pour tout faire.

Obligé d’être bon pour les pauvres, assez expert à cause de sa longue pratique, il est généralement aimé.

Le docteur Poulain, amené chez ce malade par madame Cibot, et reconnu par Schmucke, écouta, sans y faire attention, les doléances du vieux musicien qui, pendant toute la nuit, s’était gratté la peau devenue tout-à-fait insensible.

{p. 29} L’état des yeux, cerclés de jaune, s’accordait avec ce symptôme.

– Vous avez eu, depuis trois jours, quelque violent chagrin ? dit le docteur à son malade.

– Hélas ! oui, répondit Pons 44.

– Vous avez la maladie que monsieur a failli avoir, dit-il en montrant Schmucke, la jaunisse ; mais ce ne sera rien, ajouta le docteur Poulain, qui écrivit une ordonnance.

Malgré ce dernier mot si consolant, le docteur avait jeté sur le malade un de ces regards hippocratiques, où la {p. 30} sentence de mort, quoique cachée sous une commisération de costume, est toujours devinée par les yeux intéressés à savoir la vérité.

Aussi madame Cibot, qui plongea dans les yeux du docteur un coup d’œil d’espion, ne se méprit-elle pas à l’accent de la phrase médicale ni à la physionomie hypocrite du docteur Poulain, et elle le suivit à sa sortie.

– Croyez-vous que ce ne sera rien ? dit madame Cibot au docteur sur le palier.

– Ma chère madame Cibot, votre monsieur est un homme mort, non {p. 31} par suite de l’invasion de la bile dans le sang, mais à cause de sa faiblesse morale.

Avec beaucoup de soins, cependant, votre malade peut encore s’en tirer, il faudrait le sortir d’ici, l’emmener voyager…

– Et avec quoi ?… dit la portière. Il n’a pour tout potage que sa place, et son ami vit de quelques petites rentes que lui font de grandes dames auxquelles il aurait, à l’entendre, rendu des services, des dames très charitables.

{p. 32} C’est deux enfans que je soigne depuis neuf ans…

– Je passe ma vie à voir des gens qui meurent, non pas de leurs maladies, mais de cette grande et incurable blessure, le manque d’argent.

Dans combien de mansardes ne suis-je pas obligé, loin de faire payer ma visite, de laisser cent sous sur la cheminée !…

– Pauvre cher monsieur Poulain, dit madame Cibot, ah ! si vous n’aviez les cent mille livres de rentes que possèdent certains grigous du quartier, qui sont de vrais décharnés des enfers {p. 33} (déchaînés), vous seriez le représentant du bon Dieu sur la terre.

Le médecin parvenu, par l’estime de messieurs les concierges de son arrondissement, à se faire une petite clientelle qui suffisait à peine à ses besoins, leva les yeux au ciel et remercia madame Cibot par une moue digne de Tartufe.

– Vous dites donc, mon cher monsieur Poulain, qu’avec beaucoup de soins, notre cher malade en reviendrait…

– Oui, s’il n’est pas trop attaqué dans son moral par le chagrin qu’il a éprouvé.

{p. 34} – Pauvre homme ! qui donc a pu le chagriner ? C’est n’un brave homme qui n’a son pareil sur terre que dans son ami, monsieur Schmucke !…

Je vais savoir de quoi n’il retourne !

Et c’est moi qui me charge de savonner ceux qui m’ont sangé mon monsieur…

– Écoutez, ma chère madame Cibot, dit le médecin qui se trouvait alors sur le pas de la porte cochère, un des principaux caractères de la maladie de votre monsieur, c’est une impatience constante à propos de rien, et, comme il n’est pas vraisemblable qu’il {p. 35} puisse prendre une garde, c’est vous qui le soignerez.

Ainsi…

– Ch’est-i de mochieur Ponche que vouche parlez ? demanda le marchand de ferraille qui fumait une pipe.

Et il se leva de dessus la borne de la porte pour se mêler à la conversation de la portière et du concierge.

– Oui, papa Rémonencq ! répondit madame Cibot à l’Auvergnat.

– Eh bienne ! il est plusse richeu que moncheu Monichtrolle, et que les cheigneurs de la curiochité…

{p. 36} Cheu me connaîche achez dedans l’artique pour vous direu que le cher homme a deche trégeors !

– Tiens, j’ai cru que vous vous moquiez de moi l’autre jour, quand je vous ai montré toutes ces antiquailles-là, pendant que mes messieurs étaient sortis ! dit madame Cibot à Rémonencq.

À Paris, où les pavés ont des oreilles, où les portes ont une langue, où les barreaux des fenêtres ont des yeux, rien n’est plus dangereux que de causer devant les portes cochères.

Les derniers mots qu’on se dit là, et {p. 37} qui sont à la conversation, ce qu’un post-scriptum est à une lettre, contiennent des indiscrétions aussi dangereuses pour ceux qui les laissent écouter que pour ceux qui les recueillent.

Un seul exemple pourra suffire à corroborer celui que présente cette histoire.

{p. 38} {p. 39} {p. 40} {p. 41}

XXVIII
L’or est une chimère, (paroles de M. Scribe, musique de Meyer-Beer, décors de Rémonencq) §

Un jour, l’un des premiers coiffeurs du temps de l’Empire, époque à laquelle les hommes soignaient beaucoup leurs cheveux, sortait d’une maison où il venait de coiffer une jolie femme, {p. 42} et où il avait la pratique de tous les riches locataires.

Parmi ceux-ci florissait un vieux garçon armé d’une gouvernante qui détestait les héritiers de son Monsieur.

Le ci-devant jeune homme, gravement malade, venait de subir une consultation des plus fameux médecins qui ne s’appelaient pas encore les princes de la science.

Sortis par hasard en même temps que le coiffeur, les médecins, en se disant adieu sur le pas de la porte cochère, parlaient, la science et la vérité sur la main, comme ils se parlent entre {p. 43} eux quand la farce de la consultation est jouée.

– C’est un homme mort, dit le docteur Haudry.

– Il n’a pas un mois à vivre… répondit Desplein, à moins d’un miracle.

Le coiffeur entendit ces paroles.

Comme tous les coiffeurs il entretenait des intelligences avec les domestiques.

Poussé par une cupidité monstrueuse, il remonte aussitôt chez le ci-devant jeune homme et il promet à la servante-maîtresse {p. 44} une assez belle prime si elle peut décider son maître à placer une grande partie de sa fortune en viager.

Dans la fortune du vieux garçon moribond, âgé d’ailleurs de cinquante-six années, qui devaient compter doubles à cause de ses campagnes amoureuses, il se trouvait une magnifique maison sise rue Richelieu, valant alors deux cent cinquante mille francs.

Cette maison, objet de la convoitise du coiffeur, lui fut vendue moyennant une rente viagère de trente mille francs.

{p. 45} Ceci se passait en 1806.

Ce coiffeur retiré, septuagénaire aujourd’hui, paye encore la rente en 1846.

Comme le ci-devant jeune homme, à quatre-vingt-seize ans, est en enfance et qu’il a épousé sa madame Évrard, il peut aller encore fort loin.

Le coiffeur ayant donné quelque trente mille francs à la bonne, l’immeuble lui coûte plus d’un million ; mais la maison vaut aujourd’hui près de huit à neuf cent mille francs.

À l’imitation de ce coiffeur, l’Auvergnat {p. 46} avait écouté les derniers mots dits 45 par Brunner, à Pons, sur le pas de sa porte, le jour de l’entrevue du fiancé-phénix avec Cécile ; il avait donc désiré pénétrer dans le musée de Pons.

Rémonencq, qui vivait en bonne intelligence avec les Cibot, fut bientôt introduit dans l’appartement des deux amis en leur absence.

Rémonencq, ébloui de tant de richesses, vit un coup à monter, ce qui veut dire dans l’argot des marchands, une fortune à faire, et il y songeait depuis cinq à six jours.

– Che badine chi peu, répondit-il {p. 47} à madame Cibot et au docteur Poulain, que nous caugerons de la choge, et que chi ce braveu mocheu veutte une renteu viachère de chinquante mille francs, che vous paille un pagnier de vin du paysse chi me…

– Y pensez-vous ? dit le médecin à Rémonencq, cinquante mille francs de rente viagère !…

Mais si le bonhomme est si riche, soigné par moi, gardé par madame Cibot, il peut guérir alors… et les maladies de foie sont les inconvénients des tempéraments très-forts…

– Ai-che dite chinquante ?

{p. 48} Maiche un moncheu, là, dechus le passe de voustre porte, lui a proupouché chet chent mille francs… cheulement des tabelausse… fouchtra !

En entendant cette déclaration de Rémonencq, madame Cibot regarda le docteur Poulain d’un air étrange.

Le diable allumait dans ses yeux couleur orange un feu sinistre.

– Allons ! n’écoutons pas de pareilles fariboles, reprit le médecin assez heureux de savoir que son client pouvait payer toutes les visites qu’il allait faire.

– Moncheu le doucteurre, chi ma {p. 49} chère madame Chibot, puiche que le moncheux est au litte, veutte me laicher amener mon ecchepert, che chuis chûre de trouver l’archant, en deuche heures, quand il s’achirai de chet chent mille franques…

– Bien, mon ami, répondit le docteur.

Allons, madame Cibot, ayez soin de ne jamais contrarier le malade ; il faut vous armer de patience, car tout l’irritera, le fatiguera, même vos attentions pour lui.

Attendez-vous à ce qu’il ne trouve rien de bien…

{p. 50} – Il serait joliment difficile, dit la portière.

– Voyons, écoutez-moi bien, reprit le médecin avec autorité.

La vie de monsieur Pons est entre les mains de ceux qui le soigneront ; aussi viendrai-je le voir peut-être deux fois tous les jours. Je commencerai ma tournée par lui…

Le médecin avait soudain passé de l’insouciance profonde où il était sur le sort de ses malades pauvres, à la sollicitude la plus tendre, en reconnaissant la possibilité de cette fortune, d’après le sérieux du spéculateur.

{p. 51} – Il sera soigné comme un roi, répondit madame Cibot avec un factice enthousiasme.

La portière attendit que le médecin eût tourné la rue Charlot avant de reprendre la conversation avec Rémonencq.

Le ferrailleur achevait sa pipe, le dos appuyé au chambranle de la porte de sa boutique.

Il n’avait pas pris cette position sans dessein, il voulait voir venir à lui la portière.

Cette boutique, jadis occupée par un café, était restée telle que l’Auvergnat {p. 52} l’avait trouvée en la prenant à bail.

On lisait encore : café de Normandie, sur le tableau long qui couronne les vitrages de toutes les boutiques modernes.

L’Auvergnat avait fait peindre, gratis sans doute, au pinceau et avec une couleur noire, par quelqu’apprenti peintre en bâtiment, dans l’espace qui restait sous café de Normandie, ces mots : Rémonencq, ferrailleur, achète les marchandises d’occasion.

Naturellement, les glaces, les tables, les tabourets, les étagères, tout le mobilier {p. 53} du Café de Normandie avait été vendu.

Rémonencq avait loué, moyennant six cents francs, la boutique toute nue, l’arrière-boutique, la cuisine et une seule chambre à l’entresol, où couchait autrefois le premier garçon, car l’appartement dépendant du Café de Normandie fut compris dans une autre location.

Du luxe primitif déployé par le limonadier, il ne restait qu’un papier vert-clair uni dans la boutique, et les fortes barres de fer de la devanture avec leurs boulons.

{p. 54} {p. 55} {p. 56} {p. 57}

XXIX
Iconographie du genre brocanteur §

Venu là, en 1831, après la révolution de juillet, Rémonencq commença par étaler des sonnettes cassées, des plats fêlés, des ferrailles, des vieilles balances, des poids anciens repoussés {p. 58} par la loi sur les nouvelles mesures que l’État seul n’exécute pas, car il laisse dans la monnaie publique les pièces d’un et de deux sous qui datent du règne de Louis XVI.

Puis cet Auvergnat, de la force de cinq Auvergnats, acheta des batteries de cuisine, des vieux cadres, des vieux cuivres, des porcelaines écornées.

Insensiblement, à force de s’emplir et de se vider, la boutique ressemblait aux farces de Nicolet, la nature des marchandises s’améliora.

Le ferrailleur suivit cette prodigieuse et sûre martingale, dont les flâneurs {p. 59} peuvent voir les effets en étudiant la progression croissante des valeurs qui garnissent ces intelligentes boutiques.

Au ferblanc, aux quinquets, aux tessons, succèdent des cadres et des cuivres.

Puis viennent les porcelaines.

Bientôt la boutique changée en Crouteum, passe au muséum.

Enfin, un jour, le vitrage poudreux s’est éclairci, l’intérieur est restauré, l’Auvergnat quitte le velours et les vestes, il porte des redingotes ! on l’aperçoit comme un dragon gardant son {p. 60} trésor, car il est entouré de chefs-d’œuvre, il est devenu fin connaisseur, il a décuplé ses capitaux et ne se laisse plus prendre à aucune ruse, il sait les tours du métier.

Le monstre est là, comme une vieille au milieu de vingt jeunes filles qu’elle offre au public.

La beauté, les miracles de l’art sont indifférents à cet homme à la fois fin et grossier ; il calcule ses bénéfices, il rudoye les ignorans.

Devenu comédien, il joue l’attachement à ses toiles, à ses marqueteries, ou il feint la gêne, ou il suppose des {p. 61} prix d’acquisition, il offre de montrer des bordereaux de vente.

C’est un Protée, il est dans la même heure Jocrisse, Janot, queue rouge, ou Mondor, ou Harpagon, ou Nicodème.

Dès la troisième année, on vit chez Rémonencq d’assez belles pendules, des armures, des vieux tableaux, et il faisait, pendant ses absences, garder sa boutique par une grosse femme fort laide, sa sœur venue du pays à pied, sur sa demande.

La Rémonencq, espèce d’idiote au regard vague et vêtue comme une {p. 62} idole japonaise, ne cédait pas un centime sur les prix que son frère indiquait, elle vaquait aux soins du ménage, et résolvait le problème en apparence insoluble, de vivre des brouillards de la Seine.

Rémonencq et sa sœur se nourrissaient de pain et de harengs, d’épluchures, de restes de légumes ramassées 46 dans les tas d’ordures que les restaurateurs laissent au coin de leurs bornes.

À eux deux, ils ne dépensaient pas, le pain compris, douze sous par jour, et la Rémonencq cousait ou filait de manière à les gagner.

{p. 63} Ce commencement du négoce de Rémonencq, venu pour être commissionnaire à Paris, et qui, de 1824 à 1831, fit les commissions des marchands de curiosités du boulevard Beaumarchais et des chaudronniers de la rue de Lappe, est l’histoire normale de beaucoup de marchands de curiosités.

Les Juifs, les Normands, les Auvergnats et les Savoyards, ces quatre races d’hommes ont les mêmes instincts, ils font fortune par les mêmes moyens. Ne rien dépenser, gagner de légers bénéfices, et cumuler intérêts et bénéfices, telle est leur Charte, et cette Charte est une vérité.

{p. 64} En ce moment, Rémonencq, réconcilié avec son ancien bourgeois Monistrol, en affaires avec de gros marchands, allait chiner (le mot technique) dans la banlieue de Paris qui, vous le savez, comporte un rayon de quarante lieues.

Après quatorze ans de pratique, il était à la tête d’une fortune de soixante mille francs, et d’une boutique bien garnie. Sans casuel, rue de Normandie où la modicité du loyer le retenait, il vendait ses marchandises aux marchands, en se contentant d’un bénéfice modéré.

Toutes ses affaires se traitaient en patois d’Auvergne, dit Charabia.

{p. 65} Cet homme caressait un rêve !

Il souhaitait d’aller s’établir sur les boulevards.

Il voulait devenir un riche marchand de curiosités, et traiter un jour directement avec les amateurs.

Il contenait d’ailleurs un négociant redoutable.

Il gardait sur sa figure un enduit poussiéreux produit par la limaille de fer et collé par la sueur, car il faisait tout lui-même ; ce qui rendait sa physionomie d’autant plus impénétrable, que l’habitude de la peine physique {p. 66} l’avait doué de l’impassibilité stoïque des vieux soldats de 1799.

Au physique, Rémonencq apparaissait comme un homme court et maigre, dont les petits yeux, disposés comme ceux des cochons, offraient, dans leur champ d’un bleu froid, l’avidité concentrée, la ruse narquoise des Juifs, moins leur humilité doublée du profond mépris qu’ils ont pour les chrétiens.

Les rapports entre les Cibot et les Rémonencq étaient ceux du bienfaiteur et de l’obligé.

Madame Cibot, convaincue de l’excessive pauvreté des Auvergnats, leur {p. 67} vendait à des prix fabuleux les restes de Schmucke et de Cibot.

Les Rémonencq payaient une livre de croûtes sèches et de mie de pain deux centimes et demi, un centime et demi une écuellée de pommes de terre, et ainsi du reste.

Le rusé Rémonencq n’était jamais censé faire d’affaires pour son compte.

Il représentait toujours Monistrol, et se disait dévoré par les riches marchands ; aussi les Cibot plaignaient-ils sincèrement les Rémonencq.

Depuis onze ans, l’Auvergnat n’avait {p. 68} pas encore usé la veste en velours, le pantalon de velours et le gilet de velours qu’il portait ; mais ces trois parties du vêtement, particulier aux Auvergnats, étaient criblées de pièces, mises gratis par Cibot. Comme on le voit, tous les juifs ne sont pas en Israël.

– Ne vous moquez-vous pas de moi, Rémonencq ? dit la portière. Est-ce que monsieur Pons peut avoir une pareille fortune et mener la vie qu’il mène ? il n’a pas cent francs chez lui !

– Leje amateurs chont touches comme cha !… répondit sentencieusement 47 Rémonencq.

– Ainsi, vous croyez, nà vrai, que {p. 69} mon monsieur n’a pour sept cent mille francs…

– Rien qu’eu dedans leche tableausse… il en a eune que ch’il en voulait chinquante mille franques, queu che les trouveraisse quand che devrais me strangula.

Vous chavez bien leje petite casdres en cuivre esmaillé, pleine de velurse rouche, ou chont des pourtraictes…

Eh bien, ch’esce desche émauche de Petitotte que moncheu le minichtre du gouvernamente, uene anchien deroguisse, paille mille escus pièche…

– Il y en a trente ! dans les deux {p. 70} cadres ! dit la portière, dont les yeux se dilatèrent.

– Eh b’en ! chuchez de chon trégeor ?

Madame Cibot, prise de vertige, fit volte-face.

Elle conçut aussitôt l’idée de se faire coucher sur le testament du bonhomme Pons, à l’imitation de toutes les servantes-maîtresses dont les viagers avaient excité tant de cupidités dans le quartier du Marais.

Habitant en idée une commune aux environs de Paris, elle s’y pavanait dans {p. 71} une maison de campagne où elle soignait sa basse cour, son jardin, et où elle finissait ses jours, servie comme une reine, ainsi que son pauvre Cibot, qui méritait tant de bonheur, comme tous les anges oubliés, incompris.

Dans le mouvement brusque et naïf de la portière, Rémonencq aperçut la certitude d’une réussite.

Dans le métier de chineur (tel est le nom des chercheurs d’occasions, du verbe chiner, aller à la recherche des occasions et conclure de bons marchés avec les détenteurs ignorants) ; dans ce métier, la difficulté consiste à pouvoir s’introduire dans les maisons.

{p. 72} On ne se figure pas les ruses à la Scapin, les tours à la Sganarelle, et les séductions à la Dorine qu’inventent les chineurs pour entrer chez les bourgeois.

C’est des comédies dignes du théâtre, et toujours fondées comme ici, sur la rapacité des domestiques.

Les domestiques, surtout à la campagne ou dans les provinces, pour trente francs d’argent ou de marchandises, font conclure des marchés où le chineur réalise des bénéfices de mille à deux mille francs.

Il y a tel service de vieux Sèvres, {p. 73} pâte tendre, dont la conquête, si elle était racontée, montrerait toutes les ruses diplomatiques du congrès de Munster, toute l’intelligence déployée à Nimègue, à Utrecht, à Riswick, à Vienne, dépassées par les chineurs, dont le comique est bien plus franc que celui des négociateurs.

Les chineurs ont des moyens d’action qui plongent tout aussi profondément dans les abîmes de l’intérêt personnel que ceux si péniblement cherchés par les ambassadeurs pour déterminer la rupture des alliances les mieux cimentées.

– Ch’ai choliment allumé la Chibot, {p. 74} dit le frère à la sœur en lui voyant reprendre sa place sur une chaise dépaillée.

Et doncques, che vais conchulleter le seul qui s’y connaîche, nostre Chuif, un bon Chuif qui ne nouche a preté qu’à quinche pour chent !

Rémonencq avait lu dans le cœur de la Cibot.

Chez les femmes de cette trempe, vouloir, c’est agir ; elles ne reculent devant aucun moyen pour arriver au succès ; elles passent de la probité la plus entière à la scélératesse la plus profonde, en un instant.

{p. 75} La probité, comme tous nos sentiments d’ailleurs, devrait se diviser en deux probités : une probité négative, une probité positive.

La probité négative serait celle des Cibot, qui sont probes tant qu’une occasion de s’enrichir ne s’offre pas à eux.

La probité positive serait celle qui reste toujours dans la tentation jusqu’à mi-jambes sans y succomber ; comme celle des garçons de recettes.

{p. 76} {p. 77} {p. 78} {p. 79}

XXX
Où la Cibot commence sa première attaque §

Une foule d’intentions mauvaises se rua dans l’intelligence et dans le cœur de cette portière par l’écluse de l’intérêt ouverte à la diabolique parole du ferrailleur.

{p. 80} La Cibot monta, vola pour être exact 48, de la loge à l’appartement de ses deux messieurs, et se montra le visage masqué de tendresse, sur le seuil de la chambre où gémissaient Pons et Schmucke.

En voyant entrer la femme de ménage, Schmucke lui fit signe de ne pas dire un mot des véritables opinions du docteur en présence du malade ; car l’ami, le sublime Allemand avait lu dans les yeux du docteur ; et elle y répondit par un autre signe de tête, en exprimant une profonde douleur.

– Eh bien ! mon cher monsieur, comment vous sentez-vous ? dit la Cibot.

{p. 81} La portière se posa au pied du lit, les poings sur ses hanches et les yeux fixés sur le malade amoureusement, mais quelles paillettes d’or en jaillissaient.

C’eût été terrible, comme un regard de tigre, pour un observateur.

– Mais bien mal ! répondit le pauvre Pons, je ne me sens plus le moindre appétit.

Ah ! le monde ! le monde ! s’écriait-il en pressant la main de Schmucke qui tenait, assis au chevet du lit, la main de Pons, et avec qui sans doute le malade parlait des causes de sa maladie.

{p. 82} J’aurais bien mieux fait, mon bon Schmucke, de suivre tes conseils ! de dîner ici tous les jours depuis notre réunion ! de renoncer à cette société qui roule sur moi, comme un tombereau sur un œuf, et pourquoi !…

– Allons, allons, mon bon monsieur, pas de doléances, dit la Cibot, le docteur m’a dit la vérité…

Schmucke tira la portière par la robe.

– Hé ! vous pouvez vous n’en tirer, mais n’avec beaucoup de soins…

Soyez tranquille, vous n’avez près {p. 83} de vous n’un bon ami, et, sans me vanter, n’une femme qui vous soignera comme n’une mère soigne son premier enfant.

J’ai tiré Cibot d’une maladie que monsieur Poulain l’avait condamné, qu’il lui n’avait jeté, comme on dit, le drap sur le nez ! qu’il n’était n’abandonné comme mort…

Eh bien ! vous qui n’en êtes pas là, Dieu merci, quoique vous soyez assez malade, comptez sur moi… je vous n’en tirerais n’à moi seule ! Soyez tranquille, ne vous n’agitez pas comme ça.

Elle ramena la couverture sur les mains du malade.

{p. 84} – N’allez, mon fiston, dit-elle, monsieur Schmucke et moi, nous passerons les nuits, là, n’à votre chevet…

Vous serez mieux gardé qu’un prince, et… d’ailleurs vous n’êtes assez riche pour ne vous rien refuser de ce qu’il faut à votre maladie…

Je viens de m’arranger avec Cibot ; car, pauvre cher homme, qué qu’il ferait sans moi…

Eh bien ! je lui n’ai fait entendre raison, et nous vous aimons tant tous les deux, qu’il a consenti à ce que je sois n’ici la nuit…

Et pour un homme comme lui… {p. 85} c’est n’un fier sacrifice, allez ! car il m’aime comme n’au premier jour. Je ne sais pas ce qu’il n’a ! c’est la loge ! tous deux à côté de l’autre, toujours !…

Ne vous découvrez donc pas ainsi… dit-elle en s’élançant à la tête du lit et ramenant les couvertures sur la poitrine de Pons…

Si vous n’êtes pas gentil, si vous ne faites pas bien tout ce qu’ordonnera monsieur Poulain, qui est, voyez-vous, l’image du bon Dieu sur la terre, je ne mêle plus de vous… faut m’obéir…

– Ui, montame Zipod ! il fus opéira, {p. 86} répondit Schmucke, gar ile feud fifre bir son pon hami Schmucke, che le carandis.

– Ne vous impatientez pas surtout, car votre maladie, dit la Cibot, vous n’y pousse assez, sans que vous n’augmentiez votre défaut de patience.

Dieu nous envoie nos maux, mon cher bon monsieur, il nous punit de nos fautes, vous n’avez bien quelques chères petites fautes n’a vous reprocher !…

Le malade inclina la tête négativement.

– Oh ! n’allez ! vous n’aurez aimé dans votre jeunesse, vous n’aurez fait {p. 87} vos fredaines, vous n’avez peut-être quelque part n’un fruit de vos n’amours ? qui n’est sans pain, ni feu, ni lieu…

Monstres d’hommes !

Ça n’aime n’un jour, et puis : – Frist ! Ça ne pense plus n’à rien, pas même n’aux mois de nourrice ! Pauvres femmes !…

– Mais il n’y a que Schmucke et ma pauvre mère qui m’aient jamais aimé, dit tristement le pauvre Pons.

– Allons ! vous n’êtes pas n’un saint ! vous n’avez été jeune et vous deviez n’être bien joli garçon.

{p. 88} À vingt ans… moi, bon comme vous l’êtes, je vous n’aurais n’aimé…

– J’ai toujours été laid comme un crapaud ! dit Pons au désespoir.

– Vous dites cela par modestie, car vous n’avez cela pour vous, que vous n’êtes modeste.

– Mais non, ma chère madame Cibot, je vous le répète, j’ai toujours été laid, et je n’ai jamais été aimé…

– Par exemple ! Vous ?… dit la portière.

Vous voulez n’à cette heure me faire accroire que vous n’êtes à votre âge, {p. 89} comme n’une rosière… à d’autres, n’un musicien ! un homme de théâtre ! mais ce serait une femme qui me dirait cela, que je ne la croirais pas.

– Montame Zibod ! fus alez l’irrider ! cria Schmucke en voyant Pons qui se tortillait comme un ver dans son lit.

– Taisez-vous n’aussi, vous n’êtes deux vieux libertins…

Vous n’avez beau n’être laids, il n’y a si vilain pot qui ne trouve son couvercle ! comme dit le proverbe !

Cibot s’est bien fait n’aimer d’une {p. 90} des plus belles écaillères de Paris… vous n’êtes infiniment mieux que lui…

Vous n’êtes bon ! vous… n’allons, vous n’avez fait vos farces !

Et Dieu vous punit d’avoir abandonné vos enfans, comme Abraham !…

Le malade abattu trouva la force de faire encore un geste de dénégation.

– Mais soyez tranquille, ça ne vous empêchera pas de vivre n’autant que Mathusalem.

– Mais laissez-moi donc tranquille ! cria Pons, je n’ai jamais su ce que c’était {p. 91} que d’être aimé… je n’ai pas eu d’enfants, je suis seul sur la terre…

– Nà, bien vrai ?… demanda la portière, car vous n’êtes si bon, que les femmes, qui, voyez-vous, n’aiment la bonté, c’est ce qui les attache… et il me semblait impossible que dans votre bon temps…

– Emmène-la ! dit Pons à l’oreille de Schmucke, elle m’agace !

– Monsieur Schmucke alors, n’en a des enfants…

Vous n’êtes tous comme ça, vous autres vieux garçons…

{p. 92} – Moi ! s’écria Schmucke en se dressant sur ses jambes, mais…

– Allons, vous n’aussi, vous n’êtes sans héritiers, n’est-ce pas !

Vous n’êtes venus tous deux comme des champignons sur cette terre.

– Foyons, fenez ! répondit Schmucke.

Le bon Allemand prit héroïquement madame Cibot par la taille, et l’emmena dans le salon, sans tenir compte de ses cris.

{p. 93} {p. 94} {p. 95}

XXXI
Beau trait de continence §

– Vous voudriez n’à votre âge n’abuser d’une pauvre femme !… criait la Cibot en se débattant dans les bras de Schmucke.

– Ne griez bas !

{p. 96} – Vous, le meilleur des deux ! répondit la Cibot.

Ah ! j’ai n’eu tort de parler d’amour n’à des vieillards qui n’ont jamais connu de femmes ! j’ai n’allumé vos feux, monstre, s’écria-t-elle en voyant les yeux de Schmucke brillants de colère.

N’à la garde ! n’à la garde ! on m’enlève !

– Fus edes eine pedde ! répondit l’Allemand. Foyons, qu’a tid le togdeur ?

– Vous me brutalisez ainsi, dit en pleurant la Cibot rendue à la liberté, {p. 97} moi qui me jetterais dans le feu pour vous deux !

Ah bien ! n’on dit que les hommes se connaissent à l’user…

Comme c’est vrai !

C’est pas mon pauvre Cibot qui me malmènerait ainsi…

Moi qui fais de vous mes enfants ; car je n’ai pas d’enfants, et je disais hier, oui, pas plus tard qu’hier, à Cibot :

– « Mon ami, Dieu savait bien ce qu’il faisait en nous refusant des enfants, car j’ai deux enfants là-haut ! »

{p. 98} Voilà, par la sainte croix de Dieu, sur l’âme de ma mère, ce que je lui disais…

– Eh ! mais qu’a tid le togdeur ? demanda rageusement Schmucke qui, pour la première fois de sa vie, frappa du pied.

– Eh bien ! il n’a dit 49, répondit madame Cibot en attirant Schmucke dans la salle à manger, il n’a dit que notre cher bien-aimé chéri de n’amour de malade n’était en danger de mourir, s’il n’était pas bien soigné ; mais je suis là, malgré vos brutalités ; car vous n’êtes brutal, vous que je croyais si doux.

{p. 99} N’en n’avez-vous de ce tempérament ?

N’ah ! vous n’abuseriez donc n’encore n’à votre âge d’une femme, gros polisson ?…

– Bolizon ! moâ ?… Fus ne gombrenez toncques bas que che n’ame que Bons ?

– N’à la bonne heure, vous me laisserez tranquille, n’est-ce pas ? dit-elle en souriant à Schmucke.

Vous ferez bien, car Cibot casserait les os à quiconque n’attenterait à son noneur !

{p. 100} – Zoignez-le pien, ma bedide mondam Zibot, reprit Schmucke en essayant de prendre la main à madame Cibot.

– N’ah ! voyez-vous, n’encore ?

– Égoudez-moi tonc ! dud ce que c’haurai zera à fus, zi nus le zauffons…

– Eh bien ! je vais chez l’apothicaire, chercher ce qu’il faut… car, voyez-vous, monsieur, ça coûtera, cette maladie ; net, comment ferez-vous ?…

– Che dravaillerai ! Che feux que Bons zoid zoigné gomme un brince…

– Il le sera, mon bon monsieur {p. 101} Schmucke : et, voyez-vous, ne vous inquiétez de rien.

Cibot et moi, nous n’avons deux mille francs d’économie, elles sont à vous, et n’il y a longtemps que je mets du mien ici, n’allez !

– Ponne phâme ! s’écria Schmucke en s’essuyant les yeux, quel cueir !…

– Séchez des larmes qui m’honorent, car voilà ma récompense, à moi ! dit mélodramatiquement la Cibot.

Je suis la plus désintéressée de toutes les créatures. Mais n’entrez pas n’avec des larmes n’aux yeux, car monsieur {p. 102} Pons croirait qu’il est plus malade qu’il n’est.

Schmucke, ému de cette délicatesse, prit enfin la main de la Cibot 50 et la lui serra.

– N’épargnez-moi ! 51 dit l’ancienne écaillère en jetant à Schmucke un regard tendre.

– Bons, dit le bon Allemand en rentrant, c’esd eine anche que montam Zibod, c’esde eine anche pafard, mais c’esde eine anche.

– Tu crois ?… je suis devenu défiant depuis un mois, répondit le malade en hochant la tête.

{p. 103} Après tous mes malheurs, on ne croit plus à rien qu’à Dieu et à toi !…

– Cuéris, et nus fifrons dus drois gomme tes roisse ! s’écria Schmucke.

– Cibot, s’écria la portière essoufflée, en entrant dans sa loge.

Ah ! mon ami, notre fortune n’est faite !

Mes deux messieurs n’ont pas d’héritiers ! ni n’enfants naturels, ni rien… quoi !…

Oh ! j’irai chez mame Fontaine me faire tirer les cartes, pour savoir ce que nous n’aurons de rentes.

{p. 104} – Ma femme, répondit le petit tailleur, ne comptons pas sur les souliers d’un mort pour être bien chaussés…

– Ah çà ! vas-tu m’asticoter, toi !… dit-elle en donnant une tape amicale à Cibot.

Je sais ce que je sais !

Monsieur Poulain n’a condamné monsieur Pons ! Et nous serons riches !

Je serai sur le testament…

Je m’en sarge !

Tire ton aiguille et veille n’à ta loge, tu ne feras plus longtemps ce métier-là !

{p. 105} Nous nous retirerons n’à la campagne, n’à Batignolles.

N’une belle maison, n’un beau jardin, que tu t’amuseras à cultiver, et j’aurai n’une servante !

– Eh bien ! voichine, comment cha va là haute, demanda Rémonencq, chavez-vousse che que voutte chette collecchion ?…

– Non, non, pas encore !

N’on ne va pas comme ça ! mon brave homme.

Moi… j’ai commencé par me faire dire des choses plus importantes…

{p. 106} – Pluche impourtantes ! s’écria Rémonencq ; maiche, che qui este pluche impourtant que cette choge…

– Allons, gamin ! laisse-moi conduire la barque, dit la portière avec autorité.

– Maiche, tante pour chent chur chette chent mille franques… vouche auriez de quoi reschter bourcheois pour le reschte de vostre vie…

– Soyez tranquille, papa Rémonencq, quand il faudra savoir ce que valent toutes les choses que le bonhomme a amassées, nous verrons…

{p. 107} {p. 108} {p. 109}

XXXII
Traité des sciences occultes §

Et la portière, après être allée chez l’apothicaire pour y prendre les médicaments ordonnés par le docteur Poulain, remit au lendemain sa consultation chez madame Fontaine, en pensant {p. 110} qu’elle trouverait les facultés de l’oracle plus nettes, plus fraîches, en s’y trouvant de bon matin, avant tout le monde, car il y a souvent foule chez madame Fontaine.

Après avoir été pendant quarante ans l’antagoniste de la célèbre mademoiselle Lenormand, à qui d’ailleurs elle a survécu, madame Fontaine était alors l’oracle du Marais.

On ne se figure pas ce que sont les tireuses de cartes pour les classes inférieures parisiennes, ni l’influence immense qu’elles exercent sur les déterminations des personnes sans instruction ; car les cuisinières, les portières, {p. 111} les femmes entretenues, les ouvriers, tous ceux qui, dans Paris, vivent d’espérances, consultent les êtres privilégiés qui possèdent l’étrange et inexpliqué pouvoir de lire dans l’avenir.

La croyance aux sciences occultes est bien plus répandue que ne l’imaginent les savants, les avocats, les notaires, les médecins, les magistrats et les philosophes.

Le peuple a des instincts indélébiles. Parmi ces instincts, celui qu’on nomme si sottement la superstition est aussi bien dans le sang du peuple que dans l’esprit des gens supérieurs.

{p. 112} Plus d’un homme d’État consulte, à Paris, les tireuses de cartes.

Pour les incrédules, l’astrologie judiciaire (alliance de mots excessivement bizarre) n’est que l’exploitation d’un sentiment inné, l’un des plus forts de notre nature, la Curiosité.

Les incrédules nient donc complètement les rapports que la divination établit entre la destinée humaine et la configuration qu’on en obtient par les sept ou huit moyens principaux qui composent l’astrologie judiciaire.

Mais il en est des sciences occultes comme de tant d’effets naturels repoussés {p. 113} par les esprits-forts ou par les philosophes matérialistes, c’est-à-dire ceux qui s’en tiennent uniquement aux faits visibles, solides, aux résultats de la cornue ou des balances de la physique et de la chimie modernes ; elles subsistent, elles continuent leur marche, sans progrès d’ailleurs, car depuis environ deux siècles la culture en est abandonnée par les esprits d’élite.

En ne regardant que le côté possible de la divination, croire que les événements antérieurs de la vie d’un homme, que les secrets connus de lui seul peuvent être immédiatement représentés par des cartes qu’il mêle, qu’il coupe et que le diseur d’horoscopes {p. 114} dispose en paquet d’après des lois mystérieuses, c’est l’absurde ; mais c’est l’absurde qui condamnait la vapeur, qui condamne encore la navigation aérienne, qui condamnait les inventions de la poudre et de l’imprimerie, celle 52 des lunettes, de la gravure, et la dernière grande découverte, celle de la daguerréotypie.

Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice et qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants 53 y ont un spectre saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton, comme Richelieu logea Salomon de {p. 115} Caux à Bicêtre, lorsque le martyr normand lui apporta l’immense conquête de la navigation à vapeur. Et c’est là cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte.

Eh bien ! si Dieu a imprimé, pour certains yeux clairvoyants, la destinée de chaque homme dans sa physionomie, en prenant ce mot comme l’expression totale du corps, pourquoi la main ne résumerait-elle pas la physionomie, puisque la main est l’action humaine tout entière et son seul moyen de manifestation ? De là la chiromancie.

La société n’imite-t-elle pas Dieu ? Prédire à un homme les événements {p. 116} de sa vie à l’aspect de sa main n’est pas un fait plus extraordinaire chez celui qui a reçu les facultés du Voyant, que le fait de dire à un soldat qu’il se battra, à un avocat qu’il parlera, à un cordonnier qu’il fera des souliers ou des bottes, à un cultivateur qu’il fumera la terre et la labourera. Choisissons un exemple frappant :

Le génie est tellement visible en l’homme, qu’en se promenant à Paris, les gens les plus ignorants devinent un grand artiste quand il passe.

C’est comme un soleil moral dont les rayons colorent tout à son passage.

Un imbécile ne se reconnaît-il pas {p. 117} immédiatement par des impressions contraires à celles que produit l’homme de génie ?

Un homme ordinaire passe presque inaperçu.

La plupart des observateurs de la nature sociale et parisienne peuvent dire la profession d’un passant en le voyant venir.

Aujourd’hui, les mystères du sabbat, si bien peints par les peintres du seizième siècle, ne sont plus des mystères.

Les Égyptiennes 54 ou les Égyptiens, pères des Bohémiens, faisaient tout {p. 118} uniment prendre du hatschich à leurs clients.

Les phénomènes produits par cette conserve expliquent parfaitement le chevauchage sur les balais, la fuite par les cheminées, les visions réelles, pour ainsi dire, des vieilles changées en jeunes femmes, les danses furibondes et les délicieuses musiques qui composaient les fantaisies des prétendus adorateurs du diable.

Aujourd’hui tant de faits avérés, authentiques, sont issus des sciences occultes, qu’un jour ces sciences seront professées comme on professe la chimie et l’astronomie. Il est même singulier {p. 119} qu’au moment où l’on crée à Paris des chaires de Slave, de Mantchou, de littératures aussi peu professables que les littératures du Nord, qui, au lieu de fournir des leçons, devraient en recevoir, et dont les titulaires répètent d’éternels articles sur Shakespeare, ou sur le seizième siècle, on n’ait pas restitué sous le nom d’Anthropologie, l’enseignement de la philosophie occulte, l’une des gloires de l’ancienne université.

En ceci, l’Allemagne, ce pays à la fois si grand et si enfant, a devancé la France, car on y professe cette science, bien plus utile que les différentes philosophies qui sont toutes la même chose.

Que certains êtres aient le pouvoir {p. 120} d’apercevoir les faits à venir dans le germe des causes, comme le grand inventeur aperçoit une industrie, une science dans un effet naturel inaperçu du vulgaire, ce n’est plus une de ces violentes exceptions qui font rumeur, c’est l’effet d’une faculté reconnue, et qui serait en quelque sorte le somnambulisme de l’esprit.

Si donc cette proposition, sur laquelle reposent les différentes manières de déchiffrer l’avenir, semble absurde, le fait est là.

Remarquez que prédire les gros événements de l’avenir, n’est pas, pour le voyant, un tour de force plus extraordinaire {p. 121} que celui de deviner le passé.

Le passé, l’avenir sont également impossibles à savoir, dans le système des incrédules.

Si les événements accomplis ont laissé des traces, il est vraisemblable d’imaginer que les événements à venir ont des racines.

Dès qu’un diseur de bonne aventure vous explique minutieusement les faits connus de vous seul, dans votre vie antérieure, il peut vous dire les événements que produiront les causes existantes.

Le monde moral est taillé pour ainsi {p. 122} dire sur le patron du monde naturel ; les mêmes effets s’y doivent retrouver avec les différences propres à leurs divers milieux.

Ainsi, de même que les corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y laissant subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête au passage ; de même, les idées, créations réelles et agissantes, s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel, y produisent des effets, y vivent spectralement (car il est nécessaire de forger des mots pour exprimer des phénomènes innommés), et dès-lors, certaines créatures douées de facultés rares peuvent parfaitement apercevoir ces formes ou ces traces d’idées.

{p. 123} Quant aux moyens employés pour arriver aux visions, c’est là le merveilleux le plus explicable, dès que la main du consultant dispose les objets à l’aide desquels on lui fait représenter les hasards de sa vie.

En effet, tout s’enchaîne dans le monde réel.

Tout mouvement y correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble ; et conséquemment, l’ensemble se représente dans le moindre mouvement. Rabelais, le plus grand esprit de l’humanité moderne, cet homme qui résuma Pythagore, Hippocrate, Aristophane et Dante ; a dit, il y a maintenant trois siècles :

{p. 124} L’homme est un microcosme, et, trois siècles après, Swedenborg, le grand prophète suédois, disait que la terre était un homme.

Le prophète et le précurseur de l’incrédulité se rencontraient dans la plus grande des formules.

Tout est fatal dans la vie humaine, comme dans la vie de notre planète.

Les moindres accidents, les plus futiles, y sont subordonnés.

Donc les grandes choses, les grands desseins, les grandes pensées s’y reflètent nécessairement dans les plus petites actions, {p. 125} et avec tant de fidélité, que si quelque conspirateur mêle et coupe un jeu de cartes, il y écrira le secret de sa conspiration pour le Voyant appelé Bohème, diseur de bonne aventure, charlatan, etc.

Dès qu’on admet la fatalité, c’est-à-dire l’enchaînement des causes, l’astrologie judiciaire existe et devient ce qu’elle était jadis, une science immense, car elle comprend la faculté de déduction qui fit Cuvier si grand, mais spontanée, au lieu d’être, comme chez ce beau génie, exercée dans les nuits studieuses du cabinet.

L’astrologie judiciaire, la divination, {p. 126} a régné pendant sept siècles, non pas comme aujourd’hui sur les gens du peuple, mais sur les grandes intelligences, sur les souverains, sur les reines et sur les gens riches.

Une des plus grandes sciences de l’antiquité, le magnétisme animal, est sorti des sciences occultes, comme la chimie est sortie des fourneaux des alchimistes.

La crânologie, la physiognomonie, la névrologie en sont également issues ; et les illustres créateurs de ces sciences, en apparence nouvelles, n’ont eu qu’un tort, celui de tous les inventeurs, et qui consiste à systématiser absolument {p. 127} des faits isolés, dont la cause génératrice échappe encore à l’analyse.

Un jour l’Église catholique et la philosophie moderne se sont trouvées d’accord avec la justice, pour proscrire, persécuter, ridiculiser les mystères de la Cabale ainsi que ses adeptes, et il s’est fait une regrettable lacune de cent ans dans le règne et l’étude des sciences occultes.

Quoi qu’il en soit, le peuple et beaucoup de gens d’esprit, les femmes surtout, continuent à payer leurs contributions à la mystérieuse puissance de ceux qui peuvent soulever le voile de l’avenir ; ils vont leur acheter de l’espérance, du courage, de la force, c’est-à-dire {p. 128} ce que la religion seule peut donner.

Aussi cette science est-elle toujours pratiquée, non sans quelques risques.

Aujourd’hui, les sorciers, garantis de tout supplice par la tolérance due aux encyclopédistes du dix-huitième siècle, ne sont plus justiciables que de la police correctionnelle, et dans le cas seulement où ils se livrent à des manœuvres frauduleuses, quand ils effrayent leurs pratiques dans le dessein d’extorquer de l’argent, ce qui constitue une escroquerie.

Malheureusement l’escroquerie et {p. 129} souvent le crime accompagnent l’exercice de cette faculté sublime.

Voici pourquoi :

Les dons admirables qui font le Voyant, se rencontrent ordinairement chez les gens à qui l’on décerne l’épithète de brutes.

Ces brutes sont les vases d’élection où Dieu met les élixirs qui surprennent l’humanité.

Ces brutes donnent les prophètes, les saint Pierre, les l’Hermite.

Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité, reste bloc, ne se débite {p. 130} pas en conversation, en intrigues, en œuvres de littérature, en imaginations de savant, en efforts administratifs, en conceptions d’inventeur, elle est apte à jeter des feux d’une intensité prodigieuse, contenus comme le diamant brut garde l’éclat de ses facettes.

Vienne une circonstance ! cette intelligence s’allume, elle a des ailes pour franchir les distances, des yeux divins pour tout voir ; hier, c’était un charbon ; le lendemain, sous le jet du fluide inconnu qui la traverse, c’est un diamant qui rayonne.

Les gens supérieurs, usés sur toutes {p. 131} les faces de leur intelligence, ne peuvent jamais, à moins de ces miracles que Dieu se permet quelquefois, offrir cette puissance suprême.

Aussi, les devins et les devineresses sont-ils presque toujours des mendians ou des mendiantes à esprits vierges, des êtres en apparence grossiers, des cailloux roulés dans les torrents de la misère, dans les ornières de la vie, où ils n’ont dépensé que des souffrances physiques.

Le prophète, le Voyant, c’est enfin Martin, le laboureur, qui a fait trembler Louis XVIII en disant un secret que le roi pouvait seul savoir, c’est une {p. 132} mademoiselle Lenormand, une cuisinière comme madame Fontaine, une négresse presqu’idiote, un pâtre vivant avec des bêtes à cornes, un faquir assis au bord d’une pagode, et qui, tuant la chair, fait arriver l’esprit à toute la puissance inconnue des facultés somnambulisques.

C’est en Asie que de tout temps se sont rencontrés les héros des sciences occultes.

Souvent alors ces gens qui, dans l’état ordinaire, restent ce qu’ils sont, car ils remplissent en quelque sorte les fonctions physiques et chimiques des corps conducteurs de l’électricité, tour-à-tour {p. 133} métaux inertes ou canaux pleins de fluides mystérieux ; ces gens, redevenus eux-mêmes, s’adonnent à des pratiques, à des calculs qui les mènent en police correctionnelle, voire même, comme le fameux Balthazar, en cour d’assises et au bagne.

Enfin ce qui prouve l’immense pouvoir que la Cartomancie exerce sur les gens du peuple, c’est que la vie ou la mort du pauvre musicien dépendait de l’horoscope que madame Fontaine allait tirer à madame Cibot.

Quoique certaines répétitions soient inévitables dans une histoire aussi considérable et aussi chargée de détails que {p. 134} l’est une histoire aussi complète de la société française au dix-neuvième siècle, il est inutile de peindre le taudis de madame Fontaine, déjà décrit dans les Comédiens sans le savoir.

Seulement il est nécessaire de faire observer que madame Cibot entra chez madame Fontaine qui demeure rue Vieille-du-Temple, comme les habitués du café Anglais entrent dans ce restaurant pour y déjeûner.

Madame Cibot, pratique fort ancienne, amenait là souvent des jeunes personnes et des commères dévorées de curiosité.

{p. 135} {p. 136} {p. 137}

XXXIII
Le grand jeu §

La vieille domestique, qui servait de prévôt à la tireuse de cartes, ouvrit la porte du sanctuaire, sans prévenir sa maîtresse.

{p. 138} – C’est madame Cibot ! Entrez, ajouta-t-elle, il n’y a personne.

– Eh bien ! ma petite, qu’avez-vous donc pour venir si matin ? dit la sorcière.

Madame Fontaine, alors âgée de soixante-dix-huit ans, méritait cette qualification par son extérieur digne d’une Parque.

– J’ai les sangs tournés, donnez-moi le grand jeu ! s’écria la Cibot, il s’agit de ma fortune…

Et elle expliqua la situation dans laquelle elle se trouvait en demandant {p. 139} une prédiction pour son sordide espoir.

– Vous ne savez pas ce que c’est que le grand jeu ? dit solennellement madame Fontaine.

– Non, je ne suis pas n’assez riche pour n’en n’avoir jamais vu la farce ! cent francs !…

Excusez du peu ?

N’où que je les n’aurais pris ?

Mais n’aujourd’hui, n’il me le 55 faut !

– Je ne le joue pas souvent, ma petite, répondit madame Fontaine, je ne {p. 140} le donne aux riches que dans les grandes occasions, et on me le paye vingt-cinq louis ; car, voyez-vous, ça me fatigue, ça m’use ! l’esprit me tripote, là, dans l’estomac.

C’est, comme on disait autrefois, aller au sabbat !

– Mais, quand je vous dis, ma bonne m’ame Fontaine, qu’il s’agit de mon n’avenir…

– Enfin pour vous à qui je dois tant de consultations, je vais me livrer à l’esprit ! répondit madame Fontaine en laissant voir sur sa figure décrépite une expression de terreur qui n’était pas jouée.

{p. 141} Elle quitta sa vieille bergère crasseuse, au coin de sa cheminée, alla vers sa table couverte d’un drap vert dont toutes les cordes usées pouvaient se compter, et où dormait à gauche un crapaud d’une dimension extraordinaire, à côté d’une cage ouverte et habitée par une poule noire aux plumes ébouriffées.

– Astaroth ! ici, mon fils ! dit-elle en donnant un léger coup d’une longue aiguille à tricoter sur le dos du crapaud qui la regarda d’un air intelligent.

– Et vous, mademoiselle Cléopâtre ? attention ! reprit-elle en donnant {p. 142} un petit coup sur le bec de la vieille poule.

Madame Fontaine se recueillit, elle demeura pendant quelques instants immobile ; elle eut l’air d’une morte, ses yeux tournèrent et devinrent blancs.

Puis elle se raidit, et dit :

– Me voilà ! d’une voix caverneuse.

Après avoir automatiquement éparpillé du millet pour Cléopâtre, elle prit son grand jeu, le mêla convulsivement, et le fit couper par madame Cibot, mais en soupirant profondément.

Quand cette image de la mort en {p. 143} turban crasseux, en casaquin sinistre, regarda les grains de millet que la poule noire piquait, et appela son crapaud Astaroth, pour qu’il se promenât sur les cartes étalées, madame Cibot eut froid dans le dos, elle tressaillit.

Il n’y a que les grandes croyances qui donnent de grandes émotions.

Avoir ou n’avoir pas de rentes, telle était la question, a dit Shakespeare.

Après sept ou huit minutes pendant lesquelles la sorcière ouvrit et lut un grimoire d’une voix sépulcrale, examina les grains qui restaient, le chemin que faisait le crapaud en se retirant {p. 144} elle déchiffra le sens des cartes en y dirigeant ses yeux blancs.

– Vous réussirez ! quoique rien dans cette affaire ne doive aller comme vous le croyez ! dit-elle.

Vous aurez bien des démarches à faire.

Mais vous recueillerez le fruit de vos peines.

Vous vous conduirez bien mal, mais ce sera pour vous comme pour tous ceux qui sont auprès des malades, et qui convoitent une part de succession.

{p. 145} Vous serez aidée dans cette œuvre de malfaisance par des personnages considérables…

Plus tard, vous vous repentirez dans les angoisses de la mort, car vous mourrez assassinée par deux forçats évadés, un petit à cheveux rouges et un vieux tout chauve, à cause de la fortune qu’on vous supposera dans le village où vous vous retirerez avec votre second mari…

Allez, ma fille, vous êtes libre d’agir ou de rester tranquille.

L’exaltation intérieure qui venait d’allumer des torches dans les yeux {p. 146} caves de ce squelette si froid en apparence, cessa.

Lorsque l’horoscope fut prononcé, madame Fontaine éprouva comme un éblouissement et fut en tout point semblable aux somnambules quand on les réveille ; elle regarda tout d’un air étonné ; puis elle reconnut madame Cibot et parut surprise de la voir en proie à l’horreur peinte sur ce visage.

XXXIV
Un personnage des contes d’Hoffmann §

{p. 147} {p. 148} {p. 149}

– Eh bien ! ma fille ! dit-elle d’une voix tout-à-fait différente de celle qu’elle avait eue en prophétisant, êtes-vous contente ?…

{p. 150} Madame Cibot regarda la sorcière d’un air hébété, sans pouvoir lui répondre.

– Ah ! vous avez voulu le grand jeu ! je vous ai traitée comme une vieille connaissance.

Donnez-moi cent francs, seulement…

– Cibot, mourir ? s’écria la portière.

– Je vous ai donc dit des choses bien terribles ?… demanda très-ingénument madame Fontaine.

– Mais oui !… dit la Cibot en tirant de sa poche cent francs, et les {p. 151} posant au bord de la table, mourir assassinée !…

– Ah ! voilà, vous voulez le grand jeu !…

Mais consolez-vous, tous les gens assassinés dans les cartes ne meurent pas.

– Mais c’est-y possible, mam’ Fontaine ?

– Ah ! ma petite belle, moi je n’en sais rien !

Vous avez voulu frapper à la porte de l’avenir, j’ai tiré le cordon, voilà tout, et il est venu !

{p. 152} – Qui ? il ? dit madame Cibot.

– Eh bien ! l’Esprit, quoi ! répliqua la sorcière impatientée.

– Adieu, madame Fontaine ! s’écria la portière.

Je ne connaissais pas le grand jeu, vous m’avez bien effrayée, n’allez !…

– Madame ne se met pas deux fois par mois dans cet état-là ! dit la servante, en reconduisant la portière jusque sur le palier.

Elle crèverait à la peine, tant ça la lasse.

{p. 153} Elle va manger des côtelettes et dormir pendant trois heures…

Dans la rue, en marchant, la Cibot fit ce que font tous les consultants avec toutes les consultations.

Elle crut à tout ce que la prophète offrait de favorable à ses intérêts, et douta de tous les malheurs annoncés.

Le lendemain, affermie dans ses résolutions, elle pensait à tout mettre en œuvre pour devenir riche en se faisant donner une partie du Musée-Pons.

Aussi n’eut-elle plus, pendant quelque {p. 154} temps, d’autre pensée que celle de combiner les moyens de réussir.

Le phénomène expliqué ci-dessus, celui de la concentration des forces morales chez tous les gens grossiers qui, n’usant pas leurs facultés intelligentielles ainsi que les gens du monde par une dépense journalière, les trouvent fortes et puissantes au moment où joue dans leur esprit cette arme redoutable appelée l’idée fixe, se manifesta chez la Cibot à un degré supérieur.

De même que l’idée fixe, produit les miracles des évasions et les miracles du sentiment, cette portière, appuyée {p. 155} par la cupidité, devint aussi forte qu’un Nucingen aux abois, aussi spirituelle sous sa bêtise que le séduisant La Palférine 56.

Quelques jours après, sur les sept heures du matin, en voyant Rémonencq occupé d’ouvrir sa boutique, elle alla chattement à lui.

– Comment faire pour savoir la vérité sur la valeur des choses entassées chez mes messieurs ? lui demanda-t-elle.

– Ah ! c’est bien facile, répondit le marchand de curiosités, dans son affreux charabias qu’il est inutile de {p. 156} continuer à configurer pour la clarté du récit.

Si vous voulez jouer franc jeu avec moi, je vous indiquerai un appréciateur, un bien honnête homme, qui saura la valeur des tableaux à deux sous près…

– Qui ?

– Monsieur Magus, un Juif qui ne fait plus d’affaires que pour son plaisir.

Élie Magus, dont le nom est trop connu dans la comédie humaine, pour qu’il soit nécessaire de parler de lui, {p. 157} s’était retiré du commerce des tableaux et des curiosités, en imitant, comme marchand, la conduite que Pons avait tenue comme amateur.

Les célèbres appréciateurs, feu Henry, messieurs Pigeot et Moret, Théret, Georges et Roëhn, enfin, les experts du Musée, étaient tous des enfants, comparés à Élie Magus, qui devinait un chef-d’œuvre sous une crasse centenaire, qui connaissait toutes les Écoles et l’écriture de tous les peintres.

Ce Juif, autrefois à Bordeaux, avait quitté le commerce en 1835, sans quitter les dehors misérables qu’il gardait, {p. 158} selon les habitudes de la plupart des Juifs, tant cette race est fidèle à ses traditions.

Au moyen-âge, la persécution obligeait les Juifs à porter des haillons pour déjouer les soupçons, à toujours se plaindre, pleurnicher, crier à la misère.

Ces nécessités d’autrefois sont devenues, comme toujours, un instinct de peuple, un vice endémique.

Élie Magus, à force d’acheter des diamans et de les revendre, de brocanter les tableaux et les dentelles, les hautes curiosités et les émaux, les fines {p. 159} sculptures et les vieilles orfèvreries, jouissait d’une immense fortune inconnue, acquise dans ce commerce, devenu si considérable.

En effet, le nombre des marchands a décuplé depuis vingt ans à Paris, la ville où toutes les curiosités du monde se donnent rendez-vous.

Quant aux tableaux, ils ne se vendent et ne s’achètent que dans trois villes, à Rome, à Londres et à Paris.

Élie Magus vivait, Chaussée des Minimes, petite et vaste rue qui mène à la place Royale, et où il possédait un vieil 57 hôtel acheté, pour un morceau de pain, comme on dit, en 1831.

{p. 160} Cette magnifique construction contenait un des plus fastueux appartements décorés du temps de Louis XV, car c’était l’ancien hôtel de Maulaincourt.

Bâti par ce célèbre président de la cour des Aides, cet hôtel, à cause de sa situation, n’avait pas été dévasté durant la révolution.

Si le vieux Juif s’était décidé, contre les lois israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il eut bien ses raisons.

Le vieillard finissait, comme nous finissons tous, par une manie poussée jusqu’à la folie.

{p. 161} Quoiqu’il fût avare autant que son ami feu Gobseck, il se laissa prendre par l’admiration des chefs-d’œuvre qu’il brocantait ; mais son goût, de plus en plus épuré, difficile, était devenu l’une de ces passions qui ne sont permises qu’aux Rois, quand ils sont riches et qu’ils aiment les arts.

Semblable au second roi de Prusse, qui ne s’enthousiasmait pour un grenadier, que lorsque le sujet atteignait à six pieds de hauteur, et qui dépensait des sommes folles pour le pouvoir joindre à son musée vivant de grenadiers, le brocanteur retiré ne se passionnait que pour des toiles irréprochables, restées telles que le maître {p. 162} les avait peintes, et du premier ordre dans l’œuvre.

Aussi Élie Magus ne manquait-il pas une seule des grandes ventes, visitait-il tous les marchés, et voyageait-il par toute l’Europe.

Cette âme vouée au lucre, froide comme un glaçon, s’échauffait à la vue d’un chef-d’œuvre, absolument comme un libertin, lassé de femmes, s’émeut devant une fille parfaite, et s’adonne à la recherche des beautés sans défaut.

Ce Don Juan des toiles, cet adorateur de l’idéal, trouvait dans cette {p. 163} admiration des jouissances supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. Il vivait dans un sérail de beaux tableaux !

Ces chefs-d’œuvre logés comme doivent l’être les enfants des princes, occupaient tout le premier étage de l’hôtel qu’Élie Magus avait fait restaurer, et avec quelle splendeur !

Aux fenêtres, pendaient en rideaux les plus beaux brocards d’or de Venise.

Sur les parquets, s’étendaient les plus magnifiques tapis de la Savonnerie.

{p. 164} Les tableaux, au nombre de cent environ, étaient encadrés dans les cadres les plus splendides, redorés tous avec esprit par le seul doreur de Paris qu’Élie trouvât consciencieux, par Servais à qui le vieux Juif apprit à dorer avec l’or anglais, or infiniment supérieur à celui des batteurs d’or français.

Servais est dans l’art du doreur, ce qu’était Thouvenin dans la reliure, un artiste, amoureux de ses œuvres.

Les fenêtres de cet appartement étaient protégées par des volets garnis en tôle.

Élie Magus habitait deux chambres {p. 165} en mansarde au deuxième étage, meublées pauvrement, garnies de ses haillons, et sentant la juiverie, car il achevait de vivre comme il avait vécu.

Le rez-de-chaussée, tout entier pris par les tableaux que le Juif brocantait toujours, par les caisses venues de l’étranger, contenait un immense atelier où travaillait presque uniquement pour lui Moret, le plus habile de nos restaurateurs de tableaux, un de ceux que le Musée devrait employer.

Là se trouvait aussi l’appartement de sa fille, le fruit de sa vieillesse, une Juive, belle comme sont belles les Juives quand le type asiatique reparaît pur et noble en elles.

{p. 166} Noémi, gardée par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les événements de Pologne, et qu’Élie Magus avait sauvé par spéculation.

Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait une loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de Terre-Neuve, l’autre des Pyrénées, le troisième anglais et boule-dogue.

Voici sur quelles observations profondes était assise la sûreté du Juif qui voyageait sans crainte, qui dormait {p. 167} sur ses deux oreilles, et ne redoutait aucune entreprise ni sur sa fille, son premier trésor, ni sur ses tableaux, ni sur son or.

Abramko recevait, chaque année, deux cents francs de plus que l’année précédente, et ne devait plus rien recevoir à la mort de Magus qui le dressait à faire l’usure dans le quartier.

Abramko n’ouvrait jamais à personne, sans avoir regardé par un guichet grillagé, formidable.

Ce concierge, d’une force herculéenne, adorait Magus comme Sancho Pança adore don Quichotte.

{p. 168} Les chiens, renfermés pendant le jour, ne pouvaient avoir sous la dent aucune nourriture ; mais, à la nuit, Abramko les lâchait, et ils étaient condamnés par le rusé calcul du vieux Juif à stationner, l’un dans le jardin, au pied d’un poteau, en haut duquel était accroché un morceau de viande, l’autre dans la cour au pied d’un poteau semblable, et le troisième dans la grande salle du rez-de-chaussée.

Vous comprenez que ces chiens qui, par instinct, gardaient déjà la maison, étaient gardés eux-mêmes par leur faim ; ils n’eussent pas quitté, pour la plus belle chienne, leur place au pied de leur mât de cocagne ; ils ne s’en {p. 169} écartaient pas pour aller flairer quoi que ce soit.

Qu’un inconnu se présentât, les chiens s’imaginaient tous trois que le quidam en voulait à leur nourriture, laquelle ne leur était descendue que le matin au réveil d’Abramko.

Cette infernale combinaison avait un avantage immense.

Les chiens n’aboyaient jamais, le génie de Magus les avait promus Sauvages, ils étaient devenus sournois comme des Mohicans.

Or, voici ce qui advint :

{p. 170} Un jour, des malfaiteurs 58, enhardis par ce silence, crurent assez légèrement pouvoir rincer la caisse de ce Juif.

L’un d’eux, désigné pour monter le premier à l’assaut, passa par-dessus le mur du jardin et voulut descendre ; le boule-dogue l’avait laissé faire, il l’avait parfaitement entendu ; mais, dès que le pied de ce monsieur fut à portée de sa gueule, il le lui coupa net, et le mangea.

Le voleur eut le courage de repasser le mur, il marcha sur l’os de sa jambe jusqu’à ce qu’il tombât évanoui dans les bras de ses camarades qui l’emportèrent.

{p. 171} Ce fait Paris, car la Gazette des Tribunaux ne manqua pas de rapporter ce délicieux épisode des nuits parisiennes, fut pris pour un puff.

Magus, alors âgé de soixante-quinze ans, pouvait aller jusqu’à la centaine.

Riche, il vivait comme vivaient les Rémonencq.

Trois mille francs, y compris ses profusions pour sa fille, défrayaient toutes ses dépenses.

{p. 172} {p. 173} {p. 174} {p. 175}

XXXV
Où l’on voit que les connaisseurs en peinture ne sont pas tous de l’Académie des Beaux-Arts §

Aucune existence n’était plus régulière que celle du vieillard.

Levé dès le jour, il mangeait du pain frotté d’ail, déjeuner qui le menait jusqu’à l’heure du dîner.

{p. 176} Le dîner, d’une frugalité monacale, se faisait en famille.

Entre son lever et l’heure de midi, le maniaque usait le temps à se promener dans l’appartement où brillaient les chefs-d’œuvre.

Il y époussetait tout, meubles et tableaux, il admirait sans lassitude ; puis il descendait chez sa fille, il s’y grisait du bonheur des pères, et il partait pour ses courses à travers Paris, où il surveillait les ventes, allait aux expositions, etc.

Quand un chef-d’œuvre se trouvait dans les conditions où il voulait, la vie de cet homme s’animait ; il avait un {p. 177} coup à monter, une affaire à mener, une bataille de Marengo à gagner.

Il entassait ruse sur ruse pour avoir sa nouvelle sultane à bon marché.

Magus possédait sa carte d’Europe, une carte où les chefs-d’œuvre étaient marqués, et il chargeait ses co-religionnaires dans chaque endroit d’espionner l’affaire pour son compte, moyennant une prime.

Mais aussi quelles récompenses pour tant de soins !…

Les deux tableaux de Raphaël perdus et cherchés avec tant de persistance {p. 178} par les Raphaëliaques, Magus les possède !

Il possède l’original de la maîtresse du Giorgione, cette femme pour laquelle ce peintre est mort, et les prétendus originaux sont des copies de cette toile illustre qui vaut cinq cent mille francs, à l’estimation de Magus.

Ce Juif garde le chef-d’œuvre de Titien 59 : le Christ mis au tombeau, tableau peint pour Charles-Quint, qui fut envoyé par le grand homme au grand Empereur, accompagné d’une lettre écrite tout entière de la main du Titien, et cette lettre est collée au bas de la toile.

{p. 179} Il a, du même peintre, l’original, la maquette d’après laquelle tous les portraits de Philippe II ont été faits.

Les quatre-vingt-dix-sept tableaux sont tous de cette force et de cette distinction.

Aussi Magus se rit-il de notre musée, ravagé par le soleil qui ronge les plus belles toiles en passant par des vitres dont l’action équivaut à celle des lentilles.

Les galeries de tableaux ne sont possibles qu’éclairées par leurs plafonds.

Magus fermait et ouvrait les volets {p. 180} de son musée lui-même, il déployait autant de soins et de précautions pour ses tableaux que pour sa fille, son autre idole.

Ah ! le vieux tableaumane connaissait bien les lois de la peinture !

Selon lui, les chefs-d’œuvre avaient une vie qui leur était propre, ils étaient journaliers, leur beauté dépendait de la lumière qui venait les colorer, il en parlait comme les Hollandais parlaient jadis de leurs tulipes, et venait voir tel tableau, à l’heure où le chef-d’œuvre resplendissait dans toute sa gloire, quand le temps était clair et pur.

C’était un tableau vivant au milieu {p. 181} de ces tableaux immobiles que ce petit vieillard, vêtu d’une méchante redingote, d’un gilet de soie décennal, d’un pantalon crasseux, la tête chauve, le visage creux, la barbe frétillante 60 et dardant ses poils blancs, le menton menaçant et pointu, la bouche démeublée, l’œil brillant comme celui de ses chiens, les mains ossues et décharnées, le nez en obélisque, la peau rugueuse et froide, souriant à ces belles créations du génie !

Un Juif, au milieu de trois millions, sera toujours un des plus beaux spectacles que puisse donner l’humanité.

Frédérick-Lemaître ne peut pas, quelque {p. 182} sublime qu’il soit, atteindre à cette poésie.

Paris est la ville du monde qui recèle le plus d’originaux en ce genre, ayant une religion au cœur.

Les excentriques de Londres finissent toujours par se dégoûter de leurs adorations comme ils se dégoûtent de vivre ; tandis qu’à Paris les monomanes vivent avec leur fantaisie dans un heureux concubinage d’esprit.

Vous y voyez souvent venir à vous des Pons, des Élie Magus vêtus fort pauvrement, le nez comme celui du secrétaire perpétuel de l’Académie française {p. 183} à l’ouest ! ayant l’air de ne tenir à rien, de ne rien sentir, ne faisant aucune attention aux femmes, aux magasins, allant pour ainsi dire au hasard, le vide dans leur poche, paraissant être dénués de cervelle, et vous vous demandez à quelle tribu parisienne ils peuvent appartenir.

Eh bien ! ces hommes sont des millionnaires, des collectionneurs, les gens les plus passionnés de la terre, des gens capables de s’avancer dans les terrains boueux de la police correctionnelle pour s’emparer d’une tasse, d’un tableau, d’une pièce rare, comme fit Élie Magus, un jour, en Allemagne.

Tel était l’expert chez qui Rémonencq {p. 184} conduisit mystérieusement la Cibot.

Rémonencq consultait Élie Magus toutes les fois qu’il le rencontrait sur les boulevards. Le Juif avait, à diverses reprises, fait prêter par Abramko de l’argent à cet ancien commissionnaire dont la probité lui était connue.

La Chaussée des Minimes étant à deux pas de la rue de Normandie, les deux complices du coup à monter y furent en dix minutes.

– Vous allez voir, lui dit Rémonencq, le plus riche des anciens marchands de la Curiosité, le plus grand connaisseur qu’il y ait à Paris.

{p. 185} Madame Cibot fut stupéfaite en se trouvant en présence d’un petit vieillard vêtu d’une houppelande indigne de passer par les mains de Cibot pour être raccommodée, qui surveillait son restaurateur peintre occupé à réparer des tableaux dans une pièce froide de ce vaste rez-de-chaussée ; puis, en recevant un regard de ces yeux pleins d’une malice froide comme ceux des chats, elle trembla.

– Que voulez-vous ? Rémonencq, dit-il.

– Il s’agit d’estimer des tableaux, qu’il n’y a que vous dans Paris qui puissiez dire à un pauvre chaudronnier {p. 186} comme moi ce qu’il en peut donner, quand il n’a pas, comme vous, des mille et des cents !

– Où est-ce ? dit Élie Magus.

– Voici la portière de la maison qui fait le ménage du monsieur, et avec qui je me suis arrangé…

– Quel est le nom du propriétaire ?

– Monsieur Pons ! dit la Cibot.

– Je ne le connais pas, répondit d’un air ingénu Magus en pressant tout doucement de son pied le pied de son restaurateur.

{p. 187} Ce peintre, qui savait la valeur du Musée-Pons, avait levé brusquement la tête.

Cette finesse ne pouvait être hasardée qu’avec Rémonencq et la Cibot.

Le Juif avait évalué moralement cette portière par un regard où les yeux firent l’office des balances d’un peseur d’or.

L’un et l’autre devaient ignorer que le bonhomme Pons et Magus avaient mesuré souvent leurs griffes.

En effet, ces deux amateurs féroces s’enviaient l’un l’autre.

{p. 188} Aussi le vieux Juif venait-il d’avoir comme un éblouissement intérieur.

Jamais il n’espérait pouvoir entrer dans un sérail si bien gardé.

Le Musée-Pons était le seul à Paris qui pût rivaliser avec celui de Magus.

Le Juif avait eu, vingt ans plus tard que Pons, la même idée ; mais, en sa qualité de marchand-amateur, le Musée-Pons lui resta fermé de même qu’à Du Sommerard.

Pons et Magus avaient au cœur la même jalousie.

Ni l’un ni l’autre ils n’aimaient cette {p. 189} célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des cabinets.

Pouvoir examiner la magnifique collection du pauvre musicien, c’était, pour Élie Magus, le même bonheur que celui d’un amateur de femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d’une belle maîtresse que lui cache un ami.

Le grand respect que témoignait Rémonencq à ce bizarre personnage et le prestige qu’exerce tout pouvoir réel, même mystérieux, rendirent la portière obéissante et souple.

La Cibot perdit le ton autocratique {p. 190} avec lequel elle se conduisait dans sa loge avec les locataires et ses deux messieurs, elle accepta les conditions de Magus et promit de l’introduire dans le Musée-Pons, le jour même.

C’était amener l’ennemi dans le cœur de la place, plonger un poignard au cœur de Pons qui, depuis dix ans, interdisait à la Cibot de laisser pénétrer qui que ce fût chez lui, qui prenait toujours sur lui ses clefs, et à qui la Cibot avait obéi, tant qu’elle avait partagé les opinions de Schmucke en fait de bric-à-brac.

En effet, le bon Schmucke 61, en traitant ces magnificences de primporions et déplorant la manie de Pons, avait {p. 191} inculqué son mépris pour ces antiquailles à la portière et garanti le Musée-Pons de toute invasion pendant fort longtemps.

Depuis que Pons était alité, Schmucke le remplaçait au théâtre et dans les pensionnats.

Le pauvre Allemand, qui ne voyait son ami que le matin et à dîner, tâchait de suffire à tout en conservant leur commune clientèle ; mais toutes ses forces étaient absorbées par cette tâche, tant la douleur l’accablait.

En voyant ce pauvre homme si triste, les écolières et les gens du théâtre, tous {p. 192} instruits par lui de la maladie de Pons, lui en demandaient des nouvelles, et le chagrin du pianiste était si grand, qu’il obtenait des indifférens la même grimace de sensibilité qu’on accorde à Paris aux plus grandes catastrophes.

Le principe même de la vie du bon Allemand était attaqué tout aussi bien que chez Pons.

Schmucke souffrait à la fois de sa douleur et de la maladie de son ami.

Aussi parlait-il de Pons pendant la moitié de la leçon qu’il donnait ; il interrompait si naïvement une démonstration pour se demander à lui-même {p. 193} comment allait son ami, que la jeune écolière l’écoutait expliquant la maladie de Pons.

Entre deux leçons, il accourait rue de Normandie pour voir Pons pendant un quart-d’heure.

Effrayé du vide de la caisse sociale, alarmé par madame Cibot qui, depuis quinze jours, grossissait de son mieux les dépenses de la maladie, le professeur de piano sentait ses angoisses dominées par un courage dont il ne se serait jamais cru capable.

Il voulait pour la première fois de sa vie gagner de l’argent pour que l’argent ne manquât pas au logis.

{p. 194} Quand une écolière, vraiment touchée de la situation des deux amis, demandait à Schmucke comment il pouvait laisser Pons tout seul, il répondait, avec le sublime sourire des dupes :

– Matemoiselle, nos afons montam Zibod ! eine trèssor ! eine berle ! Bons ed zoicné gomme ein brince !

Or, dès que Schmucke trottait par les rues, la Cibot était la maîtresse de l’appartement et du malade.

Comment Pons, qui n’avait rien mangé depuis quinze jours, qui gisait sans force, que la Cibot était obligée de lever elle-même et d’asseoir dans une bergère pour faire le lit, aurait-il {p. 195} pu surveiller ce soi-disant ange gardien ? Naturellement la Cibot était allée chez Élie Magus pendant le déjeûner de Schmucke.

Elle revint pour le moment où l’Allemand disait adieu au malade ; car, depuis la révélation de la fortune possible de Pons, la Cibot ne quittait plus son célibataire, elle le couvait !

Elle s’enfonçait dans une bonne bergère, au pied du lit, et faisait à Pons, pour le distraire, ces commérages auxquels excellent ces sortes de femmes.

Devenue pateline, douce, attentive, inquiète, elle s’établissait dans l’esprit du bonhomme Pons avec une adresse machiavélique, comme on va le voir.

{p. 196} {p. 197} {p. 198} {p. 199}

XXXVI
Ragots et politiques des vieilles portières §

Effrayée par la prédiction du grand jeu de madame Fontaine, la Cibot s’était promis à elle-même de réussir par des moyens doux, par une scélératesse {p. 200} purement morale, à se faire coucher sur le testament de son Monsieur.

Ignorant pendant dix ans la valeur du Musée-Pons, la Cibot se voyait dix ans d’attachement, de probité, de désintéressement devant elle, et elle se proposait d’escompter cette magnifique valeur.

Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore dans le cœur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille pendant vingt-cinq ans, le désir d’être riche, cette créature avait nourri le serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des cœurs, et l’on va voir {p. 201} comment elle exécutait les conseils que lui sifflait le serpent.

– Eh bien ! a-t-il bien bu, notre chérubin ? va-t-il mieux ? dit-elle à Schmucke.

– Bas pien ! mon tchère montame Zibod ! bas pien ! répondit l’Allemand en essuyant une larme.

– Bah ! vous vous alarmez par trop aussi, mon cher monsieur, il faut en prendre et en laisser…

Cibot serait à la mort, je ne serais pas si désolée que vous l’êtes.

Allez ! notre chérubin est d’une bonne constitution.

{p. 202} Et puis, voyez-vous, il paraît qu’il a été sage ! vous ne savez pas combien les gens sages vivent vieux !

Il est bien malade, c’est vrai, mais avec les soins que j’ai de lui, je l’en tirerai.

Soyez tranquille, allez à vos affaires, je vais lui tenir compagnie, et lui faire boire ses pintes d’eau d’orge…

– Sans fus, che murerais d’einquiédute… dit Schmucke en pressant dans ses mains, par un geste de confiance la main de sa bonne ménagère.

{p. 203} La Cibot entra dans la chambre de Pons, en s’essuyant les yeux.

– Qu’avez-vous, madame Cibot ? dit Pons.

– C’est monsieur Schmucke qui me met l’âme à l’envers, il vous pleure comme si vous étiez mort ! dit-elle.

Quoique vous ne soyez pas bien, vous n’êtes pas encore assez mal pour qu’on vous pleure ; mais cela me fait tant d’effet !

Mon Dieu, suis-je bête d’aimer comme cela les gens, et de m’être attachée à vous plus qu’à Cibot !

{p. 204} Car, après tout, vous ne m’êtes de rien, nous ne sommes parents que par la première femme ! eh bien ! j’ai les sangs tournés dès qu’il s’agit de vous, ma parole d’honneur.

Je me ferais couper la main, la gauche s’entend, na, devant vous, pour vous voir allant et venant, mangeant et flibustant des marchands, comme à votre ordinaire…

Si j’avais eu un enfant, je pense que je l’aurais aimé comme je vous aime, quoi !…

Buvez donc, mon mignon, allons un plein verre !

{p. 205} Voulez-vous boire, monsieur ! D’abord, monsieur Poulain a dit :

– S’il ne veut pas aller au Père-Lachaise, monsieur Pons doit boire dans sa journée autant de voies d’eau qu’un Auvergnat en vend.

Ainsi, buvez ! allons !…

– Mais, je bois, ma bonne Cibot… tant et tant que j’ai l’estomac noyé…

– Là, c’est bien ! dit la portière en prenant le verre vide.

Vous vous en sauverez comme ça !

Monsieur Poulain avait un malade {p. 206} comme vous, qui n’avait aucun soin, que ses enfants abandonnaient, et il est mort de cette maladie-là, faute d’avoir bu !…

Aussi faut boire, voyez-vous, mon bichon !… qu’on l’a enterré il y a deux mois…

Savez-vous que si vous mouriez, mon cher monsieur, vous entraîneriez avec vous le bonhomme Schmucke… il est comme un enfant, ma parole d’honneur…

Ah ! vous aime-t-il, ce cher agneau d’homme ! non, jamais une femme n’aime un homme comme ça !…

{p. 207} Il en perd le boire et le manger ; il est maigri depuis quinze jours, autant que vous, qui n’avez que de la peau et les os…

Ça me rend jalouse, car je vous suis bien attachée ; mais je n’en suis pas là… je n’ai pas perdu l’appétit, au contraire !

Force de monter et de descendre sans cesse les étages, j’ai des lassitudes dans les jambes, que le soir je tombe comme une masse de plomb.

Ne voilà-t-il pas que je néglige mon pauvre Cibot pour vous, que mademoiselle Rémonencq lui fait son vivre, {p. 208} qu’il me bougonne parce que tout est mauvais !

Pour lors, je lui dis comme ça qu’il faut savoir souffrir pour les autres, et que vous êtes trop malade pour qu’on vous quitte…

D’abord vous n’êtes pas assez bien pour ne pas avoir une garde !

Pus souvent que je souffrirais une garde ici, moi qui fais vos affaires et votre ménage depuis dix ans…

Et alles sont sur leux bouche ! qu’elles 62 mangent comme dix, qu’elles veulent du vin, du sucre, leurs chaufferettes, leurs aises…

{p. 209} Et puis qu’elles volent les malades, quand les malades ne les mettent pas sur leurs testaments.

Mettez une garde ici pour aujord’hui, mais demain nous trouvererions un tableau, quelqu’objet de moins.

– Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons hors de lui, ne me quittez pas !…

Qu’on ne touche à rien !…

– Je suis là ! dit la Cibot, tant que j’en aurai la force, je serai là… soyez tranquille !

Monsieur Poulain, qui peut-être a {p. 210} des vues sur votre trésor, ne voulait-il pas vous donner une garde !…

Comme je vous l’ai remouché !

– « Il n’y a que moi, que je lui ai dit, de qui veuille monsieur, il a mes habitudes comme j’ai les siennes. »

Et il s’est tu. Mais une garde, c’est tout voleuses !

J’haï-t-il ces femmes-là…

Vous allez voir comme elles sont intrigantes.

Pour lors, un vieux monsieur…

– Notez que c’est monsieur Poulain qui m’a raconté cela…

{p. 211} – Donc une madame Sabatier, une femme de trente-six ans, ancienne marchande de mules, au Palais, – vous connaissez bien la galerie marchande qu’on a démolie au Palais…

Pons fit un signe affirmatif.

– Bien, ste femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme qui buvait tout et qu’est mort d’une imbustion spontanée 63, mais elle a été belle femme, faut tout dire ! mais ça ne lui a pas profité quoiqu’elle ait eu, dit-on, des avocats pour bons amis…

Donc, dans la débine, elle s’a fait garde de femmes en couches, et n’alle demeure rue Barre-du-Bec.

{p. 212} Elle n’a donc gardé comme ça n’un vieux monsieur, qui, sous votre respect, avait une maladie des foies lurinaires, qu’on le sondait comme un puits artésien, et qui voulait de si grands soins qu’elle couchait sur un lit de sangle dans la chambre de ce monsieur.

C’est-y croyabe ces choses-là.

Mais vous me direz : les hommes, ça ne respecte rien ! tant ils sont égoïstes !

Enfin voilà qu’en causant avec lui, vous comprenez, elle était là toujours, elle l’égayait, elle lui racontait des {p. 213} histoires, elle le faisait jaser, comme nous sommes là 64, pas vrai, tous les deux à jacasser…

Elle apprend que ses neveux, le malade avait des neveux, étaient des monstres, qu’ils lui donnaient des chagrins, et, fin finale, que sa maladie venait de ses neveux.

Eh bien ! mon cher monsieur, elle a sauvé ce monsieur, et elle est devenue sa femme, et ils ont un enfant qu’est superbe et que mame Bordevin, la bouchère de la rue Charlot, qu’est parente à c’te dame, a été marraine… En voilà ed’ la chance !

Moi, je suis mariée !…

{p. 214} Mais je n’ai pas d’enfant, et je puis le dire, c’est la faute à Cibot, qui m’aime trop ; car si je voulais…

Suffit.

Quéque nous serions devenus avec de la famille, moi et mon Cibot, qui n’avons pas un sou vaillant, après trente ans de probité, mon cher monsieur !

Mais ce qui me console, c’est que je n’ai pas un liard du bien d’autrui.

Jamais je n’ai fait de tort à personne…

Tenez, n’une supposition, qu’on {p. 215} peut dire, puisque dans six semaines vous serez sur vos quilles, à flâner sur le boulevard ; eh bien ! vous me mettriez sur votre testament ; eh bien ! je n’aurais de cesse que je n’aie trouvé vos héritiers pour leur rendre… tant j’ai tant peur du bien qui n’est pas acquis à la sueur de mon front. Vous me direz :

« Mais, mame Cibot, ne vous tourmentez donc pas comme ça, vous l’avez bien gagné, vous avez soigné ces messieurs comme vos enfants, vous leur avez épargné mille francs par an… »

Car, à ma place, savez-vous, monsieur, qu’il y a bien des cuisinières qui {p. 216} auraient déjà dix mille francs ed’ placés.

– « C’est donc justice, si ce digne monsieur vous laisse un petit viager !… » qu’on me dirait par supposition.

Eh bien ! non ! moi je suis désintéressée…

Je ne sais pas comment il y a des femmes qui font le bien par intérêt.

Ce n’est plus faire le bien, n’est-ce pas, monsieur ?…

Je ne vais pas à l’église, moi ! je n’en ai pas le temps ; mais ma conscience me dit ce qui est bien…

{p. 217} Ne vous agitez pas comme ça, mon chat !… ne vous grattez pas !…

Mon Dieu, comme vous jaunissez ! vous êtes si jaune, que vous en devenez brun…

Comme c’est drôle qu’on soit, en vingt jours, comme un citron !…

La probité, c’est le trésor des pauvres gens, il faut bien posséder quelque chose !…

D’abord, vous arrivereriez à toute extrémité, par supposition, je serais la première à vous dire que vous devez donner tout ce qui vous appartient à monsieur Schmucke.

{p. 218} C’est là votre devoir, car il est à lui seul, toute votre famille ! il vous n’aime celui-là, comme un chien aime son maître.

– Ah ! oui ! dit Pons, je n’ai été aimé dans toute ma vie que par lui…

{p. 219} {p. 220} {p. 221}

XXXVII
Où l’on voit l’effet d’un beau bras §

– Ah ! monsieur, dit madame Cibot, vous n’êtes pas gentil, et moi ! donc, je ne vous aime donc pas…

– Je ne dis pas cela, ma chère madame Cibot.

{p. 222} – Bon ! allez-vous pas me prendre pour une servante, une cuisinière ordinaire, comme si je n’avais pas un cœur !

Ah ! mon Dieu ! fendez-vous donc pendant onze ans pour deux vieux garçons ! ne soyez donc occupée que de leur bien-être, que je remuais tout chez dix fruitières, à m’y faire dire des sottises, pour vous trouver du bon fromage de Brie, que j’allais jusqu’à la halle pour vous avoir du beurre frais, et prenez donc garde à tout, qu’en dix ans je ne vous n’ai rien cassé, rien écorné…

Soyez donc comme une mère pour ses enfants !

{p. 223} Et vous n’entendre dire un ma chère madame Cibot, qui prouve qu’il n’y a pas un sentiment pour vous dans le cœur du vieux monsieur que vous soignez comme un fils du roi, car le petit roi de Rome n’a pas été soigné comme vous !… Voulez-vous parier qu’on ne l’a pas soigné comme vous ?… à preuve qu’il est mort à la fleur de son âge…

Tenez, monsieur, vous n’êtes pas juste…

Vous êtes un ingrat !

C’est parce que je ne suis qu’une pauvre portière.

{p. 224} Ah ! mon Dieu, vous croyez donc aussi, vous, que nous sommes des chiens…

– Mais, ma chère madame Cibot…

– Enfin, vous qu’êtes un savant, expliquez-moi pourquoi nous sommes traités comme ça, nous autres concierges, qu’on ne nous croit pas des sentiments, qu’on se moque de nous, dans un temps où l’on parle d’égalité !

Moi, je ne vaux donc pas une autre femme ! moi qui ai été une des plus jolies femmes de Paris, qu’on m’a nommée la belle écaillère, et que je recevais des déclarations d’amour, sept ou huit par jour…

{p. 225} Et que si je voulais encore !

Tenez, monsieur, vous connaissez bien ce gringalet de ferrailleur qu’est à la porte, eh bien ! si j’étais veuve, une supposition, il m’épouserait les yeux fermés, tant il les a ouverts à mon endroit, qu’il me dit toute la journée :

– « Oh ! les beaux bras ! que vous avez !… mame Cibot ! je rêvais, cette nuit, que c’était du pain et que j’étais du beurre, et que je m’étendais là-dessus !… »

Tenez, monsieur, en voilà des bras ?…

Elle retroussa sa manche et montra {p. 226} le plus magnifique bras du monde, aussi blanc et aussi frais que sa main était rouge et flétrie ; un bras potelé, rond, à fossettes, et qui, tiré de son fourreau de mérinos commun comme une lame est tirée de sa gaîne, devait éblouir Pons, qui n’osa pas le regarder trop longtemps.

– Et, reprit-elle, qui ont ouvert autant de cœurs que mon couteau ouvrait d’huîtres !…

Eh bien ! c’est à Cibot ! et j’ai eu le tort de négliger ce pauvre cher homme qui se jetterait dedans un précipice au premier mot que je dirais, pour vous, monsieur, qui m’appelez ma chère madame Cibot {p. 227} quand je ferais l’impossible pour vous…

– Écoutez-moi donc, dit le malade, je ne peux pas vous appeler ma mère ni ma femme…

– Non, jamais de ma vie ni de mes jours, je ne m’attache plus à personne…

– Mais laissez-moi donc dire ! reprit Pons.

Voyons, j’ai parlé de Schmucke, d’abord.

– Monsieur Schmucke ! en voilà un cœur ! dit-elle.

{p. 228} Allez, il m’aime, lui ! parce qu’il est pauvre !

C’est la richesse qui rend insensible, et vous êtes riche !

Eh bien ! ayez une garde, vous verrez quelle vie elle vous fera ! qu’elle vous tourmentera comme un hanneton…

Le médecin dira qu’il faut vous faire boire, elle vous donnera rien qu’à manger ! elle vous enterrera pour vous voler ?

Vous ne méritiez pas d’avoir une madame Cibot…

{p. 229} Allez ! quand monsieur Poulain viendra, vous lui demanderez une garde !

– Mais, sacrebleu ! écoutez-moi donc !… s’écria le malade en colère.

Je ne parlais pas des femmes en parlant de mon ami Schmucke !…

Je sais bien que je n’ai pas d’autres cœurs où je suis aimé sincèrement que le vôtre et celui de Schmucke…

– Voulez-vous bien ne pas vous irriter comme ça ! s’écria la Cibot en se précipitant sur Pons et le recouchant de force.

– Mais, comment ne vous aimerais-je pas ?… dit le pauvre Pons.

{p. 230} – Vous m’aimez, là, bien vrai ?…

Allons, allons, pardon, monsieur, dit-elle en pleurant et essuyant ses pleurs.

Eh bien ! oui, vous m’aimez comme on aime une domestique, voilà… une domestique à qui l’on jette un viager de six cents francs, comme un morceau de pain dans la niche d’un chien ?…

– Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons, pour qui me prenez-vous ?

Vous ne me connaissez pas !

– Ah ! vous m’aimez encore mieux ! reprit-elle en recevant un regard de {p. 231} Pons, vous aimerez votre bonne grosse Cibot comme une mère ?

Eh bien ! c’est cela.

Je suis votre mère, vous êtes tous deux mes enfants !

Ah !… si je connaissais ceux qui vous ont causé du chagrin, je me ferais mener en cour d’assises et même à la correctionnelle, car je leur arracherais les yeux…

Ces gens-là méritent d’être fait mourir à la barrière Saint-Jacques ! et c’est encore trop doux pour de pareils scélérats…

{p. 232} Vous si bon, si tendre, car vous avez un cœur d’or, vous étiez créé et mis au monde pour rendre une femme heureuse… oui, vous l’aureriez rendue heureuse… ça se voit, vous étiez taillé pour cela…

Moi, d’abord, en voyant comment vous êtes avec monsieur Schmucke, je me disais :

Non, monsieur Pons a manqué sa vie ! il était fait pour être un bon mari…

Allez, vous aimez les femmes !…

– Ah ! oui, dit Pons, et je n’en ai jamais eu.

{p. 233} – Vraiment ! s’écria la Cibot d’un air provocateur en se rapprochant de Pons et lui prenant la main.

Vous ne savez pas ce que c’est que avoir une maîtresse qui fait les cent coups pour son ami ?

C’est-il possible ! moi, à votre place, je ne voudrais pas m’en aller d’ici dans l’autre monde, sans avoir connu le plus grand bonheur qu’il y ait sur terre !…

Pauvre bichon ! si j’étais ce que j’ai été, parole d’honneur, je quitterais Cibot pour vous !…

Mais avec un nez taillé comme ça, car vous avez un fier nez ! Comment {p. 234} avez-vous fait ? mon pauvre chérubin !…

Vous me direz : toutes les femmes ne se connaissent pas en hommes… et c’est un malheur qu’elles se marient à tort et à travers, que ça fait pitié.

Moi, je vous croyais des maîtresses à la douzaine, des danseuses, des actrices, des duchesses, rapport à vos absences !…

Qu’en vous voyant sortir, je disais toujours à Cibot :

– « Tiens, voilà monsieur Pons qui va courir le guilledou ! »

{p. 235} Parole d’honneur ! je disais cela, tant je vous croyais aimé des femmes !

Le ciel vous a créé pour l’amour…

Tenez, mon cher petit monsieur, j’ai vu cela le jour où vous avez dîné ici pour la première fois.

Oh ! étiez-vous touché du plaisir que vous donniez à monsieur Schmucke ?

Et lui qui en pleurait encore le lendemain, en me disant :

Montame Zibod, il a tinné izi ! que j’en ai pleuré comme une bête aussi !

Et comme il était triste quand vous {p. 236} avez recommencé vos villevoustes ! et à aller dîner en ville !

Pauvre homme, jamais désolation pareille ne s’est vue !

Ah ! vous avez bien raison de faire de lui votre héritier 65 !

Allez, c’est toute une famille pour vous, ce digne, ce cher homme-là…

Ne l’oubliez pas !

Autrement, Dieu ne vous recevrait pas dans son paradis, où il doit ne laisser entrer que ceux qui ont été reconnaissants envers leurs amis en leur laissant des rentes…

XXXVIII
Exode par insinuation §

{p. 237} {p. 238} {p. 239}

Pons faisait de vains efforts pour répondre, la Cibot parlait comme le vent marche.

Si l’on a trouvé le moyen d’arrêter {p. 240} les machines à vapeur, celui de stoper la langue d’une portière épuisera le génie des inventeurs.

– Je sais ce que vous allez dire ! reprit-elle.

Ça ne tue pas, mon cher monsieur, de faire son testament quand on est malade ; et à votre place, moi, crainte d’accident, je ne voudrais pas abandonner ce pauvre mouton-là, car c’est la bonne bête du bon Dieu ; il ne sait rien de rien, je ne voudrais pas le mettre à la merci des rapiats d’hommes d’affaires, et de parents que c’est tous canailles !

Voyons, y a-t-il quelqu’un qui, depuis {p. 241} vingt jours, soit venu vous voir !…

Et vous leur donneriez votre bien !

Savez-vous qu’on dit que tout ce qui est ici en vaut la peine !

– Mais, oui, dit Pons.

– Rémonencq, qui vous connaît pour un amateur, et qui brocante, dit qu’il vous ferait bien trente mille francs de rentes viagères, pour avoir vos tableaux après vous…

En voilà une affaire !

À votre place, je la ferais !

Mais j’ai cru qu’il se moquait de moi quand il m’a dit cela !…

{p. 242} Vous devriez avertir monsieur Schmucke de la valeur de toutes ces choses-là, car c’est un homme qu’on tromperait comme un enfant ; il n’a pas la moindre idée de ce que valent les belles choses que vous avez !

Il s’en doute si peu, qu’il les donnerait pour un morceau de pain, si par amour pour vous, il ne les gardait pas pendant toute sa vie, s’il vit après vous, toutefois, car il mourra de votre mort.

Mais je suis là, moi ! je le défendrai envers et contre tous !… moi et Cibot !

– Chère madame Cibot, répondit Pons attendri par cet effroyable bavardage, {p. 243} où le sentiment paraissait être naïf comme il l’est chez les gens du peuple, que serais-je devenu sans vous et Schmucke ?

– Ah, nous sommes bien vos seuls amis sur cette terre, ça, c’est bien vrai !

Mais deux bons cœurs valent toutes les familles…

Ne me parlez pas de la famille !

C’est, comme la langue, disait cet ancien acteur, c’est tout ce qu’il y a de meilleur et de pire… Où sont-ils donc, vos parents ?

{p. 244}En avez-vous des parents ?… Je ne les ai jamais vus…

– C’est eux qui m’ont mis sur le grabat !… s’écria Pons avec une profonde amertume.

– Ah ? vous avez des parents… dit la Cibot en se dressant comme si son fauteuil eût été de fer rougi subitement au feu.

Ah bien ! ils sont gentils, vos parents !

Comment, voilà vingt jours, oui, de ce matin, il y a vingt jours que vous êtes à la mort, et ils ne sont pas encore venus savoir de vos nouvelles…

{p. 245} C’est un peu fort de café, cela…

Mais, à votre place, je laisserais plutôt ma fortune à l’hospice des Enfants-Trouvés que de leur donner un liard…

– Eh bien ! ma chère madame Cibot, je voulais léguer tout ce que je possède à ma petite-cousine, la fille de mon cousin-germain, le président Camusot, vous savez, le magistrat qui est venu un matin, il y a bientôt deux mois…

– Ah ! un petit gros, qui vous a envoyé ses domestiques vous demander pardon… de la sottise de sa femme… {p. 246} que la femme de chambre m’a fait des questions sur vous, une vieille mijaurée à qui j’avais envie d’épouster son crispin en velours avec le manche de mon balai !

A-t-on jamais vu une femme de chambre porter un crispin en velours ?…

Non, ma parole d’honneur, le monde est renversé.

Pourquoi fait-on des révolutions !

Dînez deux fois, si vous en avez le moyen ! gueux de riches !

Mais je dis que les lois sont inutiles, {p. 247} qu’il n’y a plus rien de sacré, si Louis-Philippe ne maintient pas les rangs ; car, enfin, si nous sommes tous égaux, pas vrai, monsieur, une femme de chambre ne doit pas avoir un crispin en velours, quand moi, mame Cibot, avec trente ans de probité, je n’en ai pas.

Voilà-t-il pas quelque chose de beau !

On doit voir qui vous êtes.

Une femme de chambre est une femme de chambre, comme moi, je suis une concierge ! Pourquoi donc a-t-on des épaulettes à grains d’épinards dans le militaire ?

{p. 248} À chacun son grade !

Tenez, voulez-vous que je vous dise le fin mot de tout ça ?

Eh bien ! la France est perdue !…

Et sous l’Empereur, pas vrai, monsieur ?… tout ça marchait bien autrement.

Aussi, j’ai dit à Cibot :

– Tiens, vois-tu, mon homme, une maison où il y a des femmes de chambre à crispins en velours, c’est des gens sans entrailles…

– Sans entrailles ! c’est cela ! répondit Pons.

{p. 249} Et Pons raconta ses déboires et ses chagrins à madame Cibot qui se répandit en invectives contre les parents et témoigna la plus excessive tendresse, à chaque phrase de ce triste récit.

Enfin, elle pleura !

Pour concevoir cette intimité subite entre le vieux musicien et madame Cibot, il suffit de se figurer la situation d’un célibataire, grièvement malade pour la première fois de sa vie, étendu sur un lit de douleur, seul au monde, ayant à passer la journée face à face avec lui-même, et trouvant cette journée d’autant plus longue qu’il est aux prises avec les souffrances indéfinissables {p. 250} de l’hépatite, qui noircit la plus belle vie, et que, privé de ses nombreuses occupations, il tombe dans le marasme parisien, il regrette tout ce qui se voit gratis à Paris !

Cette solitude profonde et ténébreuse, cette douleur dont les atteintes embrassent le moral encore plus que le physique, l’inanité de la vie, tout pousse un célibataire, surtout quand il est déjà faible de caractère et que son cœur est sensible, crédule, à s’attacher à l’être qui le soigne, comme un noyé s’attache à une planche.

Aussi Pons écoutait-il les commérages de la Cibot avec ravissement ! {p. 251} Schmucke et madame Cibot, le docteur Poulain étaient l’humanité tout entière 66, comme sa chambre était l’univers.

Si déjà tous les malades concentrent leur attention dans la sphère qu’embrassent leurs regards, et si leur égoïsme s’exerce autour d’eux en se subordonnant aux êtres et aux choses d’une chambre, qu’on juge ce dont est capable un vieux garçon, sans affections, et qui n’a jamais connu l’amour.

En vingt jours, Pons en était arrivé par moments à regretter de ne pas avoir épousé Madeleine Vivet !

Aussi, depuis vingt jours, madame {p. 252} Cibot faisait-elle d’immenses progrès dans l’esprit du malade, qui se voyait perdu sans elle ; car pour Schmucke, Schmucke était un second Pons pour le pauvre malade.

L’art prodigieux de la Cibot consistait, à son insu d’ailleurs, à exprimer les propres idées de Pons.

– Ah, voilà le docteur, dit-elle, en entendant des coups de sonnette.

Et elle laissa Pons tout seul, sachant bien que le Juif et Rémonencq arrivaient.

– Ne faites pas de bruit, messieurs, {p. 253} dit-elle… qu’il ne s’aperçoive de rien ! car il est comme un crin dès qu’il s’agit de son trésor…

– Une simple promenade suffira, répondit le Juif armé de sa loupe et d’une lorgnette.

{p. 254} {p. 255} {p. 256} {p. 257}

XXXXIX
Corruption parlementée §

Le salon, où se trouvait la majeure partie du Musée-Pons, était un de ces anciens salons comme les concevaient les architectes employés par la noblesse française, de vingt-cinq pieds de largeur {p. 258} sur trente de longueur, et de treize pieds de hauteur.

Les tableaux que possédait Pons, au nombre de soixante-sept, tenaient tous sur les quatre parois de ce salon boisé, blanc et or, mais le blanc jauni, l’or rougi par le temps offraient des tons harmonieux qui ne nuisaient point à l’effet des toiles.

Quatorze statues s’élevaient sur des colonnes, soit aux angles, soit entre les tableaux, sur des gaînes de Boule.

Des buffets en ébène, tous sculptés et d’une richesse royale, garnissaient à hauteur d’appui le bas des murs 67.

{p. 259} Ces buffets contenaient les curiosités.

Au milieu du salon, une ligne de crédences en bois sculpté présentait 68 au regard les plus grandes raretés du travail humain : les ivoires, les bronzes, les bois, les émaux, l’orfèvrerie, les porcelaines, etc.

Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre chefs-d’œuvre qu’il reconnut pour les plus beaux de cette collection, et de maîtres qui manquaient à la sienne.

C’était pour lui ce que sont pour les naturalistes ces désidérata qui font entreprendre {p. 260} des voyages du couchant à l’aurore, aux tropiques, dans les déserts, les pampas, les savanes, les forêts vierges.

Le premier tableau était de Sébastien del Piombo, le second de Fra Bartholomeo della Porta, le troisième un paysage d’Hobbéma, et le dernier un portrait de femme par Albert Durer, quatre diamants !

Sébastien del Piombo se trouve, dans l’art de la peinture, comme un point brillant où trois écoles se sont donné rendez-vous pour y apporter chacune ses éminentes qualités.

Peintre de Venise, il est venu à Rome {p. 261} y prendre le style de Raphaël, sous la direction de Michel-Ange qui voulut l’opposer à Raphaël en luttant, dans la personne d’un de ses lieutenants, contre ce souverain pontife de l’art.

Ainsi ce paresseux génie a fondu la couleur vénitienne, la composition florentine, le style Raphaëlesque dans les rares tableaux qu’il a daigné peindre, et dont les cartons étaient dessinés, dit-on, par Michel-Ange.

Aussi peut-on voir à quelle perfection est arrivé cet homme armé de cette triple force, quand on étudie au Musée de Paris le portrait de Baccio Bandinelli qui peut être mis en comparaison {p. 262} avec l’homme au gant de Titien, avec le portait de vieillard où Raphaël a joint sa perfection à celle de Corrége, et avec Charles VIII de Léonardo da Vinci, sans que cette toile y perde. Ces quatre perles offrent la même eau, le même orient, la même rondeur, le même éclat, la même valeur

L’art humain ne peut aller au-delà

C’est supérieur à la nature qui n’a fait vivre l’original que pendant un moment.

De ce grand génie, de cette palette immortelle, mais d’une incurable paresse, Pons possédait un chevalier de {p. 263} Malte en prière, peint sur ardoise, d’une fraîcheur, d’un fini, d’une profondeur supérieurs encore aux qualités du portrait de Baccio Bandinelli.

Le Fra Bartholomeo, qui représentait une sainte famille, eût été pris pour un tableau de Raphaël, par beaucoup de connaisseurs.

L’Hobbéma devait aller à soixante mille francs en vente publique.

Quant à l’Albert Durer, ce portrait de femme était pareil au fameux Holzschuer 69 de Nuremberg duquel les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse ont offert deux cent mille francs et vainement, à plusieurs reprises.

{p. 264} Est-ce la femme ou la fille du chevalier Holzschuer 70, l’ami d’Albert Durer ?… l’hypothèse paraît une certitude, car la femme du Musée-Pons est dans une attitude qui suppose un pendant, et les armes peintes sont disposées de la même manière dans l’un et l’autre portrait.

Enfin le ætatis suæ XLI est en parfaite harmonie avec l’âge indiqué dans le portrait si religieusement gardé par la maison Holzschuer 71 de Nuremberg, et dont la gravure a été récemment achevée.

Élie Magus eut des larmes dans les yeux en regardant tour-à-tour ces quatre chefs-d’œuvre.

{p. 265} – Je vous donne deux mille francs de gratification par chacun de ces tableaux, si vous me les faites avoir pour quarante mille francs !… dit-il à l’oreille de la Cibot, stupéfaite de cette fortune tombée du ciel.

L’admiration, ou, pour être plus exact, le délire du Juif, avait produit un tel désarroi dans son intelligence et dans ses habitudes de cupidité, que le Juif s’y abîma, comme on voit.

– Et moi ?… dit Rémonencq qui ne se connaissait pas en tableaux.

– Tout est ici de la même force, répliqua finement le Juif à l’oreille de {p. 266} l’auvergnat, prends dix tableaux au hasard et aux mêmes conditions, ta fortune sera faite.

Ces trois voleurs se regardaient encore, chacun en proie à sa volupté, la plus vive de toutes, la satisfaction du succès en fait de fortune, lorsque la voix du malade retentit et vibra comme des coups de cloche.

– Qui va là !… criait Pons.

– Monsieur ! recouchez-vous donc ! dit la Cibot en s’élançant sur Pons et le forçant à se remettre au lit. Ah çà ! voulez-vous vous tuer !…

Eh bien ! ce n’est pas monsieur Poulain, {p. 267} c’est ce brave Rémonencq, qui est si inquiet de vous, qu’il vient savoir de vos nouvelles !…

Vous êtes si aimé, que toute la maison est en l’air pour vous. De quoi donc avez-vous peur ?

– Mais, il me semble que vous êtes là plusieurs, dit le malade.

– Plusieurs ! c’est bon !…

Ah ! çà, rêvez-vous ?…

Vous finirez par devenir fou, ma parole d’honneur !…

Tenez ! voyez.

{p. 268} La Cibot alla vivement ouvrir la porte, fit signe à Magus de se retirer et à Rémonencq d’avancer.

– Eh bien ! mon cher monsieur, dit l’auvergnat pour qui la Cibot avait parlé, je viens savoir de vos nouvelles, car toute la maison est dans les transes par rapport à vous…

Personne n’aime que la mort se mette dans les maisons !…

Et enfin, le papa Monistrol, que vous connaissez bien, m’a chargé de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il se mettait à votre service…

– Il vous envoie pour donner un {p. 269} coup-d’œil à mes biblots !… dit le vieux collectionneur avec une aigreur pleine de défiance.

Dans les maladies de foie, les sujets contractent presque toujours une antipathie spéciale, momentanée ; ils concentrent leur mauvaise humeur sur un objet ou sur une personne quelconque.

Or, Pons se figurait qu’on en voulait à son trésor, il avait l’idée fixe de le surveiller, et il envoyait, de moments en moments, Schmucke voir si personne ne s’était glissé dans le sanctuaire.

– Elle est assez belle, votre collection, répondit astucieusement Rémonencq, {p. 270} pour exciter l’attention des chineurs ; je ne me connais pas en haute curiosité, mais monsieur passe pour être un si grand connaisseur, que quoique je ne sois pas bien avancé dans la chose, j’achèterais bien de monsieur, les yeux fermés…

Si monsieur avait quelquefois besoin d’argent, car rien ne coûte comme ces sacrées maladies… que ma sœur, en dix jours, a dépensé trente sous de remèdes, quand elle a eu les sangs bouleversés, et qu’elle aurait bien guéri sans cela…

Les médecins sont des fripons qui profitent de notre état pour…

{p. 271} – Adieu, merci, monsieur, répondit Pons au ferrailleur en lui jetant des regards inquiets.

– Je vais le reconduire, dit tout bas la Cibot à son malade, crainte qu’il ne touche à quelque chose.

– Oui, oui, répondit le malade en remerciant la Cibot par un regard.

La Cibot ferma la porte de la chambre à coucher, ce qui réveilla la défiance de Pons.

Elle trouva Magus immobile devant les quatre tableaux.

Cette immobilité, cette admiration {p. 272} ne peuvent être comprises 72 que par ceux dont l’âme est ouverte au beau idéal, au sentiment ineffable que cause la perfection dans l’art et qui restent plantés sur leurs pieds durant des heures entières au Musée devant la Joconde de Léonardo da Vinci, devant l’Antiope du Corrége, le chef-d’œuvre de ce peintre, devant la maîtresse du Titien, la Sainte-Famille d’Andrea del Sarto, devant les enfants entourés de fleurs du Dominicain, les petits camaïeux de Raphaël et son portrait de vieillard, les plus immenses chefs-d’œuvre de l’art.

– Sauvez-vous sans bruit ! dit-elle.

Le Juif s’en alla lentement et à reculons, {p. 273} regardant les tableaux comme un amant regarde une maîtresse à laquelle il dit adieu.

XL
Assaut d’astuce §

{p. 274} {p. 275} {p. 276} {p. 277}

Quand le Juif fut sur le palier, la Cibot, à qui cette contemplation avait donné des idées, frappa sur le bras sec de Magus.

– Vous me donnerez quatre mille 73 {p. 278} francs par tableau ! sinon rien de fait…

– Je suis si pauvre !… dit Magus.

Si je désire ces toiles, c’est par amour, uniquement par amour de l’art, ma belle dame !

– Tu es si sec, mon fiston ! dit la portière, que je conçois cet amour-là 74.

Mais si tu ne me promets pas aujourd’hui seize mille francs devant Rémonencq, demain, ce sera vingt mille.

– Je promets les seize !… répondit le Juif, effrayé de l’avidité de cette portière.

{p. 279}– Par quoi ça peut-il jurer, un Juif ?… dit la Cibot à Rémonencq.

– Vous pouvez vous fier à lui, répondit le ferrailleur, il est aussi honnête homme que moi.

– Eh bien ! et vous ? demanda la portière, si je vous en fais 75 vendre, que me donnerez-vous ?…

– Moitié dans les bénéfices !… dit promptement Rémonencq.

– J’aime mieux une somme tout de suite, je ne suis pas dans le commerce, répondit la Cibot.

– Vous entendez joliment les affaires ! {p. 280} dit Élie Magus en souriant, vous feriez une fameuse marchande.

– Je lui offre de s’associer avec moi corps et biens, dit l’Auvergnat en prenant le bras potelé de la Cibot et tapant dessus avec une force de marteau.

Je ne lui demande pas d’autre mise de fond que sa beauté !

Vous avez tort de tenir à votre Turc de Cibot et à son aiguille !

Est-ce un petit portier qui peut enrichir une belle femme comme vous ?

– Ah ! quelle figure vous feriez dans une boutique sur le boulevard, au milieu {p. 281} des curiosités, jabotant avec les amateurs et les entortillant !

– Laissez-moi là votre loge quand vous aurez fait votre pelote ici, et vous verrez ce que nous deviendrons, à nous deux !

– Faire ma pelote, dit la Cibot.

Je suis incapable de prendre ici la valeur d’une épingle !

Entendez-vous, Rémonencq ? s’écria la portière. Je suis connue dans le quartier pour une honnête femme, n’à !

Les yeux de la Cibot flamboyaient.

{p. 282} – Là, rassurez-vous !… dit Élie Magus.

Cet Auvergnat a l’air de vous trop aimer pour vouloir vous offenser.

– Comme elle vous mènerait les pratiques !… s’écria l’Auvergnat.

– Soyez justes, mes fistons, reprit madame Cibot radoucie, et jugez vous-mêmes de ma situation ici ! 76

Voilà dix ans que je m’extermine le tempérament pour ces deux vieux garçons-là, sans que jamais ils ne m’aient donné autre chose que des paroles…

Rémonencq vous dira que je nourris {p. 283} ces deux vieux à forfait, où que je perds des vingt à trente sous par jour, que toutes mes économies y ont passé, par l’âme de ma mère !… la seule auteur de mes jours que j’aie connue ; mais aussi vrai que j’existe, et que voilà le jour qui nous éclaire, et que mon café me serve de poison si je mens d’une centime !…

Eh bien ! en voilà un qui va mourir, pas vrai ? et c’est le plus riche de ces deux hommes de qui j’ai fait mes propres enfants !…

Croireriez-vous, mon cher monsieur, que depuis vingt jours que je lui répète qu’il est à la mort, (car monsieur {p. 284} Poulain l’a condamné !…) ce grigou-là ne parle pas plus de me mettre sur son testament que si je ne le connaissais pas !

Ma parole d’honneur, nous n’avons notre dû qu’en le prenant, foi d’honnête femme ; car allez donc vous fier à des héritiers ?… pas souvent ! Tenez, voyez-vous, paroles ne puent pas, tout le monde est de la canaille !

– C’est vrai ! dit sournoisement Élie Magus, et c’est encore nous autres, ajouta-t-il en regardant Rémonencq, qui sommes les plus honnêtes gens…

– Laissez-moi donc, reprit la Cibot, je ne parle pas pour vous…

{p. 285} Les personnes pressantes, comme dit cet acteur, sont toujours acceptées !…

Je vous jure que ces deux messieurs me doivent déjà près de trois mille francs, que le peu que je possède est déjà passé dans les médicaments et dans leurs affaires, et s’ils allaient ne me rien reconnaître 77 de mes avances !…

Je suis si bête avec ma probité que je n’ose pas leux en parler.

Pour lors, vous qu’êtes dans les affaires, mon cher monsieur, me conseillez-vous de m’adresser à un avocat ?…

– Un avocat !… s’écria Rémonencq, vous en savez plus que tous les avocastes !…

{p. 286}Le bruit de la chute d’un corps lourd, tombé sur le carreau de la salle à manger, retentit dans le vaste espace de l’escalier.

– Ah ! mon Dieu ! cria la Cibot, qué qu’il arrive ?

Il me semble que c’est monsieur qui vient de prendre un billet de parterre !…

Elle poussa ses deux complices qui dégringolèrent avec agilité, puis elle se retourna, se précipita dans la salle à manger et y vit Pons étalé tout de son long, en chemise, évanoui !

Elle prit le vieux garçon dans ses {p. 287} bras, l’enleva comme une plume, et le porta jusque sur son lit.

Quand elle eut recouché le moribond, elle lui fit respirer des barbes de plume brûlée, elle lui mouilla les tempes d’eau de Cologne, elle le ranima.

Puis, lorsqu’elle vit les yeux de Pons ouverts, que la vie fut revenue, elle se posa les poings sur les hanches.

– Sans pantoufles, en chemise ! il y a de quoi vous tuer !

Et pourquoi vous défiez-vous de moi ?…

Si c’est ainsi, adieu, monsieur.

{p. 288} Après dix ans que je vous sers, que je mets du mien dans votre ménage, que mes économies y sont toutes passées, pour éviter des ennuis à ce pauvre monsieur Schmucke, qui pleure comme un enfant par les escaliers…

Voilà ma récompense ? vous venez m’espionner…

Dieu vous a puni ! c’est bien fait !

Et moi qui me donne un effort pour vous porter dans mes bras, que je risque d’être blessée 78 pour le reste de mes jours.

Ah ! mon Dieu ! et la porte que j’ai laissée ouverte…

{p. 289} – Avec qui causiez-vous ?

– En voilà des idées ! s’écria la Cibot.

Ah çà ! suis-je votre esclave ? ai-je des comptes à vous rendre ?

Savez-vous que si vous m’ennuyez ainsi, je plante tout là !…

Vous prendrez une garde !

Pons, épouvanté de cette menace, donna sans le savoir à la Cibot, la mesure de ce qu’elle pouvait tenter avec cette épée de Damoclès.

– C’est ma maladie ! dit-il piteusement.

{p. 290} – À la bonne heure ! répliqua la Cibot durement.

Elle laissa Pons confus, en proie à des remords, admirant le dévoûment criard de sa garde-malade, se faisant des reproches, et ne sentant pas le mal horrible par lequel il venait d’aggraver sa maladie en tombant sur les dalles de la salle à manger.

{p. 291} {p. 292} {p. 293}

XLI
Où le nœud se resserre §

La Cibot aperçut Schmucke qui montait l’escalier.

– Venez, monsieur…

Il y a de tristes nouvelles ! allez ! monsieur Pons devient fou !…

{p. 294} Figurez-vous qu’il s’est levé tout nu, qu’il m’a suivie, non, il s’est étendu là, tout de son long…

Demandez-lui pourquoi, il n’en sait rien…

Il va mal.

Je n’ai rien fait pour le provoquer à des violences pareilles, à moins que ce ne soit de lui avoir réveillé les idées en parlant de ses premières amours…

Qui est-ce qui connaît les hommes !

C’est tous vieux libertins…

J’ai eu tort de lui montrer mes bras, {p. 295} que ses yeux en brillaient comme des escarboucles…

Schmucke écoutait madame Cibot, comme s’il l’entendait parlant hébreu…

– Je me suis donné un effort que j’en serai blessée pour jusqu’à la fin de mes jours !… ajouta la Cibot en paraissant éprouver de vives douleurs et pensant à mettre à profit l’idée qu’elle avait eue, par hasard, en sentant une petite fatigue dans les muscles.

Je suis si bête !

Quand je l’ai vu là, par terre, je l’ai {p. 296} pris dans mes bras, et je l’ai porté jusqu’à son lit, comme un enfant.

Quoi ! Mais, maintenant je sens un effort !

Ah ! je me trouve mal !… je descends chez moi, gardez notre malade.

Je vas envoyer Cibot chercher monsieur Poulain pour moi !

J’aimerais mieux mourir que de me voir infirme…

La Cibot accrocha la rampe et roula par les escaliers en faisant mille contorsions {p. 297} et des gémissements si plaintifs, que tous les locataires, effrayés, sortirent sur les paliers de leurs appartements.

Schmucke soutenait la malade en versant des larmes, et il expliquait le dévoûment de la portière.

Toute la maison, tout le quartier surent bientôt le trait sublime de madame Cibot, qui s’était donné un effort mortel, disait-on, en enlevant un des Casse-noisettes dans ses bras.

Schmucke, revenu près de Pons, lui révéla l’état affreux de leur factotum, et tous deux ils se regardèrent en se disant :

{p. 298}Qu’allons-nous devenir, sans elle ?

Schmucke, en voyant le changement produit chez Pons par son escapade, n’osa pas le gronder.

– Vichis pric-à-prac ! c’haimerais mieux les priler que de bertre mon ami !… s’écria-t-il en apprenant de Pons la cause de l’accident.

Se tévier de montam Zibod, qui nous brede ses igonomies !…

C’esdre bas pien ; mais c’est de la malatie…

– Ah ! quelle maladie ! je suis changé, je le sens, dit Pons.

{p. 299} Je ne voudrais pas te faire souffrir, mon bon Schmucke.

– Cronte-moi ! dit Schmucke, et laisse montam Zibod tranquille.

Le docteur Poulain fit disparaître en quelques jours l’infirmité dont se disait menacée madame Cibot, et sa réputation reçut dans le quartier du Marais un lustre extraordinaire de cette guérison qui tenait du miracle.

Il attribua chez Pons ce succès à l’excellente constitution de la malade, qui reprit son service auprès de ses deux messieurs le septième jour, à leur grande satisfaction.

{p. 300} Cet événement augmenta de cent pour cent l’influence, la tyrannie de la portière sur le ménage des deux Casse-noisettes, qui, pendant cette semaine, s’étaient endettés, mais dont les dettes furent payées par elle.

La Cibot profita de la circonstance pour obtenir (et avec quelle facilité !) de Schmucke une reconnaissance des deux mille francs qu’elle disait avoir prêtés aux deux amis.

– Ah ! quel médecin que monsieur Poulain, dit la Cibot à Pons.

Il vous sauvera, mon cher monsieur, car 79 il m’a tirée du cercueil !

{p. 301} Mon pauvre Cibot me regardait comme morte !…

Eh bien ! monsieur Poulain a dû vous le dire, pendant que j’étais sur mon lit, je ne pensais qu’à vous.

« Mon Dieu, que je disais, prenez-moi, et laissez vivre mon cher monsieur Pons… »

– Pauvre chère madame Cibot, vous avez manqué d’avoir une infirmité pour moi !…

– Ah ! sans monsieur Poulain, je serais dans la chemise de sapin qui nous attend tous.

Eh bien ! au bout du fossé la culbute, {p. 302} comme disait cet ancien acteur !

Faut de la philosophie.

Comment avez-vous fait sans moi ?

– Schmucke m’a gardé, répondit le malade ; mais notre pauvre caisse et notre clientèle en ont souffert…

Je ne sais pas comment il a fait.

– Ti galme 80 ! Bons ! s’écria Schmucke, nus afons î tans le 81 bère Zibod, ein banquier…

– Ne parlez pas de cela ! mon cher mouton, vous êtes tous deux nos enfants, reprit la Cibot.

{p. 303} Nos économies sont bien placées chez vous, allez ! vous êtes plus solides que la Banque.

Tant que nous aurons un morceau de pain, vous en aurez la moitié… ça ne vaut pas la peine d’en parler…

– Baufre montam Zibod ! dit Schmucke en s’en allant.

Pons gardait le silence.

– Croireriez-vous, mon chérubin, dit la Cibot au malade en le voyant inquiet, que, dans mon agonie, car j’ai vu la camarde de bien près !… ce qui me tourmentait le plus, c’était de vous {p. 304} laisser seuls, livrés à vous-mêmes, et de 82 laisser mon pauvre Cibot sans un liard…

C’est si peu de chose que mes économies, que je ne vous en parle que rapport à ma mort et à Cibot, qu’est un ange !

Non, cet être-là m’a soignée comme une reine, et en pleurant comme un veau !…

Mais je comptais sur vous, foi d’honnête femme, je me disais :

Va, Cibot, mes monsieurs ne te laisseront jamais sans pain…

Pons ne répondit rien à cette attaque {p. 305} ad testamentum, et la portière garda le silence en attendant un mot.

– Je vous recommanderai à Schmucke, dit enfin le malade.

– Ah ! s’écria la portière, tout ce que vous ferez sera bien fait, je m’en rapporte à vous, à votre cœur…

Ne parlons jamais de cela, car vous m’humiliez, mon cher chérubin, pensez à vous guérir ! vous vivrez plus que nous…

Une profonde inquiétude s’empara du cœur de madame Cibot, elle résolut de faire expliquer son monsieur sur le {p. 306} legs qu’il entendait lui laisser ; et, de prime abord, elle sortit pour aller trouver le docteur Poulain chez lui, le soir, après le dîner de Schmucke, qui mangeait auprès du lit de Pons depuis que son ami était malade.

TOME 4 §

XLII
Histoire de tous les débuts à Paris §

{p. 7} 

Le docteur Poulain demeurait rue d’Orléans.

Il occupait un petit rez-de-chaussée composé d’une antichambre, d’un salon {p. 8} et de deux chambres à coucher.

Un office contigu à l’antichambre, et qui communiquait à l’une des deux chambres, celle du docteur, avait été converti en cabinet.

Une cuisine, une chambre de domestique et une petite cave, dépendaient de cette location située dans une aile de la maison, immense bâtisse construite sous l’Empire, à la place d’un vieil hôtel dont le jardin subsistait encore.

Ce jardin était partagé entre les trois appartements du rez-de-chaussée.

L’appartement du docteur n’avait {p. 9} pas été changé depuis quarante ans.

Les peintures, les papiers, la décoration, tout y sentait l’Empire.

Une crasse quadragénaire, la fumée y avaient flétri les glaces, les bordures, les dessins du papier, les plafonds et les peintures.

Cette petite location, au fond du Marais, coûtait encore mille francs par an.

Madame Poulain, mère du docteur, âgée de soixante-sept ans, achevait sa vie dans la seconde chambre à coucher.

Elle travaillait pour les culottiers.

{p. 10} Elle cousait les guêtres, les culottes de peau, les bretelles, les ceintures, enfin tout ce qui concerne cet article assez en décadence aujourd’hui.

Occupée à surveiller le ménage et l’unique domestique de son fils, elle ne sortait jamais, et prenait l’air dans le jardinet, où l’on descendait par une porte-fenêtre du salon.

Veuve depuis vingt ans, elle avait, à la mort de son mari, vendu son fonds de culottier à son premier ouvrier, qui lui réservait assez d’ouvrage pour qu’elle pût gagner environ trente sous par jour.

Elle avait tout sacrifié à l’éducation {p. 11} de son fils unique, en voulant le placer à tout prix dans une situation supérieure à celle du père.

Fière de son Esculape, croyant à ses succès, elle continuait à lui tout sacrifier, heureuse de le soigner, d’économiser pour lui, ne rêvant qu’à son bien-être, et l’aimant avec intelligence, ce que ne savent pas faire toutes les mères.

Ainsi, madame Poulain, qui se souvenait d’avoir été simple ouvrière, ne voulant pas nuire à son fils ou prêter à rire, au mépris, car la bonne femme parlait en S comme madame Cibot parlait en N, se cachait dans sa chambre, {p. 12} d’elle-même, quand par hasard quelques cliens distingués venaient consulter le docteur, ou lorsque des camarades de collége ou d’hôpital se présentaient.

Aussi, jamais le docteur n’avait-il eu à rougir de sa mère, qu’il vénérait, et dont le défaut d’éducation était bien compensé par cette sublime tendresse.

La vente du fonds de culottier avait produit environ vingt mille francs ; la veuve les avait placés sur le Grand-Livre en 1820, et les onze cents francs de rente qu’elle en avait eus, composaient toute sa fortune.

{p. 13}Aussi, pendant longtemps les voisins aperçurent-ils, dans le jardin, le linge du docteur et celui de sa mère, étendus sur des cordes.

La domestique et madame Poulain blanchissaient tout au logis avec économie.

Ce détail domestique nuisait beaucoup au docteur, on ne voulait pas lui reconnaître de talent en le voyant si pauvre.

Les onze cents francs de rente passaient au loyer.

Le travail de madame Poulain, {p. 14} bonne grosse petite vieille, avait, pendant les premiers temps, suffi à toutes les dépenses de ce pauvre ménage.

Après douze ans de persistance, dans son chemin pierreux, le docteur ayant fini par gagner un millier d’écus par an, madame Poulain pouvait alors disposer d’environ cinq mille francs.

C’était, pour qui connaît Paris, avoir le strict nécessaire.

Le salon où les consultans attendaient, était mesquinement meublé de ce canapé vulgaire, en acajou, garni de velours d’Utrecht jaune, à fleurs, de quatre fauteuils, de six chaises, d’une {p. 15} console et d’une table à thé, provenant de la succession du feu culottier et le tout de son choix.

La pendule, toujours sous un globe de verre, entre deux candélabres égyptiens, figurait une lyre.

On se demandait par quels procédés les rideaux pendus aux fenêtres avaient pu subsister si longtemps, car ils étaient en calicot jaune imprimé de rosaces rouges, de la fabrique de Jouy.

Oberkampf 83 avait reçu des compliments de l’Empereur pour ces atroces produits de l’industrie cotonnière en 1809.

{p. 16} Le cabinet du docteur était meublé dans ce goût-là, le mobilier de la chambre paternelle en avait fait les frais.

C’était sec, pauvre et froid.

Quel malade pouvait croire à la science d’un médecin qui, sans renommée, se trouvait encore sans meubles, par un temps où l’Annonce est toute puissante, où l’on dore les candélabres de la place de la Concorde, pour consoler le pauvre en lui persuadant qu’il est un riche citoyen ?

L’antichambre servait de salle à manger.

La bonne y travaillait quand elle ne {p. 17} s’adonnait pas aux travaux de la cuisine, ou qu’elle ne tenait pas compagnie à la mère du docteur.

On devinait, dès l’entrée, la misère décente qui régnait dans ce triste appartement, désert pendant la moitié de la journée, en apercevant les petits rideaux de mousseline rousse, à la croisée de cette pièce donnant sur la cour.

Les placards devaient recéler des restes de pâtés moisis, des assiettes écornées, des bouchons éternels, des serviettes d’une semaine, enfin les ignominies justifiables des petits ménages parisiens, et qui de là, ne peuvent aller {p. 18} que dans la hotte des chiffonniers.

Aussi, par ce temps où la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences, où elle roule dans toutes les phrases ; le docteur, âgé de trente ans, doué d’une mère sans relations, restait-il garçon.

En dix ans, il n’avait pas rencontré le plus petit prétexte à roman dans les familles où sa profession lui donnait accès, car il guérissait les gens dans une sphère où les existences ressemblaient à la sienne ; il ne voyait que des ménages pareils au sien, ceux de petits employés ou de petits fabricans.

{p. 19} Ses cliens les plus riches étaient les bouchers, les boulangers, les gros détaillans du quartier, gens qui, la plupart du temps, attribuaient leur guérison à la nature, pour pouvoir payer les visites du docteur à quarante sous, en le voyant venir à pied.

En médecine, le cabriolet est plus nécessaire que le savoir.

Une vie commune et sans hasards finit par agir sur l’esprit le plus aventureux.

Un homme se façonne à son sort, il accepte la vulgarité de sa vie.

Aussi, le docteur Poulain, après dix {p. 20} ans de pratique, continuait-il à faire son métier de Sisyphe, sans les désespoirs qui rendirent ses premiers jours amers.

Néanmoins, il caressait un rêve, car tous les gens de Paris ont leur rêve.

Rémonencq jouissait d’un rêve, la Cibot avait le sien.

Le docteur Poulain espérait être appelé près d’un malade riche et influent ; puis obtenir, par le crédit de ce malade qu’il guérissait infailliblement, une place de médecin en chef à un hôpital, de médecin des prisons, ou des théâtres du boulevard, ou d’un ministère.

{p. 21} Il avait, d’ailleurs, gagné sa place de médecin de la mairie de cette manière.

Amené par la Cibot, il avait soigné, guéri, monsieur Pillerault, le propriétaire de la maison où les Cibot étaient concierges.

Monsieur Pillerault, grand-oncle maternel de madame la comtesse Popinot, la femme du ministre, s’étant intéressé à ce jeune homme dont la misère cachée avait été sondée par lui dans une visite de remerciement, exigea de son petit-neveu, le ministre, qui le vénérait, la place que le docteur exerçait depuis cinq ans, et dont les maigres {p. 22} émoluments étaient venus bien à propos pour l’empêcher de prendre un parti violent, celui de l’émigration.

Quitter la France est, pour un Français, une situation funèbre. Cette horreur de l’émigration n’existe qu’en France, dans ce malheureux pays où tout le monde se plaint de son sort, du gouvernement, comme les amours se plaignent d’une maîtresse sans laquelle on ne peut vivre 84.

Le docteur Poulain alla bien remercier le comte Popinot ; mais, le médecin de l’homme d’État étant l’illustre Bianchon, le solliciteur comprit qu’il ne pouvait guère arriver dans cette maison-là.

{p. 23} Le pauvre docteur, après s’être flatté d’obtenir la protection d’un des ministres influens, d’une des douze ou quinze cartes qu’une main puissante mêle depuis seize ans sur le tapis vert de la table du conseil, se trouva replongé dans le Marais, où il pataugeait chez les pauvres, chez les petits bourgeois, et où il eut la charge de vérifier les décès, à raison de douze cents francs par an.

Le docteur Poulain, interne assez distingué, devenu praticien prudent, ne manquait pas d’expérience.

D’ailleurs, ses morts ne faisaient pas scandale, et il pouvait étudier toutes les {p. 24} maladies in animâ vili. Jugez de quel fiel il se nourrissait !

Aussi, l’expression de sa figure, déjà longue et mélancolique, était-elle parfois effrayante.

Mettez dans un parchemin jaune les yeux ardens de Tartufe et l’aigreur d’Alceste ; puis figurez-vous la démarche, l’attitude, les regards de cet homme, qui, se trouvant tout aussi bon médecin que l’illustre Bianchon, se sentait maintenu dans une sphère obscure par une main de fer…

Le docteur Poulain ne pouvait s’empêcher de comparer ses recettes de dix {p. 25} francs dans les jours heureux, à celles de Desplein 85 qui vont à cinq ou six cents francs !

N’est-ce pas à concevoir toutes les haines de la démocratie ?

Cet ambitieux, refoulé, n’avait d’ailleurs rien à se reprocher.

Il avait déjà tenté la fortune en inventant des pilules purgatives, semblables à celles de Morisson 86.

Il avait confié cette exploitation à l’un de ses camarades d’hôpital, un interne devenu pharmacien ; mais le pharmacien, amoureux d’une figurante {p. 26} de l’Ambigu-Comique, s’était mis en faillite, et le brevet d’invention des pilules purgatives se trouvant pris à son nom, cette immense découverte avait enrichi le successeur.

L’ancien interne était parti pour le Mexique, la patrie de l’or, en emportant mille francs d’économies au pauvre Poulain, qui, pour fiche de consolation, fut traité d’usurier par la figurante à laquelle il vint redemander son argent.

Depuis la bonne fortune de la guérison du vieux Pillerault, pas un seul client riche ne s’était présenté.

Poulain courait tout le Marais, à {p. 27} pied, comme un chat maigre, et sur vingt visites, en obtenait deux à quarante sous.

Le client qui payait bien était, pour lui, cet oiseau fantastique, appelé le Merle blanc dans les différents mondes sublunaires.

Le jeune avocat sans causes, le jeune médecin sans cliens sont les deux plus grandes expressions du Désespoir décent, particulier à la ville de Paris, ce Désespoir muet et froid, vêtu d’un habit et d’un pantalon noirs à coutures blanchies qui rappellent le zinc de la mansarde, d’un gilet de satin luisant, d’un chapeau ménagé saintement, de {p. 28} vieux gants et de chemises en calicot.

C’est un poème de tristesse, sombre comme les Secrets de la Conciergerie.

Les autres misères, celles 87 du poète, de l’artiste, du comédien, du musicien sont égayées par les jovialités naturelles aux arts, par l’insouciance de la Bohème où l’on entre d’abord et qui mène aux Thébaïdes du génie !

Mais ces deux habits noirs qui vont à pied, portés par deux professions pour lesquelles tout est plaie, à qui l’humanité ne montre que ses côtés {p. 29} honteux ; ces deux hommes ont, dans les aplatissements du début, des expressions sinistres, provocantes 88, où la haine et l’ambition concentrées jaillissent par des regards semblables aux premiers efforts d’un incendie couvé.

Quand deux amis de collége se rencontrent, à vingt ans de distance, le riche évite alors son camarade pauvre, il ne le reconnaît pas, il s’épouvante des abîmes que la destinée a creusés entre eux.

L’un a parcouru la vie sur les chevaux fringants de la Fortune ou sur les nuages dorés du Succès ; l’autre a cheminé souterrainement dans les {p. 30} égouts parisiens, et il en porte les stygmates.

Combien d’anciens amis évitaient le docteur à l’aspect de sa redingote et de son gilet !

Maintenant il est facile de comprendre pourquoi le docteur Poulain avait si bien joué son rôle dans la comédie du danger de la Cibot.

Toutes les convoitises, toutes les ambitions se devinent.

En ne trouvant aucune lésion dans aucun organe de la portière, en admirant la régularité de son pouls, la parfaite aisance de ses mouvements, et, {p. 31} en l’entendant jeter les hauts cris, il comprit qu’elle avait un intérêt à se dire à la mort.

La rapide guérison d’une grave maladie feinte devant faire parler de lui dans l’arrondissement, il exagéra la prétendue descente de la Cibot, il parla de la résoudre en la prenant à temps.

Enfin, il soumit la portière à de prétendus remèdes, à une fantastique opération, qui furent couronnés d’un plein succès.

Il chercha, dans l’arsenal des cures extraordinaires de Desplein, un cas bizarre ; {p. 32} il en fit l’application à madame Cibot, attribua modestement la réussite au grand chirurgien, et se donna pour son imitateur.

Telles sont les audaces des débutants à Paris.

Tout leur sert d’échelle pour monter sur le théâtre ; mais comme tout s’use, même les bâtons d’échelles, les débutants en chaque profession ne savent plus de quel bois se faire des marchepieds.

Par certains moments, le Parisien est réfractaire au succès.

Lassé d’élever des piédestaux, il {p. 33} boude comme les enfants gâtés et ne veut plus d’idoles ; ou, pour être vrai, les gens de talent manquent à ses engouements.

La gangue d’où s’extrait le génie a ses lacunes, le Parisien se regimbe alors, il ne veut pas toujours dorer ou adorer les médiocrités.

{p. 34} {p. 35} {p. 36} {p. 37}

XLIII
Tout vient à point à qui sait attendre §

En entrant avec sa brusquerie habituelle, madame Cibot surprit le docteur à table avec sa vieille mère, mangeant une salade de mâches, la moins chère de toutes les salades, et n’ayant {p. 38} pour dessert qu’un angle obtus de fromage de Brie, entre une assiette peu garnie par les fruits dits les quatre-mendiants où se voyaient beaucoup de râpes de raisin, et une assiette de mauvaises pommes de bateau.

– Ma mère, vous pouvez rester, dit le médecin en retenant madame Poulain par le bras, c’est madame Cibot, de qui je vous ai parlé.

– Mes respects, madame, mes devoirs, monsieur, dit la Cibot en acceptant la chaise que lui présenta le docteur.

Ah ! c’est madame votre mère, elle {p. 39} est bien heureuse d’avoir un fils qui a tant de talent ; car c’est mon sauveur, madame, il m’a tirée de l’abîme…

La veuve Poulain trouva madame Cibot charmante, en l’entendant faire ainsi l’éloge de son fils.

– C’est donc pour vous dire, mon cher monsieur Poulain, entre nous, que le pauvre monsieur Pons va bien mal, et que j’ai à vous parler, rapport à lui…

– Passons au salon, dit le docteur Poulain en montrant la domestique à madame Cibot par un geste significatif.

Une fois au salon, la Cibot expliqua {p. 40} longuement sa position avec les deux Casse-noisettes, elle répéta l’histoire de son prêt en l’enjolivant, et raconta les immenses services qu’elle rendait depuis dix ans à messieurs Pons et Schmucke.

À l’entendre, ces deux vieillards n’existeraient plus sans ses soins maternels.

Elle se posa comme un ange et dit tant et tant de mensonges arrosés de larmes, qu’elle finit par attendrir la vieille madame Poulain.

– Vous comprenez, mon cher monsieur, dit-elle en terminant, qu’il faudrait {p. 41} bien savoir à quoi s’en tenir sur ce que monsieur Pons compte faire pour moi, dans le cas où il viendrait à mourir ; c’est ce que je ne souhaite guère, car ces deux innocents à soigner, voyez-vous, madame, c’est ma vie ; mais si l’un d’eux me manque, je soignerai l’autre.

Moi, la Nature m’a bâtie pour être la rivale de la Maternité.

Sans quelqu’un à qui je m’intéresse, de qui je me fais un enfant, je ne saurais que devenir…

Donc, si monsieur Poulain le voulait, il me rendrait un service que je {p. 42} saurais bien reconnaître, ce serait de parler de moi à monsieur Pons.

Mon Dieu ! mille francs de viager, est-ce trop ? je vous le demande…

C’est autant de gagné pour monsieur Schmucke…

Pour lors, notre cher malade m’a donc dit qu’il me recommanderait à ce pauvre Allemand, qui serait donc, dans son idée, son héritier…

Mais qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas coudre deux idées en français, et qui d’ailleurs est capable de s’en aller en Allemagne, tant il sera désespéré de la mort de son ami ?…

{p. 43} – Ma chère madame Cibot, répondit le docteur devenu grave, ces sortes d’affaires ne concernent point les médecins, et l’exercice de ma profession me serait interdit si l’on savait que je me suis mêlé des dispositions testamentaires d’un de mes cliens.

La loi ne permet pas à un médecin d’accepter un legs de son malade…

– Quelle bête de loi ! car qu’est-ce qui m’empêche de partager mon legs avec vous ? répondit sur-le-champ la Cibot.

– J’irai plus loin, dit le docteur, ma conscience de médecin m’interdit de parler à monsieur Pons de sa mort.

{p. 44} D’abord, il n’est pas assez en danger pour cela ; puis, cette conversation de ma part lui causerait un saisissement qui pourrait lui faire un mal réel, et rendre alors sa maladie mortelle…

– Mais je ne prends pas de mitaines, s’écria madame Cibot, pour lui dire de mettre ses affaires en ordre, et il ne s’en porte pas plus mal…

Il est fait à cela… ne craignez rien.

– Ne me dites rien de plus, ma chère madame Cibot !…

Ces choses ne sont pas du domaine de la médecine, elles regardent les notaires…

– Mais, mon cher monsieur Poulain, {p. 45} si monsieur Pons vous demandait de lui-même où il en est, et s’il ferait bien de prendre ses précautions, là, refuseriez-vous de lui dire que c’est une excellente chose pour recouvrer la santé que d’avoir tout bâclé…

Puis, vous glisseriez un petit mot de moi…

– Ah ! s’il me parle de faire son testament, je ne l’en détournerai point, dit le docteur Poulain.

– Eh bien ! voilà qui est dit, s’écria madame Cibot.

Je venais vous remercier de vos soins, ajouta-t-elle en glissant dans la main {p. 46} du docteur une papillotte qui contenait trois pièces d’or.

C’est tout ce que je puis faire pour le moment.

Ah ! si j’étais riche, vous le seriez, mon cher monsieur Poulain, vous qui êtes l’image du bon Dieu sur la terre…

Vous avez là, madame, pour fils, un ange !

La Cibot se leva, madame Poulain la salua d’un air aimable, et le docteur la reconduisit jusque sur le palier.

Là, cette affreuse lady Macbeth de {p. 47} la rue fut éclairée d’une lueur infernale ; elle comprit que le médecin devait être son complice, puisqu’il acceptait des honoraires pour une fausse maladie.

– Comment, mon bon monsieur Poulain, lui dit-elle, après m’avoir tirée d’affaire pour mon accident, vous refuseriez de me sauver de la misère en disant quelques paroles ?

Le médecin sentit qu’il avait laissé le diable le saisir par un de ses cheveux, et que ce cheveu s’enroulait sur la corne impitoyable de la griffe rouge avec une rapidité mécanique. Effrayé de perdre son honnêteté pour si peu de {p. 48} chose, il répondit à cette idée diabolique par une idée non moins diabolique.

– Écoutez, ma chère madame Cibot, dit-il en la faisant rentrer et l’emmenant dans son cabinet, je vais vous payer la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers vous à qui je dois ma place de la mairie…

– Nous partagerons, dit-elle vivement.

– Quoi ? demanda le docteur.

– La succession, répondit la portière.

– Vous ne me connaissez pas, répliqua {p. 49} le docteur en se posant en Valérius Publicola.

Ne parlons plus de cela.

– Vous avez tort, mon cher enfant, dit la portière.

– J’ai pour ami de collége, reprit le docteur sans faire attention à cette dernière tentative de la Cibot, un garçon fort intelligent, et nous sommes d’autant plus liés, que nous avons eu les mêmes chances dans la vie.

Pendant que j’étudiais la médecine il faisait son droit ; pendant que j’étais interne il grossoyait chez un avoué, maître Couture.

{p. 50} Fils d’un cordonnier, comme je suis celui d’un culottier, il n’a pas trouvé de sympathies bien vives autour de lui, mais il n’a pas trouvé non plus de capitaux ; car, après tout, les capitaux ne s’obtiennent que par sympathie.

Il n’a pu traiter d’une étude qu’en province, à Mantes…

Or, les gens de province comprennent si peu les intelligences parisiennes, que l’on a fait mille chicanes à mon ami.

– Des canailles ! s’écria la Cibot.

– Oui, reprit le docteur, car on {p. 51} s’est coalisé contre lui si bien, qu’il a été forcé de revendre son étude pour des faits où l’on a su lui donner l’apparence d’un tort…

Le procureur du Roi s’en est mêlé.

Ce magistrat était du pays, il a pris fait et cause pour les gens du pays !…

Ce pauvre garçon, nommé Fraisier, encore plus sec et plus râpé que je ne le suis, logé comme moi, s’est réfugié dans notre arrondissement ; il en est réduit à plaider, car il est avocat, devant la justice de paix et le tribunal de police ordinaire.

Il demeure ici près, rue de la Perle.

{p. 52} Allez au numéro 9, vous monterez trois étages. Là, sur le palier, vous verrez imprimé en lettres d’or : Cabinet de Monsieur Fraisier, sur un petit carré de 89 maroquin rouge.

Fraisier se charge spécialement des affaires contentieuses de messieurs les concierges, des ouvriers et de tous les pauvres de notre arrondissement à des prix modérés.

C’est un honnête homme. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’avec ses moyens, s’il était un fripon, ce digne garçon, que j’ai tiré de la tombe, roulerait carrosse 90.

Je verrai mon ami Fraisier ce soir ; {p. 53} allez chez lui demain de bonne heure.

Malgré ses dehors, il est lancé déjà parmi les gens d’affaires : il connaît monsieur Louchard, le garde du commerce ; monsieur Tabareau, l’huissier de la justice de paix ; monsieur Vitel, le juge de paix ; et monsieur Trognon, notaire.

Si Fraisier veut bien se charger de vos intérêts, si vous pouvez le donner comme conseil à monsieur Pons, vous aurez en lui, voyez-vous, un autre vous-même.

Seulement, n’allez pas, comme avec moi, lui proposer des compromis qui {p. 54} blessent l’honneur ; il a d’ailleurs de l’esprit, vous vous entendrez.

Puis, quant à reconnaître ses services, je serai votre intermédiaire…

Madame Cibot regarda le docteur malignement.

N’est-ce pas l’homme de loi, dit-elle, qui a tiré la mercière de la rue Vieille-du-Temple, madame Florimond, de la mauvaise passe où elle était, rapport à cet héritage 91 de son bon ami ?

– C’est lui-même, dit le docteur.

– N’est-ce pas une horreur, s’écria {p. 55} la Cibot, qu’après avoir obtenu par lui deux mille francs de rentes, elle lui a refusé sa main qu’il lui demandait, et qu’elle a cru, dit-on, être quitte en lui donnant douze chemises de toile de Hollande, vingt-quatre mouchoirs, enfin, un petit trousseau !

– Ma chère madame Cibot, dit le docteur, le trousseau valait mille francs, et Fraisier, qui débutait alors dans le quartier, en avait besoin.

Elle a d’ailleurs payé le mémoire de frais sans observation…

Cette affaire en a valu d’autres à Fraisier, qui maintenant est très-occupé ; mais, dans mon genre, nos clientèles {p. 56} nous rapportent des sous, et nous nous donnons autant de mal que ceux qui prennent des Louis d’or…

– Il n’y a que les justes qui pâtissent ici-bas, répondit la portière.

Eh bien ! adieu et merci, mon bon monsieur Poulain.

Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible de la mort d’un célibataire, livré par la force des choses à la rapacité des natures cupides qui se groupent à son lit, et qui, dans ce cas, eurent pour auxiliaires la passion la plus vive, celle d’un tableaumane, l’avidité d’un Fraisier, et la soif {p. 57} d’un Auvergnat capable de tout, même d’un crime, pour tripler sa fortune.

Cette comédie, à laquelle cette partie du récit sert en quelque sorte d’avant-scène, n’eut pas d’autres acteurs que les personnages qui, jusqu’à présent, ont occupé la scène.

{p. 58} {p. 59} {p. 60} {p. 61}

XLIV
Un homme de loi §

L’avilissement des mots est une de ces bizarreries des mœurs qui, pour être expliquée, voudrait des volumes.

Écrivez à un avoué en le qualifiant d’homme de loi, vous l’aurez offensé {p. 62} tout autant que vous offenseriez un négociant en gros de denrées coloniales à qui vous adresseriez ainsi votre lettre :

– Monsieur un tel, épicier.

Un assez grand nombre de gens du monde qui devraient savoir, puisque c’est toute leur science, ces délicatesses du savoir-vivre, ignorent encore que la qualification d’hommes de lettres est la plus cruelle injure qu’on puisse faire à un auteur.

Le mot monsieur est le plus grand exemple de la vie et de la mort des mots.

Monsieur veut dire monseigneur.

Ce titre, si considérable autrefois, {p. 63} réservé maintenant aux rois par la transformation de sieur en sire, se donne à tout le monde ; et néanmoins messire, qui n’est pas autre chose que le double du mot monsieur et son équivalent, soulève des articles dans les feuilles républicaines, quand, par hasard, il se trouve mis dans un billet d’enterrement.

Magistrats, conseillers, jurisconsultes, juges, avocats, officiers ministériels, avoués, huissiers, conseils, hommes d’affaires, agents d’affaires et défenseurs, sont les Variétés sous lesquelles se classent les gens qui rendent la justice ou qui la travaillent.

Les deux derniers bâtons de cette {p. 64} échelle sont le praticien et l’homme de loi.

Le praticien, vulgairement appelé recors, est homme de justice par hasard, il est là pour assister l’exécution des jugements ; c’est, pour les affaires civiles, un bourreau d’occasion.

Quant à l’homme de loi, c’est l’injure particulière à la profession.

Il est à la Justice, ce que l’homme de lettres est à la Littérature.

Dans toutes les professions, en France, la rivalité qui les dévore, a trouvé des termes de dénigrement.

Chaque état a son insulte.

{p. 65} Le mépris qui frappe les mots homme de lettres et homme de loi s’arrête au pluriel.

On dit très-bien sans blesser personne les gens de lettres, les gens de loi. Mais, à Paris, chaque profession a ses Oméga, des individus qui mettent le métier de plain pied avec la pratique des rues, avec le peuple.

Aussi l’homme de loi, le petit agent d’affaires existe-t-il encore dans certains quartiers, comme on trouve encore à la Halle le prêteur à la petite semaine qui est à la haute banque ce que monsieur Fraisier était à la compagnie des avoués.

Chose étrange !

{p. 66} Les gens du peuple ont peur des officiers ministériels comme ils ont peur des restaurants fashionables.

Ils s’adressent à des agents d’affaires comme ils vont boire au cabaret.

Le plain pied est la loi générale des différentes sphères sociales.

Il n’y a que les natures d’élite qui aiment à gravir les hauteurs, qui ne souffrent pas en se voyant en présence de leurs supérieurs, qui se font leur place, comme Beaumarchais laissant tomber la montre d’un grand seigneur essayant de l’humilier.

Aussi les parvenus, surtout ceux qui {p. 67} savent faire disparaître leurs langes, sont-ils des exceptions grandioses.

Le lendemain à six heures du matin, madame Cibot examinait, rue de la Perle, la maison où demeurait son futur conseiller, le sieur Fraisier, homme de loi.

C’était une de ces vieilles maisons habitées par la petite bourgeoisie d’autrefois.

On y entrait par une allée.

Le rez-de-chaussée, en partie occupé par la loge du portier et par la boutique d’un ébéniste, dont les ateliers et les magasins encombraient une petite {p. 68} cour intérieure, se trouvait partagé par l’allée et par la cage de l’escalier, que le salpêtre et l’humidité dévoraient.

Cette maison semblait attaquée de la lèpre.

Madame Cibot alla droit à la loge, elle y trouva l’un des confrères de Cibot, un cordonnier, sa femme et deux enfants en bas-âge logés dans un espace de dix pieds carrés, éclairé sur la petite cour.

La plus cordiale entente régna bientôt entre les deux femmes, une fois que la Cibot eut déclaré sa profession, se fut nommée et eut parlé de sa maison de la rue de Normandie.

{p. 69} Après un quart-d’heure employé par les commérages et pendant lequel la portière de monsieur Fraisier faisait le déjeûner du cordonnier et des deux enfants, madame Cibot amena la conversation sur les locataires et parla de l’homme de loi.

– Je viens le consulter, dit-elle, pour des affaires ; un de ses amis, monsieur le docteur Poulain, a dû me recommander à lui.

Vous connaissez monsieur Poulain ?

– Je le crois bien ! dit la portière de la rue de la Perle…

Il a sauvé ma petite fille qu’avait le croup !

{p. 70}– Il m’a sauvée aussi moi, madame.

Quel homme est-ce, ce monsieur Fraisier ?…

– C’est un homme, ma chère dame, dit la portière, de qui l’on arrache bien difficilement l’argent de ses ports de lettres à la fin du mois.

Cette réponse suffit à l’intelligente Cibot.

– On peut être pauvre et honnête, répondit-elle.

– Je l’espère bien, reprit la portière de Fraisier ; nous ne roulons pas sur l’or ni sur l’argent, pas même sur {p. 71} les sous, mais nous n’avons pas un liard à qui que ce soit.

La Cibot se reconnut dans ce langage.

– Enfin, ma petite, reprit-elle, on peut se fier à lui, n’est-ce pas ?

– Ah ! dam, quand monsieur Fraisier veut du bien à quelqu’un, j’ai entendu dire à madame Florimond qu’il n’a pas son pareil…

– Et pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé, demanda vivement la Cibot, puisqu’elle lui devait sa fortune.

C’est quelque chose pour une petite {p. 72} mercière, et qui était entretenue par un vieux, que de devenir la femme d’un avocat.

– Pourquoi ? dit la portière en entraînant madame Cibot dans l’allée ; vous montez chez lui, n’est-ce pas, madame ?… eh bien ! quand vous serez dans son cabinet, vous saurez pourquoi.

{p. 73} {p. 74} {p. 75}

XLV
Un intérieur peu recommandable §

L’escalier, éclairé sur la petite cour par des fenêtres à coulisse, annonçait qu’excepté le propriétaire et le sieur Fraisier, les autres locataires exerçaient des professions mécaniques.

{p. 76} Les marches boueuses portaient l’enseigne de chaque métier en offrant aux regards des découpures de cuivre, des boutons cassés, des brimborions de gaze, de sparterie. Les apprentis des étages supérieurs y dessinaient des caricatures obscènes.

Le dernier mot de la portière, en excitant la curiosité de madame Cibot, la décida naturellement à consulter l’ami du docteur Poulain ; mais en se réservant de l’employer à ses affaires d’après ses impressions.

– Je me demande quelquefois comment madame Sauvage peut tenir à son service, dit en forme de commentaire {p. 77} la portière qui suivait madame Cibot.

Je vous accompagne, madame, ajouta-t-elle, car je monte le lait et le journal à mon propriétaire.

Arrivée au second étage au-dessus de l’entresol, la Cibot se trouva devant une porte du plus vilain caractère.

La peinture d’un rouge faux était enduite sur vingt centimètres de largeur, de cette couche noirâtre qu’y déposent les mains après un certain temps, et que les architectes ont essayé de combattre dans les appartements élégants, par l’application de glaces au-dessus et au-dessous des serrures.

{p. 78} Le guichet de cette porte, bouché par des scories semblables à celles que les restaurateurs inventent pour vieillir des bouteilles adultes, ne servait qu’à mériter à la porte le surnom de porte de prison, et concordait d’ailleurs à ses ferrures en trèfles, à ses gonds formidables, à ses grosses têtes de clous.

Quelqu’avare ou quelque folliculaire en querelle avec le monde entier devait avoir inventé ces appareils.

Le plomb où se déversaient les eaux ménagères, ajoutait sa quote-part de puanteur dans l’escalier, dont le plafond offrait partout des arabesques dessinées avec de la fumée de chandelle, et quelles arabesques !

{p. 79} Le cordon de tirage, au bout duquel pendait une olive crasseuse, fit résonner une petite sonnette dont l’organe faible dévoilait une cassure dans le métal.

Chaque objet était un trait en harmonie avec l’ensemble de ce hideux tableau.

La Cibot entendit le bruit d’un pas pesant, et la respiration asthmatique d’une femme puissante.

Et madame Sauvage se manifesta !

C’était une de ces vieilles devinées par Adrien Brauwer dans ses Sorcières {p. 80} partant pour le Sabbat, une femme de cinq pieds six pouces, à visage soldatesque et beaucoup plus barbu que celui de la Cibot, d’un embonpoint maladif, vêtue d’une affreuse robe de rouennerie à bon marché, coiffée d’un madras, faisant encore des papillottes avec les imprimés que recevait gratuitement son maître, et portant à ses oreilles des espèces de roues de carrosse en or.

Ce Cerbère femelle tenait à la main un poëlon en ferblanc, bossué, dont le lait répandu jetait dans l’escalier une odeur de plus, qui s’y sentait peu, malgré son âcreté nauséabonde.

– Qué qu’il y a pour votre 92 service, {p. 81} médème ! demanda madame Sauvage.

Et, d’un air menaçant, elle jeta sur la Cibot, qu’elle trouva, sans doute, trop bien vêtue, un regard d’autant plus meurtrier, que ses yeux étaient naturellement sanguinolents.

– Je viens voir monsieur Fraisier de la part de son ami le docteur Poulain.

– Entrez, médème, répondit la Sauvage d’un air devenu soudain très-aimable et qui prouvait qu’elle était avertie de cette visite matinale.

Et, après avoir fait une révérence de théâtre, la domestique, à moitié {p. 82} mâle, du sieur Fraisier, ouvrit brusquement la porte du cabinet qui donnait sur la rue et où se trouvait l’ancien avoué de Mantes.

Ce cabinet ressemblait absolument à ces petites études d’huissier du troisième ordre, où les cartonniers sont en bois noirci, où les dossiers sont si vieux qu’ils ont de la barbe, en style de cléricature, où les ficelles rouges pendent d’une façon lamentable, où les cartons sentent les ébats des souris, où le plancher est gris de poussière, et le plafond jaune de fumée.

La glace de la cheminée était trouble.

{p. 83} Les chenets en fonte supportaient une bûche économique.

La pendule en marqueterie moderne, valant soixante francs, avait été achetée à quelque vente par autorité de justice, et les flambeaux qui l’accompagnaient étaient 93 en zinc, mais ils affectaient des formes rococo mal réussies, et la peinture, partie en plusieurs endroits, laissait voir le métal.

Monsieur Fraisier, petit homme sec et maladif, à figure rouge, dont les bourgeons annonçaient un sang très-vicié, mais qui d’ailleurs se grattait incessamment le bras droit, et dont la perruque, mise très en arrière, laissait {p. 84} voir un crâne couleur de brique et d’une expression sinistre, se leva de dessus un fauteuil de canne, où il siégeait sur un rond en maroquin vert.

Il prit un air agréable et une voix flûtée pour dire en avançant une chaise :

– Madame Cibot, je pense ?…

– Oui, monsieur, répondit la portière, qui perdit son assurance habituelle.

Madame Cibot fut effrayée par cette voix, qui ressemblait assez à celle de la sonnette, et par un regard encore plus {p. 85} vert que les yeux verdâtres de son futur conseil.

Le cabinet sentait si bien son Fraisier, qu’on devait croire que l’air y était pestilentiel.

Madame Cibot comprit alors pourquoi madame Florimond n’était pas devenue madame Fraisier.

– Poulain m’a parlé de vous, ma chère dame, dit l’homme de loi, de cette voix d’emprunt qu’on appelle vulgairement petite voix, mais qui restait aigre et clairette comme un vin de pays 94.

Là, cet agent d’affaires essaya de se {p. 86} draper, en ramenant sur ses genoux pointus, couverts en molleton excessivement râpé, les deux pans d’une vieille robe de chambre en calicot imprimé, dont la ouate prenait la liberté de sortir par plusieurs déchirures, mais le poids de cette ouate entraînait les pans, et découvrait un juste-au-corps en flanelle devenu noirâtre.

Après avoir resserré, d’un petit air fat, la cordelière de cette robe de chambre réfractaire pour dessiner sa taille de roseau, Fraisier réunit d’un coup de pincette deux tisons qui s’évitaient depuis fort longtemps, comme deux Frères Ennemis.

{p. 87}Puis, saisi d’une pensée subite, il se leva :

– Madame Sauvage ! cria-t-il.

– Après ?

– Je n’y suis pour personne.

– Hé ! parbleur ! on le sait, répondit la virago d’une maîtresse voix.

– C’est ma vieille nourrice, dit l’homme de loi d’un air confus à la Cibot.

– Elle a encore beaucoup de laid, répliqua l’ancienne héroïne des Halles.

Fraisier rit du calembour et mit le {p. 88} verrou pour que sa ménagère ne vînt pas interrompre les confidences de la Cibot.

– Hé bien ! madame, expliquez-moi votre affaire, dit-il en s’asseyant 95 et tâchant toujours de draper sa robe de chambre.

Une personne qui m’est recommandée par le seul ami que j’aie au monde peut compter sur moi… mais… absolument.

Madame Cibot parla pendant une demi-heure sans que l’agent d’affaires se permît la moindre interruption ; il avait l’air curieux d’un jeune soldat écoutant un vieux de la vieille 96.

{p. 89} Ce silence et la soumission de Fraisier, l’attention qu’il paraissait prêter à ce bavardage à cascades, dont on a eu des échantillons dans les scènes entre la Cibot et le pauvre Pons, firent abandonner à la défiante portière quelques-unes des préventions que tant de détails ignobles venaient de lui inspirer.

XLVI
Consultation non gratuite §

{p. 90} {p. 91} {p. 92} {p. 93} 

Quand la Cibot se fut arrêtée, et qu’elle attendit un conseil, le petit homme de loi, dont les yeux verts, à points noirs avaient étudié sa future cliente, fut pris d’une toux dite de {p. 94} cercueil, et eut recours à un bol en faïence à demi-plein de jus d’herbes, qu’il vida.

– Sans Poulain, je serais déjà mort, ma chère madame Cibot, répondit Fraisier à des regards maternels que lui jeta la portière ; mais il me 97 rendra, dit-il, la santé…

Il paraissait avoir perdu la mémoire des confidences de sa cliente qui pensait à quitter un pareil moribond.

– Madame, en matière de succession, avant de s’avancer, il faut savoir deux choses, reprit l’ancien avoué de Mantes en devenant grave.

{p. 95} Premièrement, si la succession vaut la peine qu’on se donne, et deuxièmement, quels sont les héritiers : car, si la succession est le butin, les héritiers sont l’ennemi.

La Cibot parla de Rémonencq et d’Élie Magus, et dit que ces deux fins compères évaluaient la collection de tableaux à six cent mille francs…

– La prendraient-ils à ce prix-là ?… demanda l’ancien avoué de Mantes, car, voyez-vous, madame les gens d’affaires ne croient pas aux tableaux.

Un tableau, c’est quarante sous de toile, ou cent mille francs de peinture !

{p. 96} Or, les peintures de cent mille francs sont bien connues, et quelles erreurs dans toutes ces valeurs-là, même les plus célèbres !

Un financier bien connu, dont la galerie était vantée, visitée et gravée, (gravée !) passait pour avoir dépensé des millions…

Il meurt, car on meurt, eh bien ! ses vrais tableaux n’ont pas produit plus de deux cent mille francs.

Il faudrait m’amener ces messieurs…

Passons aux héritiers. 98

{p. 97} Et Fraisier se remit dans son attitude d’écouteur.

En entendant le nom du président Camusot, il fit un hochement de tête accompagné d’une grimace qui rendit la Cibot excessivement attentive ; elle essaya de lire sur ce front, sur cette atroce physionomie, et trouva ce qu’en affaire on nomme une tête de bois.

– Oui, mon cher monsieur, répéta la Cibot, mon monsieur Pons est le propre cousin du président Camusot de Marville, il me rabâche sa parenté deux fois par jour.

La première femme de monsieur Camusot, le marchand de soieries…

{p. 98} – Qui vient d’être nommé pair de France.

– Était une demoiselle Pons, cousine-germaine de monsieur Pons.

– Ils sont cousins issus de germains…

– Ils ne sont plus rien du tout, ils sont brouillés.

Monsieur Camusot de Marville avait été, pendant cinq ans, président du tribunal de Mantes, avant de venir à Paris.

Non-seulement il y avait laissé des souvenirs, mais encore il y avait conservé {p. 99} des relations ; car son successeur, celui de ses juges avec lequel il s’était le plus lié pendant son séjour, présidait encore le tribunal et conséquemment connaissait Fraisier à fond.

– Savez-vous, madame, dit-il, lorsque la Cibot eut arrêté les rouges écluses de sa bouche torrentielle, savez-vous que vous auriez pour ennemi capital un homme qui peut envoyer les gens à l’échafaud ?

La portière exécuta sur sa chaise un bond qui la fit ressembler à la poupée de ce joujou nommé une surprise.

– Calmez-vous, ma chère dame, reprit Fraisier.

{p. 100} Que vous ignoriez ce qu’est le président de la chambre des mises en accusation de la Cour royale de Paris, rien de plus naturel ; mais vous deviez savoir que monsieur Pons avait un héritier légal naturel.

Monsieur le président de Marville est le seul et unique héritier de votre malade ; mais il est collatéral au troisième degré ; donc, monsieur Pons peut aux termes de la loi, faire ce qu’il veut de sa fortune.

Vous ignorez encore que la fille de monsieur le président a épousé, depuis six semaines au moins, le fils aîné de monsieur le comte Popinot, pair de {p. 101} France, ancien ministre de l’agriculture et du commerce, un des hommes les plus influens de la politique actuelle.

Cette alliance rend le président encore plus redoutable qu’il ne l’est comme souverain de la cour d’assises.

La Cibot tressaillit encore à ce mot.

– Oui, c’est lui qui vous envoie là… reprit Fraisier.

Ah ! ma chère dame, vous ne savez pas ce que c’est qu’une robe rouge !

C’est déjà bien assez d’avoir une {p. 102} simple robe noire contre soi ! Si vous me voyez ici, ruiné, chauve, moribond… eh bien ! c’est pour avoir heurté, sans le vouloir, sans le savoir, un simple petit procureur du Roi de province.

On m’a forcé de vendre mon étude à perte, et bien heureux de décamper en perdant ma fortune.

Si j’avais voulu résister, je n’aurais pas pu garder ma profession d’avocat.

Ce que vous ignorez encore, c’est que s’il ne s’agissait que du président Camusot, ce ne serait rien ; mais il a, voyez-vous, une femme !…

{p. 103} Et si vous vous trouviez face à face avec cette femme, vous trembleriez comme si vous étiez sur la première marche de l’échafaud, les cheveux vous dresseraient 99 sur la tête.

La présidente est vindicative à passer dix ans pour vous entortiller dans un piége où vous péririez !

Elle fait agir son mari comme un enfant fait aller sa toupie.

Elle a dans sa vie causé le suicide, à la Conciergerie, d’un charmant garçon.

Elle a rendu blanc comme neige un {p. 104} comte qui se trouvait sous une accusation de faux.

Elle a failli faire interdire l’un des plus grands seigneurs de la cour de Charles X.

Enfin elle a renversé le procureur-général, monsieur de Grandville…

– Qui demeurait Vieille-Rue-du-Temple au coin de la rue Saint-François, dit la Cibot.

– C’est lui-même.

On dit qu’elle veut faire son mari ministre de la justice, et je ne sais pas si elle n’arrivera pas à ses fins…

{p. 105} Si elle se mettait dans l’idée de nous envoyer tous deux en cour d’assises et au bagne, moi qui suis innocent comme l’enfant qui naît je prendrais un passeport et j’irais aux États Unis… tant je connais bien la justice.

Or, ma chère madame Cibot, pour pouvoir marier sa fille unique au jeune vicomte Popinot, qui sera, dit-on, héritier de votre propriétaire, monsieur Pillerault, la présidente s’est dépouillée de toute sa fortune, si bien qu’en ce moment, le président et sa femme sont réduits à vivre avec le traitement de la présidence.

Et vous croyez, chère dame, que dans {p. 106} ces circonstances-là, madame la présidente négligera la succession de votre monsieur Pons ?…

Mais j’aimerais mieux affronter des canons chargés à mitraille que de me savoir une pareille femme contre moi…

– Mais, dit la Cibot, ils sont brouillés…

– Qu’est-ce que cela fait ! dit Fraisier.

Raison de plus !

Tuer un parent de qui l’on se plaint, c’est quelque chose ; mais hériter de lui, c’est là 100 un plaisir !

{p. 107} – Mais le bonhomme a ses héritiers en horreur ; il me répète que ces gens-là, je me rappelle les noms, monsieur Cardot, monsieur Berthier 101, etc… l’ont écrasé comme un œuf qui se trouverait sous un tombereau.

– Voulez-vous être broyée ainsi ?…

– Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la portière.

Ah ! madame Fontaine avait raison en disant que je rencontrerais des obstacles ; mais elle a dit que je réussirais…

– Écoutez, ma chère madame Cibot ?…

{p. 108} Que vous tiriez de cette affaire une trentaine de mille francs, c’est possible ; mais la succession, il n’y faut pas songer…

Nous avons causé de vous et de votre affaire, le docteur Poulain et moi, hier au soir…

Là, madame Cibot fit encore un bond sur sa chaise.

– Eh bien ! qu’avez-vous ?

– Mais, si vous connaissiez mon affaire, pourquoi m’avez-vous laissé 102 jaser comme une pie ?

– Madame Cibot, je connaissais {p. 109} votre affaire, mais je ne savais rien de madame Cibot !

Autant de clients autant de caractères…

Là, madame Cibot jeta sur son futur conseil un singulier regard où toute sa défiance éclata et que Fraisier surprit.

{p. 110} {p. 111} {p. 112} {p. 113}

XLVII
Le fin mot de Fraisier §

– Je reprends, dit Fraisier.

Donc, notre ami Poulain a été mis par vous en rapport avec le vieux monsieur Pillerault, le grand-oncle de madame {p. 114} la comtesse de Popinot, et c’est un de vos titres à mon dévoûment.

Poulain va voir votre propriétaire (notez ceci !) tous les quinze jours, et il a su tous ces détails par lui.

Cet ancien négociant assistait au mariage de son arrière-petit-neveu (car c’est un oncle à succession, il a bien quelque quinze mille francs de rentes ; et, depuis vingt-cinq ans, il vit comme un moine, il dépense à peine mille écus par an…)

Et il a raconté toute l’affaire du mariage à Poulain.

Il paraît que ce grabuge a été causé {p. 115} précisément par votre bonhomme de musicien qui a voulu déshonorer, par vengeance, la famille du président.

Qui n’entend qu’une cloche n’a qu’un son…

Votre malade se dit innocent, mais le monde le regarde comme un monstre…

– Ça ne m’étonnerait pas qu’il en fût un ! s’écria la Cibot

Figurez-vous que voici dix ans passés que j’y mets du mien, et il le sait, il a mes économies, et il ne veut pas me coucher sur son testament…

{p. 116} Non, Monsieur, il ne le veut pas, il est têtu, que c’est un vrai mulet…

Voilà dix jours que je lui en parle, le mâtin ne bouge pas plus que si c’était un terne.

Il ne desserre pas les dents, il me regarde d’un air…

Le plus qu’il m’a dit, c’est qu’il me recommanderait à monsieur Schmucke.

– Il compte donc faire un testament en faveur de ce Schmucke ?…

– Il lui donnera tout…

– Écoutez, ma chère madame Cibot, il faudrait pour que j’eusse des {p. 117} opinions arrêtées, pour concevoir un plan, que je connusse monsieur Schmucke, que je visse les objets dont se compose la succession, que j’eusse une conférence avec ce juif de qui vous me parlez ; et, alors, laissez-moi vous diriger…

– Nous verrons, mon bon monsieur Fraisier.

– Comment ! nous verrons, dit Fraisier, en jetant un regard de vipère à la Cibot, et parlant avec sa voix naturelle.

Ah çà ! suis-je ou ne suis-je pas votre conseil ? entendons-nous bien.

{p. 118} La Cibot se sentit devinée, elle eut froid dans le dos.

– Vous avez toute ma confiance, répondit-elle en se voyant à la merci d’un tigre.

– Nous autres avoués, nous sommes habitués aux trahisons de nos cliens.

Examinez bien votre position : elle est superbe.

Si vous suivez mes conseils de point en point, vous aurez, je vous le garantis, trente ou quarante mille francs de cette succession-là…

{p. 119} Mais cette belle médaille a un revers.

Supposez que la présidente apprenne que la succession de monsieur Pons vaut un million, et que vous voulez l’écorner, car il y a toujours des gens qui se chargent de dire ces choses-là !… fit-il en parenthèse.

Cette parenthèse, ouverte et fermée par deux pauses, fit frémir la Cibot, qui pensa sur-le-champ que Fraisier se chargerait de la dénonciation.

– Ma chère cliente, en dix minutes on obtiendra du bonhomme Pillerault votre renvoi de la loge, et l’on vous donnera deux heures pour déménager…

{p. 120} – Quéque ça me ferait !… dit la Cibot en se dressant sur ses pieds en Bellone, je resterais chez ces messieurs comme leur femme de confiance.

– Et, voyant cela, l’on vous tendrait un piège, et vous vous réveilleriez un beau matin dans un cachot, vous et votre mari, sous une accusation capitale…

– Moi !… s’écria la Cibot, moi qui n’ai pas une centime à autrui ?… Moi !… moi !…

Elle parla pendant cinq minutes, et Fraisier examina cette grande artiste exécutant son concerto de louanges sur elle-même.

{p. 121} Il était froid, railleur, son œil perçait la Cibot comme d’un stylet, il riait en dedans, sa perruque sèche se remuait.

C’était Robespierre au temps où ce Sylla français faisait des quatrains.

– Et comment ! et pourquoi ! et sous quel prétexte ! demanda-t-elle en terminant.

– Voulez-vous savoir comment vous pourriez être guillotinée ?…

La Cibot tomba pâle comme une morte, car cette phrase lui tomba sur le cou comme le couteau de la loi.

{p. 122} Elle regarda Fraisier d’un air égaré.

– Écoutez-moi bien, ma chère enfant, reprit Fraisier en réprimant un mouvement de satisfaction que lui causa l’effroi de sa cliente.

– J’aimerais mieux tout laisser là… dit en murmurant la Cibot.

Et elle voulut se lever.

– Restez, car vous devez connaître votre danger, je vous dois mes lumières, dit impérieusement Fraisier.

Vous êtes renvoyée par monsieur Pillerault, ça ne fait pas de doute, n’est-ce pas ?

{p. 123} Vous devenez la domestique de ces deux messieurs, très-bien !

C’est une déclaration de guerre entre la présidente et vous.

Vous voulez tout faire, vous, pour vous emparer de cette succession, en tirer pied ou aile…

La Cibot fit un geste.

– Je ne vous blâme pas, ce n’est pas mon rôle, dit Fraisier, en répondant au geste de sa cliente.

C’est une bataille que cette entreprise, et vous irez plus loin que vous ne pensez !

{p. 124} On se grise de son idée, on tape dur…

Autre geste de dénégation de la part de madame Cibot qui se rengorgea.

– Allons ! allons, ma petite mère, reprit Fraisier avec une horrible familiarité, vous iriez bien loin…

– Ah çà ! me prenez-vous pour une voleuse  ?…

– Allons, maman, vous avez un reçu de monsieur Schmucke qui vous a peu coûté…

Ah ! vous êtes ici à confesse, ma belle dame…

{p. 125} Ne trompez pas votre confesseur, surtout quand ce confesseur a le pouvoir de lire dans votre cœur…

La Cibot fut effrayée de la perspicacité de cet homme et comprit la raison de la profonde attention avec laquelle il l’avait écoutée.

– Eh bien ! reprit Fraisier, vous pouvez bien admettre que la présidente ne se laissera pas dépasser par vous dans cette course à la succession…

On vous observera, l’on vous espionnera…

{p. 126} Vous obtenez d’être mise sur le testament de monsieur Pons…

C’est parfait.

Un beau jour, la justice arrive, on saisit une tisane, on y trouve de l’arsenic au fond, vous et votre mari, vous êtes arrêtés, jugés, condamnés, comme ayant voulu tuer le sieur Pons, afin de toucher votre legs…

J’ai défendu à Versailles une pauvre femme, aussi vraiment innocente que vous le seriez en pareil cas, les choses étaient comme je vous les dis, et tout ce que j’ai pu faire alors, ç’a été de lui sauver la vie.

{p. 127} La malheureuse a eu vingt ans de travaux forcés et les fait à Saint-Lazare…

L’effroi de madame Cibot fut au comble.

Devenue pâle, elle regardait ce petit homme sec aux yeux verdâtres comme la pauvre Moresque, réputée fidèle à sa religion, devait regarder l’inquisiteur au moment où elle s’entendait condamner au feu.

– Vous dites donc, mon bon monsieur Fraisier, qu’en vous laissant faire, vous confiant le soin de mes intérêts, j’aurais quelque chose, sans rien craindre ?

{p. 128} – Je vous garantis trente mille francs, dit Fraisier en homme sûr de son fait.

– Enfin, vous savez combien j’aime le cher docteur Poulain, reprit-elle de sa voix la plus pateline, c’est lui qui m’a dit de venir vous trouver, et le digne homme ne m’envoyait pas ici pour m’entendre dire que je serais guillotinée comme une empoisonneuse…

Elle fondit en larmes, tant cette idée de guillotine l’avait fait frissonner, ses nerfs étaient en mouvement, la terreur lui serrait le cœur, elle perdit la tête.

{p. 129} Fraisier jouissait de son triomphe.

En apercevant l’hésitation de sa cliente, il se voyait privé de l’affaire, et il avait voulu dompter la Cibot, l’effrayer, la stupéfier, l’avoir à lui, pieds et poings liés.

La portière, entrée dans ce cabinet, comme une mouche se jette dans une toile d’araignée, devait y rester, liée, entortillée, et servir de pâture à l’ambition de ce petit homme de loi. Fraisier voulait en effet trouver, dans cette affaire, la nourriture de ses vieux jours, l’aisance, le bonheur, la considération.

La veille, pendant la soirée, tout {p. 130} avait été pesé mûrement, examiné soigneusement, à la loupe, entre Poulain et lui.

Le docteur avait dépeint Schmucke à son ami Fraisier, et leurs esprits alertes avaient sondé toutes les hypothèses, examiné les ressources et les dangers.

Fraisier, dans un élan d’enthousiasme, s’était écrié : – Notre fortune à tous deux est là-dedans !

Et il avait promis à Poulain une place de médecin en chef d’hôpital, à Paris, et il s’était promis à lui-même de devenir juge-de-paix de l’arrondissement.

{p. 131} Être juge-de-paix ! c’était pour cet homme plein de capacité, docteur en droit et sans chaussettes, une chimère si rude à la monture, qu’il y pensait, comme les avocats-députés pensent à la simarre et les prêtres italiens à la tiare.

C’était une folie !

Le juge-de-paix, monsieur Vitel, devant qui plaidait Fraisier, était un vieillard de soixante-neuf ans, assez maladif, qui parlait de prendre sa retraite, et Fraisier parlait d’être son successeur à Poulain, comme Poulain lui parlait d’une riche héritière qu’il épousait après lui avoir sauvé la vie.

{p. 132} On ne sait pas quelles convoitises inspirent toutes les places à la résidence de Paris.

Habiter Paris est un désir universel.

Qu’un débit de tabac, de timbre, vienne à vaquer, cent femmes se lèvent comme un seul homme et font mouvoir tous leurs amis pour l’obtenir.

La vacance probable d’une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une émeute d’ambitions à la chambre des députés !

Ces places se donnent en Conseil, la nomination est une affaire d’État.

{p. 133} Or, les appointements de juge-de-paix, à Paris, sont d’environ six mille francs.

Le greffe de ce tribunal est une charge qui vaut cent mille francs.

C’est une des places les plus enviées de l’ordre judiciaire.

Fraisier, juge-de-paix, ami d’un médecin en chef d’hôpital, se mariait richement, et mariait le docteur Poulain ; ils se prêtaient la main mutuellement.

{p. 134} {p. 135} {p. 136} {p. 137}

XLVIII
Où la Cibot est prise dans ses propres filets §

La nuit avait passé son rouleau de plomb sur toutes les pensées de l’ancien avoué de Mantes, et un plan formidable avait germé, plan touffu, fertile en moissons et en intrigues.

{p. 138} La Cibot était la cheville ouvrière de ce drame.

Aussi la révolte de cet instrument devait-elle être comprimée ; elle n’avait pas été prévue, mais l’ancien avoué venait d’abattre à ses pieds l’audacieuse portière en déployant toutes les forces de sa nature vénéneuse.

– Ma chère madame Cibot, voyons, rassurez-vous, dit-il, en lui prenant la main.

Cette main, froide comme la peau d’un serpent, produisit une impression terrible sur la portière, il en résulta comme une réaction physique qui fit {p. 139} cesser son émotion ; elle trouva le crapaud Astaroth de madame Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert d’une perruque rougeâtre, et qui parlait comme les portes crient.

– Ne croyez pas que je vous effraye à tort, reprit Fraisier, après avoir noté ce nouveau mouvement de répulsion de la Cibot.

Les affaires qui font la terrible réputation de madame la présidente, sont tellement connues au Palais que vous pouvez consulter là-dessus qui vous voudrez.

{p. 140} Le grand seigneur qu’on a failli interdire est le marquis d’Espard.

Le marquis d’Esgrignon est celui qu’on a sauvé des galères.

Le jeune homme, riche, beau, plein d’avenir, qui devait épouser une demoiselle appartenant à l’une des premières familles de France, et qui s’est pendu dans un cabanon de la Conciergerie, est le célèbre Lucien de Rubempré dont l’affaire a soulevé tout Paris dans le temps.

Il s’agissait là d’une succession, de celle d’une femme entretenue, la fameuse Esther, qui a laissé plusieurs {p. 141} millions, et on accusait ce jeune homme de l’avoir empoisonnée, car il était l’héritier institué par le testament.

Ce jeune poète n’était pas à Paris quand cette fille est morte, il ne se savait pas héritier !…

On ne peut pas être plus innocent que cela.

Eh bien ! après avoir été interrogé par M. Camusot, ce jeune homme s’est pendu dans son cachot…

La Justice, c’est comme la Médecine, elle a ses victimes.

Dans le premier cas, on meurt pour {p. 142} la société ; dans le second, pour la Science, dit-il, en laissant échapper un affreux sourire.

Eh bien ! vous voyez que je connais le danger…

Je suis ruiné déjà par la Justice, moi, pauvre petit avoué obscur.

Mon expérience me coûte cher, elle est toute à votre service…

– Ma foi, non, merci… dit la Cibot, je renonce à tout ! j’aurai fait un ingrat…

Je ne veux que mon dû !

{p. 143} J’ai trente ans de probité, monsieur.

Mon monsieur Pons dit qu’il me recommandera sur son testament à son ami Schmucke ; eh bien ! je finirai mes jours en paix chez ce brave Allemand…

Fraisier dépassait le but, il avait découragé la Cibot, et il fut obligé d’effacer les tristes impressions qu’elle avait reçues.

– Ne désespérons de rien, dit-il, allez-vous-en chez vous, tout tranquillement.

Allez, nous conduirons l’affaire à bon port.

{p. 144} – Mais que faut-il que je fasse alors, mon bon monsieur Fraisier pour avoir des rentes et ?…

– N’avoir aucun remords, dit-il vivement en coupant la parole à la Cibot.

Eh ! mais, c’est précisément pour ce résultat que les gens d’affaires sont inventés.

On ne peut rien avoir dans ces cas-là sans se tenir dans les termes de la loi…

Vous ne connaissez pas les lois, moi je les connais…

{p. 145} Avec moi, vous serez du côté de la légalité, vous posséderez en paix vis-à-vis les hommes, car la conscience, c’est votre affaire.

– Eh bien ! dites, reprit la Cibot, que ces paroles rendirent curieuse et heureuse.

– Je ne sais pas, je n’ai pas étudié l’affaire dans ses moyens, je ne me suis occupé que des obstacles.

Avant tout, il faut, voyez-vous, pousser au testament, et vous ne ferez pas fausse route ; car, avant tout, sachons en faveur de qui Pons disposera de sa fortune, car si vous étiez son héritière…

{p. 146} – Non, non, il ne m’aime pas !

Ah ! si j’avais connu la valeur de ses biblots, et si j’avais su ce qu’il m’a dit de ses amours, je serais sans inquiétude aujourd’hui…

– Enfin, reprit Fraisier, allez toujours !

Les moribonds ont de singulières fantaisies, ma chère madame Cibot, ils trompent bien des espérances.

Qu’il teste, et nous verrons après.

Mais, avant tout, il s’agit d’évaluer les objets dont se compose la succession.

{p. 147} Ainsi, mettez-moi en rapport avec le Juif, avec ce Rémonencq, ils nous seront très-utiles…

Ayez toute confiance en moi, je suis tout à vous.

Je suis l’ami de mon client, à pendre et à dépendre, quand il est le mien.

Ami ou ennemi, tel est mon caractère.

– Eh bien ! je serai tout à vous, dit la Cibot, et, quant aux honoraires, monsieur Poulain…

– Ne parlons pas de cela, dit Fraisier.

{p. 148} Songez à maintenir Poulain au chevet du malade ; le docteur est un des cœurs les plus honnêtes, les plus purs que je connaisse, et il nous faut là, voyez-vous, un homme sûr…

Poulain vaut mieux que moi, je suis devenu méchant…

– Vous en avez l’air, dit la Cibot, mais moi je me fierais à vous…

– Et vous auriez raison ! dit-il…

Venez me voir à chaque incident, et allez… vous êtes une femme d’esprit, tout ira bien.

– Adieu, mon cher monsieur Fraisier, bonne santé… votre servante…

{p. 149} Fraisier reconduisit la cliente jusqu’à la porte, et là, comme elle la veille avec le docteur, il lui dit son dernier mot.

– Si vous pouviez faire réclamer mes conseils par monsieur Pons, ce serait un grand pas de fait…

– Je tâcherai, dit la Cibot.

– Ma grosse mère, reprit Fraisier en faisant rentrer la Cibot jusque dans son cabinet, je connais beaucoup monsieur Trognon, notaire ; c’est le notaire du quartier.

Si monsieur Pons n’a pas de notaire, {p. 150} parlez-lui de celui-là… faites-le-lui prendre…

– Compris, répondit la Cibot.

En se retirant, la portière entendit le frôlement d’une robe et le bruit d’un pas pesant qui voulait se rendre léger.

Une fois seule et dans la rue, la portière, après avoir marché pendant un certain temps, recouvra sa liberté d’esprit.

Quoiqu’elle restât sous l’influence de cette conférence, et qu’elle eût toujours une grande frayeur de l’échafaud, {p. 151} de la justice, des juges, elle prit une résolution très-naturelle et qui l’allait mettre en lutte sourde avec son terrible conseiller.

– Eh ! qu’ai-je besoin, se dit-elle, de me donner des associés ? faisons ma pelote, et après je prendrai tout ce qu’ils m’offriront pour servir leurs intérêts…

Cette pensée devait hâter, comme on va le voir, la fin du malheureux musicien.

{p. 152} {p. 153} {p. 154} {p. 155}

XLIX
La Cibot au théâtre §

– Eh bien ! mon cher monsieur Schmucke, dit la Cibot en entrant 103 dans l’appartement, comment va notre cher adoré de malade ?

– Bas pien, répondit l’Allemand ; {p. 156} Bons hâ paddi (battu) la gambagne bendant tidde la nouitte.

– Qué qu’il disait donc ?

– Tes bêtisses ! qu’il foulait que c’husse dude sa vordine (fortune), à la gondission de ne rien ventre…

Et il bleurait ! Paufre homme !

Ça m’a vait pien ti mâle !

– Ça passera ! mon cher bichon ! reprit la portière. Je vous ai fait attendre votre déjeûner, vu qu’il s’en va à neuf heures 104, mais ne me grondez pas…

{p. 157} Voyez-vous, j’ai eu bien des affaires… rapport à vous.

V’là que nous n’avons plus rien, et je me suis procuré de l’argent !…

– Et gomment ? dit le pianiste.

– Et ma tante ?…

– Guèle dande ?

– Le plan !

– Le bland !

– Oh ! cher homme ! est-il simple !

Non, vous êtes un saint, un amour, un archevêque d’innocence, un homme {p. 158} à empailler, comme disait cet ancien acteur.

Comment ! vous êtes à Paris depuis vingt-neuf ans, vous avez vu, quoi… la Révolution de Juillet, et vous ne connaissez pas le monde-piété… les commissionnaires où l’on vous prête sur vos hardes !… j’y ai mis tous nos couverts d’argent, huit à filets. Bah ! Cibot mangera dans du métal d’Alger.

C’est très-bien porté, comme on dit.

Et c’est pas la peine de parler de ça à notre Chérubin, ça le tribouillerait, ça le ferait jaunir, et il est bien assez irrité comme il est.

{p. 159} Sauvons-le avant tout, et nous verrons après.

Eh bien ! dans le temps comme dans le temps.

À la guerre comme à la guerre, pas vrai !…

– Ponne phâme ! cueir ziblime ! dit le pauvre musicien en prenant la main de la Cibot et la mettant sur son cœur, avec une expression 105 d’attendrissement.

Cet ange leva les yeux au ciel, les montra pleins de larmes.

– Finissez donc, papa Schmucke, vous êtes drôle.

{p. 160} V’là-t-il pas quelque chose de fort !

Je suis une vieille fille du peuple, j’ai le cœur sur la main.

J’ai de ça, voyez-vous, dit-elle en se frappant le sein, autant que vous deux, qui êtes des âmes d’or…

– Baba Schmucke ! reprit le musicien.

Non t’aller au fond di chagrin et t’y bleurer tes larmes de sang, et te monder tans le ciel, ça me prise !… che ne sirfifrai pas à Bons…

– Parbleu, je le crois bien, vous vous tuez… Écoutez, mon bichon.

{p. 161} – Pichon !

– Eh bien ! mon fiston.

– Viston ?…

– Mon chou n’a ! si vous aimez mieux.

– Za n’esde bas plis clair…

– Eh bien ! laissez-moi vous soigner et vous diriger, ou si vous continuez ainsi, voyez-vous, j’aurai deux malades sur les bras…

Selon ma petite entendement, il faut nous partager la besogne ici.

Vous ne pouvez plus aller donner {p. 162} des leçons dans Paris, que ça vous fatigue et que vous n’êtes plus propre à rien ici où il va falloir passer les nuits, puisque monsieur Pons devient de plus en plus malade.

Je vais courir aujourd’hui chez toutes vos pratiques et leur dire que vous êtes malade, pas vrai…

Pour lors, vous passerez les nuits auprès de notre mouton, et vous dormirez le matin depuis cinq heures jusqu’à supposé deux heures après-midi.

Moi, je ferai le service qu’est le plus fatigant, celui de la journée, puisqu’il {p. 163} faut vous donner à déjeûner, à dîner, soigner le malade, le lever, le changer, le médiquer…

Car au métier que je fais, je ne tiendrais pas dix jours.

Et voilà déjà trente jours que nous sommes sur les dents.

Et que deviendriez-vous si je tombais malade ?…

Et vous aussi, c’est à faire frémir ; voyez comme vous êtes, pour avoir veillé monsieur cette nuit.

Elle amena Schmucke devant la glace, et Schmucke se trouva fort changé.

{p. 164}– Donc, si vous êtes de mon avis, je vas vous servir darre darre à déjeûner.

Puis vous garderez encore notre amour jusqu’à deux heures.

Mais vous allez me donner la liste de vos pratiques, et j’aurai bientôt fait, vous serez libre pour quinze jours.

Vous vous coucherez à mon arrivée, et vous vous reposerez jusqu’à ce soir…

Cette proposition était si sage, que Schmucke y adhéra sur-le-champ.

{p. 165} – Motus avec monsieur Pons ; car, vous savez, il se croirait perdu si nous lui disions comme ça qu’il va suspendre ses fonctions au théâtre et ses leçons.

Le pauvre monsieur s’imaginerait qu’il ne retrouvera plus ses écolières… des bêtises…

Monsieur Poulain dit que nous ne sauverons notre Benjamin qu’en le laissant dans le plus grand calme.

– A pien ! pien ! vaides le técheuner, che fais vaire la lisde et vis tonner les attresses… fis avez réson, che zugombais !…

{p. 166}Une heure après, la Cibot s’endimancha, partit en milord, au grand étonnement de Rémonencq, et se promit de représenter dignement la femme de confiance des deux Casse-noisettes, dans tous les pensionnats, chez toutes les personnes où se trouvaient les écolières des deux musiciens.

Il est inutile de rapporter les différents commérages, exécutés comme les variations d’un thème, auxquels la Cibot se livra chez les maîtresses de pension et au sein des familles ; il suffira de la scène qui se passa dans le cabinet directorial de l’illustre Gaudissard, où la portière pénétra, non sans des difficultés inouies.

{p. 167}Les directeurs de spectacle, à Paris, sont mieux gardés que les rois et les ministres.

La raison des fortes barrières qu’ils élèvent entre eux et le reste des mortels est facile à comprendre : les rois n’ont à se défendre que contre les ambitions ; les directeurs de spectacle ont à redouter les amours-propres d’artiste et d’auteur.

La Cibot franchit toutes les distances par l’intimité subite qui s’établit entre elle et la concierge 106.

Les portiers se reconnaissent entre eux, comme tous les gens de même profession.

{p. 168} Chaque état a ses Shiboleth, comme il a son injure et ses stygmates.

– Ah ! madame, vous êtes la portière du théâtre, avait dit la Cibot.

Moi, je ne suis qu’une pauvre concierge d’une maison de la rue de Normandie, où loge monsieur Pons, votre chef d’orchestre.

Oh ! comme je serais heureuse d’être à votre place, de voir passer les acteurs, les danseuses, les auteurs !

C’est, comme disait cet ancien acteur, le bâton de maréchal de notre métier.

{p. 169} – Et comment va-t-il, ce brave monsieur Pons ? demanda la portière.

– Mais il ne va pas du tout ; v’là deux mois qu’il ne sort pas de son lit, et il quittera la maison les pieds en avant, c’est sûr.

– Ce sera une perte…

– Oui.

Je viens de sa part expliquer sa position à votre directeur ; tâchez donc, ma petite, que je lui parle…

– Une dame de la part de monsieur Pons !

Ce fut ainsi que le garçon de théâtre {p. 170} attaché au service du cabinet annonça madame Cibot, que la concierge du théâtre lui recommanda.

Gaudissard venait d’arriver pour une répétition.

Le hasard voulut que personne n’eût à lui parler, que les auteurs de la pièce et les acteurs fussent en retard ; il fut charmé d’avoir des nouvelles de son chef d’orchestre, il fit un geste napoléonien, et la Cibot entra.

{p. 171} {p. 172} {p. 173}

L
Une entreprise théâtrale fructueuse §

Cet ancien commis-voyageur, à la tête d’un théâtre en faveur, trompait sa commandite ; il la considérait comme une femme légitime.

Aussi avait-il pris un développement {p. 174} financier qui réagissait sur sa personne. Devenu gros et fort, coloré par la bonne chère et la prospérité, Gaudissard s’était 107 métamorphosé franchement en Mondor.

– Nous tournons au Beaujon ! disait-il en essayant de rire le premier de lui-même.

– Tu n’en es encore qu’à Turcaret, lui répondit Bixiou, qui le remplaçait souvent auprès de la première danseuse du théâtre, la célèbre Héloïse Brisetout.

En effet, l’ex-illustre Gaudissard exploitait son théâtre uniquement et brutalement dans son propre intérêt.

{p. 175} Après s’être fait admettre comme collaborateur dans plusieurs ballets, dans des pièces, des vaudevilles, il en avait acheté l’autre part, en profitant des nécessités qui poignent les auteurs.

Ces pièces, ces vaudevilles, toujours ajoutés aux drames à succès, rapportaient à Gaudissard 108 quelques pièces d’or par jour.

Il trafiquait, par procuration, sur les billets, et il s’en était attribué, comme feux de directeur, un certain nombre qui lui permettait de dîmer les recettes.

Ces trois natures de contributions directoriales, {p. 176} outre les loges vendues et les présents des actrices mauvaises qui tenaient à remplir des bouts de rôle, à se montrer en pages, en reines, grossissaient si bien son tiers dans les bénéfices, que les commanditaires, à qui les deux autres tiers étaient dévolus, touchaient à peine le dixième des produits.

Néanmoins 109, ce dixième produisait encore un intérêt de quinze pour cent des fonds.

Aussi, Gaudissard, appuyé sur ces quinze pour cent de dividende, parla-t-il de son intelligence, de sa probité, de son zèle et du bonheur de ses commanditaires.

{p. 177} Quand le comte Popinot demanda, par un semblant d’intérêt, à monsieur Matifat, au général Gouraud, gendre de Matifat, à Crevel 110, s’ils étaient contents de Gaudissard, Matifat répondit :

– On nous dit qu’il nous vole, mais il est si spirituel, si bon enfant, que nous sommes contents…

– C’est alors comme dans le conte de Lafontaine, dit l’ancien ministre en souriant.

Gaudissard faisait valoir ses capitaux dans des affaires en dehors du théâtre.

Il avait bien jugé les Graff, les {p. 178} Schwab et les Brunner ; il s’associa dans les entreprises de chemins de fer que cette maison lançait.

Cachant sa finesse sous la rondeur et l’insouciance du libertin, du voluptueux, il avait l’air de ne s’occuper que de ses plaisirs et de sa toilette ; mais il pensait à tout, et mettait à profit l’immense expérience des affaires qu’il avait acquise en voyageant.

Ce parvenu, qui ne se prenait pas au sérieux, habitait un appartement luxueux, arrangé par les soins de son décorateur, et où il donnait des soupers et des fêtes aux gens célèbres.

Fastueux, aimant à bien faire les {p. 179} choses, il se donnait pour un homme coulant, et il semblait d’autant moins dangereux, qu’il avait gardé la platine de son ancien métier, pour employer son expression, en la doublant de l’argot des coulisses.

Or comme, au théâtre, les artistes disent crûment les choses, il empruntait assez d’esprit aux coulisses, qui ont leur esprit, pour, en le mêlant à la plaisanterie vive du commis-voyageur, avoir l’air d’un homme supérieur.

En ce moment, il pensait à vendre son privilége et à passer, selon son mot, à d’autres exercices.

Il voulait être à la tête d’un chemin {p. 180} de fer, devenir un homme sérieux, un administrateur, et épouser la fille d’un des plus riches maires de Paris, mademoiselle Minard.

Il espérait être nommé député sur sa ligne et arriver, par la protection de Popinot, au conseil d’État.

– À qui ai-je l’honneur de parler ? dit Gaudissard en arrêtant sur la Cibot un regard directorial.

– Je suis, monsieur, la femme de confiance de monsieur Pons.

– Eh bien ! comment va-t-il, ce cher garçon ?

{p. 181} – Mal, très-mal, monsieur.

– Diable ! diable ! j’en suis fâché, je l’irai voir ; car c’est un de ces hommes rares.

– Ah ! oui, monsieur, un vrai chérubin…

Je me demande encore comment cet homme-là se trouvait dans un théâtre…

– Mais, madame, le théâtre est un lieu de correction pour les mœurs… dit Gaudissard.

Pauvre Pons !… Ma parole d’honneur, {p. 182} on devrait avoir de la graine pour entretenir cette espèce-là… c’est un homme-modèle, et du talent…

Quand croyez-vous qu’il pourra reprendre son service ?

Car le théâtre, malheureusement, ressemble aux diligences qui, vides ou pleines, partent à l’heure : la toile se lève ici tous les jours à six heures… et nous aurons beau nous apitoyer, ça ne ferait pas de bonne musique…

Voyons, où en est-il ?…

– Hélas ! mon bon monsieur, dit la Cibot en tirant son mouchoir et en se le {p. 183} mettant sur les yeux, c’est bien terrible à dire, mais je crois que nous aurons le malheur de le perdre, quoique nous le soignions comme la prunelle de nos yeux… monsieur Schmucke et moi… même que je viens vous dire que vous ne devez plus compter sur ce digne monsieur Schmucke qui va passer toutes les nuits…

On ne peut pas s’empêcher de faire comme s’il y avait de l’espoir, et d’essayer d’arracher ce digne et cher homme à la mort…

Le médecin n’a plus d’espoir…

– Et de quoi meurt-il ?

{p. 184} – De chagrin, de jaunisse, du foie, et tout cela compliqué de bien des choses de famille.

– Et d’un médecin, dit Gaudissard.

Il aurait dû prendre le docteur Lebrun, notre médecin, ça n’aurait rien coûté…

– Monsieur en a un qu’est un Dieu… mais que peut faire un médecin, malgré son talent, contre tant de causes ?…

– J’avais bien besoin de ces deux braves Casse-noisettes 111 pour la musique de ma nouvelle féerie…

{p. 185}– Est-ce quelque chose que je puisse faire pour eux ?… dit la Cibot d’un air digne de Jocrisse.

Gaudissard éclata de rire.

– Monsieur, je suis leur femme de confiance, et il y a bien des choses que ces messieurs…

Aux éclats de rire de Gaudissard, une femme s’écria :

– Si tu ris, on peut entrer, mon vieux.

Et le premier sujet de la danse fit irruption dans le cabinet en se jetant sur le seul canapé qui s’y trouvât.

{p. 186} C’était Héloïse Brisetout, enveloppée d’une magnifique écharpe dite algérienne

– Qu’est-ce qui te fait rire ?…

Est-ce madame ?

Pour quel emploi vient-elle ?… dit la danseuse en jetant un de ces regards d’artiste à artiste qui devrait faire le sujet d’un tableau.

Héloïse, fille excessivement littéraire, en renom dans la Bohême, liée avec de grands artistes, élégante, fine, gracieuse, avait plus d’esprit que n’en ont ordinairement les premiers sujets de la danse.

{p. 187} En faisant sa question, elle respira dans une cassolette des parfums pénétrants.

– Madame, toutes les femmes se valent quand elles sont belles, et si je ne renifle pas la peste en flacon, et si je ne me mets pas de brique pilée sur les joues…

– Avec ce que la nature vous en a mis déjà, ça ferait un fier pléonasme, mon enfant, dit Héloïse en jetant une œillade à son directeur.

– Je suis une honnête femme…

– Tant pis pour vous, dit Héloïse.

{p. 188} N’est fichtre pas entretenue qui veut ! et je le suis, madame, et crânement bien !

– Comment, tant pis !

Vous avez beau avoir des Algériens sur le corps et faire votre tête, dit la Cibot, vous n’aurez jamais eu tant de déclarations que j’en ai reçu, médème !

Et vous ne vaudrez jamais la belle écaillère du Cadran-Bleu…

La danseuse se leva subitement, se mit au port d’arme, et porta le revers de sa main droite à son front, comme un soldat qui salue son général.

{p. 189}– Quoi ! dit Gaudissard, vous seriez cette belle écaillère dont me parlait mon père ? 112

– Madame ne connaît alors ni la cachucha, ni la polka ?

Madame a cinquante ans passés ! dit Héloïse.

La danseuse se posa dramatiquement et déclama ce vers :

Soyons amis, Cinna !…

– Allons, Héloïse, madame n’est pas de force, laisse-la tranquille.

– Madame serait la nouvelle Héloïse !… {p. 190} dit la portière avec une fausse ingénuité pleine de raillerie.

– Pas mal, la vieille ? s’écria Gaudissard.

– C’est archidit, reprit la danseuse, le calembour a des moustaches grises. Trouvez-en un autre, la vieille… ou prenez une cigarette.

– Pardonnez-moi, madame, dit la Cibot, je suis trop triste pour continuer à vous répondre ; j’ai mes deux messieurs bien malades… et j’ai engagé, pour les nourrir et leur éviter des chagrins, jusqu’aux habits de mon mari, ce matin, qu’en voilà la reconnaissance…

{p. 191} – Oh ! ici la chose tourne au drame ! s’écria la belle Héloïse.

De quoi s’agit-il ?

– Madame, reprit la Cibot, tombe ici comme…

– Comme un premier sujet, dit Héloïse ; je vous souffle, allez !

– Allons, je suis pressé, dit Gaudissard.

Assez de farces comme ça ! Héloïse ; madame est la femme de confiance de notre pauvre chef d’orchestre qui se meurt ; elle vient me dire de ne plus {p. 192} compter sur lui, je suis dans l’embarras.

– Ah ! le pauvre homme ! mais il faut donner une représentation à son bénéfice.

– Ça le ruinerait ! dit Gaudissard, il pourrait le lendemain devoir cinq cents francs aux hospices qui ne reconnaissent pas d’autres malheureux à Paris que les leurs.

Non, tenez, ma bonne femme, puisque vous courez pour le prix Monthyon…

Gaudissard sonna, le garçon de théâtre se présenta soudain.

{p. 193} – Dites au caissier de m’envoyer un billet de mille francs.

– Asseyez-vous, madame.

– Ah ! pauvre femme, voilà qu’elle pleure !… s’écria la danseuse.

C’est bête…

– Allons, ma mère, nous irons le voir, consolez-vous.

– Dis donc, toi, Chinois, dit-elle au directeur en l’attirant dans un coin, tu veux me faire jouer le premier rôle du ballet d’Ariane.

Tu te maries, et tu sais comme je puis te rendre malheureux !

{p. 194} – Héloïse, j’ai le cœur doublé de cuivre, comme une frégate.

– Je montrerai des enfants de toi ! j’en emprunterai…

– J’ai déclaré notre attachement…

– Sois bon enfant, donne la place de Pons à Garangeot ; ce pauvre garçon a du talent, il n’a pas le sou, je te promets la paix…

– Mais attends que Pons soit mort… le bonhomme peut d’ailleurs en revenir.

– Oh ! pour ça, non, monsieur… dit la Cibot.

{p. 195} – Depuis la dernière nuit, qu’il n’était plus dans son bon sens, il a le délire. C’est malheureusement bientôt fini.

– D’ailleurs, fais faire l’intérim par Garangeot ! dit Héloïse, il a toute la presse pour lui…

En ce moment le caissier entra, tenant à la main deux billets de cinq cents francs.

– Donnez-les à madame, dit Gaudissard.

Adieu, ma brave femme, soignez bien ce cher homme, et dites-lui que {p. 196} j’irai le voir, demain ou après… dès que je le pourrai.

– Un homme à la mer ! dit Héloïse.

– Ah ! monsieur, des cœurs comme le vôtre ne se trouvent qu’au théâtre.

Que Dieu vous bénisse !

– À quel compte porter cela ? demanda le caissier.

– Je vais vous signer le bon, vous le porterez au compte des gratifications.

Avant de sortir, la Cibot fit une belle révérence à la danseuse et put entendre {p. 197} une question que fit Gaudissard à son ancienne maîtresse.

– Garangeot est-il capable de me trousser la musique de notre ballet des Mohicans en douze jours ? 113

S’il me tire d’affaire, il aura la succession de Pons !

{p. 198} {p. 199} {p. 200} {p. 201}

LI
Châteaux en Espagne §

La portière, mieux récompensée pour avoir causé tant de mal que si elle avait fait une bonne action, supprima toutes les recettes des deux amis, et les priva {p. 202} de leurs moyens d’existence, dans le cas où Pons recouvrerait la santé.

Cette perfide manœuvre devait amener en quelques jours le résultat désiré par la Cibot, l’aliénation des tableaux que désirait Élie Magus.

Pour réaliser cette première spoliation, la Cibot devait endormir le terrible collaborateur qu’elle s’était donné, l’avocat Fraisier, et obtenir une entière discrétion d’Élie Magus et de Rémonencq.

Quant à l’Auvergnat, il était arrivé par degrés à l’une de ces passions comme les conçoivent les gens sans instruction, {p. 203} qui viennent du fond d’une province à Paris, avec les idées fixes qu’inspire l’isolement dans les campagnes, avec les ignorances des natures primitives et les brutalités de leurs désirs qui se convertissent en idées fixes.

La beauté virile de madame Cibot, sa vivacité, son esprit de la Halle avaient été l’objet des remarques du brocanteur qui voulait faire d’elle sa concubine en l’enlevant à Cibot, espèce de bigamie beaucoup plus commune qu’on ne le pense à Paris dans les classes inférieures.

Mais l’avarice fut un nœud coulant qui étreignit de jour en jour davantage {p. 204} le cœur et finit par étouffer la raison.

Aussi, Rémonencq, en évaluant à quarante mille francs les remises d’Élie Magus et les siennes, passa-t-il du délit au crime, en souhaitant avoir la Cibot pour femme légitime.

Cet amour, purement spéculatif, l’amena, dans les longues rêveries du fumeur, appuyé sur le pas de sa porte, à souhaiter la mort du petit tailleur.

Il voyait ainsi ses capitaux presque triplés, il pensait quelle excellente commerçante serait la Cibot et quelle belle figure elle ferait dans un magnifique magasin sur le boulevard.

{p. 205} Cette double convoitise grisait Rémonencq.

Il louait une boutique au boulevard de la Madeleine, il l’emplissait des plus belles curiosités de la collection de défunt Pons.

Après s’être couché dans des draps d’or et avoir vu des millions dans les spirales bleues de sa pipe, il se réveillait face à face avec le petit tailleur, qui balayait la cour, la porte et la rue, au moment où l’Auvergnat ouvrait la devanture de sa boutique et disposait son étalage.

Depuis la maladie de Pons, Cibot {p. 206} remplaçait sa femme dans les fonctions qu’elle s’était attribuées.

L’Auvergnat considérait donc ce petit tailleur olivâtre, cuivré, rabougri, comme le seul obstacle qui s’opposait à son bonheur, et il se demandait comment s’en débarrasser.

Cette passion croissante rendait la Cibot très-fière, car elle atteignait à l’âge où les femmes commencent à comprendre qu’elles peuvent vieillir.

Un matin donc, la Cibot, à son lever, examina Rémonencq d’un air rêveur au moment où il arrangeait les bagatelles de son étalage, et voulut savoir {p. 207} jusqu’où pourrait aller son amour.

– Eh bien ! vint lui dire l’Auvergnat, les choses vont-elles comme vous le voulez ?

– C’est vous qui m’inquiétez, lui répondit la Cibot.

Vous me compromettez, ajouta-t-elle, les voisins finiront par apercevoir vos yeux en manches de veste.

Elle quitta la porte et s’enfonça dans les profondeurs de la boutique de l’Auvergnat.

– En voilà une idée ! dit Rémonencq.

{p. 208}– Venez que je vous parle, dit la Cibot.

Les héritiers de monsieur Pons vont se remuer, et ils sont capables de nous faire bien de la peine.

Dieu sait ce qui nous arriverait s’ils envoyaient des gens d’affaires qui fourreraient leur nez partout, comme des chiens de chasse.

Je ne peux décider M. Schmucke à vendre quelques tableaux, que si vous m’aimez assez pour en garder le secret… oh ! mais un secret ! que la tête sur le billot vous ne diriez rien… ni d’où viennent les tableaux, ni qui les a vendus.

{p. 209}– Vous comprenez, monsieur Pons, une fois mort et enterré, qu’on trouve cinquante-trois tableaux au lieu de soixante-sept, personne n’en saura le compte !

D’ailleurs, si monsieur Pons en a vendu de son vivant, on n’a rien à dire.

– Oui, reprit Rémonencq, pour moi ça m’est égal, mais monsieur Élie Magus voudra des quittances bien en régle.

– Vous aurez aussi votre quittance pardine !

Croyez-vous que ce sera moi qui vous écrirai cela !…

{p. 210}– Ce sera monsieur Schmucke ! mais vous direz à votre Juif, reprit la portière, qu’il soit aussi discret que vous.

– Nous serons muets comme des poissons.

C’est dans notre état.

Moi je sais lire, mais je ne sais pas écrire, voilà pourquoi j’ai besoin d’une femme instruite et capable comme vous !…

Moi qui n’ai jamais pensé qu’à gagner du pain pour mes vieux jours, je voudrais des petits Rémonencq…

Laissez-moi là votre Cibot.

{p. 211}– Mais voilà votre Juif, dit la portière, nous pouvons arranger les affaires.

– Eh bien ! ma chère dame, dit Élie Magus qui venait tous les trois jours de très-grand matin, savoir quand il pourrait acheter ses tableaux.

Où en sommes-nous ?

– N’avez-vous vu personne qui vous ait parlé de monsieur Pons et de ses biblots ? lui demanda la Cibot.

– J’ai reçu, répondit Élie Magus, une lettre d’un avocat ; mais comme c’est un drôle qui me paraît être un {p. 212} petit coureur d’affaires, et que je me défie de ces gens-là, je n’ai rien répondu.

Au bout de trois jours, il est venu me voir, et il a laissé une carte, j’ai dit à mon concierge que je serais toujours absent quand il viendrait.

– Vous êtes un amour de Juif, dit la Cibot à qui la prudence d’Élie Magus était peu connue.

Eh bien ! mes fistons, d’ici à quelques jours, j’amènerai monsieur Schmucke à vous vendre sept à huit tableaux, dix au plus ; mais à deux conditions : la première, un secret absolu.

{p. 213} – Ce sera monsieur Schmucke qui vous aura fait venir, pas vrai, monsieur ? ce sera monsieur Rémonencq qui vous aura proposé à monsieur Schmucke pour acquéreur.

Enfin, quoi qu’il en soit, je n’y serai pour rien.

Vous donnez quarante-six mille francs des quatre tableaux ?

– Soit, répondit le Juif en soupirant.

– Très-bien, reprit la portière.

La deuxième condition est que vous m’en remettrez quarante-trois mille, et {p. 214} que vous ne les achèterez, que trois mille à monsieur Schmucke ; Rémonencq en achètera quatre pour deux mille francs, et me remettra le surplus.

Mais aussi, voyez-vous, mon cher monsieur Magus, après cela, je vous fais faire, à vous et à Rémonencq, une fameuse affaire, à condition de partager les bénéfices entre nous trois.

Je vous mènerai chez cet avocat, ou cet avocat viendra sans doute ici.

Vous estimerez tout ce qu’il y a chez monsieur Pons au prix que vous pouvez en donner, afin que ce monsieur Fraisier ait une certitude de la valeur de la succession.

{p. 215} Seulement il ne faut pas qu’il vienne avant notre vente, entendez-vous ?…

– C’est compris, dit le Juif ; mais il faut du temps pour voir les choses et en dire le prix.

– Vous aurez une demi-journée.

Allez, ça me regarde…

Causez de cela, mes enfants, entre vous ; pour lors, après demain, l’affaire se fera.

Je vais chez ce Fraisier lui parler, car il sait tout ce qui se passe ici par le docteur Poulain, et c’est une fameuse scie que de le faire tenir tranquille, ce coco-là.

{p. 216} À moitié chemin de la rue de Normandie à la rue de la Perle, la Cibot trouva Fraisier qui venait chez elle, tant il était impatient d’avoir, selon son expression, les éléments de l’affaire.

– Tiens ! j’allais chez vous, dit-elle.

Fraisier se plaignit de n’avoir pas été reçu par Élie Magus, mais la portière éteignit l’éclair de défiance qui pointait dans les yeux de l’homme de loi, en lui disant que Magus revenait de voyage ; et, qu’au plus tard, le surlendemain, elle lui procurerait une entrevue avec lui dans l’appartement de Pons, pour fixer la valeur de la collection…

{p. 217} – Agissez franchement avec moi, lui répondit Fraisier.

Il est plus que probable que je serai chargé des intérêts des héritiers de monsieur Pons.

Dans cette position, je serai bien plus à même de vous servir…

Ce fut dit si sèchement, que la Cibot trembla. Cet homme d’affaires famélique devait manœuvrer de son côté, comme elle manœuvrait du sien ; elle résolut donc de hâter la vente des tableaux.

La Cibot ne se trompait pas dans ses conjectures.

{p. 218} L’avocat et le médecin avaient fait la dépense d’un habillement tout neuf pour Fraisier, afin qu’il pût se présenter, mis décemment, chez madame la présidente Camusot de Marville.

Le temps voulu pour la confection des habits était la seule cause du retard apporté à cette entrevue de laquelle dépendait le sort des deux amis.

Après sa visite à madame Cibot, Fraisier se proposait d’aller essayer son habit, son gilet et son pantalon.

Il trouva ses habillements prêts et finis.

Il revint chez lui, mit une perruque {p. 219} neuve, et partit en cabriolet de remise sur les dix heures du matin pour la rue de Hanovre, où il espérait pouvoir obtenir une audience de la présidente.

Fraisier, en cravate blanche, en gants jaunes, en perruque neuve, parfumé d’eau de Portugal, ressemblait à ces poisons mis dans du cristal et bouchés d’une peau blanche dont l’étiquette, et tout jusqu’au fil est coquet, mais qui n’en paraissent que plus dangereux.

Son air tranchant, sa figure bourgeonnée, sa maladie cutanée, ses yeux verts, sa saveur de méchanceté, frappaient comme des nuages sur un ciel bleu.

{p. 220} Dans son cabinet, tel qu’il s’était montré aux yeux de la Cibot, c’était le vulgaire couteau avec lequel un assassin a commis un crime ; mais à la porte de la présidente, c’était le poignard élégant qu’une jeune femme met dans son petit dunkerque.

{p. 221} {p. 222} {p. 223}

LII
Le Fraisier en fleurs §

Un grand changement avait eu lieu rue de Hanovre.

Le vicomte et la vicomtesse Popinot, l’ancien ministre et sa femme, n’avaient {p. 224} pas voulu que le président et la présidente allassent se mettre à loyer, et quittassent la maison qu’ils donnaient en dot à leur fille.

Le président et sa femme s’installèrent donc au second étage, devenu libre par la retraite de la vieille dame qui voulait finir ses jours à la campagne.

Madame Camusot, qui garda Madeleine Vivet, sa cuisinière et son domestique, en était revenue à la gêne de son point de départ, gêne adoucie par un appartement de quatre mille francs sans loyer, et par un traitement de dix mille francs.

{p. 225}Cette aurea mediocritas satisfaisait déjà peu madame de Marville qui voulait une fortune en harmonie avec son ambition : mais la cession de tous les biens à leur fille entraînait la suppression du cens d’éligibilité pour le président.

Or, Amélie voulait faire un député de son mari, car elle ne renonçait pas à ses plans facilement, et elle ne désespérait point d’obtenir l’élection du président dans l’arrondissement où Marville est situé.

Depuis deux mois elle tourmentait donc monsieur le baron Camusot, car le nouveau pair de France avait obtenu {p. 226} la dignité de baron, pour arracher de lui cent mille francs en avance d’hoirie, afin, disait-elle, d’acheter un petit domaine enclavé dans celui de Marville, et rapportant environ deux mille francs nets d’impôts.

Elle et son mari seraient là, chez eux, et auprès de leurs enfants ; la terre de Marville en serait arrondie et augmentée d’autant.

La présidente faisait valoir aux yeux de son beau-père le dépouillement auquel elle avait été contrainte pour marier sa fille avec le vicomte Popinot, et demandait au vieillard s’il pouvait fermer à son fils aîné le chemin aux honneurs {p. 227} suprêmes de la magistrature, qui ne seraient plus accordés qu’à une forte position parlementaire, et son mari saurait la prendre et se faire craindre des ministres.

– Ces gens-là n’accordent rien qu’à ceux qui leur tordent la cravate au cou jusqu’à ce qu’ils tirent la langue, dit-elle. Ils sont ingrats !…

Que ne doivent-ils pas à Camusot ?

Camusot, en poussant aux ordonnances de juillet, a causé l’élévation de la maison d’Orléans !…

Le vieillard se disait entraîné dans {p. 228} les chemins de fer au-delà de ses moyens, et il remettait cette libéralité, de laquelle il reconnaissait d’ailleurs la nécessité, lors d’une hausse prévue sur les actions.

Cette quasi-promesse, arrachée quelques jours auparavant, avait plongé la présidente dans la désolation.

Il était douteux que l’ex-propriétaire de Marville pût être en mesure lors de la réélection de la chambre, car il lui fallait la possession annale.

Fraisier parvint sans peine jusqu’à Madeleine Vivet.

Ces deux natures de vipère se reconnurent {p. 229} pour être sorties du même œuf.

– Mademoiselle, dit doucereusement Fraisier, je désirerais obtenir un moment d’audience de madame la présidente pour une affaire qui lui est personnelle et qui concerne sa fortune ; il s’agit, dites-le-lui bien, d’une succession…

Je n’ai pas l’honneur d’être connu de madame la présidente, ainsi mon nom ne signifierait rien pour elle…

Je n’ai pas l’habitude de quitter mon cabinet, mais je sais quels égards sont dus à la femme d’un président, et j’ai {p. 230} pris la peine de venir moi-même, d’autant plus que l’affaire ne souffre pas le plus léger retard.

La question posée dans ces termes-là, répétée et amplifiée par la femme de chambre, amena naturellement une réponse favorable.

Ce moment était décisif pour les deux ambitions contenues en Fraisier.

Aussi, malgré son intrépidité de petit avoué de province, cassant, âpre et incisif, il éprouva ce qu’éprouvent les capitaines au début d’une bataille d’où dépend le succès de la campagne.

{p. 231} En passant dans le petit salon où l’attendait Amélie, il eut, ce qu’aucun sudorifique, quelque puissant qu’il fût, n’avait pu produire encore sur cette peau réfractaire et bouchée par d’affreuses maladies, il se sentit une légère sueur dans le dos et au front.

– Si ma fortune ne se fait pas, se dit-il, je suis sauvé, car Poulain m’a promis la santé le jour où la transpiration se rétablirait.

– Madame… dit-il en voyant la présidente qui vint en négligé.

Et Fraisier s’arrêta pour saluer, avec cette condescendance qui, chez les officiers {p. 232} ministériels, est la reconnaissance de la qualité supérieure de ceux à qui ils s’adressent.

– Asseyez-vous, monsieur, fit la présidente en reconnaissant aussitôt un homme du monde judiciaire.

– Madame la présidente, si j’ai pris la liberté de m’adresser à vous pour une affaire d’intérêt qui concerne monsieur le président, c’est que j’ai la certitude que monsieur de Marville, dans la haute position qu’il occupe, laisserait peut-être les choses dans leur état naturel, et qu’il perdrait sept à huit cent mille francs que les dames, qui s’entendent selon moi beaucoup mieux {p. 233} aux affaires privées que les meilleurs magistrats ne dédaignent point.

– Vous avez parlé d’une succession… dit la présidente en interrompant.

Amélie, éblouie par la somme et voulant cacher son émotion, son bonheur, imitait les lecteurs impatiens qui courent au dénoûment du roman.

– Oui, madame, d’une succession perdue pour vous, oh ! bien entièrement perdue, mais que je puis, que je saurai vous faire avoir…

– Parlez, monsieur ! dit froidement madame de Marville, qui toisa Fraisier et l’examina d’un œil sagace.

{p. 234}– Madame, je connais vos éminentes capacités, je suis de Mantes.

Monsieur Lebœuf, le président du tribunal, l’ami de monsieur de Marville, pourra lui donner des renseignements sur moi…

La présidente fit un haut-le-corps si cruellement significatif, que Fraisier fut forcé d’ouvrir et de fermer rapidement une parenthèse dans son discours.

– Une femme aussi distinguée que vous va comprendre sur-le-champ pourquoi je lui parle d’abord de moi.

{p. 235} C’est le chemin le plus court pour arriver à la succession.

La présidente répondit sans parler, à cette fine observation, par un geste.

– Madame, reprit Fraisier autorisé par le geste à raconter son histoire, j’étais avoué à Mantes, ma charge devait être toute ma fortune, car j’ai traité de l’étude de monsieur Levroux que vous avez sans doute connu…

La présidente inclina la tête.

– Avec des fonds qui m’étaient prêtés, et une dizaine de mille francs à moi, je sortais de chez Desroches, l’un {p. 236} des plus capables avoués de Paris, et j’y étais premier clerc depuis six ans.

J’ai eu le malheur de déplaire au procureur du roi de Mantes, monsieur…

– Olivier Vinet.

– Le fils du procureur-général, oui, madame.

Il courtisait une petite dame…

– Lui !

– Madame Vatinelle…

– Ah ! madame Vatinelle… elle {p. 237} était bien jolie et bien… de mon temps…

– Elle avait des bontés pour moi.

Indè iræ, reprit Fraisier.

J’étais actif, je voulais rembourser mes amis, et me marier ; il me fallait des affaires, je les cherchais, j’en brassai 114 bientôt à moi seul plus que les autres officiers ministériels.

Bah ! j’ai eu contre moi les avoués de Mantes, les notaires et jusqu’aux huissiers.

On m’a cherché chicane.

{p. 238} Vous savez, madame, que lorsqu’on veut perdre un homme dans notre affreux métier, c’est bientôt fait.

On m’a pris occupant dans une affaire pour les deux parties.

C’est un peu léger ; mais, dans certains cas, la chose se fait à Paris, les avoués s’y passent la casse et le séné.

Cela ne se fait pas à Mantes.

Monsieur Bouyonnet, à qui j’avais rendu ce petit service, poussé par ses confrères, et stimulé par le procureur du roi, m’a trahi…

Vous voyez que je ne vous cache rien.

{p. 239} Ce fut un tolle général.

J’étais un fripon, l’on m’a fait plus noir que Marat.

On m’a forcé de vendre ; j’ai tout perdu.

Je suis à Paris où j’ai tâché de me créer un cabinet d’affaires, mais ma santé ruinée ne me laissait pas deux bonnes heures sur les vingt-quatre de la journée.

Aujourd’hui, je n’ai qu’une ambition, elle est mesquine.

Vous serez un jour la femme d’un garde-des-sceau, peut-être, ou d’un {p. 240} premier président ; mais moi, pauvre et chétif, je n’ai pas d’autre désir que d’avoir une place où finir mes jours, un cul-de-sac, un poste où l’on végète.

Je veux être juge de paix à Paris.

C’est une bagatelle pour vous et pour monsieur le président que d’obtenir ma nomination, car vous devez causer assez d’ombrage au garde-des-sceaux actuel pour qu’il désire vous obliger…

Ce n’est pas tout, madame, ajouta Fraisier en voyant la présidente prête à parler et lui faisant un geste.

{p. 241} J’ai pour ami, le médecin du vieillard de qui monsieur le président devrait hériter.

Vous voyez, que nous arrivons…

Ce médecin, dont la coopération est indispensable, est dans la même situation que celle où vous me voyez : du talent et pas de chance !…

C’est par lui que j’ai su combien vos intérêts sont lésés, car au moment où je parle, il est probable que tout est fini, que le testament qui déshérite monsieur le président est fait…

Ce médecin désire être nommé médecin {p. 242} en chef d’un hôpital, ou des colléges royaux ; enfin, vous comprenez, il lui faut une position à Paris équivalente à la mienne…

Pardon si j’ai traité de ces deux choses si délicates ; mais il ne faut pas la moindre ambiguité dans notre affaire.

Le médecin est d’ailleurs un homme fort considéré, savant, et qui a sauvé monsieur Pillerault, le grand-oncle de votre gendre, monsieur le vicomte Popinot.

Maintenant si vous avez la bonté de me promettre ces deux places, celle de {p. 243} juge de paix et la sinécure médicale pour mon ami, je me fais fort de vous apporter l’héritage presque intact…

Je dis presque intact, car il sera grevé des obligations qu’il faudra prendre avec le légataire et avec quelques personnes dont le concours nous sera vraiment indispensable.

Vous n’accomplirez vos promesses qu’après l’accomplissement des miennes…

{p. 244} {p. 245} {p. 246} {p. 247}

LIII
Conditions du marché §

La présidente qui depuis un moment s’était croisé les bras, comme une personne forcée de subir un sermon, les décroisa, regarda Fraisier, et lui dit :

– Monsieur, vous avez le mérite de {p. 248} la clarté pour tout ce qui vous regarde, mais pour moi vous êtes d’une obscurité…

– Deux mots suffisent à tout éclaircir, madame, dit Fraisier.

Monsieur le président est le seul héritier au troisième degré de monsieur Pons.

Monsieur Pons est très-malade ; il va tester, s’il ne l’a déjà fait, en faveur d’un Allemand, son ami, nommé Schmucke, et l’importance de sa succession sera de plus de sept cent mille francs.

Dans trois jours, j’espère avoir des {p. 249} renseignements de la dernière exactitude sur le chiffre…

– Si cela est, se dit à elle-même la présidente foudroyée par la possibilité de ce chiffre, j’ai fait une grande faute en me brouillant avec lui, en l’accablant.

– Non, madame, car sans cette rupture, il serait gai comme un pinson, et vivrait plus longtemps que vous, que monsieur le président et que moi…

La Providence a ses voies, ne les sondons pas ! ajouta-t-il pour déguiser tout l’odieux de cette pensée.

Que voulez-vous, nous autres gens {p. 250} d’affaires, nous voyons le positif des choses.

Vous comprenez maintenant, madame, que dans la haute position qu’occupe monsieur le président de Marville, il ne ferait rien, il ne pourrait rien faire dans la situation actuelle.

Il est brouillé mortellement avec son cousin, vous ne voyez plus Pons, vous l’avez banni de la société, vous aviez sans doute d’excellentes raisons pour agir ainsi ; mais le bonhomme est malade, il lègue ses biens à son seul ami.

L’un des présidens de la cour royale {p. 251} de Paris n’a rien à dire contre un testament en bonnes formes fait en pareilles circonstances.

Mais entre nous, madame, il est bien désagréable, quand on a droit à une succession de sept à huit cent mille francs… que sais-je 115, un million peut-être, et qu’on est le seul héritier désigné par la loi, de ne pas rattraper son bien…

Seulement, pour arriver à ce but, on tombe dans de sales intrigues, elles sont si difficiles, si vétilleuses, il faut s’aboucher avec des gens placés si bas, avec des domestiques, des sous-ordres, et les serrer de si près, qu’aucun {p. 252} avoué, qu’aucun notaire de Paris ne peut suivre une pareille affaire.

Ça demande un avocat sans causes comme moi, dont la capacité soit sérieuse, réelle, le dévoûment acquis, et dont la position malheureusement précaire soit de plain pied avec celle de ces gens-là…

Je m’occupe, dans mon arrondissement, des affaires des petits bourgeois, des ouvriers, des gens du peuple…

Oui, madame, voilà dans quelle condition m’a réduit l’inimitié d’un procureur du roi devenu substitut à Paris aujourd’hui, qui ne m’a pas pardonné ma supériorité…

{p. 253} Je vous connais, madame, je sais quelle est la solidité de votre protection, et j’ai aperçu, dans un tel service à vous rendre, la fin de mes misères, et le triomphe du docteur Poulain mon ami…

La présidente restait pensive.

Ce fut un moment d’angoisse affreuse pour Fraisier.

Vinet, l’un des orateurs du centre, procureur-général depuis seize ans, dix fois désigné pour endosser la simare de la chancellerie, le père du procureur du roi de Mantes, nommé substitut à Paris depuis un an, était un antagoniste pour la haineuse présidente.

{p. 254} Le hautain procureur-général ne cachait pas son mépris pour le président Camusot.

Fraisier ignorait et devait ignorer cette circonstance.

– N’avez-vous sur la conscience que le fait d’avoir occupé pour les deux parties ? demanda-t-elle en regardant fixement Fraisier.

– Madame la présidente peut voir monsieur Lebœuf ; monsieur Lebœuf m’était favorable.

– Êtes-vous sûr que monsieur Lebœuf donnera sur vous de bons renseignements {p. 255} à monsieur de Marville, à monsieur le comte Popinot ?

– J’en réponds, surtout monsieur Olivier Vinet n’étant plus à Mantes ; car, entre nous, ce petit magistrat seco faisait 116 peur au bon monsieur Lebœuf.

D’ailleurs, madame la présidente, si vous me le permettez, j’irai voir à Mantes, monsieur Lebœuf.

Ce ne sera pas un retard, je ne saurai d’une manière certaine le chiffre de la succession que dans deux ou trois jours.

Je veux et je dois cacher à madame {p. 256} la présidente tous les ressorts de cette affaire ; mais le prix que j’attends de mon entier dévoûment n’est-il pas pour elle un gage de réussite ?

– Eh bien ! disposez en votre faveur monsieur Lebœuf 117, et si la succession a l’importance, ce dont je doute, que vous accusez, je vous promets les deux places, en cas de succès, bien entendu…

– J’en réponds, madame.

Seulement vous aurez la bonté de faire venir ici votre notaire, votre avoué, lorsque j’aurai besoin d’eux, de me donner une procuration pour {p. 257} agir au nom de monsieur le président, et de dire à ces messieurs de suivre mes instructions, de ne rien entreprendre de leur chef…

– Vous avez la responsabilité, dit solennellement la présidente, vous devez avoir l’omnipotence.

Mais monsieur Pons est-il bien malade ? demanda-t-elle en souriant.

– Ma foi, madame, il s’en tirerait, surtout soigné par un homme aussi consciencieux que le docteur Poulain, car, mon ami, madame, n’est qu’un innocent espion dirigé par moi dans vos intérêts, il est capable de sauver ce {p. 258} vieux musicien ; mais il y a là, près du malade, une portière qui, pour avoir trente mille francs, le pousserait dans la fosse…

Elle ne le tuerait pas, elle ne lui donnera pas d’arsenic 118, elle ne sera pas si charitable, elle fera pis, elle l’assassinera moralement, elle lui donnera mille impatiences par jour.

Le pauvre vieillard dans une sphère de silence, de tranquillité, bien soigné, caressé par des amis, à la campagne, se rétablirait ; mais, tracassé par une madame Évrard qui dans sa jeunesse était une des trente belles écaillères que Paris a célébrées, avide, bavarde, brutale, {p. 259} tourmenté par elle pour faire un testament où elle soit richement partagée, le malade sera conduit fatalement jusqu’à l’induration du foie, il s’y forme peut-être en ce moment des calculs, et il faudra recourir pour les extraire à une opération qu’il ne supportera pas…

Le docteur, une belle âme !… est dans une affreuse situation.

Il devrait faire renvoyer cette femme…

– Mais cette mégère est un monstre ! s’écria la présidente en faisant sa petite voix flûtée…

{p. 260} Cette similitude 119 entre la terrible présidente et lui, fit sourire intérieurement Fraisier, qui savait à quoi s’en tenir sur ces douces modulations factices d’une voix naturellement aigre.

Il se rappela ce président, le héros d’un des contes de Louis XI, que ce monarque a signé par le dernier mot.

Ce magistrat, doué d’une femme taillée sur le patron de celle de Socrate, et n’ayant pas la philosophie de ce grand homme, fit mêler du sel à l’avoine de ses chevaux en ordonnant de les priver d’eau.

Quand sa femme alla le long de la {p. 261} Seine à sa campagne, les chevaux se précipitèrent avec elle dans l’eau pour boire, et le magistrat remercia la Providence qui l’avait si naturellement délivré de sa femme.

En ce moment, madame de Marville remerciait Dieu d’avoir placé près de Pons une femme qui l’en débarrasserait honnêtement.

– Je ne voudrais pas d’un million, dit-elle pour prix d’une indélicatesse…

Votre ami doit éclairer monsieur Pons, et faire renvoyer cette portière.

– D’abord, madame, messieurs {p. 262} Schmucke et Pons croient que cette femme est un ange, et renverraient mon ami.

Puis cette atroce écaillère est la bienfaitrice du docteur ; elle l’a introduit chez monsieur Pillerault.

Il recommande à cette femme la plus grande douceur avec le malade, mais ses recommandations indiquent à cette créature les moyens d’empirer la maladie.

– Que pense votre ami de l’état de mon cousin ? demanda la présidente.

Fraisier fit trembler madame de Marville, par la justesse de sa réponse, {p. 263} et par la lucidité avec laquelle il pénétra dans ce cœur aussi avide que celui de la Cibot.

– Dans six semaines, la succession sera ouverte.

La présidente baissa les yeux.

– Pauvre homme ! fit-elle en essayant, mais en vain, de prendre une physionomie attristée.

– Madame la présidente a-t-elle quelque chose à dire à monsieur Lebœuf ?

Je vais à Mantes par le chemin de fer.

{p. 264}– Oui, restez là, je lui écrirai de venir dîner demain avec nous, j’ai besoin de le voir pour nous concerter, afin de réparer l’injustice dont vous avez été la victime.

Quand la présidente l’eut quitté, Fraisier, qui se vit juge de paix, ne se ressembla plus à lui-même ; il paraissait gros, il respirait à pleins poumons l’air du bonheur et le bon vent du succès.

Puisant au réservoir inconnu de la volonté de nouvelles et fortes doses de cette divine essence, il se sentit capable, à la façon de Rémonencq, d’un crime, pourvu qu’il n’en existât pas de preuves, pour réussir.

{p. 265} Il s’était avancé crânement en face de la présidente, convertissant les conjectures en réalités, affirmant à tort et à travers, dans le but unique de se faire commettre par elle au sauvetage de cette succession et d’obtenir sa protection.

Représentant de deux immenses misères et de désirs non moins immenses, il repoussait d’un pied dédaigneux son affreux ménage de la rue de la Perle.

Il entrevoyait mille écus d’honoraires chez la Cibot, et cinq mille francs chez le président.

C’était conquérir un appartement convenable.

{p. 266} Enfin il s’acquittait avec le docteur Poulain.

Quelques-unes de ces natures haineuses, âpres et disposées à la méchanceté par la souffrance ou par la maladie, éprouvent les sentimens contraires, à un égal degré 120 de violence : Richelieu était aussi bon ami qu’ennemi cruel.

En reconnaissance des secours que lui avait donnés Poulain, Fraisier se serait fait hacher pour lui.

La présidente, en revenant, une lettre à la main, regarda sans être vue par lui, cet homme, qui croyait à une vie heureuse et bien rentée, elle le {p. 267} trouva moins laid qu’au premier coup-d’œil qu’elle avait jeté sur lui ; d’ailleurs, il allait la servir, et on regarde un instrument qui nous appartient autrement qu’on ne regarde celui du voisin.

– Monsieur Fraisier, dit-elle, vous m’avez prouvé que vous étiez un homme d’esprit, je vous crois capable de franchise.

Fraisier fit un geste éloquent.

– Eh bien ! reprit la présidente, je vous somme de répondre avec candeur à cette question :

– Monsieur de Marville ou moi devons-nous {p. 268} être compromis par suite de vos démarches ?…

– Je ne serais pas venu vous trouver, madame, si je pouvais un jour me reprocher d’avoir jeté de la boue sur vous, n’y en eût-il que gros comme la 121 tête d’une épingle, car la tache paraît grande comme la lune.

Vous oubliez, madame, que, pour devenir juge de paix à Paris, je dois vous avoir satisfait.

J’ai reçu, dans ma vie, une première leçon, elle a été trop dure pour que je m’expose à recevoir encore de pareilles étrivières.

{p. 269} Enfin, un dernier mot, madame.

Toutes mes démarches, quand il s’agira de vous, vous seront préalablement soumises…

– Très-bien voici la lettre pour monsieur Lebœuf.

J’attends maintenant les renseignements sur la valeur de la succession.

– Tout est là, dit finement Fraisier en saluant la présidente avec toute la grâce que sa physionomie lui permettait d’avoir.

– Quelle providence ! se dit madame Camusot de Marville.

{p. 270} Ah ! je serai donc riche !

Camusot sera député, car en lâchant ce Fraisier dans l’arrondissement de Bolbec, il nous obtiendra la majorité.

Quel instrument !…

– Quelle providence ! se disait Fraisier en descendant l’escalier, et quelle commère, que madame Camusot !

Il me faudrait une femme dans ces conditions-là !

Maintenant à l’œuvre.

Et il partit pour Mantes où il fallait obtenir les bonnes grâces d’un homme qu’il connaissait fort peu ; mais il {p. 271} comptait sur madame Vatinelle à qui, malheureusement, il devait toutes ses infortunes, et les chagrins d’amour sont souvent comme la lettre de change protestée d’un bon débiteur, elle porte intérêt.

{p. 272} {p. 273} {p. 274} {p. 275}

LIV
Avis aux vieux garçons §

Trois jours après, pendant que Schmucke dormait, car madame Cibot et le vieux musicien s’étaient déjà partagé le fardeau de garder et de veiller le malade, elle avait eu ce qu’elle appelait {p. 276} une prise de bec avec le pauvre Pons.

Il n’est pas inutile de faire remarquer une triste particularité de l’hépatite.

Les malades dont le foie est plus ou moins attaqué sont disposés à l’impatience, à la colère, et ces colères les soulagent momentanément ; de même que dans l’accès de fièvre, on sent se déployer en soi des forces excessives.

L’accès passé, l’affaissement, le collapsus, disent les médecins, arrive, et les pertes qu’a faites l’organisme s’apprécient alors dans toute leur gravité.

{p. 277} Ainsi, dans les maladies de foie, et surtout dans celles dont la cause vient de grands chagrins éprouvés, le patient arrive, après ces emportements, à des affaiblissements d’autant plus dangereux qu’il est soumis à une diète sévère.

C’est une sorte de fièvre qui agite le mécanisme humoristique de l’homme, car cette fièvre n’est ni dans le sang, ni dans le cerveau.

Cette agacerie de tout l’être produit une mélancolie où le malade se prend lui-même en haine.

Dans une situation pareille, tout cause une irritation dangereuse.

{p. 278} La Cibot, malgré les recommandations du docteur, ne croyait pas, elle, femme du peuple sans expérience ni instruction, à ces tiraillements du système nerveux par le système humoristique.

Les explications de monsieur Poulain étaient pour elle des idées de médecin.

Elle voulait absolument, comme tous les gens du peuple, nourrir Pons, et pour l’empêcher de lui donner en cachette du jambon, une bonne omelette ou du chocolat à la vanille, il ne fallait rien moins que cette parole absolue du docteur Poulain :

{p. 279} – Donnez une seule bouchée de n’importe quoi à monsieur Pons, et vous le tueriez comme d’un coup de pistolet.

L’entêtement des classes populaires est si grand à cet égard, que la répugnance des malades pour aller à l’hôpital vient de ce que le peuple croit qu’on y tue les gens en ne leur donnant pas à manger.

La mortalité qu’ont causée les vivres apportés en secret par les femmes à leurs maris a été si grande qu’elle a déterminé les médecins à prescrire une visite de corps d’une excessive sévérité les jours où les parents viennent voir les malades.

{p. 280} La Cibot, pour arriver à une brouille momentanée nécessaire à la réalisation 122 de ses bénéfices immédiats, raconta sa visite au directeur du théâtre, sans oublier sa prise de bec avec mademoiselle Héloïse, la danseuse.

– Mais qu’alliez-vous faire là, lui demanda pour la troisième fois le malade, qui ne pouvait arrêter la Cibot une fois qu’elle était lancée en paroles.

– Pour lors, quand je lui ai eu dit son fait, mademoiselle Héloïse qu’a vu ce que j’étais, a mis les pouces, et nous avons été les meilleures amies du monde.

Vous me demandez maintenant ce {p. 281} que j’allais faire là, dit-elle en répétant la question de Pons.

Certains bavards, et ceux-là sont des bavards de génie, ramassent ainsi les interpellations, les objections et les observations en manière de provision, pour alimenter leurs discours, comme si la source en pouvait jamais tarir.

– Mais j’y suis allée pour tirer votre monsieur Gaudissard d’embarras, il a besoin d’une musique pour un ballet, et vous n’êtes guères en état, mon chéri, de gribouiller du papier et de remplir votre devoir…

J’ai donc entendu, comme ça qu’on {p. 282} appellerait un monsieur Garangeot pour arranger les Mohicans 123 en musique…

– Garangeot ! s’écria Pons en fureur.

Garangeot, un homme sans aucun talent, je n’ai pas voulu de lui pour premier violon !

C’est un homme de beaucoup d’esprit, qui fait très-bien des feuilletons sur la musique ; mais pour composer un air, je l’en défie !…

Et où diable avez-vous pris l’idée d’aller au théâtre ?

{p. 283}– Mais est-il ostiné, ce démon-là…

Voyons, mon chat, ne nous emportons pas comme une soupe au lait…

Pouvez-vous écrire de la musique dans l’état où vous êtes ?

Mais vous ne vous êtes donc pas regardé au miroir ?

Voulez-vous un miroir ?

Vous n’avez plus que la peau et les os… vous êtes faible comme un moineau… et vous vous croyez capable de faire vos notes… mais vous ne feriez pas seulement les miennes…

{p. 284} Ça me fait penser que je dois monter chez celle du troisième, qui nous doit dix-sept francs… et c’est bon à ramasser, dix-sept francs ; car l’apothicaire payé, il ne nous reste pas vingt francs…

Fallait donc dire à cet homme, qui a l’air d’être un bon homme, à monsieur Gaudissard… j’aime ce nom-là… c’est un vrai Roger Bontemps qui m’irait bien… il n’aura jamais mal au foie celui-là !…

Donc, fallait lui dire où vous en étiez… dam ! vous n’êtes pas bien, et il vous a momentanément remplacé…

– Remplacé ! s’écria Pons d’une {p. 285} voix formidable en se dressant sur son séant.

En général, les malades, surtout ceux qui sont dans l’envergure de la faulx de la Mort, s’accrochent à leurs places avec la fureur que déploient les débutants pour les obtenir.

Aussi, son remplacement parut-il être au pauvre moribond une première mort.

– Mais, le docteur me dit, reprit-il, que je vais 124 parfaitement bien ! que je reprendrai bientôt ma vie ordinaire.

Vous m’avez tué, ruiné, assassiné !…

{p. 286} – Ta, ta, ta, ta ! s’écria la Cibot, vous voilà parti, allez, je suis votre bourreau, vous dites ces douceurs-là, toujours, parbleu, à monsieur Schmucke, quand j’ai le dos tourné.

J’entends bien ce que vous dites, allez !… vous êtes un monstre d’ingratitude.

– Mais vous ne savez pas que si je tarde seulement quinze jours à ma convalescence, on me dira, quand je reviendrai, que je suis une perruque, un vieux, que mon temps est fini, que je suis Empire, rococo ! s’écria ce malade qui voulait vivre.

Garangeot se sera fait des amis dans {p. 287} le théâtre, depuis le contrôle jusqu’au cintre !

Il aura baissé le diapason pour une actrice qui n’a pas de voix, il aura léché les bottes de monsieur Gaudissard ; il aura, par ses amis, publié les louanges de tout le monde dans les feuilletons ; et alors, dans une boutique comme celle-là, madame Cibot, on sait trouver des poux à la tête d’un chauve !…

Quel démon vous a poussée là ?

– Mais parbleu, monsieur Schmucke a discuté la chose avec moi pendant huit jours.

{p. 288} Que voulez-vous ?

Vous ne voyez rien que vous ! vous êtes un égoïste à tuer les gens pour vous guérir !…

Mais ce pauvre monsieur Schmucke est depuis un mois sur les dents, il marche sur ses boulets ; il ne peut plus aller nulle part, ni donner des leçons, ni faire de service au théâtre, car vous ne voyez donc rien ? il vous garde la nuit, et je vous garde le jour.

Aujor d’aujord’hui, si je passais les nuits comme j’ai tâché de le faire d’abord, en croyant que vous n’auriez rien, il me faudrait dormir pendant la journée !

{p. 289} Et qué qui veillerait au ménage et au grain !…

Et que voulez-vous, la maladie est la maladie !… et voilà !…

– Il est impossible que ce soit Schmucke qui ait eu cette pensée-là…

– Ne voulez-vous pas à cette heure que ce soit moi qui l’ai prise sous mon bonnet !

Et croyez-vous que nous sommes de fer ?

Mais si monsieur Schmucke avait continué son métier, d’aller donner {p. 290} sept ou huit leçons, et de passer la soirée de six heures et demie à onze heures et demie au théâtre à diriger l’orchestre, il serait mort dans dix jours d’ici…

Voulez-vous la mort de ce digne homme, qui donnerait son sang pour vous ?

Par les auteurs de mes jours, on n’a jamais vu de malade comme vous…

Qu’avez-vous fait de votre raison, l’avez-vous mise au Mont-de-Piété ?

Tout s’extermine ici pour vous, l’on fait tout pour le mieux, et vous n’êtes pas content…

{p. 291} Vous voulez donc nous rendre fous à lier… moi d’abord je suis fourbue, en attendant le reste !

La Cibot pouvait parler à son aise, la colère empêchait Pons de dire un mot, il se roulait dans son lit, articulait péniblement des interjections, il se mourait.

Comme toujours, arrivée à cette période, la querelle tournait subitement au tendre.

La garde se précipita sur le malade, le prit par la tête, le força de se coucher, ramena sur lui la couverture.

{p. 292} – Peut-on se mettre dans des états pareils !

Après ça, mon chat, c’est votre maladie !

C’est ce que dit le bon monsieur Poulain.

Voyons, calmez-vous.

Soyez gentil, mon bon petit fiston.

Vous êtes l’idole de tout ce qui vous approche, que le docteur lui-même vient vous voir jusqu’à des deux fois par jour !

Qué qu’il dirait s’il vous trouvait agité comme cela ?

{p. 293} Vous me mettez hors des gonds ! ce n’est pas bien à vous…

Quand on a mam’ Cibot pour garde, on lui doit des égards…

Vous criez, vous parlez !… ça vous est défendu ! vous le savez.

Parler, ça vous irrite…

Et pourquoi vous emporter ?

C’est vous qui avez tous les torts… vous m’asticotez toujours !

Voyons, raisonnons !

Si monsieur Schmucke et moi, qui {p. 294} vous aime comme mes petits boyaux, nous avons cru bien faire ?

Eh bien ! mon chérubin, c’est bien, allez.

– Schmucke n’a pas pu vous dire d’aller au théâtre sans me consulter…

– Faut-il l’éveiller ce pauvre cher homme qui dort comme un bienheureux, et l’appeler en témoignage ?

– Non ! non ! s’écria Pons.

Si mon bon et tendre Schmucke a pris cette résolution, je suis peut-être plus mal que je ne le crois, dit Pons {p. 295} en jetant un regard plein d’une horrible mélancolie sur les objets d’art qui décoraient sa chambre.

Il faudra dire adieu à mes chers tableaux, à toutes ces choses dont je m’étais fait des amis.

Et mon divin Schmucke !…

Oh ! serait-ce vrai ?

La Cibot, cette atroce comédienne, se mit son mouchoir sur les yeux.

Cette muette réponse fit tomber le malade dans une sombre rêverie.

Abattu par ces deux coups portés {p. 296} dans des endroits si sensibles, la vie sociale et la santé, la perte de son état et la perspective de la mort, il s’affaissa tant, qu’il n’eut plus la force de se mettre en colère.

Et il resta morne comme un poitrinaire après son agonie.

– Voyez-vous, dans l’intérêt de monsieur Schmucke, dit la Cibot en voyant sa victime tout-à-fait matée, vous feriez bien d’envoyer chercher le notaire du quartier, monsieur Trognon, un bien brave homme.

– Vous me parlez toujours de ce Trognon… dit le malade.

{p. 297} – Ah ! ça m’est bien égal, lui ou un autre, pour ce que vous me donnerez !

Et elle hocha la tête en signe de mépris des richesses.

Le silence se rétablit.

LV
La Cibot se pose en victime §

{p. 298} {p. 299} {p. 300} {p. 301}

En ce moment, Schmucke, qui dormait depuis plus de six heures, réveillé par la faim, se leva, vint dans la chambre de Pons, et le contempla pendant quelques instants sans mot dire, car {p. 302} madame Cibot s’était mis un doigt sur les lèvres, en faisant :

– Chut.

Puis elle se leva, s’approcha de l’Allemand pour lui parler à l’oreille, et lui dit :

– Dieu merci ! le voilà qui va s’endormir, il est méchant comme un âne rouge !…

Que voulez-vous ? il se défend contre la maladie…

– Non, je suis, au contraire, très-patient, répondit la victime d’un ton {p. 303} dolent qui accusait un effroyable abattement ; mais, mon cher Schmucke, elle est allée au théâtre me faire renvoyer…

Il fit une pause, il n’eut pas la force d’achever.

La Cibot profita de cet intervalle pour peindre par un signe à Schmucke l’état d’une tête d’où la raison déménage et dit : – Ne le contrariez pas, il mourrait…

– Et, reprit Pons en regardant l’honnête Schmucke, elle prétend que c’est toi qui l’as envoyée…

{p. 304} – Ui, répondit Schmucke héroïquement, il le vallait.

Dais-doi !… laisse-nus de saufer !…

C’esde tes bêdisses que te d’ébuisser à dafrailler quand du as ein dréssor…

Rédablis-doi, nus fentrons quelque pric-à-prac ed nus vinirons nos churs dranquilement tans ein goin, afec cede ponne madame Zibod…

– Elle t’a perverti ! répondit douloureusement Pons.

Le malade, ne voyant plus madame Cibot qui s’était mise en arrière du lit pour pouvoir dérober à Pons les signes {p. 305} qu’elle faisait à Schmucke, la crut partie.

– Elle m’assassine, ajouta-t-il.

– Comment, je vous assassine ?… dit-elle en se montrant l’œil enflammé, ses poings sur les hanches.

Voilà donc la récompense d’un dévoûment de chien caniche…

Dieu de Dieu !

Elle fondit en larmes, se laissa tomber sur un fauteuil, et ce mouvement tragique causa la plus funeste révolution à Pons.

{p. 306} – Eh bien ! dit-elle en se relevant et montrant aux deux amis ces regards de femme haineuse qui lancent à la fois des coups de pistolet et du venin, je suis lasse de ne rien faire de bien ici en m’exterminant le tempérament.

Vous prendrez une garde !

Les deux amis se regardèrent effrayés.

– Oh ! quand vous vous regarderez comme des acteurs ?

C’est dit ! je vas prier le docteur Poulain de vous chercher une garde ! Et nous allons faire nos comptes.

Vous me rendrez l’argent que j’ai {p. 307} mis ici… et que je ne vous aurais jamais redemandé.

Moi qui suis allée chez monsieur Pillerault lui emprunter encore cinq cents francs.

– C’est sa maladie ! dit Schmucke en se précipitant sur madame Cibot et l’embrassant par la taille, ayez te la badience !

– Vous, vous êtes un ange, que je baiserais la marque de vos pas, dit-elle.

Mais monsieur Pons ne m’a jamais aimée, il m’a toujours z’haïe !…

D’ailleurs, il peut croire que je veux être mise sur son testament…

{p. 308} – Chît ! fus alez le duer ! s’écria Schmucke.

– Adieu, monsieur ! vint-elle dire à Pons, en le foudroyant par un regard.

Pour le mal que je vous veux, portez-vous bien.

Quand vous serez aimable pour moi, quand vous croirez que ce que je fais est bien fait, je reviendrai !

Jusque-là je reste chez moi…

Vous étiez mon enfant, depuis quand a-t-on vu les enfants se révolter contre leurs mères ?…

{p. 309} Non, non, monsieur Schmucke, je ne veux rien entendre…

Je vous apporterai votre dîner, je vous servirai ; mais prenez une garde, demandez-en une à monsieur Poulain.

Et elle sortit en fermant les portes avec tant de violence que les objets frêles et précieux tremblèrent.

Le malade entendit un cliquetis de porcelaine qui fut, dans sa torture, ce qu’était le coup de grâce dans le supplice de la roue.

Une heure après, la Cibot, au lieu d’entrer chez Pons, vint appeler Schmucke à travers la porte de la chambre à coucher, {p. 310} en lui disant que son dîner l’attendait dans la salle à manger.

Le pauvre Allemand y vint le visage blême et couvert de larmes.

– Mon paufre Pons extrafaque, dit-il, gar il bredeng que fus êdes ine scélérade.

C’édre sa malatie, dit-il pour attendrir la Cibot sans accuser Pons.

– Oh ! j’en ai assez de sa maladie !

Écoutez, ce n’est ni mon père, ni mon mari, ni mon frère, ni mon enfant.

{p. 311} Il m’a prise en grippe, eh bien ! en voilà assez !

Vous, voyez-vous, je vous suivrais au bout du monde, mais quand on donne sa vie, son cœur, toutes ses économies, qu’on néglige son mari, que v’là Cibot malade, et qu’on s’entend traiter de scélérate…

C’est un peu trop fort de café, comme ça…

– Gavé ?

– Oui, café !

Laissons les paroles oiseuses.

Venons au positive ?

{p. 312} Pour lors, vous me devez trois mois à cent quatre-vingt-dix francs, ça fait cinq cent soixante-dix ; plus le loyer que j’ai payé deux fois, que voilà les quittances, six cents francs avec le sou pour livre et vos impositions ; donc, douze cents moins quelque chose, et enfin les deux mille francs, sans intérêt bien entendu ; au total, trois mille cent quatre-vingt-douze francs…

Et pensez qu’il va vous falloir au moins deux mille francs devant vous pour la garde, le médecin, les médicaments et la nourriture de la garde.

Voilà pourquoi j’empruntais mille francs à monsieur Pillerault, dit-elle {p. 313} en montrant le billet de mille francs donné par Gaudissard.

Schmucke écoutait ce compte dans une stupéfaction très-concevable, car il était financier, comme les chats sont musiciens.

– Montame Zidod, Bons n’a pas sa dêde !

Bartonnez-lui, gondinuez à le carter, resdez nodre Brofitence… che fus le temante à chenux.

Et l’Allemand se prosterna devant la Cibot en baisant les mains de ce bourreau.

– Écoutez, mon bon chat, dit-elle {p. 314} en relevant Schmucke et l’embrassant sur le front, voilà Cibot malade, il est au lit, je viens d’envoyer chercher le docteur Poulain.

Dans ces circonstances-là, je dois mettre mes affaires en ordre.

D’ailleurs, Cibot qui m’a vue revenir en larmes, est tombé dans une fureur telle, qu’il ne veut plus que je remette les pieds ici…

C’est lui qui exige son argent, et c’est le sien, voyez-vous.

Nous autres femmes nous ne pouvons rien à cela.

Mais en lui rendant son argent, à {p. 315} cet homme, ces trois mille deux cents francs, ça le calmera peut-être.

C’est toute sa fortune à ce pauvre homme, ses économies de vingt-six ans de ménage, le fruit de ses sueurs.

Il lui faut son argent demain, il n’y a pas à tortiller…

Vous ne connaissez pas Cibot : quand il est en colère, il tuerait un homme.

Eh bien ! je pourrais peut-être obtenir de lui de continuer à vous soigner tous deux.

Soyez tranquille, je me laisserai dire tout ce qui lui passera par la tête.

{p. 316} Je souffrirai ce martyre-là pour l’amour de vous, qui êtes un ange…

– Non, che suis ein paufre home, qui ème son ami, qui tonnerait sa fie pour le saufer.

– Mais de l’argent ?…

Mon bon monsieur Schmucke, une supposition, vous ne me donneriez rien, qu’il faut trouver trois mille francs pour vos besoins !

Ma foi, savez-vous ce que je ferais à votre place ?

Je n’en ferais ni un ni deux, je vendrais sept ou huit méchants tableaux et je les remplacerais par quelques-uns {p. 317} de ceux qui sont dans votre chambre, retournés contre le mur, faute de place ! car un tableau ou autre, qu’est-ce que ça fait !

– Et bourquoi ?

– Il est si malicieux ! c’est sa maladie, car en santé c’est un mouton !

Il est capable de se lever, de fureter ; et, si par hasard il venait dans le salon, quoiqu’il soit si faible qu’il ne pourra plus passer le seuil de sa porte, il trouverait toujours son nombre !

– C’est chiste !

– Mais nous lui dirons la vente quand il sera tout-à-fait bien.

{p. 318} Si vous voulez lui avouer cette vente, vous rejetterez tout sur moi, sur la nécessité de me payer.

Allez, j’ai bon dos…

– Che ne buis bas disboser de choses qui ne m’abbardiennent pas… répondit simplement le bon Allemand.

– Eh bien ! je vais vous assigner en justice, vous et monsieur Pons.

– Ce zerait le duer…

– Choisissez !…

Mon Dieu ! vendez les tableaux, et dites-le lui après… vous lui montrerez l’assignation.

{p. 319}– Eh pien azicnez-nus… ça sera mon egscusse… che lui mondrerai le chuchemend…

Le jour, à sept heures, madame Cibot qui était allée consulter un huissier, appela Schmucke.

L’Allemand se vit en présence de monsieur Tabareau, qui le somma de payer ; et, sur la réponse que fit Schmucke en tremblant de la tête aux pieds, il fut assigné lui et Pons devant le tribunal pour s’y voir condamner au paiement.

L’aspect de cet homme, le papier timbré griffonné produisirent un tel effet sur Schmucke, qu’il ne résista plus.

{p. 320} – Fentez les tableaux, dit-il les larmes aux yeux.

Le lendemain matin, à six heures du matin, Élie Magus et Rémonencq décrochèrent chacun leurs tableaux.

Deux quittances de deux mille cinq cents francs furent ainsi faites parfaitement en règle.

La quittance donnée par Rémonencq était dans les mêmes termes, et comprenait un Greuze, un Claude Lorrain, un Rubens et un Van Dyck, déguisés sous les noms de tableaux de l’École française et de l’École flamande.

– Ced archant me verait groire que ces primporions falent quelque chose… {p. 322} dit Schmucke en recevant les cinq mille francs.

– Ça vaut quelque chose, dit Rémonencq.

Je donnerais bien cent mille francs de tout cela.

L’Auvergnat, prié de rendre ce petit service, remplaça les huit tableaux par des tableaux de même dimension, dans les mêmes cadres, en choisissant parmi des tableaux inférieurs que Pons avait mis dans la chambre de Schmucke.

TOME 5 §

{p. 7}

LVI
La part du lion §

Élie Magus, une fois en possession des quatre chefs-d’œuvre, emmena la Cibot chez lui, sous prétexte de faire leurs comptes.

Mais il chanta misère, il trouva des {p. 8} défauts aux toiles, il fallait rentoiler, et il offrit à la Cibot trente mille francs pour sa commission, il les lui fit accepter en lui montrant les papiers étincelants où la Banque a gravé le mot mille francs !

Magus condamna Rémonencq à donner pareille somme à la Cibot, en la lui prêtant sur les quatre tableaux qu’il se fit déposer.

Les quatre tableaux de Rémonencq parurent si magnifiques à Magus, qu’il ne put se décider à les rendre, et le lendemain il apporta six mille francs de bénéfice au brocanteur, qui lui céda les quatre toiles par facture.

{p. 9} Madame Cibot, riche de soixante-huit mille francs, réclama de nouveau le secret le plus profond de ses deux complices, elle pria le Juif de lui dire comment placer cette somme de manière à ce que personne ne pût la savoir en sa possession.

– Achetez des actions du chemin de fer d’Orléans, elles sont à trente francs au-dessous du pair, vous doublerez vos fonds en trois ans, et vous aurez des chiffons de papier qui tiendront dans un portefeuille.

– Restez ici, monsieur Magus, je vais chez l’homme d’affaires de la famille de monsieur Pons, il veut savoir {p. 10} à quel prix vous prendriez tout le bataclan de là-haut… je vais vous l’aller chercher…

– Si elle était veuve ! dit Rémonencq à Magus, ça serait bien mon affaire, car la voilà riche…

– Surtout si elle place son argent sur le chemin de fer d’Orléans ; dans deux ans, ce sera doublé.

J’y ai placé mes pauvres petites économies, dit le Juif, c’est la dot de ma fille…

Allons faire un petit tour sur le boulevard en attendant l’avocat.

{p. 11}– Si Dieu voulait appeler à lui ce Cibot, qui est bien malade déjà, reprit Rémonencq, j’aurais une fière femme pour tenir un magasin, et je pourrais entreprendre le commerce en grand.

– Bonjour, mon bon monsieur Fraisier, dit la Cibot d’un ton patelin, en entrant dans le cabinet de son conseil.

Eh bien ! que me dit donc votre portier, que vous vous en allez, d’ici !…

– Oui, ma chère madame Cibot, je prends, dans la maison du docteur Poulain, l’appartement du premier étage, au-dessus du sien.

{p. 12} – Je cherche à emprunter deux à trois mille francs pour meubler convenablement cet appartement, qui, ma foi, est très-joli, le propriétaire l’a remis à neuf.

Je suis chargé, comme je vous l’ai dit, des intérêts du président de Marville, et des vôtres…

Je quitte le métier d’agent d’affaires, je vais me faire inscrire au tableau des avocats, et il faut être très-bien logé.

Les avocats de Paris ne laissent inscrire au tableau que des gens qui possèdent un mobilier respectable, une bibliothèque, etc.

{p. 13} – Je suis docteur en droit, j’ai fait mon stage, et j’ai déjà des protecteurs puissants…

Eh bien ! où en sommes-nous ?

– Si vous vouliez accepter mes économies qui sont à la caisse d’épargne, lui dit la Cibot ; je n’ai pas grand’chose, trois mille francs, le fruit de vingt-cinq ans d’épargnes et de privations… vous me feriez une lettre de change, comme dit Rémonencq, car je suis ignorante, je ne sais que ce qu’on m’apprend…

– Non, les statuts de l’ordre interdisent à un avocat de souscrire des lettres de change, je vous en ferai un reçu {p. 14} portant intérêt à cinq pour cent, et vous me le rendrez si je vous trouve douze cents francs de rentes viagères dans la succession du bonhomme Pons.

La Cibot, prise au piége, garda le silence.

– Qui ne dit mot, consent, reprit Fraisier.

Apportez-moi ça, demain.

– Ah ! je vous payerai bien volontiers vos honoraires d’avance, dit la Cibot, c’est être sûre que j’aurai mes rentes.

– Où en sommes-nous ? reprit Fraisier {p. 15} en faisant un signe de tête affirmatif.

J’ai vu Poulain hier au soir, il paraît que vous menez votre malade grand train…

Encore un assaut comme celui d’hier, et il se formera des calculs dans la vésicule du fiel…

Soyez douce avec lui, voyez-vous, ma chère madame Cibot, il ne faut pas se créer des remords.

On ne vit pas vieux.

– Laissez-moi donc tranquille, avec vos remords !…

{p. 16} N’allez-vous pas encore me parler de la guillotine ? monsieur Pons, c’est un vieil ostiné ! vous ne le connaissez pas ! c’est lui qui me fait endêver !

Il n’y a pas un plus méchant homme que lui, ses parents avaient raison, il est sournois, vindicatif et ostiné…

Monsieur Magus est à la maison, comme je vous l’ai dit, et il vous attend.

– Bien !… j’y serai en même temps que vous.

C’est de la valeur de cette collection que dépend le chiffre de votre rente, s’il y a huit cent mille francs, vous aurez {p. 17} quinze cents francs viager… c’est une fortune !

– Eh bien ! je vas leur dire d’évaluer les choses en conscience.

Une heure après, pendant que Pons dormait profondément, après avoir pris des mains de Schmucke une potion calmante, ordonnée par le docteur, mais dont la dose avait été doublée à l’insu de l’Allemand par la Cibot, Fraisier, Rémonencq et Magus, ces trois personnages patibulaires, examinaient pièce à pièce les dix-sept cents objets dont se composait la collection du vieux musicien.

Schmucke s’étant couché, ces corbeaux {p. 18} flairant leur cadavre furent maîtres du terrain.

– Ne faites pas de bruit, disait la Cibot toutes les fois que Magus s’extasiait et discutait avec Rémonencq en l’instruisant de la valeur d’une belle œuvre.

C’était un spectacle à navrer le cœur, que celui de ces quatre cupidités différentes soupesant la succession pendant le sommeil de celui dont la mort était le sujet de leurs convoitises.

L’estimation des valeurs contenues dans le salon dura trois heures.

– En moyenne, dit le vieux juif crasseux, {p. 19} chaque chose ici vaut mille francs.

– Ce serait dix-sept cent mille francs ! s’écria Fraisier stupéfait.

– Non pas pour moi, reprit Magus dont l’œil prit des teintes froides.

Je ne donnerais pas plus de huit cent mille francs ; car on ne sait pas combien de temps on gardera ça dans un magasin…

Il y a des chefs-d’œuvre qui ne se vendent pas avant dix ans, et le prix d’acquisition est doublé par les intérêts composés ; mais je payerais la somme comptant.

{p. 20}– Il y a dans la chambre des vitraux, des émaux, des miniatures, des tabatières en or et en argent, fit observer Rémonencq.

– Peut-on les examiner ? demanda Fraisier.

– Je vas voir s’il dort bien, répliqua la Cibot.

Et, sur un signe de la portière, les trois oiseaux de proie entrèrent.

– Là ! sont les chefs-d’œuvre ! dit en montrant le salon Magus dont la barbe blanche frétillait par tous ses poils, mais ici sont les richesses !

{p. 21} Et quelles richesses ! les souverains n’ont rien de plus beau dans leurs trésors.

Les yeux de Rémonencq, allumés par les tabatières, reluisaient comme des escarboucles.

Fraisier, calme, froid comme un serpent qui se serait dressé sur sa queue, allongeait sa tête plate et se tenait dans la pose que les peintres prêtent à Méphistophélès.

Ces trois différents avares, altérés d’or comme les diables le sont des rosées du paradis, dirigèrent, sans s’être concertés, un regard sur le possesseur {p. 22} de tant de richesses, car il avait fait un de ces mouvements inspirés par le cauchemar.

Tout-à-coup, sous le jet de ces trois rayons diaboliques, le malade ouvrit les yeux et jeta des cris perçants.

– Des voleurs !

Les voilà !

À la garde ! on m’assassine.

Évidemment il continuait son rêve tout éveillé, car il s’était dressé sur son séant, les yeux agrandis, blancs, fixes, sans pouvoir bouger.

Élie Magus et Rémonencq gagnèrent {p. 23} la porte ; mais ils y furent cloués par ce mot :

– Magus, ici…

Je suis trahi…

Le malade était réveillé par l’instinct de la conservation de son trésor, sentiment au moins égal à celui de la conservation personnelle.

– Madame Cibot, qui est monsieur ? cria-t-il en frissonnant à l’aspect de Fraisier qui restait immobile.

– Pardieu ! est-ce que je pouvais le mettre à la porte, dit-elle en clignant de l’œil et faisant signe à Fraisier…

{p. 24} Monsieur s’est présenté tout-à-l’heure au nom de votre famille…

Fraisier laissa échapper un mouvement d’admiration pour la Cibot.

– Oui, monsieur, je venais de la part de madame la présidente de Marville, de son mari, de sa fille, vous témoigner leurs regrets ; ils ont appris fortuitement votre maladie, et ils voudraient vous soigner eux-mêmes… ils vous offrent d’aller à la terre de Marville y recouvrer la santé ; madame la vicomtesse Popinot, la petite Cécile que vous aimez tant, sera votre garde-malade… elle a pris votre défense auprès de sa mère, elle l’a fait revenir de l’erreur où elle était.

{p. 25} – Et ils vous ont envoyé, mes héritiers ! s’écria Pons indigné, en vous donnant pour guide le plus habile connaisseur, le plus fin expert de Paris ?

Ah ! la charge est bonne, reprit-il en riant d’un rire fou.

Vous venez évaluer mes tableaux, mes curiosités, mes tabatières, mes miniatures !…

Évaluez ! vous avez un homme qui, non-seulement a les connaissances en toute chose, mais qui peut acheter, car il est dix fois millionnaire…

Mes chers parents n’attendront pas longtemps ma succession, dit-il avec {p. 26} une ironie profonde, ils m’ont donné le coup de pouce…

Ah ! madame Cibot, vous vous dites ma mère, et vous introduisez les marchands, mon concurrent et les Camusot ici pendant que je dors !…

Sortez tous !…

Et le malheureux, surexcité par la double action de la terreur et de la peur, se leva décharné.

– Prenez mon bras, monsieur, dit la Cibot en se précipitant sur Pons pour l’empêcher de tomber.

– Calmez-vous donc, ces messieurs sont sortis.

{p. 27} – Je veux voir le salon !… dit le moribond.

La Cibot fit signe aux trois corbeaux de s’envoler ; puis, elle saisit Pons, l’enleva comme une plume, et le recoucha, malgré ses cris.

En voyant le malheureux collectionneur tout-à-fait épuisé, elle alla fermer la porte de l’appartement.

Les trois bourreaux de Pons étaient encore sur le palier, et lorsque la Cibot les vit, elle leur dit de l’attendre, en entendant cette parole de Fraisier à Magus :

– Écrivez-moi une lettre signée de {p. 28} vous deux, par laquelle vous vous engageriez à payer neuf cent mille francs comptant la collection de monsieur Pons, et nous verrons à vous faire faire un beau bénéfice…

Puis il souffla dans l’oreille de la Cibot un mot, un seul que personne ne put entendre, et il descendit avec les deux marchands à la loge.

LVII
Où Schmucke s’élève jusqu’au trône de Dieu §

{p. 29} {p. 30} {p. 31}

– Madame Cibot, dit le malheureux Pons quand la portière revint, sont-ils partis ?…

– Qui… partis ?… demanda-t-elle…

{p. 32} – Ces hommes ?…

– Quels hommes ?…

Allons, vous avez vu des hommes ! dit-elle.

Vous venez d’avoir un coup de fièvre chaude, que sans moi vous alliez passer par la fenêtre, et vous me parlez encore d’hommes…

Allez-vous rester toujours comme ça ?…

– Comment, là, tout-à-l’heure, il n’y avait pas un monsieur qui s’est dit envoyé par ma famille…

{p. 33}– Allez-vous m’ostiner encore ? reprit-elle.

Ma foi, savez-vous où l’on devrait vous mettre ? à Chalenton !…

Vous voyez des hommes…

– Élie Magus, Rémonencq…

– Ah ! pour Rémonencq, vous pouvez l’avoir vu, car il est venu me dire que mon pauvre Cibot va si mal, que je vais vous planter là pour reverdir.

Mon Cibot avant tout, voyez-vous ?

Quand mon homme est malade, moi, je ne connais plus personne.

{p. 34}Tâchez de rester tranquille et de dormir une couple d’heures, car j’ai dit d’envoyer chercher monsieur Poulain, et je reviendrai avec lui…

Buvez et soyez sage.

– Il n’y avait personne dans ma chambre là, tout-à-l’heure quand je me suis éveillé ?…

– Personne ! dit-elle.

Vous aurez vu monsieur 126 Rémonencq dans vos glaces.

– Vous avez raison, madame Cibot, dit le malade en devenant doux comme un mouton.

{p. 35}– Eh bien ! vous voilà raisonnable, adieu, mon Chérubin, restez tranquille, je serai dans un instant à vous.

Quand Pons entendit fermer la porte de l’appartement, il rassembla ses dernières forces pour se lever, car il se dit :

– On me trompe ! on me dévalise !

Schmucke est un enfant qui se laisserait lier dans un sac !…

Et le malade, animé par le désir d’éclaircir la scène affreuse qui lui semblait trop réelle pour être une vision, put gagner la porte de sa chambre, il l’ouvrit {p. 36} péniblement, et se trouva dans son salon, où la vue de ses chères toiles, de 127 ses statues, de ses bronzes florentins, de ses porcelaines, le ranima.

Le collectionneur en robe de chambre, les mains nues, la tête en feu, put faire le tour des deux rues qui se trouvaient tracées par les crédences et les armoires dont la rangée partageait le salon en deux parties.

Au premier coup-d’œil du maître, il compta tout, et aperçut son musée au complet.

Il allait rentrer, lorsque son regard fut attiré par un portrait de Greuze mis {p. 37} à la place du chevalier de Malte, de Sébastien del Piombo.

Le soupçon sillonna son intelligence comme un éclair zèbre un ciel orageux.

Il regarda la place occupée par ses huit tableaux capitaux et les trouva remplacés tous.

Les yeux du pauvre homme furent tout-à-coup couverts d’un voile noir, il fut pris par une faiblesse, et tomba sur le parquet.

Cet évanouissement fut si complet, que Pons resta là pendant deux heures, {p. 38} il fut trouvé par Schmucke, quand l’Allemand, réveillé, sortit de sa chambre pour venir voir son ami.

Schmucke eut mille peines à relever le moribond et à le recoucher ; mais quand il adressa la parole à ce quasi-cadavre, et qu’il reçut un regard glacé, des paroles vagues et bégayées, le pauvre Allemand, au lieu de perdre la tête, devint un héros d’amitié.

Sous la pression du désespoir, cet homme-enfant eut de ces inspirations comme en ont les femmes aimantes ou les mères.

Il fit chauffer des serviettes (il trouva {p. 39} des serviettes !) il sut en entortiller les mains de Pons, il lui en mit au creux de l’estomac ; puis il prit ce front moite et froid entre ses mains, il y appela la vie avec une puissance de volonté digne d’Apollonius de Thyane.

Il baisa son ami sur les yeux comme ces Marie que les grands sculpteurs italiens ont sculptées dans leurs bas-reliefs appelés Piéta, baisant le Christ.

Ces efforts divins, cette effusion d’une vie dans une autre, cette œuvre de mère et d’amante fut couronnée d’un plein succès.

Au bout d’une demi-heure, Pons {p. 40} réchauffé reprit forme humaine : la couleur vitale revint aux yeux, la chaleur extérieure rappela le mouvement dans les organes, Schmucke fit boire à Pons de l’eau de mélisse mêlée à du vin, l’esprit de la vie s’infusa dans ce corps, l’intelligence rayonna de nouveau sur ce front naguère insensible comme une pierre.

Pons comprit alors à quel saint dévoûment, à quelle puissance d’amitié cette résurrection était due.

– Sans toi ! je mourais ! dit-il en se sentant le visage doucement baigné par les larmes du bon Allemand qui riait et qui pleurait tout à la fois.

{p. 41} En entendant cette parole, attendue dans le délire de l’espoir, qui vaut celui du désespoir, le pauvre Schmucke, dont toutes les forces étaient épuisées, s’affaissa comme un ballon crevé.

Ce fut à son tour de tomber, il se laissa aller sur un fauteuil, joignit les mains et remercia Dieu par une fervente prière.

Un miracle venait pour lui de s’accomplir !

Il ne croyait pas au pouvoir de sa prière en action, mais à celui de Dieu qu’il avait invoqué.

Cependant le miracle était un effet {p. 42} naturel et que les médecins ont constaté souvent.

Un malade entouré d’affection, soigné par des gens intéressés à sa vie, à chances égales est sauvé, là où succombe un sujet gardé par des mercenaires.

Les médecins ne veulent pas voir en ceci les effets d’un magnétisme involontaire, ils attribuent ce résultat à des soins intelligens, à l’exacte observation de leurs ordonnances ; mais beaucoup de mères connaissent la vertu de ces ardentes projections d’un constant désir.

– Mon bon Schmucke ?…

{p. 43}– Ne barle bas, che d’endendrai bar le cueir… rebose ! rebose ! dit le musicien en souriant.

– Pauvre ami ! noble créature !

Enfant de Dieu vivant en Dieu ! seul être qui m’ait aimé !… dit Pons par interjection, en trouvant dans la voix des modulations inconnues.

L’âme, près de s’envoler, était toute dans ces paroles qui donnèrent à Schmucke des jouissances presqu’égales à celles de l’amour.

– Fis ! fis ! ed che tevientrai ein lion ! che drafaillerai bir teux.

{p. 44}– Écoute, mon bon, et fidèle, et adorable ami ! laisse-moi parler, le temps me presse, car je suis mort, je ne reviendrai pas de ces crises répétées.

Schmucke pleura comme un enfant.

– Écoute donc, tu pleureras 128 après, dit Pons.

Chrétien, il faut te soumettre.

On m’a volé, et c’est la Cibot…

Avant de te quitter, je dois t’éclairer sur les choses de la vie, tu ne les sais pas…

{p. 45} On a pris huit tableaux qui valaient des sommes considérables.

– Bartonne-moi, che les ai fentus…

– Toi !

– Moi… dit le pauvre Allemand, nis édions assignés… au dripinal…

– Assignés ?… par qui ?…

– Addans !…

Schmucke alla chercher le papier timbré laissé par l’huissier et l’apporta.

Pons lut attentivement ce grimoire.

{p. 46} Après lecture, il laissa tomber le papier et garda le silence.

Cet observateur du travail humain, qui jusqu’alors avait négligé le moral, finit par compter tous les fils de la trame ourdie par la Cibot.

Sa verve d’artiste, son intelligence d’élève de l’Académie de Rome, toute sa jeunesse lui revint pour quelques instants.

– Mon bon Schmucke, obéis-moi militairement.

Écoute ! descends à la loge et dis à cette affreuse femme que je voudrais {p. 47} revoir la personne qui m’est envoyée par mon cousin le président, et que, si elle ne vient pas, j’ai l’intention de léguer ma collection au Musée ; qu’il s’agit de faire mon testament.

Schmucke s’acquitta de la commission ; mais, au premier mot, la Cibot répondit par un sourire.

– Notre cher malade 129 a eu, mon bon monsieur Schmucke, une attaque de fièvre chaude, et il a cru voir du monde dans sa chambre.

Je vous donne ma parole d’honnête femme, que personne n’est venu de la part de la famille de notre cher malade…

{p. 48} Schmucke revint avec cette réponse, qu’il répéta textuellement à Pons.

– Elle est plus forte, plus madrée, plus astucieuse, plus machiavélique que je ne le croyais, dit Pons en souriant, elle ment jusque dans sa loge !

Figure-toi qu’elle a, ce matin, amené ici un Juif, nommé Élie Magus, Rémonencq et un troisième qui m’est inconnu, mais qui est plus affreux à lui seul que les deux autres.

Elle a compté sur mon sommeil, pour évaluer ma succession, le hasard a fait que je me suis éveillé, je les ai vus tous trois soupesant mes tabatières.

{p. 49} Enfin, l’inconnu s’est dit envoyé par les Camusot, j’ai parlé avec lui…

Cette infâme Cibot m’a soutenu que je rêvais…

Mon bon Schmucke, je ne rêvais pas !…

J’ai bien entendu cet homme, il m’a parlé !…

Les deux marchands se sont effrayés et ont pris la porte…

J’ai cru que la Cibot se démentirait !…

Cette tentative est inutile. Je vais {p. 50} tendre un autre piége où la scélérate se prendra…

Mon pauvre ami, tu prends la Cibot pour un ange, c’est une femme qui m’a, depuis un mois, assassiné dans un but cupide.

Je n’ai pas voulu croire à tant de méchanceté chez une femme qui nous avait servis fidèlement pendant quelques années. Ce doute m’a perdu…

Combien t’a-t-on donné des huit tableaux ?…

– Cinq mille francs.

– Bon Dieu, ils en valaient vingt {p. 51} fois autant ! s’écria Pons, c’est la fleur de ma collection.

Je n’ai pas le temps d’intenter un procès, d’ailleurs ce serait te mettre en cause comme la dupe de ces coquins…

Un procès te tuerait !

Tu ne sais pas ce que c’est que la justice ! c’est l’égout de toutes les infamies morales…

À voir tant d’horreurs, des âmes comme la tienne y succombent.

Et puis tu seras assez riche.

{p. 52} Ces tableaux m’ont coûté quatre mille francs, je les ai depuis trente-six ans…

Mais nous avons été volés avec une habileté surprenante.

Je suis sur le bord de ma fosse, je ne me soucie plus que de toi… de toi, le meilleur des êtres.

Or, je ne veux pas que tu sois dépouillé, car tout ce que je possède est à toi.

Donc, il faut te défier de tout le monde, et tu n’as jamais eu de défiance.

{p. 53} Dieu te protège, je le sais ; mais il peut t’oublier pendant un moment, et tu serais flibusté comme un vaisseau marchand.

La Cibot est un monstre, elle me tue ! et tu vois en elle un ange, je veux te la faire connaître, va la prier de t’indiquer un notaire, qui reçoive mon testament… et je te promets que la voleuse se trahira, je te la montrerai les mains dans le sac.

Schmucke écoutait Pons comme s’il lui avait raconté l’Apocalypse.

Qu’il existât une nature aussi perverse que devait être celle de la Cibot, {p. 54} si Pons avait raison, c’était pour lui la négation de la Providence.

– Mon baufre ami Bons se droufe si mâle, dit l’Allemand en descendant à la loge et s’adressant à madame Cibot, qu’ile feud vaire son desdamand, allez chercher ein nodaire…

Ceci fut dit en présence de plusieurs personnes, car l’état de Cibot était presque désespéré.

Rémonencq, sa sœur, deux portières accourues des maisons voisines, trois domestiques des locataires de la maison et le locataire du premier étage sur le devant de la rue stationnaient sous la porte cochère.

{p. 55} – Ah ! vous pouvez bien aller chercher un notaire vous-même, s’écria la Cibot les larmes aux yeux, et faire faire votre testament par qui vous voudrez…

Ce n’est pas quand mon pauvre Cibot est à la mort que je quitterai son lit…

Je donnerais tous les Pons du monde pour conserver Cibot… un homme qui ne m’a jamais causé pour deux onces de chagrin pendant trente ans de ménage !…

Et elle rentra, laissant Schmucke tout interdit.

{p. 56} – Monsieur, dit à Schmucke, le locataire du premier étage, monsieur Pons est-il donc bien mal ?…

Ce locataire, nommé Jolivard, était un employé de l’enregistrement, au bureau du Palais.

– Il a vailli murir dud-à-l’heire ! répondit Schmucke avec une profonde douleur.

– Il y a, près d’ici, rue Saint-Louis, monsieur Trognon, notaire, fit observer monsieur Jolivard.

C’est le notaire du quartier.

– Voulez-vous que je l’aille chercher ? {p. 57} demanda Rémonencq à Schmucke.

– Pien folondiers… répondit Schmucke, car si montame Zibod ne beut bas carter mon ami, che ne fitrais bas le guidder tans l’édat ù il esd…

– Madame Cibot nous disait qu’il devenait fou !… reprit Jolivard.

– Bons vou ? s’écria Schmucke, frappé de terreur.

Chamais il n’a i dand t’esbrid… et c’ed ce qui m’einguiède bir sa sandé…

Toutes les personnes qui composaient l’attroupement écoutaient cette {p. 58} conversation avec une curiosité bien naturelle, et qui la grava dans leur mémoire.

Schmucke, qui ne connaissait pas Fraisier, ne put faire attention à cette tête satanique et à ces yeux brillans.

Fraisier, en jetant deux mots dans l’oreille de la Cibot, avait été l’auteur de la scène hardie, peut-être au-dessus des moyens de la Cibot, mais qu’elle avait jouée avec une supériorité magistrale.

Faire passer le moribond pour fou, c’était une des pierres angulaires de l’édifice bâti par l’homme de loi.

{p. 59} L’incident de la matinée avait bien servi Fraisier ; et, sans lui, peut-être la Cibot, dans son trouble, se serait-elle démentie, au moment où l’innocent Schmucke était venu lui tendre un piége en la priant de rappeler l’envoyé de la famille.

Rémonencq, qui vit venir le docteur Poulain, ne demandait pas mieux que de disparaître.

Et voici pourquoi :

{p. 60} {p. 61} {p. 62} {p. 63}

LVIII
Un crime impunissable §

Rémonencq, depuis dix jours, remplissait le rôle de la Providence, ce qui déplaît singulièrement à la Justice dont la prétention est de la représenter à elle seule.

{p. 64} Rémonencq voulait se débarrasser à tout prix du seul obstacle qui s’opposait à son bonheur.

Pour lui, le bonheur, c’était d’épouser l’appétissante portière, et de tripler ses capitaux.

Or, Rémonencq, en voyant le petit tailleur buvant de la tisane, avait eu l’idée de convertir son indisposition en une maladie mortelle, et son état de ferrailleur lui en avait donné le moyen.

Un matin, pendant qu’il fumait sa pipe, le dos appuyé au chambranle de la porte de sa boutique, et qu’il rêvait à ce beau magasin sur le boulevard de la Madeleine {p. 65} où trônait madame Cibot, superbement vêtue, ses yeux tombèrent sur une rondelle en cuivre fortement oxidée.

L’idée de nettoyer économiquement sa rondelle dans la tisane de Cibot lui vint subitement.

Il attacha ce cuivre, rond comme une pièce de cent sous, par une petite ficelle ; et, pendant que la Cibot était occupée chez ses messieurs, il allait tous les jours savoir des nouvelles de son ami le tailleur.

Durant cette visite de quelques minutes, il laissait tremper la rondelle en cuivre ; et, en s’en allant, il la reprenait par la ficelle.

{p. 66}Cette légère addition de cuivre chargé de son oxide, communément appelé vert-de-gris, introduisit secrètement un principe délétère dans la tisane bienfaisante, mais en proportions homéopathiques, ce qui fit des ravages incalculables.

Voici quels furent les résultats de cette homéopathie criminelle.

Le troisième jour, les cheveux du pauvre Cibot tombèrent, les dents tremblèrent dans leurs alvéoles, et l’économie de cette organisation fut troublée par cette imperceptible dose de poison.

Le docteur Poulain se creusa la tête {p. 67} en apercevant l’effet de cette décoction, car il était assez savant pour reconnaître l’action d’un agent destructeur.

Il emporta la tisane, à l’insu de tout le monde, et il en opéra l’analyse lui-même ; mais il n’y trouva rien.

Le hasard voulut que, ce jour-là, Rémonencq, effrayé de ses œuvres, n’eût pas mis sa fatale rondelle.

Le docteur Poulain s’en tira vis-à-vis de lui-même et de la science, en supposant que, par suite d’une vie sédentaire, dans une loge humide, le sang de ce tailleur accroupi sur une table, devant cette fenêtre grillagée, avait pu {p. 68} se décomposer, faute d’exercice, et surtout à la perpétuelle aspiration des émanations d’un ruisseau fétide.

La rue de Normandie est une de ces vieilles rues à chaussée fendue, où la ville de Paris n’a pas encore mis de bornes-fontaines, et dont le ruisseau noir roule péniblement les eaux ménagères de toutes les maisons, qui s’infiltrent sous les pavés, et y produisent cette boue particulière à la ville de Paris.

La Cibot, elle, allait et venait, tandis que son mari, travailleur intrépide, était toujours devant cette croisée 130, assis comme un fakir.

Les genoux du tailleur étaient ankilosés, {p. 69} le sang se fixait dans le buste, les jambes amaigries, tortues, devenaient des membres presque inutiles.

Aussi le teint fortement cuivré de Cibot paraissait-il naturellement maladif, depuis fort longtemps.

La bonne santé de la femme et la maladie de l’homme semblèrent au docteur un fait naturel.

– Quelle est donc la maladie de mon pauvre Cibot ? avait demandé la portière au docteur Poulain.

– Ma chère madame Cibot, répondit le docteur, il meurt de la maladie {p. 70} des portiers… son étiolement général annonce une incurable viciation du sang.

Un crime sans objet, sans aucun gain, sans aucun intérêt, finit par effacer dans l’esprit du docteur Poulain ses premiers soupçons.

Qui pouvait vouloir tuer Cibot, sa femme ? le docteur lui vit goûter à la tisane de Cibot en la sucrant.

Une assez grande quantité de crimes échappent à la vengeance de la société, c’est en général ceux qui se commettent, comme celui-ci, sans les preuves effrayantes d’une violence quelconque : {p. 71} le sang répandu, la strangulation, les coups, enfin les procédés maladroits ; mais surtout quand le meurtre est sans intérêt apparent, et commis dans les classes inférieures.

Le crime est toujours dénoncé par son avant-scène, par des haines, par des cupidités visibles dont sont instruits les gens aux yeux de qui l’on vit.

Mais, dans les circonstances où se trouvaient le petit tailleur, Rémonencq et la Cibot, personne n’avait intérêt à chercher la cause de la mort, excepté le médecin.

Ce portier maladif, cuivré, sans fortune, {p. 72} adoré de sa femme, était sans fortune et sans ennemis.

Les motifs et la passion du brocanteur se cachaient dans l’ombre tout aussi bien que la fortune de la Cibot.

Le médecin connaissait à fond la portière et ses sentiments, il la croyait capable de tourmenter Pons ; mais il la savait sans intérêt ni force pour un crime ; d’ailleurs, elle buvait une cuillerée de tisane toutes les fois que le docteur venait et qu’elle donnait à boire à son mari.

Poulain, le seul de qui pouvait venir {p. 73} la lumière, crut à quelque hasard de maladie, à l’une de ces étonnantes exceptions qui rendent la médecine un si périlleux métier.

Et, en effet, le petit tailleur se trouva malheureusement, par suite de son existence rabougrie, dans des conditions de mauvaise santé telles que cette imperceptible addition d’oxide de cuivre devait lui donner la mort.

Les commères, les voisins se comportaient aussi de manière à innocenter Rémonencq en justifiant cette mort subite.

– Ah ! s’écria l’un, il y a bien longtemps {p. 74} que je disais que monsieur Cibot n’allait pas bien.

– Il travaillait trop, c’t homme-là ! répondait un autre, il s’est brûlé le sang.

– Il ne voulait pas m’écouter, s’écriait le voisin, je lui conseillais de se promener le dimanche, de faire le lundi, car ce n’est pas trop de deux jours par semaine pour se divertir.

Enfin, la rumeur du quartier, si délatrice, et que la justice écoute par les oreilles du commissaire de police, ce roi de la basse classe, expliquait parfaitement la mort du petit tailleur.

{p. 75} Néanmoins 131, l’air pensif, les yeux inquiets de monsieur Poulain 132, embarrassaient beaucoup Rémonencq ; aussi, voyant venir le docteur, se proposa-t-il avec empressement à Schmucke pour aller chercher ce monsieur Trognon que connaissait Fraisier.

– Je serai revenu pour le moment où le testament se fera, dit Fraisier à l’oreille de la Cibot, et, malgré votre douleur, il faut veiller au grain.

Le petit avoué, qui disparut avec la légèreté d’une ombre, rencontra son ami le médecin.

– Eh ! Poulain, s’écria-t-il, tout va bien.

{p. 76} Nous sommes sauvés !… je te dirai ce soir comment !

Cherche quelle est la place qui te convient, tu l’auras !

Et moi ! je suis juge de paix. Tabareau ne me refusera plus sa fille…

Quant à toi, je me charge de te faire épouser mademoiselle Vitel, la petite-fille de notre juge de paix.

Fraisier laissa Poulain sur la stupéfaction que ces folles paroles lui causèrent, et sauta sur le boulevard comme une balle ; il fit signe à l’omnibus, et fut, en dix minutes, déposé par ce coche {p. 77} moderne à la hauteur de la rue de Choiseul.

Il était environ quatre heures, Fraisier était sûr de trouver la présidente seule, car les magistrats ne quittent guère le Palais avant cinq heures.

Madame de Marville reçut Fraisier avec une distinction qui prouvait que, selon sa promesse, faite à madame Vatinelle, monsieur Lebœuf avait parlé favorablement de l’ancien avoué de Mantes.

Amélie fut presque chatte avec Fraisier, comme la duchesse de Montpensier dut l’être avec Jacques Clément ; {p. 78} car ce petit avoué, c’était son couteau.

Mais, quand Fraisier présenta la lettre collective, par laquelle Élie Magus et Rémonencq s’engageaient à prendre en bloc la collection de Pons pour une somme de neuf cent mille francs payée comptant, la présidente lança sur l’homme d’affaires un regard d’où jaillissait la somme.

Ce fut une nappe de convoitise qui roula jusque sur l’avoué.

– Monsieur le président, lui dit-elle, m’a chargé de vous inviter à dîner demain, nous serons en famille, {p. 79} vous aurez pour convives monsieur Godeschal, le successeur de maître Desroches mon avoué, puis Berthier, notre notaire, mon gendre et ma fille…

Après le dîner, nous aurons vous et moi, le notaire et l’avoué, la petite conférence que vous avez demandée, et où je vous remettrai mes pouvoirs.

Ces deux messieurs obéiront, comme vous l’exigez, à vos inspirations, et veilleront à ce que tout cela se passe bien.

Vous aurez la procuration de monsieur de Marville dès qu’elle vous sera nécessaire.

{p. 80} – Il me la faudra pour le jour du décès.

– On la tiendra prête…

– Madame la présidente, si je demande une procuration, si je veux que votre avoué ne paraisse pas, c’est bien moins dans mon intérêt que dans le vôtre.

Quand je me donne, moi ! je me donne tout entier.

Aussi, madame, demandai-je en retour la même fidélité, la même confiance à mes protecteurs, je n’ose dire de vous mes clients.

{p. 81} Vous pouvez croire qu’en agissant ainsi, je veux m’accrocher à l’affaire ; non, non, madame, s’il se commettait des choses répréhensibles… car, en matière de succession, on est entraîné… surtout par un poids de neuf cent mille francs…

Eh bien ! vous ne pouvez pas désavouer un homme comme maître Godeschal, la probité même ; mais on peut rejeter tout sur le dos d’un méchant petit homme d’affaires…

La présidente regarda Fraisier avec admiration.

– Vous devez aller bien haut ou bien bas, lui dit-elle.

{p. 82} À votre place, au lieu d’ambitionner cette retraite de juge de paix, je voudrais être procureur du roi… à Mantes ! et faire un grand chemin.

– Laissez-moi faire, madame !

La justice de paix est un cheval de curé pour monsieur Vitel, et je m’en ferai un cheval de bataille.

La présidente fut amenée ainsi à sa dernière confidence avec Fraisier.

– Vous me paraissez dévoué si complètement à nos intérêts, dit-elle, que je vais vous initier aux difficultés de notre position, et à nos espérances.

{p. 83} Le président, lors du mariage projeté pour sa fille et un intrigant qui, depuis, s’est fait banquier, désirait vivement augmenter la terre de Marville de plusieurs herbages, alors à vendre.

Nous nous sommes dessaisis de cette magnifique habitation pour marier ma fille comme vous savez ; mais je souhaite bien vivement, ma fille étant fille unique, acquérir le reste de ces herbages.

Ces belles prairies ont déjà été vendues en partie, elles appartiennent à un Anglais qui retourne en Angleterre, après avoir demeuré là pendant vingt ans ; {p. 84} il a bâti le plus charmant cottage dans une délicieuse situation, entre le parc de Marville et les prés qui dépendaient autrefois de la terre, et il a racheté, pour se faire un parc, des remises, des petits bois, des jardins à des prix fous.

Cette habitation avec ses dépendances forme fabrique dans le paysage, et elle est contiguë aux murs du parc de ma fille.

On pourrait avoir les herbages et l’habitation pour sept cent mille francs, car le produit net des prés est de vingt mille francs…

Mais si monsieur Wadmann apprend {p. 85} que c’est nous qui achetons, il voudra sans doute deux ou trois cent mille francs de plus, car il les perd, si comme cela se fait en matière rurale, on ne compte l’habitation pour rien…

Mais, madame, vous pouvez, selon moi, si bien regarder la succession comme à vous, que je m’offre à jouer le rôle d’acquéreur à votre profit, et je me charge de vous avoir la terre au meilleur marché possible par un sous-seing privé, comme cela se fait pour les marchands de biens…

Je me présenterai à l’Anglais en cette qualité.

Je connais ces affaires-là, c’était à Mantes ma spécialité.

{p. 86} Vatinelle avait doublé la valeur de son étude, car je travaillais sous son nom.

– De là votre liaison avec la petite madame Vatinelle…

Ce notaire doit être bien riche aujourd’hui…

– Mais madame Vatinelle dépense beaucoup…

Ainsi, soyez tranquille, madame, je vous servirai l’Anglais cuit à point…

– Si vous arriviez à ce résultat, vous auriez des droits éternels à ma reconnaissance…

{p. 87} Adieu, mon cher monsieur Fraisier.

À demain…

Fraisier sortit en saluant la présidente avec moins de servilité que la dernière fois.

– Je dîne demain chez le président Marville !… se disait Fraisier.

Allons, je tiens ces gens-là…

Seulement, pour être maître absolu de l’affaire, il faudrait que je fusse le conseil de cet Allemand, dans la personne de Tabareau, l’huissier de la justice de paix !

Ce Tabareau, qui me refuse sa fille, {p. 88} une fille unique, me la donnera si je suis juge de paix.

Mademoiselle Tabareau, cette grande fille rousse et poitrinaire, est propriétaire du chef de sa mère d’une maison à la place Royale ; je serai donc éligible.

À la mort de son père, elle aura bien encore six mille livres de rentes.

Elle n’est pas belle ; mais, mon Dieu ! pour passer de zéro à dix-huit mille francs de rentes, il ne faut pas regarder à la planche !…

Et, en revenant par les boulevards à {p. 89} la rue de Normandie, il se laissait aller au cours de ce rêve d’or.

Il se laissait aller au bonheur d’être à jamais hors du besoin ; il pensait à marier mademoiselle Vitel, la fille du juge de paix, à son ami Poulain.

Il se voyait, de concert avec le docteur, un des rois du quartier, il dominerait les élections municipales, militaires et politiques.

Les boulevards paraissent courts, lorsqu’en s’y promenant on promène ainsi son ambition à cheval sur la fantaisie.

{p. 90} {p. 91} {p. 92} {p. 93}

LIX
Les ruses d’un testateur §

Lorsque Schmucke remonta près de son ami Pons, il lui dit que Cibot était mourant, et que Rémonencq était allé chercher monsieur Trognon, notaire.

Pons fut frappé de ce nom, que la {p. 94} Cibot lui jetait si souvent dans ses interminables discours, en lui recommandant ce notaire comme la probité même.

Et alors le malade, dont la défiance était devenue absolue depuis le matin, eut une idée lumineuse qui compléta le plan formé par lui pour se jouer de la Cibot et la dévoiler tout entière au crédule Schmucke.

– Schmucke, dit-il en prenant la main au pauvre Allemand hébété par tant de nouvelles et d’événements, il doit régner une grande confusion dans la maison, si le portier est à la mort, nous sommes à peu près libres pour {p. 95} quelques moments, c’est-à-dire sans espions, car on nous espionne, sois-en sûr.

Sors, prends un cabriolet, va 133 au théâtre, dis à mademoiselle Héloïse, notre première danseuse, que je veux la voir avant de mourir, et qu’elle vienne à dix heures et demie, après son service.

De là, tu iras chez tes deux amis Schwab et Brunner, et tu les prieras d’être ici demain à neuf heures du matin, de venir demander de mes nouvelles, en ayant l’air de passer par ici et de monter me voir…

Voici quel était le plan forgé par le vieil artiste en se sentant mourir.

{p. 96}Il voulait enrichir Schmucke, en l’instituant son héritier universel ; et, pour le soustraire à toutes les chicanes possibles, il se proposait de dicter son testament à un notaire, en présence de témoins, afin qu’on ne supposât pas qu’il n’avait plus sa raison, et pour ôter aux Camusot tout prétexte d’attaquer ses dernières dispositions.

Ce nom de Trognon lui fit entrevoir quelque machination, il crut à quelque vice de forme, projeté par avance, à quelque infidélité préméditée par la Cibot, et il résolut de se servir de ce Trognon pour se faire dicter un testament olographe qu’il cachèterait et serrerait dans le tiroir de sa commode.

{p. 97} Il comptait montrer à Schmucke, en le faisant cacher dans un des cabinets de son alcôve, la Cibot s’emparant de ce testament, le décachetant, le lisant et le recachetant.

Puis le lendemain à neuf heures, il voulait anéantir ce testament olographe par un testament par-devant notaire, bien en règle et indiscutable.

Quand la Cibot l’avait traité de fou, de visionnaire, il avait reconnu la haine et la vengeance, l’avidité de la présidente ; car, au lit depuis deux mois, le pauvre homme, pendant ses insomnies, pendant ses longues heures de solitude, avait repassé les événements de sa vie au crible.

{p. 98} Les sculpteurs antiques et modernes ont souvent posé, de chaque côté de la tombe, des génies qui tiennent des torches allumées.

Ces lueurs éclairent aux mourants le tableau de leurs fautes, de leurs erreurs, en leur éclairant les chemins de la Mort.

La sculpture représente là de grandes idées, elle formule un fait humain.

L’agonie a sa sagesse.

Souvent on voit de simples jeunes filles, à l’âge le plus tendre, avoir une raison centenaire, devenir prophètes, {p. 99} juger leur famille, n’être les dupes d’aucune comédie.

C’est là la poésie de la Mort.

Mais, chose étrange et digne de remarque, on meurt de deux façons différentes.

Cette poésie de la prophétie, ce don de bien voir, soit en avant, soit en arrière, n’appartient qu’aux mourants dont la chair seulement est atteinte, qui périssent par la destruction des organes de la vie charnelle.

Ainsi les êtres attaqués, comme Louis XIV, par la gangrène ; les poitrinaires, {p. 100} les malades qui périssent comme Pons par la fièvre, comme madame de Mortsauf par l’estomac, ou comme les soldats, par des blessures qui les saisissent en pleine vie ; ceux-là seuls jouissent de cette lucidité sublime, et font des morts surprenantes, admirables ; tandis que les gens qui meurent par des maladies pour ainsi dire intelligentielles, dont le mal est dans le cerveau, dans l’appareil nerveux qui sert d’intermédiaire au corps pour fournir le combustible de la pensée ; ceux-là meurent tout entiers.

Chez eux, l’esprit et le corps sombrent à la fois.

Les uns 134, âmes sans corps, réalisent {p. 101} les spectres bibliques ; les autres sont des cadavres.

Cet homme vierge, ce Caton friand, ce juste presque sans péchés, pénétra tardivement dans les poches de fiel qui composaient le cœur de la présidente.

Il devina le monde sur le point de le quitter.

Aussi, depuis quelques heures, avait-il pris 135 gaîment son parti, comme un joyeux artiste, pour qui tout est prétexte à charge, à raillerie.

Les derniers liens qui l’unissaient à la vie, les chaînes de l’admiration, les {p. 102} nœuds puissants qui rattachent le connaisseur aux chefs-d’œuvre de l’art, venaient d’être brisés le matin.

En se voyant volé par la Cibot, Pons avait dit adieu chrétiennement aux pompes et aux vanités de l’art, à sa collection, à ses amitiés pour les créateurs de tant de belles choses, et il voulait uniquement penser à la mort, à la façon de nos ancêtres qui la comptaient comme une des fêtes du chrétien.

Dans sa tendresse pour Schmucke, Pons essayait de le protéger du fond de son cercueil.

Cette pensée paternelle fut la raison {p. 103} du choix qu’il fit du premier sujet de la danse, pour avoir du secours contre les perfidies qui l’entouraient, et qui ne pardonneraient sans doute pas à son légataire universel.

Héloïse Brisetout était une de ces natures qui restent vraies dans une position fausse, capable de toutes les plaisanteries possibles contre des adorateurs payants, une fille de l’école des Jenny Cadine et des Josépha ; mais bonne camarade et ne redoutant aucun pouvoir humain, à force de les voir tous faibles, et habituée qu’elle était à lutter avec les sergents de ville au bal peu champêtre de Mabille 136 et au carnaval.

– Si elle a fait donner ma place à {p. 104} son protégé Garangeot, elle se croira d’autant plus obligée de me servir, se dit Pons.

Schmucke put sortir sans qu’on fît attention à lui, dans la confusion qui régnait dans la loge, et il revint avec la plus excessive rapidité, pour ne pas laisser trop longtemps Pons tout seul.

Monsieur Trognon arriva pour le testament, en même temps que Schmucke.

Quoique Cibot fût 137 à la mort, sa femme accompagna le notaire, l’introduisit dans la chambre à coucher, et se retira d’elle-même, en laissant ensemble {p. 105} Schmucke, monsieur Trognon et Pons, mais elle s’arma d’une petite glace à main d’un travail curieux, et prit position à la porte, qu’elle laissa entrebâillée.

Elle pouvait ainsi non-seulement entendre ; mais voir tout ce qui se 138 dirait et ce qui se passerait dans ce moment suprême pour elle.

– Monsieur, dit Pons, j’ai malheureusement toutes mes facultés, car je sens que je vais mourir ; et, par la volonté de Dieu, sans doute, aucune des souffrances de la mort ne m’est épargnée !…

Voici monsieur Schmucke…

{p. 106} Le notaire salua Schmucke.

– C’est le seul ami que j’aie sur la terre, dit Pons, et je veux l’instituer mon légataire universel ; dites-moi quelle forme doit avoir mon testament, pour que mon ami, qui est Allemand, qui ne sait rien de nos lois, puisse recueillir ma succession, sans aucune contestation.

– On peut toujours tout contester, monsieur, dit le notaire, c’est l’inconvénient de la justice humaine.

Mais en matière de testament, il en est d’inattaquables…

– Lequel ? demanda Pons.

{p. 107} – Un testament fait pardevant notaire, en présence de témoins qui certifient que le testateur jouit de toutes ses facultés, et si le testateur n’a ni femmes, ni enfants, ni père, ni frère…

– Je n’ai rien de tout cela, toutes mes affections sont réunies sur la tête de mon cher ami Schmucke, que voici…

Schmucke pleurait.

– Si donc vous n’avez que des collatéraux éloignés, la loi vous laissant la libre disposition de vos meubles et immeubles, si vous ne les léguez pas à des conditions que la morale réprouve, car {p. 108} vous avez dû voir des testaments attaqués à cause de la bizarrerie des testateurs ; un testament pardevant notaire est inattaquable.

En effet, l’identité de la personne ne peut être niée, le notaire a constaté l’état de sa raison, et la signature ne peut donner lieu à aucune discussion…

Néanmoins, un testament olographe, en bonne forme et clair, est tout aussi peu discutable.

– Je me décide, pour des raisons à moi connues, à écrire sous votre dictée un testament olographe, et à le confier à mon ami que voici…

{p. 109} Cela se peut-il ?

– Très-bien ! dit le notaire…

Voulez-vous écrire ? je vais dicter…

– Schmucke, donne-moi ma petite écritoire de Boule.

Monsieur, dictez-moi tout bas ; car, ajouta-t-il, on peut nous écouter.

– Dites-moi donc avant tout quelles sont vos intentions ? demanda le notaire.

Au bout de dix minutes, la Cibot, que Pons entrevoyait dans une glace, vit cacheter le testament, après que le {p. 110} notaire l’eut examiné pendant que Schmucke allumait une bougie ; puis Pons le remit à Schmucke en lui disant de le serrer dans une cachette pratiquée dans son secrétaire.

Le testateur demanda la clé du secrétaire, l’attacha dans le coin de son mouchoir, et mit le mouchoir sous son oreiller.

Le notaire, nommé par politesse exécuteur testamentaire, et à qui Pons laissait un tableau de prix, une de ces choses que la loi permet de donner à un notaire, sortit et trouva madame Cibot dans le salon…

– Eh bien ! monsieur ? monsieur Pons a-t-il pensé à moi…

{p. 111} – Vous ne vous attendez pas, ma chère, à ce qu’un notaire trahisse les secrets qui lui sont confiés, répondit monsieur Trognon.

Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il y aura bien des cupidités déjouées et bien des espérances trompées.

Monsieur Pons a fait un beau testament plein de sens, un testament patriotique et que j’approuve fort.

On ne se figure pas à quel degré de curiosité la Cibot arriva, stimulée par de telles paroles.

Elle descendit, et passa la nuit près {p. 112} de Cibot, en se promettant de se faire remplacer par mademoiselle Rémonencq, et d’aller lire le testament, entre deux et trois heures du matin.

{p. 113} {p. 114} {p. 115}

LX
Le testament postiche §

La visite de mademoiselle Héloïse Brisetout, à dix heures et demie du soir, parut assez naturelle à la Cibot ; mais elle eut si peur que la danseuse ne parlât des mille francs donnés par Gaudissard, {p. 116} qu’elle accompagna le premier sujet en lui prodiguant des politesses et des flatteries comme à une souveraine.

– Ah ! ma chère, vous êtes bien mieux sur votre terrain qu’au théâtre, dit Héloïse en montant l’escalier.

Je vous engage à rester dans votre emploi !

Héloïse, amenée en voiture par Bixiou, son ami de cœur, était magnifiquement habillée, car elle allait à une soirée de Mariette, l’un des plus illustres premiers sujets de l’Opéra.

Monsieur Chapoulot, ancien passementier {p. 117} de la rue Saint-Denis, le locataire du premier étage, qui revenait de l’Ambigu-Comique avec sa fille, fut ébloui, lui comme sa femme, en rencontrant une pareille toilette et une si jolie créature dans leur escalier.

– Qui est-ce, madame Cibot ? demanda madame Chapoulot.

– C’est une rien du tout !… une sauteuse qu’on peut voir quasi nue tous les soirs pour quarante sous… répondit la portière à l’oreille de l’ancienne passementière.

– Victorine ! dit madame Chapoulot à sa fille, ma petite, laisse passer madame !

{p. 118} Ce cri de mère épouvantée fut compris d’Héloïse, qui se retourna.

– Votre fille est donc pis que l’amadou, madame, que vous craignez qu’elle ne s’incendie en me touchant ?…

Héloïse regarda monsieur Chapoulot d’un air agréable en souriant.

– Elle est, ma foi, très-jolie à la ville ! dit monsieur Chapoulot en restant sur le palier.

Madame Chapoulot pinça son mari à le faire crier, et le poussa dans l’appartement.

– En voilà, dit Héloïse, un second {p. 119}qui s’est donné le genre d’être un quatrième.

– Mademoiselle est cependant habituée à monter, dit la Cibot en ouvrant la porte de l’appartement.

– Eh bien ! mon vieux, dit Héloïse en entrant dans la chambre où elle vit le pauvre musicien étendu, pâle et la face appauvrie, ça ne va donc pas bien ?

Tout le monde au théâtre s’inquiète de vous ; mais vous savez ! quoiqu’on ait bon cœur, chacun a ses affaires, et on ne trouve pas une heure pour aller voir ses amis.

Gaudissard parle de venir ici tous {p. 120} les jours, et tous les matins il est pris par les ennuis de l’administration. Néanmoins nous vous aimons tous…

– Madame Cibot, dit le malade, faites-moi le plaisir de nous laisser avec mademoiselle, nous avons à causer théâtre et de ma place de chef d’orchestre.

Schmucke reconduira bien madame.

Schmucke, sur un signe de Pons, mit la Cibot à la porte, et tira les verrous.

– Ah ! le gredin d’Allemand ! voilà qu’il se gâte aussi, lui !… se dit la Cibot en entendant ce bruit significatif, c’est monsieur Pons qui lui apprend ces horreurs-là…

{p. 121} Mais vous me payerez cela, mes petits amis… se dit la Cibot en descendant.

Bah ! si cette saltimbanque de sauteuse parle des mille francs, je leur dirai que c’est une farce de théâtre…

Et elle s’assit au chevet de Cibot, qui se plaignait d’avoir le feu dans l’estomac, car Rémonencq venait de lui donner à boire en l’absence de sa femme.

– Ma chère enfant, dit Pons à la danseuse pendant que Schmucke renvoyait la Cibot, je ne me fie qu’à vous pour me choisir un notaire honnête homme, qui vienne recevoir demain {p. 122} matin, à neuf heures et demie précises, mon testament.

Je veux laisser toute ma fortune à mon ami Schmucke.

Si ce pauvre Allemand était l’objet de persécutions, je compte sur ce notaire pour le conseiller, pour le défendre.

Voilà pourquoi je désire un notaire considéré, très-riche, au-dessus des considérations qui font fléchir les gens de loi ; car mon pauvre légataire doit trouver un appui en lui.

Je me défie de Berthier, successeur {p. 123} de Cardot, et vous qui connaissez tant de monde…

– Eh ! j’ai ton affaire ! dit la danseuse, le notaire de Florine, de la comtesse du Bruel, Léopold Hannequin, un homme vertueux qui ne sait pas ce qu’est une lorette !

C’est comme un père de hasard, un brave homme qui vous empêche de faire des bêtises avec l’argent qu’on gagne, je l’appelle le père aux rats, car il a inculqué des principes d’économie à toutes mes amies.

D’abord, il a, mon cher, soixante mille francs de rentes, outre son étude.

{p. 124} Puis il est notaire comme on était notaire autrefois !

Il est notaire quand il marche, quand il dort ; il a dû ne faire que de petits notaires et de petites notaresses…

Enfin c’est un homme lourd et pédant ; mais c’est un homme à ne fléchir devant aucune puissance quand il est dans ses fonctions…

Il n’a jamais eu de voleuse, c’est père de famille fossile ! et c’est adoré de sa femme, qui ne le trompe pas, quoique femme de notaire…

Que veux-tu ? il n’y a pas mieux dans Paris en fait de notaire.

{p. 125} C’est patriarche ; ça n’est pas drôle et amus