Melmoth réconcilié
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Honoré de Balzac
En souvenir de la constante amitié qui a lié nos pères et qui subsiste entre les fils.
Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont un caissier est l’X connu ? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage ? Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à y faire que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour ? Trouver un homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du bassin ? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit ? Un homme qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier ? Demandez ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collége, à quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville [p. 242]aux tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieu dans lequel sera planté le caissier ? Eh ! bien, les Religions défileront l’une après l’autre, les Colléges, les Institutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Lois humaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vous demandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil, elles se grimeront, elles vous montreront la guillotine, comme votre ami vous indiquera la demeure de l’usurier, l’une des cent portes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses caprices, elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des caissiers. Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces rares produits des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans des loges afin de les garder comme les gouvernements gardent les animaux curieux. Si le caissier a de l’imagination, si le caissier a des passions, ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme s’ennuie, ait de l’ambition ou simplement de la vanité, le caissier se dissout. Fouillez l’histoire de la caisse ? vous ne citerez pas un seul exemple du caissier parvenant à ce qu’on nommeune position. Ils vont au bagne, ils vont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rue Saint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens auront réfléchi à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d’autres sont invinciblement fripons. Étrange civilisation ! La Société décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse, s’il peut tourner habilement un article du Code comme Turenne tournait Montécuculli, la Société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le Gouvernement est d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondément illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences, entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces ; il use par un travail prématuré de grands cerveaux qu’il convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniers font de leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés peseurs de talents qui essaient les cervelles comme on essaie l’or à la Monnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à l’espérance que la [p. 243]population la plus avancée lui donne annuellement, il en accepte le tiers, le met dans de grands sacs appelésses Écoles, et l’y remue pendant trois ans. Quoique chacune de ces greffes représente d’énormes capitaux, il en fait pour ainsi dire des caissiers ; il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie comme capitaines d’artillerie ; enfin, il leur assure tout ce qu’il y a de plus élevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes d’élite, engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteint l’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leurs services le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, et toutes les douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’en échappe cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommités sociales, n’est-ce pas un miracle ?
Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit progressive. Sans cette observation préparatoire, une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invraisemblable, tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra peut-être occuper les esprits assez supérieurs pour avoir deviné les véritables plaies de notre civilisation qui, depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.
Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, le caissier d’une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait encore à la lueur d’une lampe allumée déjà depuis quelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisse était située dans la partie la plus sombre d’un entresol étroit et bas d’étage. Pour y arriver, il fallait traverser un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient à celles d’un établissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement dès quatre heures, suivant sa consigne : –La Caisse est fermée. En ce moment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, les employés partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses. Tout était en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient été scellés dans le fer se trouvait derrière la loge grillée du caissier, sans doute occupé à faire sa caisse. La devanture ouverte permettait de voir une armoire en fer mouchetée par le marteau, qui, grâce aux découvertes de la serrurerie moderne, était d’un si grand poids, que les voleurs [p. 244]n’auraient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volonté de celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de la serrure gardent le secret sans se laisser corrompre, belle réalisation duSésame ouvre-toi? des Mille et Une Nuits. Ce n’était rien encore. Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure de celui qui, ayant surpris le mot d’ordre, ignorait un dernier secret, l’ultima ratiodu dragon de la Mécanique. La porte de la chambre, les murs de la chambre, les volets des fenêtres de la chambre, toute la chambre était garnie de feuilles en tôle de quatre lignes d’épaisseur, déguisées par une boiserie légère. Ces volets avaient été poussés, cette porte avait été fermée. Si jamais un homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tous les regards, cet homme était le caissier de la maison Nucingen et compagnie, rue Saint-Lazare. Aussi, le plus grand silence régnait-il dans cette cave de fer. Le poêle éteint jetait cette chaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets pâteux et l’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain. Le poêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniser les portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras où se dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leurs ressorts, où s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grande fabrique des médiocrités nécessaires aux gouvernements pour maintenir la féodalité de l’argent sur laquelle s’appuie le contrat social actuel. (Voyezles Employés.) La chaleur méphitique qu’y produit une réunion d’hommes n’est pas une des moindres raisons de l’abâtardissement progressif des intelligences, le cerveau d’où se dégage le plus d’azote asphyxie les autres à la longue.
Le caissier était un homme âgé d’environ quarante ans, dont le crâne chauve reluisait sous la lueur d’une lampe-Carcel qui se trouvait sur sa table. Cette lumière faisait briller les cheveux blancs mélangés de cheveux noirs qui accompagnaient les deux côtés de sa tête, à laquelle les formes rondes de sa figure prêtaient l’apparence d’une boule. Son teint était d’un rouge de brique. Quelques rides enchâssaient ses yeux bleus. Il avait la main potelée de l’homme gras. Son habit de drap bleu, légèrement usé sur les endroits saillants, et les plis de son pantalon miroité, présentaient à l’œil cette espèce de flétrissure qu’y imprime l’usage, que combat vainement la brosse, et qui donne aux gens superficiels une haute idée de l’économie, de la probité d’un homme assez philosophe ou [p. 245]assez aristocrate pour porter de vieux habits. Mais il n’est pas rare de voir les gens qui liardent sur des riens se montrer faciles, prodigues ou incapables dans les choses capitales de la vie. La boutonnière du caissier était ornée du ruban de la Légion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans les Dragons sous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant d’être banquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments de délicatesse de son caissier en le rencontrant dans une position élevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en lui donnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaire était caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’une blessure reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute de Moscou, mais après avoir langui six mois à Strasbourg où quelques officiers supérieurs avaient été transportés par les ordres de l’Empereur pour y être particulièrement soignés. Cet ancien officier, nommé Castanier, avait le grade honoraire de colonel et deux mille quatre cents francs de retraite.
Castanier, en qui depuis dix ans le caissier avait tué le militaire, inspirait au banquier une si grande confiance, qu’il dirigeait également les écritures du cabinet particulier situé derrière sa caisse et où descendait le baron par un escalier dérobé. Là se décidaient les affaires. Là était le blutoir où l’on tamisait les propositions, le parloir où s’examinait la place. De là, partaient les lettres de crédit ; enfin là se trouvaient le Grand-livre et le Journal où se résumait le travail des autres bureaux. Après être allé fermer la porte de communication à laquelle aboutissait l’escalier qui menait au bureau d’apparat où se tenaient les deux banquiers au premier étage de leur hôtel, Castanier était revenu s’asseoir et contemplait depuis un instant plusieurs lettres de crédit tirées sur la maison Watschildine à Londres. Puis, il avait pris la plume et venait de contrefaire, au bas de toutes, la signatureNucingen. Au moment où il cherchait laquelle de toutes ces fausses signatures était la plus parfaitement imitée, il leva la tête comme s’il eût été piqué par une mouche en obéissant à un pressentiment qui lui avait crié dans le cœur : –Tu n’es pas seul !Et le faussaire vit derrière le grillage, à la chatière de sa caisse, un homme dont la respiration ne s’était pas fait entendre, qui lui parut ne pas respirer, et qui sans doute était entré par la porte du couloir que Castanier aperçut tout grande ouverte. L’ancien militaire éprouva, pour la [p. 246]première fois de sa vie, une peur qui le fit rester la bouche béante et les yeux hébétés devant cet homme, dont l’aspect était d’ailleurs assez effrayant pour ne pas avoir besoin des circonstances mystérieuses d’une semblable apparition. La coupe oblongue de la figure de l’étranger, les contours bombés de son front, la couleur aigre de sa chair, annonçaient, aussi bien que la forme de ses vêtements, un Anglais. Cet homme puait l’anglais. À voir sa redingote à collet, sa cravate bouffante dans laquelle se heurtait un jabot à tuyaux écrasés, et dont la blancheur faisait ressortir la lividité permanente d’une figure impassible dont les lèvres rouges et froides semblaient destinées à sucer le sang des cadavres, on devinait ses guêtres noires boutonnées jusqu’au-dessus du genou, et cet appareil à demi puritain d’un riche Anglais sorti pour se promener à pied. L’éclat que jetaient les yeux de l’étranger était insupportable et causait à l’âme une impression poignante qu’augmentait encore la rigidité de ses traits. Cet homme sec et décharné semblait avoir en lui comme un principe dévorant qu’il lui était impossible d’assouvir. Il devait si promptement digérer sa nourriture qu’il pouvait sans doute manger incessamment, sans jamais faire rougir le moindre linéament de ses joues. Une tonne de ce vin de Tokay nommévin de succession, il pouvait l’avaler sans faire chavirer ni son regard poignardant qui lisait dans les âmes, ni sa cruelle raison qui semblait toujours aller au fond des choses. Il avait un peu de la majesté fauve et tranquille des tigres.
– Monsieur, je viens toucher cette lettre de change, dit-il à Castanier d’une voix qui se mit en communication avec les fibres du caissier et les atteignit toutes avec une violence comparable à celle d’une décharge électrique.
– La caisse est fermée, répondit Castanier.
– Elle est ouverte, dit l’Anglais en montrant la caisse. Demain est dimanche, et je ne saurais attendre. La somme est de cinq cent mille francs, vous l’avez en caisse, et moi, je la dois.
– Mais, monsieur, comment êtes-vous entré ?
L’Anglais sourit, et son sourire terrifia Castanier. Jamais réponse ne fut ni plus ample ni plus péremptoire que ne le fut le pli dédaigneux et impérial formé par les lèvres de l’étranger. Castanier se retourna, prit cinquante paquets de dix mille francs en billets de banque, et, quand il les offrit à l’étranger qui lui avait jeté une lettre de change acceptée par le baron de Nucingen, il fut pris [p. 247]d’une sorte de tremblement convulsif en voyant les rayons rouges qui sortaient des yeux de cet homme, et qui venaient reluire sur la fausse signature de la lettre de crédit.
– Votre… acquit… n’y… est pas, dit Castanier en retournant la lettre de change.
– Passez-moi votre plume, dit l’Anglais.
Castanier présenta la plume dont il venait de se servir pour son faux. L’étranger signaJohn Melmoth, puis il remit le papier et la plume au caissier. Pendant que Castanier regardait l’écriture de l’inconnu, laquelle allait de droite à gauche à la manière orientale, Melmoth disparut, et fit si peu de bruit que quand le caissier leva la tête, il laissa échapper un cri en ne voyant plus cet homme, et en ressentant les douleurs que notre imagination suppose devoir être produites par l’empoisonnement. La plume dont Melmoth s’était servi lui causait dans les entrailles une sensation chaude et remuante assez semblable à celle que donne l’émétique. Comme il semblait impossible à Castanier que cet Anglais eût deviné son crime, il attribua cette souffrance intérieure à la palpitation que, suivant les idées reçues, doit procurerun mauvais coupau moment où il se fait.
– Au diable ! je suis bien bête. Dieu me protége, car si cet animal s’était adressé demain à ces messieurs, j’étaiscuit! se dit Castanier en jetant dans le poêle les fausses lettres inutiles qui s’y consumèrent.
Il cacheta celle dont il voulait se servir, prit dans la caisse cinq cent mille francs en billets et enbank-notes, la ferma, mit tout en ordre, prit son chapeau, son parapluie, éteignit la lampe après avoir allumé son bougeoir, et sortit tranquillement pour aller, suivant son habitude, quand le baron était absent, remettre une des deux clefs de la caisse à madame de Nucingen. [p. ill.]
– Vous êtes bien heureux, monsieur Castanier, lui dit la femme du banquier en le voyant entrer chez elle, nous avons une fête lundi, vous pourrez aller à la campagne, à Soisy.
– Voudrez-vous avoir la bonté, madame, de dire à Nucingen que la lettre de change des Watschildine, qui était en retard, vient de se présenter ? Les cinq cent mille francs sont payés. Ainsi, je ne reviendrai pas avant mardi, vers midi.
– Adieu, monsieur, bien du plaisir.
– Et vous,idem, madame, répondit le vieux dragon en [p. 248]regardant un jeune homme alors à la mode nommé Rastignac qui passait pour être l’amant de madame de Nucingen.
– Madame, dit le jeune homme, ce gros père-là m’a l’air de vouloir vous jouer quelque mauvais tour.
– Ah ! bah ! c’est impossible, il est trop bête.
– Piquoizeau, dit le caissier en entrant dans la loge, pourquoi donc laisses-tu monter à la caisse passé quatre heures ?
– Depuis quatre heures, dit le concierge, j’ai fumé ma pipe sur le pas de la porte, et personne n’est entré dans les bureaux. Il n’en est même sorti que ces messieurs…
– Es-tu sûr de ce que tu dis ?
– Sûr comme demapropre honneur. Il est venu seulement à quatre heures l’ami de monsieur Werbrust, un jeune homme de chez messieurs du Tillet et compagnie, rue Joubert.
– Bon ! dit Castanier qui sortit vivement. La chaleur émétisante que lui avait communiquée sa plume prenait de l’intensité. – Mille diables ! pensait-il en enfilant le boulevard de Gand, ai-je bien pris mes mesures ? Voyons ! Deux jours francs, dimanche et lundi ; puis, un jour d’incertitude avant qu’on ne me cherche, ces délais me donnent trois jours et quatre nuits. J’ai deux passeports et deux déguisements différents, n’est-ce pas à dérouter la police la plus habile ? Je toucherai donc mardi matin un million à Londres, au moment où l’on n’aura pas encore ici le moindre soupçon. Je laisse ici mes dettes pour le compte de mes créanciers, qui mettront unpdessus, et je me trouverai, pour le reste de mes jours, heureux en Italie, sous le nom du comte Ferraro, ce pauvre colonel que moi seul ai vu mourir dans les marais de Zembin, et de qui je chausserai la pelure. Mille diables, cette femme que je vais traîner après moi pourrait me faire reconnaître ! Une vieille moustache comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner à une femme !… pourquoi l’emmener ? il faut la quitter. Oui, j’en aurai le courage. Mais je me connais, je suis assez bête pour revenir à elle. Cependant personne ne connaît Aquilina. L’emmènerai-je ? ne l’emmènerai-je pas ?
– Tu ne l’emmèneras pas ! lui dit une voix qui lui troubla les entrailles.
Castanier se retourna brusquement et vit l’Anglais.
– Le diable s’en mêle donc ! s’écria le caissier à haute voix.
Melmoth avait déjà dépassé sa victime. Si le premier mouvement [p. 249]de Castanier fut de chercher querelle à un homme qui lisait ainsi dans son âme, il était en proie à tant de sentiments contraires, qu’il en résultait une sorte d’inertie momentanée, il reprit donc son allure, et retomba dans cette fièvre de pensée naturelle à un homme assez vivement emporté par la passion pour commettre un crime, mais qui n’avait pas la force de le porter en lui-même sans de cruelles agitations. Aussi, quoique décidé à recueillir le fruit d’un crime à moitié consommé, Castanier hésitait-il encore à poursuivre son entreprise, comme font la plupart des hommes à caractère mixte, chez lesquels il se rencontre autant de force que de faiblesse, et qui peuvent être déterminés aussi bien à rester purs qu’à devenir criminels, suivant la pression des plus légères circonstances. Il s’est trouvé dans le ramas d’hommes enrégimentés par Napoléon beaucoup de gens qui, semblables à Castanier, avaient le courage tout physique du champ de bataille, sans avoir le courage moral qui rend un homme aussi grand dans le crime qu’il pourrait l’être dans la vertu. La lettre de crédit était conçue en de tels termes, qu’à son arrivée à Londres il devait toucher vingt-cinq mille livres sterling chez Wastchildine, le correspondant de la maison de Nucingen, avisé déjà du payement par lui-même ; son passage était retenu par un agent pris à Londres au hasard, sous le nom du comte Ferraro, à bord d’un vaisseau qui menait de Portsmouth en Italie une riche famille anglaise. Les plus petites circonstances avaient été prévues. Il s’était arrangé pour se faire chercher à la fois en Belgique et en Suisse pendant qu’il serait en mer. Puis, quand Nucingen pourrait croire être sur ses traces, il espérait avoir gagné Naples, où il comptait vivre sous un faux nom, à la faveur d’un déguisement si complet, qu’il s’était déterminé à changer son visage en y simulant à l’aide d’un acide les ravages de la petite vérole. Malgré toutes ces précautions qui semblaient devoir lui assurer l’impunité, sa conscience le tourmentait. Il avait peur. La vie douce et paisible qu’il avait long-temps menée avait purifié ses mœurs soldatesques. Il était probe encore, il ne se souillait pas sans regret. Il se laissait donc aller pour une dernière fois à toutes les impressions de la bonne nature qui regimbait en lui.
– Bah ! se dit-il au coin du boulevard et de la rue Montmartre, un fiacre me mènera ce soir à Versailles au sortir du spectacle. Une chaise de poste m’y attend chez mon vieux maréchal-des-logis, qui me garderait le secret sur ce départ en présence de douze soldats [p. 250]prêts à le fusiller s’il refusait de répondre. Ainsi, je ne vois aucune chance contre moi. J’emmènerai donc ma petite Naqui, je partirai.
– Tu ne partiras pas, lui dit l’Anglais dont la voix étrange fit affluer au cœur du caissier tout son sang.
Melmoth monta dans un tilbury qui l’attendait, et fut emporté si rapidement que Castanier vit son ennemi secret à cent pas de lui sur la chaussée du boulevard Montmartre, et la montant au grand trot, avant d’avoir eu la pensée de l’arrêter.
– Mais, ma parole d’honneur, ce qui m’arrive est surnaturel, se dit-il. Si j’étais assez bête pour croire en Dieu, je me dirais qu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me laisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps ? A-t-on jamais vu ! Allons donc, c’est des niaiseries.
Castanier prit la rue du Faubourg-Montmartre, et ralentit sa marche à mesure qu’il avançait vers la rue Richer. Là, dans une maison nouvellement bâtie, au second étage d’un corps de logis donnant sur des jardins, vivait une jeune fille connue dans le quartier sous le nom de madame de La Garde, et qui se trouvait innocemment la cause du crime commis par Castanier. Pour expliquer ce fait et achever de peindre la crise sous laquelle succombait le caissier, il est nécessaire de rapporter succinctement quelques circonstances de sa vie antérieure.
Madame de La Garde, qui cachait son véritable nom à tout le monde, même à Castanier, prétendait être Piémontaise. C’était une de ces jeunes filles qui, soit par la misère la plus profonde, soit par défaut de travail ou par l’effroi de la mort, souvent aussi par la trahison d’un premier amant, sont poussées à prendre un métier que la plupart d’entre elles font avec dégoût, beaucoup avec insouciance, quelques-unes pour obéir aux lois de leur constitution. Au moment de se jeter dans le gouffre de la prostitution parisienne, à l’âge de seize ans, belle et pure comme une Madone, celle-ci rencontra Castanier. Trop mal léché pour avoir des succès dans le monde, fatigué d’aller tous les soirs le long des boulevards à la chasse d’une bonne fortune payée, le vieux dragon désirait depuis long-temps mettre un certain ordre dans l’irrégularité de ses mœurs. Saisi par la beauté de cette pauvre enfant, que le hasard lui mettait entre les bras, il résolut de la sauver du vice à son profit, par une pensée autant égoïste que bienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes les meilleurs. Le naturel est souvent [p. 251]bon, l’État social y mêle son mauvais, de là proviennent certaines intentions mixtes pour lesquelles le juge doit se montrer indulgent. Castanier avait précisément assez d’esprit pour être rusé quand ses intérêts étaient en jeu. Donc, il voulut être philanthrope à coup sûr, et fit d’abord de cette fille sa maîtresse. – « Hé ! hé ! se dit-il dans son langage soldatesque, un vieux loup comme moi ne doit pas se laisser cuire par une brebis. Papa Castanier, avant de te mettre en ménage, pousse une reconnaissance dans le moral de la fille, afin de savoir si elle est susceptible d’attache ! » Pendant la première année de cette union illégale, mais qui la plaçait dans la situation la moins répréhensible de toutes celles que réprouve le monde, la Piémontaise prit pour nom de guerre celui d’Aquilina, l’un des personnages deVenise sauvée, tragédie du théâtre anglais qu’elle avait lue par hasard. Elle croyait ressembler à cette courtisane, soit par les sentiments précoces qu’elle se sentait dans le cœur, soit par sa figure, ou par la physionomie générale de sa personne. Quand Castanier lui vit mener la conduite la plus régulière et la plus vertueuse que pût avoir une femme jetée en dehors des lois et des convenances sociales, il lui manifesta le désir de vivre avec elle maritalement. Elle devint alors madame de La Garde, afin de rentrer, autant que le permettaient les usages parisiens, dans les conditions d’un mariage réel. En effet, l’idée fixe de beaucoup de ces pauvres filles consiste à vouloir se faire accepter comme de bonnes bourgeoises, tout bêtement fidèles à leurs maris ; capables d’être d’excellentes mères de famille, d’écrire leur dépense et de raccommoder le linge de la maison. Ce désir procède d’un sentiment si louable, que la Société devrait le prendre en considération. Mais la Société sera certainement incorrigible, et continuera de considérer la femme mariée comme une corvette à laquelle son pavillon et ses papiers permettent de faire la course, tandis que la femme entretenue est le pirate que l’on pend faute de lettres. Le jour où madame de La Garde voulut signer madame Castanier, le caissier se fâcha. – « Tu ne m’aimes donc pas assez pour m’épouser ? » dit-elle. Castanier ne répondit pas, et resta songeur. La pauvre fille se résigna. L’ex-dragon fut au désespoir. Naqui fut touchée de ce désespoir, elle aurait voulu le calmer ; mais, pour le calmer, ne fallait-il pas en connaître la cause ? Le jour où Naqui voulut apprendre ce secret, sans toutefois le demander, le caissier révéla piteusement l’existence d’une certaine madame Castanier, une épouse [p. 252]légitime, mille fois maudite, qui vivait obscurément à Strasbourg sur un petit bien, et à laquelle il écrivait deux fois chaque année, en gardant sur elle un si profond silence que personne ne le savait marié. Pourquoi cette discrétion ? Si la raison en est connue à beaucoup de militaires qui peuvent se trouver dans le même cas, il est peut-être utile de la dire. Le vrai troupier, s’il est permis d’employer ici le mot dont on se sert à l’armée pour désigner les gens destinés à mourir capitaines, ce serf attaché à la glèbe d’un régiment est une créature essentiellement naïve, un Castanier voué par avance aux roueries des mères de famille qui dans les garnisons se trouvent empêchées de filles difficiles à marier. Donc, à Nancy, pendant un de ces instants si courts où les armées impériales se reposaient en France, Castanier eut le malheur de faire attention à une demoiselle avec laquelle il avait dansé dans une de ces fêtes nommées en province desRedoutes, qui souvent étaient offertes à la ville par les officiers de la garnison,et vice versâ. Aussitôt, l’aimable capitaine fut l’objet d’une de ces séductions pour lesquelles les mères trouvent des complices dans le cœur humain en en faisant jouer tous les ressorts, et chez leurs amis qui conspirent avec elles. Semblables aux personnes qui n’ont qu’une idée, ces mères rapportent tout à leur grand projet, dont elles font une œuvre long-temps élaborée, pareille au cornet de sable au fond duquel se tient le formica-leo. Peut-être personne n’entrera-t-il jamais dans ce dédale si bien bâti, peut-être le formica-leo mourra-t-il de faim et de soif ? Mais s’il y entre quelque bête étourdie, elle y restera. Les secrets calculs d’avarice que chaque homme fait en se mariant, l’espérance, les vanités humaines, tous les fils par lesquels marche un capitaine, furent attaqués chez Castanier. Pour son malheur, il avait vanté la fille à la mère en la lui ramenant après une valse, il s’ensuivit une causerie au bout de laquelle arriva la plus naturelle des invitations. Une fois amené au logis, le dragon y fut ébloui par la bonhomie d’une maison où la richesse semblait se cacher sous une avarice affectée. Il y devint l’objet d’adroites flatteries, et chacun lui vanta les différents trésors qui s’y trouvaient. Un dîner, à propos servi en vaisselle plate prêtée par un oncle, les attentions d’une fille unique, les cancans de la ville, un sous-lieutenant riche qui faisait mine de vouloir lui couper l’herbe sous le pied ; enfin, les mille piéges des formica-leo de province furent si bien tendus que Castanier disait, cinq [p. 253]ans après : « Je ne sais pas encore comment cela s’est fait ! » Le dragon reçut quinze mille francs de dot et une demoiselle heureusement brehaigne que deux ans de mariage rendirent la plus laide et conséquemment la plus hargneuse femme de la terre. Le teint de cette fille maintenu blanc par un régime sévère, se couperosa ; la figure, dont les vives couleurs annonçaient une séduisante sagesse, se bourgeonna ; la taille, qui paraissait droite, tourna ; l’ange fut une créature grognarde et soupçonneuse qui fit enrager Castanier ; puis la fortune s’envola. Le dragon, ne reconnaissant plus la femme qu’il avait épousée, consigna celle-là dans un petit bien à Strasbourg, en attendant qu’il plût à Dieu d’en orner le paradis. Ce fut une de ces femmes vertueuses qui, faute d’occasions pour faire autrement, assassinent les anges de leurs plaintes, prient Dieu de manière à l’ennuyer s’il les écoute, et qui disent tout doucettement pis que pendre de leurs maris, quand le soir elles achèvent leur boston avec les voisines. Quand Aquilina connut ces malheurs, elle s’attacha sincèrement à Castanier, et le rendit si heureux par les renaissants plaisirs que son génie de femme lui faisait varier tout en les prodiguant, que, sans le savoir, elle causa la perte du caissier. Comme beaucoup de femmes auxquelles la nature semble avoir donné pour destinée de creuser l’amour jusque dans ses dernières profondeurs, madame de La Garde était désintéressée. Elle ne demandait ni or, ni bijoux, ne pensait jamais à l’avenir, vivait dans le présent, et surtout dans le plaisir. Les riches parures, la toilette, l’équipage si ardemment souhaités par les femmes de sa sorte, elle ne les acceptait que comme une harmonie de plus dans le tableau de la vie. Elle ne les voulait point par vanité, par désir de paraître, mais pour être mieux. D’ailleurs, aucune personne ne se passait plus facilement qu’elle de ces sortes de choses. Quand un homme généreux, comme le sont presque tous les militaires, rencontre une femme de cette trempe, il éprouve au cœur une sorte de rage de se trouver inférieur à elle dans l’échange de la vie. Il se sent capable d’arrêter alors une diligence afin de se procurer de l’argent, s’il n’en a pas assez pour ses prodigalités. L’homme est ainsi fait. Il se rend quelquefois coupable d’un crime pour rester grand et noble devant une femme ou devant un public spécial. Un amoureux ressemble au joueur qui se croirait déshonoré, s’il ne rendait pas ce qu’il emprunte au garçon de salle, et qui commet des monstruosités, dépouille sa femme et ses enfants, [p. 254]vole et tue pour arriver les poches pleines, l’honneur sauf aux yeux du monde qui fréquente la fatale maison. Il en fut ainsi de Castanier. D’abord, il avait mis Aquilina dans un modeste appartement à un quatrième étage, et ne lui avait donné que des meubles extrêmement simples. Mais en découvrant les beautés et les grandes qualités de cette jeune fille, en en recevant de ces plaisirs inouïs qu’aucune expression ne peut rendre, il s’en affola et voulut parer son idole. La mise d’Aquilina contrasta si comiquement avec la misère de son logis que, pour tous deux, il fallut en changer. Ce changement emporta presque toutes les économies de Castanier, qui meubla son appartement semi-conjugal avec le luxe spécial de la fille entretenue. Une jolie femme ne veut rien de laid autour d’elle. Ce qui la distingue entre toutes les femmes est le sentiment de l’homogénéité, l’un des besoins les moins observés de notre nature, et qui conduit les vieilles filles à ne s’entourer que de vieilles choses. Ainsi donc il fallut à cette délicieuse Piémontaise les objets les plus nouveaux, les plus à la mode, tout ce que les marchands avaient de plus coquet, des étoffes tendues, de la soie, des bijoux, des meubles légers et fragiles, de belles porcelaines. Elle ne demanda rien. Seulement quand il fallut choisir, quand Castanier lui disait : – « Que veux-tu ? » elle répondait : – « Mais ceci est mieux ! » L’amour qui économise n’est jamais le véritable amour, Castanier prenait donc tout ce qu’il y avait de mieux. Une fois l’échelle de proportion admise, il fallut que tout, dans ce ménage, se trouvât en harmonie. Ce fut le linge, l’argenterie et les mille accessoires d’une maison montée, la batterie de cuisine, les cristaux, le diable ! Quoique Castanier voulût, suivant une expression connue, faire les choses simplement, il s’endetta progressivement. Une chose en nécessitait une autre. Une pendule voulut deux candélabres. La cheminée ornée demanda son foyer. Les draperies, les tentures furent trop fraîches pour qu’on les laissât noircir par la fumée, il fallut faire poser des cheminées élégantes, nouvellement inventées par des gens habiles en prospectus, et qui promettaient un appareil invincible contre la fumée. Puis Aquilina trouva si joli de courir pieds nus sur le tapis de sa chambre, que Castanier mit partout des tapis pour folâtrer avec Naqui ; enfin il lui fit bâtir une salle de bain, toujours pour qu’elle fût mieux. Les marchands, les ouvriers, les fabricants de Paris ont un art inouï pour agrandir le trou qu’un homme fait à sa bourse ; quand on les consulte, ils ne [p. 255]savent le prix de rien, et le paroxisme du désir ne s’accommode jamais d’un retard, ils se font ainsi faire les commandes dans les ténèbres d’un devis approximatif, puis ils ne donnent jamais leurs mémoires, et entraînent le consommateur dans le tourbillon de la fourniture. Tout est délicieux, ravissant, chacun est satisfait. Quelques mois après, ces complaisants fournisseurs reviennent métamorphosés en totaux d’une horrible exigence ; ils ont des besoins, ils ont des paiements urgents, ils font même soi-disant faillite, ils pleurent et ils touchent ! L’abîme s’entr’ouvre alors en vomissant une colonne de chiffres qui marchent quatre par quatre, quand ils devaient aller innocemment trois par trois. Avant que Castanier connût la somme de ses dépenses, il en était venu à donner à sa maîtresse un remise chaque fois qu’elle sortait, au lieu de la laisser monter en fiacre. Castanier était gourmand, il eut une excellente cuisinière ; et, pour lui plaire, Aquilina le régalait de primeurs, de raretés gastronomiques, de vins choisis qu’elle allait acheter elle-même. Mais n’ayant rien à elle, ses cadeaux si précieux par l’attention, par la délicatesse et la grâce qui les dictaient, épuisaient périodiquement la bourse de Castanier, qui ne voulait pas que sa Naqui restât sans argent, et elle était toujours sans argent ! La table fut donc une source de dépenses considérables, relativement à la fortune du caissier. L’ex-dragon dut recourir à des artifices commerciaux pour se procurer de l’argent, car il lui fut impossible de renoncer à ses jouissances. Son amour pour la femme ne lui avait pas permis de résister aux fantaisies de la maîtresse. Il était de ces hommes qui, soit amour-propre, soit faiblesse, ne savent rien refuser à une femme, et qui éprouvent une fausse honte si violente pour dire : –Je ne puis… Mes moyens ne me permettent pas… Je n’ai pas d’argent, qu’ils se ruinent. Donc, le jour où Castanier se vit au fond d’un précipice et que pour s’en retirer il dut quitter cette femme et se mettre au pain et à l’eau, afin d’acquitter ses dettes, il s’était si bien accoutumé à cette femme, à cette vie, qu’il ajourna tous les matins ses projets de réforme. Poussé par les circonstances, il emprunta d’abord. Sa position, ses antécédents lui méritaient une confiance dont il profita pour combiner un système d’emprunt en rapport avec ses besoins. Puis, pour déguiser les sommes auxquelles monta rapidement sa dette, il eut recours à ce que le commerce nomme descirculations. C’est des billets qui ne représentent ni marchandises ni valeurs pécuniaires [p. 256]fournies, et que le premier endosseur paie pour le complaisant souscripteur, espèce de faux toléré parce qu’il est impossible à constater, et que d’ailleurs ce dol fantastique ne devient réel que par un non-paiement. Enfin, quand Castanier se vit dans l’impossibilité de continuer ses manœuvres financières, soit par l’accroissement du capital, soit par l’énormité des intérêts, il fallut faire faillite à ses créanciers. Le jour où le déshonneur fut échu, Castanier préféra la faillite frauduleuse à la faillite simple, le crime au délit. Il résolut d’escompter la confiance que lui méritait sa probité réelle, et d’augmenter le nombre de ses créanciers en empruntant, à la façon de Mathéo, le caissier du Trésor-Royal, la somme nécessaire pour vivre heureux le reste de ses jours en pays étranger. Et il s’y était pris comme on vient de le voir. Aquilina ne connaissait pas l’ennui de cette vie, elle en jouissait, comme font beaucoup de femmes, sans plus se demander comment venait l’argent, que certaines gens ne se demandent comment poussent les blés en mangeant leur petit pain doré ; tandis que les mécomptes et les soins de l’agriculture sont derrière le four des boulangers, comme sous le luxe inaperçu de la plupart des ménages parisiens, reposent d’écrasants soucis et le plus exorbitant travail.
Au moment où Castanier subissait les tortures de l’incertitude, en pensant à une action qui changeait toute sa vie, Aquilina tranquillement assise au coin de son feu, plongée indolemment dans un grand fauteuil, l’attendait en compagnie de sa femme de chambre. Semblable à toutes les femmes de chambre qui servent ces dames, Jenny était devenue sa confidente, après avoir reconnu combien était inattaquable l’empire que sa maîtresse avait sur Castanier.
– Comment ferons-nous ce soir ? Léon veut absolument venir, disait madame de La Garde en lisant une lettre passionnée écrite sur un papier grisâtre.
– Voilà monsieur, dit Jenny.
Castanier entra. Sans se déconcerter, Aquilina roula le billet, le prit dans ses pincettes et le brûla.
– Voilà ce que tu fais de tes billets doux ? dit Castanier.
– Oh ! mon Dieu, oui, lui répondit Aquilina, n’est-ce pas le meilleur moyen de ne pas les laisser surprendre ? D’ailleurs, le feu ne doit-il pas aller au feu, comme l’eau va à la rivière ?
– Tu dis cela, Naqui, comme si c’était un vrai billet doux.
– Eh ! bien, est-ce que je ne suis pas assez belle pour en [p. 257]recevoir ? dit-elle en tendant son front à Castanier avec une sorte de négligence qui eût appris à un homme moins aveuglé qu’elle accomplissait une espèce de devoir conjugal en faisant de la joie au caissier. Mais Castanier en était arrivé à ce degré de passion inspirée par l’habitude qui ne permet plus de rien voir.
– J’ai ce soir une loge pour le Gymnase, reprit-il, dînons de bonne heure pour ne pas dîner en poste.
– Allez-y avec Jenny. Je suis ennuyée de spectacle. Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, je préfère rester au coin de mon feu.
– Viens tout de même, Naqui, je n’ai plus à t’ennuyer long-temps de ma personne. Oui, Quiqui, je partirai ce soir, et serai quelque temps sans revenir. Je te laisse ici maîtresse de tout. Me garderas-tu ton cœur ?
– Ni le cœur, ni autre chose, dit-elle. Mais, au retour, Naqui sera toujours Naqui pour toi.
– Hé ! bien, voilà de la franchise. Ainsi, tu ne me suivrais point ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Eh ! mais, dit-elle en souriant, puis-je abandonner l’amant qui m’écrit de si doux billets ?
Et elle montra par un geste à demi moqueur le papier brûlé.
– Serait-ce vrai ? dit Castanier. Aurais-tu donc un amant ?
– Comment ! reprit Aquilina, vous ne vous êtes donc jamais sérieusement regardé, mon cher ? Vous avez cinquante ans, d’abord ! Puis, vous avez une figure à mettre sur les planches d’une fruitière, personne ne la démentira quand elle voudra la vendre comme un potiron. En montant les escaliers, vous soufflez comme un phoque. Votre ventre se trémousse sur lui-même comme un brillant sur la tête d’une femme ! Tu as beau avoir servi dans les Dragons, tu es un vieux très-laid. Par ma ficque, je ne te conseille pas, si tu veux conserver mon estime, d’ajouter à ces qualités celle de la niaiserie, en croyant qu’une fille comme moi se passera de tempérer ton amour asthmatique par les fleurs de quelque jolie jeunesse.
– Tu veux sans doute rire, Aquilina ?
– Eh ! bien, ne ris-tu pas, toi ? Me prends-tu pour une sotte, en m’annonçant ton départ ? –Je partirai ce soir, dit-elle en l’imitant. GrandLendore, parlerais-tu comme cela si tu quittais ta Naqui ? tu pleurerais comme un veau que tu es.
[p. 258]– Enfin, si je pars, me suis-tu ? demanda-t-il.
– Dis-moi d’abord si ton voyage n’est pas une mauvaise plaisanterie.
– Oui, sérieusement, je pars.
– Eh ! bien, sérieusement, je reste. Bon voyage, mon enfant ! je t’attendrai. Je quitterais plutôt la vie que de laisser mon bon petit Paris.
– Tu ne viendrais pas en Italie, à Naples, y mener une bonne vie, bien douce, luxueuse, avec ton gros bonhomme qui souffle comme un phoque ?
– Non.
– Ingrate !
– Ingrate ? dit-elle en se levant. Je puis sortir à l’instant en n’emportant d’ici que ma personne. Je t’aurai donné tous les trésors que possède une jeune fille, et une chose que tout ton sang ni le mien ne saurait me rendre. Si je pouvais, par un moyen quelconque, en vendant mon éternité par exemple, recouvrer la fleur de mon corps comme j’ai peut-être reconquis celle de mon âme, et me livrer pure comme un lis à mon amant, je n’hésiterais pas un instant ! Par quel dévouement as-tu récompensé le mien ? Tu m’as nourrie et logée par le même sentiment qui porte à nourrir un chien et à le mettre dans une niche, parce qu’il nous garde bien, qu’il reçoit nos coups de pied quand nous sommes de mauvaise humeur, et qu’il nous lèche la main aussitôt que nous le rappelons. Qui de nous deux aura été le plus généreux ?
– Oh ! ma chère enfant, ne vois-tu pas que je plaisante ? dit Castanier. Je fais un petit voyage qui ne durera pas long-temps. Mais tu viendras avec moi au Gymnase, je partirai vers minuit, après t’avoir dit un bon adieu.
– Pauvre chat, tu pars donc ? lui dit-elle en le prenant par le cou pour lui mettre la tête dans son corsage.
– Tu m’étouffes ! cria Castanier le nez dans le sein d’Aquilina.
La bonne fille se pencha vers l’oreille de Jenny : – Va dire à Léon de ne venir qu’à une heure ; si tu ne le trouves pas et qu’il arrive pendant les adieux, tu le garderas chez toi. – Eh ! bien, reprit-elle, en ramenant la tête de Castanier devant la sienne et lui tortillant le bout du nez, allons, toi le plus beau des phoques, j’irai donc avec toi ce soir au théâtre. Mais alors dînons ! tu as un bon petit dîner, tous plats de ton goût.
[p. 259]– Il est bien difficile, dit Castanier, de quitter une femme comme toi !
– Hé ! bien donc, pourquoi t’en vas-tu ? lui demanda-t-elle.
– Ah ! pourquoi ! pourquoi ! il faudrait pour te l’expliquer te dire des choses qui te prouveraient que mon amour pour toi va jusqu’à la folie. Si tu m’as donné ton honneur, j’ai vendu le mien, nous sommes quittes. Est-ce aimer ?
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle. Allons, dis-moi que si j’avais un amant, tu m’aimerais toujours comme un père, ce sera de l’amour ! Allons, dites-le tout de suite, et donnez la patte.
– Je te tuerais, dit Castanier en souriant.
Ils allèrent se mettre à table, et partirent pour le Gymnase après avoir dîné. Quand la première pièce fut jouée, Castanier voulut aller se montrer à quelques personnes de sa connaissance qu’il avait vues dans la salle, afin de détourner le plus long-temps possible tout soupçon sur sa fuite. Il laissa madame de La Garde dans sa loge, qui, suivant ses habitudes modestes, était une baignoire, et il vint se promener dans le foyer. À peine y eut-il fait quelques pas, qu’il rencontra la figure de Melmoth dont le regard lui causa la fade chaleur d’entrailles, la terreur qu’il avait déjà ressenties, et ils arrivèrent en face l’un de l’autre.
– Faussaire ! cria l’Anglais.
En entendant ce mot, Castanier regarda les gens qui se promenaient. Il crut apercevoir un étonnement mêlé de curiosité sur leurs figures, il voulut se défaire de cet Anglais à l’instant même, et leva la main pour lui donner un soufflet ; mais il se sentit le bras paralysé par une puissance invincible qui s’empara de sa force et le cloua sur la place ; il laissa l’étranger lui prendre le bras, et tous deux ils marchèrent ensemble dans le foyer, comme deux amis.
– Qui donc est assez fort pour me résister ? lui dit l’Anglais. Ne sais-tu pas que tout ici-bas doit m’obéir, que je puis tout ? Je lis dans les cœurs, je vois l’avenir, je sais le passé. Je suis ici, et je puis être ailleurs ! Je ne dépends ni du temps, ni de l’espace, ni de la distance. Le monde est mon serviteur. J’ai la faculté de toujours jouir, et de donner toujours le bonheur. Mon œil perce les murailles, voit les trésors, et j’y puise à pleines mains. À un signe de ma tête, des palais se bâtissent et mon architecte ne se trompe jamais. Je puis faire éclore des fleurs sur tous les [p. 260]terrains, entasser des pierreries, amonceler l’or, me procurer des femmes toujours nouvelles ; enfin, tout me cède. Je pourrais jouer à la Bourse à coup sûr, si l’homme qui sait trouver l’or là où les avares l’enterrent avait besoin de puiser dans la bourse des autres. Sens donc, pauvre misérable voué à la honte, sens donc la puissance de la serre qui te tient. Essaie de faire plier ce bras de fer ! amollis ce cœur de diamant ! ose t’éloigner de moi ! Quand tu serais au fond des caves qui sont sous la Seine, n’entendrais-tu pas ma voix ? Quand tu irais dans les catacombes ne me verrais-tu pas ? Ma voix domine le bruit de la foudre, mes yeux luttent de clarté avec le soleil, car je suis l’égal deCelui qui porte la lumière. Castanier entendait ces terribles paroles, rien en lui ne les contredisait, et il marchait à côté de l’Anglais sans qu’il pût s’en éloigner. – Tu m’appartiens, tu viens de commettre un crime. J’ai donc enfin trouvé le compagnon que je cherchais. Veux-tu savoir ta destinée ? Ha ! ha ! tu comptais voir un spectacle, il ne te manquera pas, tu en auras deux. Allons, présente-moi à madame de La Garde comme un de tes meilleurs amis. Ne suis-je pas ta dernière espérance ?
Castanier revint à sa loge suivi de l’étranger, qu’il s’empressa de présenter à madame de La Garde, suivant l’ordre qu’il venait de recevoir. Aquilina ne parut point surprise de voir Melmoth. L’Anglais refusa de se mettre sur le devant de la loge, et voulut que Castanier y restât avec sa maîtresse. Le plus simple désir de l’Anglais était un ordre auquel il fallait obéir. La pièce qu’on allait jouer était la dernière. Alors les petits théâtres ne donnaient que trois pièces. Le Gymnase avait à cette époque un acteur qui lui assurait la vogue. Perlet allait jouerle Comédien d’Étampes, vaudeville où il remplissait quatre rôles différents. Quand la toile se leva, l’étranger étendit la main sur la salle. Castanier poussa un cri de terreur qui s’arrêta dans son gosier dont les parois se collèrent, car Melmoth lui montra du doigt la scène, en lui faisant comprendre ainsi qu’il avait ordonné de changer le spectacle. Le caissier vit le cabinet de Nucingen, son patron y était en conférence avec un employé supérieur de la préfecture de police qui lui expliquait la conduite de Castanier, en le prévenant de la soustraction faite à sa caisse, du faux commis à son préjudice et de la fuite de son caissier. Une plainte était aussitôt dressée, signée, et transmise au procureur du roi. – « Croyez-vous qu’il sera [p. 261]temps encore ? disait Nucingen. – Oui, répondit l’agent, il est au Gymnase, et ne se doute de rien. »
Castanier s’agita sur sa chaise, et voulut s’en aller ; mais la main que Melmoth lui appuyait sur l’épaule le forçait à rester, par un effet de l’horrible puissance dont nous sentons les effets dans le cauchemar. Cet homme était le cauchemar même, et pesait sur Castanier comme une atmosphère empoisonnée. Quand le pauvre caissier se retournait pour implorer cet Anglais, il rencontrait un regard de feu qui vomissait des courants électriques, espèces de pointes métalliques par lesquelles Castanier se sentait pénétré, traversé de part en part, et cloué.
– Que t’ai-je fait ? disait-il dans son abattement et en haletant comme un cerf au bord d’une fontaine, que veux-tu de moi ?
– Regarde ? lui cria Melmoth.
Castanier regarda ce qui se passait sur la scène. La décoration avait été changée, le spectacle était fini, Castanier se vit lui-même sur la scène descendant de voiture avec Aquilina ; mais au moment où il entrait dans la cour de sa maison, rue Richer, la décoration changea subitement encore, et représenta l’intérieur de son appartement. Jenny causait au coin du feu, dans la chambre de sa maîtresse, avec un sous-officier d’un régiment de ligne, en garnison à Paris. – « Il part, disait ce sergent, qui paraissait appartenir à une famille de gens aisés. Je vais donc être heureux à mon aise. J’aime trop Aquilina pour souffrir qu’elle appartienne à ce vieux crapaud ! Moi j’épouserai madame de La Garde ! s’écriait le sergent. »
– Vieux crapaud ! se dit douloureusement Castanier.
– « Voilà madame et monsieur, cachez-vous ! Tenez, mettez-vous là, monsieur Léon, lui disait Jenny. Monsieur ne doit pas rester long-temps. » Castanier voyait le sous-officier se mettant derrière les robes d’Aquilina dans le cabinet de toilette. Castanier rentra bientôt lui-même en scène, et fit ses adieux à sa maîtresse qui se moquait de lui dans sesà parteavec Jenny, tout en lui disant les paroles les plus douces et les plus caressantes. Elle pleurait d’un côté, riait de l’autre. Les spectateurs faisaient répéter les couplets.
– Maudite femme ! criait Castanier dans sa loge.
[p. 262]Aquilina riait aux larmes en s’écriant : – Mon Dieu ! Perlet est-il drôle en Anglais ! Quoi ! vous seuls dans la salle ne riez pas ? Ris donc, mon chat ! dit-elle au caissier.
Melmoth se mit à rire d’une façon qui fit frissonner le caissier. Ce rire anglais lui tordait les entrailles et lui travaillait la cervelle comme si quelque chirurgien le trépanait avec un fer brûlant.
– Ils rient, ils rient, disait convulsivement Castanier.
En ce moment, au lieu de voir la pudibondeladyque représentait si comiquement Perlet, et dont le parler anglo-français faisait pouffer de rire toute la salle, le caissier se voyait fuyant la rue Richer, montant dans un fiacre sur le boulevard, faisant son marché pour aller à Versailles. La scène changeait encore. Il reconnut, au coin de la rue de l’Orangerie et de la rue des Récollets, la petite auberge borgne que tenait son ancien maréchal-des-logis. Il était deux heures du matin, le plus grand silence régnait, personne ne l’épiait, sa voiture était attelée de chevaux de poste, et venait d’une maison de l’avenue de Paris où demeurait un Anglais pour qui elle avait été demandée, afin de détourner les soupçons. Castanier avait ses valeurs et ses passe-ports, il montait en voiture, il partait. Mais à la barrière, Castanier aperçut des gendarmes à pied qui attendaient la voiture. Il jeta un cri affreux que comprima le regard de Melmoth.
– Regarde toujours, et tais-toi ! lui dit l’Anglais.
Castanier se vit en un moment jeté en prison à la Conciergerie. Puis, au cinquième acte de ce drame intituléle Caissier, il s’aperçut, à trois mois de là, sortant de la Cour d’Assises, condamné à vingt ans de travaux forcés. Il jeta un nouveau cri quand il se vit exposé sur la place du Palais de Justice, et que le fer rouge du bourreau le marqua. Enfin, à la dernière scène, il était dans la cour de Bicêtre, parmi soixante forçats, et attendait son tour pour aller faire river ses fers.
– Mon Dieu ! je n’en puis plus de rire, disait Aquilina. Vous êtes bien sombre, mon chat, qu’avez-vous donc ? ce monsieur n’est plus là.
– Deux mots, Castanier, lui dit Melmoth au moment où la pièce finie madame de La Garde se faisait mettre son manteau par l’ouvreuse.
Le corridor était encombré, toute fuite était impossible.
– Eh ! bien, quoi ?
[p. 263]– Aucune puissance humaine ne peut t’empêcher d’aller reconduire Aquilina, d’aller à Versailles, et d’y être arrêté.
– Pourquoi ?
– Parce que le bras qui te tient, dit l’Anglais, ne te lâchera point.
Castanier aurait voulu pouvoir prononcer quelques paroles pour s’anéantir lui-même et disparaître au fond des enfers.
– Si le démon te demandait ton âme, ne la donnerais-tu pas en échange d’une puissance égale à celle de Dieu ? D’un seul mot, tu restituerais dans la caisse du baron de Nucingen les cinq cent mille francs que tu y as pris. Puis, en déchirant ta lettre de crédit, toute trace de crime serait anéantie. Enfin, tu aurais de l’or à flots. Tu ne crois guère à rien, n’est-ce pas ? Hé bien ! si tout cela arrive, tu croiras au moins au diable.
– Si c’était possible ! dit Castanier avec joie.
– Celui qui peut faire ceci, répondit l’Anglais, te l’affirme.
Melmoth étendit le bras au moment où Castanier, madame de La Garde et lui se trouvaient sur le boulevard. Il tombait alors une pluie fine, le sol était boueux, l’atmosphère était épaisse, et le ciel était noir. Aussitôt que le bras de cet homme fut étendu, le soleil illumina Paris. Castanier se vit, en plein midi, comme par un beau jour de juillet. Les arbres étaient couverts de feuilles, et les Parisiens endimanchés circulaient en deux files joyeuses. Les marchands de coco criaient : – À boire, à la fraîche ! Des équipages brillaient en roulant sur la chaussée. Le caissier jeta un cri de terreur. À ce cri, le boulevard redevint humide et sombre. Madame de La Garde était montée en voiture.
– Mais dépêche-toi donc, mon ami, lui dit-elle, viens ou reste. Vraiment, ce soir, tu es ennuyeux comme la pluie qui tombe.
– Que faut-il faire ? dit Castanier à Melmoth.
– Veux-tu prendre ma place ? lui demanda l’Anglais.
– Oui.
– Eh ! bien, je serai chez toi dans quelques instants.
– Ah ! çà, Castanier, tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, lui disait Aquilina. Tu médites quelque mauvais coup, tu étais trop sombre et trop pensif pendant le spectacle. Mon cher ami, te faut-il quelque chose que je puisse te donner ? Parle.
– J’attends, pour savoir si tu m’aimes, que nous soyons arrivés à la maison.
– Ce n’est pas la peine d’attendre, dit-elle en se jetant à son cou, tiens !
Elle l’embrassa fort passionnément en apparence en lui faisant de ces cajoleries qui, chez ces sortes de créatures, deviennent des choses de métier, comme le sont les jeux de scène pour des actrices.
– D’où vient cette musique ? dit Castanier.
– Allons, voilà que tu entends de la musique, maintenant !
– De la musique céleste ! reprit-il. On dirait que les sons viennent d’en haut.
– Comment, toi qui m’as toujours refusé une baignoire aux Italiens, sous prétexte que tu ne pouvais pas souffrir la musique, te voilà mélomane, à cette heure ! Mais tu es fou ! ta musique est dans ta caboche, vieille boule détraquée ! dit-elle en lui prenant la tête et la faisant rouler sur son épaule. Dis donc, papa, sont-ce les roues de la voiture qui chantent ?
– Écoute donc, Naqui ? si les anges font de la musique au bon Dieu, ce ne peut être que celle dont les accords m’entrent par tous les pores autant que par les oreilles, et je ne sais comment t’en parler, c’est suave comme de l’eau de miel !
– Mais certainement on lui fait de la musique au bon Dieu, car on représente toujours les anges avec des harpes. Ma parole d’honneur, il est fou, se dit-elle en voyant Castanier dans l’attitude d’un mangeur d’opium en extase.
Ils étaient arrivés. Castanier, absorbé par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, ne sachant s’il devait croire ou douter, allait comme un homme ivre, privé de raison. Il se réveilla dans la chambre d’Aquilina où il avait été porté, soutenu par sa maîtresse, par le portier et par Jenny, car il s’était évanoui en sortant de sa voiture.
– Mes amis, mes amis,ilva venir, dit-il en se plongeant par un mouvement désespéré dans sa bergère au coin du feu.
En ce moment Jenny entendit la sonnette, alla ouvrir, et annonça l’Anglais en disant que c’était un monsieur qui avait rendez-vous avec Castanier. Melmoth se montra soudain, il se fit un grand silence. Il regarda le portier, le portier s’en alla. Il regarda Jenny, Jenny s’en alla.
– Madame, dit Melmoth à la courtisane, permettez-nous de terminer une affaire qui ne souffre aucun retard.
[p. 265]Il prit Castanier par la main, et Castanier se leva. Tous deux allèrent dans le salon sans lumière, car l’œil de Melmoth éclairait les ténèbres les plus épaisses. Fascinée par le regard étrange de l’inconnu, Aquilina demeura sans force, et incapable de songer à son amant, qu’elle croyait d’ailleurs enfermé chez sa femme de chambre, tandis que, surprise par le prompt retour de Castanier, Jenny l’avait caché dans le cabinet de toilette, comme dans la scène du drame joué pour Melmoth et pour sa victime. La porte de l’appartement se ferma violemment, et bientôt Castanier reparut.
– Qu’as-tu ? lui cria sa maîtresse frappée d’horreur.
La physionomie du caissier était changée. Son teint rouge avait fait place à la pâleur étrange qui rendait l’étranger sinistre et froid. Ses yeux jetaient un feu sombre qui blessait par un éclat insupportable. Son attitude de bonhomie était devenue despotique et fière. La courtisane trouva Castanier maigri, le front lui sembla majestueusement horrible, et le dragon exhalait une influence épouvantable qui pesait sur les autres comme une lourde atmosphère. Aquilina se sentit pendant un moment gênée.
– Que s’est-il passé en si peu de temps entre cet homme diabolique et toi ? demanda-t-elle.
– Je lui ai vendu mon âme. Je le sens, je ne suis plus le même. Il m’a pris mon être, et m’a donné le sien.
– Comment ?
– Tu n’y comprendrais rien. Ha ! dit Castanier froidement, il avait raison, ce démon ! Je vois tout et sais tout. Tu me trompais.
Ces mots glacèrent Aquilina. Castanier alla dans le cabinet de toilette après avoir allumé un bougeoir, la pauvre fille stupéfaite l’y suivit, et son étonnement fut grand lorsque Castanier, ayant écarté les robes accrochées au porte-manteau, découvrit le sous-officier.
– Venez, mon cher, lui dit-il en prenant Léon par le bouton de la redingote et l’amenant dans la chambre.
La Piémontaise, pâle, éperdue, était allée se jeter dans son fauteuil. Castanier s’assit sur la causeuse au coin du feu, et laissa l’amant d’Aquilina debout.
– Vous êtes ancien militaire, lui dit Léon, je suis prêt à vous rendre raison.
– Vous êtes un niais, répondit sèchement Castanier. Je n’ai [p. 266]plus besoin de me battre, je puis tuer qui je veux d’un regard. Je vais vous dire votre fait, mon petit. Pourquoi vous tuerais-je ? Vous avez sur le cou une ligne rouge que je vois. La guillotine vous attend. Oui, vous mourrez en place de Grève. Vous appartenez au bourreau, rien ne peut vous sauver. Vous faites partie d’une Vente de Charbonniers. Vous conspirez contre le gouvernement.
– Tu ne me l’avais pas dit ! cria la Piémontaise à Léon.
– Vous ne savez donc pas, dit le caissier en continuant toujours, que le ministère a décidé ce matin de poursuivre votre association ? Le procureur-général a pris vos noms. Vous êtes dénoncés par des traîtres. On travaille en ce moment à préparer les éléments de votre acte d’accusation.
– C’est donc toi qui l’as trahi ?… dit Aquilina qui poussa un rugissement de lionne et se leva pour venir déchirer Castanier.
– Tu me connais trop pour le croire, répondit Castanier avec un sang-froid qui pétrifia sa maîtresse.
– Comment le sais-tu donc ?
– Je l’ignorais avant d’aller dans le salon ; mais, maintenant, je vois tout, je sais tout, je peux tout.
Le sous-officier était stupéfait.
– Hé ! bien, sauve-le, mon ami, s’écria la fille en se jetant aux genoux de Castanier. Sauvez-le, puisque vous pouvez tout ! Je vous aimerai, je vous adorerai, je serai votre esclave au lieu d’être votre maîtresse. Je me vouerai à vos caprices les plus désordonnés, tu feras de moi tout ce que tu voudras. Oui, je trouverai plus que de l’amour pour vous ; j’aurai le dévouement d’une fille pour son père, joint à celui d’une… mais… comprends donc, Rodolphe ! Enfin, quelque violentes que soient mes passions, je serai toujours à toi ! Qu’est-ce que je pourrais dire pour te toucher ? J’inventerai des plaisirs… Je… Mon Dieu ! tiens, quand tu voudras quelque chose de moi, comme de me faire jeter par la fenêtre, tu n’auras qu’à me dire : Léon ! je me précipiterais alors dans l’enfer, j’accepterais tous les tourments, toutes les maladies, tous les chagrins, tout ce que tu m’imposerais !
Castanier resta froid. Pour toute réponse, il montra Léon en disant avec un rire de démon : – La guillotine l’attend.
– Non, il ne sortira pas d’ici, je le sauverai, s’écria-t-elle. Oui, [p. 267]je tuerai qui le touchera ! Pourquoi ne veux-tu pas le sauver ? criait-elle d’une voix étincelante, l’œil en feu, les cheveux épars. Le peux-tu ?
– Je puis tout.
– Pourquoi ne le sauves-tu pas ?
– Pourquoi ? cria Castanier dont la voix vibra jusque dans les planchers. Hé ! je me venge ! C’est mon métier de mal faire.
– Mourir, reprit Aquilina, lui, mon amant, est-ce possible ?
Elle bondit jusqu’à sa commode, y saisit un stylet qui était dans une corbeille, et vint à Castanier qui se mit à rire.
– Tu sais bien que le fer ne peut plus m’atteindre.
Le bras d’Aquilina se détendit comme une corde de harpe subitement coupée.
– Sortez, mon cher ami, dit le caissier en se retournant vers le sous-officier ; allez à vos affaires.
Il étendit la main, et le militaire fut obligé d’obéir à la force supérieure que déployait Castanier.
– Je suis ici chez moi, je pourrais envoyer chercher le commissaire de police et lui livrer un homme qui s’introduit dans mon domicile, je préfère vous rendre la liberté : je suis un démon, je ne suis pas un espion.
– Je le suivrai, dit Aquilina.
– Suis-le, dit Castanier. Jenny ?…
Jenny parut.
– Envoyez le portier leur chercher un fiacre.
– Tiens, Naqui, dit Castanier en tirant de sa poche un paquet de billets de banque, tu ne quitteras pas, comme une misérable, un homme qui t’aime encore.
Il lui tendit trois cent mille francs, Aquilina les prit, les jeta par terre, cracha dessus en les piétinant avec la rage du désespoir, en lui disant : – Nous sortirons tous deux à pied, sans un sou de toi. Reste, Jenny.
– Bonsoir ! reprit le caissier en ramassant son argent. Moi, je suis revenu de voyage. – Jenny, dit-il en regardant la femme de chambre ébahie, tu me parais bonne fille. Te voilà sans maîtresse, viens ici ?… pour ce soir, tu auras un maître.
Aquilina, se défiant de tout, s’en alla promptement avec le sous-officier chez une de ses amies. Mais Léon était l’objet des soupçons de la police, qui le faisait suivre partout où il allait. Aussi fut-il [p. 268]arrêté quelque temps après, avec ses trois amis, comme le dirent les journaux du temps.
Le caissier se sentit changé complétement au moral comme au physique. Le Castanier, tour à tour enfant, jeune, amoureux, militaire, courageux, trompé, marié, désillusionné, caissier, passionné, criminel par amour, n’existait plus. Sa forme intérieure avait éclaté. En un moment, son crâne s’était élargi, ses sens avaient grandi. Sa pensée embrassa le monde, il en vit les choses comme s’il eût été placé à une hauteur prodigieuse. Avant d’aller au spectacle, il éprouvait pour Aquilina la passion la plus insensée, plutôt que de renoncer à elle il aurait fermé les yeux sur ses infidélités, ce sentiment aveugle s’était dissipé comme une nuée se fond sous les rayons du soleil. Heureuse de succéder à sa maîtresse, et d’en posséder la fortune, Jenny fit tout ce que voulait le caissier. Mais Castanier, qui avait le pouvoir de lire dans les âmes, découvrit le motif véritable de ce dévouement purement physique. Aussi s’amusa-t-il de cette fille avec la malicieuse avidité d’un enfant qui, après avoir exprimé le jus d’une cerise, en lance le noyau. Le lendemain, au moment où, pendant le déjeuner, elle se croyait dame et maîtresse au logis, Castanier lui répéta mot à mot, pensée à pensée, ce qu’elle se disait à elle-même, en buvant son café.
– Sais-tu ce que tu penses, ma petite ? lui dit-il en souriant, le voici : « Ces beaux meubles en bois de palissandre que je désirais tant, et ces belles robes que j’essayais, sont donc à moi ! Il ne m’en a coûté que des bêtises que madame lui refusait, je ne sais pas pourquoi. Ma foi, pour aller en carrosse, avoir des parures, être au spectacle dans une loge, et me faire des rentes, je lui donnerais bien des plaisirs à l’en faire crever, s’il n’était pas fort comme un Turc. Je n’ai jamais vu d’homme pareil ! » – Est-ce bien cela ? reprit-il d’une voix qui fit pâlir Jenny. Eh ! bien, oui, ma fille, tu n’y tiendrais pas, et c’est pour ton bien que je te renvoie, tu périrais à la peine. Allons, quittons-nous bons amis.
Et il la congédia froidement en lui donnant une fort légère somme.
Le premier usage que Castanier s’était promis de faire du terrible pouvoir qu’il venait d’acheter, au prix de son éternité bienheureuse, était la satisfaction pleine et entière de ses goûts. Après avoir mis ordre à ses affaires, et rendu facilement ses comptes à monsieur de Nucingen qui lui donna pour successeur un bon Allemand, il voulut une bacchanale digne des beaux jours de l’empire [p. 269]romain, et s’y plongea désespérément comme Balthazar à son dernier festin. Mais, comme Balthazar, il vit distinctement une main pleine de lumière qui lui traça son arrêt au milieu de ses joies, non pas sur les murs étroits d’une salle, mais sur les parois immenses où se dessine l’arc-en-ciel. Son festin ne fut pas en effet une orgie circonscrite aux bornes d’un banquet, ce fut une dissipation de toutes les forces et de toutes les jouissances. La table était en quelque sorte la terre même qu’il sentait trembler sous ses pieds. Ce fut la dernière fête d’un dissipateur qui ne ménage plus rien. En puisant à pleines mains dans le trésor des voluptés humaines dont la clef lui avait été remise par le Démon, il en atteignit promptement le fond. Cette énorme puissance, en un instant appréhendée, fut en un instant exercée, jugée, usée. Ce qui était tout, ne fut rien. Il arrive souvent que la possession tue les plus immenses poèmes du désir, aux rêves duquel l’objet possédé répond rarement. Ce triste dénoûment de quelques passions était celui que cachait l’omnipotence de Melmoth. L’inanité de la nature humaine fut soudain révélée à son successeur, auquel la suprême puissance apporta le néant pour dot. Afin de bien comprendre la situation bizarre dans laquelle se trouva Castanier, il faudrait pouvoir en apprécier par la pensée les rapides révolutions, et concevoir combien elles eurent peu de durée, ce dont il est difficile de donner une idée à ceux qui restent emprisonnés par les lois du temps, de l’espace et des distances. Ses facultés agrandies avaient changé les rapports qui existaient auparavant entre le monde et lui. Comme Melmoth, Castanier pouvait en quelques instants être dans les riantes vallées de l’Hindoustan, passer sur les ailes des démons à travers les déserts de l’Afrique, et glisser sur les mers. De même que sa lucidité lui faisait tout pénétrer à l’instant où sa vue se portait sur un objet matériel ou dans la pensée d’autrui, de même sa langue happait pour ainsi dire toutes les saveurs d’un coup. Son plaisir ressemblait au coup de hache du despotisme, qui abat l’arbre pour en avoir les fruits. Les transitions, les alternatives qui mesurent la joie, la souffrance, et varient toutes les jouissances humaines, n’existaient plus pour lui. Son palais, devenu sensitif outre mesure, s’était blasé tout à coup en se rassasiant de tout. Les femmes et la bonne chère furent deux plaisirs si complétement assouvis, du moment où il put les goûter de manière à se trouver au delà du plaisir, qu’il n’eut plus envie ni de manger, ni d’aimer. [p. 270]Se sachant maître de toutes les femmes qu’il souhaiterait, et se sachant armé d’une force qui ne devait jamais faillir, il ne voulait plus de femmes ; en les trouvant par avance soumises à ses caprices les plus désordonnés, il se sentait une horrible soif d’amour, et les désirait plus aimantes qu’elles ne pouvaient l’être. Mais la seule chose que lui refusait le monde, c’était la foi, la prière, ces deux onctueuses et consolantes amours. On lui obéissait. Ce fut un horrible état. Les torrents de douleurs, de plaisirs et de pensées qui secouaient son corps et son âme eussent emporté la créature humaine la plus forte ; mais il y avait en lui une puissance de vie proportionnée à la vigueur des sensations qui l’assaillaient. Il sentit en dedans de lui quelque chose d’immense que la terre ne satisfaisait plus. Il passait la journée à étendre ses ailes, à vouloir traverser les sphères lumineuses dont il avait une intuition nette et désespérante. Il se dessécha intérieurement, car il eut soif et faim de choses qui ne se buvaient ni ne se mangeaient, mais qui l’attiraient irrésistiblement. Ses lèvres devinrent ardentes de désir, comme l’étaient celles de Melmoth, et il haletait après l’INCONNU, car il connaissait tout. En voyant le principe et le mécanisme du monde, il n’en admirait plus les résultats, et manifesta bientôt ce dédain profond qui rend l’homme supérieur semblable à un sphinx qui sait tout, voit tout, et garde une silencieuse immobilité. Il ne se sentait pas la moindre velléité de communiquer sa science aux autres hommes. Riche de toute la terre, et pouvant la franchir d’un bond, la richesse et le pouvoir ne signifièrent plus rien pour lui. Il éprouvait cette horrible mélancolie de la suprême puissance à laquelle Satan et Dieu ne remédient que par une activité dont le secret n’appartient qu’à eux. Castanier n’avait pas, comme son maître, l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire ; il se sentait démon, mais démon à venir, tandis que Satan est démon pour l’éternité ; rien ne le peut racheter, il le sait, et alors il se plaît à remuer avec sa triple fourche les mondes comme un fumier, en y tracassant les desseins de Dieu. Pour son malheur, Castanier conservait une espérance. Ainsi tout à coup, en un moment, il put aller d’un pôle à l’autre, comme un oiseau vole désespérément entre les deux côtés de sa cage ; mais, après avoir fait ce bond, comme l’oiseau, il vit des espaces immenses. Il eut de l’infini une vision qui ne lui permit plus de considérer les choses humaines comme les autres hommes les considèrent. Les insensés qui souhaitent la [p. 271]puissance des démons, la jugent avec leurs idées d’hommes, sans prévoir qu’ils endosseront les idées du démon en prenant son pouvoir, qu’ils resteront hommes, et au milieu d’êtres qui ne peuvent plus les comprendre. Le Néron inédit qui rêve de faire brûler Paris pour sa distraction, comme on donne au théâtre le spectacle fictif d’un incendie, ne se doute pas que Paris deviendra pour lui ce qu’est pour un voyageur pressé, la fourmilière qui borde un chemin. Les sciences furent pour Castanier ce qu’est un logogriphe pour celui qui en sait le mot. Les rois, les gouvernements lui faisaient pitié. Sa grande débauche fut donc, en quelque sorte, un déplorable adieu à sa condition d’homme. Il se sentit à l’étroit sur la terre, car son infernale puissance le faisait assister au spectacle de la création dont il entrevoyait les causes et la fin. En se voyant exclu de ce que les hommes ont nommé le ciel dans tous leurs langages, il ne pouvait plus penser qu’au ciel. Il comprit alors le desséchement intérieur exprimé sur la face de son prédécesseur, il mesura l’étendue de ce regard allumé par un espoir toujours trahi, il éprouva la soif qui brûlait cette lèvre rouge, et les angoisses d’un combat perpétuel entre deux natures agrandies. Il pouvait être encore un ange, il se trouvait un démon. Il ressemblait à la suave créature emprisonnée par le mauvais vouloir d’un enchanteur dans un corps difforme, et qui, prise sous la cloche d’un pacte, avait besoin de la volonté d’autrui pour briser une détestable enveloppe détestée. De même que l’homme vraiment grand n’en a que plus d’ardeur à chercher l’infini du sentiment dans un cœur de femme, après une déception ; de même Castanier se trouva tout à coup sous le poids d’une seule idée, idée qui peut-être était la clef des mondes supérieurs. Par cela seul qu’il avait renoncé à son éternité bienheureuse, il ne pensait plus qu’à l’avenir de ceux qui prient et qui croient. Quand, au sortir de la débauche où il prit possession de son pouvoir, il sentit l’étreinte de ce sentiment, il connut les douleurs que les poètes sacrés, les apôtres et les grands oracles de la foi nous ont dépeintes en des termes si gigantesques. Harponné par l’épée flamboyante de laquelle il sentait la pointe dans ses reins, il courut chez Melmoth, afin de voir ce qu’il advenait de son prédécesseur. L’Anglais demeurait rue Férou, près Saint-Sulpice, dans un hôtel sombre, noir, humide et froid. Cette rue, ouverte au nord, comme toutes celles qui tombent perpendiculairement sur la rive gauche de la Seine, est une des rues les plus tristes de Paris, [p. 272]et son caractère réagit sur les maisons qui la bordent. Quand Castanier fut sur le seuil de la porte, il la vit tendue de noir, la voûte était également drapée. Sous cette voûte, éclataient les lumières d’une chapelle ardente. On y avait élevé un cénotaphe temporaire, de chaque côté duquel se tenait un prêtre.
– Il ne faut pas demander à monsieur pourquoi il vient, dit à Castanier une vieille portière, vous ressemblez trop à ce pauvre cher défunt. Si donc vous êtes son frère, vous arrivez trop tard pour lui dire adieu. Ce brave gentilhomme est mort avant-hier dans la nuit.
– Comment est-il mort ? demanda Castanier à l’un des prêtres.
– Soyez heureux, lui répondit un vieux prêtre en soulevant un côté des draps noirs qui formaient la chapelle.
Castanier vit une de ces figures que la foi rend sublimes et par les pores de laquelle l’âme semble sortir pour rayonner sur les autres hommes et les échauffer par les sentiments d’une charité persistante. Cet homme était le confesseur desirJohn Melmoth.
– Monsieur votre frère, dit le prêtre en continuant, a fait une fin digne d’envie, et qui a dû réjouir les anges. Vous savez quelle joie répand dans les cieux la conversion d’une âme pécheresse. Les pleurs de son repentir excités par la grâce ont coulé sans tarir, la mort seule a pu les arrêter. L’Esprit saint était en lui. Ses paroles ardentes et vives ont été dignes du Roi prophète. Si jamais, dans le cours de ma vie, je n’ai entendu de confession plus horrible que celle de ce gentilhomme irlandais, jamais aussi n’ai-je entendu de prières plus enflammées. Quelque grandes qu’aient été ses fautes, son repentir en a comblé l’abîme en un moment. La main de Dieu s’est visiblement étendue sur lui, car il ne ressemblait plus à lui-même, tant il est devenu saintement beau. Ses yeux si rigides se sont adoucis dans les pleurs. Sa voix si vibrante, et qui effrayait, a pris la grâce et la mollesse qui distinguent les paroles des gens humiliés. Il édifiait tellement les auditeurs par ses discours, que les personnes attirées par le spectacle de cette mort chrétienne, se mettaient à genoux en écoutant glorifier Dieu, parler de ses grandeurs infinies, et raconter les choses du ciel. S’il ne laisse rien à sa famille, il lui a certes acquis le plus grand bien que les familles puissent posséder, une âme sainte qui veillera sur vous tous, et vous conduira dans la bonne voie.
Ces paroles produisirent un effet si violent sur Castanier qu’il [p. 273]sortit brusquement et marcha vers l’église de Saint-Sulpice en obéissant à une sorte de fatalité, le repentir de Melmoth l’avait abasourdi. Vers cette époque, un homme célèbre par son éloquence faisait, le matin, à certains jours, des conférences qui avaient pour but de démontrer les vérités de la religion catholique à la jeunesse de ce siècle proclamée par une autre voix non moins éloquente, indifférente en matière de foi. La conférence devait faire place à l’enterrement de l’Irlandais. Castanier arriva précisément au moment où le prédicateur allait résumer avec cette onction gracieuse, avec cette pénétrante parole qui l’ont illustré, les preuves de notre heureux avenir. L’ancien dragon, sous la peau duquel s’était glissé le démon, se trouvait dans les conditions voulues pour recevoir fructueusement la semence des paroles divines commentées par le prêtre. En effet, s’il est un phénomène constaté, n’est-ce pas le phénomène moral que le peuple a nomméla foi du charbonnier? La force de la croyance se trouve en raison directe du plus ou moins d’usage que l’homme a fait de sa raison. Les gens simples et les soldats sont de ce nombre. Ceux qui ont marché dans la vie sous la bannière de l’instinct, sont beaucoup plus propres à recevoir la lumière que ceux dont l’esprit et le cœur se sont lassés dans les subtilités du monde. Depuis l’âge de seize ans, jusqu’à près de quarante ans, Castanier, homme du midi, avait suivi le drapeau français. Simple cavalier, obligé de se battre le jour, la veille et le lendemain, il devait penser à son cheval avant de songer à lui-même. Pendant son apprentissage militaire, il avait donc eu peu d’heures pour réfléchir à l’avenir de l’homme. Officier, il s’était occupé de ses soldats, et il avait été entraîné de champ de bataille en champ de bataille, sans avoir jamais songé au lendemain de la mort. La vie militaire exige peu d’idées. Les gens incapables de s’élever à ces hautes combinaisons qui embrassent les intérêts de nation à nation, les plans de la politique aussi bien que les plans de campagne, la science du tacticien et celle de l’administrateur, ceux-là vivent dans un état d’ignorance comparable à celle du paysan le plus grossier de la province la moins avancée de France. Ils vont en avant, obéissent passivement à l’âme qui les commande, et tuent les hommes devant eux, comme le bûcheron abat des arbres dans une forêt. Ils passent continuellement d’un état violent qui exige le déploiement des forces [p. 274]physiques à un état de repos, pendant lequel ils réparent leurs pertes. Ils frappent et boivent, ils frappent et mangent, ils frappent et dorment, pour mieux frapper encore. À ce train de tourbillon, les qualités de l’esprit s’exercent peu. Le moral demeure dans sa simplicité naturelle. Quand ces hommes, si énergiques sur le champ de bataille, reviennent au milieu de la civilisation, la plupart de ceux qui sont demeurés dans les grades inférieurs, se montrent sans idées acquises, sans facultés, sans portée. Aussi la jeune génération s’est-elle étonnée de voir ces membres de nos glorieuses et terribles armées, aussi nuls d’intelligence que peut l’être un commis, et simples comme des enfants. À peine un capitaine de la foudroyante garde impériale est-il propre à faire les quittances d’un journal. Quand les vieux soldats sont ainsi, leur âme vierge de raisonnement obéit aux grandes impulsions. Le crime commis par Castanier était un de ces faits qui soulèvent tant de questions que, pour le discuter, le moraliste aurait demandéla division, pour employer une expression du langage parlementaire. Ce crime avait été conseillé par la passion, par une de ces sorcelleries féminines si cruellement irrésistibles que nul homme ne peut dire : « – Je ne ferai jamais cela, » dès qu’une syrène est admise dans la lutte et y déploiera ses hallucinations. La parole de vie tomba donc sur une conscience neuve aux vérités religieuses que la Révolution française et la vie militaire avaient fait négliger à Castanier. Ce mot terrible :Vous serez heureux ou malheureux pendant l’éternité! le frappa d’autant plus violemment qu’il avait fatigué la terre, qu’il l’avait secouée comme un arbre sans fruit, et que, dans l’omnipotence de ses désirs, il suffisait qu’un point de la terre ou du ciel lui fût interdit, pour qu’il s’en occupât. S’il était permis de comparer de si grandes choses aux niaiseries sociales, il ressemblait à ces banquiers riches de plusieurs millions à qui rien ne résiste dans la société ; mais qui n’étant pas admis aux cercles de la noblesse, ont pour idée fixe de s’y agréger, et ne comptent pour rien tous les priviléges sociaux acquis par eux, du moment où il leur en manque un. Cet homme plus puissant que ne l’étaient les rois de la terre réunis, cet homme qui pouvait, comme Satan, lutter avec Dieu lui-même, apparut appuyé contre un des piliers de l’église Saint-Sulpice, courbé sous le poids d’un sentiment, et s’absorba dans une idée d’avenir, comme Melmoth s’y était abîmé lui-même.
[p. 275]– Il est bien heureux, lui ! s’écria Castanier, il est mort avec la certitude d’aller au ciel.
En un moment, il s’était opéré le plus grand changement dans les idées du caissier. Après avoir été le démon pendant quelques jours, il n’était plus qu’un homme, image de la chute primitive consacrée dans toutes les cosmogonies. Mais, en redevenant petit par la forme, il avait acquis une cause de grandeur, il s’était trempé dans l’infini. La puissance infernale lui avait révélé la puissance divine. Il avait plus soif du ciel qu’il n’avait eu faim des voluptés terrestres si promptement épuisées. Les jouissances que promet le démon ne sont que celles de la terre agrandies, tandis que les voluptés célestes sont sans bornes. Cet homme crut en Dieu. La parole qui lui livrait les trésors du monde ne fut plus rien pour lui, et ces trésors lui semblèrent aussi méprisables que le sont les cailloux aux yeux de ceux qui aiment les diamants ; car il les voyait comme de la verroterie, en comparaison des beautés éternelles de l’autre vie. Pour lui, le bien provenant de cette source était maudit. Il resta plongé dans un abîme de ténèbres et de pensées lugubres en écoutant le service fait pour Melmoth. LeDies iræl’épouvanta. Il comprit, dans toute sa grandeur, ce cri de l’âme repentante qui tressaille devant la majesté divine. Il fut tout à coup dévoré par l’Esprit saint, comme le feu dévore la paille. Des larmes coulèrent de ses yeux.
– Vous êtes un parent du mort ? lui dit le bedeau.
– Son héritier, répondit Castanier.
– Pour les frais du culte, lui cria le suisse.
– Non, dit le caissier qui ne voulut pas donner à l’église l’argent du démon.
– Pour les pauvres.
– Non.
– Pour les réparations de l’église.
– Non.
– Pour la chapelle de la Vierge.
– Non.
– Pour le séminaire.
– Non.
Castanier se retira, pour ne pas être en butte aux regards irrités de plusieurs gens de l’église. – Pourquoi, se dit-il en contemplant Saint-Sulpice, pourquoi les hommes auraient-ils bâti ces [p. 276]cathédrales gigantesques que j’ai vues en tout pays ? Ce sentiment partagé par les masses, dans tous les temps, s’appuie nécessairement sur quelque chose.
– Tu appelles Dieu quelque chose ? lui disait sa conscience. Dieu ! Dieu ! Dieu !
Ce mot répété par une voix intérieure l’écrasait, mais ses sensations de terreur furent adoucies par les lointains accords de la musique délicieuse qu’il avait entendue déjà vaguement. Il attribua cette harmonie aux chants de l’église, il en mesurait le portail. Mais il s’aperçut, en prêtant attentivement l’oreille, que les sons arrivaient à lui de tous côtés ; il regarda dans la place, et n’y vit point de musiciens. Si cette mélodie apportait dans l’âme les poésies bleues et les lointaines lumières de l’espérance, elle donnait aussi plus d’activité aux remords dont était travaillé le damné qui s’en alla dans Paris, comme vont les gens accablés de douleurs. Il regardait tout sans rien voir, il marchait au hasard à la manière des flâneurs ; il s’arrêtait sans motif, se parlait à lui-même, et ne se fût pas dérangé pour éviter le coup d’une planche ou la roue d’une voiture. Le repentir le livrait insensiblement à cette grâce qui broie tout à la fois doucement et terriblement le cœur. Il eut bientôt dans la physionomie, comme Melmoth, quelque chose de grand, mais de distrait ; une froide expression de tristesse, semblable à celle de l’homme au désespoir, et l’avidité haletante que donne l’espérance ; puis, par-dessus tout, il fut en proie au dégoût de tous les biens de ce bas monde. Son regard effrayant de clarté cachait les plus humbles prières. Il souffrait en raison de sa puissance. Son âme violemment agitée faisait plier son corps, comme un vent impétueux ploie de hauts sapins. Comme son prédécesseur, il ne pouvait pas se refuser à vivre, car il ne voulait pas mourir sous le joug de l’enfer. Son supplice lui devint insupportable. Enfin, un matin, il songea que Melmoth le bienheureux lui avait proposé de prendre sa place, et qu’il avait accepté ; que, sans doute, d’autres hommes pourraient l’imiter ; et que, dans une époque dont la fatale indifférence en matière de religion était proclamée par les héritiers de l’éloquence des Pères de l’Église, il devait rencontrer facilement un homme qui se soumît aux clauses de ce contrat pour en exercer les avantages.
– Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on soupèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où les [p. 277]gouvernements sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même emprunte et donne en garantie ses revenus d’âmes, car le pape y a son compte courant. Si je puis trouver une âme à négocier, n’est-ce pas là ?
Castanier alla joyeux à la Bourse, en pensant qu’il pourrait trafiquer d’une âme comme on y commerce des fonds publics. Un homme ordinaire aurait eu peur qu’on ne s’y moquât de lui ; mais Castanier savait par expérience que tout est sérieux pour l’homme au désespoir. Semblable au condamné à mort qui écouterait un fou s’il venait lui dire qu’en prononçant d’absurdes paroles il pourrait s’envoler à travers la serrure de sa porte, celui qui souffre est crédule et n’abandonne une idée que quand elle a failli, comme la branche qui a cassé sous la main du nageur entraîné. Vers quatre heures Castanier parut dans les groupes qui se formaient après la fermeture du cours des effets publics, et où se faisaient alors les négociations des effets particuliers et les affaires purement commerciales. Il était connu de quelques négociants, et pouvait, en feignant de chercher quelqu’un, écouter les bruits qui couraient sur les gens embarrassés.
– Plus souvent, mon petit, que je te négocierai du Claparon et compagnie ! Ils ont laissé remporter par le garçon de la Banque les effets de leur paiement ce matin, dit un gros banquier dans son langage sans façon. Si tu en as, garde-le.
Ce Claparon était dans la cour, en grande conférence avec un homme connu pour faire des escomptes usuraires. Aussitôt Castanier se dirigea vers l’endroit où se trouvait Claparon, négociant connu pour hasarder de grands coups qui pouvaient aussi bien le ruiner que l’enrichir.
Quand Claparon fut abordé par Castanier, le marchand d’argent venait de le quitter, et le spéculateur avait laissé échapper un geste de désespoir.
– Eh ! bien, Claparon, nous avons cent mille francs à payer à la Banque, et voilà quatre heures ; cela se sait, et nous n’avons plus le temps d’arranger notre petite faillite, lui dit Castanier.
– Monsieur !
– Parlez plus bas, répondit le caissier ; si je vous proposais une affaire où vous pourriez ramasser autant d’or que vous en voudriez…
[p. 278]– Elle ne paierait pas mes dettes, car je ne connais pas d’affaire qui ne veuille un temps de cuisson.
– Je connais une affaire qui vous les ferait payer en un moment, reprit Castanier, mais qui vous obligerait à…
– À quoi ?
– À vendre votre part du paradis. N’est-ce pas une affaire comme une autre ? Nous sommes tous actionnaires dans la grande entreprise de l’éternité.
– Savez-vous que je suis homme à vous souffleter ?… dit Claparon irrité, il n’est pas permis de faire de sottes plaisanteries à un homme dans le malheur.
– Je parle sérieusement, répondit Castanier en prenant dans sa poche un paquet de billets de banque.
– D’abord, dit Claparon, je ne vendrais pas mon âme au diable pour une misère. J’ai besoin de cinq cent mille francs pour aller…
– Qui vous parle de lésiner ? reprit brusquement Castanier. Vous auriez plus d’or que n’en peuvent contenir les caves de la Banque.
Il tendit une masse de billets qui décida le spéculateur.
– Fait ! dit Claparon. Mais comment s’y prendre ?
– Venez là-bas, à l’endroit où il n’y a personne, répondit Castanier en montrant un coin de la cour.
Claparon et son tentateur échangèrent quelques paroles, chacun le visage tourné contre le mur. Aucune des personnes qui les avaient remarqués ne devina l’objet de cetà parte, quoiqu’elles fussent assez vivement intriguées par la bizarrerie des gestes que firent les deux parties contractantes. Quand Castanier revint, une clameur d’étonnement échappa aux boursiers. Comme dans les assemblées françaises où le moindre événement distrait aussitôt, tous les visages se tournèrent vers les deux hommes qui excitaient cette rumeur, et l’on ne vit pas sans une sorte d’effroi le changement opéré chez eux. À la Bourse, chacun se promène en causant, et tous ceux qui composent la foule se sont bientôt reconnus et observés, car la Bourse est comme une grande table de bouillotte où les habiles savent deviner le jeu d’un homme et l’état de sa caisse d’après sa physionomie. Chacun avait donc remarqué la figure de Claparon et celle de Castanier. Celui-ci, comme l’Irlandais, était nerveux et puissant, ses yeux brillaient, sa carnation [p. 279]avait de la vigueur. Chacun s’était émerveillé de cette figure majestueusement terrible en se demandant où ce bon Castanier l’avait prise ; mais Castanier, dépouillé de son pouvoir, apparaissait fané, ridé, vieilli, débile. Il était, en entraînant Claparon, comme un malade en proie à un accès de fièvre, ou comme un thériaki dans le moment d’exaltation que lui donne l’opium ; mais en revenant, il était dans l’état d’abattement qui suit la fièvre, et pendant lequel les malades expirent, ou il était dans l’affreuse prostration que causent les jouissances excessives du narcotisme. L’esprit infernal qui lui avait fait supporter ses grandes débauches était disparu ; le corps se trouvait seul, épuisé, sans secours, sans appui contre les assauts des remords et le poids d’un vrai repentir. Claparon, de qui chacun avait deviné les angoisses, reparaissait au contraire avec des yeux éclatants et portait sur son visage la fierté de Lucifer. La faillite avait passé d’un visage sur l’autre.
– Allez crever en paix, mon vieux, dit Claparon à Castanier.
– Par grâce, envoyez-moi chercher une voiture et un prêtre, le vicaire de Saint-Sulpice, lui répondit l’ancien dragon en s’asseyant sur une borne.
Ce mot : « Un prêtre ! » fut entendu par plusieurs personnes, et fit naître un brouhaha goguenard que poussèrent les boursiers, tous gens qui réservent leur foi pour croire qu’un chiffon de papier, nommé une inscription, vaut un domaine. Le Grand-livre est leur Bible.
– Aurai-je le temps de me repentir ? se dit Castanier d’une voix lamentable qui frappa Claparon.
Un fiacre emporta le moribond. Le spéculateur alla promptement payer ses effets à la Banque. L’impression produite par le soudain changement de physionomie de ces deux hommes fut effacée dans la foule, comme un sillon de vaisseau s’efface sur la mer. Une nouvelle de la plus haute importance excita l’attention du monde négociant. À cette heure où tous les intérêts sont en jeu, Moïse, en paraissant avec ses deux cornes lumineuses, obtiendrait à peine les honneurs d’un calembour, et serait nié par les gens en train de faire desreports. Lorsque Claparon eut payé ses effets, la peur le prit. Il fut convaincu de son pouvoir, revint à la Bourse et offrit son marché aux gens embarrassés. L’inscription sur le grand-livre de l’enfer, et les droits attachés à la jouissance d’icelle, mot d’un notaire que se substitua Claparon, fut [p. 280]achetée sept cent mille francs. Le notaire revendit le traité du diable cinq cent mille francs à un entrepreneur en bâtiment, qui s’en débarrassa pour cent mille écus en le cédant à un marchand de fer ; et celui-ci le rétrocéda pour deux cent mille francs à un charpentier. Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à ce singulier contrat, et les acquéreurs manquaient faute de foi.
À cinq heures et demie, le détenteur était un peintre en bâtiment qui restait accoté contre la porte de la Bourse provisoire, bâtie à cette époque rue Feydeau. Ce peintre en bâtiment, homme simple, ne savait pas ce qu’il avait en lui-même. –Il était tout chose, dit-il à sa femme quand il fut de retour au logis.
La rue Feydeau est, comme le savent les flâneurs, une de ces rues adorées des jeunes gens qui, faute d’une maîtresse, épousent tout le sexe. Au premier étage de la maison la plus bourgeoisement décente, demeurait une de ces délicieuses créatures que le ciel se plaît à combler des beautés les plus rares, et qui, ne pouvant être ni duchesses ni reines, parce qu’il y a beaucoup plus de jolies femmes que de titres et de trônes, se contentent d’un agent de change ou d’un banquier de qui elles font le bonheur à prix fixe. Cette bonne et belle fille, appelée Euphrasie, était l’objet de l’ambition d’un clerc de notaire démesurément ambitieux. [p. ill.]En effet, le second clerc de maître Crottat, notaire, était amoureux de cette femme comme un jeune homme est amoureux à vingt-deux ans. Ce clerc aurait assassiné le pape et le sacré collége des cardinaux, afin de se procurer une misérable somme de cent louis, réclamée par Euphrasie pour un châle qui lui tournait la tête, et en échange duquel sa femme de chambre l’avait promise au clerc. L’amoureux allait et venait devant les fenêtres de madame Euphrasie, comme vont et viennent les ours blancs dans leur cage, au Jardin-des-Plantes. Il avait sa main droite passée sous son gilet, sur le sein gauche, et voulait se déchirer le cœur, mais il n’en était encore qu’à tordre les élastiques de ses bretelles.
– Que faire pour avoir dix mille francs ? se disait-il, prendre la somme que je dois porter à l’enregistrement pour cet acte de vente. Mon Dieu ! mon emprunt ruinera-t-il l’acquéreur, un homme sept fois millionnaire ? Eh ! bien, demain, j’irai me jeter à ses pieds, je lui dirai : « Monsieur, je vous ai pris dix mille francs, j’ai vingt-deux ans, et j’aime Euphrasie, voilà mon histoire. Mon père est riche, il vous remboursera, ne me perdez pas ! N’avez-vous pas [p. 281]eu vingt-deux ans et une rage d’amour ? » Mais ces fichus propriétaires, ça n’a pas d’âme ! Il est capable de me dénoncer au procureur du roi, au lieu de s’attendrir. Sacredieu ! si l’on pouvait vendre son âme au diable ! Mais il n’y a ni Dieu ni diable, c’est des bêtises, ça ne se voit que dans les livres bleus ou chez les vieilles femmes. Que faire ?
– Si vous voulez vendre votre âme au diable, lui dit le peintre en bâtiment devant qui le clerc avait laissé échapper quelques paroles, vous aurez dix mille francs.
– J’aurai donc Euphrasie, dit le clerc en topant au marché que lui proposa le diable sous la forme d’un peintre en bâtiment.
Le pacte consommé, l’enragé clerc alla chercher le châle, monta chez madame Euphrasie ; et, comme il avait le diable au corps, il y resta douze jours sans en sortir en y dépensant tout son paradis, en ne songeant qu’à l’amour et à ses orgies au milieu desquelles se noyait le souvenir de l’enfer et de ses priviléges.
L’énorme puissance conquise par la découverte de l’Irlandais, fils du révérend Maturin, se perdit ainsi.
Il fut impossible à quelques orientalistes, à des mystiques, à des archéologues occupés de ces choses, de constater historiquement la manière d’évoquer le démon. Voici pourquoi.
Le treizième jour de ses noces enragées, le pauvre clerc gisait sur son grabat, chez son patron, dans un grenier de la rue Saint-Honoré. La Honte, cette stupide déesse qui n’ose se regarder, s’empara du jeune homme qui devint malade, il voulut se soigner lui-même, et se trompa de dose en prenant une drogue curative due au génie d’un homme bien connu sur les murs de Paris. Le clerc creva donc sous le poids du vif-argent, et son cadavre devint noir comme le dos d’une taupe. Un diable avait certainement passé par là, mais lequel ? Était-ce Astaroth ?
– Cet estimable jeune homme a été emporté dans la planète de Mercure, dit le premier clerc à un démonologue allemand qui vint prendre des renseignements sur cette affaire.
– Je le croirais volontiers, répondit l’Allemand.
– Ha !
– Oui, monsieur, reprit l’Allemand, cette opinion s’accorde avec les propres paroles de Jacob Bœhm, en sa quarante-huitième proposition sur latriple vie de l’homme, où il est dit quesi Dieu a opéré toutes choses par lefiat,lefiatest la secrète [p. 282]matrice qui comprend et saisit la nature que forme l’esprit né de Mercure et de Dieu.
– Vous dites, monsieur ?
L’Allemand répéta sa phrase.
– Nous ne connaissons pas, dirent les clercs.
–Fiat?… dit un clerc,fiat lux!
– Vous pouvez vous convaincre de la vérité de cette citation, reprit l’Allemand en lisant la phrase dans la page 75 du Traité de latriple vie de l’homme, imprimé en 1809, chez monsieur Migneret, et traduit par un philosophe, grand admirateur de l’illustre cordonnier.
– Ha ! il était cordonnier, dit le premier clerc. Voyez-vous ça !
– En Prusse ! reprit l’Allemand.
– Travaillait-il pour le roi ? dit un béotien de second clerc.
– Il aurait dû mettre des béquets à ses phrases, dit le troisième clerc.
– Cet homme est pyramidal, s’écria le quatrième clerc en montrant l’Allemand.
Quoiqu’il fût un démonologue de première force, l’étranger ne savait pas quels mauvais diables sont les clercs ; il s’en alla, ne comprenant rien à leurs plaisanteries, et convaincu que ces jeunes gens trouvaient Bœhm un génie pyramidal.
– Il y a de l’instruction en France, se dit-il.
Honoré de Balzac
En souvenir de la constante amitié qui a lié nos pères et qui subsiste entre les fils.
Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont l’X connu est un caissier ? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage ? Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à y faire que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour ? Trouver un homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du bassin ? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit ? Un homme qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier ? Demandez ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collége, à quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville [p. 242]aux tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieu dans lequel sera planté le caissier ? Eh ! bien, les Religions défileront l’une après l’autre, les Colléges, les Institutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Lois humaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vous demandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil, elles se grimeront, elles vous montreront la guillotine, comme votre ami vous indiquera la demeure de l’usurier, l’une des cent portes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses caprices, elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des caissiers. Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces rares produits des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans des loges afin de les garder comme les gouvernements gardent les animaux curieux. Si le caissier a de l’imagination, si le caissier a des passions, ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme s’ennuie, ait de l’ambition ou simplement de la vanité, le caissier se dissout. Fouillez l’histoire de la caisse ? vous ne citerez pas un seul exemple du caissier parvenant à ce qu’on nommeune position. Ils vont au bagne, ils vont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rue Saint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens auront réfléchi à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d’autres sont invinciblement fripons. Étrange civilisation ! La Société décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse, s’il peut tourner habilement un article du Code comme Turenne tournait Montécuculli, la Société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le Gouvernement est d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondément illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences, entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces ; il use par un travail prématuré de grands cerveaux qu’il convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniers font de leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés peseurs de talents qui essaient les cervelles comme on essaie l’or à la Monnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à l’espérance que la [p. 243]population la plus avancée lui donne annuellement, il en accepte le tiers, le met dans de grands sacs appelésses Écoles, et l’y remue pendant trois ans. Quoique chacune de ces greffes représente d’énormes capitaux, il en fait pour ainsi dire des caissiers ; il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie comme capitaines d’artillerie ; enfin, il leur assure tout ce qu’il y a de plus élevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes d’élite, engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteint l’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leurs services le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, et toutes les douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’en échappe cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommités sociales, n’est-ce pas un miracle ?
Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit progressive. Sans cette observation préparatoire, une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invraisemblable, tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra peut-être occuper les esprits assez supérieurs pour avoir deviné les véritables plaies de notre civilisation qui, depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.
Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, le caissier d’une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait encore à la lueur d’une lampe allumée déjà depuis quelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisse était située dans la partie la plus sombre d’un entresol étroit et bas d’étage. Pour y arriver, il fallait traverser un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient à celles d’un établissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement dès quatre heures, suivant sa consigne : –La Caisse est fermée. En ce moment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, les employés partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses. Tout était en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient été scellés dans le fer se trouvait derrière la loge grillée du caissier, sans doute occupé à faire sa caisse. La devanture ouverte permettait de voir une armoire en fer mouchetée par le marteau, qui, grâce aux découvertes de la serrurerie moderne, était d’un si grand poids, que les voleurs [p. 244]n’auraient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volonté de celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de la serrure gardent le secret sans se laisser corrompre, belle réalisation duSésame ouvre-toi? des Mille et Une Nuits. Ce n’était rien encore. Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure de celui qui, ayant surpris le mot d’ordre, ignorait un dernier secret, l’ultima ratiodu dragon de la Mécanique. La porte de la chambre, les murs de la chambre, les volets des fenêtres de la chambre, toute la chambre était garnie de feuilles en tôle de quatre lignes d’épaisseur, déguisées par une boiserie légère. Ces volets avaient été poussés, cette porte avait été fermée. Si jamais un homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tous les regards, cet homme était le caissier de la maison Nucingen et compagnie, rue Saint-Lazare. Aussi, le plus grand silence régnait-il dans cette cave de fer. Le poêle éteint jetait cette chaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets pâteux et l’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain. Le poêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniser les portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras où se dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leurs ressorts, où s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grande fabrique des médiocrités nécessaires aux gouvernements pour maintenir la féodalité de l’argent sur laquelle s’appuie le contrat social actuel. (Voyezles Employés.) La chaleur méphitique qu’y produit une réunion d’hommes n’est pas une des moindres raisons de l’abâtardissement progressif des intelligences, le cerveau d’où se dégage le plus d’azote asphyxie les autres à la longue.
Le caissier était un homme âgé d’environ quarante ans, dont le crâne chauve reluisait sous la lueur d’une lampe-Carcel qui se trouvait sur sa table. Cette lumière faisait briller les cheveux blancs mélangés de cheveux noirs qui accompagnaient les deux côtés de sa tête, à laquelle les formes rondes de sa figure prêtaient l’apparence d’une boule. Son teint était d’un rouge de brique. Quelques rides enchâssaient ses yeux bleus. Il avait la main potelée de l’homme gras. Son habit de drap bleu, légèrement usé sur les endroits saillants, et les plis de son pantalon miroité, présentaient à l’œil cette espèce de flétrissure qu’y imprime l’usage, que combat vainement la brosse, et qui donne aux gens superficiels une haute idée de l’économie, de la probité d’un homme assez philosophe ou [p. 245]assez aristocrate pour porter de vieux habits. Mais il n’est pas rare de voir les gens qui liardent sur des riens se montrer faciles, prodigues ou incapables dans les choses capitales de la vie. La boutonnière du caissier était ornée du ruban de la Légion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans les Dragons sous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant d’être banquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments de délicatesse de son caissier en le rencontrant dans une position élevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en lui donnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaire était caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’une blessure reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute de Moscou, mais après avoir langui six mois à Strasbourg où quelques officiers supérieurs avaient été transportés par les ordres de l’Empereur pour y être particulièrement soignés. Cet ancien officier, nommé Castanier, avait le grade honoraire de colonel et deux mille quatre cents francs de retraite.
Castanier, en qui depuis dix ans le caissier avait tué le militaire, inspirait au banquier une si grande confiance, qu’il dirigeait également les écritures du cabinet particulier situé derrière sa caisse et où descendait le baron par un escalier dérobé. Là se décidaient les affaires. Là était le blutoir où l’on tamisait les propositions, le parloir où s’examinait la place. De là, partaient les lettres de crédit ; enfin là se trouvaient le Grand-livre et le Journal où se résumait le travail des autres bureaux. Après être allé fermer la porte de communication à laquelle aboutissait l’escalier qui menait au bureau d’apparat où se tenaient les deux banquiers au premier étage de leur hôtel, Castanier était revenu s’asseoir et contemplait depuis un instant plusieurs lettres de crédit tirées sur la maison Watschildine à Londres. Puis, il avait pris la plume et venait de contrefaire, au bas de toutes, la signatureNucingen. Au moment où il cherchait laquelle de toutes ces fausses signatures était la plus parfaitement imitée, il leva la tête comme s’il eût été piqué par une mouche en obéissant à un pressentiment qui lui avait crié dans le cœur : –Tu n’es pas seul !Et le faussaire vit derrière le grillage, à la chatière de sa caisse, un homme dont la respiration ne s’était pas fait entendre, qui lui parut ne pas respirer, et qui sans doute était entré par la porte du couloir que Castanier aperçut tout grande ouverte. L’ancien militaire éprouva, pour la [p. 246]première fois de sa vie, une peur qui le fit rester la bouche béante et les yeux hébétés devant cet homme, dont l’aspect était d’ailleurs assez effrayant pour ne pas avoir besoin des circonstances mystérieuses d’une semblable apparition. La coupe oblongue de la figure de l’étranger, les contours bombés de son front, la couleur aigre de sa chair, annonçaient, aussi bien que la forme de ses vêtements, un Anglais. Cet homme puait l’anglais. À voir sa redingote à collet, sa cravate bouffante dans laquelle se heurtait un jabot à tuyaux écrasés, et dont la blancheur faisait ressortir la lividité permanente d’une figure impassible dont les lèvres rouges et froides semblaient destinées à sucer le sang des cadavres, on devinait ses guêtres noires boutonnées jusqu’au-dessus du genou, et cet appareil à demi puritain d’un riche Anglais sorti pour se promener à pied. L’éclat que jetaient les yeux de l’étranger était insupportable et causait à l’âme une impression poignante qu’augmentait encore la rigidité de ses traits. Cet homme sec et décharné semblait avoir en lui comme un principe dévorant qu’il lui était impossible d’assouvir. Il devait si promptement digérer sa nourriture qu’il pouvait sans doute manger incessamment, sans jamais faire rougir le moindre linéament de ses joues. Une tonne de ce vin de Tokay nommévin de succession, il pouvait l’avaler sans faire chavirer ni son regard poignardant qui lisait dans les âmes, ni sa cruelle raison qui semblait toujours aller au fond des choses. Il avait un peu de la majesté fauve et tranquille des tigres.
– Monsieur, je viens toucher cette lettre de change, dit-il à Castanier d’une voix qui se mit en communication avec les fibres du caissier et les atteignit toutes avec une violence comparable à celle d’une décharge électrique.
– La caisse est fermée, répondit Castanier.
– Elle est ouverte, dit l’Anglais en montrant la caisse. Demain est dimanche, et je ne saurais attendre. La somme est de cinq cent mille francs, vous l’avez en caisse, et moi, je la dois.
– Mais, monsieur, comment êtes-vous entré ?
L’Anglais sourit, et son sourire terrifia Castanier. Jamais réponse ne fut ni plus ample ni plus péremptoire que ne le fut le pli dédaigneux et impérial formé par les lèvres de l’étranger. Castanier se retourna, prit cinquante paquets de dix mille francs en billets de banque, et, quand il les offrit à l’étranger qui lui avait jeté une lettre de change acceptée par le baron de Nucingen, il fut pris [p. 247]d’une sorte de tremblement convulsif en voyant les rayons rouges qui sortaient des yeux de cet homme, et qui venaient reluire sur la fausse signature de la lettre de crédit.
– Votre… acquit… n’y… est pas, dit Castanier en retournant la lettre de change.
– Passez-moi votre plume, dit l’Anglais.
Castanier présenta la plume dont il venait de se servir pour son faux. L’étranger signaJohn Melmoth, puis il remit le papier et la plume au caissier. Pendant que Castanier regardait l’écriture de l’inconnu, laquelle allait de droite à gauche à la manière orientale, Melmoth disparut, et fit si peu de bruit que quand le caissier leva la tête, il laissa échapper un cri en ne voyant plus cet homme, et en ressentant les douleurs que notre imagination suppose devoir être produites par l’empoisonnement. La plume dont Melmoth s’était servi lui causait dans les entrailles une sensation chaude et remuante assez semblable à celle que donne l’émétique. Comme il semblait impossible à Castanier que cet Anglais eût deviné son crime, il attribua cette souffrance intérieure à la palpitation que, suivant les idées reçues, doit procurerun mauvais coupau moment où il se fait.
– Au diable ! je suis bien bête. Dieu me protége, car si cet animal s’était adressé demain à ces messieurs, j’étaiscuit! se dit Castanier en jetant dans le poêle les fausses lettres inutiles qui s’y consumèrent.
Il cacheta celle dont il voulait se servir, prit dans la caisse cinq cent mille francs en billets et enbank-notes, la ferma, mit tout en ordre, prit son chapeau, son parapluie, éteignit la lampe après avoir allumé son bougeoir, et sortit tranquillement pour aller, suivant son habitude, quand le baron était absent, remettre une des deux clefs de la caisse à madame de Nucingen. [p. ill.]
– Vous êtes bien heureux, monsieur Castanier, lui dit la femme du banquier en le voyant entrer chez elle, nous avons une fête lundi, vous pourrez aller à la campagne, à Soisy.
– Voudrez-vous avoir la bonté, madame, de dire à Nucingen que la lettre de change des Watschildine, qui était en retard, vient de se présenter ? Les cinq cent mille francs sont payés. Ainsi, je ne reviendrai pas avant mardi, vers midi.
– Adieu, monsieur, bien du plaisir.
– Et vous,idem, madame, répondit le vieux dragon en [p. 248]regardant un jeune homme alors à la mode nommé Rastignac qui passait pour être l’amant de madame de Nucingen.
– Madame, dit le jeune homme, ce gros père-là m’a l’air de vouloir vous jouer quelque mauvais tour.
– Ah ! bah ! c’est impossible, il est trop bête.
– Piquoizeau, dit le caissier en entrant dans la loge, pourquoi donc laisses-tu monter à la caisse passé quatre heures ?
– Depuis quatre heures, dit le concierge, j’ai fumé ma pipe sur le pas de la porte, et personne n’est entré dans les bureaux. Il n’en est même sorti que ces messieurs…
– Es-tu sûr de ce que tu dis ?
– Sûr comme demapropre honneur. Il est venu seulement à quatre heures l’ami de monsieur Werbrust, un jeune homme de chez messieurs du Tillet et compagnie, rue Joubert.
– Bon ! dit Castanier qui sortit vivement. La chaleur émétisante que lui avait communiquée sa plume prenait de l’intensité. – Mille diables ! pensait-il en enfilant le boulevard de Gand, ai-je bien pris mes mesures ? Voyons ! Deux jours francs, dimanche et lundi ; puis, un jour d’incertitude avant qu’on ne me cherche, ces délais me donnent trois jours et quatre nuits. J’ai deux passeports et deux déguisements différents, n’est-ce pas à dérouter la police la plus habile ? Je toucherai donc mardi matin un million à Londres, au moment où l’on n’aura pas encore ici le moindre soupçon. Je laisse ici mes dettes pour le compte de mes créanciers, qui mettront unpdessus, et je me trouverai, pour le reste de mes jours, heureux en Italie, sous le nom du comte Ferraro, ce pauvre colonel que moi seul ai vu mourir dans les marais de Zembin, et de qui je chausserai la pelure. Mille diables, cette femme que je vais traîner après moi pourrait me faire reconnaître ! Une vieille moustache comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner à une femme !… pourquoi l’emmener ? il faut la quitter. Oui, j’en aurai le courage. Mais je me connais, je suis assez bête pour revenir à elle. Cependant personne ne connaît Aquilina. L’emmènerai-je ? ne l’emmènerai-je pas ?
– Tu ne l’emmèneras pas ! lui dit une voix qui lui troubla les entrailles.
Castanier se retourna brusquement et vit l’Anglais.
– Le diable s’en mêle donc ! s’écria le caissier à haute voix.
Melmoth avait déjà dépassé sa victime. Si le premier mouvement [p. 249]de Castanier fut de chercher querelle à un homme qui lisait ainsi dans son âme, il était en proie à tant de sentiments contraires, qu’il en résultait une sorte d’inertie momentanée, il reprit donc son allure, et retomba dans cette fièvre de pensée naturelle à un homme assez vivement emporté par la passion pour commettre un crime, mais qui n’avait pas la force de le porter en lui-même sans de cruelles agitations. Aussi, quoique décidé à recueillir le fruit d’un crime à moitié consommé, Castanier hésitait-il encore à poursuivre son entreprise, comme font la plupart des hommes à caractère mixte, chez lesquels il se rencontre autant de force que de faiblesse, et qui peuvent être déterminés aussi bien à rester purs qu’à devenir criminels, suivant la pression des plus légères circonstances. Il s’est trouvé dans le ramas d’hommes enrégimentés par Napoléon beaucoup de gens qui, semblables à Castanier, avaient le courage tout physique du champ de bataille, sans avoir le courage moral qui rend un homme aussi grand dans le crime qu’il pourrait l’être dans la vertu. La lettre de crédit était conçue en de tels termes, qu’à son arrivée à Londres il devait toucher vingt-cinq mille livres sterling chez Wastchildine, le correspondant de la maison de Nucingen, avisé déjà du payement par lui-même ; son passage était retenu par un agent pris à Londres au hasard, sous le nom du comte Ferraro, à bord d’un vaisseau qui menait de Portsmouth en Italie une riche famille anglaise. Les plus petites circonstances avaient été prévues. Il s’était arrangé pour se faire chercher à la fois en Belgique et en Suisse pendant qu’il serait en mer. Puis, quand Nucingen pourrait croire être sur ses traces, il espérait avoir gagné Naples, où il comptait vivre sous un faux nom, à la faveur d’un déguisement si complet, qu’il s’était déterminé à changer son visage en y simulant à l’aide d’un acide les ravages de la petite vérole. Malgré toutes ces précautions qui semblaient devoir lui assurer l’impunité, sa conscience le tourmentait. Il avait peur. La vie douce et paisible qu’il avait long-temps menée avait purifié ses mœurs soldatesques. Il était probe encore, il ne se souillait pas sans regret. Il se laissait donc aller pour une dernière fois à toutes les impressions de la bonne nature qui regimbait en lui.
– Bah ! se dit-il au coin du boulevard et de la rue Montmartre, un fiacre me mènera ce soir à Versailles au sortir du spectacle. Une chaise de poste m’y attend chez mon vieux maréchal-des-logis, qui me garderait le secret sur ce départ en présence de douze soldats [p. 250]prêts à le fusiller s’il refusait de répondre. Ainsi, je ne vois aucune chance contre moi. J’emmènerai donc ma petite Naqui, je partirai.
– Tu ne partiras pas, lui dit l’Anglais dont la voix étrange fit affluer au cœur du caissier tout son sang.
Melmoth monta dans un tilbury qui l’attendait, et fut emporté si rapidement que Castanier vit son ennemi secret à cent pas de lui sur la chaussée du boulevard Montmartre, et la montant au grand trot, avant d’avoir eu la pensée de l’arrêter.
– Mais, ma parole d’honneur, ce qui m’arrive est surnaturel, se dit-il. Si j’étais assez bête pour croire en Dieu, je me dirais qu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me laisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps ? A-t-on jamais vu ! Allons donc, c’est des niaiseries.
Castanier prit la rue du Faubourg-Montmartre, et ralentit sa marche à mesure qu’il avançait vers la rue Richer. Là, dans une maison nouvellement bâtie, au second étage d’un corps de logis donnant sur des jardins, vivait une jeune fille connue dans le quartier sous le nom de madame de La Garde, et qui se trouvait innocemment la cause du crime commis par Castanier. Pour expliquer ce fait et achever de peindre la crise sous laquelle succombait le caissier, il est nécessaire de rapporter succinctement quelques circonstances de sa vie antérieure.
Madame de La Garde, qui cachait son véritable nom à tout le monde, même à Castanier, prétendait être Piémontaise. C’était une de ces jeunes filles qui, soit par la misère la plus profonde, soit par défaut de travail ou par l’effroi de la mort, souvent aussi par la trahison d’un premier amant, sont poussées à prendre un métier que la plupart d’entre elles font avec dégoût, beaucoup avec insouciance, quelques-unes pour obéir aux lois de leur constitution. Au moment de se jeter dans le gouffre de la prostitution parisienne, à l’âge de seize ans, belle et pure comme une Madone, celle-ci rencontra Castanier. Trop mal léché pour avoir des succès dans le monde, fatigué d’aller tous les soirs le long des boulevards à la chasse d’une bonne fortune payée, le vieux dragon désirait depuis long-temps mettre un certain ordre dans l’irrégularité de ses mœurs. Saisi par la beauté de cette pauvre enfant, que le hasard lui mettait entre les bras, il résolut de la sauver du vice à son profit, par une pensée autant égoïste que bienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes les meilleurs. Le naturel est souvent [p. 251]bon, l’État social y mêle son mauvais, de là proviennent certaines intentions mixtes pour lesquelles le juge doit se montrer indulgent. Castanier avait précisément assez d’esprit pour être rusé quand ses intérêts étaient en jeu. Donc, il voulut être philanthrope à coup sûr, et fit d’abord de cette fille sa maîtresse. – « Hé ! hé ! se dit-il dans son langage soldatesque, un vieux loup comme moi ne doit pas se laisser cuire par une brebis. Papa Castanier, avant de te mettre en ménage, pousse une reconnaissance dans le moral de la fille, afin de savoir si elle est susceptible d’attache ! » Pendant la première année de cette union illégale, mais qui la plaçait dans la situation la moins répréhensible de toutes celles que réprouve le monde, la Piémontaise prit pour nom de guerre celui d’Aquilina, l’un des personnages deVenise sauvée, tragédie du théâtre anglais qu’elle avait lue par hasard. Elle croyait ressembler à cette courtisane, soit par les sentiments précoces qu’elle se sentait dans le cœur, soit par sa figure, ou par la physionomie générale de sa personne. Quand Castanier lui vit mener la conduite la plus régulière et la plus vertueuse que pût avoir une femme jetée en dehors des lois et des convenances sociales, il lui manifesta le désir de vivre avec elle maritalement. Elle devint alors madame de La Garde, afin de rentrer, autant que le permettaient les usages parisiens, dans les conditions d’un mariage réel. En effet, l’idée fixe de beaucoup de ces pauvres filles consiste à vouloir se faire accepter comme de bonnes bourgeoises, tout bêtement fidèles à leurs maris ; capables d’être d’excellentes mères de famille, d’écrire leur dépense et de raccommoder le linge de la maison. Ce désir procède d’un sentiment si louable, que la Société devrait le prendre en considération. Mais la Société sera certainement incorrigible, et continuera de considérer la femme mariée comme une corvette à laquelle son pavillon et ses papiers permettent de faire la course, tandis que la femme entretenue est le pirate que l’on pend faute de lettres. Le jour où madame de La Garde voulut signer madame Castanier, le caissier se fâcha. – « Tu ne m’aimes donc pas assez pour m’épouser ? » dit-elle. Castanier ne répondit pas, et resta songeur. La pauvre fille se résigna. L’ex-dragon fut au désespoir. Naqui fut touchée de ce désespoir, elle aurait voulu le calmer ; mais, pour le calmer, ne fallait-il pas en connaître la cause ? Le jour où Naqui voulut apprendre ce secret, sans toutefois le demander, le caissier révéla piteusement l’existence d’une certaine madame Castanier, une épouse [p. 252]légitime, mille fois maudite, qui vivait obscurément à Strasbourg sur un petit bien, et à laquelle il écrivait deux fois chaque année, en gardant sur elle un si profond silence que personne ne le savait marié. Pourquoi cette discrétion ? Si la raison en est connue à beaucoup de militaires qui peuvent se trouver dans le même cas, il est peut-être utile de la dire. Le vrai troupier, s’il est permis d’employer ici le mot dont on se sert à l’armée pour désigner les gens destinés à mourir capitaines, ce serf attaché à la glèbe d’un régiment est une créature essentiellement naïve, un Castanier voué par avance aux roueries des mères de famille qui dans les garnisons se trouvent empêchées de filles difficiles à marier. Donc, à Nancy, pendant un de ces instants si courts où les armées impériales se reposaient en France, Castanier eut le malheur de faire attention à une demoiselle avec laquelle il avait dansé dans une de ces fêtes nommées en province desRedoutes, qui souvent étaient offertes à la ville par les officiers de la garnison,et vice versâ. Aussitôt, l’aimable capitaine fut l’objet d’une de ces séductions pour lesquelles les mères trouvent des complices dans le cœur humain en en faisant jouer tous les ressorts, et chez leurs amis qui conspirent avec elles. Semblables aux personnes qui n’ont qu’une idée, ces mères rapportent tout à leur grand projet, dont elles font une œuvre long-temps élaborée, pareille au cornet de sable au fond duquel se tient le formica-leo. Peut-être personne n’entrera-t-il jamais dans ce dédale si bien bâti, peut-être le formica-leo mourra-t-il de faim et de soif ? Mais s’il y entre quelque bête étourdie, elle y restera. Les secrets calculs d’avarice que chaque homme fait en se mariant, l’espérance, les vanités humaines, tous les fils par lesquels marche un capitaine, furent attaqués chez Castanier. Pour son malheur, il avait vanté la fille à la mère en la lui ramenant après une valse, il s’ensuivit une causerie au bout de laquelle arriva la plus naturelle des invitations. Une fois amené au logis, le dragon y fut ébloui par la bonhomie d’une maison où la richesse semblait se cacher sous une avarice affectée. Il y devint l’objet d’adroites flatteries, et chacun lui vanta les différents trésors qui s’y trouvaient. Un dîner, à propos servi en vaisselle plate prêtée par un oncle, les attentions d’une fille unique, les cancans de la ville, un sous-lieutenant riche qui faisait mine de vouloir lui couper l’herbe sous le pied ; enfin, les mille piéges des formica-leo de province furent si bien tendus que Castanier disait, cinq [p. 253]ans après : « Je ne sais pas encore comment cela s’est fait ! » Le dragon reçut quinze mille francs de dot et une demoiselle heureusement brehaigne que deux ans de mariage rendirent la plus laide et conséquemment la plus hargneuse femme de la terre. Le teint de cette fille maintenu blanc par un régime sévère, se couperosa ; la figure, dont les vives couleurs annonçaient une séduisante sagesse, se bourgeonna ; la taille, qui paraissait droite, tourna ; l’ange fut une créature grognarde et soupçonneuse qui fit enrager Castanier ; puis la fortune s’envola. Le dragon, ne reconnaissant plus la femme qu’il avait épousée, consigna celle-là dans un petit bien à Strasbourg, en attendant qu’il plût à Dieu d’en orner le paradis. Ce fut une de ces femmes vertueuses qui, faute d’occasions pour faire autrement, assassinent les anges de leurs plaintes, prient Dieu de manière à l’ennuyer s’il les écoute, et qui disent tout doucettement pis que pendre de leurs maris, quand le soir elles achèvent leur boston avec les voisines. Quand Aquilina connut ces malheurs, elle s’attacha sincèrement à Castanier, et le rendit si heureux par les renaissants plaisirs que son génie de femme lui faisait varier tout en les prodiguant, que, sans le savoir, elle causa la perte du caissier. Comme beaucoup de femmes auxquelles la nature semble avoir donné pour destinée de creuser l’amour jusque dans ses dernières profondeurs, madame de La Garde était désintéressée. Elle ne demandait ni or, ni bijoux, ne pensait jamais à l’avenir, vivait dans le présent, et surtout dans le plaisir. Les riches parures, la toilette, l’équipage si ardemment souhaités par les femmes de sa sorte, elle ne les acceptait que comme une harmonie de plus dans le tableau de la vie. Elle ne les voulait point par vanité, par désir de paraître, mais pour être mieux. D’ailleurs, aucune personne ne se passait plus facilement qu’elle de ces sortes de choses. Quand un homme généreux, comme le sont presque tous les militaires, rencontre une femme de cette trempe, il éprouve au cœur une sorte de rage de se trouver inférieur à elle dans l’échange de la vie. Il se sent capable d’arrêter alors une diligence afin de se procurer de l’argent, s’il n’en a pas assez pour ses prodigalités. L’homme est ainsi fait. Il se rend quelquefois coupable d’un crime pour rester grand et noble devant une femme ou devant un public spécial. Un amoureux ressemble au joueur qui se croirait déshonoré, s’il ne rendait pas ce qu’il emprunte au garçon de salle, et qui commet des monstruosités, dépouille sa femme et ses enfants, [p. 254]vole et tue pour arriver les poches pleines, l’honneur sauf aux yeux du monde qui fréquente la fatale maison. Il en fut ainsi de Castanier. D’abord, il avait mis Aquilina dans un modeste appartement à un quatrième étage, et ne lui avait donné que des meubles extrêmement simples. Mais en découvrant les beautés et les grandes qualités de cette jeune fille, en en recevant de ces plaisirs inouïs qu’aucune expression ne peut rendre, il s’en affola et voulut parer son idole. La mise d’Aquilina contrasta si comiquement avec la misère de son logis que, pour tous deux, il fallut en changer. Ce changement emporta presque toutes les économies de Castanier, qui meubla son appartement semi-conjugal avec le luxe spécial de la fille entretenue. Une jolie femme ne veut rien de laid autour d’elle. Ce qui la distingue entre toutes les femmes est le sentiment de l’homogénéité, l’un des besoins les moins observés de notre nature, et qui conduit les vieilles filles à ne s’entourer que de vieilles choses. Ainsi donc il fallut à cette délicieuse Piémontaise les objets les plus nouveaux, les plus à la mode, tout ce que les marchands avaient de plus coquet, des étoffes tendues, de la soie, des bijoux, des meubles légers et fragiles, de belles porcelaines. Elle ne demanda rien. Seulement quand il fallut choisir, quand Castanier lui disait : – « Que veux-tu ? » elle répondait : – « Mais ceci est mieux ! » L’amour qui économise n’est jamais le véritable amour, Castanier prenait donc tout ce qu’il y avait de mieux. Une fois l’échelle de proportion admise, il fallut que tout, dans ce ménage, se trouvât en harmonie. Ce fut le linge, l’argenterie et les mille accessoires d’une maison montée, la batterie de cuisine, les cristaux, le diable ! Quoique Castanier voulût, suivant une expression connue, faire les choses simplement, il s’endetta progressivement. Une chose en nécessitait une autre. Une pendule voulut deux candélabres. La cheminée ornée demanda son foyer. Les draperies, les tentures furent trop fraîches pour qu’on les laissât noircir par la fumée, il fallut faire poser des cheminées élégantes, nouvellement inventées par des gens habiles en prospectus, et qui promettaient un appareil invincible contre la fumée. Puis Aquilina trouva si joli de courir pieds nus sur le tapis de sa chambre, que Castanier mit partout des tapis pour folâtrer avec Naqui ; enfin il lui fit bâtir une salle de bain, toujours pour qu’elle fût mieux. Les marchands, les ouvriers, les fabricants de Paris ont un art inouï pour agrandir le trou qu’un homme fait à sa bourse ; quand on les consulte, ils ne [p. 255]savent le prix de rien, et le paroxisme du désir ne s’accommode jamais d’un retard, ils se font ainsi faire les commandes dans les ténèbres d’un devis approximatif, puis ils ne donnent jamais leurs mémoires, et entraînent le consommateur dans le tourbillon de la fourniture. Tout est délicieux, ravissant, chacun est satisfait. Quelques mois après, ces complaisants fournisseurs reviennent métamorphosés en totaux d’une horrible exigence ; ils ont des besoins, ils ont des paiements urgents, ils font même soi-disant faillite, ils pleurent et ils touchent ! L’abîme s’entr’ouvre alors en vomissant une colonne de chiffres qui marchent quatre par quatre, quand ils devaient aller innocemment trois par trois. Avant que Castanier connût la somme de ses dépenses, il en était venu à donner à sa maîtresse un remise chaque fois qu’elle sortait, au lieu de la laisser monter en fiacre. Castanier était gourmand, il eut une excellente cuisinière ; et, pour lui plaire, Aquilina le régalait de primeurs, de raretés gastronomiques, de vins choisis qu’elle allait acheter elle-même. Mais n’ayant rien à elle, ses cadeaux si précieux par l’attention, par la délicatesse et la grâce qui les dictaient, épuisaient périodiquement la bourse de Castanier, qui ne voulait pas que sa Naqui restât sans argent, et elle était toujours sans argent ! La table fut donc une source de dépenses considérables, relativement à la fortune du caissier. L’ex-dragon dut recourir à des artifices commerciaux pour se procurer de l’argent, car il lui fut impossible de renoncer à ses jouissances. Son amour pour la femme ne lui avait pas permis de résister aux fantaisies de la maîtresse. Il était de ces hommes qui, soit amour-propre, soit faiblesse, ne savent rien refuser à une femme, et qui éprouvent une fausse honte si violente pour dire : –Je ne puis… Mes moyens ne me permettent pas… Je n’ai pas d’argent, qu’ils se ruinent. Donc, le jour où Castanier se vit au fond d’un précipice et que pour s’en retirer il dut quitter cette femme et se mettre au pain et à l’eau, afin d’acquitter ses dettes, il s’était si bien accoutumé à cette femme, à cette vie, qu’il ajourna tous les matins ses projets de réforme. Poussé par les circonstances, il emprunta d’abord. Sa position, ses antécédents lui méritaient une confiance dont il profita pour combiner un système d’emprunt en rapport avec ses besoins. Puis, pour déguiser les sommes auxquelles monta rapidement sa dette, il eut recours à ce que le commerce nomme descirculations. C’est des billets qui ne représentent ni marchandises ni valeurs pécuniaires [p. 256]fournies, et que le premier endosseur paie pour le complaisant souscripteur, espèce de faux toléré parce qu’il est impossible à constater, et que d’ailleurs ce dol fantastique ne devient réel que par un non-paiement. Enfin, quand Castanier se vit dans l’impossibilité de continuer ses manœuvres financières, soit par l’accroissement du capital, soit par l’énormité des intérêts, il fallut faire faillite à ses créanciers. Le jour où le déshonneur fut échu, Castanier préféra la faillite frauduleuse à la faillite simple, le crime au délit. Il résolut d’escompter la confiance que lui méritait sa probité réelle, et d’augmenter le nombre de ses créanciers en empruntant, à la façon du célèbre caissier du Trésor-Royal, la somme nécessaire pour vivre heureux le reste de ses jours en pays étranger. Et il s’y était pris comme on vient de le voir. Aquilina ne connaissait pas l’ennui de cette vie, elle en jouissait, comme font beaucoup de femmes, sans plus se demander comment venait l’argent, que certaines gens ne se demandent comment poussent les blés en mangeant leur petit pain doré ; tandis que les mécomptes et les soins de l’agriculture sont derrière le four des boulangers, comme sous le luxe inaperçu de la plupart des ménages parisiens, reposent d’écrasants soucis et le plus exorbitant travail.
Au moment où Castanier subissait les tortures de l’incertitude, en pensant à une action qui changeait toute sa vie, Aquilina tranquillement assise au coin de son feu, plongée indolemment dans un grand fauteuil, l’attendait en compagnie de sa femme de chambre. Semblable à toutes les femmes de chambre qui servent ces dames, Jenny était devenue sa confidente, après avoir reconnu combien était inattaquable l’empire que sa maîtresse avait sur Castanier.
– Comment ferons-nous ce soir ? Léon veut absolument venir, disait madame de La Garde en lisant une lettre passionnée écrite sur un papier grisâtre.
– Voilà monsieur, dit Jenny.
Castanier entra. Sans se déconcerter, Aquilina roula le billet, le prit dans ses pincettes et le brûla.
– Voilà ce que tu fais de tes billets doux ? dit Castanier.
– Oh ! mon Dieu, oui, lui répondit Aquilina, n’est-ce pas le meilleur moyen de ne pas les laisser surprendre ? D’ailleurs, le feu ne doit-il pas aller au feu, comme l’eau va à la rivière ?
– Tu dis cela, Naqui, comme si c’était un vrai billet doux.
– Eh ! bien, est-ce que je ne suis pas assez belle pour en [p. 257]recevoir ? dit-elle en tendant son front à Castanier avec une sorte de négligence qui eût appris à un homme moins aveuglé qu’elle accomplissait une espèce de devoir conjugal en faisant de la joie au caissier. Mais Castanier en était arrivé à ce degré de passion inspirée par l’habitude qui ne permet plus de rien voir.
– J’ai ce soir une loge pour le Gymnase, reprit-il, dînons de bonne heure pour ne pas dîner en poste.
– Allez-y avec Jenny. Je suis ennuyée de spectacle. Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, je préfère rester au coin de mon feu.
– Viens tout de même, Naqui, je n’ai plus à t’ennuyer long-temps de ma personne. Oui, Quiqui, je partirai ce soir, et serai quelque temps sans revenir. Je te laisse ici maîtresse de tout. Me garderas-tu ton cœur ?
– Ni le cœur, ni autre chose, dit-elle. Mais, au retour, Naqui sera toujours Naqui pour toi.
– Hé ! bien, voilà de la franchise. Ainsi, tu ne me suivrais point ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Eh ! mais, dit-elle en souriant, puis-je abandonner l’amant qui m’écrit de si doux billets ?
Et elle montra par un geste à demi moqueur le papier brûlé.
– Serait-ce vrai ? dit Castanier. Aurais-tu donc un amant ?
– Comment ! reprit Aquilina, vous ne vous êtes donc jamais sérieusement regardé, mon cher ? Vous avez cinquante ans, d’abord ! Puis, vous avez une figure à mettre sur les planches d’une fruitière, personne ne la démentira quand elle voudra la vendre comme un potiron. En montant les escaliers, vous soufflez comme un phoque. Votre ventre se trémousse sur lui-même comme un brillant sur la tête d’une femme ! Tu as beau avoir servi dans les Dragons, tu es un vieux très-laid. Par ma ficque, je ne te conseille pas, si tu veux conserver mon estime, d’ajouter à ces qualités celle de la niaiserie, en croyant qu’une fille comme moi se passera de tempérer ton amour asthmatique par les fleurs de quelque jolie jeunesse.
– Tu veux sans doute rire, Aquilina ?
– Eh ! bien, ne ris-tu pas, toi ? Me prends-tu pour une sotte, en m’annonçant ton départ ? –Je partirai ce soir, dit-elle en l’imitant. GrandLendore, parlerais-tu comme cela si tu quittais ta Naqui ? tu pleurerais comme un veau que tu es.
[p. 258]– Enfin, si je pars, me suis-tu ? demanda-t-il.
– Dis-moi d’abord si ton voyage n’est pas une mauvaise plaisanterie.
– Oui, sérieusement, je pars.
– Eh ! bien, sérieusement, je reste. Bon voyage, mon enfant ! je t’attendrai. Je quitterais plutôt la vie que de laisser mon bon petit Paris.
– Tu ne viendrais pas en Italie, à Naples, y mener une bonne vie, bien douce, luxueuse, avec ton gros bonhomme qui souffle comme un phoque ?
– Non.
– Ingrate !
– Ingrate ? dit-elle en se levant. Je puis sortir à l’instant en n’emportant d’ici que ma personne. Je t’aurai donné tous les trésors que possède une jeune fille, et une chose que tout ton sang ni le mien ne saurait me rendre. Si je pouvais, par un moyen quelconque, en vendant mon éternité par exemple, recouvrer la fleur de mon corps comme j’ai peut-être reconquis celle de mon âme, et me livrer pure comme un lis à mon amant, je n’hésiterais pas un instant ! Par quel dévouement as-tu récompensé le mien ? Tu m’as nourrie et logée par le même sentiment qui porte à nourrir un chien et à le mettre dans une niche, parce qu’il nous garde bien, qu’il reçoit nos coups de pied quand nous sommes de mauvaise humeur, et qu’il nous lèche la main aussitôt que nous le rappelons. Qui de nous deux aura été le plus généreux ?
– Oh ! ma chère enfant, ne vois-tu pas que je plaisante ? dit Castanier. Je fais un petit voyage qui ne durera pas long-temps. Mais tu viendras avec moi au Gymnase, je partirai vers minuit, après t’avoir dit un bon adieu.
– Pauvre chat, tu pars donc ? lui dit-elle en le prenant par le cou pour lui mettre la tête dans son corsage.
– Tu m’étouffes ! cria Castanier le nez dans le sein d’Aquilina.
La bonne fille se pencha vers l’oreille de Jenny : – Va dire à Léon de ne venir qu’à une heure ; si tu ne le trouves pas et qu’il arrive pendant les adieux, tu le garderas chez toi. – Eh ! bien, reprit-elle, en ramenant la tête de Castanier devant la sienne et lui tortillant le bout du nez, allons, toi le plus beau des phoques, j’irai donc avec toi ce soir au théâtre. Mais alors dînons ! tu as un bon petit dîner, tous plats de ton goût.
[p. 259]– Il est bien difficile, dit Castanier, de quitter une femme comme toi !
– Hé ! bien donc, pourquoi t’en vas-tu ? lui demanda-t-elle.
– Ah ! pourquoi ! pourquoi ! il faudrait pour te l’expliquer te dire des choses qui te prouveraient que mon amour pour toi va jusqu’à la folie. Si tu m’as donné ton honneur, j’ai vendu le mien, nous sommes quittes. Est-ce aimer ?
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle. Allons, dis-moi que si j’avais un amant, tu m’aimerais toujours comme un père, ce sera de l’amour ! Allons, dites-le tout de suite, et donnez la patte.
– Je te tuerais, dit Castanier en souriant.
Ils allèrent se mettre à table, et partirent pour le Gymnase après avoir dîné. Quand la première pièce fut jouée, Castanier voulut aller se montrer à quelques personnes de sa connaissance qu’il avait vues dans la salle, afin de détourner le plus long-temps possible tout soupçon sur sa fuite. Il laissa madame de La Garde dans sa loge, qui, suivant ses habitudes modestes, était une baignoire, et il vint se promener dans le foyer. À peine y eut-il fait quelques pas, qu’il rencontra la figure de Melmoth dont le regard lui causa la fade chaleur d’entrailles, la terreur qu’il avait déjà ressenties, et ils arrivèrent en face l’un de l’autre.
– Faussaire ! cria l’Anglais.
En entendant ce mot, Castanier regarda les gens qui se promenaient. Il crut apercevoir un étonnement mêlé de curiosité sur leurs figures, il voulut se défaire de cet Anglais à l’instant même, et leva la main pour lui donner un soufflet ; mais il se sentit le bras paralysé par une puissance invincible qui s’empara de sa force et le cloua sur la place ; il laissa l’étranger lui prendre le bras, et tous deux ils marchèrent ensemble dans le foyer, comme deux amis.
– Qui donc est assez fort pour me résister ? lui dit l’Anglais. Ne sais-tu pas que tout ici-bas doit m’obéir, que je puis tout ? Je lis dans les cœurs, je vois l’avenir, je sais le passé. Je suis ici, et je puis être ailleurs ! Je ne dépends ni du temps, ni de l’espace, ni de la distance. Le monde est mon serviteur. J’ai la faculté de toujours jouir, et de donner toujours le bonheur. Mon œil perce les murailles, voit les trésors, et j’y puise à pleines mains. À un signe de ma tête, des palais se bâtissent et mon architecte ne se trompe jamais. Je puis faire éclore des fleurs sur tous les [p. 260]terrains, entasser des pierreries, amonceler l’or, me procurer des femmes toujours nouvelles ; enfin, tout me cède. Je pourrais jouer à la Bourse à coup sûr, si l’homme qui sait trouver l’or là où les avares l’enterrent avait besoin de puiser dans la bourse des autres. Sens donc, pauvre misérable voué à la honte, sens donc la puissance de la serre qui te tient. Essaie de faire plier ce bras de fer ! amollis ce cœur de diamant ! ose t’éloigner de moi ! Quand tu serais au fond des caves qui sont sous la Seine, n’entendrais-tu pas ma voix ? Quand tu irais dans les catacombes ne me verrais-tu pas ? Ma voix domine le bruit de la foudre, mes yeux luttent de clarté avec le soleil, car je suis l’égal deCelui qui porte la lumière. Castanier entendait ces terribles paroles, rien en lui ne les contredisait, et il marchait à côté de l’Anglais sans qu’il pût s’en éloigner. – Tu m’appartiens, tu viens de commettre un crime. J’ai donc enfin trouvé le compagnon que je cherchais. Veux-tu savoir ta destinée ? Ha ! ha ! tu comptais voir un spectacle, il ne te manquera pas, tu en auras deux. Allons, présente-moi à madame de La Garde comme un de tes meilleurs amis. Ne suis-je pas ta dernière espérance ?
Castanier revint à sa loge suivi de l’étranger, qu’il s’empressa de présenter à madame de La Garde, suivant l’ordre qu’il venait de recevoir. Aquilina ne parut point surprise de voir Melmoth. L’Anglais refusa de se mettre sur le devant de la loge, et voulut que Castanier y restât avec sa maîtresse. Le plus simple désir de l’Anglais était un ordre auquel il fallait obéir. La pièce qu’on allait jouer était la dernière. Alors les petits théâtres ne donnaient que trois pièces. Le Gymnase avait à cette époque un acteur qui lui assurait la vogue. Perlet allait jouerle Comédien d’Étampes, vaudeville où il remplissait quatre rôles différents. Quand la toile se leva, l’étranger étendit la main sur la salle. Castanier poussa un cri de terreur qui s’arrêta dans son gosier dont les parois se collèrent, car Melmoth lui montra du doigt la scène, en lui faisant comprendre ainsi qu’il avait ordonné de changer le spectacle. Le caissier vit le cabinet de Nucingen, son patron y était en conférence avec un employé supérieur de la préfecture de police qui lui expliquait la conduite de Castanier, en le prévenant de la soustraction faite à sa caisse, du faux commis à son préjudice et de la fuite de son caissier. Une plainte était aussitôt dressée, signée, et transmise au procureur du roi. – « Croyez-vous qu’il sera [p. 261]temps encore ? disait Nucingen. – Oui, répondit l’agent, il est au Gymnase, et ne se doute de rien. »
Castanier s’agita sur sa chaise, et voulut s’en aller ; mais la main que Melmoth lui appuyait sur l’épaule le forçait à rester, par un effet de l’horrible puissance dont nous sentons les effets dans le cauchemar. Cet homme était le cauchemar même, et pesait sur Castanier comme une atmosphère empoisonnée. Quand le pauvre caissier se retournait pour implorer cet Anglais, il rencontrait un regard de feu qui vomissait des courants électriques, espèces de pointes métalliques par lesquelles Castanier se sentait pénétré, traversé de part en part, et cloué.
– Que t’ai-je fait ? disait-il dans son abattement et en haletant comme un cerf au bord d’une fontaine, que veux-tu de moi ?
– Regarde ? lui cria Melmoth.
Castanier regarda ce qui se passait sur la scène. La décoration avait été changée, le spectacle était fini, Castanier se vit lui-même sur la scène descendant de voiture avec Aquilina ; mais au moment où il entrait dans la cour de sa maison, rue Richer, la décoration changea subitement encore, et représenta l’intérieur de son appartement. Jenny causait au coin du feu, dans la chambre de sa maîtresse, avec un sous-officier d’un régiment de ligne, en garnison à Paris. – « Il part, disait ce sergent, qui paraissait appartenir à une famille de gens aisés. Je vais donc être heureux à mon aise. J’aime trop Aquilina pour souffrir qu’elle appartienne à ce vieux crapaud ! Moi j’épouserai madame de La Garde ! s’écriait le sergent. »
– Vieux crapaud ! se dit douloureusement Castanier.
– « Voilà madame et monsieur, cachez-vous ! Tenez, mettez-vous là, monsieur Léon, lui disait Jenny. Monsieur ne doit pas rester long-temps. » Castanier voyait le sous-officier se mettant derrière les robes d’Aquilina dans le cabinet de toilette. Castanier rentra bientôt lui-même en scène, et fit ses adieux à sa maîtresse qui se moquait de lui dans sesà parteavec Jenny, tout en lui disant les paroles les plus douces et les plus caressantes. Elle pleurait d’un côté, riait de l’autre. Les spectateurs faisaient répéter les couplets.
– Maudite femme ! criait Castanier dans sa loge.
[p. 262]Aquilina riait aux larmes en s’écriant : – Mon Dieu ! Perlet est-il drôle en Anglais ! Quoi ! vous seuls dans la salle ne riez pas ? Ris donc, mon chat ! dit-elle au caissier.
Melmoth se mit à rire d’une façon qui fit frissonner le caissier. Ce rire anglais lui tordait les entrailles et lui travaillait la cervelle comme si quelque chirurgien le trépanait avec un fer brûlant.
– Ils rient, ils rient, disait convulsivement Castanier.
En ce moment, au lieu de voir la pudibondeladyque représentait si comiquement Perlet, et dont le parler anglo-français faisait pouffer de rire toute la salle, le caissier se voyait fuyant la rue Richer, montant dans un fiacre sur le boulevard, faisant son marché pour aller à Versailles. La scène changeait encore. Il reconnut, au coin de la rue de l’Orangerie et de la rue des Récollets, la petite auberge borgne que tenait son ancien maréchal-des-logis. Il était deux heures du matin, le plus grand silence régnait, personne ne l’épiait, sa voiture était attelée de chevaux de poste, et venait d’une maison de l’avenue de Paris où demeurait un Anglais pour qui elle avait été demandée, afin de détourner les soupçons. Castanier avait ses valeurs et ses passe-ports, il montait en voiture, il partait. Mais à la barrière, Castanier aperçut des gendarmes à pied qui attendaient la voiture. Il jeta un cri affreux que comprima le regard de Melmoth.
– Regarde toujours, et tais-toi ! lui dit l’Anglais.
Castanier se vit en un moment jeté en prison à la Conciergerie. Puis, au cinquième acte de ce drame intituléle Caissier, il s’aperçut, à trois mois de là, sortant de la Cour d’Assises, condamné à vingt ans de travaux forcés. Il jeta un nouveau cri quand il se vit exposé sur la place du Palais de Justice, et que le fer rouge du bourreau le marqua. Enfin, à la dernière scène, il était dans la cour de Bicêtre, parmi soixante forçats, et attendait son tour pour aller faire river ses fers.
– Mon Dieu ! je n’en puis plus de rire, disait Aquilina. Vous êtes bien sombre, mon chat, qu’avez-vous donc ? ce monsieur n’est plus là.
– Deux mots, Castanier, lui dit Melmoth au moment où la pièce finie madame de La Garde se faisait mettre son manteau par l’ouvreuse.
Le corridor était encombré, toute fuite était impossible.
– Eh ! bien, quoi ?
[p. 263]– Aucune puissance humaine ne peut t’empêcher d’aller reconduire Aquilina, d’aller à Versailles, et d’y être arrêté.
– Pourquoi ?
– Parce que le bras qui te tient, dit l’Anglais, ne te lâchera point.
Castanier aurait voulu pouvoir prononcer quelques paroles pour s’anéantir lui-même et disparaître au fond des enfers.
– Si le démon te demandait ton âme, ne la donnerais-tu pas en échange d’une puissance égale à celle de Dieu ? D’un seul mot, tu restituerais dans la caisse du baron de Nucingen les cinq cent mille francs que tu y as pris. Puis, en déchirant ta lettre de crédit, toute trace de crime serait anéantie. Enfin, tu aurais de l’or à flots. Tu ne crois guère à rien, n’est-ce pas ? Hé bien ! si tout cela arrive, tu croiras au moins au diable.
– Si c’était possible ! dit Castanier avec joie.
– Celui qui peut faire ceci, répondit l’Anglais, te l’affirme.
Melmoth étendit le bras au moment où Castanier, madame de La Garde et lui se trouvaient sur le boulevard. Il tombait alors une pluie fine, le sol était boueux, l’atmosphère était épaisse, et le ciel était noir. Aussitôt que le bras de cet homme fut étendu, le soleil illumina Paris. Castanier se vit, en plein midi, comme par un beau jour de juillet. Les arbres étaient couverts de feuilles, et les Parisiens endimanchés circulaient en deux files joyeuses. Les marchands de coco criaient : – À boire, à la fraîche ! Des équipages brillaient en roulant sur la chaussée. Le caissier jeta un cri de terreur. À ce cri, le boulevard redevint humide et sombre. Madame de La Garde était montée en voiture.
– Mais dépêche-toi donc, mon ami, lui dit-elle, viens ou reste. Vraiment, ce soir, tu es ennuyeux comme la pluie qui tombe.
– Que faut-il faire ? dit Castanier à Melmoth.
– Veux-tu prendre ma place ? lui demanda l’Anglais.
– Oui.
– Eh ! bien, je serai chez toi dans quelques instants.
– Ah ! çà, Castanier, tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, lui disait Aquilina. Tu médites quelque mauvais coup, tu étais trop sombre et trop pensif pendant le spectacle. Mon cher ami, te faut-il quelque chose que je puisse te donner ? Parle.
– J’attends, pour savoir si tu m’aimes, que nous soyons arrivés à la maison.
– Ce n’est pas la peine d’attendre, dit-elle en se jetant à son cou, tiens !
Elle l’embrassa fort passionnément en apparence en lui faisant de ces cajoleries qui, chez ces sortes de créatures, deviennent des choses de métier, comme le sont les jeux de scène pour des actrices.
– D’où vient cette musique ? dit Castanier.
– Allons, voilà que tu entends de la musique, maintenant !
– De la musique céleste ! reprit-il. On dirait que les sons viennent d’en haut.
– Comment, toi qui m’as toujours refusé une baignoire aux Italiens, sous prétexte que tu ne pouvais pas souffrir la musique, te voilà mélomane, à cette heure ! Mais tu es fou ! ta musique est dans ta caboche, vieille boule détraquée ! dit-elle en lui prenant la tête et la faisant rouler sur son épaule. Dis donc, papa, sont-ce les roues de la voiture qui chantent ?
– Écoute donc, Naqui ? si les anges font de la musique au bon Dieu, ce ne peut être que celle dont les accords m’entrent par tous les pores autant que par les oreilles, et je ne sais comment t’en parler, c’est suave comme de l’eau de miel !
– Mais certainement on lui fait de la musique au bon Dieu, car on représente toujours les anges avec des harpes. Ma parole d’honneur, il est fou, se dit-elle en voyant Castanier dans l’attitude d’un mangeur d’opium en extase.
Ils étaient arrivés. Castanier, absorbé par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, ne sachant s’il devait croire ou douter, allait comme un homme ivre, privé de raison. Il se réveilla dans la chambre d’Aquilina où il avait été porté, soutenu par sa maîtresse, par le portier et par Jenny, car il s’était évanoui en sortant de sa voiture.
– Mes amis, mes amis,ilva venir, dit-il en se plongeant par un mouvement désespéré dans sa bergère au coin du feu.
En ce moment Jenny entendit la sonnette, alla ouvrir, et annonça l’Anglais en disant que c’était un monsieur qui avait rendez-vous avec Castanier. Melmoth se montra soudain, il se fit un grand silence. Il regarda le portier, le portier s’en alla. Il regarda Jenny, Jenny s’en alla.
– Madame, dit Melmoth à la courtisane, permettez-nous de terminer une affaire qui ne souffre aucun retard.
[p. 265]Il prit Castanier par la main, et Castanier se leva. Tous deux allèrent dans le salon sans lumière, car l’œil de Melmoth éclairait les ténèbres les plus épaisses. Fascinée par le regard étrange de l’inconnu, Aquilina demeura sans force, et incapable de songer à son amant, qu’elle croyait d’ailleurs enfermé chez sa femme de chambre, tandis que, surprise par le prompt retour de Castanier, Jenny l’avait caché dans le cabinet de toilette, comme dans la scène du drame joué pour Melmoth et pour sa victime. La porte de l’appartement se ferma violemment, et bientôt Castanier reparut.
– Qu’as-tu ? lui cria sa maîtresse frappée d’horreur.
La physionomie du caissier était changée. Son teint rouge avait fait place à la pâleur étrange qui rendait l’étranger sinistre et froid. Ses yeux jetaient un feu sombre qui blessait par un éclat insupportable. Son attitude de bonhomie était devenue despotique et fière. La courtisane trouva Castanier maigri, le front lui sembla majestueusement horrible, et le dragon exhalait une influence épouvantable qui pesait sur les autres comme une lourde atmosphère. Aquilina se sentit pendant un moment gênée.
– Que s’est-il passé en si peu de temps entre cet homme diabolique et toi ? demanda-t-elle.
– Je lui ai vendu mon âme. Je le sens, je ne suis plus le même. Il m’a pris mon être, et m’a donné le sien.
– Comment ?
– Tu n’y comprendrais rien. Ha ! dit Castanier froidement, il avait raison, ce démon ! Je vois tout et sais tout. Tu me trompais.
Ces mots glacèrent Aquilina. Castanier alla dans le cabinet de toilette après avoir allumé un bougeoir, la pauvre fille stupéfaite l’y suivit, et son étonnement fut grand lorsque Castanier, ayant écarté les robes accrochées au porte-manteau, découvrit le sous-officier.
– Venez, mon cher, lui dit-il en prenant Léon par le bouton de la redingote et l’amenant dans la chambre.
La Piémontaise, pâle, éperdue, était allée se jeter dans son fauteuil. Castanier s’assit sur la causeuse au coin du feu, et laissa l’amant d’Aquilina debout.
– Vous êtes ancien militaire, lui dit Léon, je suis prêt à vous rendre raison.
– Vous êtes un niais, répondit sèchement Castanier. Je n’ai [p. 266]plus besoin de me battre, je puis tuer qui je veux d’un regard. Je vais vous dire votre fait, mon petit. Pourquoi vous tuerais-je ? Vous avez sur le cou une ligne rouge que je vois. La guillotine vous attend. Oui, vous mourrez en place de Grève. Vous appartenez au bourreau, rien ne peut vous sauver. Vous faites partie d’une Vente de Charbonniers. Vous conspirez contre le gouvernement.
– Tu ne me l’avais pas dit ! cria la Piémontaise à Léon.
– Vous ne savez donc pas, dit le caissier en continuant toujours, que le ministère a décidé ce matin de poursuivre votre association ? Le procureur-général a pris vos noms. Vous êtes dénoncés par des traîtres. On travaille en ce moment à préparer les éléments de votre acte d’accusation.
– C’est donc toi qui l’as trahi ?… dit Aquilina qui poussa un rugissement de lionne et se leva pour venir déchirer Castanier.
– Tu me connais trop pour le croire, répondit Castanier avec un sang-froid qui pétrifia sa maîtresse.
– Comment le sais-tu donc ?
– Je l’ignorais avant d’aller dans le salon ; mais, maintenant, je vois tout, je sais tout, je peux tout.
Le sous-officier était stupéfait.
– Hé ! bien, sauve-le, mon ami, s’écria la fille en se jetant aux genoux de Castanier. Sauvez-le, puisque vous pouvez tout ! Je vous aimerai, je vous adorerai, je serai votre esclave au lieu d’être votre maîtresse. Je me vouerai à vos caprices les plus désordonnés, tu feras de moi tout ce que tu voudras. Oui, je trouverai plus que de l’amour pour vous ; j’aurai le dévouement d’une fille pour son père, joint à celui d’une… mais… comprends donc, Rodolphe ! Enfin, quelque violentes que soient mes passions, je serai toujours à toi ! Qu’est-ce que je pourrais dire pour te toucher ? J’inventerai des plaisirs… Je… Mon Dieu ! tiens, quand tu voudras quelque chose de moi, comme de me faire jeter par la fenêtre, tu n’auras qu’à me dire : Léon ! je me précipiterais alors dans l’enfer, j’accepterais tous les tourments, toutes les maladies, tous les chagrins, tout ce que tu m’imposerais !
Castanier resta froid. Pour toute réponse, il montra Léon en disant avec un rire de démon : – La guillotine l’attend.
– Non, il ne sortira pas d’ici, je le sauverai, s’écria-t-elle. Oui, [p. 267]je tuerai qui le touchera ! Pourquoi ne veux-tu pas le sauver ? criait-elle d’une voix étincelante, l’œil en feu, les cheveux épars. Le peux-tu ?
– Je puis tout.
– Pourquoi ne le sauves-tu pas ?
– Pourquoi ? cria Castanier dont la voix vibra jusque dans les planchers. Hé ! je me venge ! C’est mon métier de mal faire.
– Mourir, reprit Aquilina, lui, mon amant, est-ce possible ?
Elle bondit jusqu’à sa commode, y saisit un stylet qui était dans une corbeille, et vint à Castanier qui se mit à rire.
– Tu sais bien que le fer ne peut plus m’atteindre.
Le bras d’Aquilina se détendit comme une corde de harpe subitement coupée.
– Sortez, mon cher ami, dit le caissier en se retournant vers le sous-officier ; allez à vos affaires.
Il étendit la main, et le militaire fut obligé d’obéir à la force supérieure que déployait Castanier.
– Je suis ici chez moi, je pourrais envoyer chercher le commissaire de police et lui livrer un homme qui s’introduit dans mon domicile, je préfère vous rendre la liberté : je suis un démon, je ne suis pas un espion.
– Je le suivrai, dit Aquilina.
– Suis-le, dit Castanier. Jenny ?…
Jenny parut.
– Envoyez le portier leur chercher un fiacre.
– Tiens, Naqui, dit Castanier en tirant de sa poche un paquet de billets de banque, tu ne quitteras pas, comme une misérable, un homme qui t’aime encore.
Il lui tendit trois cent mille francs, Aquilina les prit, les jeta par terre, cracha dessus en les piétinant avec la rage du désespoir, en lui disant : – Nous sortirons tous deux à pied, sans un sou de toi. Reste, Jenny.
– Bonsoir ! reprit le caissier en ramassant son argent. Moi, je suis revenu de voyage. – Jenny, dit-il en regardant la femme de chambre ébahie, tu me parais bonne fille. Te voilà sans maîtresse, viens ici ?… pour ce soir, tu auras un maître.
Aquilina, se défiant de tout, s’en alla promptement avec le sous-officier chez une de ses amies. Mais Léon était l’objet des soupçons de la police, qui le faisait suivre partout où il allait. Aussi fut-il [p. 268]arrêté quelque temps après, avec ses trois amis, comme le dirent les journaux du temps.
Le caissier se sentit changé complétement au moral comme au physique. Le Castanier, tour à tour enfant, jeune, amoureux, militaire, courageux, trompé, marié, désillusionné, caissier, passionné, criminel par amour, n’existait plus. Sa forme intérieure avait éclaté. En un moment, son crâne s’était élargi, ses sens avaient grandi. Sa pensée embrassa le monde, il en vit les choses comme s’il eût été placé à une hauteur prodigieuse. Avant d’aller au spectacle, il éprouvait pour Aquilina la passion la plus insensée, plutôt que de renoncer à elle il aurait fermé les yeux sur ses infidélités, ce sentiment aveugle s’était dissipé comme une nuée se fond sous les rayons du soleil. Heureuse de succéder à sa maîtresse, et d’en posséder la fortune, Jenny fit tout ce que voulait le caissier. Mais Castanier, qui avait le pouvoir de lire dans les âmes, découvrit le motif véritable de ce dévouement purement physique. Aussi s’amusa-t-il de cette fille avec la malicieuse avidité d’un enfant qui, après avoir exprimé le jus d’une cerise, en lance le noyau. Le lendemain, au moment où, pendant le déjeuner, elle se croyait dame et maîtresse au logis, Castanier lui répéta mot à mot, pensée à pensée, ce qu’elle se disait à elle-même, en buvant son café.
– Sais-tu ce que tu penses, ma petite ? lui dit-il en souriant, le voici : « Ces beaux meubles en bois de palissandre que je désirais tant, et ces belles robes que j’essayais, sont donc à moi ! Il ne m’en a coûté que des bêtises que madame lui refusait, je ne sais pas pourquoi. Ma foi, pour aller en carrosse, avoir des parures, être au spectacle dans une loge, et me faire des rentes, je lui donnerais bien des plaisirs à l’en faire crever, s’il n’était pas fort comme un Turc. Je n’ai jamais vu d’homme pareil ! » – Est-ce bien cela ? reprit-il d’une voix qui fit pâlir Jenny. Eh ! bien, oui, ma fille, tu n’y tiendrais pas, et c’est pour ton bien que je te renvoie, tu périrais à la peine. Allons, quittons-nous bons amis.
Et il la congédia froidement en lui donnant une fort légère somme.
Le premier usage que Castanier s’était promis de faire du terrible pouvoir qu’il venait d’acheter, au prix de son éternité bienheureuse, était la satisfaction pleine et entière de ses goûts. Après avoir mis ordre à ses affaires, et rendu facilement ses comptes à monsieur de Nucingen qui lui donna pour successeur un bon Allemand, il voulut une bacchanale digne des beaux jours de l’empire [p. 269]romain, et s’y plongea désespérément comme Balthazar à son dernier festin. Mais, comme Balthazar, il vit distinctement une main pleine de lumière qui lui traça son arrêt au milieu de ses joies, non pas sur les murs étroits d’une salle, mais sur les parois immenses où se dessine l’arc-en-ciel. Son festin ne fut pas en effet une orgie circonscrite aux bornes d’un banquet, ce fut une dissipation de toutes les forces et de toutes les jouissances. La table était en quelque sorte la terre même qu’il sentait trembler sous ses pieds. Ce fut la dernière fête d’un dissipateur qui ne ménage plus rien. En puisant à pleines mains dans le trésor des voluptés humaines dont la clef lui avait été remise par le Démon, il en atteignit promptement le fond. Cette énorme puissance, en un instant appréhendée, fut en un instant exercée, jugée, usée. Ce qui était tout, ne fut rien. Il arrive souvent que la possession tue les plus immenses poèmes du désir, aux rêves duquel l’objet possédé répond rarement. Ce triste dénoûment de quelques passions était celui que cachait l’omnipotence de Melmoth. L’inanité de la nature humaine fut soudain révélée à son successeur, auquel la suprême puissance apporta le néant pour dot. Afin de bien comprendre la situation bizarre dans laquelle se trouva Castanier, il faudrait pouvoir en apprécier par la pensée les rapides révolutions, et concevoir combien elles eurent peu de durée, ce dont il est difficile de donner une idée à ceux qui restent emprisonnés par les lois du temps, de l’espace et des distances. Ses facultés agrandies avaient changé les rapports qui existaient auparavant entre le monde et lui. Comme Melmoth, Castanier pouvait en quelques instants être dans les riantes vallées de l’Hindoustan, passer sur les ailes des démons à travers les déserts de l’Afrique, et glisser sur les mers. De même que sa lucidité lui faisait tout pénétrer à l’instant où sa vue se portait sur un objet matériel ou dans la pensée d’autrui, de même sa langue happait pour ainsi dire toutes les saveurs d’un coup. Son plaisir ressemblait au coup de hache du despotisme, qui abat l’arbre pour en avoir les fruits. Les transitions, les alternatives qui mesurent la joie, la souffrance, et varient toutes les jouissances humaines, n’existaient plus pour lui. Son palais, devenu sensitif outre mesure, s’était blasé tout à coup en se rassasiant de tout. Les femmes et la bonne chère furent deux plaisirs si complétement assouvis, du moment où il put les goûter de manière à se trouver au delà du plaisir, qu’il n’eut plus envie ni de manger, ni d’aimer. [p. 270]Se sachant maître de toutes les femmes qu’il souhaiterait, et se sachant armé d’une force qui ne devait jamais faillir, il ne voulait plus de femmes ; en les trouvant par avance soumises à ses caprices les plus désordonnés, il se sentait une horrible soif d’amour, et les désirait plus aimantes qu’elles ne pouvaient l’être. Mais la seule chose que lui refusait le monde, c’était la foi, la prière, ces deux onctueuses et consolantes amours. On lui obéissait. Ce fut un horrible état. Les torrents de douleurs, de plaisirs et de pensées qui secouaient son corps et son âme eussent emporté la créature humaine la plus forte ; mais il y avait en lui une puissance de vie proportionnée à la vigueur des sensations qui l’assaillaient. Il sentit en dedans de lui quelque chose d’immense que la terre ne satisfaisait plus. Il passait la journée à étendre ses ailes, à vouloir traverser les sphères lumineuses dont il avait une intuition nette et désespérante. Il se dessécha intérieurement, car il eut soif et faim de choses qui ne se buvaient ni ne se mangeaient, mais qui l’attiraient irrésistiblement. Ses lèvres devinrent ardentes de désir, comme l’étaient celles de Melmoth, et il haletait après l’INCONNU, car il connaissait tout. En voyant le principe et le mécanisme du monde, il n’en admirait plus les résultats, et manifesta bientôt ce dédain profond qui rend l’homme supérieur semblable à un sphinx qui sait tout, voit tout, et garde une silencieuse immobilité. Il ne se sentait pas la moindre velléité de communiquer sa science aux autres hommes. Riche de toute la terre, et pouvant la franchir d’un bond, la richesse et le pouvoir ne signifièrent plus rien pour lui. Il éprouvait cette horrible mélancolie de la suprême puissance à laquelle Satan et Dieu ne remédient que par une activité dont le secret n’appartient qu’à eux. Castanier n’avait pas, comme son maître, l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire ; il se sentait démon, mais démon à venir, tandis que Satan est démon pour l’éternité ; rien ne le peut racheter, il le sait, et alors il se plaît à remuer avec sa triple fourche les mondes comme un fumier, en y tracassant les desseins de Dieu. Pour son malheur, Castanier conservait une espérance. Ainsi tout à coup, en un moment, il put aller d’un pôle à l’autre, comme un oiseau vole désespérément entre les deux côtés de sa cage ; mais, après avoir fait ce bond, comme l’oiseau, il vit des espaces immenses. Il eut de l’infini une vision qui ne lui permit plus de considérer les choses humaines comme les autres hommes les considèrent. Les insensés qui souhaitent la [p. 271]puissance des démons, la jugent avec leurs idées d’hommes, sans prévoir qu’ils endosseront les idées du démon en prenant son pouvoir, qu’ils resteront hommes, et au milieu d’êtres qui ne peuvent plus les comprendre. Le Néron inédit qui rêve de faire brûler Paris pour sa distraction, comme on donne au théâtre le spectacle fictif d’un incendie, ne se doute pas que Paris deviendra pour lui ce qu’est pour un voyageur pressé, la fourmilière qui borde un chemin. Les sciences furent pour Castanier ce qu’est un logogriphe pour celui qui en sait le mot. Les rois, les gouvernements lui faisaient pitié. Sa grande débauche fut donc, en quelque sorte, un déplorable adieu à sa condition d’homme. Il se sentit à l’étroit sur la terre, car son infernale puissance le faisait assister au spectacle de la création dont il entrevoyait les causes et la fin. En se voyant exclu de ce que les hommes ont nommé le ciel dans tous leurs langages, il ne pouvait plus penser qu’au ciel. Il comprit alors le desséchement intérieur exprimé sur la face de son prédécesseur, il mesura l’étendue de ce regard allumé par un espoir toujours trahi, il éprouva la soif qui brûlait cette lèvre rouge, et les angoisses d’un combat perpétuel entre deux natures agrandies. Il pouvait être encore un ange, il se trouvait un démon. Il ressemblait à la suave créature emprisonnée par le mauvais vouloir d’un enchanteur dans un corps difforme, et qui, prise sous la cloche d’un pacte, avait besoin de la volonté d’autrui pour briser une détestable enveloppe détestée. De même que l’homme vraiment grand n’en a que plus d’ardeur à chercher l’infini du sentiment dans un cœur de femme, après une déception ; de même Castanier se trouva tout à coup sous le poids d’une seule idée, idée qui peut-être était la clef des mondes supérieurs. Par cela seul qu’il avait renoncé à son éternité bienheureuse, il ne pensait plus qu’à l’avenir de ceux qui prient et qui croient. Quand, au sortir de la débauche où il prit possession de son pouvoir, il sentit l’étreinte de ce sentiment, il connut les douleurs que les poètes sacrés, les apôtres et les grands oracles de la foi nous ont dépeintes en des termes si gigantesques. Harponné par l’épée flamboyante de laquelle il sentait la pointe dans ses reins, il courut chez Melmoth, afin de voir ce qu’il advenait de son prédécesseur. L’Anglais demeurait rue Férou, près Saint-Sulpice, dans un hôtel sombre, noir, humide et froid. Cette rue, ouverte au nord, comme toutes celles qui tombent perpendiculairement sur la rive gauche de la Seine, est une des rues les plus tristes de Paris, [p. 272]et son caractère réagit sur les maisons qui la bordent. Quand Castanier fut sur le seuil de la porte, il la vit tendue de noir, la voûte était également drapée. Sous cette voûte, éclataient les lumières d’une chapelle ardente. On y avait élevé un cénotaphe temporaire, de chaque côté duquel se tenait un prêtre.
– Il ne faut pas demander à monsieur pourquoi il vient, dit à Castanier une vieille portière, vous ressemblez trop à ce pauvre cher défunt. Si donc vous êtes son frère, vous arrivez trop tard pour lui dire adieu. Ce brave gentilhomme est mort avant-hier dans la nuit.
– Comment est-il mort ? demanda Castanier à l’un des prêtres.
– Soyez heureux, lui répondit un vieux prêtre en soulevant un côté des draps noirs qui formaient la chapelle.
Castanier vit une de ces figures que la foi rend sublimes et par les pores de laquelle l’âme semble sortir pour rayonner sur les autres hommes et les échauffer par les sentiments d’une charité persistante. Cet homme était le confesseur desirJohn Melmoth.
– Monsieur votre frère, dit le prêtre en continuant, a fait une fin digne d’envie, et qui a dû réjouir les anges. Vous savez quelle joie répand dans les cieux la conversion d’une âme pécheresse. Les pleurs de son repentir excités par la grâce ont coulé sans tarir, la mort seule a pu les arrêter. L’Esprit saint était en lui. Ses paroles ardentes et vives ont été dignes du Roi prophète. Si jamais, dans le cours de ma vie, je n’ai entendu de confession plus horrible que celle de ce gentilhomme irlandais, jamais aussi n’ai-je entendu de prières plus enflammées. Quelque grandes qu’aient été ses fautes, son repentir en a comblé l’abîme en un moment. La main de Dieu s’est visiblement étendue sur lui, car il ne ressemblait plus à lui-même, tant il est devenu saintement beau. Ses yeux si rigides se sont adoucis dans les pleurs. Sa voix si vibrante, et qui effrayait, a pris la grâce et la mollesse qui distinguent les paroles des gens humiliés. Il édifiait tellement les auditeurs par ses discours, que les personnes attirées par le spectacle de cette mort chrétienne, se mettaient à genoux en écoutant glorifier Dieu, parler de ses grandeurs infinies, et raconter les choses du ciel. S’il ne laisse rien à sa famille, il lui a certes acquis le plus grand bien que les familles puissent posséder, une âme sainte qui veillera sur vous tous, et vous conduira dans la bonne voie.
Ces paroles produisirent un effet si violent sur Castanier qu’il [p. 273]sortit brusquement et marcha vers l’église de Saint-Sulpice en obéissant à une sorte de fatalité, le repentir de Melmoth l’avait abasourdi. Vers cette époque, un homme célèbre par son éloquence faisait, le matin, à certains jours, des conférences qui avaient pour but de démontrer les vérités de la religion catholique à la jeunesse de ce siècle proclamée par une autre voix non moins éloquente, indifférente en matière de foi. La conférence devait faire place à l’enterrement de l’Irlandais. Castanier arriva précisément au moment où le prédicateur allait résumer avec cette onction gracieuse, avec cette pénétrante parole qui l’ont illustré, les preuves de notre heureux avenir. L’ancien dragon, sous la peau duquel s’était glissé le démon, se trouvait dans les conditions voulues pour recevoir fructueusement la semence des paroles divines commentées par le prêtre. En effet, s’il est un phénomène constaté, n’est-ce pas le phénomène moral que le peuple a nomméla foi du charbonnier? La force de la croyance se trouve en raison directe du plus ou moins d’usage que l’homme a fait de sa raison. Les gens simples et les soldats sont de ce nombre. Ceux qui ont marché dans la vie sous la bannière de l’instinct, sont beaucoup plus propres à recevoir la lumière que ceux dont l’esprit et le cœur se sont lassés dans les subtilités du monde. Depuis l’âge de seize ans, jusqu’à près de quarante ans, Castanier, homme du midi, avait suivi le drapeau français. Simple cavalier, obligé de se battre le jour, la veille et le lendemain, il devait penser à son cheval avant de songer à lui-même. Pendant son apprentissage militaire, il avait donc eu peu d’heures pour réfléchir à l’avenir de l’homme. Officier, il s’était occupé de ses soldats, et il avait été entraîné de champ de bataille en champ de bataille, sans avoir jamais songé au lendemain de la mort. La vie militaire exige peu d’idées. Les gens incapables de s’élever à ces hautes combinaisons qui embrassent les intérêts de nation à nation, les plans de la politique aussi bien que les plans de campagne, la science du tacticien et celle de l’administrateur, ceux-là vivent dans un état d’ignorance comparable à celle du paysan le plus grossier de la province la moins avancée de France. Ils vont en avant, obéissent passivement à l’âme qui les commande, et tuent les hommes devant eux, comme le bûcheron abat des arbres dans une forêt. Ils passent continuellement d’un état violent qui exige le déploiement des forces [p. 274]physiques à un état de repos, pendant lequel ils réparent leurs pertes. Ils frappent et boivent, ils frappent et mangent, ils frappent et dorment, pour mieux frapper encore. À ce train de tourbillon, les qualités de l’esprit s’exercent peu. Le moral demeure dans sa simplicité naturelle. Quand ces hommes, si énergiques sur le champ de bataille, reviennent au milieu de la civilisation, la plupart de ceux qui sont demeurés dans les grades inférieurs, se montrent sans idées acquises, sans facultés, sans portée. Aussi la jeune génération s’est-elle étonnée de voir ces membres de nos glorieuses et terribles armées, aussi nuls d’intelligence que peut l’être un commis, et simples comme des enfants. À peine un capitaine de la foudroyante garde impériale est-il propre à faire les quittances d’un journal. Quand les vieux soldats sont ainsi, leur âme vierge de raisonnement obéit aux grandes impulsions. Le crime commis par Castanier était un de ces faits qui soulèvent tant de questions que, pour le discuter, le moraliste aurait demandéla division, pour employer une expression du langage parlementaire. Ce crime avait été conseillé par la passion, par une de ces sorcelleries féminines si cruellement irrésistibles que nul homme ne peut dire : « – Je ne ferai jamais cela, » dès qu’une syrène est admise dans la lutte et y déploiera ses hallucinations. La parole de vie tomba donc sur une conscience neuve aux vérités religieuses que la Révolution française et la vie militaire avaient fait négliger à Castanier. Ce mot terrible :Vous serez heureux ou malheureux pendant l’éternité! le frappa d’autant plus violemment qu’il avait fatigué la terre, qu’il l’avait secouée comme un arbre sans fruit, et que, dans l’omnipotence de ses désirs, il suffisait qu’un point de la terre ou du ciel lui fût interdit, pour qu’il s’en occupât. S’il était permis de comparer de si grandes choses aux niaiseries sociales, il ressemblait à ces banquiers riches de plusieurs millions à qui rien ne résiste dans la société ; mais qui n’étant pas admis aux cercles de la noblesse, ont pour idée fixe de s’y agréger, et ne comptent pour rien tous les priviléges sociaux acquis par eux, du moment où il leur en manque un. Cet homme plus puissant que ne l’étaient les rois de la terre réunis, cet homme qui pouvait, comme Satan, lutter avec Dieu lui-même, apparut appuyé contre un des piliers de l’église Saint-Sulpice, courbé sous le poids d’un sentiment, et s’absorba dans une idée d’avenir, comme Melmoth s’y était abîmé lui-même.
[p. 275]– Il est bien heureux, lui ! s’écria Castanier, il est mort avec la certitude d’aller au ciel.
En un moment, il s’était opéré le plus grand changement dans les idées du caissier. Après avoir été le démon pendant quelques jours, il n’était plus qu’un homme, image de la chute primitive consacrée dans toutes les cosmogonies. Mais, en redevenant petit par la forme, il avait acquis une cause de grandeur, il s’était trempé dans l’infini. La puissance infernale lui avait révélé la puissance divine. Il avait plus soif du ciel qu’il n’avait eu faim des voluptés terrestres si promptement épuisées. Les jouissances que promet le démon ne sont que celles de la terre agrandies, tandis que les voluptés célestes sont sans bornes. Cet homme crut en Dieu. La parole qui lui livrait les trésors du monde ne fut plus rien pour lui, et ces trésors lui semblèrent aussi méprisables que le sont les cailloux aux yeux de ceux qui aiment les diamants ; car il les voyait comme de la verroterie, en comparaison des beautés éternelles de l’autre vie. Pour lui, le bien provenant de cette source était maudit. Il resta plongé dans un abîme de ténèbres et de pensées lugubres en écoutant le service fait pour Melmoth. LeDies iræl’épouvanta. Il comprit, dans toute sa grandeur, ce cri de l’âme repentante qui tressaille devant la majesté divine. Il fut tout à coup dévoré par l’Esprit saint, comme le feu dévore la paille. Des larmes coulèrent de ses yeux.
– Vous êtes un parent du mort ? lui dit le bedeau.
– Son héritier, répondit Castanier.
– Pour les frais du culte, lui cria le suisse.
– Non, dit le caissier qui ne voulut pas donner à l’église l’argent du démon.
– Pour les pauvres.
– Non.
– Pour les réparations de l’église.
– Non.
– Pour la chapelle de la Vierge.
– Non.
– Pour le séminaire.
– Non.
Castanier se retira, pour ne pas être en butte aux regards irrités de plusieurs gens de l’église. – Pourquoi, se dit-il en contemplant Saint-Sulpice, pourquoi les hommes auraient-ils bâti ces [p. 276]cathédrales gigantesques que j’ai vues en tout pays ? Ce sentiment partagé par les masses, dans tous les temps, s’appuie nécessairement sur quelque chose.
– Tu appelles Dieu quelque chose ? lui disait sa conscience. Dieu ! Dieu ! Dieu !
Ce mot répété par une voix intérieure l’écrasait, mais ses sensations de terreur furent adoucies par les lointains accords de la musique délicieuse qu’il avait entendue déjà vaguement. Il attribua cette harmonie aux chants de l’église, il en mesurait le portail. Mais il s’aperçut, en prêtant attentivement l’oreille, que les sons arrivaient à lui de tous côtés ; il regarda dans la place, et n’y vit point de musiciens. Si cette mélodie apportait dans l’âme les poésies bleues et les lointaines lumières de l’espérance, elle donnait aussi plus d’activité aux remords dont était travaillé le damné qui s’en alla dans Paris, comme vont les gens accablés de douleurs. Il regardait tout sans rien voir, il marchait au hasard à la manière des flâneurs ; il s’arrêtait sans motif, se parlait à lui-même, et ne se fût pas dérangé pour éviter le coup d’une planche ou la roue d’une voiture. Le repentir le livrait insensiblement à cette grâce qui broie tout à la fois doucement et terriblement le cœur. Il eut bientôt dans la physionomie, comme Melmoth, quelque chose de grand, mais de distrait ; une froide expression de tristesse, semblable à celle de l’homme au désespoir, et l’avidité haletante que donne l’espérance ; puis, par-dessus tout, il fut en proie au dégoût de tous les biens de ce bas monde. Son regard effrayant de clarté cachait les plus humbles prières. Il souffrait en raison de sa puissance. Son âme violemment agitée faisait plier son corps, comme un vent impétueux ploie de hauts sapins. Comme son prédécesseur, il ne pouvait pas se refuser à vivre, car il ne voulait pas mourir sous le joug de l’enfer. Son supplice lui devint insupportable. Enfin, un matin, il songea que Melmoth le bienheureux lui avait proposé de prendre sa place, et qu’il avait accepté ; que, sans doute, d’autres hommes pourraient l’imiter ; et que, dans une époque dont la fatale indifférence en matière de religion était proclamée par les héritiers de l’éloquence des Pères de l’Église, il devait rencontrer facilement un homme qui se soumît aux clauses de ce contrat pour en exercer les avantages.
– Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on soupèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où les [p. 277]gouvernements sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même emprunte et donne en garantie ses revenus d’âmes, car le pape y a son compte courant. Si je puis trouver une âme à négocier, n’est-ce pas là ?
Castanier alla joyeux à la Bourse, en pensant qu’il pourrait trafiquer d’une âme comme on y commerce des fonds publics. Un homme ordinaire aurait eu peur qu’on ne s’y moquât de lui ; mais Castanier savait par expérience que tout est sérieux pour l’homme au désespoir. Semblable au condamné à mort qui écouterait un fou s’il venait lui dire qu’en prononçant d’absurdes paroles il pourrait s’envoler à travers la serrure de sa porte, celui qui souffre est crédule et n’abandonne une idée que quand elle a failli, comme la branche qui a cassé sous la main du nageur entraîné. Vers quatre heures Castanier parut dans les groupes qui se formaient après la fermeture du cours des effets publics, et où se faisaient alors les négociations des effets particuliers et les affaires purement commerciales. Il était connu de quelques négociants, et pouvait, en feignant de chercher quelqu’un, écouter les bruits qui couraient sur les gens embarrassés.
– Plus souvent, mon petit, que je te négocierai du Claparon et compagnie ! Ils ont laissé remporter par le garçon de la Banque les effets de leur paiement ce matin, dit un gros banquier dans son langage sans façon. Si tu en as, garde-le.
Ce Claparon était dans la cour, en grande conférence avec un homme connu pour faire des escomptes usuraires. Aussitôt Castanier se dirigea vers l’endroit où se trouvait Claparon, négociant connu pour hasarder de grands coups qui pouvaient aussi bien le ruiner que l’enrichir.
Quand Claparon fut abordé par Castanier, le marchand d’argent venait de le quitter, et le spéculateur avait laissé échapper un geste de désespoir.
– Eh ! bien, Claparon, nous avons cent mille francs à payer à la Banque, et voilà quatre heures ; cela se sait, et nous n’avons plus le temps d’arranger notre petite faillite, lui dit Castanier.
– Monsieur !
– Parlez plus bas, répondit le caissier ; si je vous proposais une affaire où vous pourriez ramasser autant d’or que vous en voudriez…
[p. 278]– Elle ne paierait pas mes dettes, car je ne connais pas d’affaire qui ne veuille un temps de cuisson.
– Je connais une affaire qui vous les ferait payer en un moment, reprit Castanier, mais qui vous obligerait à…
– À quoi ?
– À vendre votre part du paradis. N’est-ce pas une affaire comme une autre ? Nous sommes tous actionnaires dans la grande entreprise de l’éternité.
– Savez-vous que je suis homme à vous souffleter ?… dit Claparon irrité, il n’est pas permis de faire de sottes plaisanteries à un homme dans le malheur.
– Je parle sérieusement, répondit Castanier en prenant dans sa poche un paquet de billets de banque.
– D’abord, dit Claparon, je ne vendrais pas mon âme au diable pour une misère. J’ai besoin de cinq cent mille francs pour aller…
– Qui vous parle de lésiner ? reprit brusquement Castanier. Vous auriez plus d’or que n’en peuvent contenir les caves de la Banque.
Il tendit une masse de billets qui décida le spéculateur.
– Fait ! dit Claparon. Mais comment s’y prendre ?
– Venez là-bas, à l’endroit où il n’y a personne, répondit Castanier en montrant un coin de la cour.
Claparon et son tentateur échangèrent quelques paroles, chacun le visage tourné contre le mur. Aucune des personnes qui les avaient remarqués ne devina l’objet de cetà parte, quoiqu’elles fussent assez vivement intriguées par la bizarrerie des gestes que firent les deux parties contractantes. Quand Castanier revint, une clameur d’étonnement échappa aux boursiers. Comme dans les assemblées françaises où le moindre événement distrait aussitôt, tous les visages se tournèrent vers les deux hommes qui excitaient cette rumeur, et l’on ne vit pas sans une sorte d’effroi le changement opéré chez eux. À la Bourse, chacun se promène en causant, et tous ceux qui composent la foule se sont bientôt reconnus et observés, car la Bourse est comme une grande table de bouillotte où les habiles savent deviner le jeu d’un homme et l’état de sa caisse d’après sa physionomie. Chacun avait donc remarqué la figure de Claparon et celle de Castanier. Celui-ci, comme l’Irlandais, était nerveux et puissant, ses yeux brillaient, sa carnation [p. 279]avait de la vigueur. Chacun s’était émerveillé de cette figure majestueusement terrible en se demandant où ce bon Castanier l’avait prise ; mais Castanier, dépouillé de son pouvoir, apparaissait fané, ridé, vieilli, débile. Il était, en entraînant Claparon, comme un malade en proie à un accès de fièvre, ou comme un thériaki dans le moment d’exaltation que lui donne l’opium ; mais en revenant, il était dans l’état d’abattement qui suit la fièvre, et pendant lequel les malades expirent, ou il était dans l’affreuse prostration que causent les jouissances excessives du narcotisme. L’esprit infernal qui lui avait fait supporter ses grandes débauches était disparu ; le corps se trouvait seul, épuisé, sans secours, sans appui contre les assauts des remords et le poids d’un vrai repentir. Claparon, de qui chacun avait deviné les angoisses, reparaissait au contraire avec des yeux éclatants et portait sur son visage la fierté de Lucifer. La faillite avait passé d’un visage sur l’autre.
– Allez crever en paix, mon vieux, dit Claparon à Castanier.
– Par grâce, envoyez-moi chercher une voiture et un prêtre, le vicaire de Saint-Sulpice, lui répondit l’ancien dragon en s’asseyant sur une borne.
Ce mot : « Un prêtre ! » fut entendu par plusieurs personnes, et fit naître un brouhaha goguenard que poussèrent les boursiers, tous gens qui réservent leur foi pour croire qu’un chiffon de papier, nommé une inscription, vaut un domaine. Le Grand-livre est leur Bible.
– Aurai-je le temps de me repentir ? se dit Castanier d’une voix lamentable qui frappa Claparon.
Un fiacre emporta le moribond. Le spéculateur alla promptement payer ses effets à la Banque. L’impression produite par le soudain changement de physionomie de ces deux hommes fut effacée dans la foule, comme un sillon de vaisseau s’efface sur la mer. Une nouvelle de la plus haute importance excita l’attention du monde négociant. À cette heure où tous les intérêts sont en jeu, Moïse, en paraissant avec ses deux cornes lumineuses, obtiendrait à peine les honneurs d’un calembour, et serait nié par les gens en train de faire desreports. Lorsque Claparon eut payé ses effets, la peur le prit. Il fut convaincu de son pouvoir, revint à la Bourse et offrit son marché aux gens embarrassés. L’inscription sur le grand-livre de l’enfer, et les droits attachés à la jouissance d’icelle, mot d’un notaire que se substitua Claparon, fut [p. 280]achetée sept cent mille francs. Le notaire revendit le traité du diable cinq cent mille francs à un entrepreneur en bâtiment, qui s’en débarrassa pour cent mille écus en le cédant à un marchand de fer ; et celui-ci le rétrocéda pour deux cent mille francs à un charpentier. Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à ce singulier contrat, et les acquéreurs manquaient faute de foi.
À cinq heures et demie, le détenteur était un peintre en bâtiment qui restait accoté contre la porte de la Bourse provisoire, bâtie à cette époque rue Feydeau. Ce peintre en bâtiment, homme simple, ne savait pas ce qu’il avait en lui-même. –Il était tout chose, dit-il à sa femme quand il fut de retour au logis.
La rue Feydeau est, comme le savent les flâneurs, une de ces rues adorées des jeunes gens qui, faute d’une maîtresse, épousent tout le sexe. Au premier étage de la maison la plus bourgeoisement décente, demeurait une de ces délicieuses créatures que le ciel se plaît à combler des beautés les plus rares, et qui, ne pouvant être ni duchesses ni reines, parce qu’il y a beaucoup plus de jolies femmes que de titres et de trônes, se contentent d’un agent de change ou d’un banquier de qui elles font le bonheur à prix fixe. Cette bonne et belle fille, appelée Euphrasie, était l’objet de l’ambition d’un clerc de notaire démesurément ambitieux. [p. ill.]En effet, le second clerc de maître Crottat, notaire, était amoureux de cette femme comme un jeune homme est amoureux à vingt-deux ans. Ce clerc aurait assassiné le pape et le sacré collége des cardinaux, afin de se procurer une misérable somme de cent louis, réclamée par Euphrasie pour un châle qui lui tournait la tête, et en échange duquel sa femme de chambre l’avait promise au clerc. L’amoureux allait et venait devant les fenêtres de madame Euphrasie, comme vont et viennent les ours blancs dans leur cage, au Jardin-des-Plantes. Il avait sa main droite passée sous son gilet, sur le sein gauche, et voulait se déchirer le cœur, mais il n’en était encore qu’à tordre les élastiques de ses bretelles.
– Que faire pour avoir dix mille francs ? se disait-il, prendre la somme que je dois porter à l’enregistrement pour cet acte de vente. Mon Dieu ! mon emprunt ruinera-t-il l’acquéreur, un homme sept fois millionnaire ? Eh ! bien, demain, j’irai me jeter à ses pieds, je lui dirai : « Monsieur, je vous ai pris dix mille francs, j’ai vingt-deux ans, et j’aime Euphrasie, voilà mon histoire. Mon père est riche, il vous remboursera, ne me perdez pas ! N’avez-vous pas [p. 281]eu vingt-deux ans et une rage d’amour ? » Mais ces fichus propriétaires, ça n’a pas d’âme ! Il est capable de me dénoncer au procureur du roi, au lieu de s’attendrir. Sacredieu ! si l’on pouvait vendre son âme au diable ! Mais il n’y a ni Dieu ni diable, c’est des bêtises, ça ne se voit que dans les livres bleus ou chez les vieilles femmes. Que faire ?
– Si vous voulez vendre votre âme au diable, lui dit le peintre en bâtiment devant qui le clerc avait laissé échapper quelques paroles, vous aurez dix mille francs.
– J’aurai donc Euphrasie, dit le clerc en topant au marché que lui proposa le diable sous la forme d’un peintre en bâtiment.
Le pacte consommé, l’enragé clerc alla chercher le châle, monta chez madame Euphrasie ; et, comme il avait le diable au corps, il y resta douze jours sans en sortir en y dépensant tout son paradis, en ne songeant qu’à l’amour et à ses orgies au milieu desquelles se noyait le souvenir de l’enfer et de ses priviléges.
L’énorme puissance conquise par la découverte de l’Irlandais, fils du révérend Maturin, se perdit ainsi.
Il fut impossible à quelques orientalistes, à des mystiques, à des archéologues occupés de ces choses, de constater historiquement la manière d’évoquer le démon. Voici pourquoi.
Le treizième jour de ses noces enragées, le pauvre clerc gisait sur son grabat, chez son patron, dans un grenier de la rue Saint-Honoré. La Honte, cette stupide déesse qui n’ose se regarder, s’empara du jeune homme qui devint malade, il voulut se soigner lui-même, et se trompa de dose en prenant une drogue curative due au génie d’un homme bien connu sur les murs de Paris. Le clerc creva donc sous le poids du vif-argent, et son cadavre devint noir comme le dos d’une taupe. Un diable avait certainement passé par là, mais lequel ? Était-ce Astaroth ?
– Cet estimable jeune homme a été emporté dans la planète de Mercure, dit le premier clerc à un démonologue allemand qui vint prendre des renseignements sur cette affaire.
– Je le croirais volontiers, répondit l’Allemand.
– Ha !
– Oui, monsieur, reprit l’Allemand, cette opinion s’accorde avec les propres paroles de Jacob Bœhm, en sa quarante-huitième proposition sur latriple vie de l’homme, où il est dit quesi Dieu a opéré toutes choses par lefiat,lefiatest la secrète [p. 282]matrice qui comprend et saisit la nature que forme l’esprit né de Mercure et de Dieu.
– Vous dites, monsieur ?
L’Allemand répéta sa phrase.
– Nous ne connaissons pas, dirent les clercs.
–Fiat?… dit un clerc,fiat lux!
– Vous pouvez vous convaincre de la vérité de cette citation, reprit l’Allemand en lisant la phrase dans la page 75 du Traité de latriple vie de l’homme, imprimé en 1809, chez monsieur Migneret, et traduit par un philosophe, grand admirateur de l’illustre cordonnier.
– Ha ! il était cordonnier, dit le premier clerc. Voyez-vous ça !
– En Prusse ! reprit l’Allemand.
– Travaillait-il pour le roi ? dit un béotien de second clerc.
– Il aurait dû mettre des béquets à ses phrases, dit le troisième clerc.
– Cet homme est pyramidal, s’écria le quatrième clerc en montrant l’Allemand.
Quoiqu’il fût un démonologue de première force, l’étranger ne savait pas quels mauvais diables sont les clercs ; il s’en alla, ne comprenant rien à leurs plaisanteries, et convaincu que ces jeunes gens trouvaient Bœhm un génie pyramidal.
– Il y a de l’instruction en France, se dit-il.