Le Député d’Arcis
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Honoré de Balzac
Avant de commencer la peinture des élections en province, principal élément de cette Étude, il est inutile de faire observer que la ville d’Arcis-sur-Aube n’a pas été le théâtre des événements qui en sont le sujet.
L’Arrondissement d’Arcis va voter à Bar-sur-Aube, qui se trouve à quinze lieues d’Arcis, il n’existe donc pas de député d’Arcis à la Chambre.
Des ménagemens exigés par l’histoire des mœurs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture d’une ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de lacomédie humaine, ce moyen fut employé, malgré son inconvénient qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile.
__________À la fin du mois d’avril 1839, sur les dix heures du matin, le salon de madame Marion, veuve d’un ancien Receveur-général [p. F01-b] du département de l’Aube, offrait un coup d’œil étrange. De tous les meubles, il n’y restait que les rideaux aux fenêtres, la garniture de cheminée, le lustre et la table à thé. Le tapis d’Aubusson, décloué quinze jours avant le temps, obstruait les marches du perron, et le parquet venait d’être frotté à outrance, sans en être plus clair. C’était une espèce de présage domestique concernant l’avenir des élections qui se préparaient sur toute la surface de la France. Souvent les choses sont aussi spirituelles que les hommes. C’est un argument en faveur des Sciences Occultes.
Le vieux domestique du colonel Giguet, frère de madame Marion, achevait de chasser la poussière qui s’était glissée dans le parquet pendant l’hiver. La femme de chambre et la cuisinière apportaient, avec une prestesse qui dénotait un enthousiasme égal à leur attachement, les chaises de toutes les chambres de la maison, et les entassaient dans le jardin.
Hâtons-nous de dire que les arbres avaient déjà déplié de larges feuilles à travers lesquelles on voyait un ciel sans nuages. L’air du printemps et le soleil du mois de mai permettaient de tenir ouvertes et la porte-fenêtre et les deux fenêtres de ce salon qui forme un carré long.
En désignant aux deux femmes le fond du salon, la vieille dame ordonna de disposer les chaises sur quatre rangs de profondeur, entre chacun desquels elle fit laisser un passage d’environ trois pieds.
Chaque rangée présenta bientôt un front de dix chaises d’espèces diverses.
Une ligne de chaises s’étendit le long des fenêtres et de la porte vitrée.
À l’autre bout du salon, en face des quarante chaises, madame Marion plaça trois fauteuils derrière la table à thé qui fut recouverte d’un tapis vert, et sur laquelle elle mit une sonnette.
Le vieux colonel Giguet arriva sur ce champ de bataille au moment où sa sœur inventait de remplir les espaces vides de chaque côté de la cheminée, en y faisant apporter les deux banquettes de son antichambre, malgré la calvitie du velours qui comptait déjà vingt-quatre ans de service2Erreur deL’Union monarchique: « services » au lieu de « service ». .
– Nous pouvons asseoir soixante-dix personnes, dit-elle triomphalement à son frère.
[p. F01-c] – Dieu veuille que nous ayons soixante-dix amis ! répondit le colonel.
– Si, après avoir reçu pendant vingt-quatre ans, tous les soirs, la société d’Arcis-sur-Aube, il nous manquait, dans cette circonstance, un seul de nos habitués ?… dit la vieille dame d’un air de menace.
– Allons, répondit le colonel en haussant les épaules et interrompant sa sœur, je vais vous en nommer dix qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas venir. D’abord, dit-il en comptant sur ses doigts : Antonin Goulard, le sous-préfet, et d’un ! Le procureur du roi, Frédéric Marest, et de deux ! Monsieur Olivier Vinet, son substitut, trois ! Monsieur Martener, le juge d’instruction, quatre ! Le juge de paix…
– Mais je ne suis pas assez sotte, dit la vieille dame en interrompant son frère à son tour, pour vouloir que les gens en place assistent à une réunion dont le but est de donner un député de plus à l’Opposition… Cependant Antonin Goulard, le camarade d’enfance et de collége de Simon, sera très content de le voir député, car…
– Tenez, ma sœur, laissez-nous faire notre besogne, à nous autres hommes… Où donc est Simon ?
– Il s’habille, répondit-elle. Il a bien fait de ne pas déjeuner, car il est très nerveux, et quoique notre jeune avocat ait l’habitude de parler au tribunal, il appréhende cette séance comme s’il devait y rencontrer des ennemis.
– Ma foi ! j’ai souvent eu à supporter le feu des batteries ennemies ; eh bien ! mon âme, je ne dis pas mon corps, n’a jamais tremblé ; mais s’il fallait me mettre là, dit le vieux militaire en se plaçant à la table à thé, regarder les quarante bourgeois qui seront assis en face, bouche béante, les yeux braqués sur les miens, et s’attendant à des périodes ronflantes et correctes… j’aurais ma chemise mouillée avant d’avoir trouvé mon premier mot.
– Et il faudra cependant, mon cher père, que vous fassiez cet effort pour moi, dit Simon Giguet en entrant par le petit salon, car s’il existe, dans le département de l’Aube, un homme dont la parole y soit puissante, c’est assurément vous. En 1815…
– En 1815, dit ce petit vieillard admirablement conservé, je n’ai pas eu à parler, j’ai rédigé tout bonnement une petite proclamation qui a fait lever deux mille hommes en vingt-quatre [p. F01-d] heures… Et c’est bien différent de mettre son nom au bas d’une page qui sera lue par un département, ou de parler à une assemblée. À ce métier-là, Napoléon lui-même a échoué. Lors du dix-huit brumaire, il n’a dit que des sottises aux Cinq-Cents.
– Enfin, mon cher père, reprit Simon, il s’agit de toute ma vie, de ma fortune, de mon bonheur… Tenez, ne regardez qu’une seule personne et figurez-vous que vous ne parlez qu’à elle, vous vous en tirerez…
– Mon Dieu ! je ne suis qu’une vieille femme, dit madame Marion ; mais, dans une pareille circonstance, et en sachant de quoi il s’agit, mais… je serais éloquente !
– Trop éloquente peut-être ! dit le colonel. Et dépasser le but, ce n’est pas y atteindre. Mais de quoi s’agit-il donc ? reprit-il en regardant son fils. Depuis deux jours vous attachez à cette candidature des idées… Si mon fils n’est pas nommé, tant pis pour Arcis, voilà tout.
Ces paroles, dignes d’un père, étaient en harmonie avec toute la vie de celui qui les disait.
Le colonel Giguet, un des officiers les plus estimés qu’il y eût dans la Grande-Armée, se recommandait par un de ces caractères dont le fond est une excessive probité, jointe à une grande délicatesse. Jamais il ne se mit en avant, les faveurs devaient venir le chercher : aussi resta-t-il onze ans simple capitaine d’artillerie dans la Garde, où il ne fut nommé chef de bataillon qu’en 1813, et major en 1814. Son attachement presque fanatique à Napoléon ne lui permit pas de servir les Bourbons, après la première abdication. Enfin, son dévoûment en 1815 fut tel, qu’il eût été banni sans le comte de Gondreville qui le fit effacer de l’ordonnance et finit par lui obtenir et une pension de retraite et le grade de colonel.
Madame Marion, née Giguet, avait un autre frère qui devint colonel de gendarmerie à Troyes, et qu’elle avait suivi là dans le temps. Elle y épousa monsieur Marion, le Receveur-général de l’Aube.
Feu monsieur Marion, le Receveur-général, avait pour frère un premier président d’une cour impériale. Simple avocat d’Arcis, ce magistrat avait prêté son nom, pendant la Terreur, au fameux Malin de l’Aube, Représentant du peuple, pour l’acquisition de la terre de Gondreville. Aussi tout le crédit de Malin, devenu sénateur et comte, fut-il au service de la famille [p. F01-e] Marion. Le frère de l’avocat eut ainsi la recette générale de l’Aube à une époque où, loin d’avoir à choisir entre trente solliciteurs, le gouvernement était fort heureux de trouver un sujet qui voulût accepter de si glissantes places.
Marion, le Receveur-général, recueillit la succession de son frère le président, et madame Marion celle de son frère le colonel de gendarmerie. En 1814, le Receveur-général éprouva des revers. Il mourut en même temps que l’Empire, mais sa veuve trouva quinze mille francs de rentes dans les débris de ces diverses fortunes accumulées. Le colonel de gendarmerie Giguet avait laissé son bien à sa sœur, en apprenant le mariage de son frère l’artilleur, qui, vers 1806, épousa l’une des filles d’un riche banquier de Hambourg. On sait quel fut l’engouement de l’Europe pour les sublimes troupiers de l’empereur Napoléon !
En 1814, madame Marion, quasi-ruinée, revint habiter Arcis, sa patrie, où elle acheta, sur la Grande-Place, l’une des plus belles maisons de la ville, et dont la situation indique une ancienne dépendance du château. Habituée à recevoir beaucoup de monde à Troyes, où régnait le Receveur-général, son salon fut ouvert aux notabilités du parti libéral d’Arcis. Une femme, accoutumée aux avantages d’une royauté de salon, n’y renonce pas facilement. De toutes les habitudes, celles de la vanité sont les plus tenaces.
Bonapartiste, puis libéral, car, par une des plus étranges métamorphoses, les soldats de Napoléon devinrent presque tous amoureux du système constitutionnel, le colonel Giguet fut, pendant la Restauration, le président naturel du comité-directeur d’Arcis qui se composa du notaire Grévin, de son gendre Beauvisage et de Varlet fils, le premier médecin d’Arcis, beau-frère de Grévin, personnages qui vont tous figurer dans cette histoire, malheureusement pour nos mœurs politiques, beaucoup trop véridique.
– Si notre cher enfant n’est pas nommé, dit madame Marion après avoir regardé dans l’antichambre et dans le jardin pour voir si personne ne pouvait l’écouter, il n’aura pas mademoiselle Beauvisage ; car, il y a pour lui, dans le succès de sa candidature, un mariage avec Cécile.
– Cécile ?… fit le vieillard en ouvrant les yeux et regardant [p. F01-f] sa sœur d’un air de stupéfaction.
– Il n’y a peut-être que vous dans tout le département, mon frère, qui puissiez oublier la dot et les espérances de mademoiselle Beauvisage.
– C’est la plus riche héritière du département de l’Aube, dit Simon Giguet.
– Mais il me semble que mon fils n’est pas à dédaigner, reprit le vieux militaire ; il est votre héritier, il a déjà le bien de sa mère, et je compte lui laisser autre chose que mon nom tout sec…
– Tout cela mis ensemble ne fait pas trente mille francs de rente, et il y a déjà des gens qui se présentaient avec cette fortune là, sans compter leurs positions…
– Et ?… demanda le colonel.
– Et on les a refusés !
– Que veulent donc les Beauvisage ? fit le colonel en regardant alternativement sa sœur et son fils.
On peut trouver extraordinaire que le colonel Giguet, frère de madame Marion, chez qui la société d’Arcis se réunissait tous les jours depuis vingt-quatre ans, dont le salon était l’écho de tous les bruits, de toutes les médisances, de tous les commérages du département de l’Aube, et où peut-être il s’en fabriquait, ignorât des événemens et des faits de cette nature ; mais son ignorance paraîtra naturelle, dès qu’on aura fait observer que ce noble débris des vieilles phalanges napoléoniennes se couchait et se levait avec les poules, comme tous les vieillards qui veulent vivre toute leur vie. Il n’assistait donc jamais aux conversations intimes. Il existe en province deux conversations, celle qui se tient officiellement quand tout le monde est réuni, joue aux cartes et babille ; puis, celle quimitonne, comme un potage bien soigné, lorsqu’il ne reste devant la cheminée que trois ou quatre amis de qui l’on est sûr et qui ne répètent rien de ce qui se dit, que chez eux, quand ils se trouvent avec trois ou quatre autres amis bien sûrs.
Depuis neuf ans, depuis le triomphe de ses idées politiques, le colonel vivait presque en dehors de la société. Levé toujours en même temps que le soleil, il s’adonnait à l’horticulture, il adorait les fleurs, et, de toutes les fleurs, il ne cultivait que les roses. Il avait les mains noires du vrai jardinier ; il soignait ses [p. F01-g] carrés. Ses carrés ! ce mot lui rappelait les carrés d’hommes multicolores alignés sur les champs de batailles. Toujours en conférence avec son garçon jardinier, il se mêlait peu, surtout depuis deux ans, à la société qu’il entrevoyait par échappées. Il ne faisait en famille qu’un repas, le dîner ; car il se levait de trop bonne heure pour pouvoir déjeuner avec son fils et sa sœur.
On doit aux efforts de ce colonel, la fameuse rose-Giguet, que connaissent tous les amateurs.
Ce vieillard, passé à l’état de fétiche domestique, était exhibé, comme bien on le pense, dans les grandes circonstances. Certaines familles jouissent d’un demi-dieu de ce genre, et s’en parent comme on se pare d’un titre.
– J’ai cru deviner que, depuis la Révolution de Juillet, répondit madame Marion à son frère, madame Beauvisage aspire à vivre à Paris. Forcée de rester ici tant que vivra son père, elle a reporté son ambition sur la tête de son futur gendre, et la belle dame rêve les splendeurs de la vie politique.
– Aimerais-tu Cécile ? dit le colonel à son fils.
– Oui, mon père.
– Lui plais-tu ?
– Je le crois, mon père ; mais il s’agit aussi de plaire à la mère et au grand-père. Quoique le bonhomme Grévin veuille contrarier mon élection, le succès déterminerait madame Beauvisage à m’accepter, car elle espérera me gouverner à sa guise, être ministre sous mon nom…
– Ah ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion. Et pour quoi nous compte-t-elle ?…
– Qui donc a-t-elle refusé ? demanda le colonel à sa sœur.
– Mais, depuis trois mois, Antonin Goulard et le procureur du roi, monsieur Frédéric Marest ont reçu, dit-on, de ces réponses équivoques, qui sont tout ce qu’on veut, excepté unoui!
– Oh ! mon Dieu ! fit le vieillard en levant les bras, dans quel temps vivons-nous ? Mais Cécile est la fille d’un bonnetier, et la petite-fille d’un fermier. Madame Beauvisage veut-elle donc avoir un comte de Cinq-Cygne pour gendre.
– Mon frère, ne vous moquez pas des Beauvisage. Cécile est assez riche pour pouvoir choisir un mari partout, même dans le parti auquel appartiennent les Cinq-Cygne. J’entends [p. F01-h] la cloche qui vous annonce des électeurs, je vous laisse et je regrette bien de ne pouvoir écouter ce qui va se dire.
Quoique 1839 soit, politiquement parlant, bien éloigné de 1847, on peut encore se rappeler aujourd’hui les élections qui produisirent la coalition, tentative éphémère que fit la Chambre des Députés pour réaliser la menace d’un gouvernement parlementaire ; menace à la Cromwell qui, sans un Cromwell, ne pouvait aboutir, sous un prince ennemi de la fraude, qu’au triomphe du système actuel où les chambres et les ministres ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignolet, à la grande satisfaction des passans toujours ébahis.
L’Arrondissement d’Arcis-sur-Aube se trouvait alors dans une singulière situation, il se croyait libre de choisir un député. Depuis 1816 jusqu’en 1836, on y avait toujours nommé l’un des plus lourds orateurs du Côté Gauche, l’un des dix-sept qui furent tous appelésgrands citoyenspar le parti libéral, [p. F02-b] enfin l’illustre François Keller, de la maison Keller frères, le gendre du comte de Gondreville.
Gondreville, une des plus magnifiques terres de la France, est située à un quart de lieue d’Arcis.
Ce banquier, récemment nommé comte et pair de France, comptait sans doute transmettre à son fils, alors âgé de trente ans, sa succession électorale, pour le rendre un jour apte à la pairie.
Déjà chef d’escadron dans l’État-major, et l’un des favoris du prince royal, Charles Keller, devenu vicomte, appartenait au parti de la cour citoyenne. Les plus brillantes destinées semblaient promises à un jeune homme puissamment riche, plein de courage, remarqué pour son dévoûment à la nouvelle dynastie, petit-fils du comte de Gondreville et neveu de la maréchale de Carigliano ; mais cette élection, si nécessaire à son avenir, présentait de grandes difficultés à vaincre.
Depuis l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise, Arcis éprouvait un vague désir de se montrer indépendant. Aussi les dernières élections de François Keller avaient-elles été troublées par quelques républicains, dont les casquettes rouges et les barbes frétillantes n’avaient pas trop effrayé les gens d’Arcis. En exploitant les dispositions du pays, le candidat radical put réunir trente ou quarante voix. Quelques habitans, humiliés de voir leur ville comptée au nombre des bourgs-pourris de l’Opposition, se joignirent aux démocrates, quoiqu’ennemis de la démocratie. En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées.
Or, nommer le jeune commandant Keller, en 1839, après avoir nommé le père pendant vingt ans, accusait une véritable servitude électorale, contre laquelle se révoltait l’orgueil de plusieurs bourgeois enrichis, qui croyaient bien valoir et monsieur Malin, comte de Gondreville, et les banquiers Keller frères, et les Cinq-Cygne et même le roi des Français !
Aussi les nombreux partisans du vieux Gondreville, le roi du département de l’Aube, attendaient-ils une nouvelle preuve de son habileté tant de fois éprouvée. Pour ne pas compromettre l’influence de sa famille dans l’Arrondissement d’Arcis, ce vieil homme d’État proposerait sans doute pour candidat [p. F02-c] un homme du pays qui céderait sa place à Charles Keller, en acceptant des fonctions publiques ; cas parlementaire qui rend l’élu du peuple sujet à réélection.
Quand Simon Giguet pressentit, au sujet des élections, le fidèle ami du comte, l’ancien notaire Grévin, ce vieillard répondit que, sans connaître les intentions du comte de Gondreville, il faisait de Charles Keller son candidat, et emploierait toute son influence à cette nomination.
Dès que cette réponse du bonhomme Grévin circula dans Arcis, il y eut une réaction contre lui. Quoique, durant trente ans de notariat, cet Aristide champenois eût possédé la confiance de la ville, qu’il eût été maire d’Arcis de 1804 à 1814, et pendant les Cent-Jours ; quoique l’Opposition l’eût accepté pour chef jusqu’au triomphe de 1830, époque à laquelle il refusa les honneurs de la mairie en objectant son grand âge ; enfin, quoique la ville, pour lui témoigner son affection, eût alors pris pour maire son gendre monsieur Beauvisage, on se révolta contre lui, et quelques jeunes allèrent jusqu’à le taxer de radotage. Les partisans de Simon Giguet se tournèrent vers Philéas Beauvisage, le maire, et le mirent d’autant mieux de leur côté, que, sans être mal avec son beau-père, il affichait une indépendance qui dégénérait en froideur, mais que lui laissait le fin beau-père, en y voyant un excellent moyen d’action sur la ville d’Arcis.
Monsieur le maire, interrogé la veille sur la place publique, avait déclaré qu’il nommerait le premier inscrit sur la liste des éligibles d’Arcis, plutôt que de donner sa voix à Charles Keller, qu’il estimait d’ailleurs infiniment.
– Arcis ne sera plus un bourg-pourri ! dit-il, ou j’émigre à Paris.
Flattez les passions du moment, vous devenez partout un héros, même à Arcis-sur-Aube.
– Monsieur le maire, dit-on, vient de mettre le sceau à la fermeté de son caractère.
Rien ne marche plus rapidement qu’une révolte légale. Dans la soirée, madame Marion et ses amis organisèrent pour le lendemain une réunion desélecteurs indépendans, au profit de Simon Giguet, le fils du colonel. Ce lendemain venait de se lever, et de faire mettre sens dessus dessous toute la maison [p. F02-d] pour recevoir les amis sur l’indépendance desquels on comptait.
Simon Giguet, candidat-né d’une petite ville jalouse de nommer un de ses enfans, avait, comme on le voit, aussitôt mis à profit ce mouvement des esprits pour devenir le représentant des besoins et des intérêts de la Champagne pouilleuse. Cependant, toute la considération et la fortune de la famille Giguet étaient l’ouvrage du comte de Gondreville. Mais, en matière d’élection, y a-t-il des sentimens ?
Cette Scène est écrite pour l’enseignement des pays assez malheureux pour ne pas connaître les bienfaits d’une représentation nationale, et qui, par conséquent, ignorent par quelles guerres intestines, au prix3Erreur de L’Union: « aux prix » au lieu de « au prix ». de quels sacrifices à la Brutus, une petite ville enfante un député ! Spectacle majestueux et naturel, auquel on ne peut comparer que celui d’un accouchement : mêmes efforts, mêmes impuretés, mêmes déchiremens, même triomphe !
On peut se demander comment un fils unique, dont la fortune était satisfaisante, se trouvait, comme Simon Giguet, simple avocat dans la petite ville d’Arcis, où les avocats sont inutiles.
Un mot sur le candidat est ici nécessaire.
Le colonel avait eu, de 1806 à 1813, de sa femme, qui mourut en 1814, trois enfans, dont l’aîné, Simon, survécut à ses cadets, morts tous deux, l’un en 1818, l’autre en 1825. Jusqu’à ce qu’il restât seul, Simon dut être élevé comme un homme à qui l’exercice d’une profession lucrative était nécessaire. Devenu fils unique, Simon fut atteint d’un revers de fortune. Madame Marion comptait beaucoup pour son neveu sur la succession du grand-père, le banquier de Hambourg ; mais cet Allemand mourut en 1826, ne laissant à son petit-fils Giguet que deux mille francs de rentes. Ce banquier, doué d’une grande vertu procréatrice, avait combattu les ennuis de son commerce par les plaisirs de la paternité ; donc il favorisa les familles de onze autres enfans qui l’entouraient et qui lui firent croire, avec assez de vraisemblance d’ailleurs, que Simon Giguet serait riche.
Le colonel tint à faire embrasser à son fils une profession indépendante. Voici pourquoi.
Les Giguet ne pouvaient attendre aucune faveur du [p. F02-e] pouvoir sous la Restauration. Quand même Simon n’eût pas été le fils d’un ardent bonapartiste, il appartenait à une famille dont tous les membres avaient, à juste titre, encouru l’animadversion de la famille de Cinq-Cygne, à propos de la part que Giguet le colonel de gendarmerie, et les Marion, y compris madame Marion, prirent, en qualité de témoins à charge, dans le fameux procès de messieurs de Simeuse, condamnés en 1805 comme coupables de la séquestration du comte de Gondreville, alors sénateur, et de laquelle ils étaient parfaitement innocens. Ce représentant du peuple avait spolié la fortune de la maison de Simeuse, les héritiers parurent coupables de cet attentat, dans un temps où la vente des biens nationaux était l’arche sainte de la politique. (Voirune ténébreuse affaire.)
Grévin fut non seulement l’un des témoins les plus importans mais encore un des plus ardens meneurs de cette affaire. Ce procès criminel divisait encore l’arrondissement d’Arcis en deux partis, dont l’un tenait pour l’innocence des condamnés, et conséquemment pour la maison de Cinq-Cygne, l’autre pour le comte de Gondreville et pour ses adhérens.
Si, sous la Restauration, la comtesse de Cinq-Cygne usa de l’influence que lui donnait le retour des Bourbons pour ordonner tout à son gré dans le département de l’Aube, le comte de Gondreville sut contrebalancer la royauté des Cinq-Cygnes, par l’autorité secrète qu’il exerça sur les libéraux du pays, au moyen du notaire Grévin, du colonel Giguet, de son gendre Keller, toujours nommé député d’Arcis-sur-Aube en dépit des Cinq-Cygne, et enfin par le crédit qu’il conserva dans les conseils de la Couronne, tant que vécut Louis XVIII. Ce ne fut qu’après la mort de ce roi, que la comtesse de Cinq-Cygne put faire nommer Michu, président du tribunal de première instance d’Arcis. Elle tenait à mettre à cette place le fils du régisseur qui périt sur l’échafaud à Troyes, victime de son dévoûment à la famille Simeuse, et dont le portrait en pied ornait son salon et à Paris et à Cinq-Cygne. Jusqu’en 1823, le comte de Gondreville avait eu le pouvoir d’empêcher la nomination de Michu.
Ce fut par le conseil même du comte de Gondreville que [p. F02-f] le colonel Giguet fit de son fils un avocat. Simon devait d’autant plus briller dans l’Arrondissement d’Arcis, qu’il y fut le seul avocat, les avoués plaidant toujours les causes eux-mêmes dans ces petites localités. Simon avait eu quelques triomphes à la cour d’assises de l’Aube ; mais il n’en était pas moins l’objet des plaisanteries de Frédéric Marest le procureur du roi, d’Olivier Vinet le substitut, du président Michu, les trois plus fortes têtes du tribunal, et qui seront d’importans personnages dans le drame électoral dont la première scène se préparait.
Simon Giguet, comme presque tous les hommes d’ailleurs, payait à la grande puissance du ridicule une forte part de contributions. Il s’écoutait parler, il prenait la parole à tout propos, il dévidait solennellement des phrases filandreuses et sèches qui passaient pour de l’éloquence dans la haute bourgeoisie d’Arcis. Ce pauvre garçon appartenait à ce genre d’ennuyeux qui prétendent tout expliquer, même les choses les plus simples. Il expliquait la pluie, il expliquait les causes de la révolution de juillet ; il expliquait aussi les choses impénétrables : il expliquait Louis-Philippe, il expliquait monsieur Odilon Barrot, il expliquait monsieur Thiers, il expliquait les affaires d’Orient, il expliquait la Champagne, il expliquait 1789, il expliquait le tarif des douanes et les humanitaires, le magnétisme et l’économie de la liste civile.
Ce jeune homme maigre, au teint bilieux, d’une taille assez élevée pour justifier sa nullité sonore, car il est rare qu’un homme de haute taille ait de grandes capacités, outrait le puritanisme des gens de l’extrême-gauche, déjà tous si affectés à la manière des prudes qui ont des intrigues à cacher. Toujours vêtu de noir, il portait une cravate blanche qu’il laissait descendre au bas de son cou. Aussi sa figure semblait-elle être dans un cornet de papier blanc, car il conservait ce col de chemise haut et empesé que la mode a fort heureusement proscrit. Son pantalon, ses habits paraissaient toujours être trop larges. Il avait ce qu’on nomme en province de la dignité, c’est-à-dire qu’il se tenait roide et qu’il était ennuyeux ; Antonin Goulard, son ami, l’accusait de singer monsieur Dupin. En effet, [p. F02-g] l’avocat se chaussait un peu trop de souliers et de gros bas en filoselle noire.
Simon Giguet, protégé par la considération dont jouissait son vieux père et par l’influence qu’exerçait sa tante sur une petite ville dont les principaux habitans venaient dans son salon depuis vingt-quatre ans, déjà riche d’environ dix mille francs de rentes, sans compter les honoraires produits par son cabinet, et à qui la fortune de sa tante revenait un jour, ne mettait pas sa nomination en doute.
Néanmoins, le premier coup de cloche, en annonçant l’arrivée des électeurs les plus influens, retentit au cœur de l’ambitieux en y portant des craintes vagues. Simon ne se dissimulait ni l’habileté ni les immenses ressources du vieux Grévin, ni le prestige que le ministère déploierait en appuyant la candidature d’un jeune et brave officier alors en Afrique, attaché au prince royal, fils d’un des ex-grands citoyens de la France et neveu d’une maréchale.
– Il me semble, dit-il à son père, que j’ai la colique. Je sens une chaleur douceâtre au dessous du creux de l’estomac qui me donne des inquiétudes…
– Les plus vieux soldats, répondit le colonel, avaient une pareille émotion quand le canon commençait à ronfler, au début de la bataille.
– Que sera-ce donc à la Chambre ?… dit l’avocat.
– Le comte de Gondreville nous disait, répondit le vieux militaire, qu’il arrive à plus d’un orateur quelques-uns des petits inconvéniens qui signalaient pour nous, vieilles culottes de peau, le début des batailles. Tout cela pour des paroles oiseuses. Enfin, tu veux être député, fit le vieillard en haussant les épaules : sois-le !
– Mon père, le triomphe, c’est Cécile ! Cécile, c’est une immense fortune ! Aujourd’hui, la grande fortune, c’est le pouvoir !
– Ah ! combien les temps sont changés ! Sous l’empereur, il fallait être brave !
– Chaque époque se résume dans un mot ! dit Simon à son père, en répétant une observation du vieux comte de Gondreville [p. F02-h] qui peint bien ce vieillard. Sous l’Empire, quand on voulait tuer un homme, on disait : – C’est un lâche ! Aujourd’hui, l’on dit : – C’est un escroc !
– Pauvre France ! où t’a-t-on menée !… s’écria le colonel. Je vais retourner à mes roses.
– Oh ! restez, mon père ! Vous êtes ici la clef de la voûte !
Le maire, monsieur Philéas Beauvisage, se présenta le premier, accompagné du successeur de son beau-père, le plus occupé des notaires de la ville, Achille Pigoult, petit-fils d’un vieillard resté juge de paix d’Arcis pendant la Révolution, pendant l’Empire et pendant les premiers jours de la Restauration.
Achille Pigoult, âgé d’environ trente-deux ans, avait été dix-huit ans clerc chez le vieux Grévin, sans avoir l’espérance de devenir notaire. Son père, fils du juge de paix d’Arcis, mort d’une prétendue apoplexie, avait fait de mauvaises affaires. Le comte de Gondreville, à qui le vieux Pigoult tenait par les liens de 1793, avait prêté l’argent d’un cautionnement, et avait ainsi facilité l’acquisition de l’étude de Grévin au petit-fils du juge de paix qui fit la première instruction du procès Simeuse. Achille s’était établi sur la Place de l’Église, dans une maison appartenant au comte de Gondreville, et que le pair de France lui avait louée à si bas prix, qu’il était facile de voir combien le rusé politique tenait à toujours avoir le premier notaire d’Arcis dans sa main.
Ce jeune Pigoult, petit homme sec dont les yeux fins [p. F03-b] semblaient percer ses lunettes vertes qui n’atténuaient point la malice de son regard, instruit de tous les intérêts du pays, devant à l’habitude de traiter les affaires une certaine facilité de parole, passait pour êtregouailleur, et disait tout bonnement les choses avec plus d’esprit que n’en mettaient les indigènes dans leurs conversations.
Ce notaire, encore garçon, attendait un riche mariage de la bienveillance de ses deux protecteurs, Grévin et le comte de Gondreville. Aussi l’avocat Giguet laissa-t-il échapper un mouvement de surprise en apercevant Achille à côté de monsieur Philéas Beauvisage.
Ce petit notaire, dont le visage était couturé par tant de marques de petite vérole qu’il s’y trouvait comme un réseau de filets blancs, formait un contraste parfait avec la grosse personne de monsieur le maire, dont la figure ressemblait à une pleine lune, mais à une lune réjouie.
Ce teint de lys et de roses était encore relevé chez Philéas par un sourire gracieux qui résultait bien moins d’une disposition de l’âme que de cette disposition des lèvres pour lesquelles on a créé le motpoupin.
Philéas Beauvisage était doué d’un si grand contentement de lui-même, qu’il souriait toujours à tout le monde, dans toutes les circonstances. Ses lèvres poupines auraient souri à un enterrement. La vie qui abondait dans ses yeux bleus et enfantins ne démentait pas ce perpétuel et insupportable sourire.
Cette satisfaction interne passait d’autant plus pour de la bienveillance et de l’affabilité que Philéas s’était fait un langage à lui, remarquable par un usage immodéré des formules de la politesse. Il avait toujours l’honneur, il joignait à toutes ses demandes de santé relatives aux personnes absentes les épithètes decher, debon, d’excellent. Il prodiguait les phrases de condoléance ou les phrases complimenteuses à propos des petites misères ou des petites félicités de la vie humaine. Il cachait ainsi sous un déluge de lieux communs son incapacité, son défaut absolu d’instruction, et une faiblesse de caractère qui ne peut être exprimée que par le mot un peu vieilli degirouette.
Rassurez-vous ? cette girouette avait pour axe la belle madame Beauvisage, Séverine Grévin, la femme célèbre de l’Arrondissement.
Aussi quand Séverine apprit ce qu’elle nomma l’équipée de monsieur Beauvisage, à propos de l’élection, lui avait-elle dit [p. F03-c] le matin même : « Vous n’avez pas mal agi en vous donnant des airs d’indépendance ; mais vous n’irez pas à la réunion des Giguet, sans vous y faire accompagner par Achille Pigoult, à qui j’ai dit de venir vous prendre ! »
Donner Achille Pigoult pour mentor à Beauvisage, n’était-ce pas faire assister à l’assemblée des Giguet un espion du parti Gondreville ? Aussi chacun peut maintenant se figurer la grimace qui contracta la figure puritaine de Simon, forcé de bien accueillir un habitué du salon de sa tante, un électeur influent dans lequel il vit alors un ennemi.
– Ah ! se dit-il à lui-même, j’ai eu bien tort de lui refuser son cautionnement quand il me l’a demandé ! Le vieux Gondreville a eu plus d’esprit que moi…
– Bonjour, Achille, dit-il en prenant un air dégagé, vous allez me tailler des croupières !…
– Je ne crois pas que votre réunion soit une conspiration contre l’indépendance de nos votes, répondit le notaire en souriant. Ne jouons-nous pas franc jeu ?
– Franc jeu ! répéta Beauvisage.
Et le maire se mit à rire de ce rire sans expression par lequel certaines personnes finissent toutes leurs phrases, et qu’on devrait appeler la ritournelle de la conversation. Puis monsieur le maire se mit à ce qu’il faut appeler satroisième position, en se présentant droit, la poitrine effacée, les mains derrière le dos. Il était en habit et pantalon noirs, orné d’un superbe gilet blanc entr’ouvert de manière à laisser voir deux boutons de diamant d’une valeur de plusieurs milliers de francs.
– Nous nous combattrons, et nous n’en serons pas moins bons amis, reprit Philéas. C’est là l’essence des mœurs constitutionnelles ! (Hé ! hé ! hé !) Voilà comment je comprends l’alliance de la monarchie et de la liberté… (Ha ! ah ! ah !)
Là, monsieur le maire prit la main de Simon en lui disant : – Comment vous portez-vous ! mon bon ami ? Votre chère tante et notre digne colonel vont sans doute aussi bien ce matin qu’hier… du moins il faut le présumer !… (Hé ! hé ! hé !) ajouta-t-il d’un air de parfaite béatitude, – peut-être un peu tourmentés de la cérémonie qui va se passer… – Ah ! dam, jeune homme (sic : jeûne hôme!), nous entrons dans la carrière politique… (Ah ! ah ! ah !) – Voilà votre premier pas… – il n’y a pas à reculer, – c’est un grand parti, – et j’aime mieux que ce soit vous que moi qui vous lanciez dans les orages et les tempêtes de la chambre… (hi ! hi !) quelqu’agréable que ce soit de [p. F03-d] voir résider en sa personne… (hi ! hi ! hi !) le pouvoir souverain de la France pour un quatre cent cinquante-troisième !… (Hi ! hi ! hi !)
L’organe de Philéas Beauvisage avait une agréable sonorité tout à fait en harmonie avec les courbes légumineuses de son visage coloré comme un potiron jaune clair, avec son dos épais, avec sa poitrine large et bombée. Cette voix, qui tenait de la basse-taille par son volume, se veloutait comme celle des barytons, et prenait, dans le rire par lequel Philéas accompagnait ses fins de phrase, quelque chose d’argentin. Dieu, dans son paradis terrestre, aurait voulu, pour y compléter les Espèces, y mettre un bourgeois de province, il n’aurait pas fait de ses mains un type plus beau, plus complet que Philéas Beauvisage.
– J’admire le dévoûment de ceux qui peuvent se jeter dans les orages de la vie politique. (Hé ! hé ! hé !) Il faut pour cela des nerfs que je n’ai pas. – Qui nous eût dit, en 1812, en 1813, qu’on en arriverait là… Moi, je ne doute plus de rien dans un temps où l’asphalte, le caoutchouc, les chemins de fer et la vapeur changent le sol, les redingotes et les distances. (Hé ! hé ! hé ! hé !)
Ces derniers mots furent largement assaisonnés de ce rire par lequel Philéas relevait les plaisanteries vulgaires dont se paient les bourgeois et qui sera représenté par des parenthèses ; mais il les accompagna d’un geste qu’il s’était rendu propre : il fermait le poing droit et l’insérait dans la paume arrondie de la main gauche en l’y frottant d’une façon joyeuse. Ce manège concordait à ses rires, dans les occasions fréquentes où il croyait avoir dit un trait d’esprit.
Peut-être est-il superflu de dire que Philéas passait dans Arcis pour un homme aimable et charmant.
– Je tâcherai, répondit Simon Giguet, de dignement représenter…
– Les moutons de la Champagne, repartit4Erreur deL’Union: « répartit » au lieu de « repartit ». vivement Achille Pigoult en interrompant son ami.
Le candidat dévora l’épigramme sans répondre, car il fut obligé d’aller au devant de deux nouveaux électeurs.
L’un était le maître duMulet, la meilleure auberge d’Arcis, et qui se trouve sur la Grande-Place, au coin de la rue de Brienne. Ce digne aubergiste, nommé Poupart, avait épousé la sœur d’un domestique attaché à la comtesse de Cinq-Cygne, le fameux Gothard, un des acteurs du procès criminel. Dans le temps, ce Gothard fut acquitté.
[p. F03-e] Poupart, quoique l’un des habitans d’Arcis les plus dévoués aux Cinq-Cygne, avait été sondé depuis deux jours par le domestique du colonel Giguet avec tant de persévérance et d’habileté, qu’il croyait jouer un tour à l’ennemi des Cinq-Cygne en consacrant son influence à la nomination de Simon Giguet, et il venait de causer dans ce sens avec un pharmacien nommé Fromaget, qui, ne fournissant pas le château de Gondreville, ne demandait pas mieux que de cabaler contre les Keller.
Ces deux personnages de la petite bourgeoisie pouvaient, à la faveur de leurs relations, déterminer une certaine quantité de votes flottans, car ils conseillaient une foule de gens à qui les opinions politiques des candidats étaient indifférentes. Aussi l’avocat s’empara-t-il de Poupart et livra-t-il le pharmacien Fromaget à son père, qui vint saluer les électeurs déjà venus.
Le sous-ingénieur de l’Arrondissement, le secrétaire de la mairie, quatre huissiers, trois avoués, le greffier du tribunal et celui de la justice de paix, le receveur de l’enregistrement et celui des contributions, deux médecins rivaux de Varlet, le beau-frère de Grévin, un meunier, les deux adjoints de Philéas, le libraire-imprimeur d’Arcis, une douzaine de bourgeois, entrèrent successivement et se promenèrent dans le jardin par groupes, en attendant que la réunion fût assez nombreuse pour ouvrir la séance.
Enfin, à midi, cinquante personnes environ, toutes endimanchées, la plupart venues par curiosité pour voir les beaux salons dont on parlait tant dans tout l’Arrondissement, s’assirent sur les siéges que madame Marion leur avait préparés. On laissa les fenêtres ouvertes, et bientôt il se fit un si profond silence, qu’on put entendre crier la robe de soie de madame Marion, qui ne put résister au plaisir de descendre au jardin et de se placer à un endroit d’où elle pouvait entendre les électeurs.
La cuisinière, la femme de chambre et le domestique se tinrent dans la salle à manger et partagèrent les émotions de leurs maîtres.
– Messieurs, dit Simon Giguet, quelques-uns d’entre vous veulent faire à mon père l’honneur de lui offrir la présidence de cette réunion ; mais le colonel Giguet me charge de leur présenter ses remercîmens, en exprimant toute la gratitude que mérite ce désir, dans lequel il voit une récompense de ses services à la patrie. Nous sommes chez mon père, il croit devoir se récuser pour ces fonctions, et il vous propose un [p. F03-f] honorable négociant à qui vos suffrages ont conféré la première magistrature de la ville, monsieur Philéas Beauvisage.
– Bravo ! bravo ?
– Nous sommes, je crois, tous d’accord d’imiter dans cette réunion – essentiellement amicale… mais entièrement libre – et qui ne préjudicie en rien à la grande réunion préparatoire où vous interpellerez les candidats, où vous péserez leurs mérites… – d’imiter, dis-je, – les formes… constitutionnelles de la chambre… élective.
– Oui ! oui ! cria-t-on d’une seule voix.
– En conséquence, reprit Simon, j’ai l’honneur de prier, d’après le vœu de l’assemblée, monsieur le maire, de venir occuper le fauteuil de la présidence.
Philéas se leva, traversa le salon, en se sentant devenir rouge comme une cerise. Puis, quand il fut derrière la table, il ne vit pas cent yeux, mais cent mille chandelles. Enfin, le soleil lui parut jouer dans ce salon le rôle d’un incendie, et il eut, selon son expression, une gabelle dans la gorge.
– Remerciez ! lui dit Simon à voix basse.
– Messieurs…
On fit un si grand silence, que Philéas eut un mouvement de colique.
– Que faut-il dire, Simon ? reprit-il tout bas.
– Eh ! bien ? dit Achille Pigoult.
– Messieurs, dit l’avocat saisi par la cruelle interjection du petit notaire, l’honneur que vous faites à monsieur le maire, peut le surprendre sans l’étonner.
– C’est cela, dit Beauvisage, je suis trop sensible à cette attention de mes concitoyens, pour ne pas en être excessivement flatté.
– Bravo ! cria le notaire tout seul.
– Que le diable m’emporte, se dit en lui-même Beauvisage, si l’on me reprend jamais à haranguer…
– Messieurs Fromaget et Marcellot veulent-ils accepter les fonctions de scrutateurs ? dit Simon Giguet.
– Il serait plus régulier, dit Achille Pigoult en se levant, que l’assemblée nommât elle-même les deux membres du bureau, toujours pour imiter la Chambre.
– Cela vaut mieux, en effet, dit l’énorme monsieur Mollot, le greffier du tribunal ; autrement, ce qui se fait en ce moment serait une comédie, et nous ne serions pas libres. Pourquoi ne [p. F03-g] pas continuer alors à tout faire par la volonté de monsieur Simon.
Simon dit quelques mots à Beauvisage, qui se leva pour accoucher d’un : Messieurs !… qui pouvait passer pour êtrepalpitant d’intérêt.
– Pardon, monsieur le président, dit Achille Pigoult, mais vous devez présider et non discuter…
– Messieurs, si nous devons… nous conformer… aux usages parlementaires, dit Beauvisage soufflé par Simon, je prierai – l’honorable monsieur Pigoult – de venir parler – à la table que voici…
Pigoult s’élança vers la table à thé, s’y tint debout, les doigts légèrement appuyés sur le bord, et fit preuve d’audace, en parlant sans gêne, à peu près comme parle l’illustre monsieur Thiers.
– Messieurs, ce n’est pas moi qui ai lancé la proposition d’imiter la Chambre ; car, jusqu’aujourd’hui, les Chambres m’ont paru véritablement inimitables ; néanmoins, j’ai très-bien conçu qu’une assemblée de soixante et quelques notables Champenois devait s’improviser un président, car aucun troupeau ne va sans berger. Si nous avions voté au scrutin secret, je suis certain que le nom de notre estimable maire y aurait obtenu l’unanimité ; son opposition à la candidature soutenue par sa famille, nous prouve qu’il possède le courage civil au plus haut degré, puisqu’il sait s’affranchir des liens les plus forts, ceux de la famille ! Mettre la patrie avant la famille, c’est un si grand effort, que nous sommes toujours forcés, pour y arriver, de nous dire que du haut de son tribunal, Brutus nous contemple, depuis deux mille cinq cents quelques années. Il semble naturel à maître Giguet, qui a eu le mérite de deviner nos sentimens relativement au choix d’un président, de nous guider encore pour celui des scrutateurs ; mais en appuyant mon observation vous avez pensé que c’était assez d’une fois, et vous avez eu raison ! Notre ami commun Simon Giguet, qui doit se présenter en candidat, aurait l’air de se présenter en maître, et pourrait alors perdre dans notre esprit les bénéfices de l’attitude modeste qu’a prise son vénérable père. Or, que fait en ce moment notre digne président en acceptant la manière de présider que lui a proposée le candidat ? il nous ôte notre liberté ! Je vous le demande ? est-il convenable que le président de notre choix nous dise de nommer par assis et [p. F03-h] lever les deux scrutateurs ?… Ceci, messieurs, est un choix déjà. Serions-nous libres de choisir ? Peut-on, à côté de son voisin, rester assis ? On me proposerait, que tout le monde se lèverait, je crois, par politesse ; et comme nous nous lèverions tous pour chacun de nous, il n’y a pas de choix, là où tout le monde serait nommé nécessairement par tout le monde.
– Il a raison, dirent les soixante auditeurs.
– Donc, que chacun de nous écrive deux noms sur un bulletin, et ceux qui viendront s’asseoir aux côtés de monsieur le président pourront alors se regarder comme deux ornemens de la société ; ils auront qualité pour, conjointement avec monsieur le président, prononcer sur la majorité, quand nous déciderons par assis et lever sur les déterminations à prendre. Nous sommes ici, je crois, pour promettre à un candidat les forces dont chacun de nous dispose à la réunion préparatoire où viendront tous les électeurs de l’arrondissement. Cet acte, je le déclare, est grave. Ne s’agit-il pas d’un quatre centième du pouvoir, comme le disait naguère monsieur le maire, avec l’esprit d’à-propos qui le caractérise et que nous apprécions toujours.
Le colonel Giguet coupait en bandes une feuille de papier, et Simon envoya chercher une plume et une écritoire.
La séance fut suspendue.
Cette discussion préliminaire sur les formes avait déjà profondément inquiété Simon, et éveillé l’attention des soixante bourgeois convoqués. Bientôt, on se mit à écrire les bulletins, et le rusé Pigoult réussit à faire porter monsieur Mollot, le greffier du tribunal, et monsieur Godivet, le receveur de l’enregistrement. Ces deux nominations mécontentèrent nécessairement Fromaget, le pharmacien, et Marcellin, l’avoué.
– Vous avez servi, leur dit Achille Pigoult, à manifester notre indépendance, soyez plus fiers d’avoir été rejetés que vous ne le seriez d’avoir été choisis.
On se mit à rire.
Simon Giguet fit régner le silence en demandant la parole au président, dont la chemise était déjà mouillée, et qui rassembla tout son courage pour dire : – La parole est à monsieur Simon Giguet.
– Messieurs, dit l’avocat, qu’il me soit permis de remercier monsieur Achille Pigoult qui, bien que notre réunion soit toute amicale…
– C’est la réunion préparatoire de la grande réunion préparatoire, dit l’avoué Marcellin.
– C’est ce que j’allais expliquer, reprit Simon. Je remercie avant tout monsieur Achille Pigoult, d’y avoir introduit la rigueur des formes parlementaires. Voici la première fois que l’Arrondissement d’Arcis usera librement…
– Librement ?… dit Pigoult en interrompant l’orateur.
– Librement, cria l’assemblée.
– Librement, reprit Simon Giguet, de ses droits dans la grande bataille de l’élection générale de la chambre des députés, et comme dans quelques jours nous aurons une réunion à laquelle assisteront tous les électeurs pour juger du mérite des candidats, nous devons nous estimer très heureux d’avoir pu nous habituer ici en petit comité aux usages de ces assemblées ; [p. F04-b] nous en serons plus forts, pour décider de l’avenir politique de la ville d’Arcis, car il s’agit aujourd’hui de substituer une ville à une famille, le pays à un homme…
Simon fit alors l’histoire des élections depuis vingt ans. Tout en approuvant la constante nomination de François Keller, il dit que le moment était venu de secouer le joug de la maison Gondreville. Arcis ne devait pas plus être un fief libéral qu’un fief des Cinq-Cygne. Il s’élevait en France, en ce moment, des opinions avancées que les Keller ne représentaient pas. Charles Keller devenu vicomte, appartenait à la cour, il n’aurait aucune indépendance, car en le présentant ici comme candidat, on pensait bien plus à faire de lui le successeur à la pairie de son père, que le successeur d’un député, etc. Enfin, Simon se présentait au choix de ses concitoyens en s’engageant à siéger auprès de l’illustre monsieur Odilon Barrot, et à ne jamais déserter le glorieux drapeau du Progrès !
Le Progrès, un de ces mots derrière lesquels on essayait alors de grouper beaucoup plus d’ambitions menteuses que d’idées ; car, après 1830, il ne pouvait représenter5Erreur deL’Union: « présenter » au lieu de « représenter ». que les prétentions de quelques démocrates affamés, ce mot faisait encore beaucoup d’effet dans Arcis et donnait de la consistance à qui l’inscrivait sur son drapeau.
Se dire un homme de progrès, c’était se proclamer philosophe en toute chose, et puritain en politique. On se déclarait ainsi pour les chemins de fer, les mackintosh, les pénitenciers, le pavage en bois, l’indépendance des nègres, les caisses d’épargne, les souliers sans couture, l’éclairage au gaz, les trottoirs en asphalte, le vote universel, la réduction de la liste civile. Enfin c’était se prononcer contre les traités de 1815, contre la branche aînée, contre le colosse du Nord, la perfide Albion, contre toutes les entreprises, bonnes ou mauvaises du gouvernement. Comme on le voit, le mot progrès peut aussi bien signifier : Non ! que : Oui !… C’est le réchampissage du motlibéralisme, un nouveau mot d’ordre pour des ambitions nouvelles.
– Si j’ai bien compris ce que nous venons faire ici, dit Jean Violette, un fabricant de bas qui avait acheté depuis deux ans la maison Beauvisage, il s’agit de nous engager tous à faire nommer, en usant de tous nos moyens, monsieur Simon Giguet aux élections comme député, à la place du comte François [p. F04-c] Keller ? Si chacun de nous entend se coaliser ainsi, nous n’avons qu’à dire tout bonnement oui ou non là dessus ?…
– C’est aller trop promptement au fait ! Les affaires politiques ne marchent pas ainsi, car ce ne serait plus de la politique ! s’écria Pigoult dont le grand-père âgé de quatre-vingt-six ans entra dans la salle. Le préopinant décide ce qui, selon mes faibles lumières, me paraît devoir être l’objet de la discussion. Je demande la parole.
– La parole est à monsieur Achille Pigoult, dit Beauvisage qui put prononcer enfin cette phrase avec sa dignité municipale et constitutionnelle.
– Messieurs, dit le petit notaire, s’il était une maison dans Arcis où l’on ne devait pas s’élever contre l’influence du comte de Gondreville et des Keller, ne devait-ce pas être celle-ci ?… Le digne colonel Giguet est le seul ici qui n’ait pas ressenti les effets du pouvoir sénatorial, car il n’a rien demandé certainement au comte de Gondreville qui l’a fait rayer de la liste des proscrits de 1815, et lui a fait avoir la pension dont il jouit, sans que le vénérable colonel, notre gloire à tous, ait bougé…
Un murmure, flatteur pour le vieillard, accueillit cette observation.
– Mais, reprit l’orateur, les Marion sont couverts des bienfaits du comte. Sans cette protection, le feu colonel Giguet n’eût jamais commandé la gendarmerie de l’Aube. Le feu comte Marion n’eût jamais présidé de cour impériale, sans l’appui du comte de qui je serai toujours l’obligé, moi !… Vous trouverez donc naturel que je sois son avocat dans cette enceinte !… Enfin, il est peu de personnes dans notre Arrondissement qui n’ait reçu des bienfaits de cette famille…
Il se fit une rumeur.
– Un candidat se met sur la sellette, et, reprit Achille avec feu, j’ai le droit d’interroger sa vie avant de l’investir de mes pouvoirs. Or, je ne veux pas d’ingratitude chez mon mandataire, car l’ingratitude est comme le malheur, l’une attire l’autre. Nous avons été, dites-vous, le marche-pied des Keller, eh bien ! ce que je viens d’entendre me fait craindre d’être le marche-pied des Giguet. Nous sommes dans le siècle du positif, n’est-ce pas ? Eh bien ! examinons quels seront, pour l’Arrondissement d’Arcis, les résultats de la nomination de Simon [p. F04-d] Giguet ? On vous parle d’indépendance ? Simon, que je maltraite comme candidat, est mon ami, comme il est celui de tous ceux qui m’écoutent, et je serai personnellement charmé de le voir devenir un orateur de la gauche, se placer entre Garnier-Pagès et Laffitte ; mais qu’en reviendra-t-il à l’Arrondissement ?… L’Arrondissement aura perdu l’appui du comte de Gondreville et celui des Keller… Nous avons tous besoin de l’un et des autres dans une période de cinq ans. On va voir la maréchale de Carigliano, pour obtenir la réforme d’un gaillard dont le numéro est mauvais. On a recours au crédit des Keller dans bien des affaires qui se décident sur leur recommandation. On a toujours trouvé le vieux comte de Gondreville tout prêt à nous rendre service. Il suffit d’être d’Arcis pour entrer chez lui, sans faire antichambre. Ces trois familles connaissent toutes les familles d’Arcis… Où est la caisse de la maison Giguet, et quelle sera son influence dans les ministères ?… De quel crédit jouira-t-elle sur la place de Paris ?… S’il faut faire reconstruire en pierre notre méchant pont de bois, obtiendra-t-elle du Département et de l’État les fonds nécessaires !… En nommant Charles Keller, nous continuons un pacte d’alliance et d’amitié qui jusqu’aujourd’hui ne nous a donné que des bénéfices. En nommant mon bon et excellent camarade de collége, mon digne ami Simon Giguet, nous réaliserons des pertes, jusqu’au jour où il sera ministre ! Je connais assez sa modestie pour croire qu’il ne me démentira pas si je doute de sa nomination à ce poste !… (Rires.) Je suis venu dans cette réunion pour m’opposer à un acte que je regarde comme fatal à notre Arrondissement. Charles Keller appartient à la cour ! me dira-t-on. Eh ! tant mieux ! nous n’aurons pas à payer les frais de son apprentissage politique, il sait les affaires du pays, il connaît les nécessités parlementaires, il est plus près d’être homme d’État que mon ami Simon, qui n’a pas la prétention de s’être fait Pitt ou Talleyrand, dans notre pauvre petite ville d’Arcis…
– Danton en est sorti !… cria le colonel Giguet furieux de cette improvisation pleine de justesse.
– Bravo !…
Ce mot fut une acclamation, soixante personnes battirent des mains.
– Mon père a bien de l’esprit, dit tout bas Simon Giguet à [p. F04-e] Beauvisage.
– Je ne comprends pas, qu’à propos d’une élection, dit le vieux colonel à qui le sang bouillait dans le visage et qui se leva soudain, on tiraille les liens qui nous unissent au comte de Gondreville. Mon fils tient sa fortune de sa mère, il n’a rien demandé au comte de Gondreville. Le comte n’aurait pas existé que Simon serait ce qu’il est : fils d’un colonel d’artillerie qui doit ses grades à ses services, un avocat dont les opinions n’ont pas varié. Je dirais tout haut au comte de Gondreville et en face de lui : – « Nous avons nommé votre gendre pendant vingt ans, aujourd’hui nous voulons faire voir qu’en le nommant nous agissions volontairement, et nous prenons un homme d’Arcis, afin de montrer que le vieil esprit de 1789, à qui vous avez dû votre fortune, vit toujours dans la patrie des Danton, des Malin, des Grévin, des Pigoult, des Marion !…6Erreur deL’Unionoù manquent les guillemets fermants. » Et voilà !
Et le vieillard s’assit.
Il se fit alors un grand brouhaha. Achille ouvrit la bouche pour répliquer. Beauvisage, qui ne serait pas cru7Erreur deL’Union: « qui ne serait pas cru » au lieu de « qui ne se serait pas cru ». président s’il n’avait pas agité sa sonnette, augmenta le tapage en réclamant le silence. Il était alors deux heures.
– Je prends la liberté de faire observer à l’honorable colonel Giguet, dont les sentimens sont faciles à comprendre, qu’il a pris de lui-même la parole, et c’est contre les usages parlementaires, dit Achille Pigoult.
– Je ne crois pas nécessaire de rappeler à l’ordre le colonel… dit Beauvisage. Il est père…
Le silence se rétablit.
– Nous ne sommes pas venus ici, s’écria Fromaget, pour direamenà tout ce que voudraient messieurs Giguet, père et fils…
– Non ! non ! cria l’assemblée.
– Ça va mal ! dit madame Marion à sa cuisinière.
– Messieurs, reprit Achille, je me borne à demander catégoriquement à mon ami Simon Giguet ce qu’il compte faire pour nos intérêts !…
– Oui ? oui !
– Depuis quand, dit Simon Giguet, de bons citoyens comme [p. F04-f] ceux d’Arcis voudraient-ils faire métier et marchandise de la sainte mission du député ?…
On ne se figure pas l’effet que produisent les beaux sentimens sur les hommes réunis. On applaudit aux grandes maximes, et l’on n’en vote pas moins l’abaissement de son pays, comme le forçat qui souhaite la punition de Robert-Macaire en voyant jouer la pièce, n’en va pas moins assassiner un monsieur Germeuil quelconque.
– Bravo ! crièrent quelques électeurs Giguet-pur-sang.
– Vous m’enverrez à la chambre, si vous m’y envoyiez, pour y représenter des principes, les principes de 1789 ! pour être un des chiffres, si vous voulez, de l’opposition, mais pour voter avec elle, éclairer le gouvernement, faire la guerre aux abus, et réclamer le progrès en tout…
– Qu’appelez-vous progrès ? Pour nous, le progrès serait de mettre la Champagne pouilleuse en culture, dit Fromaget.
– Le progrès ! je vais vous l’expliquer comme je l’entends, cria Giguet exaspéré par l’interruption.
– C’est les frontières du Rhin pour la France ! dit le colonel, et les traités de 1815 déchirés !
– C’est de vendre toujours le blé fort cher et de laisser toujours le pain à bon marché, cria railleusement Achille Pigoult qui, croyant faire une plaisanterie, exprimait un des non-sens qui règnent en France.
– C’est le bonheur de tous obtenu par le triomphe des doctrinaires humanitaires…
– Qu’est-ce que je disais ?… demanda le fin notaire à ses voisins.
– Chut ! silence ! Écoutons ! dirent quelques curieux.
– Messieurs, dit le gros Mollot en souriant, le débat s’élève, donnez votre attention à l’orateur, laissez-le s’expliquer…
– À toutes les époques de transition, messieurs, reprit gravement Simon Giguet, et nous sommes à l’une de ces époques…
– Bèèèè… bèèèè… fit un ami d’Achille Pigoult qui possédait les facultés (sublimes en matière d’élection) du ventriloque.
Un fou rire général s’empara de cette assemblée [p. F04-g] champenoise avant tout. Simon Giguet se croisa les bras et attendit que cet orage de rires fût passé.
– Si l’on a prétendu me donner une leçon, reprit-il, et me dire que je suis le troupeau des glorieux défenseurs des droits de l’humanité qui lancent cri sur cri, livre sur livre, du prêtre immortel qui plaide pour la Pologne expirée, du courageux pamphlétaire, le surveillant de la liste civile, des philosophes qui réclament la sincérité dans le jeu de nos institutions, je remercie mon interrupteur inconnu ! Pour moi, le progrès, c’est la réalisation de tout ce qui nous fut promis à la Révolution de juillet, c’est la réforme électorale, c’est…
– Vous êtes démocrate, alors ! dit Achille Pigoult.
– Non, reprit le candidat. Est-ce être démocrate que de vouloir le développement régulier, légal de nos institutions ? Pour moi, le progrès, c’est la fraternité rétablie entre les membres de la grande famille française, et nous ne pouvons pas nous dissimuler que beaucoup de souffrances…
À trois heures, Simon Giguet expliquait encore le progrès, et quelques-uns des assistans faisaient entendre des ronflemens réguliers qui dénotaient un profond sommeil.
Le malicieux Achille Pigoult avait engagé tout le monde à religieusement écouter l’orateur qui se noyait dans ses phrases et périphrases.
En ce moment, plusieurs groupes de bourgeois, électeurs ou non, stationnaient devant le château d’Arcis, dont la grille donne sur la place, et en retour de laquelle se trouve la porte de la maison Marion.
Cette place est un terrain auquel aboutissent plusieurs routes et plusieurs rues. Il s’y trouve un marché couvert ; puis, en face du château, de l’autre côté de la place qui n’est ni pavée, ni macadamisée, et où la pluie dessine de petites ravines, s’étend une magnifique promenade appelée Avenue des Soupirs. Est-ce à l’honneur ou au blâme des femmes de la ville ? Cette amphibologie est sans doute un trait d’esprit du pays.
Deux belles contre-allées plantées de vieux tilleuls très touffus, mènent de la place à un boulevart circulaire, qui forme une autre promenade délaissée comme toutes les promenades de province, où l’on aperçoit beaucoup plus d’immondices tranquilles que de promeneurs agités comme ceux de Paris.
Au plus fort de la discussion qu’Achille Pigoult dramatisait avec un sang-froid et un courage dignes d’un orateur du vrai [p. F05-b] parlement, quatre personnages se promenaient de front sous les tilleuls d’une des contre-allées de l’avenue des Soupirs. Quand ils arrivaient à la place, ils s’arrêtaient d’un commun accord, et regardaient les habitans d’Arcis qui bourdonnaient devant le château, comme des abeilles rentrant le soir à leur ruche.
Ces quatre promeneurs étaient tout le parti ministériel d’Arcis : le sous-préfet, le procureur du roi, son substitut, et monsieur Martener le juge d’instruction. Le président du tribunal est, comme on le sait déjà, partisan de la branche aînée et le dévoué serviteur de la maison de Cinq-Cygne.
– Non, je ne conçois pas le gouvernement, répéta le sous-préfet en montrant les groupes qui épaississaient. En de si graves conjonctures, on me laisse sans instructions !…
– Vous ressemblez en ceci à beaucoup de monde ! répondit Olivier Vinet en souriant.
– Qu’avez-vous à reprocher au gouvernement ? demanda le procureur du roi.
– Le ministère est fort embarrassé, reprit le jeune Martener : il sait que cet Arrondissement appartient en quelque sorte aux Keller, et il se gardera bien de les contrarier. On a des ménagemens à garder avec le seul homme comparable à monsieur de Talleyrand. Ce n’est pas au préfet que vous deviez envoyer le commissaire de police, mais au comte de Gondreville.
– En attendant, dit Frédéric Marest, l’opposition se remue, et vous voyez quelle est l’influence du colonel Giguet. Notre maire, monsieur Beauvisage, préside cette réunion préparatoire…
– Après tout, dit sournoisement Olivier Vinet au sous-préfet, Simon Giguet est votre ami, votre camarade de collége, il sera du parti de monsieur Thiers, et vous ne risquez rien à favoriser sa nomination.
– Avant de tomber, le ministère actuel peut me destituer. Si nous savons quand on nous destitue, nous ne savons jamais quand on nous renomme, dit Antonin Goulard.
– Collinet, l’épicier !… voilà le soixante-septième électeur entré chez le colonel Giguet, dit monsieur Martener qui faisait son métier de juge d’instruction en comptant les électeurs.
– Si Charles Keller est le candidat du ministère, reprit Antonin Goulard, on aurait dû me le dire, et ne pas donner le temps à Simon Giguet de s’emparer des esprits !
[p. F05-c] Ces quatre personnages arrivèrent en marchant lentement jusqu’à l’endroit où cesse le boulevart, et où il devient la place publique.
– Voilà monsieur Groslier ! dit le juge en apercevant un homme à cheval.
Ce cavalier était le commissaire de police, il aperçut le gouvernement d’Arcis, réuni sur la voie publique, et se dirigea vers les quatre magistrats.
– Eh bien ! monsieur Groslier ?… fit le sous-préfet en allant causer avec le commissaire à quelques pas de distance des trois magistrats.
– Monsieur, dit le commissaire de police à voix basse, monsieur le préfet m’a chargé de vous apprendre une triste nouvelle, monsieur le vicomte Charles Keller est mort. La nouvelle est arrivée avant-hier à Paris par le télégraphe, et les deux messieurs Keller, monsieur le comte de Gondreville, la maréchale de Carigliano, enfin toute la famille est depuis hier à Gondreville. Abd-el-Kader a repris l’offensive en Afrique, et la guerre s’y fait avec acharnement. Ce pauvre jeune homme a été l’une des premières victimes des hostilités. Vous recevrez, ici même, m’a dit monsieur le préfet, relativement à l’élection, des instructions confidentielles…
– Par qui ?… demanda le sous-préfet.
– Si je le savais, ce ne serait plus confidentiel, répondit le commissaire. Monsieur le préfet lui-même ne sait rien. Ce sera, m’a-t-il dit, un secret entre vous et le ministre.
Et il continua son chemin après avoir vu l’heureux sous-préfet mettant un doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence.
– Eh bien ! quelle nouvelle de la préfecture ?… dit le procureur du roi quand Antonin Goulard revint vers le groupe formé par les trois fonctionnaires.
– Rien de bien satisfaisant, répondit d’un air mystérieux Antonin qui marcha lestement comme s’il voulait quitter les magistrats.
En allant vers le milieu de la place assez silencieusement, car les trois magistrats furent comme piqués de la vitesse affectée par le sous-préfet, monsieur Martener aperçut la vieille madame Beauvisage, la mère de Philéas, entourée par presque tous les bourgeois de la place, auxquels elle paraissait faire un récit. Un [p. F05-d] avoué, nommé Sinot, qui avait la clientèle des royalistes de l’Arrondissement d’Arcis, et qui s’était abstenu d’aller à la réunion Giguet, se détacha du groupe et courut vers la porte de la maison Marion en sonnant avec force.
– Qu’y a-t-il ? dit Frédéric Marest en laissant tomber son lorgnon et instruisant le sous-préfet et le juge de cette circonstance.
– Il y a, messieurs, répondit Antonin Goulard, que Charles Keller a été tué en Afrique, et que cet événement donne les plus belles chances à Simon Giguet ! Vous connaissez Arcis, il ne pouvait y avoir d’autre candidat ministériel que Charles Keller. Tout autre rencontrera contre lui le patriotisme de clocher…
– Un pareil imbécile serait nommé ?… dit Olivier Vinet en riant.
Le substitut, âgé d’environ vingt-trois ans, en sa qualité de fils aîné d’un des plus fameux procureurs-généraux dont l’arrivée au pouvoir date de la révolution de Juillet, avait dû naturellement à l’influence de son père d’entrer dans la magistrature du parquet. Ce procureur-général, toujours nommé député par la ville de Provins, est un des arcs-boutans du centre à la Chambre. Aussi le fils, dont la mère est une demoiselle de Chargebœuf, avait-il une assurance, dans ses fonctions et dans son allure, qui révélait le crédit du père. Il exprimait ses opinions sur les hommes et sur les choses, sans trop se gêner ; car il espérait ne pas rester longtemps dans la ville d’Arcis, et passer procureur du roi à Versailles, infaillible marchepied d’un poste à Paris.
L’air dégagé de ce petit Vinet, l’espèce de fatuité judiciaire que lui donnait la certitude de faire son chemin, gênaient d’autant plus Frédéric Marest que l’esprit le plus mordant appuyait les prétentions du subordonné. Le procureur du Roi, homme de quarante ans qui, sous la Restauration, avait mis six ans à devenir premier substitut, et que la Révolution de Juillet oubliait au parquet d’Arcis, quoiqu’il eût dix-huit mille francs de rente, se trouvait perpétuellement pris entre le désir de se concilier les bonnes grâces d’un procureur-général susceptible d’être garde-des-sceaux tout comme tant d’avocats députés, et la nécessité de garder sa dignité.
Olivier Vinet, mince et fluet, blond, à la figure fade, relevée [p. F05-e] par deux yeux verts pleins de malice, était de ces jeunes gens railleurs, portés au plaisir, qui savent reprendre l’air gourmé, rogue et pédant dont s’arment les magistrats une fois sur leur siége. Le grand, gros, épais et grave procureur du Roi, venait d’inventer depuis quelques jours un système au moyen duquel il se tirait d’affaires avec le désespérant Vinet, il le traitait comme un père traite un enfant gâté.
– Olivier, répondit-il à son substitut en lui frappant sur l’épaule, un homme qui a autant de portée que vous, doit penser que maître Giguet peut devenir député. Vous eussiez dit votre mot tout aussi bien devant des gens d’Arcis qu’entre amis.
– Il y a quelque chose contre Giguet, dit alors monsieur Martener.
Ce bon jeune homme, assez lourd, mais plein de capacité, fils d’un médecin de Provins, devait sa place au procureur-général Vinet, qui fut pendant long-temps avocat à Provins et qui protégeait les gens de Provins, comme le comte de Gondreville protégeait ceux d’Arcis. (Voirpierrette.)
– Quoi ? fit Antonin.
– Le patriotisme de clocher est terrible contre un homme qu’on impose à des électeurs, reprit le juge ; mais quand il s’agira pour les bonnes gens d’Arcis d’élever un de leurs égaux, la jalousie, l’envie seront plus fortes que le patriotisme.
– C’est bien simple, dit le procureur du Roi, mais c’est bien vrai… Si vous pouvez réunir cinquante voix ministérielles, vous vous trouverez vraisemblablement le maître des élections ici, ajouta-t-il en regardant Antonin Goulard.
– Il suffit d’opposer un candidat du même genre à Simon Giguet, dit Olivier Vinet.
Le sous-préfet laissa percer sur sa figure un mouvement de satisfaction qui ne pouvait échapper à aucun de ses trois compagnons, avec lesquels il s’entendait d’ailleurs très bien. Garçons tous les quatre, tous assez riches, ils avaient formé, sans aucune préméditation, une alliance pour échapper aux ennuis de la province. Les trois fonctionnaires avaient d’ailleurs remarqué déjà l’espèce de jalousie que Giguet inspirait à Goulard, et qu’une notice sur leurs antécédens fera comprendre.
Fils d’un ancien piqueur de la maison de Simeuse, enrichi par un achat de biens nationaux, Antonin Goulard était, comme Simon Giguet, un enfant d’Arcis. Le vieux Goulard son père, [p. F05-f] quitta l’abbaye du Valpreux, (corruption du Val-des-Preux), pour habiter Arcis après la mort de sa femme, et il envoya son fils Antonin au lycée impérial, où le colonel Giguet avait déjà mis son fils Simon. Les deux compatriotes, après s’être trouvés camarades de collége, firent à Paris leur droit ensemble, et leur amitié s’y continua dans les amusemens de la jeunesse. Ils se promirent de s’aider les uns les autres à parvenir en se trouvant tous deux dans des carrières différentes. Mais le sort voulut qu’ils devinssent rivaux.
Malgré ses avantages assez positifs, malgré la croix de la Légion-d’Honneur que le comte de Gondreville, à défaut d’avancement, avait fait obtenir à Goulard et qui fleurissait sa boutonnière, l’offre de son cœur et de sa position fut honnêtement rejetée, quand, six mois avant le jour où cette histoire commence, Antonin s’était présenté lui-même secrètement à madame Beauvisage.
Aucune démarche de ce genre n’est secrète en province. Le procureur du roi, Frédéric Marest, dont la fortune, la boutonnière, la position étaient égales à celles d’Antonin Goulard, avait essuyé, trois ans auparavant, un refus motivé sur la différence des âges.
Aussi le sous-préfet et le procureur du Roi se renfermaient-ils dans les bornes d’une exacte politesse avec les Beauvisage, et se moquaient d’eux en petit comité.
Tous deux en se promenant, ils venaient de deviner et de se communiquer le secret de la candidature de Simon Giguet ; car ils avaient compris, la veille, les espérances de madame Marion. Possédés l’un et l’autre du sentiment qui animele chien du jardinier, ils étaient pleins d’une secrète bonne volonté pour empêcher l’avocat d’épouser la riche héritière dont la main leur avait été refusée.
– Dieu veuille que je sois le maître des élections, reprit le sous-préfet, et que le comte de Gondreville me fasse nommer préfet, car je n’ai pas plus envie que vous de rester ici, quoique je sois d’Arcis.
– Vous avez une belle occasion de vous faire nommer député, mon chef, dit Olivier Vinet à Marest. Venez voir mon père, qui sans doute arrivera dans quelques heures à Provins, et nous lui demanderons de vous faire prendre pour candidat ministériel…
– Restez ici, reprit Antonin, le ministère a des vues sur la [p. F05-g] candidature d’Arcis…
– Ah ! bah ? Mais il y a deux ministères, celui qui croit faire les élections et celui qui croit en profiter, dit Vinet.
– Ne compliquons pas les embarras d’Antonin, répondit Frédéric Marest en faisant un clignement d’yeux à son substitut.
Les quatre magistrats, alors arrivés bien au delà de l’avenue des Soupirs, sur la place, s’avancèrent jusques devant l’auberge duMulet, en voyant venir Poupart qui sortait de chez madame Marion.
En ce moment, la porte cochère de la maison vomissait les soixante-sept conspirateurs.
– Vous êtes donc allé dans cette maison, lui dit Antonin Goulard en lui montrant les murs du jardin Marion qui bordent la route de Brienne en face des écuries duMulet.
– Je n’y retournerai plus, monsieur le sous-préfet, répondit l’aubergiste, le fils de monsieur Keller est mort, je n’ai plus rien à faire, Dieu s’est chargé de faire la place nette…
– Eh bien ! Pigoult ?… fit Olivier Vinet en voyant venir toute l’opposition de l’assemblée Marion.
– Eh bien ! répondit le notaire sur le front de qui la sueur non séchée témoignait de ses efforts, Sinot est venu nous apprendre une nouvelle qui les a mis tous d’accord ! À l’exception de cinq dissidens : Poupart, mon grand-père, Mollot, Sinot et moi, tous ont juré, comme au jeu de paume, d’employer leurs moyens au triomphe de Simon Giguet, de qui je me suis fait un ennemi mortel. Oh ! nous nous étions bien échauffés. J’ai toujours amené les Giguet à fulminer contre les Gondreville. Ainsi le vieux comte sera de mon côté. Pas plus tard que demain, il saura tout ce que les soi-disant patriotes d’Arcis ont dit de lui, de sa corruption, de ses infamies, pour se soustraire à sa protection, ou, selon eux, à son joug.
– Ils sont unanimes, dit en souriant Olivier Vinet.
– Aujourd’hui, répondit monsieur Martener.
– Oh ! s’écria Pigoult, le sentiment général des électeurs est de nommer un homme du pays. Qui voulez-vous opposer à Simon Giguet ! un homme qui vient de passer deux heures à expliquer le motprogrès!…
– Nous trouverons le vieux Grévin, s’écria le Sous-préfet.
– Il est sans ambition, répondit Pigoult ; mais il faut avant tout consulter monsieur le comte de Gondreville. Tenez, voyez [p. F05-h] avec quels soins Simon reconduit cette ganache dorée de Beauvisage, dit-il en montrant l’avocat qui tenait le maire par le bras et lui parlait à l’oreille.
Beauvisage saluait à droite et à gauche tous les habitans qui le regardaient avec la déférence que les gens de province témoignent à l’homme le plus riche de leur ville.
– Il le soigne comme père et maire ! répliqua Vinet.
– Oh ! il aura beau le papelarder, répondit Pigoult qui saisit la pensée cachée dans le calembour8Erreur deL’Union: « calembourg » au lieu de « calembour ». du Substitut, la main de Cécile ne dépend ni du père, ni de la mère.
– Et de qui donc ?…
– De mon ancien patron. Simon serait nommé député d’Arcis, il n’aurait pas ville gagnée…
Quoique le sous-préfet et Frédéric Marest pussent dire à Pigoult, il refusa d’expliquer cette exclamation qui leur avait justement paru grosse d’événemens, et qui révélait une certaine connaissance des projets de la famille Beauvisage.
Tout Arcis était en mouvement, non seulement à cause de la fatale nouvelle qui venait d’atteindre la famille Gondreville, mais encore à cause de la grande résolution prise chez les Giguet où, dans ce moment, les trois domestiques et madame Marion travaillaient à tout remettre en état, pour pouvoir recevoir pendant la soirée leurs habitués, que la curiosité devait attirer au grand complet.
La Champagne a l’apparence d’un pays pauvre et n’est qu’un pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. Si vous traversez les villages et même les villes, vous n’apercevez que de méchantes constructions en bois ou en pisé ; les plus luxueuses sont en briques. La pierre y est à peine employée pour les établissemens publics. Aussi le château, le Palais-de-Justice d’Arcis, l’église, sont-ils les seuls édifices bâtis en pierre. Néanmoins la Champagne, ou si vous voulez, les départemens de l’Aube, de la Marne et de la Haute-Marne, déjà richement dotés de ces vignobles dont la renommée est universelle, sont encore pleins d’industries florissantes.
Sans parler des manufactures de Rheims, presque toute la [p. F06-b] bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte d’ouvriers dont les métiers s’aperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé Fabricant.
Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres, ont une enseigne où se lisent ces mots :Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. La bonneterie vient de la Champagne en grande partie, car il existe à Paris des ouvriers qui rivalisent avec les Champenois.
Cet intermédiaire entre le producteur et le consommateur n’est pas une plaie particulière à la bonneterie. Il existe dans la plupart des commerces, et renchérit la marchandise de tout le bénéfice exigé par l’entrepositaire. Abattre ces cloisons coûteuses qui nuisent à la vente des produits, serait une entreprise grandiose qui, par ses résultats, arriverait à la hauteur d’une œuvre politique. En effet, l’industrie tout entière y gagnerait, en établissant à l’intérieur ce bon marché si nécessaire à l’extérieur pour soutenir victorieusement la guerre industrielle avec l’étranger ; bataille tout aussi meurtrière que celle des armes.
Mais la destruction d’un abus de ce genre ne rapporterait pas aux philanthropes9Erreur deL’Union: « philantropes » au lieu de « philanthropes ». modernes la gloire et les avantages d’une polémique soutenue pour les noix creuses de la négrophilie ou du système pénitentiaire ; aussi le commerce interlopede ces banquiers de marchandisescontinuera-t-il à peser pendant long-temps et sur la production et sur la consommation. En France, dans ce pays si spirituel, il semble que simplifier, ce soit détruire. La révolution de 1789 y fait encore peur.
On voit, par l’énergie industrielle que déploie un pays pour qui la nature est marâtre, quels progrès y ferait l’agriculture [p. F06-c] si l’argent consentait à commanditer le sol qui n’est pas plus ingrat dans la Champagne qu’il ne l’est en Écosse, où les capitaux ont produit des merveilles. Aussi le jour où l’agriculture aura vaincu les portions infertiles de ces départemens, quand l’industrie aura semé quelques capitaux sur la craie champenoise, la prospérité triplera-t-elle. En effet le pays est sans luxe, les habitations y sont dénuées ; le comfort des Anglais y pénétrera, l’argent y prendra cette rapide circulation qui est la moitié de la richesse, et qui commence dans beaucoup de contrées inertes de la France.
Les écrivains, les administrations, l’Église du haut de ses chaires, la Presse du haut de ses colonnes, tous ceux à qui le hasard donne le pouvoir d’influer sur les masses, doivent le dire et le redire : thésauriser est un crime social. L’économie inintelligente de la province arrête la vie du corps industriel et gêne la santé de la nation.
Ainsi, la petite ville d’Arcis, sans transit, sans passage, en apparence vouée à l’immobilité sociale la plus complète, est, relativement, une ville riche et pleine de capitaux lentement amassés dans l’industrie de la bonneterie.
Monsieur Philéas Beauvisage était l’Alexandre, ou, si vous voulez, l’Attila de cette partie. Voici comment cet honorable industriel avait conquis sa suprématie sur le coton.
Resté le seul enfant des Beauvisage, anciens fermiers de la magnifique ferme de Bellache, dépendant de la terre de Gondreville, ses parens firent, en 1811, un sacrifice pour le sauver de la conscription, en achetant un homme. Depuis, la mère Beauvisage, devenue veuve, avait, en 1813, encore soustrait son fils unique à l’enrôlement des Gardes-d’Honneur, grâce au crédit du comte de Gondreville. En 1813, Philéas, âgé de vingt-et-un10Erreur deL’Union: « vingt-un » au lieu de « vingt-et-un ». ans, s’était déjà voué depuis trois ans au commerce pacifique de la bonneterie.
En se trouvant alors à la fin du bail de Bellache, la vieille [p. F06-d] fermière refusa de le continuer. Elle se voyait en effet assez d’ouvrage pour ses vieux jours à faire valoir ses biens. Pour que rien ne troublât sa vieillesse, elle voulut procéder chez monsieur Grévin, le notaire d’Arcis, à la liquidation de la succession de son mari, quoique son fils ne lui demandât aucun compte ; il en résulta qu’elle lui devait cent cinquante mille francs environ. La bonne femme ne vendit point ses terres, dont la plus grande partie provenait du malheureux Michu, l’ancien régisseur de la maison de Simeuse, elle remit la somme en argent à son fils, en l’engageant à traiter de la maison de son patron, le fils du vieux juge de paix, dont les affaires étaient devenues si mauvaises, qu’on suspecta, comme on l’a dit déjà, sa mort d’avoir été volontaire.
Philéas Beauvisage, garçon sage et plein de respect pour sa mère, eut bientôt conclu l’affaire avec son patron ; et comme il tenait de ses parens la bosse que les phrénologistes appellent l’acquisivité, son ardeur de jeunesse se porta sur ce commerce qui lui parut magnifique, et qu’il voulut agrandir par la spéculation.
Ce prénom de Philéas, qui peut paraître extraordinaire, est une des mille bizarreries dues à la Révolution. Attachés à la famille Simeuse, et conséquemment bons catholiques, les Beauvisage avaient voulu faire baptiser leur enfant. Le curé de Cinq-Cygne, l’abbé Goujet, consulté par les fermiers, leur conseilla de donner à leur fils, Philéas pour patron, un saint dont le nom grec satisferait la Municipalité ; car cet enfant naquit à une époque où les enfans s’inscrivaient à l’État civil sous les noms bizarres du calendrier républicain.
En 1814, la bonneterie, commerce peu chanceux en temps ordinaires, était soumise11Erreur deL’Union: « soumis » au lieu de « soumise ». à toutes les variations des prix du coton. Le prix du coton dépendait du triomphe ou de la défaite de l’empereur Napoléon dont les adversaires, les généraux Anglais, disaient en Espagne : – La ville est prise, [p. F06-e] faites avancer les ballots…
Pigoult, l’ex-patron du jeune Philéas, fournissait la matière première à ses ouvriers dans les campagnes. Au moment où il vendit sa maison de commerce au fils Beauvisage, il possédait une forte partie de cotons achetés en pleine hausse, tandis que de Lisbonne, on en introduisait des masses dans l’Empire à six sous le kilogramme, en vertu du fameux décret de l’empereur. La réaction produite en France par l’introduction de ces cotons, causa la mort de Pigoult, le père d’Achille, et commença la fortune de Philéas qui, loin de perdre la tête comme son patron, se fit un prix moyen en achetant du coton à bon marché, en quantité double de celle acquise par son prédécesseur. Cette idée si simple permit à Philéas de tripler la fabrication, de se poser en bienfaiteur des ouvriers, et il put verser ses bonneteries dans Paris et en France, avec des bénéfices, quand les plus heureux vendaient à prix coûtant.
Au commencement de 1814, Philéas avait vidé ses magasins. La perspective d’une guerre sur le territoire, et dont les malheurs devaient peser principalement sur la Champagne, le rendit prudent ; il ne fit rien fabriquer, et se tint prêt à tout événement avec ses capitaux réalisés en or.
À cette époque, les lignes de douanes étaient enfoncées. Napoléon n’avait pu se passer de ses trente mille douaniers pour sa lutte sur le territoire. Le coton introduit par mille trous faits à la haie de nos frontières, se glissait sur tous les marchés de la France. On ne se figure pas combien le coton fut fin et alerte à cette époque ! ni avec quelle avidité les Anglais s’emparèrent d’un pays où les bas de coton valaient six francs, et où les chemises en percale étaient un objet de luxe !
Les fabricans du second ordre, les principaux ouvriers, comptant sur le génie de Napoléon, avaient acheté les cotons venus d’Espagne. Ils travaillèrent, dans l’espoir de faire la loi, plus tard, aux négocians de Paris. Philéas observa ces faits. [p. F06-f] Puis quand la guerre ravagea la Champagne, il se tint entre l’armée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis l’or à la main, ce cosaque des bas achetait au dessous du prix de fabrication, de village en village, les tonneaux de marchandises qui pouvaient du jour au lendemain devenir la proie d’un ennemi dont les pieds avaient autant besoin d’être chaussés que le gosier d’être humecté.
Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de l’empereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré. À une lieue en arrière, là où le général se portait à une lieue en avant, il accaparait des bonnets et des bas de coton dans son succès, là où l’empereur recueillait dans ses revers des palmes immortelles. Le génie fut égal de part et d’autre, quoiqu’il s’exerçât dans des sphères différentes et que l’un pensât à couvrir les têtes en aussi grand nombre que l’autre en faisait tomber. Obligé de se créer des moyens de transport pour sauver ses tonnes de bonneterie qu’il emmagasina dans un faubourg de Paris, Philéas mit souvent en réquisition des chevaux et des fourgons, comme s’il s’agissait du salut de l’Empire. Mais la majesté du commerce ne valait-elle pas celle de Napoléon ? Les marchands anglais, après avoir soldé l’Europe, n’avaient-ils pas raison du colosse qui menaçait leurs boutiques ?…
Au moment où l’Empereur abdiquait à Fontainebleau, Philéas triomphant, se trouvait maître de l’article. Il soutint, par suite de ses habiles manœuvres, la dépréciation des cotons, et doubla sa fortune au moment où les plus heureux fabricans étaient ceux qui se défaisaient de leurs marchandises à cinquante pour cent de perte. Il revint à Arcis, riche de trois cent mille francs, dont la moitié placée sur le Grand-Livre à soixante francs lui [p. F06-g] produisit quinze mille livres de rentes. Cent mille francs furent destinés à doubler le capital nécessaire à son commerce. Il employa le reste à bâtir, meubler, orner une belle maison sur la place du Pont, à Arcis.
Au retour du bonnetier triomphant, monsieur Grévin fut naturellement son confident. Le notaire avait alors à marier une fille unique, âgée de vingt ans. Le beau-père de Grévin, qui fut pendant quarante ans médecin d’Arcis, n’était pas encore mort. Grévin, déjà veuf, connaissait la fortune de la mère Beauvisage. Il crut à l’énergie, à la capacité d’un jeune homme assez hardi pour avoir ainsi fait la campagne de 1814. Séverine Grévin avait en dot la fortune de sa mère, soixante mille francs. Que pouvait laisser le vieux bonhomme Varlet à Séverine, tout au plus une pareille somme ! Grévin était alors âgé de cinquante ans, il craignait de mourir, il ne voyait plus jour, sous la Restauration, à marier sa fille à son goût ; car, pour elle, il avait de l’ambition. Dans ces circonstances, il eut la finesse de se faire demander sa fille en mariage par Philéas.
Séverine Grévin, jeune personne bien élevée, belle, passait alors pour être un des bons partis d’Arcis. D’ailleurs, une alliance avec l’ami le plus intime du sénateur, comte de Gondreville, maintenu pair de France, ne pouvait qu’honorer le fils d’un fermier de Gondreville, la veuve Beauvisage eût12Erreur deL’Union: « eut » au lieu de « eût ». fait un sacrifice pour l’obtenir ; mais en apprenant les succès de son fils, elle se dispensa de lui donner une dot, sage réserve qui fut imitée par le notaire.
Ainsi fut consommée l’union du fils d’un fermier, jadis si fidèle aux Simeuse, avec la fille d’un de leurs plus cruels ennemis. C’est peut-être la seule application qui se fit du mot de Louis XVIII : Union et oubli.
Au second retour des Bourbons, le vieux médecin, monsieur Varlet, mourut à soixante-seize ans, laissant deux cent mille francs en or dans sa cave, outre ses biens évalués à une somme [p. F06-h] égale. Ainsi, Philéas et sa femme eurent, dès 1816, en dehors de leur commerce, trente mille francs de rente ; car Grévin voulut placer en immeubles la fortune de sa fille, et Beauvisage ne s’y opposa point. Les sommes recueillies par Séverine Grévin dans la succession de son grand-père, donnèrent à peine quinze mille francs de revenu, malgré les belles occasions de placement que rechercha le vieux Grévin.
Ces deux premières années suffirent à madame Beauvisage et à Grévin pour reconnaître la profonde ineptie de Philéas. Le coup-d’œil de la rapacité commerciale avait paru l’effet d’une capacité supérieure au vieux notaire ; de même qu’il avait pris la jeunesse pour la force, et le bonheur pour le génie des affaires. Mais si Philéas savait lire, écrire et bien compter, jamais il n’avait rien lu. D’une ignorance crasse, on ne pouvait pas avoir avec lui la plus petite conversation ; il répondait par un déluge de lieux-communs agréablement débités. Seulement, en sa qualité de fils de fermier, il ne manquait pas du bon sens commercial. La parole d’autrui devait exprimer des propositions nettes, claires, saisissables ; mais il ne rendait jamais la pareille à son adversaire. Philéas, bon et même tendre, pleurait au moindre récit pathétique. Cette bonté lui fit surtout respecter sa femme, dont la supériorité lui causa la plus profonde admiration.
Séverine, femme à idées, savait tout, selon Philéas. Puis, elle voyait d’autant plus juste, qu’elle consultait son père en toute chose. Enfin elle possédait une grande fermeté qui la rendit chez elle maîtresse absolue. Dès que ce résultat fut obtenu, le vieux notaire eut moins de regret en voyant sa fille heureuse par une domination qui satisfait toujours les femmes de ce caractère, mais restait la femme !
Voici ce que trouva, dit-on, la femme.
Dans la réaction de 1816, on envoya pour sous-préfet à Arcis un vicomte de Chargebœuf, de la branche pauvre, et qui fut nommé par la protection de la marquise de Cinq-Cygne, à la famille de laquelle il était allié.
Ce jeune homme resta sous-préfet pendant cinq ans. La belle madame Beauvisage ne fut pas, dit-on, étrangère au séjour infiniment trop prolongé pour son avancement, que le vicomte fit dans cette sous-préfecture. Néanmoins, hâtons-nous de dire que les propos ne furent sanctionnés par aucun de ces scandales qui révèlent en province ces passions si difficiles à cacher aux Argus de petite ville. Si Séverine aima le vicomte de Chargebœuf, si elle fut aimée de lui, ce fut en tout bien tout honneur, dirent les amis de Grévin et ceux de Marion. Cette double coterie imposa son opinion à tout l’arrondissement ; mais les Marion, les [p. F07-b] Grévin n’avaient aucune influence sur les royalistes, et les royalistes tinrent le sous-préfet pour très heureux.
Dès que la marquise de Cinq-Cygne apprit ce qui se disait de son parent dans les châteaux, elle le fit venir à Cinq-Cygne ; et telle était son horreur pour tous ceux qui tenaient de loin ou de près aux acteurs du drame judiciaire si fatal à sa famille, qu’elle enjoignit au vicomte de changer de résidence. Elle obtint la nomination de son cousin à la sous-préfecture de Sancerre, en lui promettant une préfecture.
Quelques fins observateurs prétendirent que le vicomte avait joué la passion pour devenir préfet, car il connaissait la haine de la marquise pour le nom de Grévin. D’autres remarquèrent des coïncidences entre les apparitions du vicomte de Chargebœuf à Paris, et les voyages qu’y faisait madame Beauvisage13Erreur deL’Union: « madame de Beauvisage » au lieu de « madame Beauvisage ». , sous les prétextes les plus frivoles.
Un historien impartial serait fort embarrassé d’avoir une opinion sur des faits ensevelis dans les mystères de la vie privée. Une seule circonstance a paru donner gain de cause à la médisance.
Cécile-Renée Beauvisage était née en 1820, au moment où monsieur de Chargebœuf quitta sa sous-préfecture, et parmi les noms de l’heureux sous-préfet se trouve celui de René. Ce nom fut donné par le comte de Gondreville, parrain de Cécile. Si la mère s’était opposée à ce que sa fille reçût ce nom, elle aurait en quelque sorte confirmé les soupçons. Comme le monde veut toujours avoir raison, ceci passa pour une malice du vieux pair de France. Madame Keller, fille du comte, et qui avait nom Cécile, était la marraine. Quant à la ressemblance de Cécile-Renée Beauvisage, elle est frappante ! Cette jeune personne ne ressemble ni à son père ni à sa mère ; et, avec le temps, elle est devenue le portrait vivant du vicomte dont elle a pris les manières aristocratiques. Cette double ressemblance, morale et physique, ne put jamais être remarquée par les gens d’Arcis, où le vicomte ne revint plus.
Séverine rendit d’ailleurs Philéas heureux à sa manière. Il [p. F07-c] aimait la bonne chère et les aises de la vie, elle eut pour lui les vins les plus exquis, une table digne d’un évêque et entretenue par la meilleure cuisinière du département ; mais sans afficher aucun luxe, car elle maintint sa maison dans les conditions de la vie bourgeoise d’Arcis.
Le proverbe d’Arcis est qu’il faut dîner chez madame Beauvisage et passer la soirée chez madame Marion.
La prépondérance que la Restauration donnait à la maison de Cinq-Cygne, dans l’Arrondissement d’Arcis, avait naturellement resserré les liens entre toutes les familles du pays qui touchèrent au procès criminel fait à propos de l’enlèvement de Gondreville. Les Marion, les Grévin, les Giguet furent d’autant plus unis, que le triomphe de leur opinion diteconstitutionnelleaux élections exigeait une harmonie parfaite.
Par calcul, Séverine occupa Beauvisage au commerce de la bonneterie, auquel tout autre que lui aurait pu renoncer ; elle l’envoyait à Paris, dans les campagnes, pour ses affaires. Aussi jusqu’en 1830, Philéas, qui trouvait à exercer ainsi sa bosse de l’acquisivité, gagna-t-il chaque année une somme équivalente à celle de ses dépenses, outre l’intérêt de ses capitaux, en faisant son métieren pantoufles, pour employer une expression proverbiale. Les intérêts de la fortune14Erreur deL’Union: « Les intérêts et la fortune » au lieu de « Les intérêts de la fortune ». de monsieur et madame Beauvisage, capitalisés depuis quinze ans par les soins de Grévin, devaient donc donner cinq cent mille francs en 1830. Telle était, en effet, à cette époque, la dot de Cécile, que le vieux notaire fit placer en trois pour cent à cinquante francs, ce qui produisit trente mille livres de rente.
Ainsi, personne ne se trompait dans l’appréciation de la fortune des Beauvisage, alors évaluée à quatre-vingt mille francs de rentes. Depuis 1830, ils avaient vendu leur commerce de bonneterie à Jean Violette, un de leurs facteurs, petit-fils d’un des principaux témoins à charge dans l’affaire Simeuse, et ils avaient alors placé leurs capitaux, estimés à trois cent mille francs ; mais monsieur et madame Beauvisage avaient en perspective les deux successions du vieux Grévin et de la vieille [p. F07-d] fermière Beauvisage, estimées chacune entre quinze et vingt mille francs de rentes. Les grandes fortunes de la province sont le produit du temps multiplié par l’économie. Trente ans de vieillesse y sont toujours un capital.
En donnant à Cécile-Renée cinquante mille francs de rentes en dot, monsieur et madame Beauvisage conservaient encore pour eux ces deux successions, trente mille livres de rentes, et leur maison d’Arcis.
Une fois la marquise de Cinq-Cygne morte, Cécile pouvait assurément épouser le jeune marquis ; mais la santé de cette femme, encore forte et presque belle à soixante ans, tuait cette espérance, si toutefois elle était entrée au cœur de Grévin et de sa fille, comme le prétendaient quelques gens étonnés des refus essuyés par des gens aussi convenables que le sous-préfet et le procureur du roi.
La maison Beauvisage, une des plus belles d’Arcis, est située sur la place du Pont, dans l’alignement de la rue Vide-Bourse, à l’angle de la rue du Pont qui monte jusqu’à la place de l’Église. Quoique sans cour, ni jardin, comme beaucoup de maisons de province, elle y produit un certain effet, malgré des ornemens de mauvais goût. La porte bâtarde, mais à deux vantaux15Erreur deL’Union: « ventaux » au lieu de « vantaux ». , donne sur la place. Les croisées du rez-de-chaussée ont sur la rue la vue de l’auberge de la Poste, et sur la place celle du paysage assez pittoresque de l’Aube, dont la navigation commence en aval du pont.
Au delà du pont, se trouve une autre petite place sur laquelle demeure monsieur Grévin, et où commence la route de Sézanne.
Sur la rue comme sur la place, la maison Beauvisage, soigneusement peinte en blanc, a l’air d’avoir été bâtie en pierre. La hauteur des persiennes, les moulures extérieures des croisées, tout contribue à donner à cette habitation une certaine tournure que rehausse l’aspect généralement misérable des maisons d’Arcis, construites presque toutes en bois, et couvertes d’un enduit à l’aide duquel on simule la solidité de la pierre.
[p. F07-e] Néanmoins, ces maisons ne manquent pas d’une certaine naïveté, par cela même que chaque architecte, ou chaque bourgeois, s’est ingénié pour résoudre le problème que présente ce mode de bâtisse. On voit sur chacune des places qui se trouvent de l’un et de l’autre côté du pont, un modèle de ces édifices champenois.
Au milieu de la rangée de maisons située sur la place, à gauche de la maison Beauvisage, on aperçoit, peinte en couleur lie de vin, et les bois peints en vert, la frêle boutique de Jean Violette, petit-fils du fameux fermier de Grouage, un des témoins principaux dans l’affaire de l’enlèvement du sénateur, à qui, depuis 1830, Beauvisage avait cédé son fonds de commerce, ses relations, et à qui, dit-on, il prêtait des capitaux.
Le pont d’Arcis est en bois. À cent mètres de ce pont, en remontant l’Aube, la rivière est barrée par un autre pont sur lequel s’élèvent les hautes constructions en bois d’un moulin à plusieurs tournans.
Cet espace entre le pont public et ce pont particulier, forme un grand bassin sur les rives duquel sont assises de grandes maisons. Par une échancrure, et au-dessus des toits, on aperçoit l’éminence sur laquelle sont assis le château d’Arcis, ses jardins, son parc, ses murs de clôture, ses arbres qui dominent le cours supérieur de l’Aube et les maigres prairies de la rive gauche.
Le bruit de l’Aube qui s’échappe au-delà de la chaussée des moulins par dessus le barrage, la musique des roues contre lesquelles l’eau fouettée retombe dans le bassin en y produisant des cascades, animent la rue du Pont, et contrastent avec la tranquillité de la rivière qui coule en aval entre les jardins de monsieur Grévin dont la maison se trouve au coin du pont sur la rive gauche, et le port où, sur la rive droite, les bateaux déchargent leurs marchandises devant une rangée de maisons assez pauvres, mais pittoresques.
[p. F07-f] L’Aube serpente dans le lointain entre des arbres épars ou serrés, grands ou petits, de divers feuillages, au gré des caprices des riverains.
La physionomie des maisons est si variée, qu’un voyageur y trouverait un spécimen des maisons de tous les pays. Ainsi, au nord, sur le bord du bassin, dans les eaux duquel s’ébattent des canards, il y a une maison quasiment méridionale dont le toit plie sous la tuilerie à gouttières en usage dans l’Italie ; elle est flanquée d’un jardinet soutenu par un coin de quai, dans lequel il s’élève des vignes, une treille et deux ou trois arbres. Elle rappelle quelques détails de Rome où, sur la rive du Tibre, quelques maisons offrent16Erreur deL’Union: « offrant » au lieu de « offrent ». des aspects semblables.
En face, sur l’autre bord, est une grande maison à toit avancé, avec des galeries, qui ressemble à une maison suisse. Pour compléter l’illusion, entre cette construction et le déversoir, on aperçoit une vaste prairie ornée de ses peupliers et que traverse une petite route sablonneuse. Enfin, les constructions du château qui paraît, entouré de maisons si frêles, d’autant plus imposant, représente les splendeurs de l’aristocratie française.
Quoique les deux places du pont soient coupées par le chemin de Sézanne, une affreuse chaussée en mauvais état, et qu’elles soient l’endroit le plus vivant de la ville, car la Justice de paix et la mairie d’Arcis sont situées rue Vide-Bourse, un Parisien trouverait ce lieu prodigieusement champêtre et solitaire.
Ce paysage a tant de naïveté que, sur la place du pont, en face de l’auberge de la Poste, vous voyez une pompe de ferme ; il s’en trouve bien une à peu près semblable dans la splendide cour du Louvre !
Rien n’explique mieux la vie de province que le silence profond dans lequel est ensevelie cette petite ville et qui règne dans son endroit le plus vivant. On doit facilement imaginer combien17Erreur deL’Union: « On doit facilement imaginer comprend combien » au lieu de « On doit facilement imaginer combien ». la présence d’un étranger, n’y passât-il qu’une demi-journée, y est inquiétante, avec quelle attention [p. F07-g] des visages se penchent à toutes les croisées pour l’observer, et dans quel état d’espionnage les habitans vivent les uns envers les autres. La vie y devient si conventuelle, qu’à l’exception des dimanches et jours de fêtes, un étranger ne rencontre personne sur les boulevarts, ni dans l’avenue des Soupirs, nulle part, pas même par les rues.
Chacun peut comprendre maintenant pourquoi le rez-de-chaussée de la maison Beauvisage était de plain-pied avec la rue et la place. La place y servait de cour. En se mettant à sa fenêtre, l’ancien bonnetier pouvait embrasser en enfilade la place de l’Église, les deux places du pont, et le chemin de Sézanne. Il voyait arriver les messagers et les voyageurs à l’auberge de la Poste. Enfin il apercevait, les jours d’audience, le mouvement de la Justice de paix et celui de la Mairie. Aussi Beauvisage n’aurait pas troqué sa maison contre le château malgré son air seigneurial, ses pierres de taille et sa superbe situation.
En entrant chez Beauvisage, on trouvait devant soi un péristyle où se développait, au fond, un escalier. À droite, on entrait dans un vaste salon dont les deux fenêtres donnaient sur la place, et à gauche dans une belle salle à manger dont les fenêtres voyaient sur la rue. Le premier étage servait à l’habitation.
Malgré la fortune des Beauvisage, le personnel de leur maison [p. F08-b] se composait de la cuisinière et d’une femme de chambre, espèce de paysanne qui savonnait, repassait, frottait plus souvent qu’elle n’habillait madame et mademoiselle, habituées à se servir l’une l’autre pour employer le temps. Depuis la vente du fonds de bonneterie, le cheval et le cabriolet de Philéas, logés à l’hôtel de la Poste, avaient été supprimés et vendus.
Au moment où Philéas rentra chez lui, sa femme, qui avait appris la résolution de l’assemblée-Giguet, avait mis ses bottines et son châle pour aller chez son père, car elle devinait bien que, le soir, madame Marion lui ferait quelques ouvertures relativement à Cécile pour Simon.
Après avoir appris à sa femme la mort de Charles Keller, il lui demanda naïvement son avis par un : – Que dis-tu de cela, ma femme ? – qui peignait son habitude de respecter l’opinion de Séverine en toute chose. Puis il s’assit sur un fauteuil et attendit une réponse.
En 1839, madame Beauvisage, alors âgée de quarante-quatre ans, était si bien conservée qu’elle aurait pu doubler mademoiselle Mars. En se rappelant la plus charmante Célimène que le Théâtre-Français ait eue, on se fera une idée exacte de la physionomie de Séverine Grévin. C’était la même richesse de formes, la même beauté de visage, la même netteté de contours ; mais la femme du bonnetier avait une petite taille qui lui ôtait cette grâce noble, cette coquetterie à la Sévigné par lesquelles la grande actrice se recommande au souvenir des hommes qui ont vu l’Empire et la Restauration.
La vie de province et la mise un peu négligée à laquelle Séverine se laissait aller, depuis dix ans, donnait je ne sais quoi de commun à ce beau profil, à ces beaux traits, et l’embonpoint avait détruit ce corps, si magnifique pendant les douze [p. F08-c] premières années de mariage. Mais Séverine rachetait ces imperfections par un regard souverain, superbe, impérieux, et par une certaine attitude de tête pleine de fierté. Ses cheveux encore noirs, longs et fournis, relevés en hautes tresses sur la tête, lui prêtaient un air jeune. Elle avait une poitrine et des épaules de neige ; mais tout cela rebondi, plein, de manière à gêner le mouvement du col devenu trop court. Au bout de ses gros bras potelés, pendait une jolie petite main trop grasse. Elle était enfin accablée de tant de vie et de santé, que par dessus ses souliers la chair, quoique contenue, formait un léger bourrelet. Deux anneaux de nuit, d’une valeur de mille écus chaque, ornaient ses oreilles. Elle portait un bonnet de dentelles à nœuds roses, une robe-redingote en mousseline de laine à raies alternativement roses et gris de lin, bordée de liserés verts, qui s’ouvrait par en bas pour laisser voir un jupon garni d’une petite valencienne, et un châle de cachemire vert à palmes dont la pointe traînait jusqu’à terre. Ses pieds ne paraissaient pas à l’aise dans ses brodequins de peau bronzée.
– Vous n’avez pas tellement faim, dit-elle en jetant les yeux sur Beauvisage, que vous ne puissiez attendre une demi-heure. Mon père a fini de dîner, et je ne peux pas manger en repos, sans avoir su ce qu’il pense et si nous devons aller à Gondreville.
– Va, va, ma bonne, je t’attendrai, dit le bonnetier.
– Mon Dieu, je ne vous déshabituerai18Erreur deL’Union: « déhabituerai » au lieu de « déshabituerai ». donc jamais de me tutoyer ? dit-elle en faisant un geste d’épaules assez significatif.
– Jamais cela ne m’est arrivé devant le monde, depuis 1817, dit Philéas.
– Cela vous arrive constamment devant les domestiques et devant votre fille.
[p. F08-d] – Comme vous voudrez, Séverine, répondit tristement Beauvisage.– Surtout, ne dites pas un mot à Cécile de cette détermination des électeurs, ajouta madame Beauvisage qui se mirait dans la glace en arrangeant son châle.
– Veux-tu que j’aille avec toi chez ton père ? demanda Philéas.
– Non, restez avec Cécile. D’ailleurs, Jean Violette ne doit-il pas vous payer aujourd’hui le reste de son prix ? Il va venir vous apporter ses vingt mille francs. Voilà trois fois qu’il nous remet à trois mois, ne lui accordez plus de délais ; et s’il n’est pas en mesure, allez porter son billet à Courtet l’huissier ; soyons en règle, prenez jugement. Achille Pigoult vous dira comment faire pour toucher notre argent. Ce Violette est bien le digne petit-fils de son grand-père ! je le crois capable de s’enrichir par une faillite : il n’a ni foi ni loi.
– Il est bien intelligent, dit Beauvisage.
– Vous lui avez donné pour trente mille francs une clientèle et un établissement qui, certes, en valait cinquante mille, et en huit ans il ne vous a payé que dix mille francs…
– Je n’ai jamais poursuivi personne, répondit Beauvisage, et j’aime mieux perdre mon argent que de tourmenter un pauvre homme…
– Un homme qui se moque de vous !
Beauvisage resta muet. Ne trouvant rien à répondre à cette observation cruelle, il regarda les planches qui formaient le parquet du salon.
Peut-être l’abolition progressive de l’intelligence et de la volonté de Beauvisage s’expliquerait-elle par l’abus du sommeil. Couché tous les soirs à huit heures et levé le lendemain à huit heures, il dormait depuis vingt ans ses douze heures sans [p. F08-e] jamais s’être réveillé la nuit, ou, si ce grave événement arrivait, c’était pour lui le fait le plus extraordinaire, il en parlait pendant toute la journée. Il passait à sa toilette une heure environ, car sa femme l’avait habitué à ne se présenter devant elle, au déjeuner, que rasé, propre et habillé. Quand il était dans le commerce, il partait après le déjeuner, il allait à ses affaires, et ne revenait que pour le dîner. Depuis 1832, il avait remplacé les courses d’affaires par une visite à son beau-père, et par une promenade, ou par des visites en ville.
En tout temps, il portait des bottes, un pantalon de drap bleu, un gilet blanc et un habit bleu, tenue encore exigée par sa femme. Son linge se recommandait par une blancheur et une finesse d’autant plus remarquée, que Séverine l’obligeait à en changer tous les jours. Ces soins pour son extérieur, si rarement pris en province, contribuaient à le faire considérer dans Arcis, comme on considère à Paris un homme élégant.
À l’extérieur, ce digne et grave marchand de bonnets de coton paraissait donc un personnage ; car sa femme était assez spirituelle pour n’avoir jamais dit une parole qui mît le public d’Arcis dans la confidence de son désappointement et dans la nullité de son mari, qui, grâce à ses sourires, à ses phrases obséquieuses et à sa tenue d’homme riche, passait pour un des hommes les plus considérables. On disait que Séverine en était si jalouse, qu’elle l’empêchait d’aller en soirée ; tandis que Philéas broyait les roses et les lis sur son teint par la pesanteur d’un heureux sommeil.
Beauvisage, qui vivait selon ses goûts, choyé par sa femme, bien servi par ses deux domestiques, cajolé par sa fille, se disait l’homme le plus heureux d’Arcis, et il l’était. Le sentiment de Séverine pour cet homme nul n’allait pas sans la pitié protectrice de la mère pour ses enfans. Elle déguisait la dureté des [p. F08-f] paroles qu’elle était obligée de lui dire, sous un air de plaisanterie. Aucun ménage n’était plus calme, et l’aversion que Philéas avait pour le monde où il s’endormait, où il ne pouvait pas jouer ne sachant aucun jeu de cartes, avait rendu Séverine entièrement maîtresse de ses soirées.
L’arrivée de Cécile mit un terme à l’embarras de Philéas, qui s’écria : – Comme te voilà belle !
Madame Beauvisage se retourna brusquement et jeta sur sa fille un regard perçant qui la fit rougir.
– Ah ! Cécile, qui vous a dit de faire une pareille toilette ?… demanda la mère.
– N’irons-nous pas ce soir chez madame Marion ? Je me suis habillée pour voir comment m’allait ma nouvelle robe.
– Cécile ! Cécile ! fit Séverine, pourquoi vouloir tromper votre mère ?… Ce n’est pas bien, je ne suis pas contente de vous, vous voulez me cacher quelque pensée…
– Qu’a-t-elle donc fait ? demanda Beauvisage enchanté de voir sa fille si pimpante.
– Ce qu’elle a fait ? je le lui dirai !… fit madame Beauvisage en menaçant du doigt sa fille unique.
Cécile se jeta sur sa mère, l’embrassa, la cajola, ce qui, pour les filles uniques, est une manière d’avoir raison.
Cécile Beauvisage, jeune personne de dix-neuf ans, venait de mettre une robe en soie gris de lin, garnie de brandebourgs en gris plus foncé, et qui figurait par devant une redingote. Le corsage à guimpe, orné de boutons et de jockeis, se terminait en pointe par devant, et se laçait par derrière comme un corset.
Ce faux corset dessinait ainsi parfaitement le dos, les hanches et le buste. La jupe, garnie de trois rangs d’effilés, faisait des plis charmans, et annonçait par sa coupe et sa façon la [p. F08-g] science d’une couturière de Paris. Un joli fichu, garni de dentelle, retombait sur le corsage. L’héritière avait autour du cou un petit foulard rose noué très-élégamment, et sur la tête un chapeau de paille orné d’une rose mousseuse. Ses mains étaient gantées de mitaines en filet noir. Elle était chaussée de brodequins en peau bronzée ; enfin, excepté son petit air endimanché, cette tournure de figurine, dessinée dans les journaux de mode, devait ravir le père et la mère de Cécile.
Cécile était d’ailleurs bien faite, d’une taille moyenne et parfaitement proportionnée. Elle avait tressé ses cheveux châtains, selon la mode de 1839, en deux grosses nattes qui lui accompagnaient le visage et se rattachaient derrière la tête. Sa figure, pleine de santé, d’un ovale distingué, se recommandait par cet air aristocratique qu’elle ne tenait ni de son père, ni de sa mère. Ses yeux, d’un brun clair, étaient entièrement dépourvus de cette expression douce, calme et presque mélancolique, si naturelle19Erreur deL’Union: « naturel » au lieu de « naturelle ». aux jeunes filles.
Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfans gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque. Néanmoins, un mari capable de refaire son éducation et d’y effacer les traces de la vie de province, pouvait encore extraire de ce bloc une femme charmante. En effet, l’orgueil que Séverine mettait en sa fille, avait contrebalancé les effets de sa tendresse. Madame Beauvisage avait eu le courage de bien élever sa fille ; elle s’était habituée avec elle à une fausse sévérité qui lui permit de se faire obéir et de réprimer le peu de mal qui se trouvait dans cette âme.
La mère et la fille ne s’étaient jamais quittées, ainsi Cécile avait ; ce qui chez les jeunes filles est plus rare qu’on ne le pense, une pureté de pensée, une fraîcheur de cœur, une [p. F08-h] naïveté réelles, entières et parfaites.
– Votre toilette me donne à penser, dit madame Beauvisage : Simon Giguet vous aurait-il dit quelque chose hier que vous m’auriez caché ?
– Eh bien ? dit Philéas, un homme qui va recevoir le mandat de ses concitoyens…
– Ma chère maman, dit Cécile à l’oreille de sa mère, il m’ennuie ; mais il n’y a plus que lui pour moi dans Arcis.
– Tu l’as bien jugé ; mais attends que ton grand-père ait prononcé, dit madame Beauvisage en embrassant sa fille dont la réponse annonçait un grand sens tout en révélant une brèche faite dans son innocence par l’idée du Mariage.
La maison de Grévin, située sur la rive droite de l’Aube, et qui fait le coin de la petite place d’au delà le pont, est une des plus vieilles maisons d’Arcis. Aussi est-elle bâtie en bois, et les intervalles de ces murs si légers sont-ils remplis de cailloux ; mais elle est revêtue d’une couche de mortier lissé à la truelle et peint en gris. Malgré ce fard coquet, elle n’en paraît pas moins être une maison de cartes.
Le jardin, situé le long de l’Aube, est protégé par un mur de terrasse couronné de pots de fleurs. Cette humble maison, dont les croisées ont des contrevens solides, peints en gris comme le mur, est garnie d’un mobilier en harmonie avec la simplicité de l’extérieur.
En entrant on apercevait, dans une petite cour cailloutée, les treillages verts qui servaient de clôture au jardin. Au rez-de-chaussée, l’ancienne Étude, convertie en salon, et dont les fenêtres donnent sur la rivière et sur la place, est meublée de [p. F09-b] vieux meubles en velours d’Utrecht vert, excessivement passé. L’ancien cabinet est devenu la salle à manger du notaire retiré.
Là, tout annonce un vieillard profondément philosophe, et une de ces vies qui se sont écoulées comme coule l’eau des ruisseaux champêtres que les arlequins de la vie politique finissent par envier quand ils sont désabusés sur les grandeurs sociales, et des luttes insensées avec le cours de l’humanité.
Pendant que Séverine traverse le pont en regardant si son père a fini de dîner, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur la personne, sur la vie et les opinions de ce vieillard, que l’amitié du comte Malin de Gondreville recommandait au respect de tout le pays.
Voici la simple et naïve histoire de ce notaire, pendant long-temps, pour ainsi dire, le seul notaire d’Arcis.
En 1787, deux jeunes gens d’Arcis allèrent à Paris, recommandés à un avocat au conseil nommé Danton. Cet illustre patriote était d’Arcis. On y voit encore sa maison, et sa famille y existe encore. Ceci pourrait expliquer l’influence que la Révolution exerça sur ce coin de la Champagne.
Danton plaça ses compatriotes chez le procureur au Châtelet si fameux par son procès avec le comte Moreton de Chabrillant, à propos de sa loge à la première représentation duMariage de Figaro, et pour qui le parlement prit fait et cause en se regardant comme outragé dans la personne de son procureur.
L’un s’appelait Malin et l’autre Grévin, tous deux fils uniques. Malin avait pour père le propriétaire même de la maison où demeure actuellement Grévin. Tous deux ils eurent l’un pour l’autre une mutuelle, une solide affection. Malin, garçon retors, d’un esprit profond, ambitieux, avait le don de la parole. Grévin, honnête, travailleur, eut pour vocation d’admirer Malin. Ils revinrent à leur pays lors de la Révolution, l’un pour être avocat à Troyes, l’autre pour être notaire à Arcis. Grévin, l’humble serviteur de Malin, le fit nommer député à la Convention. Malin fit nommer Grévin procureur syndic d’Arcis.
Malin fut un obscur conventionnel jusqu’au 9 thermidor, se rangeant toujours du côté du plus puissant, écrasant le faible ; mais Tallien lui fit comprendre la nécessité d’abattre Robespierre. Malin se distingua lors de cette terrible bataille [p. F09-c] parlementaire, il eut du courage à propos. Dès ce moment commença le rôle politique de cet homme, un des héros de la sphère inférieure : il abandonna le parti des Thermidoriens pour celui des Clichiens, et fut alors nommé membre du conseil des Anciens. Devenu l’ami de Talleyrand et de Fouché, conspirant avec eux contre Bonaparte, il devint comme eux un des plus ardens partisans de Bonaparte, après la victoire de Marengo. Nommé tribun, il entra l’un des premiers au conseil d’État, fut un des rédacteurs du Code, et fut promu l’un des premiers à la dignité de sénateur, sous le nom de comte de Gondreville.
Ceci est le côté politique de cette vie, en voici le côté financier.
Grévin fut dans l’arrondissement d’Arcis l’instrument le plus actif et le plus habile de la fortune du comte de Gondreville. La terre de Gondreville appartenait aux Simeuse, bonne vieille noble famille de province, décimée par l’échafaud et dont les héritiers, deux jeunes gens, servaient dans l’armée de Condé. Cette terre, vendue nationalement, fut acquise pour Malin sous le nom de monsieur Marion et par les soins de Grévin. Grévin fit acquérir à son ami la meilleure partie des biens ecclésiastiques, vendus par la République dans le département de l’Aube. Malin envoyait à Grévin les sommes nécessaires à ces acquisitions, et n’oubliait d’ailleurs point son homme d’affaires.
Quand vint le Directoire, époque à laquelle Malin régnait dans les conseils de la République, les ventes furent réalisées au nom de Malin. Grévin fut notaire et Malin fut conseiller d’État. Grévin fut maire d’Arcis, Malin fut sénateur et comte de Gondreville. Malin épousa la fille d’un fournisseur millionnaire, Grévin épousa la fille unique du bonhomme Varlet, le premier médecin d’Arcis.
Le comte de Gondreville eut trois cent mille livres de rentes, un hôtel à Paris, le magnifique château de Gondreville ; il maria l’une de ses filles à l’un des Keller, banquier à Paris, l’autre au maréchal duc de Carigliano.
Grévin lui, riche de quinze mille livres de rentes, possède la maison où il achève sa paisible vie en économisant, et il a géré les affaires de son ami, qui lui a vendu cette maison pour six mille francs.
Le comte de Gondreville a quatre-vingts et Grévin soixante-seize [p. F09-d] ans. Le pair de France se promène dans son parc, l’ancien notaire dans le jardin du père de Malin. Tous deux enveloppés de molleton, entassent écus sur écus. Aucun nuage n’a troublé cette amitié de soixante ans. Le notaire a toujours obéi au conventionnel, au conseiller d’État, au sénateur, au pair de France.
Après la Révolution de juillet, Malin, en passant par Arcis, dit à Grévin : – Veux-tu la croix ? – Qué que j’en ferais ? répondit Grévin.
L’un n’avait jamais failli à l’autre, tous deux s’étaient toujours mutuellement éclairés, conseillés ; l’un sans jalousie, et l’autre sans morgue ni prétention blessante. Malin avait toujours été obligé de faire la part de Grévin, car tout l’orgueil de Grévin était le comte de Gondreville. Grévin était autant comte de Gondreville que le comte de Gondreville lui-même.
Cependant, depuis la Révolution de Juillet, moment où Grévin, se sentant vieilli, avait cessé de gérer les biens du comte, et où le comte, affaibli par l’âge et par sa participation aux tempêtes politiques, avait songé à vivre tranquille, les deux vieillards, sûrs d’eux-mêmes, mais n’ayant plus tant besoin l’un de l’autre, ne se voyaient plus guère. En allant à sa terre, ou en retournant à Paris, le comte venait voir Grévin, qui faisait seulement une ou deux visites au comte pendant son séjour à Gondreville.
Il n’existait aucun lien entre leurs enfans. Jamais ni madame Keller ni la duchesse de Carigliano n’avaient eu la moindre relation avec mademoiselle Grévin, ni avant ni après son mariage avec le bonnetier Beauvisage. Ce dédain involontaire ou réel surprenait beaucoup Séverine.
Grévin, maire d’Arcis sous l’Empire, serviable pour tout le monde, avait, durant l’exercice de son ministère, concilié, prévenu beaucoup de difficultés. Sa rondeur, sa bonhomie et sa probité lui méritaient l’estime et l’affection de tout l’Arrondissement, chacun, d’ailleurs, respectait en lui l’homme qui disposait de la faveur, du pouvoir et du crédit du comte de Gondreville. Néanmoins, depuis que l’activité du notaire et sa participation aux affaires publiques et particulières avaient cessé ; depuis huit ans, son souvenir s’était presque aboli dans la ville d’Arcis, où chacun s’attendait, de jour en jour, à le voir mourir. [p. F09-e] Grévin, à l’instar de son ami Malin, paraissait plus végéter que vivre, il ne se montrait point, il cultivait son jardin, taillait ses arbres, allait examiner ses légumes, ses bourgeons ; et comme tous les vieillards, il s’essayait à l’état de cadavre.
La vie de ce septuagénaire était d’une régularité parfaite. De même que son ami, le colonel Giguet, levé au jour, couché avant neuf heures, il avait la frugalité des avares, il buvait peu de vin, mais ce vin était exquis. Il ne prenait ni café ni liqueurs, et le seul exercice auquel il se livrât, était celui qu’exige le jardinage. En tout temps, il portait les mêmes vêtemens : de gros souliers huilés, des bas drapés, un pantalon de molleton gris à boucles, sans bretelles, un grand gilet de drap léger bleu de ciel à boutons en corne, et une redingote en molleton gris pareil à celui du pantalon ; il avait sur la tête une petite casquette en loutre ronde, et la gardait au logis. En été, il remplaçait cette casquette par une espèce de calotte en velours noir, et la redingote de molleton par une redingote en drap gris de fer. Sa taille était de cinq pieds quatre pouces, il avait l’embonpoint des vieillards bien portans, ce qui alourdissait un peu sa démarche, déjà lente, comme celle de tous les gens de cabinet.
Dès le jour, ce bonhomme s’habillait en accomplissant les soins de toilette les plus minutieux ; il se rasait lui-même, puis il faisait le tour de son jardin, il regardait le temps, allait consulter son baromètre, en ouvrant lui-même les volets de son salon. Enfin il binait, il échenillait, il sarclait, il avait toujours quelque chose à faire, jusqu’au déjeuner. Après son déjeuner, il restait assis à digérer jusqu’à deux heures, pensant on ne sait à quoi. Sa petite-fille venait presque toujours conduite par une domestique, quelquefois accompagnée de sa mère, le voir entre deux et cinq heures.
À certains jours, cette vie mécanique était interrompue, il y avait à recevoir les fermages et les revenus en nature aussitôt vendus. Mais ce petit trouble n’arrivait que les jours de marché, et une fois par mois. Que devenait l’argent ? Personne, pas même Séverine et Cécile ne le savait. Grévin était là dessus d’une discrétion ecclésiastique. Cependant tous les sentimens de ce vieillard avaient fini par se concentrer sur sa fille et sur sa petite-fille, il les aimait plus que son argent.
Ce septuagénaire propret, à figure toute ronde, au front [p. F09-f] dégarni, aux yeux bleus et à cheveux blancs, avait quelque chose d’absolu dans le caractère, comme chez tous ceux à qui ni les hommes, ni les choses n’ont résisté. Son seul défaut, extrêmement caché d’ailleurs, car il n’avait jamais eu occasion de le manifester, était une rancune persistante, terrible, une susceptibilité que Malin n’avait jamais heurtée. Si Grévin avait toujours servi le comte de Gondreville, il l’avait toujours trouvé reconnaissant, jamais Malin n’avait ni humilié ni froissé son ami qu’il connaissait à fond. Les deux amis conservaient encore le tutoiement de leur jeunesse et la même affectueuse poignée de main. Jamais le sénateur n’avait fait sentir à Grévin la différence de leurs situations ; il devançait toujours les désirs de son ami d’enfance, en lui offrant toujours tout, sachant qu’il se contenterait de peu.
Grévin, adorateur de la littérature classique, puriste, bon administrateur, possédait de sérieuses et vastes connaissances en législation, il avait fait pour Malin des travaux qui fondèrent au Conseil-d’État la gloire du rédacteur des Codes.
Séverine aimait beaucoup son père, elle et sa fille ne laissaient à personne le soin de faire son linge ; elles lui tricotaient des bas pour l’hiver, elles avaient pour lui les plus petites précautions, et Grévin savait qu’il n’entrait dans leur affection aucune pensée d’intérêt ; le million probable de la succession paternelle n’aurait pas séché leurs larmes, les vieillards sont sensibles à la tendresse désintéressée. Avant de s’en aller de chez le bonhomme, tous les jours madame Beauvisage et Cécile s’inquiétaient du dîner de leur père pour le lendemain, et lui envoyaient les primeurs du marché.
Madame Beauvisage avait toujours souhaité que son père la présentât au château de Gondreville, et la liât avec les filles du comte ; mais le sage vieillard lui avait maintes fois expliqué combien il était difficile d’entretenir des relations suivies avec la duchesse de Carigliano, qui habitait Paris, et qui venait rarement à Gondreville, ou avec la brillante madame Keller, quand on tenait une fabrique de bonneteries à Arcis.
– Ta vie est finie disait Grévin à sa fille, mets toutes tes jouissances en Cécile, qui sera, certes, assez riche pour te donner, quand tu quitteras le commerce, l’existence grande et large à laquelle tu as droit. Choisis un gendre qui ait de l’ambition, des moyens, tu pourras un jour aller à Paris, et laisser [p. F09-g] ici ce benêt de Beauvisage. Si je vis assez pour me voir un petit-gendre, je vous piloterai sur la mer des intérêts politiques comme j’ai piloté Malin, et vous arriverez à une position égale à celle des Keller…
Ce peu de paroles, dites avant la révolution de 1830, un an après la retraite du vieux notaire dans cette maison, explique son attitude végétative. Grévin voulait vivre, il voulait mettre dans la route des grandeurs sa fille, sa petite-fille et ses arrièrepetits-enfans. Le vieillard avait de l’ambition à la troisième génération.
Quand il parlait ainsi, le vieillard rêvait de marier Cécile à Charles Keller ; aussi pleurait-il en ce moment sur ses espérances renversées, il ne savait plus que résoudre. Sans relations dans la société parisienne, ne voyant plus dans le département de l’Aube d’autre mari pour Cécile que le jeune marquis de Cinq-Cygne, il se demandait s’il pouvait surmonter à force d’or les difficultés que la révolution de juillet suscitait entre les royalistes fidèles à leurs principes et leurs vainqueurs. Le bonheur de sa petite-fille lui paraissait si compromis en la livrant à l’orgueilleuse marquise de Cinq-Cygne, qu’il se décidait à se confier à l’ami des vieillards, au Temps. Il espérait que son ennemie capitale, la marquise de Cinq-Cygne, mourrait, et il croyait pouvoir séduire le fils, en se servant du grand-père du marquis, le vieux d’Hauteserre, qui vivait alors à Cinq-Cygne, et qu’il savait accessible aux calculs de l’avarice.
On expliquera, lorsque le cours des événemens amènera le drame au château de Cinq-Cygne, comment le grand-père du jeune marquis portait un autre nom que son petit-fils.
Quand Cécile Beauvisage atteindrait à vingt-deux ans, en désespoir de cause, Grévin comptait consulter son ami Gondreville, qui lui choisirait à Paris un mari selon son cœur et son ambition, parmi les ducs de l’Empire.
Séverine trouva son père assis sur un banc de bois, au bout de sa terrasse, sous les lilas en fleur et prenant son café, car il était cinq heures et demie. Elle vit bien, à la douleur gravée sur la figure de son père, qu’il savait la nouvelle. En effet, le vieux pair de France venait d’envoyer un valet de chambre à son ami, en le priant de venir le voir.
Jusqu’alors le vieux Grévin n’avait pas voulu trop encourager l’ambition de sa fille ; mais, en ce moment, au milieu des réflexions contradictoires qui se heurtaient dans sa triste méditation, son secret lui échappa.
– Ma chère enfant, lui dit-il, j’avais formé pour ton avenir les plus beaux et les plus fiers projets, la mort vient de les renverser. Cécile eût été vicomtesse Keller, car Charles, par mes [p. F10-b] soins, eût été nommé député d’Arcis, et il eût succédé quelque jour à la pairie de son père. Gondreville, ni sa fille, madame Keller, n’auraient refusé les soixante mille francs de rentes que Cécile a en dot, surtout avec la perspective de cent autres que vous aurez un jour… Tu aurais habité Paris avec ta fille, et tu y aurais joué ton rôle de belle-mère dans les hautes régions du pouvoir.
Madame Beauvisage fit un geste de satisfaction.
– Mais nous sommes atteints ici du coup qui frappe ce charmant jeune homme à qui l’amitié du prince royal était acquise déjà… Maintenant, ce Simon Giguet, qui se pousse sur la scène politique, est un sot, un sot de la pire espèce, car il se croit un aigle… Vous êtes trop liés avec les Giguet et la maison Marion pour ne pas mettre beaucoup de formes à votre refus, et il faut refuser…
– Nous sommes comme toujours du même avis, mon père.
– Tout ceci m’oblige à voir mon vieux Malin, d’abord pour le consoler, puis pour le consulter. Cécile et toi, vous seriez malheureuses avec une vieille famille du faubourg Saint-Germain, on vous ferait sentir votre origine de mille façons, nous devons chercher quelque duc de la façon de Bonaparte qui soit ruiné, nous serons à même d’avoir ainsi pour Cécile un beau titre, et nous la marierons séparée de biens. Tu peux dire que j’ai disposé de la main de Cécile, nous couperons court ainsi à toutes les demandes saugrenues comme celles d’Antonin Goulard. Le petit Vinet ne manquera pas de s’offrir, il serait préférable à tous les épouseurs qui viendront flairer la dot… Il a du talent, de l’intrigue, et il appartient aux Chargebœuf par sa mère ; mais il a trop de caractère pour ne pas dominer sa femme, et il est assez jeune pour se faire aimer : tu périrais entre ces deux sentimens-là, car je te sais par cœur, mon enfant !
– Je serai bien embarrassée ce soir, chez les Marion, dit Séverine.
– Eh ! bien, mon enfant, répondit Grévin, envoie-moi madame Marion, je lui parlerai, moi !
– Je savais bien, mon père, que vous pensiez à notre avenir, [p. F10-c] mais je ne m’attendais pas à ce qu’il fût si brillant, dit madame Beauvisage en prenant les mains de son père et les lui baisant.
– J’y avais si profondément pensé, reprit Grévin, qu’en 1831, j’ai acheté l’hôtel de Beauséant.
Madame Beauvisage fit un vif mouvement de surprise, en apprenant ce secret si bien gardé, mais elle n’interrompit point son père.
– Ce sera mon présent de noces, dit-il. En 1832, je l’ai loué pour sept ans à des Anglais, à raison de vingt-quatre mille francs, une jolie affaire, car il ne m’a coûté que trois cent vingt-cinq mille francs, et en voici près de deux cent mille de retrouvés. Le bail finit le quinze juillet de cette année.
Séverine embrassa son père au front et sur les deux joues. Cette dernière révélation agrandissait tellement son avenir qu’elle eut comme un éblouissement.
– Mon père, par mon conseil, ne donnera que la nue-propriété20Erreur deL’Union: « nu-propriété » au lieu de « nue-propriété ». de cet héritage à ses petits-enfans, se dit-elle en traversant le pont, j’en aurai l’usufruit, je ne veux pas que ma fille et un gendre me chassent de chez eux, ils seront chez moi !
Au dessert, quand les deux bonnes furent attablées dans la cuisine, et que madame Beauvisage eut la certitude de n’être pas écoutée, elle jugea nécessaire de faire une petite leçon à Cécile.
– Ma fille, lui dit-elle, conduisez-vous ce soir en personne bien élevée, et, à dater d’aujourd’hui, prenez un air posé, ne causez pas légèrement, ne vous promenez pas seule avec monsieur Giguet, ni avec monsieur Olivier Vinet, ni avec le sous-préfet, ni avec monsieur Martener, avec personne enfin, pas même avec Achille Pigoult. Vous ne vous marierez à aucun des jeunes gens d’Arcis, ni du département, vous êtes destinée à briller à Paris. Aussi, tous les jours, aurez-vous de charmantes toilettes, pour vous habituer à l’élégance. Nous tâcherons de débaucher une femme de chambre à la jeune duchesse de Maufrigneuse, nous saurons ainsi où se fournissent la princesse de Cadignan et la marquise de Cinq-Cygne. Oh ! je ne veux pas que [p. F10-d] nous ayons le moindre air provincial. Vous étudierez trois heures par jour le piano, je ferai venir tous les jours monsieur Moïse de Troyes, jusqu’à ce qu’on m’ait dit le maître que je puis faire venir de Paris. Il faut perfectionner tous vos talens, car vous n’avez plus qu’un an tout au plus à rester fille. Vous voilà prévenue, je verrai comment vous vous comporterez ce soir. Il s’agit de tenir Simon à une grande distance de vous, sans vous amuser de lui.
– Soyez tranquille, maman, je vais me mettre à adorer l’inconnu.
Ce mot, qui fit sourire madame Beauvisage, a besoin d’une explication.
– Ah ! je ne l’ai pas encore vu, dit Philéas ; mais tout le monde parle de lui. Quand je voudrai savoir qui c’est, j’enverrai le brigadier ou monsieur Groslier lui demander son passe-port…
Il n’est pas de petites villes en France où, dans un temps donné, le drame ou la comédie de l’étrangerne se joue. Souvent l’étranger est un aventurier qui fait des dupes et qui part, emportant la réputation d’une femme ou l’argent d’une famille. Plus souvent l’étranger est un étranger véritable, dont la vie reste assez longtemps mystérieuse pour que la petite ville soit occupée de ses faits et gestes.
Or, l’avènement de Simon Giguet au pouvoir n’était pas le seul événement grave. Depuis deux jours, l’attention de la ville d’Arcis avait pour point de mire un personnage arrivé depuis trois jours, qui se trouvait être lepremier inconnude la génération actuelle. Aussi l’inconnufaisait-il en ce moment les frais de la conversation dans toutes les maisons. C’était le soliveau tombé du ciel dans la ville des grenouilles.
La situation d’Arcis-sur-Aube explique l’effet que devait y produire l’arrivée d’un étranger. À six lieues avant Troyes, sur la grande route de Paris, devant une ferme appelée la Belle-Étoile, commence un chemin départemental qui mène à la ville d’Arcis, en traversant de vastes plaines où la Seine trace une étroite vallée verte ombragée de peupliers, qui tranche [p. F10-e] sur la blancheur des terres crayeuses de la Champagne.
La route qui relie Arcis à Troyes a six lieues de longueur, et fait la corde de l’arc dont les deux extrémités sont Arcis et Troyes, en sorte que le plus court chemin pour aller de Paris à Arcis est cette route départementale qu’on prend à la Belle-Étoile. L’Aube, comme on l’a dit, n’est navigable que depuis Arcis jusqu’à son embouchure. Ainsi cette ville, sise à six lieues de la grande route, séparée de Troyes par des plaines monotones, se trouve perdue au milieu des terres, sans commerce, ni transit soit par eau soit par terre. En effet, Sézanne, située à quelques lieues d’Arcis, de l’autre côté de l’Aube, est traversée par une grande route qui économise huit postes sur l’ancienne route d’Allemagne par Troyes.
Arcis est donc une ville entièrement isolée où ne passe aucune voiture, et qui ne se rattache à Troyes et à la station de la Belle-Étoile que par des messagers. Tous les habitants se connaissent, ils connaissent même les voyageurs du commerce qui viennent pour les affaires des maisons parisiennes ; ainsi, comme toutes les petites villes de provinces qui sont dans une situation analogue, un étranger doit y mettre en branle toutes les langues et agiter toutes les imaginations, quand il y reste plus de deux jours sans qu’on sache ni son nom, ni ce qu’il y vient faire.
Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d’histoires, celle-ci commence ; tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Étoile, un étranger conduisant un joli tilbury, attelé d’un cheval de prix, et accompagné d’un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. Le messager en relation avec les diligences de Troyes, avait apporté de la Belle-Étoile trois malles venues de Paris, sans adresse et appartenant à cet inconnu, qui se logea auMulet.
Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l’intention d’acheter la terre d’Arcis, et l’on en parla dans [p. F10-f] beaucoup de ménages comme du futur propriétaire21Erreur deL’Union: « propriétaires » au lieu de « propriétaire ». du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales.
L’inconnu, sans doute fatigué, ne se montra pas, peut-être passa-t-il une partie de son temps à s’installer dans les chambres qu’il choisit, en annonçant devoir demeurer un certain temps. Il voulut voir la place que ses chevaux devaient occuper dans l’écurie, et se montra très-exigeant, il voulut qu’on les séparât de ceux de l’aubergiste, et de ceux qui pourraient venir.
D’après tant d’exigences, le maître de l’hôtel duMulet, considéra son hôte comme un Anglais.
Dès le soir du premier jour, quelques tentatives furent faites par des curieux, auMulet; mais on n’obtint aucune lumière d’un petit groom, qui refusa de s’expliquer sur son maître, non pas par des non ou par le silence, mais par des moqueries qui parurent être au dessus de son âge et annoncer une grande corruption.
Après avoir fait une toilette soignée, et, avoir dîné, sur les six heures, il partit à cheval, suivi de son tigre, disparut par la route de Brienne, et ne revint que fort tard.
L’hôte, sa femme et ses filles de chambre ne recueillirent, en examinant les malles et les affaires de l’inconnu, rien qui pût les éclairer sur le rang, sur le nom, sur la condition ou les projets de cet hôte mystérieux.
Ce fut d’un effet incalculable. On fit mille commentaires de nature à nécessiter l’intervention du procureur du roi.
À son retour, l’inconnu laissa monter la maîtresse de la maison, qui lui présenta le livre où, selon les ordonnances de police, il devait inscrire son nom, sa qualité, le but de son voyage et son point de départ.
– Je n’écrirai rien, dit-il, à la maîtresse de l’auberge. Si vous étiez tourmentée à ce sujet, vous diriez que je m’y suis refusé, [p. F10-g] et vous m’enverriez le sous-préfet, car je n’ai point de passe-port. On vous fera sur moi bien des questions, madame, reprit-il, mais répondez comme vous voudrez, je veux que vous ne sachiez rien sur moi, quand même vous apprendriez malgré moi quelque chose. Si vous me tourmentez, j’irai à l’hôtel de Poste, sur la place du Pont, et remarquez que je compte rester au moins quinze jours ici… Cela me contrarierait beaucoup, car je sais que vous êtes la sœur de Goslard, l’un des héros de l’affaire Simeuse.
– Suffit, monsieur ! dit la sœur de Goslard, l’intendant de Cinq-Cygne.
Après un pareil mot, l’inconnu put garder près de lui, pendant deux heures environ, la maîtresse de l’hôtel, et lui fit dire tout ce qu’elle savait sur Arcis, sur toutes les fortunes, sur tous les intérêts et sur les fonctionnaires.
Le lendemain, il disparut à cheval, suivi de son tigre, et ne revint qu’à minuit.
On doit comprendre alors la plaisanterie qu’avait faite Cécile, et que madame Beauvisage crut être sans fondement.
Beauvisage et Cécile surpris de l’ordre du jour formulé par Séverine en furent enchantés. Pendant que sa femme passait une robe pour aller chez madame Marion, le père entendit sa fille faire les suppositions auxquelles il est si naturel aux jeunes personnes de se livrer en pareil cas. Puis, fatigué de sa journée, il alla se coucher lorsque la mère et la fille furent parties.
Comme doivent le deviner ceux qui connaissent la France ou la Champagne, ce qui n’est pas la même chose, et, si l’on veut, les petites villes, il y eut un monde fou chez madame [p. F11-b] Marion le soir de cette journée. Le triomphe du fils Giguet fut considéré comme une victoire remportée sur le comte de Gondreville, et l’indépendance d’Arcis en fait d’élection parut être à jamais assurée. La nouvelle de la mort du pauvre Charles Keller fut regardée comme un arrêt du ciel, et imposa silence à toutes les rivalités.
Antonin Goulard, Frédéric Marest, Olivier Vinet, monsieur Martener, enfin les autorités qui jusqu’alors avaient hanté ce salon dont les opinions ne leur paraissaient pas devoir être contraires au gouvernement créé par la volonté populaire en juillet 1830, vinrent selon leur habitude, mais possédés tous d’une curiosité dont le but était l’attitude de la famille Beauvisage.
Le salon, rétabli dans sa forme, ne portait pas la moindre trace de la séance qui semblait avoir décidé de la destinée de maître Simon. À huit heures, quatre tables de jeu, chacune garnie de quatre joueurs, fonctionnaient. Le petit salon et la salle à manger étaient pleins de monde. Jamais, excepté dans les grandes occasions de bals ou de jour de fêtes, madame Marion n’avait vu de groupes à l’entrée du salon et formant comme la queue d’une comète dans la salle à manger.
– C’est l’aurore de la faveur, lui dit Olivier qui lui montra ce spectacle si réjouissant pour une maîtresse de maison qui aime à recevoir.
– On ne sait pas jusqu’où peut aller Simon, répondit madame Marion. Nous sommes à une époque où les gens qui ont de la persévérance et beaucoup de conduite peuvent prétendre à tout.
Cette réponse était beaucoup moins faite pour Vinet que pour madame Beauvisage qui entrait alors avec sa fille et qui vint féliciter son amie.
[p. F11-c] Afin d’éviter toute demande indirecte, et se soustraire à toute interprétation de paroles dites en l’air, la mère de Cécile prit position à une table de whist, et s’enfonça dans une contention d’esprit à gagner cent fiches.
Cent fiches font cinquante sous !… Quand un joueur a perdu cette somme, on en parle pendant deux jours dans Arcis.
Cécile alla causer avec mademoiselle Mollot, une de ses bonnes amies, et sembla prise d’un redoublement d’affection pour elle. Mademoiselle Mollot était la beauté d’Arcis comme Cécile en était l’héritière.
Monsieur Mollot, le greffier du tribunal d’Arcis, habitait sur la grande place une maison située dans les mêmes conditions que celle de Beauvisage sur la place du Pont. Madame Mollot, incessamment assise à la fenêtre de son salon, au rez-de-chaussée, était atteinte, par suite de cette situation, d’un cas de curiosité aiguë, chronique, devenue maladie consécutive, invétérée. Madame Mollot s’adonnait à l’espionnage comme une femme nerveuse parle de ses maux imaginaires, avec coquetterie et passion. Dès qu’un paysan débouchait par la route de Brienne sur la place, elle le regardait et cherchait ce qu’il pouvait venir faire à Arcis ; elle n’avait pas l’esprit en repos, tant que son paysan n’était pas expliqué. Elle passait sa vie à juger les événemens, les hommes, les choses et les ménages d’Arcis.
Cette grande femme sèche, fille d’un juge de Troyes, avait apporté en dot à monsieur Mollot, ancien premier clerc de Grévin, une dot assez considérable pour qu’il put acheter la charge de greffier. On sait que le greffier d’un tribunal a le rang du juge, comme dans les cours royales le greffier en chef a celui de conseiller. La position de monsieur Mollot était due au comte de Gondreville qui, d’un mot, avait arrangé l’affaire du premier clerc de Grévin, à la chancellerie.
[p. F11-d] Toute l’ambition de la maison Mollot, du père, de la mère et de la fille était de marier Ernestine Mollot, fille unique d’ailleurs, à Antonin Goulard. Aussi le refus par lequel les Beauvisage avaient accueilli les tentatives du sous-préfet, avait-il encore resserré23Erreur deL’Union: « reserré » au lieu de « resserré ». les liens d’amitié des Mollot pour la famille Beauvisage.
– Voilà quelqu’un de bien impatienté ! dit Ernestine à Cécile, en lui montrant Simon Giguet. Oh ! il voudrait bien venir causer avec nous ; mais chaque personne qui entre se croit obligée de le féliciter, de l’entretenir. Voilà plus de cinquante fois que je lui entends dire : « C’est, je crois, moins à moi qu’à mon père que se sont adressés les vœux de mes concitoyens ; mais, en tout cas, croyez que je serai dévoué non seulement à nos intérêts généraux, mais encore aux vôtres propres. » Tiens, je devine la phrase au mouvement des lèvres, et chaque fois il te regarde en faisant des yeux de martyr…
– Ernestine, répondit Cécile, ne me quitte pas de toute la soirée, car je ne veux pas avoir à écouter ses propositions cachées sous des phrases àhélas! entremêlées de soupirs.
– Tu ne veux donc pas être la femme d’un Garde des Sceaux ?
– Ah ! ils n’en sont que là ? dit Cécile en riant.
– Je t’assure, reprit Ernestine, que tout à l’heure, avant que tu n’arrivasses, monsieur Miley, le receveur de l’enregistrement, dans son enthousiasme, prétendait que Simon serait Garde des Sceaux avant trois ans.
– Compte-t-on pour cela sur la protection du comte de Gondreville ? demanda le sous-préfet qui vint s’asseoir à côté des deux jeunes filles en devinant qu’elles se moquaient de son ami Giguet.
– Ah ! monsieur Antonin, dit la belle Ernestine Mollot, vous [p. F11-e] qui avez promis à ma mère de découvrir ce qu’est le bel inconnu, que savez-vous de neuf sur lui ?
– Les événemens d’aujourd’hui, mademoiselle, sont bien autrement importans ! dit Antonin en s’asseyant près de Cécile comme un diplomate enchanté d’échapper à l’attention générale en se réfugiant dans une causerie de jeunes filles. Toute ma vie de sous-préfet ou de préfet est en question…
– Comment ! vous ne laisserez pas nommer à l’unanimité votre ami Simon ?
– Simon est mon ami, mais le gouvernement est mon maître, et je compte tout faire pour empêcher Simon de réussir. Et voilà madame Mollot qui me devra son concours, comme la femme d’un homme que ses fonctions attachent au gouvernement.
– Nous ne demandons pas mieux que d’être avec vous, répliqua la greffière. Mollot m’a raconté, dit-elle à voix basse, ce qui s’est fait ici ce matin… C’était pitoyable ! Un seul homme a montré du talent, et c’est Achille Pigoult24Erreur deL’Union: « Gigoult » au lieu de « Pigoult ». . Tout le monde s’accorde à dire que ce serait un orateur qui brillerait à la chambre, aussi, quoiqu’il n’ait rien et que ma fille soit fille unique, qu’elle aura d’abord sa dot, qui sera de soixante mille francs, puis notre succession, dont je ne parle pas ; et, enfin, les héritages de l’oncle à Mollot, le meunier, et de ma tante Lambert, à Troyes, que nous devons recueillir ; eh bien ! je vous déclare que si monsieur Achille Pigoult voulait nous faire l’honneur de penser à elle et la demandait pour femme, je la lui donnerais, moi, si toutefois il plaisait à ma fille ; mais la petite sotte ne veut se marier qu’à sa fantaisie… C’est mademoiselle Beauvisage qui lui met ces idées-là dans la tête…
Le sous-préfet reçut cette double bordée en homme qui se sait trente mille livres de rentes, et qui attend une préfecture.
[p. F11-f] – Mademoiselle a raison, répondit-il en regardant Cécile ; mais elle est assez riche pour faire un mariage d’amour…
– Ne parlons pas mariage, dit Ernestine. Vous attristez ma pauvre chère petite Cécile, qui m’avouait tout à l’heure que, pour ne pas être épousée pour sa fortune, mais pour elle-même, elle souhaiterait une aventure avec un inconnu qui ne saurait rien d’Arcis, ni des successions qui doivent faire d’elle une lady Crésus, et filer un roman où elle serait, au dénoûment, épousée, aimée pour elle-même…
– C’est très joli, cela. Je savais déjà que mademoiselle avait autant d’esprit que d’argent ! s’écria Olivier Vinet en se joignant au groupe des demoiselles en haine des courtisans de Simon Giguet, l’idole du jour.
– Et c’est ainsi, monsieur Goulard, dit Cécile en souriant, que nous sommes arrivées, de fil en aiguille, à parler de l’inconnu…
– Et, dit Ernestine, elle l’a pris pour le héros de ce roman que je vous ai tracé…
– Oh ! dit madame Mollot, un homme de cinquante ans !… Fi donc !
– Comment savez-vous qu’il a cinquante ans ? demanda Olivier Vinet en souriant.
– Ma foi ! dit madame Mollot, ce matin j’étais si intriguée, que j’ai pris ma lorgnette !…
– Bravo ! dit l’ingénieur des ponts et chaussées qui faisait la cour à la mère pour avoir la fille.
– Donc, reprit madame Mollot, j’ai pu voir l’inconnu se faisant la barbe lui-même, avec des rasoirs, d’une élégance !… ils sont montés en or ou en vermeil.
– En or ! en or ! dit Vinet. Quand les choses sont inconnues, il faut les imaginer de la plus belle qualité. Aussi, moi qui, je [p. F11-g] vous le déclare, n’ai pas vu ce monsieur, suis-je sûr que c’est au moins un comte…
Le mot, pris pour un calembour25Erreur deL’Union: « calembourg » au lieu de « calembour ». , fit excessivement rire. Ce petit groupe où l’on riait excita la jalousie du groupe des douairières, et l’attention du troupeau d’hommes en habits noirs qui entourait Simon Giguet. Quant à l’avocat, il était au désespoir de ne pouvoir mettre sa fortune et son avenir aux pieds de la riche Cécile.
– Oh ! mon père, pensa le substitut en se voyant complimenté pour ce calembour26Erreur deL’Union: « calembourg » au lieu de « calembour ». involontaire, dans quel tribunal m’as-tu fait débuter ? – Un comte par un M, mesdames et mesdemoiselles ? reprit-il. Un homme aussi distingué par sa naissance que par ses manières, par sa fortune et par ses équipages, un lion, un élégant ! ungant jaune!…
– Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde.
– Comment ! Antonin, tu ne m’avais pas dit qu’il avait un tilbury, ce matin, quand nous avons parlé de ce conspirateur ; mais le tilbury, c’est une circonstance atténuante ; ce ne peut plus être un républicain…
– Mesdemoiselles, il n’est rien que je ne fasse dans l’intérêt de vos plaisirs… dit Antonin Goulard. Nous allons savoir si c’est un comte par un M, afin que vous puissiez continuer votre conte par un N.
– Et ce deviendra peut-être une histoire, dit l’ingénieur de l’arrondissement.
– À l’usage des sous-préfets, dit Olivier Vinet…
– Comment allez-vous vous y prendre ? demanda madame Mollot.
– Oh ! répliqua le sous-préfet, demandez à mademoiselle Beauvisage qui elle prendrait pour mari, si elle était condamnée [p. F11-h] à choisir parmi les gens ici présens, elle ne vous répondrait jamais !… Laissez au pouvoir sa coquetterie. Soyez tranquilles, mesdemoiselles, vous allez savoir, dans dix minutes, si l’inconnu est un comte ou un commis-voyageur.
Antonin Goulard quitta le petit groupe des demoiselles, car il s’y trouvait, outre mademoiselle Berton, fille du receveur des contributions, jeune personne insignifiante qui jouait le rôle de satellite auprès de Cécile et d’Ernestine, mademoiselle Herbelot, la sœur du second notaire d’Arcis, vieille fille de trente ans, aigre, pincée et mise comme toutes les vieilles filles. Elle [p. F12-b] portait, sur une robe en alépine verte, un fichu brodé dont les coins, ramenés sur la taille par devant, étaient noués à la mode qui régnait sous la Terreur.
– Julien, dit le sous-préfet dans l’antichambre à son domestique, toi qui as servi pendant six mois à Gondreville, tu sais comment est faite une couronne de comte ?
– Il y a des perles sur les neuf pointes.
– Eh bien ! donne un coup de pied auMuletet tâche d’y donner un coup d’œil au tilbury du monsieur qui y loge ; puis viens me dire ce qui s’y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans… Si tu vois le domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain, dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles. Ne bois pas, ne cause pas, reviens promptement, et quand tu seras revenu, fais-moi-le savoir en te montrant à la porte du salon…
– Oui, monsieur le sous-préfet.
L’auberge duMulet, comme on l’a déjà dit, occupe sur la place le coin opposé à l’angle du mur de clôture des jardins de la maison Marion de l’autre côté de la route de Brienne. Ainsi, la solution du problème devait être immédiate. Antonin Goulard revint prendre sa place auprès de mademoiselle Beauvisage.
– Nous avions tant parlé hier, ici, de l’étranger, disait alors madame Mollot, que j’ai rêvé de lui toute la nuit…
– Ah ! ah ! dit Vinet, vous rêvez encore aux inconnus, belle dame ?
– Vous êtes un impertinent ; si je voulais, je vous ferais rêver de moi ! répliqua-t-elle. Ce matin donc, en me levant…
Il n’est pas inutile de faire observer que madame Mollot passe à Arcis pour une femme d’esprit, c’est-à-dire qu’elle [p. F12-c] s’exprime si facilement, qu’elle abuse de ses avantages. Un Parisien, égaré dans ces parages comme l’était l’inconnu, l’aurait peut-être trouvée excessivement bavarde.
– … Je fais, comme de raison, ma toilette, et je regarde machinalement devant moi !…
– Par la fenêtre…, dit Antonin Goulard.
– Mais oui, mon cabinet de toilette donne sur la place. Or, vous savez que Poupart a mis l’inconnu dans une des chambres dont les fenêtres sont en face des miennes…
– Une chambre, maman ?… dit Ernestine. Le comte occupe trois chambres !… Le petit domestique, habillé tout en noir, est dans la première. On a fait comme un salon de la seconde, et l’inconnu couche dans la troisième.
– Il a donc la moitié des chambres du Mulet, dit mademoiselle Herbelot.
– Enfin, mesdemoiselles, qu’est-ce que cela fait à sa personne ? dit aigrement madame Mollot fâchée d’être interrompue par les demoiselles. Il s’agit de sa personne.
– N’interrompez pas l’orateur, dit Olivier Vinet.
– Comme j’étais baissée…
– Assise, dit Antonin Goulard.
– Madame était comme elle devait être, reprit Vinet, elle faisait sa toilette et regardait le Mulet !…
En province, ces plaisanteries sont prisées, car on s’est tout dit depuis trop long-temps pour ne pas avoir recours aux bêtises dont s’amusaient nos pères avant l’introduction de l’hypocrisie anglaise, une de ces marchandises contre lesquelles les douanes sont impuissantes.
– N’interrompez pas l’orateur, dit en souriant mademoiselle Beauvisage à Vinet avec qui elle échangea un sourire.
– Mes yeux se sont portés involontairement sur la fenêtre [p. F12-d] de la chambre où la veille s’était couché l’inconnu, je ne sais pas à quelle heure, par exemple, car je ne me suis endormie que longtemps après minuit… J’ai le malheur d’être unie à un homme qui ronfle à faire trembler les planchers et les murs… Si je m’endors la première, oh ! j’ai le sommeil si dur que je n’entends rien, mais si c’est Mollot qui part le premier, ma nuit est flambée…
– Il y a le cas où vous partez ensemble ! dit Achille Pigoult qui vint se joindre à ce joyeux groupe. Je vois qu’il s’agit de votre sommeil…
– Taisez-vous, mauvais sujet ! répliqua gracieusement madame Mollot.
– Comprends-tu ? dit Cécile à l’oreille d’Ernestine.
– Donc, à une heure après minuit, il n’était pas encore rentré ! dit madame Mollot.
– Il vous a fraudée27Erreur deL’Union: « fraudé » au lieu de « fraudée ». ! Rentrer sans que vous le sachiez ! dit Achille Pigoult. Ah ! cet homme est très fin, il nous mettra tous dans un sac, et nous vendra sur la place du Marché !
– À qui ? demanda Vinet.
– À une affaire ! À une idée ! À un système ! répondit le notaire à qui le substitut sourit d’un air fin.
– Jugez de ma surprise, reprit madame Mollot en apercevant une étoffe d’une magnificence, d’une beauté, d’un éclat… Je me dis : il a sans doute une robe de chambre de cette étoffe de verre que nous sommes allés voir à l’Exposition des produits de l’industrie. Alors je vais chercher ma lorgnette, et j’examine… Mais bon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Au-dessus de la robe de chambre, là où devrait être la tête, je vois une masse énorme, quelque chose comme un genou… Non, je ne peux pas vous dire quelle a été ma curiosité.
– Je le conçois, dit Antonin.
[p. F12-e] – Non, vous ne le concevez pas, dit madame Mollot, car ce genou…
– Ah ! je comprends, dit Olivier Vinet en riant aux éclats, l’inconnu faisait aussi sa toilette, et vous avez vu ses deux genoux…
– Mais non ! s’écria madame Mollot, vous me faites dire des incongruités. L’inconnu était debout, il tenait une éponge au-dessus d’une immense cuvette, et vous en serez pour vos mauvaises plaisanteries, monsieur Olivier. J’aurais bien reconnu ce que vous croyez…
– Oh ! reconnu, madame, vous vous compromettez !… dit Antonin Goulard.
– Laissez-moi donc achever, dit madame Mollot. C’était sa tête ! Il se lavait la tête, et il n’a pas un seul cheveu…
– L’imprudent ! dit Antonin Goulard. Il ne vient certes pas ici avec des idées de mariage. Ici, pour se marier, il faut avoir des cheveux… C’est très demandé.
– J’ai donc raison de dire que notre inconnu doit avoir cinquante ans. On ne prend guère perruque qu’à cet âge. Et en effet, de loin, l’inconnu, sa toilette finie, a ouvert sa fenêtre, je l’ai revu muni d’une superbe chevelure noire, et il m’a lorgnée quand je me suis mise à mon balcon. Ainsi, ma chère Cécile, vous ne prendrez pas ce monsieur-là pour héros de votre roman.
– Pourquoi pas ? les gens de cinquante ans ne sont pas à dédaigner, quand ils sont comtes, reprit Ernestine.
– Il a peut-être des cheveux, dit malicieusement Olivier Vinet, et alors il serait très mariable. La question serait de savoir s’il a montré sa tête nue à madame Mollot, ou…
– Taisez-vous, dit madame Mollot.
[p. F12-f] Antonin Goulard s’empressa de dépêcher le domestique de madame Marion au Mulet, en lui donnant un ordre pour Julien.
– Mon Dieu ! que fait l’âge d’un mari, dit mademoiselle Herbelot.
– Pourvu qu’on en ait un, ajouta le substitut qui se faisait redouter par sa méchanceté froide et ses railleries.
– Mais, répliqua la vieille fille, en sentant l’épigramme, j’aimerais mieux un homme de cinquante ans, indulgent et bon, plein d’attention pour sa femme, qu’un jeune homme de vingt et quelques années qui serait sans cœur, dont l’esprit mordrait tout le monde, même sa femme.
– Ceci, dit Olivier Vinet, est bon pour la conversation, car pour aimer mieux un quinquagénaire qu’un adulte, il faut les avoir à choisir.
– Oh ! dit madame Mollot pour arrêter cette lutte de la vieille fille et du jeune Vinet qui allait toujours trop loin, quand une femme a l’expérience de la vie, elle sait qu’un mari de cinquante ans ou de vingt-cinq ans c’est absolument la même chose quand il n’est qu’estimé… L’important dans le mariage, c’est les convenances qu’on y cherche. Si mademoiselle Beauvisage veut aller à Paris, y faire figure, et à sa place je penserais ainsi, je ne prendrais certainement pas mon mari dans la ville d’Arcis… Si j’avais eu la fortune qu’elle aura, j’aurais très bien accordé ma main à un comte, à un homme qui m’aurait mise dans une haute position sociale, et je n’aurais pas demandé à voir son extrait de naissance.
– Il vous eût suffi de le voir à sa toilette, dit tout bas Vinet à madame Mollot.
– Mais le roi fait des comtes, madame ! vint dire madame [p. F12-g] Marion qui depuis un moment surveillait le cercle des jeunes filles.
– Ah ! madame, répliqua Vinet, il y a des jeunes filles qui aiment les comtes faits…
– Hé bien ! monsieur Antonin, dit alors Cécile en riant du sarcasme d’Olivier Vinet, nos dix minutes sont passées, et nous ne savons pas si l’inconnu est comte.
– Le gouvernement doit être infaillible ! dit Olivier Vinet en regardant Antonin.
– Je vais tenir ma promesse, répliqua le sous-préfet en voyant apparaître à la porte du salon la tête de son domestique.
Et il quitta de nouveau sa place près de Cécile.
– Vous parlez de l’étranger, dit madame Marion. Sait-on quelque chose sur lui ?
– Non, madame, répondit Achille Pigoult ; mais il est, sans le savoir, comme un athlète dans un cirque, le centre des regards de deux mille habitans. Moi, je sais quelque chose, ajouta le petit notaire.
– Ah ! dites, monsieur Achille ? demanda vivement Ernestine.
– Son domestique s’appelle Paradis !…
– Paradis, s’écria mademoiselle Herbelot.
– Paradis, ripostèrent toutes les personnes qui formaient le cercle.
– Peut-on s’appeler Paradis ? demanda madame Herbelot en venant prendre place à côté de sa belle-sœur.
– Cela tend, reprit le petit notaire, à prouver que son maître est un ange, car lorsque son domestique le suit… vous comprenez…
– C’est le chemin du Paradis ! Il est très joli celui-là, dit [p. F12-h] madame Marion qui tenait à mettre Achille Pigoult dans les intérêts de son neveu.
– Monsieur, disait dans la salle à manger, le domestique d’Antonin à son maître, le tilbury est armoirié…
– Armoirié !…
– Et, monsieur, allez, les armes sont joliment drôles ! il y a dessus une couronne à neuf pointes, et des perles…
– C’est un comte !
– On y voit un monstre ailé, qui court à tout brésiller, absolument comme un postillon qui aurait perdu quelque chose ! Et voilà ce qui est écrit sur la banderolle, dit-il en prenant un papier dans son gousset. Mademoiselle Anicette, la femme de chambre [p. F13-b] de la princesse de Cadignan, qui venait d’apporter, en voiture, bien entendu, (le chariot de Cinq-Cygne est devant leMulet) une lettre à ce monsieur, m’a copié la chose…
– Donne !
Le sous-préfet lut.
quo me trahit fortuna.
S’il n’était pas assez fort en blason français pour connaître la maison qui portait cette devise, Antonin pensa que les Cinq-Cygne ne pouvaient donner leur chariot, et la princesse de Cadignan envoyer un exprès que pour un personnage de la plus haute noblesse.
– Ah ! tu connais la femme de chambre de la princesse de Cadignan !… Tu es un homme heureux…, dit Antonin à son domestique.
Julien, garçon du pays, après avoir servi six mois à Gondreville, était entré chez monsieur le sous-préfet qui voulait avoir un domestiquebien stylé.
– Mais, monsieur, Anicette est la filleule de mon père. Papa qui voulait du bien à cette petite dont le père est mort, l’a envoyée à Paris, pour y être couturière, parce que ma mère ne pouvait pas la souffrir.
– Est-elle jolie ?
– Assez, monsieur le sous-préfet. À preuve, qu’à Paris, elle a eu des malheurs ; mais enfin, comme elle a des talens, qu’elle sait faire des robes, coiffer, elle est entrée chez la princesse par la protection de monsieur Marin, le premier valet de chambre de monsieur le duc de Maufrigneuse…
– Que t’a-t-elle dit de Cinq-Cygne ? Y a-t-il beaucoup de monde ?
– Beaucoup, monsieur. Il y a la princesse et monsieur d’Arthez… le duc de Maufrigneuse et la duchesse, le jeune marquis… Enfin, le château est plein… Monseigneur l’évêque de Troyes y est attendu ce soir…
– Monseigneur Troubert ?… Ah ! je voudrais bien savoir s’il y restera quelque temps…
[p. F13-c] – Anicette le croit, et elle croit que monseigneur vient pour le comte qui loge auMulet. On attend encore du monde. Le cocher a dit qu’on parlait beaucoup des élections… Monsieur le président Michu doit aller passer quelques jours…
– Tâche de faire venir cette femme de chambre en ville, sous prétexte d’y chercher quelque chose… Est-ce que tu as des idées sur elle ?…
– Si elle avait quelque chose à elle, je ne dis pas !… Elle est bien finaude.
– Dis lui de venir te voir, à la sous-préfecture ?
– Oui, monsieur, j’y vas.
– Ne lui parle pas de moi ! elle ne viendrait point, propose-lui une place avantageuse…
– Ah ! monsieur… j’ai servi à Gondreville.
– Tu ne sais pas pourquoi ce message de Cinq-Cygne à cette heure, car il est neuf heures et demie…
– Il paraît que c’est quelque chose de bien pressé, car le comte qui revenait de Gondreville…
– L’étranger est allé, à Gondreville ?…
– Il y a dîné ! monsieur le sous-préfet. Et, vous allez voir, c’est à faire rire ! Le petit domestique est, parlant par respect, saoul28Erreur de L’Union : « sou » au lieu de « saoul ». comme une grive ! Il a bu tant de vin de Champagne à l’office, qu’il ne se tient pas sur ses jambes, on l’aura poussé par plaisanterie à boire.
– Eh bien ! le comte ?
– Le comte, qu’était couché, quand il a lu la lettre, s’est levé ; maintenant il s’habille. On attelait le tilbury. Le comte va passer la soirée à Cinq-Cygne.
– C’est alors un bien grand personnage ?
– Oh ! oui, monsieur, car Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne, est venu ce matin voir son beau-frère Poupart, et lui a recommandé la plus grande discrétion en toute chose sur ce monsieur, et de le servir comme si c’était un roi…
– Vinet aurait-il raison ? se dit le sous-préfet. Y aurait-il quelque conspiration ?…
[p. F13-d] – C’est le duc Georges de Maufrigneuse qui a envoyé monsieur Gothard au Mulet. Si Poupart est venu ce matin, ici, à cette assemblée, c’est que ce comte a voulu qu’il y allât. Ce monsieur dirait à monsieur Poupart d’aller ce soir à Paris, il partirait… Gothard a dit à son beau-frère de tout confondre pour ce monsieur-là, et de se moquer des curieux.
– Si tu peux avoir Anicette, ne manque pas à m’en prévenir !… dit Antonin.
– Mais je peux bien l’aller voir à Cinq-Cygne, si monsieur veut m’envoyer chez lui au Val-Preux.
– C’est une idée. Tu profiteras du chariot pour t’y rendre… Mais qu’as-tu à dire du petit domestique ?
– C’est un crâne que ce petit garçon ! monsieur le sous-préfet. Figurez-vous, monsieur, que gris comme il est, il vient de partir sur le magnifique cheval anglais de son maître, un cheval de race qui fait sept lieues à l’heure, pour porter une lettre à Troyes, afin qu’elle soit à Paris demain… Et ça n’a que neuf ans et demi ! Qu’est-ce que ce sera donc à vingt ans ?…
Le sous-préfet écouta machinalement ce dernier commérage admiratif. Et alors Julien bavarda pendant quelques minutes. Antonin Goulard écoutait Julien, tout en pensant à l’inconnu.
– Attends, dit le sous-préfet à son domestique.
– Quel gâchis !… se disait-il en revenant à pas lents. Un homme qui dîne avec le comte de Gondreville et qui passe la nuit à Cinq-Cygne !… En voilà des mystères !…
– Eh bien ! lui cria le cercle de mademoiselle Beauvisage tout entier quand il reparut.
– Eh bien ! c’est un comte, et de vieille roche, je vous en réponds !
– Oh ! comme je voudrais le voir ! s’écria Cécile.
– Mademoiselle, dit Antonin en souriant et en regardant avec malice madame Mollot, il est grand et bien fait, et il ne porte pas perruque !… Son petit domestique était gris comme les vingt-deux cantons, on l’avait abreuvé de vin de Champagne [p. F13-e] à l’office de Gondreville, et cet enfant de neuf ans a répondu avec la fierté d’un vieux laquais à Julien, qui lui parlait de la perruque de son maître : Mon maître, une perruque ! je le quitterais… Il se teint les cheveux29Erreur de L’Union : « chevaux » au lieu de « cheveux ». , c’est bien assez !
– Votre lorgnette grossit beaucoup les objets, dit Achille Pigoult à madame Mollot qui se mit à rire.
– Enfin, le tigre du beau comte, gris comme il est, court à Troyes à cheval porter une lettre, et il y va malgré la nuit, en cinq quarts d’heure.
– Je voudrais voir le tigre ! moi, dit Vinet.
– S’il a dîné à Gondreville, dit Cécile, nous saurons qui est ce comte ; car mon grand-papa y va demain matin.
– Ce qui va vous sembler étrange, dit Antonin Goulard, c’est qu’on vient de dépêcher de Cinq-Cygne à l’inconnu mademoiselle Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan, et qu’il y va passer la soirée…
– Ah ! ça, dit Olivier Vinet, ce n’est plus un homme, c’est un diable, un phénix ! Il serait l’ami des deux châteaux, il poculerait…
– Ah ! fi ! monsieur, dit madame Mollot, vous avez des mots…
– Il poculerait est de la plus haute latinité, madame, reprit gravement le substitut ; il poculerait donc chez le roi Louis-Philippe le matin, et banqueterait le soir à Holy-Rood chez Charles X. Il n’y a qu’une raison qui puisse permettre à un chrétien d’aller dans les deux camps, chez les Montecchi et les Capuletti !… Ah ! je sais qui est cet inconnu. C’est…
– C’est ?… demanda-t-on de tous côtés.
– Le directeur des chemins de fer de Paris à Lyon, ou de Paris à Dijon, ou de Montereau à Troyes.
– C’est vrai ! dit Antonin. Vous y êtes ! il n’y a que la banque, l’industrie ou la spéculation qui puissent être bien accueillies partout.
– Oui, dans ce moment-ci, les grands noms, les grandes familles, la vieille et la jeune pairies arrivent au pas de charge [p. F13-f] dans les commandites ! dit Achille Pigoult.
– Les francs attirent les Francs, repartit Olivier Vinet sans rire.
– Vous n’êtes guères l’olivier de la paix, dit madame Mollot en souriant.
– Mais n’est-ce pas démoralisant de voir les noms des Verneuil, des Maufrigneuse et des d’Hérouville accolés à ceux des du Tillet et des Nucingen dans des spéculations cotées à la Bourse.
– Notre inconnu doit être décidément un chemin de fer en bas-âge, dit Olivier Vinet.
– Eh bien ! tout Arcis va demain être cen dessus dessous, dit Achille Pigoult. Je vais voir ce monsieur pour être le notaire de la chose ! Il y aura deux mille actes à faire.
– Notre roman devient une locomotive, dit tristement Ernestine à Cécile.
– Un comte doublé d’un chemin de fer, reprit Achille Pigoult, n’en est que plus conjugal. Mais est-il garçon ?
– Eh ! je saurai cela demain par grand-papa, dit Cécile avec un enthousiasme de parade.
– Oh ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion, avec un rire forcé. Comment, Cécile, ma petite chatte, vous pensez à l’inconnu !…
– Mais le mari, c’est toujours l’inconnu, dit vivement Olivier Vinet en faisant à mademoiselle Beauvisage un signe qu’elle comprit à merveille.
– Pourquoi ne penserais-je pas à lui ? demanda Cécile, ce n’est pas compromettant. Puis c’est, disent ces messieurs, ou quelque grand spéculateur, ou quelque grand seigneur… Ma foi ! l’un et l’autre me vont. J’aime Paris ! Je veux avoir voiture, hôtel, loge aux Italiens, etc.
– C’est cela ! dit Olivier Vinet, quand on rêve, il ne faut se rien refuser. D’ailleurs, moi, si j’avais le bonheur d’être votre frère, je vous marierais au jeune marquis de Cinq-Cygne qui me paraît un petit gaillard à faire joliment danser les écus et [p. F13-g] à se moquer des répugnances de sa mère pour les acteurs du grand drame où le père de notre président a péri si malheureusement.
– Il vous serait plus facile de devenir premier ministre !… dit madame Marion, il n’y aura jamais d’alliance entre la petite-fille de Grévin et les Cinq-Cygne !…
– Roméo a bien failli épouser Juliette ! dit Achille Pigoult, et mademoiselle est plus belle que…
– Oh ! si vous nous citez l’opéra ! dit naïvement Herbelot le notaire qui venait de finir son wisk.
– Mon confrère, dit Achille Pigoult, n’est pas fort sur l’histoire du moyen-âge…
– Viens, Malvina ! dit le gros notaire sans rien répondre à son jeune confrère.
– Dites donc, monsieur Antonin, demanda Cécile au sous-préfet, vous avez parlé d’Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?… la connaissez-vous ?
– Non, mais Julien la connaît, c’est la filleule de son père, et ils sont très bien ensemble.
– Oh ! tâchez donc, par Julien, de nous l’avoir, maman ne regarderait pas aux gages…
– Mademoiselle ! entendre, c’est obéir, dit-on en Asie aux despotes, répliqua le sous-préfet. Pour vous servir, vous allez voir comment je procède !
Il sortit pour donner l’ordre à Julien de rejoindre le chariot qui retournait à Cinq-Cygne et de séduire à tout prix Anicette.
En ce moment, Simon Giguet, qui venait d’achever ses courbettes en paroles à tous les gens influens d’Arcis, et qui se regardait comme sûr de son élection, vint se joindre au cercle qui entourait Cécile et mademoiselle Mollot. La soirée était assez avancée. Dix heures sonnaient. Après avoir énormément consommé de gâteaux, de verres d’orgeat, de punch, de limonades et de sirops variés, ceux qui n’étaient venus chez madame Marion, ce jour-là, que pour des raisons politiques, et qui n’avaient pas l’habitude de ces planches, pour eux aristocratiques, s’en allèrent d’autant plus promptement qu’ils ne se couchaient jamais si tard. La soirée allait donc prendre un caractère d’intimité. Simon Giguet espéra pouvoir échanger quelques paroles avec Cécile, et il la regarda en conquérant. Ce regard blessa Cécile.
[p. F14-b] Mon cher, dit Antonin à Simon en voyant briller sur la figure de son ami l’auréole du succès, tu viens dans un moment où les gens d’Arcis ont tort…
– Très tort, dit Ernestine à qui Cécile poussa le coude. Nous sommes folles, Cécile et moi, de l’inconnu ; nous nous le disputons !
– D’abord, ce n’est plus un inconnu, dit Cécile, c’est un comte !
– Quelque farceur ! répliqua Simon Giguet d’un air de mépris.
– Diriez-vous cela, monsieur Simon, répondit Cécile piquée, en face à un homme à qui la princesse de Cadignan vient d’envoyer ses gens, qui a dîné à Gondreville aujourd’hui, qui va passer la soirée ce soir chez la marquise de Cinq-Cygne ?
Ce fut dit si vivement et d’un ton si dur, que Simon en fut déconcerté.
– Ah ! mademoiselle, dit Olivier Vinet, si l’on se disait en face ce que nous disons tous les uns des autres en arrière, il n’y aurait plus de société possible. Les plaisirs de la société, surtout en province, consistent à se dire du mal les uns des autres…
– Monsieur Simon est jaloux de ton enthousiasme pour le comte inconnu, dit Ernestine.
– Il me semble, dit Cécile, que monsieur Simon n’a le droit d’être jaloux d’aucune de mes affections…
Sur ce mot, accentué de manière à foudroyer Simon, Cécile se leva ; chacun lui laissa le passage libre, et elle alla rejoindre sa mère qui terminait ses comptes au whist.
– Ma petite ! s’écria madame Marion en courant après l’héritière, il me semble que vous êtes bien dure pour mon pauvre Simon !
– Qu’a-t-elle fait, cette chère petite chatte ? demanda madame Beauvisage.
– Maman, monsieur Simon a souffleté mon inconnu du mot defarceur!
[p. F14-c] Simon suivit sa tante, et arriva sur le terrain de la table à jouer. Les quatre personnages dont les intérêts étaient si graves se trouvèrent alors réunis au milieu du salon, Cécile et sa mère d’un côté de la table, madame Marion et son neveu de l’autre.
– En vérité, madame, dit Simon Giguet, avouez qu’il faut avoir bien envie de trouver des torts à quelqu’un pour se fâcher de ce que je viens de dire d’un monsieur dont parle tout Arcis, et qui loge au Mulet…
– Est-ce que vous trouvez qu’il vous fait concurrence ? dit en plaisantant madame Beauvisage.
– Je lui en voudrais, certes, beaucoup, s’il était cause de la moindre mésintelligence entre mademoiselle Cécile et moi, dit le candidat en regardant la jeune fille d’un air suppliant.
– Vous avez eu, monsieur, un ton tranchant en lançant votre arrêt, qui prouve que vous serez très despote, et vous avez raison, si vous voulez être ministre, il faut beaucoup trancher…
En ce moment, madame Marion prit madame Beauvisage par le bras et l’emmena31Erreur de L’Union : « l’emmenait » au lieu de « l’emmena ». sur un canapé. Cécile, se voyant seule, rejoignit le cercle où elle était assise, afin de ne pas écouter la réponse que Simon pouvait faire, et le candidat resta très sot devant la table où il s’occupa machinalement à jouer avec les fiches.
– Il a des fiches de consolation, dit Olivier Vinet qui suivait cette petite scène.
Ce mot, quoique dit à voix basse, fut entendu de Cécile, qui ne put s’empêcher d’en rire.
– Ma chère amie, disait tout bas madame Marion à madame Beauvisage, vous voyez que rien maintenant ne peut empêcher l’élection de mon neveu.
– J’en suis enchantée pour vous et pour la Chambre des députés, dit Séverine.
– Mon neveu, ma chère, ira très loin… Voici pourquoi : sa fortune à lui, celle que lui laissera son père et la mienne, feront [p. F14-d] environ trente mille francs de rentes. Quand on est député, que l’on a cette fortune, on peut prétendre à tout…
– Madame, il aura notre admiration, et nos vœux le suivront dans sa carrière politique ; mais…
– Je ne vous demande pas de réponse ! dit vivement madame Marion en interrompant son amie. Je vous prie seulement de réfléchir à cette proposition. Nos enfans se conviennent-ils ? pouvons-nous les marier ? Nous habiterons Paris pendant tout le temps des sessions ; et qui sait si le député d’Arcis n’y sera pas fixé par une belle place dans la magistrature… Voyez le chemin qu’a fait monsieur Vinet, de Provins. On blâmait mademoiselle de Chargebœuf de l’avoir épousé, la voilà bientôt femme d’un Garde-des-Sceaux, et monsieur Vinet sera pair de France quand il le voudra.
– Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’inconnuque, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil…
– Certainement ! dit madame Marion stupéfaite de cette confidence qui rendait le mariage de son fils d’autant plus difficile avec Cécile.
– Cécile n’aurait rien à attendre de son grand-père Grévin, reprit madame Beauvisage, qu’elle ne se marierait pas sans le consulter. Le gendre que mon père avait choisi vient de mourir, j’ignore ses nouvelles intentions. Si vous avez quelques propositions à faire, allez voir mon père.
[p. F14-e] – Eh ! bien, j’irai, dit madame Marion.
Madame Beauvisage fit un signe à Cécile, et toutes deux elles quittèrent le salon.
Le lendemain, Antonin et Frédéric Marest se trouvèrent, selon leur habitude, après déjeuner, avec monsieur Martener et Olivier, sous les tilleuls de l’Avenue-aux-Soupirs, fumant leurs cigares32Erreur de L’Union : « cigarres » au lieu de « cigares ». et se promenant. Cette promenade est un des petits plaisirs des autorités en province, quand elles vivent bien ensemble.
Après quelques tours de promenade, Simon Giguet vint se joindre aux promeneurs et emmena son camarade de collége Antonin au delà de l’avenue, du côté de la place, d’un air mystérieux.
– Tu dois rester fidèle à un vieux camarade qui veut te faire donner la rosette d’officier et une préfecture, lui dit-il.
– Tu commences déjà ta carrière politique, dit Antonin en riant, tu veux me corrompre, enragé puritain ?
– Veux-tu me seconder ?
– Mon cher, tu sais bien que Bar-sur-Aube vient voter ici. Qui peut garantir une majorité dans ces circonstances-là ? Mon collègue de Bar-sur-Aube se plaindrait de moi si je ne faisais pas les mêmes efforts que lui dans le sens du gouvernement, et ta promesse est conditionnelle, tandis que ma destitution est certaine.
– Mais je n’ai pas de concurrens…
– Tu le crois, dit Antonin ; mais
Il s’en présentera, garde-toi d’en douter.
– Et ma tante, qui sait que je suis sur des charbons ardens, et qui ne vient pas !… s’écria Giguet. Oh ! voici trois heures qui peuvent compter pour trois années…
Et son secret lui échappa ! Il avoua à son ami que madame Marion était allée le proposer au vieux Grévin comme le prétendu de Cécile.
Les deux amis s’étaient avancés jusqu’à la hauteur de la route de Brienne, en face de l’hôtel du Mulet. Pendant que [p. F14-f] l’avocat regardait la rue en pente par laquelle sa tante devait revenir du pont, le sous-préfet examinait les ravins que les pluies avaient tracés sur la place.
Arcis n’est pavé ni en grès, ni en cailloux, car les plaines de la Champagne ne fournissent aucun matériaux propres à bâtir, et encore moins de cailloux assez gros pour faire un pavage en cailloutis. Une ou deux rues et quelques endroits ont des chaussées ; mais toutes les autres sont imparfaitement macadamisées, et c’est assez dire en quel état elles se trouvent par les temps de pluie. Le sous-préfet se donnait une contenance, en paraissant exercer ses méditations sur cet objet important ; mais il ne perdait pas une des souffrances intimes qui se peignaient sur la figure altérée de son camarade.
En ce moment, l’inconnu revenait du château de Cinq-Cygne où vraisemblablement il avait passé la nuit. Goulard résolut d’éclaircir par lui-même le mystère dans lequel s’enveloppait l’inconnu qui, physiquement, était enveloppé dans cette petite redingote en gros drap, appelée paletot, et alors à la mode. Un manteau jeté sur les pieds de l’inconnu comme une couverture, empêchait de voir le corps. Enfin, un énorme cache-nez en cachemire rouge montait jusques sur les yeux. Le chapeau crânement mis sur le côté, n’avait cependant rien de ridicule. Jamais un mystère ne fut si mystérieusement emballé, entortillé.
– Gare ! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupard ! ouvrez ! cria-t-il d’une voix aigrelette.
Les trois domestiques du Mulet s’attroupèrent et le tilbury fila sans que personne pût voir un seul des traits de l’inconnu. Le sous-préfet suivit le tilbury et vint sur le seuil de la porte de l’auberge.
– Madame Poupard, dit Antonin, voulez-vous demander à votre monsieur… monsieur !…
– Je ne sais pas son nom, dit la sœur de Gothard.
– Vous avez tort ! les ordonnances de police sont formelles, et monsieur Groslier ne badine pas, comme tous les commissaires de police qui n’ont rien à faire…
[p. F14-g] – Les aubergistes n’ont jamais de torts en temps d’élection ; dit le tigre qui descendait de cheval.
– Je vais aller répéter ce mot à Vinet, se dit le sous-préfet. – Va demander à ton maître s’il peut recevoir le sous-préfet d’Arcis.
Et Antonin Goulard rejoignit les trois promeneurs qui s’étaient arrêtés au bout de l’Avenue en voyant le sous-préfet en conversation avec le tigre, illustre déjà dans Arcis par son nom et par ses réparties.
– Monsieur prie monsieur le sous-préfet de monter, il sera charmé de le recevoir, vint33Erreur deL’Union: « vient » au lieu de « vint ». dire Paradis au sous-préfet quelques instants après.
– Mon petit, lui dit Olivier, combien ton maître donne-t-il par an, à un garçon de ton poil et de ton esprit…
– Donner, monsieur ?… Pour qui nous prenez-vous ? Monsieur le comte se laisse carotter… et je suis content.
– Cet enfant est à bonne école, dit Frédéric Marest.
– La haute école ! monsieur le procureur du roi, répliqua Paradis en laissant les cinq amis étonnés de son aplomb.
– Quel Figaro ! s’écria Vinet.
– Faut pas nous rabaisser, répliqua l’enfant. Mon maître m’appelle petit Robert Macaire. Depuis que nous savons nous faire des rentes, nous sommes Figaro, plus l’argent.
– Qui34Erreur deL’Union: « Que » au lieu de « Qui ». gruges-tu donc ?
– Il y a des courses où je gagne mille écus… sans vendre mon maître, monsieur…
– Enfant sublime ! dit Vinet. Il connaît le turf.
– Et tous lesgentlemen riders, dit l’enfant en montrant la langue à Vinet.
– Le chemin de Paradis mène loin !… dit Frédéric Marest.
Introduit par l’hôte duMulet, Antonin Goulard trouva l’inconnu dans la pièce de laquelle il avait fait un salon, et il se vit sous le coup d’un lorgnon tenu de la façon la plus impertinente.
– Monsieur, dit Antonin Goulard avec une espèce de hauteur, je viens d’apprendre, par la femme de l’aubergiste, que vous refusez de vous conformer aux ordonnances de police, et comme je ne doute pas que vous ne soyez une personne distinguée, je viens moi-même…
– Vous vous nommez Goulard ?… demanda l’inconnu d’une voix de tête.
– Je suis le sous-préfet, monsieur… répondit Antonin Goulard.
– Votre père n’appartenait-il pas aux Simeuse ?…
[p. F15-b] – Et moi, monsieur, j’appartiens au gouvernement, voilà la différence des temps…
– Vous avez un domestique nommé Julien qui veut enlever la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?…
– Monsieur, je ne permets à personne de me parler ainsi, dit Goulard, vous méconnaissez mon caractère…
– Et vous voulez savoir le mien ! riposta l’inconnu. Je me fais donc connaître… On peut mettre sur le livre de l’aubergiste : Impertinent, Venant de Paris, Questionneur, Âge douteux, voyageant pour son plaisir. Ce serait une innovation très goûtée en France, que d’imiter l’Angleterre dans sa méthode de laisser les gens aller et venir selon leur bon plaisir, sans les tracasser, leur demander à tout momentdes papiers… Je suis sans passe-port, que ferez-vous ?
– Monsieur, le procureur du roi est là, sous les tilleuls… dit le Sous-Préfet.
– Monsieur Marest !… vous lui souhaiterez le bonjour de ma part…
– Mais qui êtes-vous ?…
– Ce que vous voudrez que je sois, mon cher monsieur Goulard, dit l’inconnu, car c’est vous qui déciderezen quoije serai dans cet Arrondissament. Donnez-moi un bon conseil sur ma tenue ? Tenez, lisez.
Et l’inconnu tendit au sous-préfet une lettre ainsi conçue :
Vous vous concerterez avec le porteur de la présente pour l’élection d’Arcis, et vous vous conformerez à tout ce qu’il pourra vous demander. Je vous engage à garder la plus entière discrétion, et à le traiter avec les égards dus à son rang.
Cette lettre était écrite et signée par le préfet.
– Vous avez fait de la prose sans le savoir ! dit l’inconnu en reprenant la lettre.
Antonin Goulard, déjà frappé par l’air gentilhomme et les [p. F15-c] manières de ce personnage, devint respectueux.
– Et comment, monsieur ? demanda le sous-préfet.
– En voulant débaucher Anicette… Elle est venue nous dire les tentatives de corruption de Julien, que vous pourriez nommer Julien l’Apostat, car il a été vaincu par le jeune Paradis, mon tigre, et il a fini par avouer que vous souhaitiez faire entrer Anicette au service de la plus riche maison d’Arcis. Or, comme la plus riche maison d’Arcis est celle des Beauvisage, je ne doute pas que ce ne soit mademoiselle Cécile qui veut jouir de ce trésor…
– Oui, monsieur…
– Eh bien ! Anicette entrera ce matin au service des Beauvisage !
Il siffla. Paradis se présenta si rapidement que l’inconnu lui dit : Tu écoutais !
– Malgré moi, monsieur le comte ; les cloisons sont en papier… Si monsieur le comte le veut, j’irai dans une chambre en haut…
– Non, tu peux écouter, c’est ton droit… C’est à moi à parler bas quand je ne veux pas que tu connaisses mes affaires… Tu vas retourner à Cinq-Cygne, et tu remettras de ma part cette pièce de vingt francs à la petite Anicette… – Julien aura l’air de l’avoir séduite pour votre compte. Cette pièce d’or signifie qu’elle peut suivre Julien, dit l’inconnu en se tournant vers Goulard. Anicette ne sera pas inutile au succès de notre candidat…
– Anicette ?…
– Voici, monsieur le sous-préfet, trente-deux ans que les femmes de chambre me servent… J’ai eu ma première aventure à treize ans, absolument comme le Régent, le trisaïeul de notre roi… Connaissez-vous la fortune de cette demoiselle Beauvisage ?
– On ne peut pas la connaître, monsieur ; car hier, chez madame Marion, madame Séverine a dit que monsieur Grévin, le grand-père de Cécile, donnerait à sa petite-fille l’hôtel de [p. F15-d] Beauséant et deux cent mille francs en cadeau de noces…
Les yeux de l’inconnu n’exprimèrent aucune surprise, il eut l’air de trouver cette fortune très médiocre.
– Connaissez-vous bien Arcis ? demanda-t-il à Goulard.
– Je suis le sous-préfet et je suis né dans le pays.
– Eh bien ! comment peut-on y déjouer la curiosité ?
– Mais en y satisfaisant. Ainsi, monsieur le comte a son nom de baptême, qu’il le mette sur les registres avec son titre.
– Bien, le comte Maxime…
– Et si monsieur veut prendre la qualité d’administrateur du chemin de fer, Arcis sera content, et on peut l’amuser avec ce bâton flottant pendant quinze jours…
– Non, je préfère la condition d’irrigateur, c’est moins commun… Je viens pour mettre les terres de Champagne en valeur… Ce sera, mon cher monsieur Goulard, une raison de m’inviter à dîner chez vous avec les Beauvisage, demain… je tiens à les voir, à les étudier.
– Je suis trop heureux de vous recevoir, dit le sous-préfet ; mais je vous demande de l’indulgence pour les misères de ma maison…
– Si je réussis dans l’élection d’Arcis au gré des vœux de ceux qui m’envoient, vous serez préfet, mon cher ami, dit l’inconnu. Tenez, lisez, dit-il en tendant deux autres lettres à Antonin.
– C’est bien, monsieur le comte, dit Goulard en rendant les lettres.
– Récapitulez toutes les voix dont peut disposer le ministère, et surtout n’ayons pas l’air de nous entendre. Je suis un spéculateur et je me moque des élections !…
– Je vais vous envoyer le commissaire de police pour vous forcer à vous inscrire sur le livre de Poupard.
– C’est très bien… Adieu, monsieur. Quel pays que celui-ci ? dit le comte à haute voix. On ne peut pas y faire un pas sans que tout le monde, jusqu’au sous-préfet, soit sur votre dos.
[p. F15-e] – Vous aurez à faire au commissaire de police, monsieur, dit Antonin.
On parla vingt minutes après d’une altercation survenue entre le sous-préfet et l’inconnu chez madame Mollot.
– Eh bien ! de quel bois est le soliveau tombé dans notre marais ? dit Olivier Vinet à Goulard en le voyant revenir duMulet.
– Un comte Maxime qui vient étudier le système géologique de la Champagne dans l’intention d’y trouver des sources minérales, répondit le sous-préfet d’un air dégagé.
– Dites des ressources, répondit Olivier.
– Il espère réunir des capitaux dans le pays ?… dit monsieur Martener.
– Je doute que nos royalistes donnent dans ces mines-là, répondit Olivier Vinet en souriant.
– Que présumez-vous, d’après l’air et les gestes de madame Marion, dit le sous-préfet qui brisa la conversation en montrant Simon et sa tante en conférence.
Simon était allé au devant de sa tante, et causait avec elle sur la place.
– Mais s’il était accepté, je crois qu’un mot suffirait pour le lui dire, répliqua le substitut.
– Eh bien ! dirent à la fois les deux fonctionnaires à Simon qui venait sous les tilleuls.
– Eh bien ! ma tante a bon espoir. Madame Beauvisage et le vieux Grévin, qui partait pour Gondreville, n’ont pas été surpris de notre demande, on a causé des fortunes respectives, on veut laisser Cécile entièrement libre de faire un choix. Enfin, madame Beauvisage a dit que, quant à elle, elle ne voyait pas d’objections contre une alliance de laquelle elle se trouvait très honorée, qu’elle subordonnerait néanmoins sa réponse à ma nomination et peut-être à mon début à la Chambre, et le vieux Grévin a parlé de consulter le comte de Gondreville, sans l’avis de qui jamais il ne prenait de décision importante…
[p. F15-f] – Ainsi, dit nettement Goulard, tu n’épouseras pas Cécile, mon vieux !
– Et pourquoi ! s’écria Giguet ironiquement.
– Mon cher, madame Beauvisage va passer avec sa fille et son mari quatre soirées par semaine dans le salon de ta tante ; ta tante est la femme la plus comme il faut d’Arcis, elle est, quoiqu’il y ait vingt ans de différence entre elle et madame Beauvisage, l’objet de son envie, et tu crois que l’on ne doit pas envelopper un refus de quelques façons…
– Ne dire ni oui, ni non, reprit Vinet, c’est dire non, eu égard aux relations intimes de vos deux familles. Si madame Beauvisage est la plus grande fortune d’Arcis, madame Marion en est la femme la plus considérée ; car, à l’exception de la femme de notre président, qui ne voit personne, elle est la seule qui sache tenir un salon, elle est la reine d’Arcis. Madame Beauvisage paraît vouloir mettre de la politesse à son refus, voilà tout.
– Il me semble que le vieux Grévin s’est moqué de votre tante, mon cher, dit Frédéric Marest.
– Vous avez attaqué hier le comte de Gondreville, vous l’avez blessé, vous l’avez grièvement offensé, car Achille Pigoult l’a vaillamment défendu… et on veut le consulter sur votre mariage avec Cécile ?…
– Il est impossible d’être plus narquois que le vieux père Grévin, dit Vinet.
– Madame Beauvisage est ambitieuse, répondit Goulard, et sait très bien que sa fille aura deux millions ; elle veut être la belle-mère d’un ministre ou d’un ambassadeur, afin de trôner à Paris.
– Eh bien ! pourquoi pas ? dit Simon Giguet.
– Je te le souhaite, répondit le sous-préfet en regardant le substitut avec lequel il se mit à rire quand ils furent à quelques pas. Il ne sera pas seulement député ! dit-il à Olivier, le ministère a des intentions. Vous trouverez chez vous une [p. F15-g] lettre de votre père qui vous enjoint de vous assurer des personnes de votre ressort, dont les votes appartiennent au ministère, il y va de votre avancement, et il vous recommande la plus entière discrétion.
– Et pour qui devront voter nos huissiers, nos avoués, nos juges de paix, nos notaires ! fit le substitut.
– Pour le candidat que je vous nommerai…
– Mais comment savez-vous que mon père m’écrit et ce qu’il m’écrit ?…
– Par l’inconnu…
– L’homme des mines !
– Mon cher Vinet, nous ne devons pas le connaître, traitons-le comme un étranger… Il a vu votre père à Provins, en y passant. Tout à l’heure, ce personnage m’a salué par un mot du préfet qui me dit de suivre, pour les élections d’Arcis, toutes les instructions que me donnera le comte Maxime. Je ne pouvais pas ne point avoir une bataille à livrer, je le savais bien ! Allons dîner ensemble et dressons nos batteries, il s’agit pour vous de devenir procureur du roi à Mantes, pour moi d’être préfet, et nous ne devons pas avoir l’air de nous mêler des élections, car nous sommes entre l’enclume et le marteau. Simon est le candidat d’un parti qui veut renverser le ministère actuel et qui peut réussir ; mais pour des gens aussi intelligens que nous, il n’y a qu’un parti à prendre ?…
– Lequel ?
– Servir ceux qui font et défont les ministères… Et la lettre que l’on m’a montrée est d’un des personnages qui sont les compéres de la pensée immuable.
Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’expliquer quel était ce mineur, et ce qu’il venait extraire de la Champagne.
Environ deux mois avant le triomphe de Simon Giguet comme candidat, à onze heures, dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré, au moment où l’on servit le thé chez la marquise d’Espard, le chevalier d’Espard, son beau-frère, dit en posant sa tasse et en regardant le cercle formé autour de la cheminée : – Maxime était bien triste, ce soir, ne trouvez-vous pas ?…
– Mais, répondit Rastignac, sa tristesse est assez explicable, il a quarante-huit ans ; à cet âge, on ne se fait plus [p. F16-b] d’amis, et quand nous avons enterré de Marsay, Maxime a perdu le seul homme capable de le comprendre, de le servir et de se servir de lui…
– Il a sans doute quelques dettes pressantes, ne pourriez-vous pas le mettre à même de les payer ? dit la marquise à Rastignac.
En ce moment Rastignac était pour la seconde fois ministre, il venait d’être fait comte presque malgré lui ; son beau-père, le baron de Nucingen, avait été nommé pair de France, son frère était évêque, le comte de la Roche-Hugon, son beau-frère, était ambassadeur, et il passait pour être indispensable dans les combinaisons ministérielles à venir.
– Vous oubliez toujours, chère marquise, répondit Rastignac, que notre gouvernement n’échange son argent que contre de l’or, il ne comprend rien aux hommes.
– Maxime est-il homme à se brûler la cervelle ? demanda du Tillet.
– Ah ! tu le voudrais bien, nous serions quittes, répondit au banquier le comte Maxime de Trailles que chacun croyait parti.
Et le comte se dressa comme une apparition du fond d’un fauteuil placé derrière celui du chevalier d’Espard. Tout le monde se mit à rire.
– Voulez-vous une tasse de thé ? lui dit la jeune comtesse de Rastignac que la marquise avait priée de faire les honneurs à sa place.
– Volontiers, répondit le comte en venant se mettre devant la cheminée.
Cet homme, le prince des mauvais sujets de Paris, s’était jusqu’à ce jour soutenu dans la position supérieure qu’occupaient les dandies, alors appelésGants jaunes, et depuis deslions. Il est assez inutile de raconter l’histoire de sa jeunesse [p. F16-c] pleine d’aventures galantes et marquée par des drames horribles où il avait toujours su garder les convenances. Pour cet homme, les femmes ne furent jamais que des moyens, il ne croyait pas plus à leurs douleurs qu’à leurs plaisirs ; il les prenait, comme feu de Marsay, pour des enfans méchans.
Après avoir mangé sa propre fortune, il avait dévoré celle d’une fille célèbre, nommée laBelle Hollandaise, mère de la fameuse Esther Gobseck. Puis il avait causé les malheurs de madame de Restaud, la sœur de madame Delphine de Nucingen, mère de la jeune comtesse de Rastignac.
Le monde de Paris offre des bizarreries inimaginables. La baronne de Nucingen se trouvait en ce moment dans le salon de madame d’Espard, devant l’auteur de tous les maux de sa sœur, devant un assassin qui n’avait tué que le bonheur d’une femme. Voilà pourquoi, sans doute, il était là. Madame de Nucingen avait dîné chez la marquise avec sa fille, mariée depuis un an au comte de Rastignac, qui avait commencé sa carrière politique en occupant une place de sous-secrétaire d’État dans le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’État qu’ait produit la Révolution de Juillet.
Le comte Maxime de Trailles savait seul combien de désastres il avait causés : mais il s’était toujours mis à l’abri du blâme en obéissant aux lois du Code-Homme. Quoiqu’il eût dissipé dans sa vie plus de sommes que les quatre bagnes de France n’en ont volé durant le même temps, la Justice était respectueuse pour lui. Jamais il n’avait manqué à l’honneur, il payait scrupuleusement ses dettes de jeu. Joueur admirable, il faisait la partie des plus grands seigneurs et des ambassadeurs. Il dînait chez tous les membres du corps diplomatique. Il se battait, il avait tué deux ou trois hommes en sa vie, il les avait à peu près assassinés, car il était d’une adresse et d’un sang-froid sans pareils. Aucun jeune homme ne l’égalait dans sa [p. F16-d] mise, ni dans sa distinction de manières, dans l’élégance des mots, dans la désinvolture, ce qu’on appelait autrefoisavoir un grand air. En sa qualité de page de l’empereur, formé dès l’âge de douze ans aux exercices du manége, il passait pour un des plus habiles écuyers. Ayant toujours eu cinq chevaux dans son écurie, il faisait alors courir, il dominait toujours la mode. Enfin personne ne se tirait mieux que lui d’un souper de jeunes gens, il buvait mieux que le plus aguerri d’entre eux, et sortait frais, prêt à recommencer, comme si la débauche était son élément. Maxime, un de ces hommes méprisés qui savent comprimer le mépris qu’ils inspirent par l’insolence de leur attitude et la peur qu’ils causent, ne s’abusait jamais sur sa situation. De là venait sa force. Les gens forts sont toujours leurs propres critiques.
Sous la Restauration, il avait assez bien exploité son état de page de l’empereur, il attribuait à ses prétendues opinions bonapartistes la répulsion qu’il avait rencontrée chez les différens ministères quand il demandait à servir les Bourbons ; car, malgré ses liaisons, sa naissance, et ses dangereuses capacités, il ne put rien obtenir ; et, alors, il entra dans la conspiration sourde sous laquelle succombèrent les Bourbons de la branche aînée. Maxime fit partie d’une association commencée dans un but de plaisir, d’amusement (Voirles treize), et qui tourna naturellement à la politique cinq ans avant la Révolution de juillet. Quand la branche cadette eut marché, précédée du peuple parisien, sur la branche aînée, et se fut assise sur le trône, Maxime réexploita son attachement à Napoléon, de qui il se souciait comme de sa première amourette. Il rendit alors de grands services que l’on fut extrêmement embarrassé de reconnaître, car il voulait être trop souvent payé par des gens qui savent compter. Au premier refus, Maxime se mit en état d’hostilité, menaçant de révéler certains détails peu agréables, [p. F16-e] car les dynasties qui commencent ont, comme les enfans, des langes tachés.
Pendant son ministère, de Marsay répara les fautes de ceux qui avaient méconnu l’utilité de ce personnage, il lui donna de ces missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité, une adresse qui ne recule devant aucune mesure, de l’impudence, et surtout ce sang-froid, cet aplomb, ce coup-d’œil qui constitue lesbravide la pensée et de la haute politique. De semblables instrumens sont à la fois rares et nécessaires.
Par calcul, de Marsay ancra Maxime de Trailles dans la société la plus élevée ; il le peignit comme un homme mûri par les passions, instruit par l’expérience, qui savait les choses et les hommes, à qui les voyages et une certaine faculté d’observation avaient donné la connaissance des intérêts européens, des cabinets étrangers et des alliances de toutes les familles continentales. De Marsay convainquit Maxime de la nécessité de se faire un honneur à lui ; il lui montra la discrétion moins comme une vertu que comme une spéculation ; il lui prouva que le pouvoir n’abandonnerait jamais un instrument solide et sûr, élégant et poli.
– En politique, on ne faitchanterqu’une fois ! lui dit-il en le blâmant d’avoir fait une menace.
Maxime était homme à sonder la profondeur de ce mot.
De Marsay mort, le comte Maxime de Trailles était retombé dans sa vie antérieure. Il allait jouer tous les ans aux Eaux, il revenait passer l’hiver à Paris ; mais s’il recevait quelques sommes importantes, venues des profondeurs de certaines caisses extrêmement avares, cette demi-solde due à l’homme intrépide qu’on pouvait employer d’un moment à l’autre, et confident des mystères de la contre diplomatie, était insuffisante pour les dissipations d’une vie aussi splendide que celle du roi [p. F16-f] des dandies, du tyran de quatre ou cinq clubs parisiens. Aussi le comte Maxime avait-il souvent des inquiétudes sur la question financière. Sans propriété, il n’avait jamais pu consolider sa position en se faisant nommer député ; puis, sans fonctions ostensibles, il lui était impossible de mettre le couteau sous la gorge à quelque ministère pour se faire nommer pair de France. Or, il se voyait gagné par le temps, car ses profusions avaient entamé sa personne aussi bien que ses diverses fortunes. Malgré ses beaux dehors, il se connaissait et ne pouvait se tromper sur lui-même, il pensait à faire une fin, à se marier.
Homme d’esprit, il ne s’abusait pas sur sa considération, il savait bien qu’elle était mensongère. Il ne devait donc y avoir de femmes pour lui ni dans la haute société de Paris, ni dans la bourgeoisie ; il lui fallait prodigieusement de méchanceté, de bonhomie apparente et de services rendus pour se faire supporter, car chacun désirait sa chute ; et une mauvaise veine pouvait le perdre. Une fois envoyé à la prison de Clichy ou à l’étranger par quelques lettres de change intraitables, il tombait dans le précipice où l’on peut voir tant de carcasses politiques qui ne se consolent pas entr’elles.
En ce moment même, il craignait les éboulemens de quelques portions de cette voûte menaçante que les dettes élèvent au dessus de plus d’une tête parisienne. Il avait laissé les soucis apparaître sur son front, il venait de refuser de jouer chez madame d’Espard, il avait causé avec les femmes en donnant des preuves de distraction, et il avait fini par rester muet et absorbé dans le fauteuil d’où il venait de se lever comme le spectre deBanquo.
Le comte Maxime de Trailles se trouva l’objet de tous les regards, directs ou indirects, placé comme il l’était au milieu de la cheminée, illuminé par les feux croisés de deux candélabres. [p. F16-g] Le peu de mots dits sur lui l’obligeait en quelque sorte à se poser fièrement, et il se tenait, en homme d’esprit, sans arrogance, mais avec l’intention de se montrer au dessus des soupçons.
Un peintre n’aurait jamais pu rencontrer un meilleur moment pour saisir le portrait de cet homme, certainement extraordinaire. Ne faut-il pas être doué de facultés rares pour jouer un pareil rôle, pour avoir toujours séduit les femmes pendant trente ans, pour se résoudre à n’employer ses dons que dans une sphère cachée, en incitant un peuple à la révolte, en surprenant les secrets d’une politique astucieuse, en ne triomphant que dans les boudoirs ou dans les cabinets.
N’y a-t-il pas je ne sais quoi de grand à s’élever aux plus hauts calculs de la politique, et à retomber froidement dans le néant d’une vie frivole ? Quel homme de fer que celui qui résiste aux alternatives du jeu, aux rapides voyages de la politique, au pied de guerre de l’élégance et du monde, aux dissipations des galanteries nécessaires, qui fait de sa mémoire une bibliothèque de ruses et de mensonges, qui enveloppe tant de pensées diverses, tant de manéges sous une impénétrable élégance de manières ? Si le vent de la faveur avait soufflé dans ces voiles toujours tendues, si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun sans Pignerol.
Le comte, quoique d’une taille assez élevée, et d’une constitution sèche, avait pris un peu de ventre, mais il le contenait au majestueux, suivant l’expression de Brillat-Savarin. Ses habits étaient d’ailleurs si bien faits, qu’il conservait, dans toute sa personne, un air de jeunesse, quelque chose de leste, de découplé, dû sans doute à ses exercices soutenus, à l’habitude de faire des armes, de monter à cheval et de chasser. Maxime possédait toutes les grâces et les noblesses physiques de l’aristocratie, encore rehaussées par sa tenue supérieure. Son visage, long et bourbonien, était encadré par des favoris, par un collier de barbe soigneusement frisés, élégamment coupés, et noirs comme du jais.
[p. F17-b] Cette couleur, pareille à celle d’une chevelure abondante, s’obtenait par un cosmétique indien fort cher, en usage dans la Perse, et sur lequel Maxime gardait le secret. Il trompait ainsi les regards les plus exercés sur le blanc qui, depuis long-temps, avait envahi ses cheveux. Le propre de cette teinture, dont se servent les Persans pour leurs barbes, est de ne pas rendre les traits durs, elle peut se nuancer par le plus ou le moins d’indigo, et s’harmonie alors à la couleur de la peau. C’était sans doute cette opération que madame Mollot avait vu faire ; mais on continue encore par certaines soirées la plaisanterie de se demander ce que madame Mollot a vu.
Maxime avait un très beau front, les yeux bleus, un nez grec, une bouche agréable et le menton bien coupé ; mais le tour de ses yeux était cerné par de nombreuses lignes fines comme si elles eussent été tracées avec un rasoir, et au point de n’être plus vues à une certaine distance. Ses tempes portaient des traces semblables. Le visage était aussi passablement rayé. Les yeux, comme ceux des joueurs qui ont passé des nuits innombrables, étaient couverts comme d’un glacis ; mais, quoique affaibli, le regard n’en était que plus terrible, il épouvantait. On sentait là-dessous une chaleur couvée, une lave de passions mal éteinte. Cette bouche, autrefois si fraîche et si rouge, avait également des teintes froides ; elle n’était plus droite, elle fléchissait sur la droite. Cette sinuosité semblait indiquer le mensonge. Le vice avait tordu ces lèvres ; mais les dents étaient encore belles et blanches.
Ces flétrissures disparaissaient dans l’ensemble de la physionomie et de la personne. Les formes étaient toujours si séduisantes, qu’aucun jeune homme ne pouvait lutter au bois de Boulogne avec Maxime à cheval où il se montrait plus jeune, plus gracieux que le plus jeune et le plus gracieux d’entre eux. Ce privilége de jeunesse éternelle a été possédé par quelques hommes de ce temps.
Le comte était d’autant plus dangereux qu’il paraissait souple, [p. F17-c] indolent, et ne laissait pas voir l’épouvantable parti pris qu’il avait sur toute chose. Cette effroyable indifférence qui lui permettait de seconder une sédition populaire avec autant d’habileté qu’il pouvait en mettre à une intrigue de cour, dans le but de raffermir l’autorité d’un prince, avait une sorte de grâce. Jamais on ne se défie du calme, de l’uni, surtout en France, où nous sommes habitués à beaucoup de mouvement pour les moindres choses.
Vêtu selon la mode de 1839, le comte était en habit noir, en gilet de cachemire bleu foncé, brodé de petites fleurs d’un bleu clair, en pantalon noir, en bas de soie gris, en souliers vernis. Sa montre, contenue dans une des poches du gilet, se rattachait par une chaîne élégante à l’une des boutonnières.
– Rastignac, dit-il en acceptant la tasse de thé que la jolie madame de Rastignac lui tendit, voulez-vous venir avec moi à l’ambassade d’Autriche ?
– Mon cher, je suis trop nouvellement marié pour ne pas rentrer avec ma femme !
– C’est-à-dire que plus tard ?… dit la jeune comtesse en se retournant et regardant son mari.
– Plus tard, c’est la fin du monde, répondit Maxime. Mais n’est-ce pas me faire gagner mon procès que de me donner madame pour juge ?
Le comte par un geste gracieux, amena la jolie comtesse auprès de lui ; elle écouta quelques mots, regarda sa mère, et dit à Rastignac : – Si vous voulez aller avec monsieur de Trailles à l’ambassade, ma mère me ramènera.
Quelques instans après, la baronne de Nucingen et la comtesse de Rastignac sortirent ensemble. Maxime et Rastignac descendirent bientôt, et quand ils furent assis tous deux dans la voiture du baron : – Que me voulez-vous, Maxime, dit le nouveau marié ? Qu’y a-t-il de si pressé pour me prendre à la gorge ? Qu’avez-vous dit à ma femme ?
– Que j’avais à vous parler, répondit monsieur de Trailles. [p. F17-d] Vous êtes heureux, vous ! Vous avez fini par épouser l’unique héritière des millions de Nucingen, et vous l’avez bien gagné… vingt ans de travaux forcés !…
– Maxime !
– Mais moi, me voici mis en question par tout le monde, dit-il en continuant et tenant compte de l’interruption. Un misérable, un du Tillet, se demande si j’ai le courage de me tuer ! Il est temps de se ranger. Veut-on ou ne veut-on pas se défaire de moi ? vous pouvez le savoir, vous le saurez, dit Maxime en faisant un geste pour imposer silence à Rastignac. Voici mon plan, écoutez-le. Vous devez me servir, je vous ai déjà servi, je puis vous servir encore. La vie que je mène m’ennuie et je veux une retraite. Voyez à me seconder dans la conclusion d’un mariage qui me donne un demi million ; une fois marié, nommez-moi ministre auprès de quelque méchante république d’Amérique. Je resterai dans ce poste aussi longtemps qu’il le faudra pour légitimer ma nomination à un poste du même genre en Allemagne. Si je vaux quelque chose, on m’en tirera ; si je ne vaux rien, on me remerciera. J’aurai peut-être un enfant, je serai sévère pour lui ; sa mère sera riche, j’en ferai un diplomate, il pourra être ambassadeur.
– Voici ma réponse, dit Rastignac. Il y a un combat, plus violent que le vulgaire ne le croit, entre une puissance au maillot et une puissance enfant. La puissance au maillot, c’est la Chambre des Députés, qui, n’étant pas contenue par une Chambre héréditaire…
– Ah ! ah ! dit Maxime, vous êtes pair de France.
– Ne le serais-je pas maintenant sous tous les régimes ?… dit le nouveau pair. Mais ne m’interrompez pas. Il s’agit de vous dans tout ce gâchis. La Chambre des Députés deviendra fatalement tout le gouvernement, comme nous le disait de Marsay, le seul homme par qui la France eût pu être sauvée, en tant que le cabinet ; car les peuples ne meurent pas, ils sont esclaves ou libres, voilà tout. La puissance enfant est la royauté [p. F17-e] couronnée au mois d’août 1830. Le ministère actuel est vaincu : il a dissous la Chambre et veut faire les élections pour que le ministère qui viendra ne les fasse pas ; mais il ne croit pas à une victoire. S’il était victorieux dans les élections, la dynastie serait en danger ; tandis que, si le ministère est vaincu, le parti dynastique pourra lutter avec avantage, pendant long-temps. Les fautes de la chambre profiteront à une volonté qui, malheureusement, est tout dans la politique. Quand on est tout, comme fut Napoléon, il vient un moment où il faut se faire suppléer ; et comme on a écarté les gens supérieurs, le grand tout ne trouve pas de suppléant. Le suppléant, c’est ce qu’on nomme un cabinet, et il n’y a pas de cabinet en France, il n’y a qu’une volonté viagère. En France, il n’y a que les gouvernans qui fassent des fautes, l’opposition ne peut pas en faire, elle peut perdre autant de batailles qu’elle en livre, il lui suffit, comme les alliés en 1814, de vaincre une seule fois. Avectrois glorieuses journéesenfin, elle détruit tout. Aussi est-ce se porter héritier du pouvoir que de ne pas gouverner et d’attendre. J’appartiens par mes opinions personnelles à l’aristocratie, et par mes opinions publiques à la royauté de Juillet. La maison d’Orléans m’a servi à relever la fortune de ma maison et je lui reste attaché35Erreur deL’Union: « attachée » au lieu de « attaché ». à jamais.
– Le jamais de monsieur de Talleyrand bien entendu ! dit Maxime.
– Dans ce moment je ne peux donc rien pour vous, reprit Rastignac, nous n’aurons pas le pouvoir dans six mois. Oui, ces six mois vont être une agonie, je le savais, nous connaissions notre sort en nous formant, nous sommes un ministère-bouche-trou. Mais si vous vous distinguez au milieu de la bataille électorale qui va se livrer ; si vous apportez une voix, un député fidèle à la cause dynastique, on accomplira votre désir. Je puis parler de votre bonne volonté, je puis mettre le nez dans les documens secrets, dans les rapports confidentiels, et vous trouver quelque rude tâche. Si vous réussissez, je puis insister sur vos talens, [p. F17-f] sur votre dévoûment, et réclamer la récompense. Votre mariage, mon cher, ne se fera que dans une famille d’industriels ambitieux, et en province. À Paris, vous êtes trop connu. Il s’agit donc de trouver un millionnaire, un parvenu doué d’une fille et possédé de l’envie de parader au château des Tuileries !
– Faites-moi prêter, par votre beau-père, vingt-cinq mille francs pour attendre jusque-là ; il sera intéressé à ce qu’on ne me paie pas en eau bénite de cour après le succès, et il poussera au mariage.
– Vous êtes fin, Maxime, vous vous défiez de moi, mais j’aime les gens d’esprit, j’arrangerai votre affaire.
Ils étaient arrivés. Le baron de Rastignac vit dans le salon le ministre de l’Intérieur, et alla causer avec lui dans un coin.
Le comte Maxime de Trailles était, en apparence, occupé de la vieille comtesse de Listomère ; mais il suivait, en réalité, le cours de la conversation des deux pairs de France ; il épiait leurs gestes, il interprétait leurs regards et finit par saisir un favorable coup d’œil jeté sur lui par le ministre.
Maxime et Rastignac sortirent ensemble à une heure du matin, et avant de monter chacun dans leurs voitures, Rastignac dit à de Trailles, sur les marches de l’escalier : – Venez me voir à l’approche des élections. D’ici là, j’aurai vu dans quelle localité les chances de l’opposition sont les plus mauvaises et quelles ressources y trouveront deux esprits comme les nôtres.
– Les vingt-cinq mille francs sont pressés ! lui répondit de Trailles.
– Hé, bien ! cachez-vous.
Cinquante jours après, un matin avant le jour le comte de Trailles vint rue de Bourbon, mystérieusement, dans un cabriolet de place, à la porte du magnifique hôtel que le baron de Nucingen avait acheté pour son gendre ; il renvoya le cabriolet, regarda s’il n’était pas suivi ; puis il attendit dans un petit salon [p. F17-g] que Rastignac se levât. Quelques instans après, le valet de chambre introduisit Maxime dans le cabinet où se trouvait l’homme d’État.
– Mon cher, lui dit le ministre, je puis vous dire un secret qui sera divulgué dans deux jours par les journaux et que vous pouvez mettre à profit. Ce pauvre Charles Keller qui dansait si bien la mazurka, a été tué en Afrique, et il était notre candidat dans l’arrondissement d’Arcis. Cette mort laisse un vide. Voici la copie de deux rapports ; l’un du sous-préfet, l’autre du commissaire de police, qui prévenait le ministère que l’élection de notre pauvre ami rencontrerait des difficultés. Il se trouve dans celui du commissaire de police des renseignemens sur l’état de la ville qui suffiront à un homme tel que toi, car l’ambition du concurrent du pauvre feu Charles Keller vient de son désir d’épouser une héritière… À un entendeur tel que toi, ce mot suffit. Les Cinq-Cygne, la princesse de Cadignan et George de Maufrigneuse sont à deux pas d’Arcis, tu sauras avoir au besoin les votes légitimistes… Ainsi…
– N’use pas ta langue, dit Maxime. Le commissaire de police est encore là…
– Oui.
– Fais-moi donner un mot pour lui…
– Mon cher, dit Rastignac en remettant à Maxime tout un dossier, vous trouverez là deux lettres écrites à Gondreville pour vous. Vous avez été page, il a été sénateur, vous vous entendrez. Madame François Keller est dévote, voici pour elle une lettre de la maréchale de Carigliano. La maréchale est devenue dynastique, elle vous recommande chaudement et vous rejoindra d’ailleurs. Je ne vous ajouterai qu’un mot : défiez-vous du sous-préfet que je crois capable de se ménager dans ce Simon Giguet un appui auprès de l’ex-président du conseil. S’il vous faut des lettres, des pouvoirs, des recommandations, écrivez-moi ?
[p. F17-h] – Et les vingt-cinq mille francs, demanda Maxime.
– Signez cette lettre de change à l’ordre de du Tillet36Erreur deL’Union: « à l’ordre du Tillet » au lieu de « à l’ordre de du Tillet ». , voici les fonds.
– Je réussirai, dit le comte, et vous pouvez promettre au château que le député d’Arcis leur appartiendra corps et âme. Si j’échoue, qu’on m’abandonne !
Maxime de Trailles était en tilbury, sur la route de Troyes, une heure après.
Honoré de Balzac
Avant de commencer la peinture des élections en province, principal élément de cette Étude, il est inutile de faire observer que la ville d’Arcis-sur-Aube n’a pas été le théâtre des événements qui en sont le sujet.
L’Arrondissement d’Arcis va voter à Bar-sur-Aube, qui se trouve à quinze lieues d’Arcis, il n’existe donc pas de député d’Arcis à la Chambre.
Des ménagements exigés par l’histoire des mœurs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture d’une ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de lacomédie humaine, ce moyen fut employé, malgré son inconvénient qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile.
__________À la fin du mois d’avril 1839, sur les dix heures du matin, le salon de madame Marion, veuve d’un ancien Receveur-général [p. F01-b] du département de l’Aube, offrait un coup d’œil étrange. De tous les meubles, il n’y restait que les rideaux aux fenêtres, la garniture de cheminée, le lustre et la table à thé. Le tapis d’Aubusson, décloué quinze jours avant le temps, obstruait les marches du perron, et le parquet venait d’être frotté à outrance, sans en être plus clair. C’était une espèce de présage domestique concernant l’avenir des élections qui se préparaient sur toute la surface de la France. Souvent les choses sont aussi spirituelles que les hommes. C’est un argument en faveur des Sciences Occultes.
Le vieux domestique du colonel Giguet, frère de madame Marion, achevait de chasser la poussière qui s’était glissée dans le parquet pendant l’hiver. La femme de chambre et la cuisinière apportaient, avec une prestesse qui dénotait un enthousiasme égal à leur attachement, les chaises de toutes les chambres de la maison, et les entassaient dans le jardin.
Hâtons-nous de dire que les arbres avaient déjà déplié de larges feuilles à travers lesquelles on voyait un ciel sans nuages. L’air du printemps et le soleil du mois de mai permettaient de tenir ouvertes et la porte-fenêtre et les deux fenêtres de ce salon qui forme un carré long.
En désignant aux deux femmes le fond du salon, la vieille dame ordonna de disposer les chaises sur quatre rangs de profondeur, entre chacun desquels elle fit laisser un passage d’environ trois pieds.
Chaque rangée présenta bientôt un front de dix chaises d’espèces diverses.
Une ligne de chaises s’étendit le long des fenêtres et de la porte vitrée.
À l’autre bout du salon, en face des quarante chaises, madame Marion plaça trois fauteuils derrière la table à thé qui fut recouverte d’un tapis vert, et sur laquelle elle mit une sonnette.
Le vieux colonel Giguet arriva sur ce champ de bataille au moment où sa sœur inventait de remplir les espaces vides de chaque côté de la cheminée, en y faisant apporter les deux banquettes de son antichambre, malgré la calvitie du velours qui comptait déjà vingt-quatre ans de service2Erreur deL’Union monarchique: « services » au lieu de « service ». .
– Nous pouvons asseoir soixante-dix personnes, dit-elle triomphalement à son frère.
[p. F01-c] – Dieu veuille que nous ayons soixante-dix amis ! répondit le colonel.
– Si, après avoir reçu pendant vingt-quatre ans, tous les soirs, la société d’Arcis-sur-Aube, il nous manquait, dans cette circonstance, un seul de nos habitués ?… dit la vieille dame d’un air de menace.
– Allons, répondit le colonel en haussant les épaules et interrompant sa sœur, je vais vous en nommer dix qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas venir. D’abord, dit-il en comptant sur ses doigts : Antonin Goulard, le sous-préfet, et d’un ! Le procureur du roi, Frédéric Marest, et de deux ! Monsieur Olivier Vinet, son substitut, trois ! Monsieur Martener, le juge d’instruction, quatre ! Le juge de paix…
– Mais je ne suis pas assez sotte, dit la vieille dame en interrompant son frère à son tour, pour vouloir que les gens en place assistent à une réunion dont le but est de donner un député de plus à l’Opposition… Cependant Antonin Goulard, le camarade d’enfance et de collége de Simon, sera très content de le voir député, car…
– Tenez, ma sœur, laissez-nous faire notre besogne, à nous autres hommes… Où donc est Simon ?
– Il s’habille, répondit-elle. Il a bien fait de ne pas déjeuner, car il est très nerveux, et quoique notre jeune avocat ait l’habitude de parler au tribunal, il appréhende cette séance comme s’il devait y rencontrer des ennemis.
– Ma foi ! j’ai souvent eu à supporter le feu des batteries ennemies ; eh bien ! mon âme, je ne dis pas mon corps, n’a jamais tremblé ; mais s’il fallait me mettre là, dit le vieux militaire en se plaçant à la table à thé, regarder les quarante bourgeois qui seront assis en face, bouche béante, les yeux braqués sur les miens, et s’attendant à des périodes ronflantes et correctes… j’aurais ma chemise mouillée avant d’avoir trouvé mon premier mot.
– Et il faudra cependant, mon cher père, que vous fassiez cet effort pour moi, dit Simon Giguet en entrant par le petit salon, car s’il existe, dans le département de l’Aube, un homme dont la parole y soit puissante, c’est assurément vous. En 1815…
– En 1815, dit ce petit vieillard admirablement conservé, je n’ai pas eu à parler, j’ai rédigé tout bonnement une petite proclamation qui a fait lever deux mille hommes en vingt-quatre [p. F01-d] heures… Et c’est bien différent de mettre son nom au bas d’une page qui sera lue par un département, ou de parler à une assemblée. À ce métier-là, Napoléon lui-même a échoué. Lors du dix-huit brumaire, il n’a dit que des sottises aux Cinq-Cents.
– Enfin, mon cher père, reprit Simon, il s’agit de toute ma vie, de ma fortune, de mon bonheur… Tenez, ne regardez qu’une seule personne et figurez-vous que vous ne parlez qu’à elle, vous vous en tirerez…
– Mon Dieu ! je ne suis qu’une vieille femme, dit madame Marion ; mais, dans une pareille circonstance, et en sachant de quoi il s’agit, mais… je serais éloquente !
– Trop éloquente peut-être ! dit le colonel. Et dépasser le but, ce n’est pas y atteindre. Mais de quoi s’agit-il donc ? reprit-il en regardant son fils. Depuis deux jours vous attachez à cette candidature des idées… Si mon fils n’est pas nommé, tant pis pour Arcis, voilà tout.
Ces paroles, dignes d’un père, étaient en harmonie avec toute la vie de celui qui les disait.
Le colonel Giguet, un des officiers les plus estimés qu’il y eût dans la Grande-Armée, se recommandait par un de ces caractères dont le fond est une excessive probité, jointe à une grande délicatesse. Jamais il ne se mit en avant, les faveurs devaient venir le chercher : aussi resta-t-il onze ans simple capitaine d’artillerie dans la Garde, où il ne fut nommé chef de bataillon qu’en 1813, et major en 1814. Son attachement presque fanatique à Napoléon ne lui permit pas de servir les Bourbons, après la première abdication. Enfin, son dévoûment en 1815 fut tel, qu’il eût été banni sans le comte de Gondreville qui le fit effacer de l’ordonnance et finit par lui obtenir et une pension de retraite et le grade de colonel.
Madame Marion, née Giguet, avait un autre frère qui devint colonel de gendarmerie à Troyes, et qu’elle avait suivi là dans le temps. Elle y épousa monsieur Marion, le Receveur-général de l’Aube.
Feu monsieur Marion, le Receveur-général, avait pour frère un premier président d’une cour impériale. Simple avocat d’Arcis, ce magistrat avait prêté son nom, pendant la Terreur, au fameux Malin de l’Aube, Représentant du peuple, pour l’acquisition de la terre de Gondreville. Aussi tout le crédit de Malin, devenu sénateur et comte, fut-il au service de la famille [p. F01-e] Marion. Le frère de l’avocat eut ainsi la recette générale de l’Aube à une époque où, loin d’avoir à choisir entre trente solliciteurs, le gouvernement était fort heureux de trouver un sujet qui voulût accepter de si glissantes places.
Marion, le Receveur-général, recueillit la succession de son frère le président, et madame Marion celle de son frère le colonel de gendarmerie. En 1814, le Receveur-général éprouva des revers. Il mourut en même temps que l’Empire, mais sa veuve trouva quinze mille francs de rentes dans les débris de ces diverses fortunes accumulées. Le colonel de gendarmerie Giguet avait laissé son bien à sa sœur, en apprenant le mariage de son frère l’artilleur, qui, vers 1806, épousa l’une des filles d’un riche banquier de Hambourg. On sait quel fut l’engouement de l’Europe pour les sublimes troupiers de l’empereur Napoléon !
En 1814, madame Marion, quasi-ruinée, revint habiter Arcis, sa patrie, où elle acheta, sur la Grande-Place, l’une des plus belles maisons de la ville, et dont la situation indique une ancienne dépendance du château. Habituée à recevoir beaucoup de monde à Troyes, où régnait le Receveur-général, son salon fut ouvert aux notabilités du parti libéral d’Arcis. Une femme, accoutumée aux avantages d’une royauté de salon, n’y renonce pas facilement. De toutes les habitudes, celles de la vanité sont les plus tenaces.
Bonapartiste, puis libéral, car, par une des plus étranges métamorphoses, les soldats de Napoléon devinrent presque tous amoureux du système constitutionnel, le colonel Giguet fut, pendant la Restauration, le président naturel du comité-directeur d’Arcis qui se composa du notaire Grévin, de son gendre Beauvisage et de Varlet fils, le premier médecin d’Arcis, beau-frère de Grévin, personnages qui vont tous figurer dans cette histoire, malheureusement pour nos mœurs politiques, beaucoup trop véridique.
– Si notre cher enfant n’est pas nommé, dit madame Marion après avoir regardé dans l’antichambre et dans le jardin pour voir si personne ne pouvait l’écouter, il n’aura pas mademoiselle Beauvisage ; car, il y a pour lui, dans le succès de sa candidature, un mariage avec Cécile.
– Cécile ?… fit le vieillard en ouvrant les yeux et regardant [p. F01-f] sa sœur d’un air de stupéfaction.
– Il n’y a peut-être que vous dans tout le département, mon frère, qui puissiez oublier la dot et les espérances de mademoiselle Beauvisage.
– C’est la plus riche héritière du département de l’Aube, dit Simon Giguet.
– Mais il me semble que mon fils n’est pas à dédaigner, reprit le vieux militaire ; il est votre héritier, il a déjà le bien de sa mère, et je compte lui laisser autre chose que mon nom tout sec…
– Tout cela mis ensemble ne fait pas trente mille francs de rente, et il y a déjà des gens qui se présentaient avec cette fortune là, sans compter leurs positions…
– Et ?… demanda le colonel.
– Et on les a refusés !
– Que veulent donc les Beauvisage ? fit le colonel en regardant alternativement sa sœur et son fils.
On peut trouver extraordinaire que le colonel Giguet, frère de madame Marion, chez qui la société d’Arcis se réunissait tous les jours depuis vingt-quatre ans, dont le salon était l’écho de tous les bruits, de toutes les médisances, de tous les commérages du département de l’Aube, et où peut-être il s’en fabriquait, ignorât des événements et des faits de cette nature ; mais son ignorance paraîtra naturelle, dès qu’on aura fait observer que ce noble débris des vieilles phalanges napoléoniennes se couchait et se levait avec les poules, comme tous les vieillards qui veulent vivre toute leur vie. Il n’assistait donc jamais aux conversations intimes. Il existe en province deux conversations, celle qui se tient officiellement quand tout le monde est réuni, joue aux cartes et babille ; puis, celle quimitonne, comme un potage bien soigné, lorsqu’il ne reste devant la cheminée que trois ou quatre amis de qui l’on est sûr et qui ne répètent rien de ce qui se dit, que chez eux, quand ils se trouvent avec trois ou quatre autres amis bien sûrs.
Depuis neuf ans, depuis le triomphe de ses idées politiques, le colonel vivait presque en dehors de la société. Levé toujours en même temps que le soleil, il s’adonnait à l’horticulture, il adorait les fleurs, et, de toutes les fleurs, il ne cultivait que les roses. Il avait les mains noires du vrai jardinier ; il soignait ses [p. F01-g] carrés. Ses carrés ! ce mot lui rappelait les carrés d’hommes multicolores alignés sur les champs de batailles. Toujours en conférence avec son garçon jardinier, il se mêlait peu, surtout depuis deux ans, à la société qu’il entrevoyait par échappées. Il ne faisait en famille qu’un repas, le dîner ; car il se levait de trop bonne heure pour pouvoir déjeuner avec son fils et sa sœur.
On doit aux efforts de ce colonel, la fameuse rose-Giguet, que connaissent tous les amateurs.
Ce vieillard, passé à l’état de fétiche domestique, était exhibé, comme bien on le pense, dans les grandes circonstances. Certaines familles jouissent d’un demi-dieu de ce genre, et s’en parent comme on se pare d’un titre.
– J’ai cru deviner que, depuis la Révolution de Juillet, répondit madame Marion à son frère, madame Beauvisage aspire à vivre à Paris. Forcée de rester ici tant que vivra son père, elle a reporté son ambition sur la tête de son futur gendre, et la belle dame rêve les splendeurs de la vie politique.
– Aimerais-tu Cécile ? dit le colonel à son fils.
– Oui, mon père.
– Lui plais-tu ?
– Je le crois, mon père ; mais il s’agit aussi de plaire à la mère et au grand-père. Quoique le bonhomme Grévin veuille contrarier mon élection, le succès déterminerait madame Beauvisage à m’accepter, car elle espérera me gouverner à sa guise, être ministre sous mon nom…
– Ah ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion. Et pour quoi nous compte-t-elle ?…
– Qui donc a-t-elle refusé ? demanda le colonel à sa sœur.
– Mais, depuis trois mois, Antonin Goulard et le procureur du roi, monsieur Frédéric Marest ont reçu, dit-on, de ces réponses équivoques, qui sont tout ce qu’on veut, excepté unoui!
– Oh ! mon Dieu ! fit le vieillard en levant les bras, dans quel temps vivons-nous ? Mais Cécile est la fille d’un bonnetier, et la petite-fille d’un fermier. Madame Beauvisage veut-elle donc avoir un comte de Cinq-Cygne pour gendre.
– Mon frère, ne vous moquez pas des Beauvisage. Cécile est assez riche pour pouvoir choisir un mari partout, même dans le parti auquel appartiennent les Cinq-Cygne. J’entends [p. F01-h] la cloche qui vous annonce des électeurs, je vous laisse et je regrette bien de ne pouvoir écouter ce qui va se dire.
[p. F02-b]Quoique 1839 soit, politiquement parlant, bien éloigné de 1847, on peut encore se rappeler aujourd’hui les élections qui produisirent la coalition, tentative éphémère que fit la Chambre des Députés pour réaliser la menace d’un gouvernement parlementaire ; menace à la Cromwell qui, sans un Cromwell, ne pouvait aboutir, sous un prince ennemi de la fraude, qu’au triomphe du système actuel où les chambres et les ministres ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignolet, à la grande satisfaction des passants toujours ébahis.
L’Arrondissement d’Arcis-sur-Aube se trouvait alors dans une singulière situation, il se croyait libre de choisir un député. Depuis 1816 jusqu’en 1836, on y avait toujours nommé l’un des plus lourds orateurs du Côté Gauche, l’un des dix-sept qui furent tous appelésgrands citoyenspar le parti libéral, [p. F02-b] enfin l’illustre François Keller, de la maison Keller frères, le gendre du comte de Gondreville.
Gondreville, une des plus magnifiques terres de la France, est située à un quart de lieue d’Arcis.
Ce banquier, récemment nommé comte et pair de France, comptait sans doute transmettre à son fils, alors âgé de trente ans, sa succession électorale, pour le rendre un jour apte à la pairie.
Déjà chef d’escadron dans l’État-major, et l’un des favoris du prince royal, Charles Keller, devenu vicomte, appartenait au parti de la cour citoyenne. Les plus brillantes destinées semblaient promises à un jeune homme puissamment riche, plein de courage, remarqué pour son dévoûment à la nouvelle dynastie, petit-fils du comte de Gondreville et neveu de la maréchale de Carigliano ; mais cette élection, si nécessaire à son avenir, présentait de grandes difficultés à vaincre.
Depuis l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise, Arcis éprouvait un vague désir de se montrer indépendant. Aussi les dernières élections de François Keller avaient-elles été troublées par quelques républicains, dont les casquettes rouges et les barbes frétillantes n’avaient pas trop effrayé les gens d’Arcis. En exploitant les dispositions du pays, le candidat radical put réunir trente ou quarante voix. Quelques habitants, humiliés de voir leur ville comptée au nombre des bourgs-pourris de l’Opposition, se joignirent aux démocrates, quoiqu’ennemis de la démocratie. En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées.
Or, nommer le jeune commandant Keller, en 1839, après avoir nommé le père pendant vingt ans, accusait une véritable servitude électorale, contre laquelle se révoltait l’orgueil de plusieurs bourgeois enrichis, qui croyaient bien valoir et monsieur Malin, comte de Gondreville, et les banquiers Keller frères, et les Cinq-Cygne et même le roi des Français !
Aussi les nombreux partisans du vieux Gondreville, le roi du département de l’Aube, attendaient-ils une nouvelle preuve de son habileté tant de fois éprouvée. Pour ne pas compromettre l’influence de sa famille dans l’Arrondissement d’Arcis, ce vieil homme d’État proposerait sans doute pour candidat [p. F02-c] un homme du pays qui céderait sa place à Charles Keller, en acceptant des fonctions publiques ; cas parlementaire qui rend l’élu du peuple sujet à réélection.
Quand Simon Giguet pressentit, au sujet des élections, le fidèle ami du comte, l’ancien notaire Grévin, ce vieillard répondit que, sans connaître les intentions du comte de Gondreville, il faisait de Charles Keller son candidat, et emploierait toute son influence à cette nomination.
Dès que cette réponse du bonhomme Grévin circula dans Arcis, il y eut une réaction contre lui. Quoique, durant trente ans de notariat, cet Aristide champenois eût possédé la confiance de la ville, qu’il eût été maire d’Arcis de 1804 à 1814, et pendant les Cent-Jours ; quoique l’Opposition l’eût accepté pour chef jusqu’au triomphe de 1830, époque à laquelle il refusa les honneurs de la mairie en objectant son grand âge ; enfin, quoique la ville, pour lui témoigner son affection, eût alors pris pour maire son gendre monsieur Beauvisage, on se révolta contre lui, et quelques jeunes allèrent jusqu’à le taxer de radotage. Les partisans de Simon Giguet se tournèrent vers Philéas Beauvisage, le maire, et le mirent d’autant mieux de leur côté, que, sans être mal avec son beau-père, il affichait une indépendance qui dégénérait en froideur, mais que lui laissait le fin beau-père, en y voyant un excellent moyen d’action sur la ville d’Arcis.
Monsieur le maire, interrogé la veille sur la place publique, avait déclaré qu’il nommerait le premier inscrit sur la liste des éligibles d’Arcis, plutôt que de donner sa voix à Charles Keller, qu’il estimait d’ailleurs infiniment.
– Arcis ne sera plus un bourg-pourri ! dit-il, ou j’émigre à Paris.
Flattez les passions du moment, vous devenez partout un héros, même à Arcis-sur-Aube.
– Monsieur le maire, dit-on, vient de mettre le sceau à la fermeté de son caractère.
Rien ne marche plus rapidement qu’une révolte légale. Dans la soirée, madame Marion et ses amis organisèrent pour le lendemain une réunion desélecteurs indépendants, au profit de Simon Giguet, le fils du colonel. Ce lendemain venait de se lever, et de faire mettre sens dessus dessous toute la maison [p. F02-d] pour recevoir les amis sur l’indépendance desquels on comptait.
Simon Giguet, candidat-né d’une petite ville jalouse de nommer un de ses enfants, avait, comme on le voit, aussitôt mis à profit ce mouvement des esprits pour devenir le représentant des besoins et des intérêts de la Champagne pouilleuse. Cependant, toute la considération et la fortune de la famille Giguet étaient l’ouvrage du comte de Gondreville. Mais, en matière d’élection, y a-t-il des sentiments ?
Cette Scène est écrite pour l’enseignement des pays assez malheureux pour ne pas connaître les bienfaits d’une représentation nationale, et qui, par conséquent, ignorent par quelles guerres intestines, au prix3Erreur de L’Union: « aux prix » au lieu de « au prix ». de quels sacrifices à la Brutus, une petite ville enfante un député ! Spectacle majestueux et naturel, auquel on ne peut comparer que celui d’un accouchement : mêmes efforts, mêmes impuretés, mêmes déchirements, même triomphe !
On peut se demander comment un fils unique, dont la fortune était satisfaisante, se trouvait, comme Simon Giguet, simple avocat dans la petite ville d’Arcis, où les avocats sont inutiles.
Un mot sur le candidat est ici nécessaire.
Le colonel avait eu, de 1806 à 1813, de sa femme, qui mourut en 1814, trois enfants, dont l’aîné, Simon, survécut à ses cadets, morts tous deux, l’un en 1818, l’autre en 1825. Jusqu’à ce qu’il restât seul, Simon dut être élevé comme un homme à qui l’exercice d’une profession lucrative était nécessaire. Devenu fils unique, Simon fut atteint d’un revers de fortune. Madame Marion comptait beaucoup pour son neveu sur la succession du grand-père, le banquier de Hambourg ; mais cet Allemand mourut en 1826, ne laissant à son petit-fils Giguet que deux mille francs de rentes. Ce banquier, doué d’une grande vertu procréatrice, avait combattu les ennuis de son commerce par les plaisirs de la paternité ; donc il favorisa les familles de onze autres enfants qui l’entouraient et qui lui firent croire, avec assez de vraisemblance d’ailleurs, que Simon Giguet serait riche.
Le colonel tint à faire embrasser à son fils une profession indépendante. Voici pourquoi.
Les Giguet ne pouvaient attendre aucune faveur du [p. F02-e] pouvoir sous la Restauration. Quand même Simon n’eût pas été le fils d’un ardent bonapartiste, il appartenait à une famille dont tous les membres avaient, à juste titre, encouru l’animadversion de la famille de Cinq-Cygne, à propos de la part que Giguet le colonel de gendarmerie, et les Marion, y compris madame Marion, prirent, en qualité de témoins à charge, dans le fameux procès de messieurs de Simeuse, condamnés en 1805 comme coupables de la séquestration du comte de Gondreville, alors sénateur, et de laquelle ils étaient parfaitement innocents. Ce représentant du peuple avait spolié la fortune de la maison de Simeuse, les héritiers parurent coupables de cet attentat, dans un temps où la vente des biens nationaux était l’arche sainte de la politique. (Voirune ténébreuse affaire.)
Grévin fut non seulement l’un des témoins les plus importants mais encore un des plus ardents meneurs de cette affaire. Ce procès criminel divisait encore l’arrondissement d’Arcis en deux partis, dont l’un tenait pour l’innocence des condamnés, et conséquemment pour la maison de Cinq-Cygne, l’autre pour le comte de Gondreville et pour ses adhérents.
Si, sous la Restauration, la comtesse de Cinq-Cygne usa de l’influence que lui donnait le retour des Bourbons pour ordonner tout à son gré dans le département de l’Aube, le comte de Gondreville sut contrebalancer la royauté des Cinq-Cygnes, par l’autorité secrète qu’il exerça sur les libéraux du pays, au moyen du notaire Grévin, du colonel Giguet, de son gendre Keller, toujours nommé député d’Arcis-sur-Aube en dépit des Cinq-Cygne, et enfin par le crédit qu’il conserva dans les conseils de la Couronne, tant que vécut Louis XVIII. Ce ne fut qu’après la mort de ce roi, que la comtesse de Cinq-Cygne put faire nommer Michu, président du tribunal de première instance d’Arcis. Elle tenait à mettre à cette place le fils du régisseur qui périt sur l’échafaud à Troyes, victime de son dévoûment à la famille Simeuse, et dont le portrait en pied ornait son salon et à Paris et à Cinq-Cygne. Jusqu’en 1823, le comte de Gondreville avait eu le pouvoir d’empêcher la nomination de Michu.
Ce fut par le conseil même du comte de Gondreville que [p. F02-f] le colonel Giguet fit de son fils un avocat. Simon devait d’autant plus briller dans l’Arrondissement d’Arcis, qu’il y fut le seul avocat, les avoués plaidant toujours les causes eux-mêmes dans ces petites localités. Simon avait eu quelques triomphes à la cour d’assises de l’Aube ; mais il n’en était pas moins l’objet des plaisanteries de Frédéric Marest le procureur du roi, d’Olivier Vinet le substitut, du président Michu, les trois plus fortes têtes du tribunal, et qui seront d’importants personnages dans le drame électoral dont la première scène se préparait.
Simon Giguet, comme presque tous les hommes d’ailleurs, payait à la grande puissance du ridicule une forte part de contributions. Il s’écoutait parler, il prenait la parole à tout propos, il dévidait solennellement des phrases filandreuses et sèches qui passaient pour de l’éloquence dans la haute bourgeoisie d’Arcis. Ce pauvre garçon appartenait à ce genre d’ennuyeux qui prétendent tout expliquer, même les choses les plus simples. Il expliquait la pluie, il expliquait les causes de la révolution de juillet ; il expliquait aussi les choses impénétrables : il expliquait Louis-Philippe, il expliquait monsieur Odilon Barrot, il expliquait monsieur Thiers, il expliquait les affaires d’Orient, il expliquait la Champagne, il expliquait 1789, il expliquait le tarif des douanes et les humanitaires, le magnétisme et l’économie de la liste civile.
Ce jeune homme maigre, au teint bilieux, d’une taille assez élevée pour justifier sa nullité sonore, car il est rare qu’un homme de haute taille ait de grandes capacités, outrait le puritanisme des gens de l’extrême-gauche, déjà tous si affectés à la manière des prudes qui ont des intrigues à cacher. Toujours vêtu de noir, il portait une cravate blanche qu’il laissait descendre au bas de son cou. Aussi sa figure semblait-elle être dans un cornet de papier blanc, car il conservait ce col de chemise haut et empesé que la mode a fort heureusement proscrit. Son pantalon, ses habits paraissaient toujours être trop larges. p. ill. Il avait ce qu’on nomme en province de la dignité, c’est-à-dire qu’il se tenait roide et qu’il était ennuyeux ; Antonin Goulard, son ami, l’accusait de singer monsieur Dupin. En effet, [p. F02-g] l’avocat se chaussait un peu trop de souliers et de gros bas en filoselle noire.
Simon Giguet, protégé par la considération dont jouissait son vieux père et par l’influence qu’exerçait sa tante sur une petite ville dont les principaux habitants venaient dans son salon depuis vingt-quatre ans, déjà riche d’environ dix mille francs de rentes, sans compter les honoraires produits par son cabinet, et à qui la fortune de sa tante revenait un jour, ne mettait pas sa nomination en doute.
Néanmoins, le premier coup de cloche, en annonçant l’arrivée des électeurs les plus influents, retentit au cœur de l’ambitieux en y portant des craintes vagues. Simon ne se dissimulait ni l’habileté ni les immenses ressources du vieux Grévin, ni le prestige que le ministère déploierait en appuyant la candidature d’un jeune et brave officier alors en Afrique, attaché au prince royal, fils d’un des ex-grands citoyens de la France et neveu d’une maréchale.
– Il me semble, dit-il à son père, que j’ai la colique. Je sens une chaleur douceâtre au dessous du creux de l’estomac qui me donne des inquiétudes…
– Les plus vieux soldats, répondit le colonel, avaient une pareille émotion quand le canon commençait à ronfler, au début de la bataille.
– Que sera-ce donc à la Chambre ?… dit l’avocat.
– Le comte de Gondreville nous disait, répondit le vieux militaire, qu’il arrive à plus d’un orateur quelques-uns des petits inconvénients qui signalaient pour nous, vieilles culottes de peau, le début des batailles. Tout cela pour des paroles oiseuses. Enfin, tu veux être député, fit le vieillard en haussant les épaules : sois-le !
– Mon père, le triomphe, c’est Cécile ! Cécile, c’est une immense fortune ! Aujourd’hui, la grande fortune, c’est le pouvoir !
– Ah ! combien les temps sont changés ! Sous l’empereur, il fallait être brave !
– Chaque époque se résume dans un mot ! dit Simon à son père, en répétant une observation du vieux comte de Gondreville [p. F02-h] qui peint bien ce vieillard. Sous l’Empire, quand on voulait tuer un homme, on disait : – C’est un lâche ! Aujourd’hui, l’on dit : – C’est un escroc !
– Pauvre France ! où t’a-t-on menée !… s’écria le colonel. Je vais retourner à mes roses.
– Oh ! restez, mon père ! Vous êtes ici la clef de la voûte !
[p. F03-a]Le maire, monsieur Philéas Beauvisage, se présenta le premier, accompagné du successeur de son beau-père, le plus occupé des notaires de la ville, Achille Pigoult, petit-fils d’un vieillard resté juge de paix d’Arcis pendant la Révolution, pendant l’Empire et pendant les premiers jours de la Restauration.
Achille Pigoult, âgé d’environ trente-deux ans, avait été dix-huit ans clerc chez le vieux Grévin, sans avoir l’espérance de devenir notaire. Son père, fils du juge de paix d’Arcis, mort d’une prétendue apoplexie, avait fait de mauvaises affaires. Le comte de Gondreville, à qui le vieux Pigoult tenait par les liens de 1793, avait prêté l’argent d’un cautionnement, et avait ainsi facilité l’acquisition de l’étude de Grévin au petit-fils du juge de paix qui fit la première instruction du procès Simeuse. Achille s’était établi sur la Place de l’Église, dans une maison appartenant au comte de Gondreville, et que le pair de France lui avait louée à si bas prix, qu’il était facile de voir combien le rusé politique tenait à toujours avoir le premier notaire d’Arcis dans sa main.
Ce jeune Pigoult, petit homme sec dont les yeux fins [p. F03-b] semblaient percer ses lunettes vertes qui n’atténuaient point la malice de son regard, instruit de tous les intérêts du pays, devant à l’habitude de traiter les affaires une certaine facilité de parole, passait pour êtregouailleur, et disait tout bonnement les choses avec plus d’esprit que n’en mettaient les indigènes dans leurs conversations.
Ce notaire, encore garçon, attendait un riche mariage de la bienveillance de ses deux protecteurs, Grévin et le comte de Gondreville. Aussi l’avocat Giguet laissa-t-il échapper un mouvement de surprise en apercevant Achille à côté de monsieur Philéas Beauvisage.
Ce petit notaire, dont le visage était couturé par tant de marques de petite vérole qu’il s’y trouvait comme un réseau de filets blancs, formait un contraste parfait avec la grosse personne de monsieur le maire, dont la figure ressemblait à une pleine lune, mais à une lune réjouie.
Ce teint de lys et de roses était encore relevé chez Philéas par un sourire gracieux qui résultait bien moins d’une disposition de l’âme que de cette disposition des lèvres pour lesquelles on a créé le motpoupin.
Philéas Beauvisage était doué d’un si grand contentement de lui-même, qu’il souriait toujours à tout le monde, dans toutes les circonstances. Ses lèvres poupines auraient souri à un enterrement. La vie qui abondait dans ses yeux bleus et enfantins ne démentait pas ce perpétuel et insupportable sourire. p. ill.
Cette satisfaction interne passait d’autant plus pour de la bienveillance et de l’affabilité que Philéas s’était fait un langage à lui, remarquable par un usage immodéré des formules de la politesse. Il avait toujours l’honneur, il joignait à toutes ses demandes de santé relatives aux personnes absentes les épithètes decher, debon, d’excellent. Il prodiguait les phrases de condoléance ou les phrases complimenteuses à propos des petites misères ou des petites félicités de la vie humaine. Il cachait ainsi sous un déluge de lieux communs son incapacité, son défaut absolu d’instruction, et une faiblesse de caractère qui ne peut être exprimée que par le mot un peu vieilli degirouette.
Rassurez-vous ? cette girouette avait pour axe la belle madame Beauvisage, Séverine Grévin, la femme célèbre de l’Arrondissement.
Aussi quand Séverine apprit ce qu’elle nomma l’équipée de monsieur Beauvisage, à propos de l’élection, lui avait-elle dit [p. F03-c] le matin même : « Vous n’avez pas mal agi en vous donnant des airs d’indépendance ; mais vous n’irez pas à la réunion des Giguet, sans vous y faire accompagner par Achille Pigoult, à qui j’ai dit de venir vous prendre ! »
Donner Achille Pigoult pour mentor à Beauvisage, n’était-ce pas faire assister à l’assemblée des Giguet un espion du parti Gondreville ? Aussi chacun peut maintenant se figurer la grimace qui contracta la figure puritaine de Simon, forcé de bien accueillir un habitué du salon de sa tante, un électeur influent dans lequel il vit alors un ennemi.
– Ah ! se dit-il à lui-même, j’ai eu bien tort de lui refuser son cautionnement quand il me l’a demandé ! Le vieux Gondreville a eu plus d’esprit que moi…
– Bonjour, Achille, dit-il en prenant un air dégagé, vous allez me tailler des croupières !…
– Je ne crois pas que votre réunion soit une conspiration contre l’indépendance de nos votes, répondit le notaire en souriant. Ne jouons-nous pas franc jeu ?
– Franc jeu ! répéta Beauvisage.
Et le maire se mit à rire de ce rire sans expression par lequel certaines personnes finissent toutes leurs phrases, et qu’on devrait appeler la ritournelle de la conversation. Puis monsieur le maire se mit à ce qu’il faut appeler satroisième position, en se présentant droit, la poitrine effacée, les mains derrière le dos. Il était en habit et pantalon noirs, orné d’un superbe gilet blanc entr’ouvert de manière à laisser voir deux boutons de diamant d’une valeur de plusieurs milliers de francs.
– Nous nous combattrons, et nous n’en serons pas moins bons amis, reprit Philéas. C’est là l’essence des mœurs constitutionnelles ! (Hé ! hé ! hé !) Voilà comment je comprends l’alliance de la monarchie et de la liberté… (Ha ! ah ! ah !)
Là, monsieur le maire prit la main de Simon en lui disant : – Comment vous portez-vous ! mon bon ami ? Votre chère tante et notre digne colonel vont sans doute aussi bien ce matin qu’hier… du moins il faut le présumer !… (Hé ! hé ! hé !) ajouta-t-il d’un air de parfaite béatitude, – peut-être un peu tourmentés de la cérémonie qui va se passer… – Ah ! dam, jeune homme (sic : jeûne hôme!), nous entrons dans la carrière politique… (Ah ! ah ! ah !) – Voilà votre premier pas… – il n’y a pas à reculer, – c’est un grand parti, – et j’aime mieux que ce soit vous que moi qui vous lanciez dans les orages et les tempêtes de la chambre… (hi ! hi !) quelque agréable que ce soit de [p. F03-d] voir résider en sa personne… (hi ! hi ! hi !) le pouvoir souverain de la France pour un quatre cent cinquante-troisième !… (Hi ! hi ! hi !)
L’organe de Philéas Beauvisage avait une agréable sonorité tout à fait en harmonie avec les courbes légumineuses de son visage coloré comme un potiron jaune clair, avec son dos épais, avec sa poitrine large et bombée. Cette voix, qui tenait de la basse-taille par son volume, se veloutait comme celle des barytons, et prenait, dans le rire par lequel Philéas accompagnait ses fins de phrase, quelque chose d’argentin. Dieu, dans son paradis terrestre, aurait voulu, pour y compléter les Espèces, y mettre un bourgeois de province, il n’aurait pas fait de ses mains un type plus beau, plus complet que Philéas Beauvisage.
– J’admire le dévoûment de ceux qui peuvent se jeter dans les orages de la vie politique. (Hé ! hé ! hé !) Il faut pour cela des nerfs que je n’ai pas. – Qui nous eût dit, en 1812, en 1813, qu’on en arriverait là… Moi, je ne doute plus de rien dans un temps où l’asphalte, le caoutchouc, les chemins de fer et la vapeur changent le sol, les redingotes et les distances. (Hé ! hé ! hé ! hé !)
Ces derniers mots furent largement assaisonnés de ce rire par lequel Philéas relevait les plaisanteries vulgaires dont se paient les bourgeois et qui sera représenté par des parenthèses ; mais il les accompagna d’un geste qu’il s’était rendu propre : il fermait le poing droit et l’insérait dans la paume arrondie de la main gauche en l’y frottant d’une façon joyeuse. Ce manège concordait à ses rires, dans les occasions fréquentes où il croyait avoir dit un trait d’esprit.
Peut-être est-il superflu de dire que Philéas passait dans Arcis pour un homme aimable et charmant.
– Je tâcherai, répondit Simon Giguet, de dignement représenter…
– Les moutons de la Champagne, repartit4Erreur deL’Union: « répartit » au lieu de « repartit ». vivement Achille Pigoult en interrompant son ami.
Le candidat dévora l’épigramme sans répondre, car il fut obligé d’aller au devant de deux nouveaux électeurs.
L’un était le maître duMulet, la meilleure auberge d’Arcis, et qui se trouve sur la Grande-Place, au coin de la rue de Brienne. Ce digne aubergiste, nommé Poupart, avait épousé la sœur d’un domestique attaché à la comtesse de Cinq-Cygne, le fameux Gothard, un des acteurs du procès criminel. Dans le temps, ce Gothard fut acquitté.
[p. F03-e] Poupart, quoique l’un des habitants d’Arcis les plus dévoués aux Cinq-Cygne, avait été sondé depuis deux jours par le domestique du colonel Giguet avec tant de persévérance et d’habileté, qu’il croyait jouer un tour à l’ennemi des Cinq-Cygne en consacrant son influence à la nomination de Simon Giguet, et il venait de causer dans ce sens avec un pharmacien nommé Fromaget, qui, ne fournissant pas le château de Gondreville, ne demandait pas mieux que de cabaler contre les Keller.
Ces deux personnages de la petite bourgeoisie pouvaient, à la faveur de leurs relations, déterminer une certaine quantité de votes flottants, car ils conseillaient une foule de gens à qui les opinions politiques des candidats étaient indifférentes. Aussi l’avocat s’empara-t-il de Poupart et livra-t-il le pharmacien Fromaget à son père, qui vint saluer les électeurs déjà venus.
Le sous-ingénieur de l’Arrondissement, le secrétaire de la mairie, quatre huissiers, trois avoués, le greffier du tribunal et celui de la justice de paix, le receveur de l’enregistrement et celui des contributions, deux médecins rivaux de Varlet, le beau-frère de Grévin, un meunier, les deux adjoints de Philéas, le libraire-imprimeur d’Arcis, une douzaine de bourgeois, entrèrent successivement et se promenèrent dans le jardin par groupes, en attendant que la réunion fût assez nombreuse pour ouvrir la séance.
Enfin, à midi, cinquante personnes environ, toutes endimanchées, la plupart venues par curiosité pour voir les beaux salons dont on parlait tant dans tout l’Arrondissement, s’assirent sur les siéges que madame Marion leur avait préparés. On laissa les fenêtres ouvertes, et bientôt il se fit un si profond silence, qu’on put entendre crier la robe de soie de madame Marion, qui ne put résister au plaisir de descendre au jardin et de se placer à un endroit d’où elle pouvait entendre les électeurs.
La cuisinière, la femme de chambre et le domestique se tinrent dans la salle à manger et partagèrent les émotions de leurs maîtres.
– Messieurs, dit Simon Giguet, quelques-uns d’entre vous veulent faire à mon père l’honneur de lui offrir la présidence de cette réunion ; mais le colonel Giguet me charge de leur présenter ses remercîments, en exprimant toute la gratitude que mérite ce désir, dans lequel il voit une récompense de ses services à la patrie. Nous sommes chez mon père, il croit devoir se récuser pour ces fonctions, et il vous propose un [p. F03-f] honorable négociant à qui vos suffrages ont conféré la première magistrature de la ville, monsieur Philéas Beauvisage.
– Bravo ! bravo ?
– Nous sommes, je crois, tous d’accord d’imiter dans cette réunion – essentiellement amicale… mais entièrement libre – et qui ne préjudicie en rien à la grande réunion préparatoire où vous interpellerez les candidats, où vous péserez leurs mérites… – d’imiter, dis-je, – les formes… constitutionnelles de la chambre… élective.
– Oui ! oui ! cria-t-on d’une seule voix.
– En conséquence, reprit Simon, j’ai l’honneur de prier, d’après le vœu de l’assemblée, monsieur le maire, de venir occuper le fauteuil de la présidence.
Philéas se leva, traversa le salon, en se sentant devenir rouge comme une cerise. Puis, quand il fut derrière la table, il ne vit pas cent yeux, mais cent mille chandelles. Enfin, le soleil lui parut jouer dans ce salon le rôle d’un incendie, et il eut, selon son expression, une gabelle dans la gorge.
– Remerciez ! lui dit Simon à voix basse.
– Messieurs…
On fit un si grand silence, que Philéas eut un mouvement de colique.
– Que faut-il dire, Simon ? reprit-il tout bas.
– Eh ! bien ? dit Achille Pigoult.
– Messieurs, dit l’avocat saisi par la cruelle interjection du petit notaire, l’honneur que vous faites à monsieur le maire, peut le surprendre sans l’étonner.
– C’est cela, dit Beauvisage, je suis trop sensible à cette attention de mes concitoyens, pour ne pas en être excessivement flatté.
– Bravo ! cria le notaire tout seul.
– Que le diable m’emporte, se dit en lui-même Beauvisage, si l’on me reprend jamais à haranguer…
– Messieurs Fromaget et Marcellot veulent-ils accepter les fonctions de scrutateurs ? dit Simon Giguet.
– Il serait plus régulier, dit Achille Pigoult en se levant, que l’assemblée nommât elle-même les deux membres du bureau, toujours pour imiter la Chambre.
– Cela vaut mieux, en effet, dit l’énorme monsieur Mollot, le greffier du tribunal ; autrement, ce qui se fait en ce moment serait une comédie, et nous ne serions pas libres. Pourquoi ne [p. F03-g] pas continuer alors à tout faire par la volonté de monsieur Simon.
Simon dit quelques mots à Beauvisage, qui se leva pour accoucher d’un : Messieurs !… qui pouvait passer pour êtrepalpitant d’intérêt.
– Pardon, monsieur le président, dit Achille Pigoult, mais vous devez présider et non discuter…
– Messieurs, si nous devons… nous conformer… aux usages parlementaires, dit Beauvisage soufflé par Simon, je prierai – l’honorable monsieur Pigoult – de venir parler – à la table que voici…
Pigoult s’élança vers la table à thé, s’y tint debout, les doigts légèrement appuyés sur le bord, et fit preuve d’audace, en parlant sans gêne, à peu près comme parle l’illustre monsieur Thiers.
– Messieurs, ce n’est pas moi qui ai lancé la proposition d’imiter la Chambre ; car, jusqu’aujourd’hui, les Chambres m’ont paru véritablement inimitables ; néanmoins, j’ai très-bien conçu qu’une assemblée de soixante et quelques notables Champenois devait s’improviser un président, car aucun troupeau ne va sans berger. Si nous avions voté au scrutin secret, je suis certain que le nom de notre estimable maire y aurait obtenu l’unanimité ; son opposition à la candidature soutenue par sa famille, nous prouve qu’il possède le courage civil au plus haut degré, puisqu’il sait s’affranchir des liens les plus forts, ceux de la famille ! Mettre la patrie avant la famille, c’est un si grand effort, que nous sommes toujours forcés, pour y arriver, de nous dire que du haut de son tribunal, Brutus nous contemple, depuis deux mille cinq cents quelques années. Il semble naturel à maître Giguet, qui a eu le mérite de deviner nos sentiments relativement au choix d’un président, de nous guider encore pour celui des scrutateurs ; mais en appuyant mon observation vous avez pensé que c’était assez d’une fois, et vous avez eu raison ! Notre ami commun Simon Giguet, qui doit se présenter en candidat, aurait l’air de se présenter en maître, et pourrait alors perdre dans notre esprit les bénéfices de l’attitude modeste qu’a prise son vénérable père. Or, que fait en ce moment notre digne président en acceptant la manière de présider que lui a proposée le candidat ? il nous ôte notre liberté ! Je vous le demande ? est-il convenable que le président de notre choix nous dise de nommer par assis et [p. F03-h] lever les deux scrutateurs ?… Ceci, messieurs, est un choix déjà. Serions-nous libres de choisir ? Peut-on, à côté de son voisin, rester assis ? On me proposerait, que tout le monde se lèverait, je crois, par politesse ; et comme nous nous lèverions tous pour chacun de nous, il n’y a pas de choix, là où tout le monde serait nommé nécessairement par tout le monde.
– Il a raison, dirent les soixante auditeurs.
– Donc, que chacun de nous écrive deux noms sur un bulletin, et ceux qui viendront s’asseoir aux côtés de monsieur le président pourront alors se regarder comme deux ornements de la société ; ils auront qualité pour, conjointement avec monsieur le président, prononcer sur la majorité, quand nous déciderons par assis et lever sur les déterminations à prendre. Nous sommes ici, je crois, pour promettre à un candidat les forces dont chacun de nous dispose à la réunion préparatoire où viendront tous les électeurs de l’arrondissement. Cet acte, je le déclare, est grave. Ne s’agit-il pas d’un quatre centième du pouvoir, comme le disait naguère monsieur le maire, avec l’esprit d’à-propos qui le caractérise et que nous apprécions toujours.
Le colonel Giguet coupait en bandes une feuille de papier, et Simon envoya chercher une plume et une écritoire.
La séance fut suspendue.
Cette discussion préliminaire sur les formes avait déjà profondément inquiété Simon, et éveillé l’attention des soixante bourgeois convoqués. Bientôt, on se mit à écrire les bulletins, et le rusé Pigoult réussit à faire porter monsieur Mollot, le greffier du tribunal, et monsieur Godivet, le receveur de l’enregistrement. Ces deux nominations mécontentèrent nécessairement Fromaget, le pharmacien, et Marcellin, l’avoué.
– Vous avez servi, leur dit Achille Pigoult, à manifester notre indépendance, soyez plus fiers d’avoir été rejetés que vous ne le seriez d’avoir été choisis.
On se mit à rire.
Simon Giguet fit régner le silence en demandant la parole au président, dont la chemise était déjà mouillée, et qui rassembla tout son courage pour dire : – La parole est à monsieur Simon Giguet.
[p. F04-a]– Messieurs, dit l’avocat, qu’il me soit permis de remercier monsieur Achille Pigoult qui, bien que notre réunion soit toute amicale…
– C’est la réunion préparatoire de la grande réunion préparatoire, dit l’avoué Marcellin.
– C’est ce que j’allais expliquer, reprit Simon. Je remercie avant tout monsieur Achille Pigoult, d’y avoir introduit la rigueur des formes parlementaires. Voici la première fois que l’Arrondissement d’Arcis usera librement…
– Librement ?… dit Pigoult en interrompant l’orateur.
– Librement, cria l’assemblée.
– Librement, reprit Simon Giguet, de ses droits dans la grande bataille de l’élection générale de la chambre des députés, et comme dans quelques jours nous aurons une réunion à laquelle assisteront tous les électeurs pour juger du mérite des candidats, nous devons nous estimer très heureux d’avoir pu nous habituer ici en petit comité aux usages de ces assemblées ; [p. F04-b] nous en serons plus forts, pour décider de l’avenir politique de la ville d’Arcis, car il s’agit aujourd’hui de substituer une ville à une famille, le pays à un homme…
Simon fit alors l’histoire des élections depuis vingt ans. Tout en approuvant la constante nomination de François Keller, il dit que le moment était venu de secouer le joug de la maison Gondreville. Arcis ne devait pas plus être un fief libéral qu’un fief des Cinq-Cygne. Il s’élevait en France, en ce moment, des opinions avancées que les Keller ne représentaient pas. Charles Keller devenu vicomte, appartenait à la cour, il n’aurait aucune indépendance, car en le présentant ici comme candidat, on pensait bien plus à faire de lui le successeur à la pairie de son père, que le successeur d’un député, etc. Enfin, Simon se présentait au choix de ses concitoyens en s’engageant à siéger auprès de l’illustre monsieur Odilon Barrot, et à ne jamais déserter le glorieux drapeau du Progrès !
Le Progrès, un de ces mots derrière lesquels on essayait alors de grouper beaucoup plus d’ambitions menteuses que d’idées ; car, après 1830, il ne pouvait représenter5Erreur deL’Union: « présenter » au lieu de « représenter ». que les prétentions de quelques démocrates affamés, ce mot faisait encore beaucoup d’effet dans Arcis et donnait de la consistance à qui l’inscrivait sur son drapeau.
Se dire un homme de progrès, c’était se proclamer philosophe en toute chose, et puritain en politique. On se déclarait ainsi pour les chemins de fer, les mackintosh, les pénitenciers, le pavage en bois, l’indépendance des nègres, les caisses d’épargne, les souliers sans couture, l’éclairage au gaz, les trottoirs en asphalte, le vote universel, la réduction de la liste civile. Enfin c’était se prononcer contre les traités de 1815, contre la branche aînée, contre le colosse du Nord, la perfide Albion, contre toutes les entreprises, bonnes ou mauvaises du gouvernement. Comme on le voit, le mot progrès peut aussi bien signifier : Non ! que : Oui !… C’est le réchampissage du motlibéralisme, un nouveau mot d’ordre pour des ambitions nouvelles.
– Si j’ai bien compris ce que nous venons faire ici, dit Jean Violette, un fabricant de bas qui avait acheté depuis deux ans la maison Beauvisage, il s’agit de nous engager tous à faire nommer, en usant de tous nos moyens, monsieur Simon Giguet aux élections comme député, à la place du comte François [p. F04-c] Keller ? Si chacun de nous entend se coaliser ainsi, nous n’avons qu’à dire tout bonnement oui ou non là dessus ?…
– C’est aller trop promptement au fait ! Les affaires politiques ne marchent pas ainsi, car ce ne serait plus de la politique ! s’écria Pigoult dont le grand-père âgé de quatre-vingt-six ans entra dans la salle. Le préopinant décide ce qui, selon mes faibles lumières, me paraît devoir être l’objet de la discussion. Je demande la parole.
– La parole est à monsieur Achille Pigoult, dit Beauvisage qui put prononcer enfin cette phrase avec sa dignité municipale et constitutionnelle.
– Messieurs, dit le petit notaire, s’il était une maison dans Arcis où l’on ne devait pas s’élever contre l’influence du comte de Gondreville et des Keller, ne devait-ce pas être celle-ci ?… Le digne colonel Giguet est le seul ici qui n’ait pas ressenti les effets du pouvoir sénatorial, car il n’a rien demandé certainement au comte de Gondreville qui l’a fait rayer de la liste des proscrits de 1815, et lui a fait avoir la pension dont il jouit, sans que le vénérable colonel, notre gloire à tous, ait bougé…
Un murmure, flatteur pour le vieillard, accueillit cette observation.
– Mais, reprit l’orateur, les Marion sont couverts des bienfaits du comte. Sans cette protection, le feu colonel Giguet n’eût jamais commandé la gendarmerie de l’Aube. Le feu comte Marion n’eût jamais présidé de cour impériale, sans l’appui du comte de qui je serai toujours l’obligé, moi !… Vous trouverez donc naturel que je sois son avocat dans cette enceinte !… Enfin, il est peu de personnes dans notre Arrondissement qui n’ait reçu des bienfaits de cette famille…
Il se fit une rumeur.
– Un candidat se met sur la sellette, et, reprit Achille avec feu, j’ai le droit d’interroger sa vie avant de l’investir de mes pouvoirs. Or, je ne veux pas d’ingratitude chez mon mandataire, car l’ingratitude est comme le malheur, l’une attire l’autre. Nous avons été, dites-vous, le marche-pied des Keller, eh bien ! ce que je viens d’entendre me fait craindre d’être le marche-pied des Giguet. Nous sommes dans le siècle du positif, n’est-ce pas ? Eh bien ! examinons quels seront, pour l’Arrondissement d’Arcis, les résultats de la nomination de Simon [p. F04-d] Giguet ? On vous parle d’indépendance ? Simon, que je maltraite comme candidat, est mon ami, comme il est celui de tous ceux qui m’écoutent, et je serai personnellement charmé de le voir devenir un orateur de la gauche, se placer entre Garnier-Pagès et Laffitte ; mais qu’en reviendra-t-il à l’Arrondissement ?… L’Arrondissement aura perdu l’appui du comte de Gondreville et celui des Keller… Nous avons tous besoin de l’un et des autres dans une période de cinq ans. On va voir la maréchale de Carigliano, pour obtenir la réforme d’un gaillard dont le numéro est mauvais. On a recours au crédit des Keller dans bien des affaires qui se décident sur leur recommandation. On a toujours trouvé le vieux comte de Gondreville tout prêt à nous rendre service. Il suffit d’être d’Arcis pour entrer chez lui, sans faire antichambre. Ces trois familles connaissent toutes les familles d’Arcis… Où est la caisse de la maison Giguet, et quelle sera son influence dans les ministères ?… De quel crédit jouira-t-elle sur la place de Paris ?… S’il faut faire reconstruire en pierre notre méchant pont de bois, obtiendra-t-elle du Département et de l’État les fonds nécessaires !… En nommant Charles Keller, nous continuons un pacte d’alliance et d’amitié qui jusqu’aujourd’hui ne nous a donné que des bénéfices. En nommant mon bon et excellent camarade de collége, mon digne ami Simon Giguet, nous réaliserons des pertes, jusqu’au jour où il sera ministre ! Je connais assez sa modestie pour croire qu’il ne me démentira pas si je doute de sa nomination à ce poste !… (Rires.) Je suis venu dans cette réunion pour m’opposer à un acte que je regarde comme fatal à notre Arrondissement. Charles Keller appartient à la cour ! me dira-t-on. Eh ! tant mieux ! nous n’aurons pas à payer les frais de son apprentissage politique, il sait les affaires du pays, il connaît les nécessités parlementaires, il est plus près d’être homme d’État que mon ami Simon, qui n’a pas la prétention de s’être fait Pitt ou Talleyrand, dans notre pauvre petite ville d’Arcis…
– Danton en est sorti !… cria le colonel Giguet furieux de cette improvisation pleine de justesse.
– Bravo !…
Ce mot fut une acclamation, soixante personnes battirent des mains.
– Mon père a bien de l’esprit, dit tout bas Simon Giguet à [p. F04-e] Beauvisage.
– Je ne comprends pas, qu’à propos d’une élection, dit le vieux colonel à qui le sang bouillait dans le visage et qui se leva soudain, on tiraille les liens qui nous unissent au comte de Gondreville. Mon fils tient sa fortune de sa mère, il n’a rien demandé au comte de Gondreville. Le comte n’aurait pas existé que Simon serait ce qu’il est : fils d’un colonel d’artillerie qui doit ses grades à ses services, un avocat dont les opinions n’ont pas varié. Je dirais tout haut au comte de Gondreville et en face de lui : – « Nous avons nommé votre gendre pendant vingt ans, aujourd’hui nous voulons faire voir qu’en le nommant nous agissions volontairement, et nous prenons un homme d’Arcis, afin de montrer que le vieil esprit de 1789, à qui vous avez dû votre fortune, vit toujours dans la patrie des Danton, des Malin, des Grévin, des Pigoult, des Marion !…6Erreur deL’Unionoù manquent les guillemets fermants. » Et voilà !
Et le vieillard s’assit.
Il se fit alors un grand brouhaha. Achille ouvrit la bouche pour répliquer. Beauvisage, qui ne se serait pas cru7Erreur deL’Union: « qui ne serait pas cru » au lieu de « qui ne se serait pas cru ». président s’il n’avait pas agité sa sonnette, augmenta le tapage en réclamant le silence. Il était alors deux heures.
– Je prends la liberté de faire observer à l’honorable colonel Giguet, dont les sentiments sont faciles à comprendre, qu’il a pris de lui-même la parole, et c’est contre les usages parlementaires, dit Achille Pigoult.
– Je ne crois pas nécessaire de rappeler à l’ordre le colonel… dit Beauvisage. Il est père…
Le silence se rétablit.
– Nous ne sommes pas venus ici, s’écria Fromaget, pour direamenà tout ce que voudraient messieurs Giguet, père et fils…
– Non ! non ! cria l’assemblée.
– Ça va mal ! dit madame Marion à sa cuisinière.
– Messieurs, reprit Achille, je me borne à demander catégoriquement à mon ami Simon Giguet ce qu’il compte faire pour nos intérêts !…
– Oui ? oui !
– Depuis quand, dit Simon Giguet, de bons citoyens comme [p. F04-f] ceux d’Arcis voudraient-ils faire métier et marchandise de la sainte mission du député ?…
On ne se figure pas l’effet que produisent les beaux sentiments sur les hommes réunis. On applaudit aux grandes maximes, et l’on n’en vote pas moins l’abaissement de son pays, comme le forçat qui souhaite la punition de Robert-Macaire en voyant jouer la pièce, n’en va pas moins assassiner un monsieur Germeuil quelconque.
– Bravo ! crièrent quelques électeurs Giguet-pur-sang.
– Vous m’enverrez à la chambre, si vous m’y envoyiez, pour y représenter des principes, les principes de 1789 ! pour être un des chiffres, si vous voulez, de l’opposition, mais pour voter avec elle, éclairer le gouvernement, faire la guerre aux abus, et réclamer le progrès en tout…
– Qu’appelez-vous progrès ? Pour nous, le progrès serait de mettre la Champagne pouilleuse en culture, dit Fromaget.
– Le progrès ! je vais vous l’expliquer comme je l’entends, cria Giguet exaspéré par l’interruption.
– C’est les frontières du Rhin pour la France ! dit le colonel, et les traités de 1815 déchirés !
– C’est de vendre toujours le blé fort cher et de laisser toujours le pain à bon marché, cria railleusement Achille Pigoult qui, croyant faire une plaisanterie, exprimait un des non-sens qui règnent en France.
– C’est le bonheur de tous obtenu par le triomphe des doctrinaires humanitaires…
– Qu’est-ce que je disais ?… demanda le fin notaire à ses voisins.
– Chut ! silence ! Écoutons ! dirent quelques curieux.
– Messieurs, dit le gros Mollot en souriant, le débat s’élève, donnez votre attention à l’orateur, laissez-le s’expliquer…
– À toutes les époques de transition, messieurs, reprit gravement Simon Giguet, et nous sommes à l’une de ces époques…
– Bèèèè… bèèèè… fit un ami d’Achille Pigoult qui possédait les facultés (sublimes en matière d’élection) du ventriloque.
Un fou rire général s’empara de cette assemblée [p. F04-g] champenoise avant tout. Simon Giguet se croisa les bras et attendit que cet orage de rires fût passé.
– Si l’on a prétendu me donner une leçon, reprit-il, et me dire que je suis le troupeau des glorieux défenseurs des droits de l’humanité qui lancent cri sur cri, livre sur livre, du prêtre immortel qui plaide pour la Pologne expirée, du courageux pamphlétaire, le surveillant de la liste civile, des philosophes qui réclament la sincérité dans le jeu de nos institutions, je remercie mon interrupteur inconnu ! Pour moi, le progrès, c’est la réalisation de tout ce qui nous fut promis à la Révolution de juillet, c’est la réforme électorale, c’est…
– Vous êtes démocrate, alors ! dit Achille Pigoult.
– Non, reprit le candidat. Est-ce être démocrate que de vouloir le développement régulier, légal de nos institutions ? Pour moi, le progrès, c’est la fraternité rétablie entre les membres de la grande famille française, et nous ne pouvons pas nous dissimuler que beaucoup de souffrances…
À trois heures, Simon Giguet expliquait encore le progrès, et quelques-uns des assistants faisaient entendre des ronflements réguliers qui dénotaient un profond sommeil.
Le malicieux Achille Pigoult avait engagé tout le monde à religieusement écouter l’orateur qui se noyait dans ses phrases et périphrases.
[p. F05-a]En ce moment, plusieurs groupes de bourgeois, électeurs ou non, stationnaient devant le château d’Arcis, dont la grille donne sur la place, et en retour de laquelle se trouve la porte de la maison Marion.
Cette place est un terrain auquel aboutissent plusieurs routes et plusieurs rues. Il s’y trouve un marché couvert ; puis, en face du château, de l’autre côté de la place qui n’est ni pavée, ni macadamisée, et où la pluie dessine de petites ravines, s’étend une magnifique promenade appelée Avenue des Soupirs. Est-ce à l’honneur ou au blâme des femmes de la ville ? Cette amphibologie est sans doute un trait d’esprit du pays.
Deux belles contre-allées plantées de vieux tilleuls très touffus, mènent de la place à un boulevard circulaire, qui forme une autre promenade délaissée comme toutes les promenades de province, où l’on aperçoit beaucoup plus d’immondices tranquilles que de promeneurs agités comme ceux de Paris.
Au plus fort de la discussion qu’Achille Pigoult dramatisait avec un sang-froid et un courage dignes d’un orateur du vrai [p. F05-b] parlement, quatre personnages se promenaient de front sous les tilleuls d’une des contre-allées de l’avenue des Soupirs. Quand ils arrivaient à la place, ils s’arrêtaient d’un commun accord, et regardaient les habitants d’Arcis qui bourdonnaient devant le château, comme des abeilles rentrant le soir à leur ruche.
Ces quatre promeneurs étaient tout le parti ministériel d’Arcis : le sous-préfet, le procureur du roi, son substitut, et monsieur Martener le juge d’instruction. Le président du tribunal est, comme on le sait déjà, partisan de la branche aînée et le dévoué serviteur de la maison de Cinq-Cygne.
– Non, je ne conçois pas le gouvernement, répéta le sous-préfet en montrant les groupes qui épaississaient. En de si graves conjonctures, on me laisse sans instructions !…
– Vous ressemblez en ceci à beaucoup de monde ! répondit Olivier Vinet en souriant.
– Qu’avez-vous à reprocher au gouvernement ? demanda le procureur du roi.
– Le ministère est fort embarrassé, reprit le jeune Martener : il sait que cet Arrondissement appartient en quelque sorte aux Keller, et il se gardera bien de les contrarier. On a des ménagements à garder avec le seul homme comparable à monsieur de Talleyrand. Ce n’est pas au préfet que vous deviez envoyer le commissaire de police, mais au comte de Gondreville.
– En attendant, dit Frédéric Marest, l’opposition se remue, et vous voyez quelle est l’influence du colonel Giguet. Notre maire, monsieur Beauvisage, préside cette réunion préparatoire…
– Après tout, dit sournoisement Olivier Vinet au sous-préfet, Simon Giguet est votre ami, votre camarade de collége, il sera du parti de monsieur Thiers, et vous ne risquez rien à favoriser sa nomination.
– Avant de tomber, le ministère actuel peut me destituer. Si nous savons quand on nous destitue, nous ne savons jamais quand on nous renomme, dit Antonin Goulard.
– Collinet, l’épicier !… voilà le soixante-septième électeur entré chez le colonel Giguet, dit monsieur Martener qui faisait son métier de juge d’instruction en comptant les électeurs.
– Si Charles Keller est le candidat du ministère, reprit Antonin Goulard, on aurait dû me le dire, et ne pas donner le temps à Simon Giguet de s’emparer des esprits !
[p. F05-c] Ces quatre personnages arrivèrent en marchant lentement jusqu’à l’endroit où cesse le boulevard, et où il devient la place publique.
– Voilà monsieur Groslier ! dit le juge en apercevant un homme à cheval.
Ce cavalier était le commissaire de police, il aperçut le gouvernement d’Arcis, réuni sur la voie publique, et se dirigea vers les quatre magistrats.
– Eh bien ! monsieur Groslier ?… fit le sous-préfet en allant causer avec le commissaire à quelques pas de distance des trois magistrats.
– Monsieur, dit le commissaire de police à voix basse, monsieur le préfet m’a chargé de vous apprendre une triste nouvelle, monsieur le vicomte Charles Keller est mort. La nouvelle est arrivée avant-hier à Paris par le télégraphe, et les deux messieurs Keller, monsieur le comte de Gondreville, la maréchale de Carigliano, enfin toute la famille est depuis hier à Gondreville. Abd-el-Kader a repris l’offensive en Afrique, et la guerre s’y fait avec acharnement. Ce pauvre jeune homme a été l’une des premières victimes des hostilités. Vous recevrez, ici même, m’a dit monsieur le préfet, relativement à l’élection, des instructions confidentielles…
– Par qui ?… demanda le sous-préfet.
– Si je le savais, ce ne serait plus confidentiel, répondit le commissaire. Monsieur le préfet lui-même ne sait rien. Ce sera, m’a-t-il dit, un secret entre vous et le ministre.
Et il continua son chemin après avoir vu l’heureux sous-préfet mettant un doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence.
– Eh bien ! quelle nouvelle de la préfecture ?… dit le procureur du roi quand Antonin Goulard revint vers le groupe formé par les trois fonctionnaires.
– Rien de bien satisfaisant, répondit d’un air mystérieux Antonin qui marcha lestement comme s’il voulait quitter les magistrats.
En allant vers le milieu de la place assez silencieusement, car les trois magistrats furent comme piqués de la vitesse affectée par le sous-préfet, monsieur Martener aperçut la vieille madame Beauvisage, la mère de Philéas, entourée par presque tous les bourgeois de la place, auxquels elle paraissait faire un récit. Un [p. F05-d] avoué, nommé Sinot, qui avait la clientèle des royalistes de l’Arrondissement d’Arcis, et qui s’était abstenu d’aller à la réunion Giguet, se détacha du groupe et courut vers la porte de la maison Marion en sonnant avec force.
– Qu’y a-t-il ? dit Frédéric Marest en laissant tomber son lorgnon et instruisant le sous-préfet et le juge de cette circonstance.
– Il y a, messieurs, répondit Antonin Goulard, que Charles Keller a été tué en Afrique, et que cet événement donne les plus belles chances à Simon Giguet ! Vous connaissez Arcis, il ne pouvait y avoir d’autre candidat ministériel que Charles Keller. Tout autre rencontrera contre lui le patriotisme de clocher…
– Un pareil imbécile serait nommé ?… dit Olivier Vinet en riant.
Le substitut, âgé d’environ vingt-trois ans, en sa qualité de fils aîné d’un des plus fameux procureurs-généraux dont l’arrivée au pouvoir date de la révolution de Juillet, avait dû naturellement à l’influence de son père d’entrer dans la magistrature du parquet. Ce procureur-général, toujours nommé député par la ville de Provins, est un des arcs-boutants du centre à la Chambre. Aussi le fils, dont la mère est une demoiselle de Chargebœuf, avait-il une assurance, dans ses fonctions et dans son allure, qui révélait le crédit du père. Il exprimait ses opinions sur les hommes et sur les choses, sans trop se gêner ; car il espérait ne pas rester longtemps dans la ville d’Arcis, et passer procureur du roi à Versailles, infaillible marchepied d’un poste à Paris.
L’air dégagé de ce petit Vinet, l’espèce de fatuité judiciaire que lui donnait la certitude de faire son chemin, gênaient d’autant plus Frédéric Marest que l’esprit le plus mordant appuyait les prétentions du subordonné. Le procureur du Roi, homme de quarante ans qui, sous la Restauration, avait mis six ans à devenir premier substitut, et que la Révolution de Juillet oubliait au parquet d’Arcis, quoiqu’il eût dix-huit mille francs de rente, se trouvait perpétuellement pris entre le désir de se concilier les bonnes grâces d’un procureur-général susceptible d’être garde-des-sceaux tout comme tant d’avocats députés, et la nécessité de garder sa dignité.
Olivier Vinet, mince et fluet, blond, à la figure fade, relevée [p. F05-e] par deux yeux verts pleins de malice, était de ces jeunes gens railleurs, portés au plaisir, qui savent reprendre l’air gourmé, rogue et pédant dont s’arment les magistrats une fois sur leur siége. Le grand, gros, épais et grave procureur du Roi, venait d’inventer depuis quelques jours un système au moyen duquel il se tirait d’affaires avec le désespérant Vinet, il le traitait comme un père traite un enfant gâté.
– Olivier, répondit-il à son substitut en lui frappant sur l’épaule, un homme qui a autant de portée que vous, doit penser que maître Giguet peut devenir député. Vous eussiez dit votre mot tout aussi bien devant des gens d’Arcis qu’entre amis.
– Il y a quelque chose contre Giguet, dit alors monsieur Martener.
Ce bon jeune homme, assez lourd, mais plein de capacité, fils d’un médecin de Provins, devait sa place au procureur-général Vinet, qui fut pendant long-temps avocat à Provins et qui protégeait les gens de Provins, comme le comte de Gondreville protégeait ceux d’Arcis. (Voirpierrette.)
– Quoi ? fit Antonin.
– Le patriotisme de clocher est terrible contre un homme qu’on impose à des électeurs, reprit le juge ; mais quand il s’agira pour les bonnes gens d’Arcis d’élever un de leurs égaux, la jalousie, l’envie seront plus fortes que le patriotisme.
– C’est bien simple, dit le procureur du Roi, mais c’est bien vrai… Si vous pouvez réunir cinquante voix ministérielles, vous vous trouverez vraisemblablement le maître des élections ici, ajouta-t-il en regardant Antonin Goulard.
– Il suffit d’opposer un candidat du même genre à Simon Giguet, dit Olivier Vinet.
Le sous-préfet laissa percer sur sa figure un mouvement de satisfaction qui ne pouvait échapper à aucun de ses trois compagnons, avec lesquels il s’entendait d’ailleurs très bien. Garçons tous les quatre, tous assez riches, ils avaient formé, sans aucune préméditation, une alliance pour échapper aux ennuis de la province. Les trois fonctionnaires avaient d’ailleurs remarqué déjà l’espèce de jalousie que Giguet inspirait à Goulard, et qu’une notice sur leurs antécédents fera comprendre.
Fils d’un ancien piqueur de la maison de Simeuse, enrichi par un achat de biens nationaux, Antonin Goulard était, comme Simon Giguet, un enfant d’Arcis. Le vieux Goulard son père, [p. F05-f] quitta l’abbaye du Valpreux, (corruption du Val-des-Preux), pour habiter Arcis après la mort de sa femme, et il envoya son fils Antonin au lycée impérial, où le colonel Giguet avait déjà mis son fils Simon. Les deux compatriotes, après s’être trouvés camarades de collége, firent à Paris leur droit ensemble, et leur amitié s’y continua dans les amusements de la jeunesse. Ils se promirent de s’aider les uns les autres à parvenir en se trouvant tous deux dans des carrières différentes. Mais le sort voulut qu’ils devinssent rivaux.
Malgré ses avantages assez positifs, malgré la croix de la Légion-d’Honneur que le comte de Gondreville, à défaut d’avancement, avait fait obtenir à Goulard et qui fleurissait sa boutonnière, l’offre de son cœur et de sa position fut honnêtement rejetée, quand, six mois avant le jour où cette histoire commence, Antonin s’était présenté lui-même secrètement à madame Beauvisage.
Aucune démarche de ce genre n’est secrète en province. Le procureur du roi, Frédéric Marest, dont la fortune, la boutonnière, la position étaient égales à celles d’Antonin Goulard, avait essuyé, trois ans auparavant, un refus motivé sur la différence des âges.
Aussi le sous-préfet et le procureur du Roi se renfermaient-ils dans les bornes d’une exacte politesse avec les Beauvisage, et se moquaient d’eux en petit comité.
Tous deux en se promenant, ils venaient de deviner et de se communiquer le secret de la candidature de Simon Giguet ; car ils avaient compris, la veille, les espérances de madame Marion. Possédés l’un et l’autre du sentiment qui animele chien du jardinier, ils étaient pleins d’une secrète bonne volonté pour empêcher l’avocat d’épouser la riche héritière dont la main leur avait été refusée.
– Dieu veuille que je sois le maître des élections, reprit le sous-préfet, et que le comte de Gondreville me fasse nommer préfet, car je n’ai pas plus envie que vous de rester ici, quoique je sois d’Arcis.
– Vous avez une belle occasion de vous faire nommer député, mon chef, dit Olivier Vinet à Marest. Venez voir mon père, qui sans doute arrivera dans quelques heures à Provins, et nous lui demanderons de vous faire prendre pour candidat ministériel…
– Restez ici, reprit Antonin, le ministère a des vues sur la [p. F05-g] candidature d’Arcis…
– Ah ! bah ? Mais il y a deux ministères, celui qui croit faire les élections et celui qui croit en profiter, dit Vinet.
– Ne compliquons pas les embarras d’Antonin, répondit Frédéric Marest en faisant un clignement d’yeux à son substitut.
Les quatre magistrats, alors arrivés bien au delà de l’avenue des Soupirs, sur la place, s’avancèrent jusques devant l’auberge duMulet, en voyant venir Poupart qui sortait de chez madame Marion.
En ce moment, la porte cochère de la maison vomissait les soixante-sept conspirateurs.
– Vous êtes donc allé dans cette maison, lui dit Antonin Goulard en lui montrant les murs du jardin Marion qui bordent la route de Brienne en face des écuries duMulet.
– Je n’y retournerai plus, monsieur le sous-préfet, répondit l’aubergiste, le fils de monsieur Keller est mort, je n’ai plus rien à faire, Dieu s’est chargé de faire la place nette…
– Eh bien ! Pigoult ?… fit Olivier Vinet en voyant venir toute l’opposition de l’assemblée Marion.
– Eh bien ! répondit le notaire sur le front de qui la sueur non séchée témoignait de ses efforts, Sinot est venu nous apprendre une nouvelle qui les a mis tous d’accord ! À l’exception de cinq dissidents : Poupart, mon grand-père, Mollot, Sinot et moi, tous ont juré, comme au jeu de paume, d’employer leurs moyens au triomphe de Simon Giguet, de qui je me suis fait un ennemi mortel. Oh ! nous nous étions bien échauffés. J’ai toujours amené les Giguet à fulminer contre les Gondreville. Ainsi le vieux comte sera de mon côté. Pas plus tard que demain, il saura tout ce que les soi-disant patriotes d’Arcis ont dit de lui, de sa corruption, de ses infamies, pour se soustraire à sa protection, ou, selon eux, à son joug.
– Ils sont unanimes, dit en souriant Olivier Vinet.
– Aujourd’hui, répondit monsieur Martener.
– Oh ! s’écria Pigoult, le sentiment général des électeurs est de nommer un homme du pays. Qui voulez-vous opposer à Simon Giguet ! un homme qui vient de passer deux heures à expliquer le motprogrès!…
– Nous trouverons le vieux Grévin, s’écria le Sous-préfet.
– Il est sans ambition, répondit Pigoult ; mais il faut avant tout consulter monsieur le comte de Gondreville. Tenez, voyez [p. F05-h] avec quels soins Simon reconduit cette ganache dorée de Beauvisage, dit-il en montrant l’avocat qui tenait le maire par le bras et lui parlait à l’oreille.
Beauvisage saluait à droite et à gauche tous les habitants qui le regardaient avec la déférence que les gens de province témoignent à l’homme le plus riche de leur ville.
– Il le soigne comme père et maire ! répliqua Vinet.
– Oh ! il aura beau le papelarder, répondit Pigoult qui saisit la pensée cachée dans le calembour8Erreur deL’Union: « calembourg » au lieu de « calembour ». du Substitut, la main de Cécile ne dépend ni du père, ni de la mère.
– Et de qui donc ?…
– De mon ancien patron. Simon serait nommé député d’Arcis, il n’aurait pas ville gagnée…
Quoique le sous-préfet et Frédéric Marest pussent dire à Pigoult, il refusa d’expliquer cette exclamation qui leur avait justement paru grosse d’événements, et qui révélait une certaine connaissance des projets de la famille Beauvisage.
Tout Arcis était en mouvement, non seulement à cause de la fatale nouvelle qui venait d’atteindre la famille Gondreville, mais encore à cause de la grande résolution prise chez les Giguet où, dans ce moment, les trois domestiques et madame Marion travaillaient à tout remettre en état, pour pouvoir recevoir pendant la soirée leurs habitués, que la curiosité devait attirer au grand complet.
[p. F06-a]La Champagne a l’apparence d’un pays pauvre et n’est qu’un pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. Si vous traversez les villages et même les villes, vous n’apercevez que de méchantes constructions en bois ou en pisé ; les plus luxueuses sont en briques. La pierre y est à peine employée pour les établissements publics. Aussi le château, le Palais-de-Justice d’Arcis, l’église, sont-ils les seuls édifices bâtis en pierre. Néanmoins la Champagne, ou si vous voulez, les départements de l’Aube, de la Marne et de la Haute-Marne, déjà richement dotés de ces vignobles dont la renommée est universelle, sont encore pleins d’industries florissantes.
Sans parler des manufactures de Rheims, presque toute la [p. F06-b] bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte d’ouvriers dont les métiers s’aperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé Fabricant.
Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres, ont une enseigne où se lisent ces mots :Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. La bonneterie vient de la Champagne en grande partie, car il existe à Paris des ouvriers qui rivalisent avec les Champenois.
Cet intermédiaire entre le producteur et le consommateur n’est pas une plaie particulière à la bonneterie. Il existe dans la plupart des commerces, et renchérit la marchandise de tout le bénéfice exigé par l’entrepositaire. Abattre ces cloisons coûteuses qui nuisent à la vente des produits, serait une entreprise grandiose qui, par ses résultats, arriverait à la hauteur d’une œuvre politique. En effet, l’industrie tout entière y gagnerait, en établissant à l’intérieur ce bon marché si nécessaire à l’extérieur pour soutenir victorieusement la guerre industrielle avec l’étranger ; bataille tout aussi meurtrière que celle des armes.
Mais la destruction d’un abus de ce genre ne rapporterait pas aux philanthropes9Erreur deL’Union: « philantropes » au lieu de « philanthropes ». modernes la gloire et les avantages d’une polémique soutenue pour les noix creuses de la négrophilie ou du système pénitentiaire ; aussi le commerce interlopede ces banquiers de marchandisescontinuera-t-il à peser pendant long-temps et sur la production et sur la consommation. En France, dans ce pays si spirituel, il semble que simplifier, ce soit détruire. La révolution de 1789 y fait encore peur.
On voit, par l’énergie industrielle que déploie un pays pour qui la nature est marâtre, quels progrès y ferait l’agriculture [p. F06-c] si l’argent consentait à commanditer le sol qui n’est pas plus ingrat dans la Champagne qu’il ne l’est en Écosse, où les capitaux ont produit des merveilles. Aussi le jour où l’agriculture aura vaincu les portions infertiles de ces départements, quand l’industrie aura semé quelques capitaux sur la craie champenoise, la prospérité triplera-t-elle. En effet le pays est sans luxe, les habitations y sont dénuées ; le comfort des Anglais y pénétrera, l’argent y prendra cette rapide circulation qui est la moitié de la richesse, et qui commence dans beaucoup de contrées inertes de la France.
Les écrivains, les administrations, l’Église du haut de ses chaires, la Presse du haut de ses colonnes, tous ceux à qui le hasard donne le pouvoir d’influer sur les masses, doivent le dire et le redire : thésauriser est un crime social. L’économie inintelligente de la province arrête la vie du corps industriel et gêne la santé de la nation.
Ainsi, la petite ville d’Arcis, sans transit, sans passage, en apparence vouée à l’immobilité sociale la plus complète, est, relativement, une ville riche et pleine de capitaux lentement amassés dans l’industrie de la bonneterie.
Monsieur Philéas Beauvisage était l’Alexandre, ou, si vous voulez, l’Attila de cette partie. Voici comment cet honorable industriel avait conquis sa suprématie sur le coton.
Resté le seul enfant des Beauvisage, anciens fermiers de la magnifique ferme de Bellache, dépendant de la terre de Gondreville, ses parents firent, en 1811, un sacrifice pour le sauver de la conscription, en achetant un homme. Depuis, la mère Beauvisage, devenue veuve, avait, en 1813, encore soustrait son fils unique à l’enrôlement des Gardes-d’Honneur, grâce au crédit du comte de Gondreville. En 1813, Philéas, âgé de vingt-et-un10Erreur deL’Union: « vingt-un » au lieu de « vingt-et-un ». ans, s’était déjà voué depuis trois ans au commerce pacifique de la bonneterie.
En se trouvant alors à la fin du bail de Bellache, la vieille [p. F06-d] fermière refusa de le continuer. Elle se voyait en effet assez d’ouvrage pour ses vieux jours à faire valoir ses biens. Pour que rien ne troublât sa vieillesse, elle voulut procéder chez monsieur Grévin, le notaire d’Arcis, à la liquidation de la succession de son mari, quoique son fils ne lui demandât aucun compte ; il en résulta qu’elle lui devait cent cinquante mille francs environ. La bonne femme ne vendit point ses terres, dont la plus grande partie provenait du malheureux Michu, l’ancien régisseur de la maison de Simeuse, elle remit la somme en argent à son fils, en l’engageant à traiter de la maison de son patron, le fils du vieux juge de paix, dont les affaires étaient devenues si mauvaises, qu’on suspecta, comme on l’a dit déjà, sa mort d’avoir été volontaire.
Philéas Beauvisage, garçon sage et plein de respect pour sa mère, eut bientôt conclu l’affaire avec son patron ; et comme il tenait de ses parents la bosse que les phrénologistes appellent l’acquisivité, son ardeur de jeunesse se porta sur ce commerce qui lui parut magnifique, et qu’il voulut agrandir par la spéculation.
Ce prénom de Philéas, qui peut paraître extraordinaire, est une des mille bizarreries dues à la Révolution. Attachés à la famille Simeuse, et conséquemment bons catholiques, les Beauvisage avaient voulu faire baptiser leur enfant. Le curé de Cinq-Cygne, l’abbé Goujet, consulté par les fermiers, leur conseilla de donner à leur fils, Philéas pour patron, un saint dont le nom grec satisferait la Municipalité ; car cet enfant naquit à une époque où les enfants s’inscrivaient à l’État civil sous les noms bizarres du calendrier républicain.
En 1814, la bonneterie, commerce peu chanceux en temps ordinaires, était soumise11Erreur deL’Union: « soumis » au lieu de « soumise ». à toutes les variations des prix du coton. Le prix du coton dépendait du triomphe ou de la défaite de l’empereur Napoléon dont les adversaires, les généraux Anglais, disaient en Espagne : – La ville est prise, [p. F06-e] faites avancer les ballots…
Pigoult, l’ex-patron du jeune Philéas, fournissait la matière première à ses ouvriers dans les campagnes. Au moment où il vendit sa maison de commerce au fils Beauvisage, il possédait une forte partie de cotons achetés en pleine hausse, tandis que de Lisbonne, on en introduisait des masses dans l’Empire à six sous le kilogramme, en vertu du fameux décret de l’empereur. La réaction produite en France par l’introduction de ces cotons, causa la mort de Pigoult, le père d’Achille, et commença la fortune de Philéas qui, loin de perdre la tête comme son patron, se fit un prix moyen en achetant du coton à bon marché, en quantité double de celle acquise par son prédécesseur. Cette idée si simple permit à Philéas de tripler la fabrication, de se poser en bienfaiteur des ouvriers, et il put verser ses bonneteries dans Paris et en France, avec des bénéfices, quand les plus heureux vendaient à prix coûtant.
Au commencement de 1814, Philéas avait vidé ses magasins. La perspective d’une guerre sur le territoire, et dont les malheurs devaient peser principalement sur la Champagne, le rendit prudent ; il ne fit rien fabriquer, et se tint prêt à tout événement avec ses capitaux réalisés en or.
À cette époque, les lignes de douanes étaient enfoncées. Napoléon n’avait pu se passer de ses trente mille douaniers pour sa lutte sur le territoire. Le coton introduit par mille trous faits à la haie de nos frontières, se glissait sur tous les marchés de la France. On ne se figure pas combien le coton fut fin et alerte à cette époque ! ni avec quelle avidité les Anglais s’emparèrent d’un pays où les bas de coton valaient six francs, et où les chemises en percale étaient un objet de luxe !
Les fabricants du second ordre, les principaux ouvriers, comptant sur le génie de Napoléon, avaient acheté les cotons venus d’Espagne. Ils travaillèrent, dans l’espoir de faire la loi, plus tard, aux négociants de Paris. Philéas observa ces faits. [p. F06-f] Puis quand la guerre ravagea la Champagne, il se tint entre l’armée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis l’or à la main, ce cosaque des bas achetait au dessous du prix de fabrication, de village en village, les tonneaux de marchandises qui pouvaient du jour au lendemain devenir la proie d’un ennemi dont les pieds avaient autant besoin d’être chaussés que le gosier d’être humecté.
Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de l’empereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré. À une lieue en arrière, là où le général se portait à une lieue en avant, il accaparait des bonnets et des bas de coton dans son succès, là où l’empereur recueillait dans ses revers des palmes immortelles. Le génie fut égal de part et d’autre, quoiqu’il s’exerçât dans des sphères différentes et que l’un pensât à couvrir les têtes en aussi grand nombre que l’autre en faisait tomber. Obligé de se créer des moyens de transport pour sauver ses tonnes de bonneterie qu’il emmagasina dans un faubourg de Paris, Philéas mit souvent en réquisition des chevaux et des fourgons, comme s’il s’agissait du salut de l’Empire. Mais la majesté du commerce ne valait-elle pas celle de Napoléon ? Les marchands anglais, après avoir soldé l’Europe, n’avaient-ils pas raison du colosse qui menaçait leurs boutiques ?…
Au moment où l’Empereur abdiquait à Fontainebleau, Philéas triomphant, se trouvait maître de l’article. Il soutint, par suite de ses habiles manœuvres, la dépréciation des cotons, et doubla sa fortune au moment où les plus heureux fabricants étaient ceux qui se défaisaient de leurs marchandises à cinquante pour cent de perte. Il revint à Arcis, riche de trois cent mille francs, dont la moitié placée sur le Grand-Livre à soixante francs lui [p. F06-g] produisit quinze mille livres de rentes. Cent mille francs furent destinés à doubler le capital nécessaire à son commerce. Il employa le reste à bâtir, meubler, orner une belle maison sur la place du Pont, à Arcis.
Au retour du bonnetier triomphant, monsieur Grévin fut naturellement son confident. Le notaire avait alors à marier une fille unique, âgée de vingt ans. Le beau-père de Grévin, qui fut pendant quarante ans médecin d’Arcis, n’était pas encore mort. Grévin, déjà veuf, connaissait la fortune de la mère Beauvisage. Il crut à l’énergie, à la capacité d’un jeune homme assez hardi pour avoir ainsi fait la campagne de 1814. Séverine Grévin avait en dot la fortune de sa mère, soixante mille francs. Que pouvait laisser le vieux bonhomme Varlet à Séverine, tout au plus une pareille somme ! Grévin était alors âgé de cinquante ans, il craignait de mourir, il ne voyait plus jour, sous la Restauration, à marier sa fille à son goût ; car, pour elle, il avait de l’ambition. Dans ces circonstances, il eut la finesse de se faire demander sa fille en mariage par Philéas.
Séverine Grévin, jeune personne bien élevée, belle, passait alors pour être un des bons partis d’Arcis. D’ailleurs, une alliance avec l’ami le plus intime du sénateur, comte de Gondreville, maintenu pair de France, ne pouvait qu’honorer le fils d’un fermier de Gondreville, la veuve Beauvisage eût12Erreur deL’Union: « eut » au lieu de « eût ». fait un sacrifice pour l’obtenir ; mais en apprenant les succès de son fils, elle se dispensa de lui donner une dot, sage réserve qui fut imitée par le notaire.
Ainsi fut consommée l’union du fils d’un fermier, jadis si fidèle aux Simeuse, avec la fille d’un de leurs plus cruels ennemis. C’est peut-être la seule application qui se fit du mot de Louis XVIII : Union et oubli.
Au second retour des Bourbons, le vieux médecin, monsieur Varlet, mourut à soixante-seize ans, laissant deux cent mille francs en or dans sa cave, outre ses biens évalués à une somme [p. F06-h] égale. Ainsi, Philéas et sa femme eurent, dès 1816, en dehors de leur commerce, trente mille francs de rente ; car Grévin voulut placer en immeubles la fortune de sa fille, et Beauvisage ne s’y opposa point. Les sommes recueillies par Séverine Grévin dans la succession de son grand-père, donnèrent à peine quinze mille francs de revenu, malgré les belles occasions de placement que rechercha le vieux Grévin.
Ces deux premières années suffirent à madame Beauvisage et à Grévin pour reconnaître la profonde ineptie de Philéas. Le coup-d’œil de la rapacité commerciale avait paru l’effet d’une capacité supérieure au vieux notaire ; de même qu’il avait pris la jeunesse pour la force, et le bonheur pour le génie des affaires. Mais si Philéas savait lire, écrire et bien compter, jamais il n’avait rien lu. D’une ignorance crasse, on ne pouvait pas avoir avec lui la plus petite conversation ; il répondait par un déluge de lieux-communs agréablement débités. Seulement, en sa qualité de fils de fermier, il ne manquait pas du bon sens commercial. La parole d’autrui devait exprimer des propositions nettes, claires, saisissables ; mais il ne rendait jamais la pareille à son adversaire. Philéas, bon et même tendre, pleurait au moindre récit pathétique. Cette bonté lui fit surtout respecter sa femme, dont la supériorité lui causa la plus profonde admiration.
Séverine, femme à idées, savait tout, selon Philéas. Puis, elle voyait d’autant plus juste, qu’elle consultait son père en toute chose. Enfin elle possédait une grande fermeté qui la rendit chez elle maîtresse absolue. Dès que ce résultat fut obtenu, le vieux notaire eut moins de regret en voyant sa fille heureuse par une domination qui satisfait toujours les femmes de ce caractère, mais restait la femme !
Voici ce que trouva, dit-on, la femme.
[p. F07-a]Dans la réaction de 1816, on envoya pour sous-préfet à Arcis un vicomte de Chargebœuf, de la branche pauvre, et qui fut nommé par la protection de la marquise de Cinq-Cygne, à la famille de laquelle il était allié.
Ce jeune homme resta sous-préfet pendant cinq ans. La belle madame Beauvisage ne fut pas, dit-on, étrangère au séjour infiniment trop prolongé pour son avancement, que le vicomte fit dans cette sous-préfecture. Néanmoins, hâtons-nous de dire que les propos ne furent sanctionnés par aucun de ces scandales qui révèlent en province ces passions si difficiles à cacher aux Argus de petite ville. Si Séverine aima le vicomte de Chargebœuf, si elle fut aimée de lui, ce fut en tout bien tout honneur, dirent les amis de Grévin et ceux de Marion. Cette double coterie imposa son opinion à tout l’arrondissement ; mais les Marion, les [p. F07-b] Grévin n’avaient aucune influence sur les royalistes, et les royalistes tinrent le sous-préfet pour très heureux.
Dès que la marquise de Cinq-Cygne apprit ce qui se disait de son parent dans les châteaux, elle le fit venir à Cinq-Cygne ; et telle était son horreur pour tous ceux qui tenaient de loin ou de près aux acteurs du drame judiciaire si fatal à sa famille, qu’elle enjoignit au vicomte de changer de résidence. Elle obtint la nomination de son cousin à la sous-préfecture de Sancerre, en lui promettant une préfecture.
Quelques fins observateurs prétendirent que le vicomte avait joué la passion pour devenir préfet, car il connaissait la haine de la marquise pour le nom de Grévin. D’autres remarquèrent des coïncidences entre les apparitions du vicomte de Chargebœuf à Paris, et les voyages qu’y faisait madame Beauvisage13Erreur deL’Union: « madame de Beauvisage » au lieu de « madame Beauvisage ». , sous les prétextes les plus frivoles.
Un historien impartial serait fort embarrassé d’avoir une opinion sur des faits ensevelis dans les mystères de la vie privée. Une seule circonstance a paru donner gain de cause à la médisance.
Cécile-Renée Beauvisage était née en 1820, au moment où monsieur de Chargebœuf quitta sa sous-préfecture, et parmi les noms de l’heureux sous-préfet se trouve celui de René. Ce nom fut donné par le comte de Gondreville, parrain de Cécile. Si la mère s’était opposée à ce que sa fille reçût ce nom, elle aurait en quelque sorte confirmé les soupçons. Comme le monde veut toujours avoir raison, ceci passa pour une malice du vieux pair de France. Madame Keller, fille du comte, et qui avait nom Cécile, était la marraine. Quant à la ressemblance de Cécile-Renée Beauvisage, elle est frappante ! Cette jeune personne ne ressemble ni à son père ni à sa mère ; et, avec le temps, elle est devenue le portrait vivant du vicomte dont elle a pris les manières aristocratiques. Cette double ressemblance, morale et physique, ne put jamais être remarquée par les gens d’Arcis, où le vicomte ne revint plus.
Séverine rendit d’ailleurs Philéas heureux à sa manière. Il [p. F07-c] aimait la bonne chère et les aises de la vie, elle eut pour lui les vins les plus exquis, une table digne d’un évêque et entretenue par la meilleure cuisinière du département ; mais sans afficher aucun luxe, car elle maintint sa maison dans les conditions de la vie bourgeoise d’Arcis.
Le proverbe d’Arcis est qu’il faut dîner chez madame Beauvisage et passer la soirée chez madame Marion.
La prépondérance que la Restauration donnait à la maison de Cinq-Cygne, dans l’Arrondissement d’Arcis, avait naturellement resserré les liens entre toutes les familles du pays qui touchèrent au procès criminel fait à propos de l’enlèvement de Gondreville. Les Marion, les Grévin, les Giguet furent d’autant plus unis, que le triomphe de leur opinion diteconstitutionnelleaux élections exigeait une harmonie parfaite.
Par calcul, Séverine occupa Beauvisage au commerce de la bonneterie, auquel tout autre que lui aurait pu renoncer ; elle l’envoyait à Paris, dans les campagnes, pour ses affaires. Aussi jusqu’en 1830, Philéas, qui trouvait à exercer ainsi sa bosse de l’acquisivité, gagna-t-il chaque année une somme équivalente à celle de ses dépenses, outre l’intérêt de ses capitaux, en faisant son métieren pantoufles, pour employer une expression proverbiale. Les intérêts de la fortune14Erreur deL’Union: « Les intérêts et la fortune » au lieu de « Les intérêts de la fortune ». de monsieur et madame Beauvisage, capitalisés depuis quinze ans par les soins de Grévin, devaient donc donner cinq cent mille francs en 1830. Telle était, en effet, à cette époque, la dot de Cécile, que le vieux notaire fit placer en trois pour cent à cinquante francs, ce qui produisit trente mille livres de rente.
Ainsi, personne ne se trompait dans l’appréciation de la fortune des Beauvisage, alors évaluée à quatre-vingt mille francs de rentes. Depuis 1830, ils avaient vendu leur commerce de bonneterie à Jean Violette, un de leurs facteurs, petit-fils d’un des principaux témoins à charge dans l’affaire Simeuse, et ils avaient alors placé leurs capitaux, estimés à trois cent mille francs ; mais monsieur et madame Beauvisage avaient en perspective les deux successions du vieux Grévin et de la vieille [p. F07-d] fermière Beauvisage, estimées chacune entre quinze et vingt mille francs de rentes. Les grandes fortunes de la province sont le produit du temps multiplié par l’économie. Trente ans de vieillesse y sont toujours un capital.
En donnant à Cécile-Renée cinquante mille francs de rentes en dot, monsieur et madame Beauvisage conservaient encore pour eux ces deux successions, trente mille livres de rentes, et leur maison d’Arcis.
Une fois la marquise de Cinq-Cygne morte, Cécile pouvait assurément épouser le jeune marquis ; mais la santé de cette femme, encore forte et presque belle à soixante ans, tuait cette espérance, si toutefois elle était entrée au cœur de Grévin et de sa fille, comme le prétendaient quelques gens étonnés des refus essuyés par des gens aussi convenables que le sous-préfet et le procureur du roi.
La maison Beauvisage, une des plus belles d’Arcis, est située sur la place du Pont, dans l’alignement de la rue Vide-Bourse, à l’angle de la rue du Pont qui monte jusqu’à la place de l’Église. Quoique sans cour, ni jardin, comme beaucoup de maisons de province, elle y produit un certain effet, malgré des ornements de mauvais goût. La porte bâtarde, mais à deux vantaux15Erreur deL’Union: « ventaux » au lieu de « vantaux ». , donne sur la place. Les croisées du rez-de-chaussée ont sur la rue la vue de l’auberge de la Poste, et sur la place celle du paysage assez pittoresque de l’Aube, dont la navigation commence en aval du pont.
Au delà du pont, se trouve une autre petite place sur laquelle demeure monsieur Grévin, et où commence la route de Sézanne.
Sur la rue comme sur la place, la maison Beauvisage, soigneusement peinte en blanc, a l’air d’avoir été bâtie en pierre. La hauteur des persiennes, les moulures extérieures des croisées, tout contribue à donner à cette habitation une certaine tournure que rehausse l’aspect généralement misérable des maisons d’Arcis, construites presque toutes en bois, et couvertes d’un enduit à l’aide duquel on simule la solidité de la pierre.
[p. F07-e] Néanmoins, ces maisons ne manquent pas d’une certaine naïveté, par cela même que chaque architecte, ou chaque bourgeois, s’est ingénié pour résoudre le problème que présente ce mode de bâtisse. On voit sur chacune des places qui se trouvent de l’un et de l’autre côté du pont, un modèle de ces édifices champenois.
Au milieu de la rangée de maisons située sur la place, à gauche de la maison Beauvisage, on aperçoit, peinte en couleur lie de vin, et les bois peints en vert, la frêle boutique de Jean Violette, petit-fils du fameux fermier de Grouage, un des témoins principaux dans l’affaire de l’enlèvement du sénateur, à qui, depuis 1830, Beauvisage avait cédé son fonds de commerce, ses relations, et à qui, dit-on, il prêtait des capitaux.
Le pont d’Arcis est en bois. À cent mètres de ce pont, en remontant l’Aube, la rivière est barrée par un autre pont sur lequel s’élèvent les hautes constructions en bois d’un moulin à plusieurs tournants.
Cet espace entre le pont public et ce pont particulier, forme un grand bassin sur les rives duquel sont assises de grandes maisons. Par une échancrure, et au-dessus des toits, on aperçoit l’éminence sur laquelle sont assis le château d’Arcis, ses jardins, son parc, ses murs de clôture, ses arbres qui dominent le cours supérieur de l’Aube et les maigres prairies de la rive gauche.
Le bruit de l’Aube qui s’échappe au-delà de la chaussée des moulins par dessus le barrage, la musique des roues contre lesquelles l’eau fouettée retombe dans le bassin en y produisant des cascades, animent la rue du Pont, et contrastent avec la tranquillité de la rivière qui coule en aval entre les jardins de monsieur Grévin dont la maison se trouve au coin du pont sur la rive gauche, et le port où, sur la rive droite, les bateaux déchargent leurs marchandises devant une rangée de maisons assez pauvres, mais pittoresques.
[p. F07-f] L’Aube serpente dans le lointain entre des arbres épars ou serrés, grands ou petits, de divers feuillages, au gré des caprices des riverains.
La physionomie des maisons est si variée, qu’un voyageur y trouverait un spécimen des maisons de tous les pays. Ainsi, au nord, sur le bord du bassin, dans les eaux duquel s’ébattent des canards, il y a une maison quasiment méridionale dont le toit plie sous la tuilerie à gouttières en usage dans l’Italie ; elle est flanquée d’un jardinet soutenu par un coin de quai, dans lequel il s’élève des vignes, une treille et deux ou trois arbres. Elle rappelle quelques détails de Rome où, sur la rive du Tibre, quelques maisons offrent16Erreur deL’Union: « offrant » au lieu de « offrent ». des aspects semblables.
En face, sur l’autre bord, est une grande maison à toit avancé, avec des galeries, qui ressemble à une maison suisse. Pour compléter l’illusion, entre cette construction et le déversoir, on aperçoit une vaste prairie ornée de ses peupliers et que traverse une petite route sablonneuse. Enfin, les constructions du château qui paraît, entouré de maisons si frêles, d’autant plus imposant, représente les splendeurs de l’aristocratie française.
Quoique les deux places du pont soient coupées par le chemin de Sézanne, une affreuse chaussée en mauvais état, et qu’elles soient l’endroit le plus vivant de la ville, car la Justice de paix et la mairie d’Arcis sont situées rue Vide-Bourse, un Parisien trouverait ce lieu prodigieusement champêtre et solitaire.
Ce paysage a tant de naïveté que, sur la place du pont, en face de l’auberge de la Poste, vous voyez une pompe de ferme ; il s’en trouve bien une à peu près semblable dans la splendide cour du Louvre !
Rien n’explique mieux la vie de province que le silence profond dans lequel est ensevelie cette petite ville et qui règne dans son endroit le plus vivant. On doit facilement imaginer combien17Erreur deL’Union: « On doit facilement imaginer comprend combien » au lieu de « On doit facilement imaginer combien ». la présence d’un étranger, n’y passât-il qu’une demi-journée, y est inquiétante, avec quelle attention [p. F07-g] des visages se penchent à toutes les croisées pour l’observer, et dans quel état d’espionnage les habitants vivent les uns envers les autres. La vie y devient si conventuelle, qu’à l’exception des dimanches et jours de fêtes, un étranger ne rencontre personne sur les boulevards, ni dans l’avenue des Soupirs, nulle part, pas même par les rues.
Chacun peut comprendre maintenant pourquoi le rez-de-chaussée de la maison Beauvisage était de plain-pied avec la rue et la place. La place y servait de cour. En se mettant à sa fenêtre, l’ancien bonnetier pouvait embrasser en enfilade la place de l’Église, les deux places du pont, et le chemin de Sézanne. Il voyait arriver les messagers et les voyageurs à l’auberge de la Poste. Enfin il apercevait, les jours d’audience, le mouvement de la Justice de paix et celui de la Mairie. Aussi Beauvisage n’aurait pas troqué sa maison contre le château malgré son air seigneurial, ses pierres de taille et sa superbe situation.
[p. F08-a]En entrant chez Beauvisage, on trouvait devant soi un péristyle où se développait, au fond, un escalier. À droite, on entrait dans un vaste salon dont les deux fenêtres donnaient sur la place, et à gauche dans une belle salle à manger dont les fenêtres voyaient sur la rue. Le premier étage servait à l’habitation.
Malgré la fortune des Beauvisage, le personnel de leur maison [p. F08-b] se composait de la cuisinière et d’une femme de chambre, espèce de paysanne qui savonnait, repassait, frottait plus souvent qu’elle n’habillait madame et mademoiselle, habituées à se servir l’une l’autre pour employer le temps. Depuis la vente du fonds de bonneterie, le cheval et le cabriolet de Philéas, logés à l’hôtel de la Poste, avaient été supprimés et vendus.
Au moment où Philéas rentra chez lui, sa femme, qui avait appris la résolution de l’assemblée-Giguet, avait mis ses bottines et son châle pour aller chez son père, car elle devinait bien que, le soir, madame Marion lui ferait quelques ouvertures relativement à Cécile pour Simon.
Après avoir appris à sa femme la mort de Charles Keller, il lui demanda naïvement son avis par un : – Que dis-tu de cela, ma femme ? – qui peignait son habitude de respecter l’opinion de Séverine en toute chose. Puis il s’assit sur un fauteuil et attendit une réponse.
En 1839, madame Beauvisage, alors âgée de quarante-quatre ans, était si bien conservée qu’elle aurait pu doubler mademoiselle Mars. En se rappelant la plus charmante Célimène que le Théâtre-Français ait eue, on se fera une idée exacte de la physionomie de Séverine Grévin. C’était la même richesse de formes, la même beauté de visage, la même netteté de contours ; mais la femme du bonnetier avait une petite taille qui lui ôtait cette grâce noble, cette coquetterie à la Sévigné par lesquelles la grande actrice se recommande au souvenir des hommes qui ont vu l’Empire et la Restauration.
La vie de province et la mise un peu négligée à laquelle Séverine se laissait aller, depuis dix ans, donnait je ne sais quoi de commun à ce beau profil, à ces beaux traits, et l’embonpoint avait détruit ce corps, si magnifique pendant les douze [p. F08-c] premières années de mariage. Mais Séverine rachetait ces imperfections par un regard souverain, superbe, impérieux, et par une certaine attitude de tête pleine de fierté. Ses cheveux encore noirs, longs et fournis, relevés en hautes tresses sur la tête, lui prêtaient un air jeune. Elle avait une poitrine et des épaules de neige ; mais tout cela rebondi, plein, de manière à gêner le mouvement du col devenu trop court. Au bout de ses gros bras potelés, pendait une jolie petite main trop grasse. Elle était enfin accablée de tant de vie et de santé, que par dessus ses souliers la chair, quoique contenue, formait un léger bourrelet. Deux anneaux de nuit, d’une valeur de mille écus chaque, ornaient ses oreilles. Elle portait un bonnet de dentelles à nœuds roses, une robe-redingote en mousseline de laine à raies alternativement roses et gris de lin, bordée de liserés verts, qui s’ouvrait par en bas pour laisser voir un jupon garni d’une petite valencienne, et un châle de cachemire vert à palmes dont la pointe traînait jusqu’à terre. Ses pieds ne paraissaient pas à l’aise dans ses brodequins de peau bronzée.
– Vous n’avez pas tellement faim, dit-elle en jetant les yeux sur Beauvisage, que vous ne puissiez attendre une demi-heure. Mon père a fini de dîner, et je ne peux pas manger en repos, sans avoir su ce qu’il pense et si nous devons aller à Gondreville.
– Va, va, ma bonne, je t’attendrai, dit le bonnetier.
– Mon Dieu, je ne vous déshabituerai18Erreur deL’Union: « déhabituerai » au lieu de « déshabituerai ». donc jamais de me tutoyer ? dit-elle en faisant un geste d’épaules assez significatif.
– Jamais cela ne m’est arrivé devant le monde, depuis 1817, dit Philéas.
– Cela vous arrive constamment devant les domestiques et devant votre fille.
[p. F08-d] – Comme vous voudrez, Séverine, répondit tristement Beauvisage.– Surtout, ne dites pas un mot à Cécile de cette détermination des électeurs, ajouta madame Beauvisage qui se mirait dans la glace en arrangeant son châle.
– Veux-tu que j’aille avec toi chez ton père ? demanda Philéas.
– Non, restez avec Cécile. D’ailleurs, Jean Violette ne doit-il pas vous payer aujourd’hui le reste de son prix ? Il va venir vous apporter ses vingt mille francs. Voilà trois fois qu’il nous remet à trois mois, ne lui accordez plus de délais ; et s’il n’est pas en mesure, allez porter son billet à Courtet l’huissier ; soyons en règle, prenez jugement. Achille Pigoult vous dira comment faire pour toucher notre argent. Ce Violette est bien le digne petit-fils de son grand-père ! je le crois capable de s’enrichir par une faillite : il n’a ni foi ni loi.
– Il est bien intelligent, dit Beauvisage.
– Vous lui avez donné pour trente mille francs une clientèle et un établissement qui, certes, en valait cinquante mille, et en huit ans il ne vous a payé que dix mille francs…
– Je n’ai jamais poursuivi personne, répondit Beauvisage, et j’aime mieux perdre mon argent que de tourmenter un pauvre homme…
– Un homme qui se moque de vous !
Beauvisage resta muet. Ne trouvant rien à répondre à cette observation cruelle, il regarda les planches qui formaient le parquet du salon.
Peut-être l’abolition progressive de l’intelligence et de la volonté de Beauvisage s’expliquerait-elle par l’abus du sommeil. Couché tous les soirs à huit heures et levé le lendemain à huit heures, il dormait depuis vingt ans ses douze heures sans [p. F08-e] jamais s’être réveillé la nuit, ou, si ce grave événement arrivait, c’était pour lui le fait le plus extraordinaire, il en parlait pendant toute la journée. Il passait à sa toilette une heure environ, car sa femme l’avait habitué à ne se présenter devant elle, au déjeuner, que rasé, propre et habillé. Quand il était dans le commerce, il partait après le déjeuner, il allait à ses affaires, et ne revenait que pour le dîner. Depuis 1832, il avait remplacé les courses d’affaires par une visite à son beau-père, et par une promenade, ou par des visites en ville.
En tout temps, il portait des bottes, un pantalon de drap bleu, un gilet blanc et un habit bleu, tenue encore exigée par sa femme. Son linge se recommandait par une blancheur et une finesse d’autant plus remarquée, que Séverine l’obligeait à en changer tous les jours. Ces soins pour son extérieur, si rarement pris en province, contribuaient à le faire considérer dans Arcis, comme on considère à Paris un homme élégant.
À l’extérieur, ce digne et grave marchand de bonnets de coton paraissait donc un personnage ; car sa femme était assez spirituelle pour n’avoir jamais dit une parole qui mît le public d’Arcis dans la confidence de son désappointement et dans la nullité de son mari, qui, grâce à ses sourires, à ses phrases obséquieuses et à sa tenue d’homme riche, passait pour un des hommes les plus considérables. On disait que Séverine en était si jalouse, qu’elle l’empêchait d’aller en soirée ; tandis que Philéas broyait les roses et les lis sur son teint par la pesanteur d’un heureux sommeil.
Beauvisage, qui vivait selon ses goûts, choyé par sa femme, bien servi par ses deux domestiques, cajolé par sa fille, se disait l’homme le plus heureux d’Arcis, et il l’était. Le sentiment de Séverine pour cet homme nul n’allait pas sans la pitié protectrice de la mère pour ses enfants. Elle déguisait la dureté des [p. F08-f] paroles qu’elle était obligée de lui dire, sous un air de plaisanterie. Aucun ménage n’était plus calme, et l’aversion que Philéas avait pour le monde où il s’endormait, où il ne pouvait pas jouer ne sachant aucun jeu de cartes, avait rendu Séverine entièrement maîtresse de ses soirées.
L’arrivée de Cécile mit un terme à l’embarras de Philéas, qui s’écria : – Comme te voilà belle !
Madame Beauvisage se retourna brusquement et jeta sur sa fille un regard perçant qui la fit rougir.
– Ah ! Cécile, qui vous a dit de faire une pareille toilette ?… demanda la mère.
– N’irons-nous pas ce soir chez madame Marion ? Je me suis habillée pour voir comment m’allait ma nouvelle robe.
– Cécile ! Cécile ! fit Séverine, pourquoi vouloir tromper votre mère ?… Ce n’est pas bien, je ne suis pas contente de vous, vous voulez me cacher quelque pensée…
– Qu’a-t-elle donc fait ? demanda Beauvisage enchanté de voir sa fille si pimpante.
– Ce qu’elle a fait ? je le lui dirai !… fit madame Beauvisage en menaçant du doigt sa fille unique.
Cécile se jeta sur sa mère, l’embrassa, la cajola, ce qui, pour les filles uniques, est une manière d’avoir raison.
Cécile Beauvisage, jeune personne de dix-neuf ans, venait de mettre une robe en soie gris de lin, garnie de brandebourgs en gris plus foncé, et qui figurait par devant une redingote. Le corsage à guimpe, orné de boutons et de jockeis, se terminait en pointe par devant, et se laçait par derrière comme un corset.
Ce faux corset dessinait ainsi parfaitement le dos, les hanches et le buste. La jupe, garnie de trois rangs d’effilés, faisait des plis charmants, et annonçait par sa coupe et sa façon la [p. F08-g] science d’une couturière de Paris. Un joli fichu, garni de dentelle, retombait sur le corsage. L’héritière avait autour du cou un petit foulard rose noué très-élégamment, et sur la tête un chapeau de paille orné d’une rose mousseuse. Ses mains étaient gantées de mitaines en filet noir. Elle était chaussée de brodequins en peau bronzée ; enfin, excepté son petit air endimanché, cette tournure de figurine, dessinée dans les journaux de mode, devait ravir le père et la mère de Cécile.
Cécile était d’ailleurs bien faite, d’une taille moyenne et parfaitement proportionnée. Elle avait tressé ses cheveux châtains, selon la mode de 1839, en deux grosses nattes qui lui accompagnaient le visage et se rattachaient derrière la tête. Sa figure, pleine de santé, d’un ovale distingué, se recommandait par cet air aristocratique qu’elle ne tenait ni de son père, ni de sa mère. Ses yeux, d’un brun clair, étaient entièrement dépourvus de cette expression douce, calme et presque mélancolique, si naturelle19Erreur deL’Union: « naturel » au lieu de « naturelle ». aux jeunes filles.
Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfants gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque. Néanmoins, un mari capable de refaire son éducation et d’y effacer les traces de la vie de province, pouvait encore extraire de ce bloc une femme charmante. En effet, l’orgueil que Séverine mettait en sa fille, avait contrebalancé les effets de sa tendresse. Madame Beauvisage avait eu le courage de bien élever sa fille ; elle s’était habituée avec elle à une fausse sévérité qui lui permit de se faire obéir et de réprimer le peu de mal qui se trouvait dans cette âme.
La mère et la fille ne s’étaient jamais quittées, ainsi Cécile avait ; ce qui chez les jeunes filles est plus rare qu’on ne le pense, une pureté de pensée, une fraîcheur de cœur, une [p. F08-h] naïveté réelles, entières et parfaites.
– Votre toilette me donne à penser, dit madame Beauvisage : Simon Giguet vous aurait-il dit quelque chose hier que vous m’auriez caché ?
– Eh bien ? dit Philéas, un homme qui va recevoir le mandat de ses concitoyens…
– Ma chère maman, dit Cécile à l’oreille de sa mère, il m’ennuie ; mais il n’y a plus que lui pour moi dans Arcis.
– Tu l’as bien jugé ; mais attends que ton grand-père ait prononcé, dit madame Beauvisage en embrassant sa fille dont la réponse annonçait un grand sens tout en révélant une brèche faite dans son innocence par l’idée du Mariage.
[p. F09-a]La maison de Grévin, située sur la rive droite de l’Aube, et qui fait le coin de la petite place d’au delà le pont, est une des plus vieilles maisons d’Arcis. Aussi est-elle bâtie en bois, et les intervalles de ces murs si légers sont-ils remplis de cailloux ; mais elle est revêtue d’une couche de mortier lissé à la truelle et peint en gris. Malgré ce fard coquet, elle n’en paraît pas moins être une maison de cartes.
Le jardin, situé le long de l’Aube, est protégé par un mur de terrasse couronné de pots de fleurs. Cette humble maison, dont les croisées ont des contrevents solides, peints en gris comme le mur, est garnie d’un mobilier en harmonie avec la simplicité de l’extérieur.
En entrant on apercevait, dans une petite cour cailloutée, les treillages verts qui servaient de clôture au jardin. Au rez-de-chaussée, l’ancienne Étude, convertie en salon, et dont les fenêtres donnent sur la rivière et sur la place, est meublée de [p. F09-b] vieux meubles en velours d’Utrecht vert, excessivement passé. L’ancien cabinet est devenu la salle à manger du notaire retiré.
Là, tout annonce un vieillard profondément philosophe, et une de ces vies qui se sont écoulées comme coule l’eau des ruisseaux champêtres que les arlequins de la vie politique finissent par envier quand ils sont désabusés sur les grandeurs sociales, et des luttes insensées avec le cours de l’humanité.
Pendant que Séverine traverse le pont en regardant si son père a fini de dîner, il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur la personne, sur la vie et les opinions de ce vieillard, que l’amitié du comte Malin de Gondreville recommandait au respect de tout le pays.
Voici la simple et naïve histoire de ce notaire, pendant long-temps, pour ainsi dire, le seul notaire d’Arcis.
En 1787, deux jeunes gens d’Arcis allèrent à Paris, recommandés à un avocat au conseil nommé Danton. Cet illustre patriote était d’Arcis. On y voit encore sa maison, et sa famille y existe encore. Ceci pourrait expliquer l’influence que la Révolution exerça sur ce coin de la Champagne.
Danton plaça ses compatriotes chez le procureur au Châtelet si fameux par son procès avec le comte Moreton de Chabrillant, à propos de sa loge à la première représentation duMariage de Figaro, et pour qui le parlement prit fait et cause en se regardant comme outragé dans la personne de son procureur.
L’un s’appelait Malin et l’autre Grévin, tous deux fils uniques. Malin avait pour père le propriétaire même de la maison où demeure actuellement Grévin. Tous deux ils eurent l’un pour l’autre une mutuelle, une solide affection. Malin, garçon retors, d’un esprit profond, ambitieux, avait le don de la parole. Grévin, honnête, travailleur, eut pour vocation d’admirer Malin. Ils revinrent à leur pays lors de la Révolution, l’un pour être avocat à Troyes, l’autre pour être notaire à Arcis. Grévin, l’humble serviteur de Malin, le fit nommer député à la Convention. Malin fit nommer Grévin procureur syndic d’Arcis.
Malin fut un obscur conventionnel jusqu’au 9 thermidor, se rangeant toujours du côté du plus puissant, écrasant le faible ; mais Tallien lui fit comprendre la nécessité d’abattre Robespierre. Malin se distingua lors de cette terrible bataille [p. F09-c] parlementaire, il eut du courage à propos. Dès ce moment commença le rôle politique de cet homme, un des héros de la sphère inférieure : il abandonna le parti des Thermidoriens pour celui des Clichiens, et fut alors nommé membre du conseil des Anciens. Devenu l’ami de Talleyrand et de Fouché, conspirant avec eux contre Bonaparte, il devint comme eux un des plus ardents partisans de Bonaparte, après la victoire de Marengo. Nommé tribun, il entra l’un des premiers au conseil d’État, fut un des rédacteurs du Code, et fut promu l’un des premiers à la dignité de sénateur, sous le nom de comte de Gondreville.
Ceci est le côté politique de cette vie, en voici le côté financier.
Grévin fut dans l’arrondissement d’Arcis l’instrument le plus actif et le plus habile de la fortune du comte de Gondreville. La terre de Gondreville appartenait aux Simeuse, bonne vieille noble famille de province, décimée par l’échafaud et dont les héritiers, deux jeunes gens, servaient dans l’armée de Condé. Cette terre, vendue nationalement, fut acquise pour Malin sous le nom de monsieur Marion et par les soins de Grévin. Grévin fit acquérir à son ami la meilleure partie des biens ecclésiastiques, vendus par la République dans le département de l’Aube. Malin envoyait à Grévin les sommes nécessaires à ces acquisitions, et n’oubliait d’ailleurs point son homme d’affaires.
Quand vint le Directoire, époque à laquelle Malin régnait dans les conseils de la République, les ventes furent réalisées au nom de Malin. Grévin fut notaire et Malin fut conseiller d’État. Grévin fut maire d’Arcis, Malin fut sénateur et comte de Gondreville. Malin épousa la fille d’un fournisseur millionnaire, Grévin épousa la fille unique du bonhomme Varlet, le premier médecin d’Arcis.
Le comte de Gondreville eut trois cent mille livres de rentes, un hôtel à Paris, le magnifique château de Gondreville ; il maria l’une de ses filles à l’un des Keller, banquier à Paris, l’autre au maréchal duc de Carigliano.
Grévin lui, riche de quinze mille livres de rentes, possède la maison où il achève sa paisible vie en économisant, et il a géré les affaires de son ami, qui lui a vendu cette maison pour six mille francs.
Le comte de Gondreville a quatre-vingts et Grévin soixante-seize [p. F09-d] ans. Le pair de France se promène dans son parc, l’ancien notaire dans le jardin du père de Malin. Tous deux enveloppés de molleton, entassent écus sur écus. Aucun nuage n’a troublé cette amitié de soixante ans. Le notaire a toujours obéi au conventionnel, au conseiller d’État, au sénateur, au pair de France.
Après la Révolution de juillet, Malin, en passant par Arcis, dit à Grévin : – Veux-tu la croix ? – Qué que j’en ferais ? répondit Grévin.
L’un n’avait jamais failli à l’autre, tous deux s’étaient toujours mutuellement éclairés, conseillés ; l’un sans jalousie, et l’autre sans morgue ni prétention blessante. Malin avait toujours été obligé de faire la part de Grévin, car tout l’orgueil de Grévin était le comte de Gondreville. Grévin était autant comte de Gondreville que le comte de Gondreville lui-même.
Cependant, depuis la Révolution de Juillet, moment où Grévin, se sentant vieilli, avait cessé de gérer les biens du comte, et où le comte, affaibli par l’âge et par sa participation aux tempêtes politiques, avait songé à vivre tranquille, les deux vieillards, sûrs d’eux-mêmes, mais n’ayant plus tant besoin l’un de l’autre, ne se voyaient plus guère. En allant à sa terre, ou en retournant à Paris, le comte venait voir Grévin, qui faisait seulement une ou deux visites au comte pendant son séjour à Gondreville.
Il n’existait aucun lien entre leurs enfants. Jamais ni madame Keller ni la duchesse de Carigliano n’avaient eu la moindre relation avec mademoiselle Grévin, ni avant ni après son mariage avec le bonnetier Beauvisage. Ce dédain involontaire ou réel surprenait beaucoup Séverine.
Grévin, maire d’Arcis sous l’Empire, serviable pour tout le monde, avait, durant l’exercice de son ministère, concilié, prévenu beaucoup de difficultés. Sa rondeur, sa bonhomie et sa probité lui méritaient l’estime et l’affection de tout l’Arrondissement, chacun, d’ailleurs, respectait en lui l’homme qui disposait de la faveur, du pouvoir et du crédit du comte de Gondreville. Néanmoins, depuis que l’activité du notaire et sa participation aux affaires publiques et particulières avaient cessé ; depuis huit ans, son souvenir s’était presque aboli dans la ville d’Arcis, où chacun s’attendait, de jour en jour, à le voir mourir. [p. F09-e] Grévin, à l’instar de son ami Malin, paraissait plus végéter que vivre, il ne se montrait point, il cultivait son jardin, taillait ses arbres, allait examiner ses légumes, ses bourgeons ; et comme tous les vieillards, il s’essayait à l’état de cadavre.
La vie de ce septuagénaire était d’une régularité parfaite. De même que son ami, le colonel Giguet, levé au jour, couché avant neuf heures, il avait la frugalité des avares, il buvait peu de vin, mais ce vin était exquis. Il ne prenait ni café ni liqueurs, et le seul exercice auquel il se livrât, était celui qu’exige le jardinage. En tout temps, il portait les mêmes vêtements : de gros souliers huilés, des bas drapés, un pantalon de molleton gris à boucles, sans bretelles, un grand gilet de drap léger bleu de ciel à boutons en corne, et une redingote en molleton gris pareil à celui du pantalon ; il avait sur la tête une petite casquette en loutre ronde, et la gardait au logis. En été, il remplaçait cette casquette par une espèce de calotte en velours noir, et la redingote de molleton par une redingote en drap gris de fer. Sa taille était de cinq pieds quatre pouces, il avait l’embonpoint des vieillards bien portants, ce qui alourdissait un peu sa démarche, déjà lente, comme celle de tous les gens de cabinet.
Dès le jour, ce bonhomme s’habillait en accomplissant les soins de toilette les plus minutieux ; il se rasait lui-même, puis il faisait le tour de son jardin, il regardait le temps, allait consulter son baromètre, en ouvrant lui-même les volets de son salon. Enfin il binait, il échenillait, il sarclait, il avait toujours quelque chose à faire, jusqu’au déjeuner. Après son déjeuner, il restait assis à digérer jusqu’à deux heures, pensant on ne sait à quoi. Sa petite-fille venait presque toujours conduite par une domestique, quelquefois accompagnée de sa mère, le voir entre deux et cinq heures.
À certains jours, cette vie mécanique était interrompue, il y avait à recevoir les fermages et les revenus en nature aussitôt vendus. Mais ce petit trouble n’arrivait que les jours de marché, et une fois par mois. Que devenait l’argent ? Personne, pas même Séverine et Cécile ne le savait. Grévin était là dessus d’une discrétion ecclésiastique. Cependant tous les sentiments de ce vieillard avaient fini par se concentrer sur sa fille et sur sa petite-fille, il les aimait plus que son argent.
Ce septuagénaire propret, à figure toute ronde, au front [p. F09-f] dégarni, aux yeux bleus et à cheveux blancs, avait quelque chose d’absolu dans le caractère, comme chez tous ceux à qui ni les hommes, ni les choses n’ont résisté. Son seul défaut, extrêmement caché d’ailleurs, car il n’avait jamais eu occasion de le manifester, était une rancune persistante, terrible, une susceptibilité que Malin n’avait jamais heurtée. Si Grévin avait toujours servi le comte de Gondreville, il l’avait toujours trouvé reconnaissant, jamais Malin n’avait ni humilié ni froissé son ami qu’il connaissait à fond. Les deux amis conservaient encore le tutoiement de leur jeunesse et la même affectueuse poignée de main. Jamais le sénateur n’avait fait sentir à Grévin la différence de leurs situations ; il devançait toujours les désirs de son ami d’enfance, en lui offrant toujours tout, sachant qu’il se contenterait de peu.
Grévin, adorateur de la littérature classique, puriste, bon administrateur, possédait de sérieuses et vastes connaissances en législation, il avait fait pour Malin des travaux qui fondèrent au Conseil-d’État la gloire du rédacteur des Codes.
Séverine aimait beaucoup son père, elle et sa fille ne laissaient à personne le soin de faire son linge ; elles lui tricotaient des bas pour l’hiver, elles avaient pour lui les plus petites précautions, et Grévin savait qu’il n’entrait dans leur affection aucune pensée d’intérêt ; le million probable de la succession paternelle n’aurait pas séché leurs larmes, les vieillards sont sensibles à la tendresse désintéressée. Avant de s’en aller de chez le bonhomme, tous les jours madame Beauvisage et Cécile s’inquiétaient du dîner de leur père pour le lendemain, et lui envoyaient les primeurs du marché.
Madame Beauvisage avait toujours souhaité que son père la présentât au château de Gondreville, et la liât avec les filles du comte ; mais le sage vieillard lui avait maintes fois expliqué combien il était difficile d’entretenir des relations suivies avec la duchesse de Carigliano, qui habitait Paris, et qui venait rarement à Gondreville, ou avec la brillante madame Keller, quand on tenait une fabrique de bonneteries à Arcis.
– Ta vie est finie disait Grévin à sa fille, mets toutes tes jouissances en Cécile, qui sera, certes, assez riche pour te donner, quand tu quitteras le commerce, l’existence grande et large à laquelle tu as droit. Choisis un gendre qui ait de l’ambition, des moyens, tu pourras un jour aller à Paris, et laisser [p. F09-g] ici ce benêt de Beauvisage. Si je vis assez pour me voir un petit-gendre, je vous piloterai sur la mer des intérêts politiques comme j’ai piloté Malin, et vous arriverez à une position égale à celle des Keller…
Ce peu de paroles, dites avant la révolution de 1830, un an après la retraite du vieux notaire dans cette maison, explique son attitude végétative. Grévin voulait vivre, il voulait mettre dans la route des grandeurs sa fille, sa petite-fille et ses arrière-petits-enfants. Le vieillard avait de l’ambition à la troisième génération.
Quand il parlait ainsi, le vieillard rêvait de marier Cécile à Charles Keller ; aussi pleurait-il en ce moment sur ses espérances renversées, il ne savait plus que résoudre. Sans relations dans la société parisienne, ne voyant plus dans le département de l’Aube d’autre mari pour Cécile que le jeune marquis de Cinq-Cygne, il se demandait s’il pouvait surmonter à force d’or les difficultés que la révolution de juillet suscitait entre les royalistes fidèles à leurs principes et leurs vainqueurs. Le bonheur de sa petite-fille lui paraissait si compromis en la livrant à l’orgueilleuse marquise de Cinq-Cygne, qu’il se décidait à se confier à l’ami des vieillards, au Temps. Il espérait que son ennemie capitale, la marquise de Cinq-Cygne, mourrait, et il croyait pouvoir séduire le fils, en se servant du grand-père du marquis, le vieux d’Hauteserre, qui vivait alors à Cinq-Cygne, et qu’il savait accessible aux calculs de l’avarice.
On expliquera, lorsque le cours des événements amènera le drame au château de Cinq-Cygne, comment le grand-père du jeune marquis portait un autre nom que son petit-fils.
Quand Cécile Beauvisage atteindrait à vingt-deux ans, en désespoir de cause, Grévin comptait consulter son ami Gondreville, qui lui choisirait à Paris un mari selon son cœur et son ambition, parmi les ducs de l’Empire.
[p. F10-a]Séverine trouva son père assis sur un banc de bois, au bout de sa terrasse, sous les lilas en fleur et prenant son café, car il était cinq heures et demie. Elle vit bien, à la douleur gravée sur la figure de son père, qu’il savait la nouvelle. En effet, le vieux pair de France venait d’envoyer un valet de chambre à son ami, en le priant de venir le voir.
Jusqu’alors le vieux Grévin n’avait pas voulu trop encourager l’ambition de sa fille ; mais, en ce moment, au milieu des réflexions contradictoires qui se heurtaient dans sa triste méditation, son secret lui échappa.
– Ma chère enfant, lui dit-il, j’avais formé pour ton avenir les plus beaux et les plus fiers projets, la mort vient de les renverser. Cécile eût été vicomtesse Keller, car Charles, par mes [p. F10-b] soins, eût été nommé député d’Arcis, et il eût succédé quelque jour à la pairie de son père. Gondreville, ni sa fille, madame Keller, n’auraient refusé les soixante mille francs de rentes que Cécile a en dot, surtout avec la perspective de cent autres que vous aurez un jour… Tu aurais habité Paris avec ta fille, et tu y aurais joué ton rôle de belle-mère dans les hautes régions du pouvoir.
Madame Beauvisage fit un geste de satisfaction.
– Mais nous sommes atteints ici du coup qui frappe ce charmant jeune homme à qui l’amitié du prince royal était acquise déjà… Maintenant, ce Simon Giguet, qui se pousse sur la scène politique, est un sot, un sot de la pire espèce, car il se croit un aigle… Vous êtes trop liés avec les Giguet et la maison Marion pour ne pas mettre beaucoup de formes à votre refus, et il faut refuser…
– Nous sommes comme toujours du même avis, mon père.
– Tout ceci m’oblige à voir mon vieux Malin, d’abord pour le consoler, puis pour le consulter. Cécile et toi, vous seriez malheureuses avec une vieille famille du faubourg Saint-Germain, on vous ferait sentir votre origine de mille façons, nous devons chercher quelque duc de la façon de Bonaparte qui soit ruiné, nous serons à même d’avoir ainsi pour Cécile un beau titre, et nous la marierons séparée de biens. Tu peux dire que j’ai disposé de la main de Cécile, nous couperons court ainsi à toutes les demandes saugrenues comme celles d’Antonin Goulard. Le petit Vinet ne manquera pas de s’offrir, il serait préférable à tous les épouseurs qui viendront flairer la dot… Il a du talent, de l’intrigue, et il appartient aux Chargebœuf par sa mère ; mais il a trop de caractère pour ne pas dominer sa femme, et il est assez jeune pour se faire aimer : tu périrais entre ces deux sentiments-là, car je te sais par cœur, mon enfant !
– Je serai bien embarrassée ce soir, chez les Marion, dit Séverine.
– Eh ! bien, mon enfant, répondit Grévin, envoie-moi madame Marion, je lui parlerai, moi !
– Je savais bien, mon père, que vous pensiez à notre avenir, [p. F10-c] mais je ne m’attendais pas à ce qu’il fût si brillant, dit madame Beauvisage en prenant les mains de son père et les lui baisant.
– J’y avais si profondément pensé, reprit Grévin, qu’en 1831, j’ai acheté l’hôtel de Beauséant.
Madame Beauvisage fit un vif mouvement de surprise, en apprenant ce secret si bien gardé, mais elle n’interrompit point son père.
– Ce sera mon présent de noces, dit-il. En 1832, je l’ai loué pour sept ans à des Anglais, à raison de vingt-quatre mille francs, une jolie affaire, car il ne m’a coûté que trois cent vingt-cinq mille francs, et en voici près de deux cent mille de retrouvés. Le bail finit le quinze juillet de cette année.
Séverine embrassa son père au front et sur les deux joues. Cette dernière révélation agrandissait tellement son avenir qu’elle eut comme un éblouissement.
– Mon père, par mon conseil, ne donnera que la nue-propriété20Erreur deL’Union: « nu-propriété » au lieu de « nue-propriété ». de cet héritage à ses petits-enfants, se dit-elle en traversant le pont, j’en aurai l’usufruit, je ne veux pas que ma fille et un gendre me chassent de chez eux, ils seront chez moi !
Au dessert, quand les deux bonnes furent attablées dans la cuisine, et que madame Beauvisage eut la certitude de n’être pas écoutée, elle jugea nécessaire de faire une petite leçon à Cécile.
– Ma fille, lui dit-elle, conduisez-vous ce soir en personne bien élevée, et, à dater d’aujourd’hui, prenez un air posé, ne causez pas légèrement, ne vous promenez pas seule avec monsieur Giguet, ni avec monsieur Olivier Vinet, ni avec le sous-préfet, ni avec monsieur Martener, avec personne enfin, pas même avec Achille Pigoult. Vous ne vous marierez à aucun des jeunes gens d’Arcis, ni du département, vous êtes destinée à briller à Paris. Aussi, tous les jours, aurez-vous de charmantes toilettes, pour vous habituer à l’élégance. Nous tâcherons de débaucher une femme de chambre à la jeune duchesse de Maufrigneuse, nous saurons ainsi où se fournissent la princesse de Cadignan et la marquise de Cinq-Cygne. Oh ! je ne veux pas que [p. F10-d] nous ayons le moindre air provincial. Vous étudierez trois heures par jour le piano, je ferai venir tous les jours monsieur Moïse de Troyes, jusqu’à ce qu’on m’ait dit le maître que je puis faire venir de Paris. Il faut perfectionner tous vos talents, car vous n’avez plus qu’un an tout au plus à rester fille. Vous voilà prévenue, je verrai comment vous vous comporterez ce soir. Il s’agit de tenir Simon à une grande distance de vous, sans vous amuser de lui.
– Soyez tranquille, maman, je vais me mettre à adorer l’inconnu.
Ce mot, qui fit sourire madame Beauvisage, a besoin d’une explication.
– Ah ! je ne l’ai pas encore vu, dit Philéas ; mais tout le monde parle de lui. Quand je voudrai savoir qui c’est, j’enverrai le brigadier ou monsieur Groslier lui demander son passe-port…
Il n’est pas de petites villes en France où, dans un temps donné, le drame ou la comédie de l’étrangerne se joue. Souvent l’étranger est un aventurier qui fait des dupes et qui part, emportant la réputation d’une femme ou l’argent d’une famille. Plus souvent l’étranger est un étranger véritable, dont la vie reste assez longtemps mystérieuse pour que la petite ville soit occupée de ses faits et gestes.
Or, l’avènement de Simon Giguet au pouvoir n’était pas le seul événement grave. Depuis deux jours, l’attention de la ville d’Arcis avait pour point de mire un personnage arrivé depuis trois jours, qui se trouvait être lepremier inconnude la génération actuelle. Aussi l’inconnufaisait-il en ce moment les frais de la conversation dans toutes les maisons. C’était le soliveau tombé du ciel dans la ville des grenouilles.
La situation d’Arcis-sur-Aube explique l’effet que devait y produire l’arrivée d’un étranger. À six lieues avant Troyes, sur la grande route de Paris, devant une ferme appelée la Belle-Étoile, commence un chemin départemental qui mène à la ville d’Arcis, en traversant de vastes plaines où la Seine trace une étroite vallée verte ombragée de peupliers, qui tranche [p. F10-e] sur la blancheur des terres crayeuses de la Champagne.
La route qui relie Arcis à Troyes a six lieues de longueur, et fait la corde de l’arc dont les deux extrémités sont Arcis et Troyes, en sorte que le plus court chemin pour aller de Paris à Arcis est cette route départementale qu’on prend à la Belle-Étoile. L’Aube, comme on l’a dit, n’est navigable que depuis Arcis jusqu’à son embouchure. Ainsi cette ville, sise à six lieues de la grande route, séparée de Troyes par des plaines monotones, se trouve perdue au milieu des terres, sans commerce, ni transit soit par eau soit par terre. En effet, Sézanne, située à quelques lieues d’Arcis, de l’autre côté de l’Aube, est traversée par une grande route qui économise huit postes sur l’ancienne route d’Allemagne par Troyes.
Arcis est donc une ville entièrement isolée où ne passe aucune voiture, et qui ne se rattache à Troyes et à la station de la Belle-Étoile que par des messagers. Tous les habitants se connaissent, ils connaissent même les voyageurs du commerce qui viennent pour les affaires des maisons parisiennes ; ainsi, comme toutes les petites villes de provinces qui sont dans une situation analogue, un étranger doit y mettre en branle toutes les langues et agiter toutes les imaginations, quand il y reste plus de deux jours sans qu’on sache ni son nom, ni ce qu’il y vient faire.
Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d’histoires, celle-ci commence ; tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Étoile, un étranger conduisant un joli tilbury, attelé d’un cheval de prix, et accompagné d’un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. Le messager en relation avec les diligences de Troyes, avait apporté de la Belle-Étoile trois malles venues de Paris, sans adresse et appartenant à cet inconnu, qui se logea auMulet.
Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l’intention d’acheter la terre d’Arcis, et l’on en parla dans [p. F10-f] beaucoup de ménages comme du futur propriétaire21Erreur deL’Union: « propriétaires » au lieu de « propriétaire ». du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales.
L’inconnu, sans doute fatigué, ne se montra pas, peut-être passa-t-il une partie de son temps à s’installer dans les chambres qu’il choisit, en annonçant devoir demeurer un certain temps. Il voulut voir la place que ses chevaux devaient occuper dans l’écurie, et se montra très-exigeant, il voulut qu’on les séparât de ceux de l’aubergiste, et de ceux qui pourraient venir.
D’après tant d’exigences, le maître de l’hôtel duMulet, considéra son hôte comme un Anglais.
Dès le soir du premier jour, quelques tentatives furent faites par des curieux, auMulet; mais on n’obtint aucune lumière d’un petit groom, qui refusa de s’expliquer sur son maître, non pas par des non ou par le silence, mais par des moqueries qui parurent être au dessus de son âge et annoncer une grande corruption.
Après avoir fait une toilette soignée, et, avoir dîné, sur les six heures, il partit à cheval, suivi de son tigre, disparut par la route de Brienne, et ne revint que fort tard.
L’hôte, sa femme et ses filles de chambre ne recueillirent, en examinant les malles et les affaires de l’inconnu, rien qui pût les éclairer sur le rang, sur le nom, sur la condition ou les projets de cet hôte mystérieux.
Ce fut d’un effet incalculable. On fit mille commentaires de nature à nécessiter l’intervention du procureur du roi.
À son retour, l’inconnu laissa monter la maîtresse de la maison, qui lui présenta le livre où, selon les ordonnances de police, il devait inscrire son nom, sa qualité, le but de son voyage et son point de départ.
– Je n’écrirai rien, dit-il, à la maîtresse de l’auberge. Si vous étiez tourmentée à ce sujet, vous diriez que je m’y suis refusé, [p. F10-g] et vous m’enverriez le sous-préfet, car je n’ai point de passe-port. On vous fera sur moi bien des questions, madame, reprit-il, mais répondez comme vous voudrez, je veux que vous ne sachiez rien sur moi, quand même vous apprendriez malgré moi quelque chose. Si vous me tourmentez, j’irai à l’hôtel de Poste, sur la place du Pont, et remarquez que je compte rester au moins quinze jours ici… Cela me contrarierait beaucoup, car je sais que vous êtes la sœur de Gothard, l’un des héros de l’affaire Simeuse.
– Suffit, monsieur ! dit la sœur de Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne.
Après un pareil mot, l’inconnu put garder près de lui, pendant deux heures environ, la maîtresse de l’hôtel, et lui fit dire tout ce qu’elle savait sur Arcis, sur toutes les fortunes, sur tous les intérêts et sur les fonctionnaires.
Le lendemain, il disparut à cheval, suivi de son tigre, et ne revint qu’à minuit.
On doit comprendre alors la plaisanterie qu’avait faite Cécile, et que madame Beauvisage crut être sans fondement.
Beauvisage et Cécile surpris de l’ordre du jour formulé par Séverine en furent enchantés. Pendant que sa femme passait une robe pour aller chez madame Marion, le père entendit sa fille faire les suppositions auxquelles il est si naturel aux jeunes personnes de se livrer en pareil cas. Puis, fatigué de sa journée, il alla se coucher lorsque la mère et la fille furent parties.
[p. F11-a]Comme doivent le deviner ceux qui connaissent la France ou la Champagne, ce qui n’est pas la même chose, et, si l’on veut, les petites villes, il y eut un monde fou chez madame [p. F11-b] Marion le soir de cette journée. Le triomphe du fils Giguet fut considéré comme une victoire remportée sur le comte de Gondreville, et l’indépendance d’Arcis en fait d’élection parut être à jamais assurée. La nouvelle de la mort du pauvre Charles Keller fut regardée comme un arrêt du ciel, et imposa silence à toutes les rivalités.
Antonin Goulard, Frédéric Marest, Olivier Vinet, monsieur Martener, enfin les autorités qui jusqu’alors avaient hanté ce salon dont les opinions ne leur paraissaient pas devoir être contraires au gouvernement créé par la volonté populaire en juillet 1830, vinrent selon leur habitude, mais possédés tous d’une curiosité dont le but était l’attitude de la famille Beauvisage.
Le salon, rétabli dans sa forme, ne portait pas la moindre trace de la séance qui semblait avoir décidé de la destinée de maître Simon. À huit heures, quatre tables de jeu, chacune garnie de quatre joueurs, fonctionnaient. Le petit salon et la salle à manger étaient pleins de monde. Jamais, excepté dans les grandes occasions de bals ou de jour de fêtes, madame Marion n’avait vu de groupes à l’entrée du salon et formant comme la queue d’une comète dans la salle à manger.
– C’est l’aurore de la faveur, lui dit Olivier qui lui montra ce spectacle si réjouissant pour une maîtresse de maison qui aime à recevoir.
– On ne sait pas jusqu’où peut aller Simon, répondit madame Marion. Nous sommes à une époque où les gens qui ont de la persévérance et beaucoup de conduite peuvent prétendre à tout.
Cette réponse était beaucoup moins faite pour Vinet que pour madame Beauvisage qui entrait alors avec sa fille et qui vint féliciter son amie.
[p. F11-c] Afin d’éviter toute demande indirecte, et se soustraire à toute interprétation de paroles dites en l’air, la mère de Cécile prit position à une table de whist, et s’enfonça dans une contention d’esprit à gagner cent fiches.
Cent fiches font cinquante sous !… Quand un joueur a perdu cette somme, on en parle pendant deux jours dans Arcis.
Cécile alla causer avec mademoiselle Mollot, une de ses bonnes amies, et sembla prise d’un redoublement d’affection pour elle. Mademoiselle Mollot était la beauté d’Arcis comme Cécile en était l’héritière.
Monsieur Mollot, le greffier du tribunal d’Arcis, habitait sur la grande place une maison située dans les mêmes conditions que celle de Beauvisage sur la place du Pont. Madame Mollot, incessamment assise à la fenêtre de son salon, au rez-de-chaussée, était atteinte, par suite de cette situation, d’un cas de curiosité aiguë, chronique, devenue maladie consécutive, invétérée. Madame Mollot s’adonnait à l’espionnage comme une femme nerveuse parle de ses maux imaginaires, avec coquetterie et passion. Dès qu’un paysan débouchait par la route de Brienne sur la place, elle le regardait et cherchait ce qu’il pouvait venir faire à Arcis ; elle n’avait pas l’esprit en repos, tant que son paysan n’était pas expliqué. Elle passait sa vie à juger les événements, les hommes, les choses et les ménages d’Arcis.
Cette grande femme sèche, fille d’un juge de Troyes, avait apporté en dot à monsieur Mollot, ancien premier clerc de Grévin, une dot assez considérable pour qu’il put acheter la charge de greffier. On sait que le greffier d’un tribunal a le rang du juge, comme dans les cours royales le greffier en chef a celui de conseiller. La position de monsieur Mollot était due au comte de Gondreville qui, d’un mot, avait arrangé l’affaire du premier clerc de Grévin, à la chancellerie.
[p. F11-d] Toute l’ambition de la maison Mollot, du père, de la mère et de la fille était de marier Ernestine Mollot, fille unique d’ailleurs, à Antonin Goulard. Aussi le refus par lequel les Beauvisage avaient accueilli les tentatives du sous-préfet, avait-il encore resserré23Erreur deL’Union: « reserré » au lieu de « resserré ». les liens d’amitié des Mollot pour la famille Beauvisage.
– Voilà quelqu’un de bien impatienté ! dit Ernestine à Cécile, en lui montrant Simon Giguet. Oh ! il voudrait bien venir causer avec nous ; mais chaque personne qui entre se croit obligée de le féliciter, de l’entretenir. Voilà plus de cinquante fois que je lui entends dire : « C’est, je crois, moins à moi qu’à mon père que se sont adressés les vœux de mes concitoyens ; mais, en tout cas, croyez que je serai dévoué non seulement à nos intérêts généraux, mais encore aux vôtres propres. » Tiens, je devine la phrase au mouvement des lèvres, et chaque fois il te regarde en faisant des yeux de martyr…
– Ernestine, répondit Cécile, ne me quitte pas de toute la soirée, car je ne veux pas avoir à écouter ses propositions cachées sous des phrases àhélas! entremêlées de soupirs.
– Tu ne veux donc pas être la femme d’un Garde des Sceaux ?
– Ah ! ils n’en sont que là ? dit Cécile en riant.
– Je t’assure, reprit Ernestine, que tout à l’heure, avant que tu n’arrivasses, monsieur Miley, le receveur de l’enregistrement, dans son enthousiasme, prétendait que Simon serait Garde des Sceaux avant trois ans.
– Compte-t-on pour cela sur la protection du comte de Gondreville ? demanda le sous-préfet qui vint s’asseoir à côté des deux jeunes filles en devinant qu’elles se moquaient de son ami Giguet.
– Ah ! monsieur Antonin, dit la belle Ernestine Mollot, vous [p. F11-e] qui avez promis à ma mère de découvrir ce qu’est le bel inconnu, que savez-vous de neuf sur lui ?
– Les événements d’aujourd’hui, mademoiselle, sont bien autrement importants ! dit Antonin en s’asseyant près de Cécile comme un diplomate enchanté d’échapper à l’attention générale en se réfugiant dans une causerie de jeunes filles. Toute ma vie de sous-préfet ou de préfet est en question…
– Comment ! vous ne laisserez pas nommer à l’unanimité votre ami Simon ?
– Simon est mon ami, mais le gouvernement est mon maître, et je compte tout faire pour empêcher Simon de réussir. Et voilà madame Mollot qui me devra son concours, comme la femme d’un homme que ses fonctions attachent au gouvernement.
– Nous ne demandons pas mieux que d’être avec vous, répliqua la greffière. Mollot m’a raconté, dit-elle à voix basse, ce qui s’est fait ici ce matin… C’était pitoyable ! Un seul homme a montré du talent, et c’est Achille Pigoult24Erreur deL’Union: « Gigoult » au lieu de « Pigoult ». . Tout le monde s’accorde à dire que ce serait un orateur qui brillerait à la chambre, aussi, quoiqu’il n’ait rien et que ma fille soit fille unique, qu’elle aura d’abord sa dot, qui sera de soixante mille francs, puis notre succession, dont je ne parle pas ; et, enfin, les héritages de l’oncle à Mollot, le meunier, et de ma tante Lambert, à Troyes, que nous devons recueillir ; eh bien ! je vous déclare que si monsieur Achille Pigoult voulait nous faire l’honneur de penser à elle et la demandait pour femme, je la lui donnerais, moi, si toutefois il plaisait à ma fille ; mais la petite sotte ne veut se marier qu’à sa fantaisie… C’est mademoiselle Beauvisage qui lui met ces idées-là dans la tête…
Le sous-préfet reçut cette double bordée en homme qui se sait trente mille livres de rentes, et qui attend une préfecture.
[p. F11-f] – Mademoiselle a raison, répondit-il en regardant Cécile ; mais elle est assez riche pour faire un mariage d’amour…
– Ne parlons pas mariage, dit Ernestine. Vous attristez ma pauvre chère petite Cécile, qui m’avouait tout à l’heure que, pour ne pas être épousée pour sa fortune, mais pour elle-même, elle souhaiterait une aventure avec un inconnu qui ne saurait rien d’Arcis, ni des successions qui doivent faire d’elle une lady Crésus, et filer un roman où elle serait, au dénoûment, épousée, aimée pour elle-même…
– C’est très joli, cela. Je savais déjà que mademoiselle avait autant d’esprit que d’argent ! s’écria Olivier Vinet en se joignant au groupe des demoiselles en haine des courtisans de Simon Giguet, l’idole du jour.
– Et c’est ainsi, monsieur Goulard, dit Cécile en souriant, que nous sommes arrivées, de fil en aiguille, à parler de l’inconnu…
– Et, dit Ernestine, elle l’a pris pour le héros de ce roman que je vous ai tracé…
– Oh ! dit madame Mollot, un homme de cinquante ans !… Fi donc !
– Comment savez-vous qu’il a cinquante ans ? demanda Olivier Vinet en souriant.
– Ma foi ! dit madame Mollot, ce matin j’étais si intriguée, que j’ai pris ma lorgnette !…
– Bravo ! dit l’ingénieur des ponts et chaussées qui faisait la cour à la mère pour avoir la fille.
– Donc, reprit madame Mollot, j’ai pu voir l’inconnu se faisant la barbe lui-même, avec des rasoirs, d’une élégance !… ils sont montés en or ou en vermeil.
– En or ! en or ! dit Vinet. Quand les choses sont inconnues, il faut les imaginer de la plus belle qualité. Aussi, moi qui, je [p. F11-g] vous le déclare, n’ai pas vu ce monsieur, suis-je sûr que c’est au moins un comte…
Le mot, pris pour un calembour25Erreur deL’Union: « calembourg » au lieu de « calembour ». , fit excessivement rire. Ce petit groupe où l’on riait excita la jalousie du groupe des douairières, et l’attention du troupeau d’hommes en habits noirs qui entourait Simon Giguet. Quant à l’avocat, il était au désespoir de ne pouvoir mettre sa fortune et son avenir aux pieds de la riche Cécile.
– Oh ! mon père, pensa le substitut en se voyant complimenté pour ce calembour26Erreur deL’Union: « calembourg » au lieu de « calembour ». involontaire, dans quel tribunal m’as-tu fait débuter ? – Un comte par un M, mesdames et mesdemoiselles ? reprit-il. Un homme aussi distingué par sa naissance que par ses manières, par sa fortune et par ses équipages, un lion, un élégant ! ungant jaune!…
– Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde.
– Comment ! Antonin, tu ne m’avais pas dit qu’il avait un tilbury, ce matin, quand nous avons parlé de ce conspirateur ; mais le tilbury, c’est une circonstance atténuante ; ce ne peut plus être un républicain…
– Mesdemoiselles, il n’est rien que je ne fasse dans l’intérêt de vos plaisirs… dit Antonin Goulard. Nous allons savoir si c’est un comte par un M, afin que vous puissiez continuer votre conte par un N.
– Et ce deviendra peut-être une histoire, dit l’ingénieur de l’arrondissement.
– À l’usage des sous-préfets, dit Olivier Vinet…
– Comment allez-vous vous y prendre ? demanda madame Mollot.
– Oh ! répliqua le sous-préfet, demandez à mademoiselle Beauvisage qui elle prendrait pour mari, si elle était condamnée [p. F11-h] à choisir parmi les gens ici présents, elle ne vous répondrait jamais !… Laissez au pouvoir sa coquetterie. Soyez tranquilles, mesdemoiselles, vous allez savoir, dans dix minutes, si l’inconnu est un comte ou un commis-voyageur.
[p. F12-a]Antonin Goulard quitta le petit groupe des demoiselles, car il s’y trouvait, outre mademoiselle Berton, fille du receveur des contributions, jeune personne insignifiante qui jouait le rôle de satellite auprès de Cécile et d’Ernestine, mademoiselle Herbelot, la sœur du second notaire d’Arcis, vieille fille de trente ans, aigre, pincée et mise comme toutes les vieilles filles. Elle [p. F12-b] portait, sur une robe en alépine verte, un fichu brodé dont les coins, ramenés sur la taille par devant, étaient noués à la mode qui régnait sous la Terreur.
– Julien, dit le sous-préfet dans l’antichambre à son domestique, toi qui as servi pendant six mois à Gondreville, tu sais comment est faite une couronne de comte ?
– Il y a des perles sur les neuf pointes.
– Eh bien ! donne un coup de pied auMuletet tâche d’y donner un coup d’œil au tilbury du monsieur qui y loge ; puis viens me dire ce qui s’y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans… Si tu vois le domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain, dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles. Ne bois pas, ne cause pas, reviens promptement, et quand tu seras revenu, fais-moi-le savoir en te montrant à la porte du salon…
– Oui, monsieur le sous-préfet.
L’auberge duMulet, comme on l’a déjà dit, occupe sur la place le coin opposé à l’angle du mur de clôture des jardins de la maison Marion de l’autre côté de la route de Brienne. Ainsi, la solution du problème devait être immédiate. Antonin Goulard revint prendre sa place auprès de mademoiselle Beauvisage.
– Nous avions tant parlé hier, ici, de l’étranger, disait alors madame Mollot, que j’ai rêvé de lui toute la nuit…
– Ah ! ah ! dit Vinet, vous rêvez encore aux inconnus, belle dame ?
– Vous êtes un impertinent ; si je voulais, je vous ferais rêver de moi ! répliqua-t-elle. Ce matin donc, en me levant…
Il n’est pas inutile de faire observer que madame Mollot passe à Arcis pour une femme d’esprit, c’est-à-dire qu’elle [p. F12-c] s’exprime si facilement, qu’elle abuse de ses avantages. Un Parisien, égaré dans ces parages comme l’était l’inconnu, l’aurait peut-être trouvée excessivement bavarde.
– … Je fais, comme de raison, ma toilette, et je regarde machinalement devant moi !…
– Par la fenêtre…, dit Antonin Goulard.
– Mais oui, mon cabinet de toilette donne sur la place. Or, vous savez que Poupart a mis l’inconnu dans une des chambres dont les fenêtres sont en face des miennes…
– Une chambre, maman ?… dit Ernestine. Le comte occupe trois chambres !… Le petit domestique, habillé tout en noir, est dans la première. On a fait comme un salon de la seconde, et l’inconnu couche dans la troisième.
– Il a donc la moitié des chambres du Mulet, dit mademoiselle Herbelot.
– Enfin, mesdemoiselles, qu’est-ce que cela fait à sa personne ? dit aigrement madame Mollot fâchée d’être interrompue par les demoiselles. Il s’agit de sa personne.
– N’interrompez pas l’orateur, dit Olivier Vinet.
– Comme j’étais baissée…
– Assise, dit Antonin Goulard.
– Madame était comme elle devait être, reprit Vinet, elle faisait sa toilette et regardait le Mulet !…
En province, ces plaisanteries sont prisées, car on s’est tout dit depuis trop long-temps pour ne pas avoir recours aux bêtises dont s’amusaient nos pères avant l’introduction de l’hypocrisie anglaise, une de ces marchandises contre lesquelles les douanes sont impuissantes.
– N’interrompez pas l’orateur, dit en souriant mademoiselle Beauvisage à Vinet avec qui elle échangea un sourire.
– Mes yeux se sont portés involontairement sur la fenêtre [p. F12-d] de la chambre où la veille s’était couché l’inconnu, je ne sais pas à quelle heure, par exemple, car je ne me suis endormie que longtemps après minuit… J’ai le malheur d’être unie à un homme qui ronfle à faire trembler les planchers et les murs… Si je m’endors la première, oh ! j’ai le sommeil si dur que je n’entends rien, mais si c’est Mollot qui part le premier, ma nuit est flambée…
– Il y a le cas où vous partez ensemble ! dit Achille Pigoult qui vint se joindre à ce joyeux groupe. Je vois qu’il s’agit de votre sommeil…
– Taisez-vous, mauvais sujet ! répliqua gracieusement madame Mollot.
– Comprends-tu ? dit Cécile à l’oreille d’Ernestine.
– Donc, à une heure après minuit, il n’était pas encore rentré ! dit madame Mollot.
– Il vous a fraudée27Erreur deL’Union: « fraudé » au lieu de « fraudée ». ! Rentrer sans que vous le sachiez ! dit Achille Pigoult. Ah ! cet homme est très fin, il nous mettra tous dans un sac, et nous vendra sur la place du Marché !
– À qui ? demanda Vinet.
– À une affaire ! À une idée ! À un système ! répondit le notaire à qui le substitut sourit d’un air fin.
– Jugez de ma surprise, reprit madame Mollot en apercevant une étoffe d’une magnificence, d’une beauté, d’un éclat… Je me dis : il a sans doute une robe de chambre de cette étoffe de verre que nous sommes allés voir à l’Exposition des produits de l’industrie. Alors je vais chercher ma lorgnette, et j’examine… Mais bon Dieu ! qu’est-ce que je vois ?… Au-dessus de la robe de chambre, là où devrait être la tête, je vois une masse énorme, quelque chose comme un genou… Non, je ne peux pas vous dire quelle a été ma curiosité.
– Je le conçois, dit Antonin.
[p. F12-e] – Non, vous ne le concevez pas, dit madame Mollot, car ce genou…
– Ah ! je comprends, dit Olivier Vinet en riant aux éclats, l’inconnu faisait aussi sa toilette, et vous avez vu ses deux genoux…
– Mais non ! s’écria madame Mollot, vous me faites dire des incongruités. L’inconnu était debout, il tenait une éponge au-dessus d’une immense cuvette, et vous en serez pour vos mauvaises plaisanteries, monsieur Olivier. J’aurais bien reconnu ce que vous croyez…
– Oh ! reconnu, madame, vous vous compromettez !… dit Antonin Goulard.
– Laissez-moi donc achever, dit madame Mollot. C’était sa tête ! Il se lavait la tête, et il n’a pas un seul cheveu…
– L’imprudent ! dit Antonin Goulard. Il ne vient certes pas ici avec des idées de mariage. Ici, pour se marier, il faut avoir des cheveux… C’est très demandé.
– J’ai donc raison de dire que notre inconnu doit avoir cinquante ans. On ne prend guère perruque qu’à cet âge. Et en effet, de loin, l’inconnu, sa toilette finie, a ouvert sa fenêtre, je l’ai revu muni d’une superbe chevelure noire, et il m’a lorgnée quand je me suis mise à mon balcon. Ainsi, ma chère Cécile, vous ne prendrez pas ce monsieur-là pour héros de votre roman.
– Pourquoi pas ? les gens de cinquante ans ne sont pas à dédaigner, quand ils sont comtes, reprit Ernestine.
– Il a peut-être des cheveux, dit malicieusement Olivier Vinet, et alors il serait très mariable. La question serait de savoir s’il a montré sa tête nue à madame Mollot, ou…
– Taisez-vous, dit madame Mollot.
[p. F12-f] Antonin Goulard s’empressa de dépêcher le domestique de madame Marion au Mulet, en lui donnant un ordre pour Julien.
– Mon Dieu ! que fait l’âge d’un mari, dit mademoiselle Herbelot.
– Pourvu qu’on en ait un, ajouta le substitut qui se faisait redouter par sa méchanceté froide et ses railleries.
– Mais, répliqua la vieille fille, en sentant l’épigramme, j’aimerais mieux un homme de cinquante ans, indulgent et bon, plein d’attention pour sa femme, qu’un jeune homme de vingt et quelques années qui serait sans cœur, dont l’esprit mordrait tout le monde, même sa femme.
– Ceci, dit Olivier Vinet, est bon pour la conversation, car pour aimer mieux un quinquagénaire qu’un adulte, il faut les avoir à choisir.
– Oh ! dit madame Mollot pour arrêter cette lutte de la vieille fille et du jeune Vinet qui allait toujours trop loin, quand une femme a l’expérience de la vie, elle sait qu’un mari de cinquante ans ou de vingt-cinq ans c’est absolument la même chose quand il n’est qu’estimé… L’important dans le mariage, c’est les convenances qu’on y cherche. Si mademoiselle Beauvisage veut aller à Paris, y faire figure, et à sa place je penserais ainsi, je ne prendrais certainement pas mon mari dans la ville d’Arcis… Si j’avais eu la fortune qu’elle aura, j’aurais très bien accordé ma main à un comte, à un homme qui m’aurait mise dans une haute position sociale, et je n’aurais pas demandé à voir son extrait de naissance.
– Il vous eût suffi de le voir à sa toilette, dit tout bas Vinet à madame Mollot.
– Mais le roi fait des comtes, madame ! vint dire madame [p. F12-g] Marion qui depuis un moment surveillait le cercle des jeunes filles.
– Ah ! madame, répliqua Vinet, il y a des jeunes filles qui aiment les comtes faits…
– Hé bien ! monsieur Antonin, dit alors Cécile en riant du sarcasme d’Olivier Vinet, nos dix minutes sont passées, et nous ne savons pas si l’inconnu est comte.
– Le gouvernement doit être infaillible ! dit Olivier Vinet en regardant Antonin.
– Je vais tenir ma promesse, répliqua le sous-préfet en voyant apparaître à la porte du salon la tête de son domestique.
Et il quitta de nouveau sa place près de Cécile.
– Vous parlez de l’étranger, dit madame Marion. Sait-on quelque chose sur lui ?
– Non, madame, répondit Achille Pigoult ; mais il est, sans le savoir, comme un athlète dans un cirque, le centre des regards de deux mille habitants. Moi, je sais quelque chose, ajouta le petit notaire.
– Ah ! dites, monsieur Achille ? demanda vivement Ernestine.
– Son domestique s’appelle Paradis !…
– Paradis, s’écria mademoiselle Herbelot.
– Paradis, ripostèrent toutes les personnes qui formaient le cercle.
– Peut-on s’appeler Paradis ? demanda madame Herbelot en venant prendre place à côté de sa belle-sœur.
– Cela tend, reprit le petit notaire, à prouver que son maître est un ange, car lorsque son domestique le suit… vous comprenez…
– C’est le chemin du Paradis ! Il est très joli celui-là, dit [p. F12-h] madame Marion qui tenait à mettre Achille Pigoult dans les intérêts de son neveu.
[p. F13-a]– Monsieur, disait dans la salle à manger, le domestique d’Antonin à son maître, le tilbury est armoirié…
– Armoirié !…
– Et, monsieur, allez, les armes sont joliment drôles ! il y a dessus une couronne à neuf pointes, et des perles…
– C’est un comte !
– On y voit un monstre ailé, qui court à tout brésiller, absolument comme un postillon qui aurait perdu quelque chose ! Et voilà ce qui est écrit sur la banderolle, dit-il en prenant un papier dans son gousset. Mademoiselle Anicette, la femme de chambre [p. F13-b] de la princesse de Cadignan, qui venait d’apporter, en voiture, bien entendu, (le chariot de Cinq-Cygne est devant leMulet) une lettre à ce monsieur, m’a copié la chose…
– Donne !
Le sous-préfet lut.
quo me trahit fortuna.
S’il n’était pas assez fort en blason français pour connaître la maison qui portait cette devise, Antonin pensa que les Cinq-Cygne ne pouvaient donner leur chariot, et la princesse de Cadignan envoyer un exprès que pour un personnage de la plus haute noblesse.
– Ah ! tu connais la femme de chambre de la princesse de Cadignan !… Tu es un homme heureux…, dit Antonin à son domestique.
Julien, garçon du pays, après avoir servi six mois à Gondreville, était entré chez monsieur le sous-préfet qui voulait avoir un domestiquebien stylé.
– Mais, monsieur, Anicette est la filleule de mon père. Papa qui voulait du bien à cette petite dont le père est mort, l’a envoyée à Paris, pour y être couturière, parce que ma mère ne pouvait pas la souffrir.
– Est-elle jolie ?
– Assez, monsieur le sous-préfet. À preuve, qu’à Paris, elle a eu des malheurs ; mais enfin, comme elle a des talents, qu’elle sait faire des robes, coiffer, elle est entrée chez la princesse par la protection de monsieur Marin, le premier valet de chambre de monsieur le duc de Maufrigneuse…
– Que t’a-t-elle dit de Cinq-Cygne ? Y a-t-il beaucoup de monde ?
– Beaucoup, monsieur. Il y a la princesse et monsieur d’Arthez… le duc de Maufrigneuse et la duchesse, le jeune marquis… Enfin, le château est plein… Monseigneur l’évêque de Troyes y est attendu ce soir…
– Monseigneur Troubert ?… Ah ! je voudrais bien savoir s’il y restera quelque temps…
[p. F13-c] – Anicette le croit, et elle croit que monseigneur vient pour le comte qui loge auMulet. On attend encore du monde. Le cocher a dit qu’on parlait beaucoup des élections… Monsieur le président Michu doit aller passer quelques jours…
– Tâche de faire venir cette femme de chambre en ville, sous prétexte d’y chercher quelque chose… Est-ce que tu as des idées sur elle ?…
– Si elle avait quelque chose à elle, je ne dis pas !… Elle est bien finaude.
– Dis lui de venir te voir, à la sous-préfecture ?
– Oui, monsieur, j’y vas.
– Ne lui parle pas de moi ! elle ne viendrait point, propose-lui une place avantageuse…
– Ah ! monsieur… j’ai servi à Gondreville.
– Tu ne sais pas pourquoi ce message de Cinq-Cygne à cette heure, car il est neuf heures et demie…
– Il paraît que c’est quelque chose de bien pressé, car le comte qui revenait de Gondreville…
– L’étranger est allé, à Gondreville ?…
– Il y a dîné ! monsieur le sous-préfet. Et, vous allez voir, c’est à faire rire ! Le petit domestique est, parlant par respect, saoul28Erreur de L’Union : « sou » au lieu de « saoul ». comme une grive ! Il a bu tant de vin de Champagne à l’office, qu’il ne se tient pas sur ses jambes, on l’aura poussé par plaisanterie à boire.
– Eh bien ! le comte ?
– Le comte, qu’était couché, quand il a lu la lettre, s’est levé ; maintenant il s’habille. On attelait le tilbury. Le comte va passer la soirée à Cinq-Cygne.
– C’est alors un bien grand personnage ?
– Oh ! oui, monsieur, car Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne, est venu ce matin voir son beau-frère Poupart, et lui a recommandé la plus grande discrétion en toute chose sur ce monsieur, et de le servir comme si c’était un roi…
– Vinet aurait-il raison ? se dit le sous-préfet. Y aurait-il quelque conspiration ?…
[p. F13-d] – C’est le duc Georges de Maufrigneuse qui a envoyé monsieur Gothard au Mulet. Si Poupart est venu ce matin, ici, à cette assemblée, c’est que ce comte a voulu qu’il y allât. Ce monsieur dirait à monsieur Poupart d’aller ce soir à Paris, il partirait… Gothard a dit à son beau-frère de tout confondre pour ce monsieur-là, et de se moquer des curieux.
– Si tu peux avoir Anicette, ne manque pas à m’en prévenir !… dit Antonin.
– Mais je peux bien l’aller voir à Cinq-Cygne, si monsieur veut m’envoyer chez lui au Val-Preux.
– C’est une idée. Tu profiteras du chariot pour t’y rendre… Mais qu’as-tu à dire du petit domestique ?
– C’est un crâne que ce petit garçon ! monsieur le sous-préfet. Figurez-vous, monsieur, que gris comme il est, il vient de partir sur le magnifique cheval anglais de son maître, un cheval de race qui fait sept lieues à l’heure, pour porter une lettre à Troyes, afin qu’elle soit à Paris demain… Et ça n’a que neuf ans et demi ! Qu’est-ce que ce sera donc à vingt ans ?…
Le sous-préfet écouta machinalement ce dernier commérage admiratif. Et alors Julien bavarda pendant quelques minutes. Antonin Goulard écoutait Julien, tout en pensant à l’inconnu.
– Attends, dit le sous-préfet à son domestique.
– Quel gâchis !… se disait-il en revenant à pas lents. Un homme qui dîne avec le comte de Gondreville et qui passe la nuit à Cinq-Cygne !… En voilà des mystères !…
– Eh bien ! lui cria le cercle de mademoiselle Beauvisage tout entier quand il reparut.
– Eh bien ! c’est un comte, et de vieille roche, je vous en réponds !
– Oh ! comme je voudrais le voir ! s’écria Cécile.
– Mademoiselle, dit Antonin en souriant et en regardant avec malice madame Mollot, il est grand et bien fait, et il ne porte pas perruque !… Son petit domestique était gris comme les vingt-deux cantons, on l’avait abreuvé de vin de Champagne [p. F13-e] à l’office de Gondreville, et cet enfant de neuf ans a répondu avec la fierté d’un vieux laquais à Julien, qui lui parlait de la perruque de son maître : Mon maître, une perruque ! je le quitterais… Il se teint les cheveux29Erreur de L’Union : « chevaux » au lieu de « cheveux ». , c’est bien assez !
– Votre lorgnette grossit beaucoup les objets, dit Achille Pigoult à madame Mollot qui se mit à rire.
– Enfin, le tigre du beau comte, gris comme il est, court à Troyes à cheval porter une lettre, et il y va malgré la nuit, en cinq quarts d’heure.
– Je voudrais voir le tigre ! moi, dit Vinet.
– S’il a dîné à Gondreville, dit Cécile, nous saurons qui est ce comte ; car mon grand-papa y va demain matin.
– Ce qui va vous sembler étrange, dit Antonin Goulard, c’est qu’on vient de dépêcher de Cinq-Cygne à l’inconnu mademoiselle Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan, et qu’il y va passer la soirée…
– Ah ! ça, dit Olivier Vinet, ce n’est plus un homme, c’est un diable, un phénix ! Il serait l’ami des deux châteaux, il poculerait…
– Ah ! fi ! monsieur, dit madame Mollot, vous avez des mots…
– Il poculerait est de la plus haute latinité, madame, reprit gravement le substitut ; il poculerait donc chez le roi Louis-Philippe le matin, et banqueterait le soir à Holy-Rood chez Charles X. Il n’y a qu’une raison qui puisse permettre à un chrétien d’aller dans les deux camps, chez les Montecchi et les Capuletti !… Ah ! je sais qui est cet inconnu. C’est…
– C’est ?… demanda-t-on de tous côtés.
– Le directeur des chemins de fer de Paris à Lyon, ou de Paris à Dijon, ou de Montereau à Troyes.
– C’est vrai ! dit Antonin. Vous y êtes ! il n’y a que la banque, l’industrie ou la spéculation qui puissent être bien accueillies partout.
– Oui, dans ce moment-ci, les grands noms, les grandes familles, la vieille et la jeune pairies arrivent au pas de charge [p. F13-f] dans les commandites ! dit Achille Pigoult.
– Les francs attirent les Francs, repartit Olivier Vinet sans rire.
– Vous n’êtes guères l’olivier de la paix, dit madame Mollot en souriant.
– Mais n’est-ce pas démoralisant de voir les noms des Verneuil, des Maufrigneuse et des d’Hérouville accolés à ceux des du Tillet et des Nucingen dans des spéculations cotées à la Bourse.
– Notre inconnu doit être décidément un chemin de fer en bas-âge, dit Olivier Vinet.
– Eh bien ! tout Arcis va demain être cen dessus dessous, dit Achille Pigoult. Je vais voir ce monsieur pour être le notaire de la chose ! Il y aura deux mille actes à faire.
– Notre roman devient une locomotive, dit tristement Ernestine à Cécile.
– Un comte doublé d’un chemin de fer, reprit Achille Pigoult, n’en est que plus conjugal. Mais est-il garçon ?
– Eh ! je saurai cela demain par grand-papa, dit Cécile avec un enthousiasme de parade.
– Oh ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion, avec un rire forcé. Comment, Cécile, ma petite chatte, vous pensez à l’inconnu !…
– Mais le mari, c’est toujours l’inconnu, dit vivement Olivier Vinet en faisant à mademoiselle Beauvisage un signe qu’elle comprit à merveille.
– Pourquoi ne penserais-je pas à lui ? demanda Cécile, ce n’est pas compromettant. Puis c’est, disent ces messieurs, ou quelque grand spéculateur, ou quelque grand seigneur… Ma foi ! l’un et l’autre me vont. J’aime Paris ! Je veux avoir voiture, hôtel, loge aux Italiens, etc.
– C’est cela ! dit Olivier Vinet, quand on rêve, il ne faut se rien refuser. D’ailleurs, moi, si j’avais le bonheur d’être votre frère, je vous marierais au jeune marquis de Cinq-Cygne qui me paraît un petit gaillard à faire joliment danser les écus et [p. F13-g] à se moquer des répugnances de sa mère pour les acteurs du grand drame où le père de notre président a péri si malheureusement.
– Il vous serait plus facile de devenir premier ministre !… dit madame Marion, il n’y aura jamais d’alliance entre la petite-fille de Grévin et les Cinq-Cygne !…
– Roméo a bien failli épouser Juliette ! dit Achille Pigoult, et mademoiselle est plus belle que…
– Oh ! si vous nous citez l’opéra ! dit naïvement Herbelot le notaire qui venait de finir son wisk.
– Mon confrère, dit Achille Pigoult, n’est pas fort sur l’histoire du moyen-âge…
– Viens, Malvina ! dit le gros notaire sans rien répondre à son jeune confrère.
– Dites donc, monsieur Antonin, demanda Cécile au sous-préfet, vous avez parlé d’Anicette, la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?… la connaissez-vous ?
– Non, mais Julien la connaît, c’est la filleule de son père, et ils sont très bien ensemble.
– Oh ! tâchez donc, par Julien, de nous l’avoir, maman ne regarderait pas aux gages…
– Mademoiselle ! entendre, c’est obéir, dit-on en Asie aux despotes, répliqua le sous-préfet. Pour vous servir, vous allez voir comment je procède !
Il sortit pour donner l’ordre à Julien de rejoindre le chariot qui retournait à Cinq-Cygne et de séduire à tout prix Anicette.
[p. F14-a]En ce moment, Simon Giguet, qui venait d’achever ses courbettes en paroles à tous les gens influents d’Arcis, et qui se regardait comme sûr de son élection, vint se joindre au cercle qui entourait Cécile et mademoiselle Mollot. La soirée était assez avancée. Dix heures sonnaient. Après avoir énormément consommé de gâteaux, de verres d’orgeat, de punch, de limonades et de sirops variés, ceux qui n’étaient venus chez madame Marion, ce jour-là, que pour des raisons politiques, et qui n’avaient pas l’habitude de ces planches, pour eux aristocratiques, s’en allèrent d’autant plus promptement qu’ils ne se couchaient jamais si tard. La soirée allait donc prendre un caractère d’intimité. Simon Giguet espéra pouvoir échanger quelques paroles avec Cécile, et il la regarda en conquérant. Ce regard blessa Cécile.
[p. F14-b] Mon cher, dit Antonin à Simon en voyant briller sur la figure de son ami l’auréole du succès, tu viens dans un moment où les gens d’Arcis ont tort…
– Très tort, dit Ernestine à qui Cécile poussa le coude. Nous sommes folles, Cécile et moi, de l’inconnu ; nous nous le disputons !
– D’abord, ce n’est plus un inconnu, dit Cécile, c’est un comte !
– Quelque farceur ! répliqua Simon Giguet d’un air de mépris.
– Diriez-vous cela, monsieur Simon, répondit Cécile piquée, en face à un homme à qui la princesse de Cadignan vient d’envoyer ses gens, qui a dîné à Gondreville aujourd’hui, qui va passer la soirée ce soir chez la marquise de Cinq-Cygne ?
Ce fut dit si vivement et d’un ton si dur, que Simon en fut déconcerté.
– Ah ! mademoiselle, dit Olivier Vinet, si l’on se disait en face ce que nous disons tous les uns des autres en arrière, il n’y aurait plus de société possible. Les plaisirs de la société, surtout en province, consistent à se dire du mal les uns des autres…
– Monsieur Simon est jaloux de ton enthousiasme pour le comte inconnu, dit Ernestine.
– Il me semble, dit Cécile, que monsieur Simon n’a le droit d’être jaloux d’aucune de mes affections…
Sur ce mot, accentué de manière à foudroyer Simon, Cécile se leva ; chacun lui laissa le passage libre, et elle alla rejoindre sa mère qui terminait ses comptes au whist.
– Ma petite ! s’écria madame Marion en courant après l’héritière, il me semble que vous êtes bien dure pour mon pauvre Simon !
– Qu’a-t-elle fait, cette chère petite chatte ? demanda madame Beauvisage.
– Maman, monsieur Simon a souffleté mon inconnu du mot defarceur!
[p. F14-c] Simon suivit sa tante, et arriva sur le terrain de la table à jouer. Les quatre personnages dont les intérêts étaient si graves se trouvèrent alors réunis au milieu du salon, Cécile et sa mère d’un côté de la table, madame Marion et son neveu de l’autre.
– En vérité, madame, dit Simon Giguet, avouez qu’il faut avoir bien envie de trouver des torts à quelqu’un pour se fâcher de ce que je viens de dire d’un monsieur dont parle tout Arcis, et qui loge au Mulet…
– Est-ce que vous trouvez qu’il vous fait concurrence ? dit en plaisantant madame Beauvisage.
– Je lui en voudrais, certes, beaucoup, s’il était cause de la moindre mésintelligence entre mademoiselle Cécile et moi, dit le candidat en regardant la jeune fille d’un air suppliant.
– Vous avez eu, monsieur, un ton tranchant en lançant votre arrêt, qui prouve que vous serez très despote, et vous avez raison, si vous voulez être ministre, il faut beaucoup trancher…
En ce moment, madame Marion prit madame Beauvisage par le bras et l’emmena31Erreur de L’Union : « l’emmenait » au lieu de « l’emmena ». sur un canapé. Cécile, se voyant seule, rejoignit le cercle où elle était assise, afin de ne pas écouter la réponse que Simon pouvait faire, et le candidat resta très sot devant la table où il s’occupa machinalement à jouer avec les fiches.
– Il a des fiches de consolation, dit Olivier Vinet qui suivait cette petite scène.
Ce mot, quoique dit à voix basse, fut entendu de Cécile, qui ne put s’empêcher d’en rire.
– Ma chère amie, disait tout bas madame Marion à madame Beauvisage, vous voyez que rien maintenant ne peut empêcher l’élection de mon neveu.
– J’en suis enchantée pour vous et pour la Chambre des députés, dit Séverine.
– Mon neveu, ma chère, ira très loin… Voici pourquoi : sa fortune à lui, celle que lui laissera son père et la mienne, feront [p. F14-d] environ trente mille francs de rentes. Quand on est député, que l’on a cette fortune, on peut prétendre à tout…
– Madame, il aura notre admiration, et nos vœux le suivront dans sa carrière politique ; mais…
– Je ne vous demande pas de réponse ! dit vivement madame Marion en interrompant son amie. Je vous prie seulement de réfléchir à cette proposition. Nos enfants se conviennent-ils ? pouvons-nous les marier ? Nous habiterons Paris pendant tout le temps des sessions ; et qui sait si le député d’Arcis n’y sera pas fixé par une belle place dans la magistrature… Voyez le chemin qu’a fait monsieur Vinet, de Provins. On blâmait mademoiselle de Chargebœuf de l’avoir épousé, la voilà bientôt femme d’un Garde-des-Sceaux, et monsieur Vinet sera pair de France quand il le voudra.
– Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’inconnuque, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil…
– Certainement ! dit madame Marion stupéfaite de cette confidence qui rendait le mariage de son fils d’autant plus difficile avec Cécile.
– Cécile n’aurait rien à attendre de son grand-père Grévin, reprit madame Beauvisage, qu’elle ne se marierait pas sans le consulter. Le gendre que mon père avait choisi vient de mourir, j’ignore ses nouvelles intentions. Si vous avez quelques propositions à faire, allez voir mon père.
[p. F14-e] – Eh ! bien, j’irai, dit madame Marion.
Madame Beauvisage fit un signe à Cécile, et toutes deux elles quittèrent le salon.
Le lendemain, Antonin et Frédéric Marest se trouvèrent, selon leur habitude, après déjeuner, avec monsieur Martener et Olivier, sous les tilleuls de l’Avenue-aux-Soupirs, fumant leurs cigares32Erreur de L’Union : « cigarres » au lieu de « cigares ». et se promenant. Cette promenade est un des petits plaisirs des autorités en province, quand elles vivent bien ensemble.
Après quelques tours de promenade, Simon Giguet vint se joindre aux promeneurs et emmena son camarade de collége Antonin au delà de l’avenue, du côté de la place, d’un air mystérieux.
– Tu dois rester fidèle à un vieux camarade qui veut te faire donner la rosette d’officier et une préfecture, lui dit-il.
– Tu commences déjà ta carrière politique, dit Antonin en riant, tu veux me corrompre, enragé puritain ?
– Veux-tu me seconder ?
– Mon cher, tu sais bien que Bar-sur-Aube vient voter ici. Qui peut garantir une majorité dans ces circonstances-là ? Mon collègue de Bar-sur-Aube se plaindrait de moi si je ne faisais pas les mêmes efforts que lui dans le sens du gouvernement, et ta promesse est conditionnelle, tandis que ma destitution est certaine.
– Mais je n’ai pas de concurrents…
– Tu le crois, dit Antonin ; mais
Il s’en présentera, garde-toi d’en douter.
– Et ma tante, qui sait que je suis sur des charbons ardents, et qui ne vient pas !… s’écria Giguet. Oh ! voici trois heures qui peuvent compter pour trois années…
Et son secret lui échappa ! Il avoua à son ami que madame Marion était allée le proposer au vieux Grévin comme le prétendu de Cécile.
Les deux amis s’étaient avancés jusqu’à la hauteur de la route de Brienne, en face de l’hôtel du Mulet. Pendant que [p. F14-f] l’avocat regardait la rue en pente par laquelle sa tante devait revenir du pont, le sous-préfet examinait les ravins que les pluies avaient tracés sur la place.
Arcis n’est pavé ni en grès, ni en cailloux, car les plaines de la Champagne ne fournissent aucun matériaux propres à bâtir, et encore moins de cailloux assez gros pour faire un pavage en cailloutis. Une ou deux rues et quelques endroits ont des chaussées ; mais toutes les autres sont imparfaitement macadamisées, et c’est assez dire en quel état elles se trouvent par les temps de pluie. Le sous-préfet se donnait une contenance, en paraissant exercer ses méditations sur cet objet important ; mais il ne perdait pas une des souffrances intimes qui se peignaient sur la figure altérée de son camarade.
En ce moment, l’inconnu revenait du château de Cinq-Cygne où vraisemblablement il avait passé la nuit. Goulard résolut d’éclaircir par lui-même le mystère dans lequel s’enveloppait l’inconnu qui, physiquement, était enveloppé dans cette petite redingote en gros drap, appelée paletot, et alors à la mode. Un manteau jeté sur les pieds de l’inconnu comme une couverture, empêchait de voir le corps. Enfin, un énorme cache-nez en cachemire rouge montait jusques sur les yeux. Le chapeau crânement mis sur le côté, n’avait cependant rien de ridicule. Jamais un mystère ne fut si mystérieusement emballé, entortillé.
– Gare ! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupard ! ouvrez ! cria-t-il d’une voix aigrelette.
Les trois domestiques du Mulet s’attroupèrent et le tilbury fila sans que personne pût voir un seul des traits de l’inconnu. Le sous-préfet suivit le tilbury et vint sur le seuil de la porte de l’auberge.
– Madame Poupard, dit Antonin, voulez-vous demander à votre monsieur… monsieur !…
– Je ne sais pas son nom, dit la sœur de Gothard.
– Vous avez tort ! les ordonnances de police sont formelles, et monsieur Groslier ne badine pas, comme tous les commissaires de police qui n’ont rien à faire…
[p. F14-g] – Les aubergistes n’ont jamais de torts en temps d’élection ; dit le tigre qui descendait de cheval.
– Je vais aller répéter ce mot à Vinet, se dit le sous-préfet. – Va demander à ton maître s’il peut recevoir le sous-préfet d’Arcis.
Et Antonin Goulard rejoignit les trois promeneurs qui s’étaient arrêtés au bout de l’Avenue en voyant le sous-préfet en conversation avec le tigre, illustre déjà dans Arcis par son nom et par ses réparties.
– Monsieur prie monsieur le sous-préfet de monter, il sera charmé de le recevoir, vint33Erreur deL’Union: « vient » au lieu de « vint ». dire Paradis au sous-préfet quelques instants après.
– Mon petit, lui dit Olivier, combien ton maître donne-t-il par an, à un garçon de ton poil et de ton esprit…
– Donner, monsieur ?… Pour qui nous prenez-vous ? Monsieur le comte se laisse carotter… et je suis content.
– Cet enfant est à bonne école, dit Frédéric Marest.
– La haute école ! monsieur le procureur du roi, répliqua Paradis en laissant les cinq amis étonnés de son aplomb.
– Quel Figaro ! s’écria Vinet.
– Faut pas nous rabaisser, répliqua l’enfant. Mon maître m’appelle petit Robert Macaire. Depuis que nous savons nous faire des rentes, nous sommes Figaro, plus l’argent.
– Qui34Erreur deL’Union: « Que » au lieu de « Qui ». gruges-tu donc ?
– Il y a des courses où je gagne mille écus… sans vendre mon maître, monsieur…
– Enfant sublime ! dit Vinet. Il connaît le turf.
– Et tous lesgentlemen riders, dit l’enfant en montrant la langue à Vinet.
– Le chemin de Paradis mène loin !… dit Frédéric Marest.
[p. F15-a]Introduit par l’hôte duMulet, Antonin Goulard trouva l’inconnu dans la pièce de laquelle il avait fait un salon, et il se vit sous le coup d’un lorgnon tenu de la façon la plus impertinente.
– Monsieur, dit Antonin Goulard avec une espèce de hauteur, je viens d’apprendre, par la femme de l’aubergiste, que vous refusez de vous conformer aux ordonnances de police, et comme je ne doute pas que vous ne soyez une personne distinguée, je viens moi-même…
– Vous vous nommez Goulard ?… demanda l’inconnu d’une voix de tête.
– Je suis le sous-préfet, monsieur… répondit Antonin Goulard.
– Votre père n’appartenait-il pas aux Simeuse ?…
[p. F15-b] – Et moi, monsieur, j’appartiens au gouvernement, voilà la différence des temps…
– Vous avez un domestique nommé Julien qui veut enlever la femme de chambre de la princesse de Cadignan ?…
– Monsieur, je ne permets à personne de me parler ainsi, dit Goulard, vous méconnaissez mon caractère…
– Et vous voulez savoir le mien ! riposta l’inconnu. Je me fais donc connaître… On peut mettre sur le livre de l’aubergiste : Impertinent, Venant de Paris, Questionneur, Âge douteux, voyageant pour son plaisir. Ce serait une innovation très goûtée en France, que d’imiter l’Angleterre dans sa méthode de laisser les gens aller et venir selon leur bon plaisir, sans les tracasser, leur demander à tout momentdes papiers… Je suis sans passe-port, que ferez-vous ?
– Monsieur, le procureur du roi est là, sous les tilleuls… dit le Sous-Préfet.
– Monsieur Marest !… vous lui souhaiterez le bonjour de ma part…
– Mais qui êtes-vous ?…
– Ce que vous voudrez que je sois, mon cher monsieur Goulard, dit l’inconnu, car c’est vous qui déciderezen quoije serai dans cet Arrondissement. Donnez-moi un bon conseil sur ma tenue ? Tenez, lisez.
Et l’inconnu tendit au sous-préfet une lettre ainsi conçue :
Vous vous concerterez avec le porteur de la présente pour l’élection d’Arcis, et vous vous conformerez à tout ce qu’il pourra vous demander. Je vous engage à garder la plus entière discrétion, et à le traiter avec les égards dus à son rang.
Cette lettre était écrite et signée par le préfet.
– Vous avez fait de la prose sans le savoir ! dit l’inconnu en reprenant la lettre.
Antonin Goulard, déjà frappé par l’air gentilhomme et les [p. F15-c] manières de ce personnage, devint respectueux.
– Et comment, monsieur ? demanda le sous-préfet.
– En voulant débaucher Anicette… Elle est venue nous dire les tentatives de corruption de Julien, que vous pourriez nommer Julien l’Apostat, car il a été vaincu par le jeune Paradis, mon tigre, et il a fini par avouer que vous souhaitiez faire entrer Anicette au service de la plus riche maison d’Arcis. Or, comme la plus riche maison d’Arcis est celle des Beauvisage, je ne doute pas que ce ne soit mademoiselle Cécile qui veut jouir de ce trésor…
– Oui, monsieur…
– Eh bien ! Anicette entrera ce matin au service des Beauvisage !
Il siffla. Paradis se présenta si rapidement que l’inconnu lui dit : Tu écoutais !
– Malgré moi, monsieur le comte ; les cloisons sont en papier… Si monsieur le comte le veut, j’irai dans une chambre en haut…
– Non, tu peux écouter, c’est ton droit… C’est à moi à parler bas quand je ne veux pas que tu connaisses mes affaires… Tu vas retourner à Cinq-Cygne, et tu remettras de ma part cette pièce de vingt francs à la petite Anicette… – Julien aura l’air de l’avoir séduite pour votre compte. Cette pièce d’or signifie qu’elle peut suivre Julien, dit l’inconnu en se tournant vers Goulard. Anicette ne sera pas inutile au succès de notre candidat…
– Anicette ?…
– Voici, monsieur le sous-préfet, trente-deux ans que les femmes de chambre me servent… J’ai eu ma première aventure à treize ans, absolument comme le Régent, le trisaïeul de notre roi… Connaissez-vous la fortune de cette demoiselle Beauvisage ?
– On ne peut pas la connaître, monsieur ; car hier, chez madame Marion, madame Séverine a dit que monsieur Grévin, le grand-père de Cécile, donnerait à sa petite-fille l’hôtel de [p. F15-d] Beauséant et deux cent mille francs en cadeau de noces…
Les yeux de l’inconnu n’exprimèrent aucune surprise, il eut l’air de trouver cette fortune très médiocre.
– Connaissez-vous bien Arcis ? demanda-t-il à Goulard.
– Je suis le sous-préfet et je suis né dans le pays.
– Eh bien ! comment peut-on y déjouer la curiosité ?
– Mais en y satisfaisant. Ainsi, monsieur le comte a son nom de baptême, qu’il le mette sur les registres avec son titre.
– Bien, le comte Maxime…
– Et si monsieur veut prendre la qualité d’administrateur du chemin de fer, Arcis sera content, et on peut l’amuser avec ce bâton flottant pendant quinze jours…
– Non, je préfère la condition d’irrigateur, c’est moins commun… Je viens pour mettre les terres de Champagne en valeur… Ce sera, mon cher monsieur Goulard, une raison de m’inviter à dîner chez vous avec les Beauvisage, demain… je tiens à les voir, à les étudier.
– Je suis trop heureux de vous recevoir, dit le sous-préfet ; mais je vous demande de l’indulgence pour les misères de ma maison…
– Si je réussis dans l’élection d’Arcis au gré des vœux de ceux qui m’envoient, vous serez préfet, mon cher ami, dit l’inconnu. Tenez, lisez, dit-il en tendant deux autres lettres à Antonin.
– C’est bien, monsieur le comte, dit Goulard en rendant les lettres.
– Récapitulez toutes les voix dont peut disposer le ministère, et surtout n’ayons pas l’air de nous entendre. Je suis un spéculateur et je me moque des élections !…
– Je vais vous envoyer le commissaire de police pour vous forcer à vous inscrire sur le livre de Poupard.
– C’est très bien… Adieu, monsieur. Quel pays que celui-ci ? dit le comte à haute voix. On ne peut pas y faire un pas sans que tout le monde, jusqu’au sous-préfet, soit sur votre dos.
[p. F15-e] – Vous aurez à faire au commissaire de police, monsieur, dit Antonin.
On parla vingt minutes après d’une altercation survenue entre le sous-préfet et l’inconnu chez madame Mollot.
– Eh bien ! de quel bois est le soliveau tombé dans notre marais ? dit Olivier Vinet à Goulard en le voyant revenir duMulet.
– Un comte Maxime qui vient étudier le système géologique de la Champagne dans l’intention d’y trouver des sources minérales, répondit le sous-préfet d’un air dégagé.
– Dites des ressources, répondit Olivier.
– Il espère réunir des capitaux dans le pays ?… dit monsieur Martener.
– Je doute que nos royalistes donnent dans ces mines-là, répondit Olivier Vinet en souriant.
– Que présumez-vous, d’après l’air et les gestes de madame Marion, dit le sous-préfet qui brisa la conversation en montrant Simon et sa tante en conférence.
Simon était allé au devant de sa tante, et causait avec elle sur la place.
– Mais s’il était accepté, je crois qu’un mot suffirait pour le lui dire, répliqua le substitut.
– Eh bien ! dirent à la fois les deux fonctionnaires à Simon qui venait sous les tilleuls.
– Eh bien ! ma tante a bon espoir. Madame Beauvisage et le vieux Grévin, qui partait pour Gondreville, n’ont pas été surpris de notre demande, on a causé des fortunes respectives, on veut laisser Cécile entièrement libre de faire un choix. Enfin, madame Beauvisage a dit que, quant à elle, elle ne voyait pas d’objections contre une alliance de laquelle elle se trouvait très honorée, qu’elle subordonnerait néanmoins sa réponse à ma nomination et peut-être à mon début à la Chambre, et le vieux Grévin a parlé de consulter le comte de Gondreville, sans l’avis de qui jamais il ne prenait de décision importante…
[p. F15-f] – Ainsi, dit nettement Goulard, tu n’épouseras pas Cécile, mon vieux !
– Et pourquoi ! s’écria Giguet ironiquement.
– Mon cher, madame Beauvisage va passer avec sa fille et son mari quatre soirées par semaine dans le salon de ta tante ; ta tante est la femme la plus comme il faut d’Arcis, elle est, quoiqu’il y ait vingt ans de différence entre elle et madame Beauvisage, l’objet de son envie, et tu crois que l’on ne doit pas envelopper un refus de quelques façons…
– Ne dire ni oui, ni non, reprit Vinet, c’est dire non, eu égard aux relations intimes de vos deux familles. Si madame Beauvisage est la plus grande fortune d’Arcis, madame Marion en est la femme la plus considérée ; car, à l’exception de la femme de notre président, qui ne voit personne, elle est la seule qui sache tenir un salon, elle est la reine d’Arcis. Madame Beauvisage paraît vouloir mettre de la politesse à son refus, voilà tout.
– Il me semble que le vieux Grévin s’est moqué de votre tante, mon cher, dit Frédéric Marest.
– Vous avez attaqué hier le comte de Gondreville, vous l’avez blessé, vous l’avez grièvement offensé, car Achille Pigoult l’a vaillamment défendu… et on veut le consulter sur votre mariage avec Cécile ?…
– Il est impossible d’être plus narquois que le vieux père Grévin, dit Vinet.
– Madame Beauvisage est ambitieuse, répondit Goulard, et sait très bien que sa fille aura deux millions ; elle veut être la belle-mère d’un ministre ou d’un ambassadeur, afin de trôner à Paris.
– Eh bien ! pourquoi pas ? dit Simon Giguet.
– Je te le souhaite, répondit le sous-préfet en regardant le substitut avec lequel il se mit à rire quand ils furent à quelques pas. Il ne sera pas seulement député ! dit-il à Olivier, le ministère a des intentions. Vous trouverez chez vous une [p. F15-g] lettre de votre père qui vous enjoint de vous assurer des personnes de votre ressort, dont les votes appartiennent au ministère, il y va de votre avancement, et il vous recommande la plus entière discrétion.
– Et pour qui devront voter nos huissiers, nos avoués, nos juges de paix, nos notaires ! fit le substitut.
– Pour le candidat que je vous nommerai…
– Mais comment savez-vous que mon père m’écrit et ce qu’il m’écrit ?…
– Par l’inconnu…
– L’homme des mines !
– Mon cher Vinet, nous ne devons pas le connaître, traitons-le comme un étranger… Il a vu votre père à Provins, en y passant. Tout à l’heure, ce personnage m’a salué par un mot du préfet qui me dit de suivre, pour les élections d’Arcis, toutes les instructions que me donnera le comte Maxime. Je ne pouvais pas ne point avoir une bataille à livrer, je le savais bien ! Allons dîner ensemble et dressons nos batteries, il s’agit pour vous de devenir procureur du roi à Mantes, pour moi d’être préfet, et nous ne devons pas avoir l’air de nous mêler des élections, car nous sommes entre l’enclume et le marteau. Simon est le candidat d’un parti qui veut renverser le ministère actuel et qui peut réussir ; mais pour des gens aussi intelligents que nous, il n’y a qu’un parti à prendre ?…
– Lequel ?
– Servir ceux qui font et défont les ministères… Et la lettre que l’on m’a montrée est d’un des personnages qui sont les compéres de la pensée immuable.
Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’expliquer quel était ce mineur, et ce qu’il venait extraire de la Champagne.
[p. F16-a]Environ deux mois avant le triomphe de Simon Giguet comme candidat, à onze heures, dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré, au moment où l’on servit le thé chez la marquise d’Espard, le chevalier d’Espard, son beau-frère, dit en posant sa tasse et en regardant le cercle formé autour de la cheminée : – Maxime était bien triste, ce soir, ne trouvez-vous pas ?…
– Mais, répondit Rastignac, sa tristesse est assez explicable, il a quarante-huit ans ; à cet âge, on ne se fait plus [p. F16-b] d’amis, et quand nous avons enterré de Marsay, Maxime a perdu le seul homme capable de le comprendre, de le servir et de se servir de lui…
– Il a sans doute quelques dettes pressantes, ne pourriez-vous pas le mettre à même de les payer ? dit la marquise à Rastignac.
En ce moment Rastignac était pour la seconde fois ministre, il venait d’être fait comte presque malgré lui ; son beau-père, le baron de Nucingen, avait été nommé pair de France, son frère était évêque, le comte de la Roche-Hugon, son beau-frère, était ambassadeur, et il passait pour être indispensable dans les combinaisons ministérielles à venir.
– Vous oubliez toujours, chère marquise, répondit Rastignac, que notre gouvernement n’échange son argent que contre de l’or, il ne comprend rien aux hommes.
– Maxime est-il homme à se brûler la cervelle ? demanda du Tillet.
– Ah ! tu le voudrais bien, nous serions quittes, répondit au banquier le comte Maxime de Trailles que chacun croyait parti.
Et le comte se dressa comme une apparition du fond d’un fauteuil placé derrière celui du chevalier d’Espard. Tout le monde se mit à rire.
– Voulez-vous une tasse de thé ? lui dit la jeune comtesse de Rastignac que la marquise avait priée de faire les honneurs à sa place.
– Volontiers, répondit le comte en venant se mettre devant la cheminée.
Cet homme, le prince des mauvais sujets de Paris, s’était jusqu’à ce jour soutenu dans la position supérieure qu’occupaient les dandies, alors appelésGants jaunes, et depuis deslions. Il est assez inutile de raconter l’histoire de sa jeunesse [p. F16-c] pleine d’aventures galantes et marquée par des drames horribles où il avait toujours su garder les convenances. Pour cet homme, les femmes ne furent jamais que des moyens, il ne croyait pas plus à leurs douleurs qu’à leurs plaisirs ; il les prenait, comme feu de Marsay, pour des enfants méchants.
Après avoir mangé sa propre fortune, il avait dévoré celle d’une fille célèbre, nommée laBelle Hollandaise, mère de la fameuse Esther Gobseck. Puis il avait causé les malheurs de madame de Restaud, la sœur de madame Delphine de Nucingen, mère de la jeune comtesse de Rastignac.
Le monde de Paris offre des bizarreries inimaginables. La baronne de Nucingen se trouvait en ce moment dans le salon de madame d’Espard, devant l’auteur de tous les maux de sa sœur, devant un assassin qui n’avait tué que le bonheur d’une femme. Voilà pourquoi, sans doute, il était là. Madame de Nucingen avait dîné chez la marquise avec sa fille, mariée depuis un an au comte de Rastignac, qui avait commencé sa carrière politique en occupant une place de sous-secrétaire d’État dans le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’État qu’ait produit la Révolution de Juillet.
Le comte Maxime de Trailles savait seul combien de désastres il avait causés : mais il s’était toujours mis à l’abri du blâme en obéissant aux lois du Code-Homme. Quoiqu’il eût dissipé dans sa vie plus de sommes que les quatre bagnes de France n’en ont volé durant le même temps, la Justice était respectueuse pour lui. Jamais il n’avait manqué à l’honneur, il payait scrupuleusement ses dettes de jeu. Joueur admirable, il faisait la partie des plus grands seigneurs et des ambassadeurs. Il dînait chez tous les membres du corps diplomatique. Il se battait, il avait tué deux ou trois hommes en sa vie, il les avait à peu près assassinés, car il était d’une adresse et d’un sang-froid sans pareils. Aucun jeune homme ne l’égalait dans sa [p. F16-d] mise, ni dans sa distinction de manières, dans l’élégance des mots, dans la désinvolture, ce qu’on appelait autrefoisavoir un grand air. En sa qualité de page de l’empereur, formé dès l’âge de douze ans aux exercices du manége, il passait pour un des plus habiles écuyers. Ayant toujours eu cinq chevaux dans son écurie, il faisait alors courir, il dominait toujours la mode. Enfin personne ne se tirait mieux que lui d’un souper de jeunes gens, il buvait mieux que le plus aguerri d’entre eux, et sortait frais, prêt à recommencer, comme si la débauche était son élément. Maxime, un de ces hommes méprisés qui savent comprimer le mépris qu’ils inspirent par l’insolence de leur attitude et la peur qu’ils causent, ne s’abusait jamais sur sa situation. De là venait sa force. Les gens forts sont toujours leurs propres critiques.
Sous la Restauration, il avait assez bien exploité son état de page de l’empereur, il attribuait à ses prétendues opinions bonapartistes la répulsion qu’il avait rencontrée chez les différents ministères quand il demandait à servir les Bourbons ; car, malgré ses liaisons, sa naissance, et ses dangereuses capacités, il ne put rien obtenir ; et, alors, il entra dans la conspiration sourde sous laquelle succombèrent les Bourbons de la branche aînée. Maxime fit partie d’une association commencée dans un but de plaisir, d’amusement (Voirles treize), et qui tourna naturellement à la politique cinq ans avant la Révolution de juillet. Quand la branche cadette eut marché, précédée du peuple parisien, sur la branche aînée, et se fut assise sur le trône, Maxime réexploita son attachement à Napoléon, de qui il se souciait comme de sa première amourette. Il rendit alors de grands services que l’on fut extrêmement embarrassé de reconnaître, car il voulait être trop souvent payé par des gens qui savent compter. Au premier refus, Maxime se mit en état d’hostilité, menaçant de révéler certains détails peu agréables, [p. F16-e] car les dynasties qui commencent ont, comme les enfants, des langes tachés.
Pendant son ministère, de Marsay répara les fautes de ceux qui avaient méconnu l’utilité de ce personnage, il lui donna de ces missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité, une adresse qui ne recule devant aucune mesure, de l’impudence, et surtout ce sang-froid, cet aplomb, ce coup-d’œil qui constitue lesbravide la pensée et de la haute politique. De semblables instruments sont à la fois rares et nécessaires.
Par calcul, de Marsay ancra Maxime de Trailles dans la société la plus élevée ; il le peignit comme un homme mûri par les passions, instruit par l’expérience, qui savait les choses et les hommes, à qui les voyages et une certaine faculté d’observation avaient donné la connaissance des intérêts européens, des cabinets étrangers et des alliances de toutes les familles continentales. De Marsay convainquit Maxime de la nécessité de se faire un honneur à lui ; il lui montra la discrétion moins comme une vertu que comme une spéculation ; il lui prouva que le pouvoir n’abandonnerait jamais un instrument solide et sûr, élégant et poli.
– En politique, on ne faitchanterqu’une fois ! lui dit-il en le blâmant d’avoir fait une menace.
Maxime était homme à sonder la profondeur de ce mot.
De Marsay mort, le comte Maxime de Trailles était retombé dans sa vie antérieure. Il allait jouer tous les ans aux Eaux, il revenait passer l’hiver à Paris ; mais s’il recevait quelques sommes importantes, venues des profondeurs de certaines caisses extrêmement avares, cette demi-solde due à l’homme intrépide qu’on pouvait employer d’un moment à l’autre, et confident des mystères de la contre diplomatie, était insuffisante pour les dissipations d’une vie aussi splendide que celle du roi [p. F16-f] des dandies, du tyran de quatre ou cinq clubs parisiens. Aussi le comte Maxime avait-il souvent des inquiétudes sur la question financière. Sans propriété, il n’avait jamais pu consolider sa position en se faisant nommer député ; puis, sans fonctions ostensibles, il lui était impossible de mettre le couteau sous la gorge à quelque ministère pour se faire nommer pair de France. Or, il se voyait gagné par le temps, car ses profusions avaient entamé sa personne aussi bien que ses diverses fortunes. Malgré ses beaux dehors, il se connaissait et ne pouvait se tromper sur lui-même, il pensait à faire une fin, à se marier.
Homme d’esprit, il ne s’abusait pas sur sa considération, il savait bien qu’elle était mensongère. Il ne devait donc y avoir de femmes pour lui ni dans la haute société de Paris, ni dans la bourgeoisie ; il lui fallait prodigieusement de méchanceté, de bonhomie apparente et de services rendus pour se faire supporter, car chacun désirait sa chute ; et une mauvaise veine pouvait le perdre. Une fois envoyé à la prison de Clichy ou à l’étranger par quelques lettres de change intraitables, il tombait dans le précipice où l’on peut voir tant de carcasses politiques qui ne se consolent pas entre elles.
En ce moment même, il craignait les éboulements de quelques portions de cette voûte menaçante que les dettes élèvent au dessus de plus d’une tête parisienne. Il avait laissé les soucis apparaître sur son front, il venait de refuser de jouer chez madame d’Espard, il avait causé avec les femmes en donnant des preuves de distraction, et il avait fini par rester muet et absorbé dans le fauteuil d’où il venait de se lever comme le spectre deBanquo.
Le comte Maxime de Trailles se trouva l’objet de tous les regards, directs ou indirects, placé comme il l’était au milieu de la cheminée, illuminé par les feux croisés de deux candélabres. [p. F16-g] Le peu de mots dits sur lui l’obligeait en quelque sorte à se poser fièrement, et il se tenait, en homme d’esprit, sans arrogance, mais avec l’intention de se montrer au dessus des soupçons.
Un peintre n’aurait jamais pu rencontrer un meilleur moment pour saisir le portrait de cet homme, certainement extraordinaire. Ne faut-il pas être doué de facultés rares pour jouer un pareil rôle, pour avoir toujours séduit les femmes pendant trente ans, pour se résoudre à n’employer ses dons que dans une sphère cachée, en incitant un peuple à la révolte, en surprenant les secrets d’une politique astucieuse, en ne triomphant que dans les boudoirs ou dans les cabinets.
N’y a-t-il pas je ne sais quoi de grand à s’élever aux plus hauts calculs de la politique, et à retomber froidement dans le néant d’une vie frivole ? Quel homme de fer que celui qui résiste aux alternatives du jeu, aux rapides voyages de la politique, au pied de guerre de l’élégance et du monde, aux dissipations des galanteries nécessaires, qui fait de sa mémoire une bibliothèque de ruses et de mensonges, qui enveloppe tant de pensées diverses, tant de manéges sous une impénétrable élégance de manières ? Si le vent de la faveur avait soufflé dans ces voiles toujours tendues, si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun sans Pignerol.
[p. F17-a]Le comte, quoique d’une taille assez élevée, et d’une constitution sèche, avait pris un peu de ventre, mais il le contenait au majestueux, suivant l’expression de Brillat-Savarin. Ses habits étaient d’ailleurs si bien faits, qu’il conservait, dans toute sa personne, un air de jeunesse, quelque chose de leste, de découplé, dû sans doute à ses exercices soutenus, à l’habitude de faire des armes, de monter à cheval et de chasser. Maxime possédait toutes les grâces et les noblesses physiques de l’aristocratie, encore rehaussées par sa tenue supérieure. Son visage, long et bourbonien, était encadré par des favoris, par un collier de barbe soigneusement frisés, élégamment coupés, et noirs comme du jais.
[p. F17-b] Cette couleur, pareille à celle d’une chevelure abondante, s’obtenait par un cosmétique indien fort cher, en usage dans la Perse, et sur lequel Maxime gardait le secret. Il trompait ainsi les regards les plus exercés sur le blanc qui, depuis long-temps, avait envahi ses cheveux. Le propre de cette teinture, dont se servent les Persans pour leurs barbes, est de ne pas rendre les traits durs, elle peut se nuancer par le plus ou le moins d’indigo, et s’harmonie alors à la couleur de la peau. C’était sans doute cette opération que madame Mollot avait vu faire ; mais on continue encore par certaines soirées la plaisanterie de se demander ce que madame Mollot a vu.
Maxime avait un très beau front, les yeux bleus, un nez grec, une bouche agréable et le menton bien coupé ; mais le tour de ses yeux était cerné par de nombreuses lignes fines comme si elles eussent été tracées avec un rasoir, et au point de n’être plus vues à une certaine distance. Ses tempes portaient des traces semblables. Le visage était aussi passablement rayé. Les yeux, comme ceux des joueurs qui ont passé des nuits innombrables, étaient couverts comme d’un glacis ; mais, quoique affaibli, le regard n’en était que plus terrible, il épouvantait. On sentait là-dessous une chaleur couvée, une lave de passions mal éteinte. Cette bouche, autrefois si fraîche et si rouge, avait également des teintes froides ; elle n’était plus droite, elle fléchissait sur la droite. Cette sinuosité semblait indiquer le mensonge. Le vice avait tordu ces lèvres ; mais les dents étaient encore belles et blanches.
Ces flétrissures disparaissaient dans l’ensemble de la physionomie et de la personne. Les formes étaient toujours si séduisantes, qu’aucun jeune homme ne pouvait lutter au bois de Boulogne avec Maxime à cheval où il se montrait plus jeune, plus gracieux que le plus jeune et le plus gracieux d’entre eux. Ce privilége de jeunesse éternelle a été possédé par quelques hommes de ce temps.
Le comte était d’autant plus dangereux qu’il paraissait souple, [p. F17-c] indolent, et ne laissait pas voir l’épouvantable parti pris qu’il avait sur toute chose. Cette effroyable indifférence qui lui permettait de seconder une sédition populaire avec autant d’habileté qu’il pouvait en mettre à une intrigue de cour, dans le but de raffermir l’autorité d’un prince, avait une sorte de grâce. Jamais on ne se défie du calme, de l’uni, surtout en France, où nous sommes habitués à beaucoup de mouvement pour les moindres choses.
Vêtu selon la mode de 1839, le comte était en habit noir, en gilet de cachemire bleu foncé, brodé de petites fleurs d’un bleu clair, en pantalon noir, en bas de soie gris, en souliers vernis. Sa montre, contenue dans une des poches du gilet, se rattachait par une chaîne élégante à l’une des boutonnières.
– Rastignac, dit-il en acceptant la tasse de thé que la jolie madame de Rastignac lui tendit, voulez-vous venir avec moi à l’ambassade d’Autriche ?
– Mon cher, je suis trop nouvellement marié pour ne pas rentrer avec ma femme !
– C’est-à-dire que plus tard ?… dit la jeune comtesse en se retournant et regardant son mari.
– Plus tard, c’est la fin du monde, répondit Maxime. Mais n’est-ce pas me faire gagner mon procès que de me donner madame pour juge ?
Le comte par un geste gracieux, amena la jolie comtesse auprès de lui ; elle écouta quelques mots, regarda sa mère, et dit à Rastignac : – Si vous voulez aller avec monsieur de Trailles à l’ambassade, ma mère me ramènera.
Quelques instants après, la baronne de Nucingen et la comtesse de Rastignac sortirent ensemble. Maxime et Rastignac descendirent bientôt, et quand ils furent assis tous deux dans la voiture du baron : – Que me voulez-vous, Maxime, dit le nouveau marié ? Qu’y a-t-il de si pressé pour me prendre à la gorge ? Qu’avez-vous dit à ma femme ?
– Que j’avais à vous parler, répondit monsieur de Trailles. [p. F17-d] Vous êtes heureux, vous ! Vous avez fini par épouser l’unique héritière des millions de Nucingen, et vous l’avez bien gagné… vingt ans de travaux forcés !…
– Maxime !
– Mais moi, me voici mis en question par tout le monde, dit-il en continuant et tenant compte de l’interruption. Un misérable, un du Tillet, se demande si j’ai le courage de me tuer ! Il est temps de se ranger. Veut-on ou ne veut-on pas se défaire de moi ? vous pouvez le savoir, vous le saurez, dit Maxime en faisant un geste pour imposer silence à Rastignac. Voici mon plan, écoutez-le. Vous devez me servir, je vous ai déjà servi, je puis vous servir encore. La vie que je mène m’ennuie et je veux une retraite. Voyez à me seconder dans la conclusion d’un mariage qui me donne un demi million ; une fois marié, nommez-moi ministre auprès de quelque méchante république d’Amérique. Je resterai dans ce poste aussi longtemps qu’il le faudra pour légitimer ma nomination à un poste du même genre en Allemagne. Si je vaux quelque chose, on m’en tirera ; si je ne vaux rien, on me remerciera. J’aurai peut-être un enfant, je serai sévère pour lui ; sa mère sera riche, j’en ferai un diplomate, il pourra être ambassadeur.
– Voici ma réponse, dit Rastignac. Il y a un combat, plus violent que le vulgaire ne le croit, entre une puissance au maillot et une puissance enfant. La puissance au maillot, c’est la Chambre des Députés, qui, n’étant pas contenue par une Chambre héréditaire…
– Ah ! ah ! dit Maxime, vous êtes pair de France.
– Ne le serais-je pas maintenant sous tous les régimes ?… dit le nouveau pair. Mais ne m’interrompez pas. Il s’agit de vous dans tout ce gâchis. La Chambre des Députés deviendra fatalement tout le gouvernement, comme nous le disait de Marsay, le seul homme par qui la France eût pu être sauvée, en tant que le cabinet ; car les peuples ne meurent pas, ils sont esclaves ou libres, voilà tout. La puissance enfant est la royauté [p. F17-e] couronnée au mois d’août 1830. Le ministère actuel est vaincu : il a dissous la Chambre et veut faire les élections pour que le ministère qui viendra ne les fasse pas ; mais il ne croit pas à une victoire. S’il était victorieux dans les élections, la dynastie serait en danger ; tandis que, si le ministère est vaincu, le parti dynastique pourra lutter avec avantage, pendant long-temps. Les fautes de la chambre profiteront à une volonté qui, malheureusement, est tout dans la politique. Quand on est tout, comme fut Napoléon, il vient un moment où il faut se faire suppléer ; et comme on a écarté les gens supérieurs, le grand tout ne trouve pas de suppléant. Le suppléant, c’est ce qu’on nomme un cabinet, et il n’y a pas de cabinet en France, il n’y a qu’une volonté viagère. En France, il n’y a que les gouvernants qui fassent des fautes, l’opposition ne peut pas en faire, elle peut perdre autant de batailles qu’elle en livre, il lui suffit, comme les alliés en 1814, de vaincre une seule fois. Avectrois glorieuses journéesenfin, elle détruit tout. Aussi est-ce se porter héritier du pouvoir que de ne pas gouverner et d’attendre. J’appartiens par mes opinions personnelles à l’aristocratie, et par mes opinions publiques à la royauté de Juillet. La maison d’Orléans m’a servi à relever la fortune de ma maison et je lui reste attaché35Erreur deL’Union: « attachée » au lieu de « attaché ». à jamais.
– Le jamais de monsieur de Talleyrand bien entendu ! dit Maxime.
– Dans ce moment je ne peux donc rien pour vous, reprit Rastignac, nous n’aurons pas le pouvoir dans six mois. Oui, ces six mois vont être une agonie, je le savais, nous connaissions notre sort en nous formant, nous sommes un ministère-bouche-trou. Mais si vous vous distinguez au milieu de la bataille électorale qui va se livrer ; si vous apportez une voix, un député fidèle à la cause dynastique, on accomplira votre désir. Je puis parler de votre bonne volonté, je puis mettre le nez dans les documents secrets, dans les rapports confidentiels, et vous trouver quelque rude tâche. Si vous réussissez, je puis insister sur vos talents, [p. F17-f] sur votre dévoûment, et réclamer la récompense. Votre mariage, mon cher, ne se fera que dans une famille d’industriels ambitieux, et en province. À Paris, vous êtes trop connu. Il s’agit donc de trouver un millionnaire, un parvenu doué d’une fille et possédé de l’envie de parader au château des Tuileries !
– Faites-moi prêter, par votre beau-père, vingt-cinq mille francs pour attendre jusque-là ; il sera intéressé à ce qu’on ne me paie pas en eau bénite de cour après le succès, et il poussera au mariage.
– Vous êtes fin, Maxime, vous vous défiez de moi, mais j’aime les gens d’esprit, j’arrangerai votre affaire.
Ils étaient arrivés. Le baron de Rastignac vit dans le salon le ministre de l’Intérieur, et alla causer avec lui dans un coin.
Le comte Maxime de Trailles était, en apparence, occupé de la vieille comtesse de Listomère ; mais il suivait, en réalité, le cours de la conversation des deux pairs de France ; il épiait leurs gestes, il interprétait leurs regards et finit par saisir un favorable coup d’œil jeté sur lui par le ministre.
Maxime et Rastignac sortirent ensemble à une heure du matin, et avant de monter chacun dans leurs voitures, Rastignac dit à de Trailles, sur les marches de l’escalier : – Venez me voir à l’approche des élections. D’ici là, j’aurai vu dans quelle localité les chances de l’opposition sont les plus mauvaises et quelles ressources y trouveront deux esprits comme les nôtres.
– Les vingt-cinq mille francs sont pressés ! lui répondit de Trailles.
– Hé, bien ! cachez-vous.
Cinquante jours après, un matin avant le jour le comte de Trailles vint rue de Bourbon, mystérieusement, dans un cabriolet de place, à la porte du magnifique hôtel que le baron de Nucingen avait acheté pour son gendre ; il renvoya le cabriolet, regarda s’il n’était pas suivi ; puis il attendit dans un petit salon [p. F17-g] que Rastignac se levât. Quelques instants après, le valet de chambre introduisit Maxime dans le cabinet où se trouvait l’homme d’État.
– Mon cher, lui dit le ministre, je puis vous dire un secret qui sera divulgué dans deux jours par les journaux et que vous pouvez mettre à profit. Ce pauvre Charles Keller qui dansait si bien la mazurka, a été tué en Afrique, et il était notre candidat dans l’arrondissement d’Arcis. Cette mort laisse un vide. Voici la copie de deux rapports ; l’un du sous-préfet, l’autre du commissaire de police, qui prévenait le ministère que l’élection de notre pauvre ami rencontrerait des difficultés. Il se trouve dans celui du commissaire de police des renseignements sur l’état de la ville qui suffiront à un homme tel que toi, car l’ambition du concurrent du pauvre feu Charles Keller vient de son désir d’épouser une héritière… À un entendeur tel que toi, ce mot suffit. Les Cinq-Cygne, la princesse de Cadignan et George de Maufrigneuse sont à deux pas d’Arcis, tu sauras avoir au besoin les votes légitimistes… Ainsi…
– N’use pas ta langue, dit Maxime. Le commissaire de police est encore là…
– Oui.
– Fais-moi donner un mot pour lui…
– Mon cher, dit Rastignac en remettant à Maxime tout un dossier, vous trouverez là deux lettres écrites à Gondreville pour vous. Vous avez été page, il a été sénateur, vous vous entendrez. Madame François Keller est dévote, voici pour elle une lettre de la maréchale de Carigliano. La maréchale est devenue dynastique, elle vous recommande chaudement et vous rejoindra d’ailleurs. Je ne vous ajouterai qu’un mot : défiez-vous du sous-préfet que je crois capable de se ménager dans ce Simon Giguet un appui auprès de l’ex-président du conseil. S’il vous faut des lettres, des pouvoirs, des recommandations, écrivez-moi ?
[p. F17-h] – Et les vingt-cinq mille francs, demanda Maxime.
– Signez cette lettre de change à l’ordre de du Tillet36Erreur deL’Union: « à l’ordre du Tillet » au lieu de « à l’ordre de du Tillet ». , voici les fonds.
– Je réussirai, dit le comte, et vous pouvez promettre au château que le député d’Arcis leur appartiendra corps et âme. Si j’échoue, qu’on m’abandonne !
Maxime de Trailles était en tilbury, sur la route de Troyes, une heure après.