Honoré de Balzac
Fille d’une terre esclave, ange par l’amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l’expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géant par l’espérance, mère par la douleur et poète par tes rêves ; à toi, qui es encore la Beauté, cet ouvrage où ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expérience, ta douleur, ton espoir et tes rêves sont comme les chaînes qui soutiennent une trame moins brillante que la poésie gardée dans ton âme, et dont les expressions visibles sont comme ces caractères d’un langage perdu qui préoccupent les savants.
Vers le milieu du mois d’octobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre 1 à Ingouville, bras dessus bras dessous avec son fils, et accompagné de sa femme, près de laquelle allait, comme un page, le premier clerc de l’Étude, un petit bossu nommé Jean Butscha. Quand ces quatre personnages, dont deux au moins faisaient ce chemin tous les soirs, arrivèrent au coude de la route qui tourne sur elle-même comme celles que les Italiens appellent des corniches, le notaire examina si personne ne pouvait l’écouter du haut d’une terrasse, en arrière ou en avant d’eux, et il prit le médium de sa voix par excès de précaution.
– Exupère, dit-il à son fils, tâche d’exécuter avec intelligence la petite manœuvre que je vais t’indiquer, et sans en rechercher le sens ; mais si tu le devines, je t’ordonne de le jeter dans ce Styx que tout notaire ou tout homme qui se destine à la magistrature doit avoir en lui-même pour les secrets d’autrui. Après avoir présenté tes {p. 114} respects, tes devoirs et tes hommages à madame et mademoiselle Mignon, à monsieur et madame Dumay, à monsieur Gobenheim s’il est au Chalet ; quand le silence se sera rétabli, monsieur Dumay te prendra dans un coin ; tu regarderas avec curiosité (je te le permets) mademoiselle Modeste pendant tout le temps qu’il te parlera. Mon digne ami te priera de sortir et d’aller te promener, pour rentrer au bout d’une heure environ, sur les neuf heures, d’un air empressé ; tâche alors d’imiter la respiration d’un homme essoufflé, puis tu lui diras à l’oreille, tout bas, et néanmoins de manière à ce que mademoiselle Modeste t’entende : – Le jeune homme arrive !
Exupère devait partir le lendemain pour Paris, y commencer son Droit. Ce prochain départ avait décidé Latournelle à proposer à son ami Dumay son fils pour complice de l’importante conspiration que cet ordre peut faire entrevoir.
– Est-ce que mademoiselle Modeste serait soupçonnée d’avoir une intrigue ? demanda Butscha d’une voix timide à sa patronne.
– Chut ! Butscha, répondit madame Latournelle en reprenant le bras de son mari.
Madame Latournelle, fille du greffier du tribunal de première instance, se trouve suffisamment autorisée par sa naissance à se dire issue d’une famille parlementaire. Cette prétention indique déjà pourquoi cette femme, un peu trop couperosée, tâche de se donner la majesté du tribunal dont les jugements sont griffonnés par monsieur son père. Elle prend du tabac, se tient roide comme un pieu, se pose en femme considérable, et ressemble parfaitement à une momie à laquelle le galvanisme aurait rendu la vie pour un instant. [ill.] Elle essaye de donner des tons aristocratiques à sa voix aigre ; mais elle n’y réussit pas plus qu’à couvrir son défaut d’instruction. Son utilité sociale semble incontestable à voir les bonnets armés de fleurs qu’elle porte, les tours tapés sur ses tempes, et les robes qu’elle choisit. Où les marchands placeraient-ils ces produits, s’il n’existait pas des madame Latournelle ? Tous les ridicules de cette digne femme, essentiellement charitable et pieuse, eussent peut-être passé presque inaperçus ; mais la nature, qui plaisante parfois en lâchant de ces créations falottes, l’a douée d’une taille de tambour-major, afin de mettre en lumière les inventions de cet esprit provincial. Elle n’est jamais sortie du Havre, elle croit en l’infaillibilité du Havre, elle achète tout au Havre, elle s’y fait habiller ; elle se dit Normande jusqu’au bout des ongles, {p. 115} elle vénère son père et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d’épouser cette fille arrivée à l’âge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eût 2 obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d’éviter l’invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l’eussent difficilement garanti, s’il avait eu l’imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), et remarqué combien la beauté d’une femme passe promptement pour un mari. Quant à ce jeune homme insignifiant, à qui le greffier imposa son nom normand sur les fonts, madame Latournelle est encore si surprise d’être devenue mère, à trente-cinq ans sept mois, qu’elle se retrouverait des mamelles et du lait pour lui, s’il le fallait, seule hyperbole qui puisse peindre sa folle maternité.
– Comme il est beau, mon fils !… disait-elle à sa petite amie Modeste en le lui montrant, sans aucune arrière-pensée, quand elles allaient à la messe et que son bel Exupère marchait en avant.
– Il vous ressemble, répondait Modeste Mignon comme elle eût dit : Quel vilain temps !
La silhouette de ce personnage, très-accessoire, paraîtra nécessaire en disant que madame Latournelle était depuis environ trois ans le chaperon de la jeune fille à laquelle le notaire et Dumay son ami voulaient tendre un de ces piéges appelés souricières dans la Physiologie du Mariage.
Quant à Latournelle, figurez-vous un bon petit homme, aussi rusé que la probité la plus pure le permet, et que tout étranger prendrait pour un fripon à voir l’étrange physionomie à laquelle le Havre s’est habitué. Une vue, dite tendre, force le digne notaire à porter des lunettes vertes pour conserver ses yeux, constamment rouges. Chaque arcade sourcilière, ornée d’un duvet assez rare, dépasse d’une ligne environ l’écaille brune du verre en en doublant en quelque sorte le cercle. Si vous n’avez pas observé déjà sur la figure de quelque passant l’effet produit par ces deux circonférences superposées et séparées par un vide, vous ne sauriez imaginer combien un pareil visage vous intrigue ; surtout quand ce visage, pâle et creusé, se termine en pointe comme celui de Méphistophélès que les peintres ont copié sur le masque des chats, car telle est la {p. 116} ressemblance offerte par Babylas Latournelle. Au-dessus de ces atroces lunettes vertes s’élève un crâne dénudé, d’autant plus artificieux que la perruque, en apparence douée de mouvement, a l’indiscrétion de laisser passer des cheveux blancs de tous côtés, et coupe toujours le front inégalement. En voyant cet estimable Normand, vêtu de noir comme un coléoptère, monté sur ses deux jambes comme sur deux épingles, et le sachant le plus honnête homme du monde, on cherche, sans la trouver, la raison de ces contre-sens physiognomiques.
Jean Butscha, pauvre enfant naturel abandonné, de qui le greffier Labrosse et sa fille avaient pris soin, devenu premier clerc à force de travail, logé, nourri chez son patron qui lui donne neuf cents francs d’appointements, sans aucun semblant de jeunesse, presque nain, faisait de Modeste une idole : il eût donné sa vie pour elle. Ce pauvre être, dont les yeux semblables à deux lumières de canon sont pressés entre des paupières épaisses, marqué de la petite-vérole, écrasé par une chevelure crépue, embarrassé de ses mains énormes, vivait sous les regards de la pitié depuis l’âge de sept ans : ceci ne peut-il pas vous l’expliquer tout entier ? Silencieux, recueilli, d’une conduite exemplaire, religieux, il voyageait dans l’immense étendue du pays appelé, sur la carte de Tendre, Amour-sans-espoir, les steppes arides et sublimes du Désir. Modeste avait surnommé ce grotesque premier clerc le nain mystérieux. [ill.] Ce sobriquet fit lire à Butscha le roman de Walter Scott, et il dit à Modeste : – Voulez-vous, pour le jour du danger, une rose de votre nain mystérieux ? Modeste refoula soudain l’âme de son adorateur dans sa cabane de boue, par un de ces regards terribles que les jeunes filles jettent aux hommes qui ne leur plaisent pas. Butscha se surnommait lui-même le clerc obscur, sans savoir que ce calembour remonte à l’origine des panonceaux ; mais il n’était, de même que sa patronne, jamais sorti du Havre.
Peut-être est-il nécessaire, dans l’intérêt de ceux qui ne connaissent pas le Havre, d’en dire un mot en expliquant où se rendait la famille Latournelle, car le premier clerc y est évidemment inféodé.
Ingouville est au Havre ce que Montmartre est à Paris, une haute colline au pied de laquelle la ville s’étale, à cette différence près que la mer et la Seine entourent la ville et la colline, que le Havre se voit fatalement circonscrit par d’étroites {p. 117} fortifications, qu’enfin l’embouchure du fleuve, le port, les bassins, présentent un spectacle tout autre que celui des cinquante mille maisons de Paris. Au bas de Montmartre, un océan d’ardoises montre ses lames bleues figées ; à Ingouville, on voit comme des toits mobiles agités par les vents. Cette éminence, qui, depuis Rouen jusqu’à la mer, côtoie le fleuve en laissant une marge plus ou moins resserrée entre elle et les eaux, mais qui certes contient des trésors de pittoresque avec ses villes, ses gorges, ses vallons, ses prairies, acquit une immense valeur à Ingouville depuis 1816, époque à laquelle commença la prospérité du Havre. Cette commune devint l’Auteuil, le Ville-d’Avray, le Montmorency des commerçants qui se bâtirent des villas, étagées sur cet amphithéâtre pour y respirer l’air de la mer parfumé par les fleurs de leurs somptueux jardins. Ces hardis spéculateurs s’y reposent des fatigues de leurs comptoirs et de l’atmosphère de leurs maisons serrées les unes contre les autres, sans espace, souvent sans cour, comme les font et l’accroissement de la population du Havre, et la ligne inflexible de ses remparts, et l’agrandissement des bassins. En effet, quelle tristesse au cœur du Havre et quelle joie à Ingouville ! La loi du développement social a fait éclore comme un champignon le faubourg de Graville, aujourd’hui plus considérable que le Havre, et qui s’étend au bas de la côte comme un serpent.
À sa crête, Ingouville n’a qu’une rue ; et, comme dans toutes ces positions, les maisons qui regardent la Seine ont nécessairement un immense avantage sur celles de l’autre côté du chemin auxquelles elles masquent cette vue, mais qui se dressent, comme des spectateurs, sur la pointe des pieds, afin de voir par-dessus les toits. Néanmoins il existe là, comme partout, des servitudes. Quelques maisons assises au sommet occupent une position supérieure ou jouissent d’un droit de vue qui oblige le voisin à tenir ses constructions à une hauteur voulue. Puis la roche capricieuse est creusée par des chemins qui rendent son amphithéâtre praticable ; et, par ces échappées, quelques propriétés peuvent apercevoir ou la ville, ou le fleuve, ou la mer. Sans être coupée à pic, la colline finit assez brusquement en falaise. Au bout de la rue qui serpente au sommet, on aperçoit les gorges où sont situés 3 quelques villages, Sainte-Adresse, deux ou trois saints-je-ne-sais-qui, et les criques où mugit l’Océan. Ce côté presque désert d’Ingouville forme un contraste frappant avec les {p. 118} belles villas qui regardent la vallée de la Seine. Craint-on les coups de vent pour la végétation ? les négociants reculent-ils devant les dépenses qu’exigent ces terrains en pente ?… Quoiqu’il en soit, le touriste des bateaux à vapeur est tout étonné de trouver la côte nue et ravinée à l’ouest d’Ingouville, un pauvre en haillons à côté d’un riche somptueusement vêtu, parfumé.
En 1829, une des dernières maisons du côté de la mer, et qui se trouve sans doute au milieu de l’Ingouville d’aujourd’hui, s’appelait et s’appelle peut-être encore le Chalet. Ce fut primitivement une habitation de concierge avec son jardinet en avant. Le propriétaire de la villa dont elle dépendait, maison à parc, à jardins, à volière, à serre, à prairies, eut la fantaisie de mettre cette maisonnette en harmonie avec les somptuosités de sa demeure, et la fit reconstruire sur le modèle d’un cottage. Il sépara ce cottage de son boulingrin orné de fleurs, de plates-bandes, la terrasse de sa villa, par une muraille basse le long de laquelle il planta une haie pour la cacher. Derrière le cottage, nommé, malgré tous ses efforts, le Chalet, s’étendent les potagers et les vergers. Ce Chalet, sans vaches ni laiterie, a pour toute clôture sur le chemin un palis dont les charniers ne se voient plus sous une haie luxuriante. De l’autre côté du chemin, la maison d’en face, soumise à une servitude, offre un palis et une haie semblables qui laissent la vue du Havre au Chalet. Cette maisonnette faisait le désespoir de monsieur Vilquin, propriétaire de la villa. Voici pourquoi. Le créateur de ce séjour dont les détails disent énergiquement : Cy reluisent des millions ! n’avait si bien étendu son parc vers la campagne que pour ne pas avoir ses jardiniers, disait-il, dans ses poches. Une fois fini, le Chalet ne pouvait plus être habité que par un ami. Monsieur Mignon, le précédent propriétaire, aimait beaucoup son caissier, et cette histoire prouvera que Dumay le lui rendait bien, il lui offrit donc cette habitation. À cheval sur la forme, Dumay fit signer à son patron un bail de douze ans à trois cents francs de loyer, et monsieur Mignon le signa volontiers en disant : – Mon cher Dumay, songes-y ? tu t’engages à vivre douze ans chez moi.
Par des événements qui vont être racontés, les propriétés de monsieur Mignon, autrefois le plus riche négociant du Havre, furent vendues à Vilquin, l’un de ses antagonistes sur la place. Dans la joie de s’emparer de la célèbre villa Mignon, l’acquéreur oublia de demander la résiliation de ce bail. Dumay, pour ne pas faire {p. 119} manquer la vente, aurait alors signé tout ce que Vilquin eût exigé ; mais, une fois la vente consommée, il tint à son bail comme à une vengeance. Il resta dans la poche de Vilquin, au cœur de la famille Vilquin, observant Vilquin, gênant Vilquin, enfin le taon des Vilquin. Tous les matins, à sa fenêtre, Vilquin éprouvait un mouvement de contrariété violente en apercevant ce bijou de construction, ce Chalet qui coûta soixante mille francs, et qui scintille comme un rubis au soleil. Comparaison presque juste !
L’architecte a bâti ce cottage en briques du plus beau rouge rejointoyées en blanc. Les fenêtres sont peintes en vert vif, et les bois en brun tirant sur le jaune. Le toit s’avance de plusieurs pieds. Une jolie galerie découpée règne au premier étage, et une varanda projette sa cage de verre au milieu de la façade. Le rez-de-chaussée se compose d’un joli salon, d’une salle à manger, séparés par le palier d’un escalier en bois dont le dessin et les ornements sont d’une élégante simplicité. La cuisine est adossée à la salle à manger, et le salon est doublé d’un cabinet qui servait alors de chambre à coucher à monsieur et à madame Dumay. Au premier étage, l’architecte a ménagé deux grandes chambres accompagnées chacune d’un cabinet de toilette, auxquelles la véranda sert de salon ; puis, au-dessus, se trouvent, sous le faîte, qui ressemble à deux cartes mises l’une contre l’autre, deux chambres de domestique, éclairées chacune par un œil de bœuf, et mansardées, mais assez spacieuses. Vilquin eut la petitesse d’élever un mur du côté des vergers et des potagers. Depuis cette vengeance, les quelques centiares que le bail laisse au Chalet ressemblent à un jardin de Paris. Les communs, bâtis et peints de manière à les raccorder au Chalet, sont adossés au mur de la propriété voisine.
L’intérieur de cette charmante habitation est en harmonie avec l’extérieur. Le salon, parqueté tout en bois de fer, offre aux regards les merveilles d’une peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrés d’or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois. La salle à manger est entièrement revêtue en bois du Nord découpé, sculpté comme dans les belles cabanes russes. La petite antichambre formée par le palier et la cage de l’escalier sont peintes en vieux bois et représentent des ornements gothiques. Les chambres à coucher, tendues de perse, se recommandent par une coûteuse simplicité. Le cabinet où couchaient alors le caissier et sa {p. 120} femme est boisé, plafonné, comme la chambre d’un paquebot. Ces folies d’armateur expliquent la rage de Vilquin. Ce pauvre acquéreur voulait loger dans ce cottage son gendre et sa fille. Ce projet connu de Dumay pourra plus tard vous expliquer sa ténacité bretonne.
On entre au Chalet par une petite porte en fer, treillissée, et dont les fers de lance s’élèvent de quelques pouces au-dessus du palis et de la haie. Le jardinet, d’une largeur égale à celle du fastueux boulingrin, était alors plein de fleurs, de roses, de dalhias, des plus belles, des plus rares productions de la Flore des serres ; car, autre sujet de douleur vilquinarde, la petite serre élégante, la serre de fantaisie, la serre, dite de Madame, dépend du Chalet et sépare la villa Vilquin, ou, si vous voulez, l’unit au cottage. Dumay se consolait de la tenue de sa caisse par les soins de la serre, dont les productions exotiques faisaient un des plaisirs de Modeste. Le billard de la villa Vilquin, espèce de galerie, communiquait autrefois par une immense volière en forme de tourelle avec cette serre ; mais, depuis la construction du mur qui le priva de la vue des vergers, Dumay mura la porte de communication.
– Mur pour mur ! dit-il.
– Vous et Dumay, vous murmurez ! dirent à Vilquin les négociants pour le taquiner.
Et tous les jours, à la Bourse, on saluait d’un nouveau calembour le spéculateur jalousé.
En 1827, Vilquin offrit à Dumay six mille francs d’appointements et dix mille francs d’indemnité pour résilier le bail ; le caissier refusa, quoiqu’il n’eût que mille écus chez Gobenheim, un ancien commis de son patron. Dumay, croyez-le, est un Breton repiqué par le Sort en Normandie. Jugez de la haine conçue contre ses locataires du Chalet par le normand Vilquin, un homme riche de trois millions ! Quel crime de lèse-million que de démontrer aux riches l’impuissance de l’or ? Vilquin, dont le désespoir le rendait la fable du Havre, venait de proposer une jolie habitation en toute propriété à Dumay, qui de nouveau refusa. Le Havre commençait à s’inquiéter de cet entêtement, dont, pour beaucoup de gens, la raison se trouvait dans cette phrase : – Dumay est Breton. Le caissier, lui, pensait que madame et surtout mademoiselle Mignon eussent été trop mal logées partout ailleurs. Ses deux idoles habitaient un temple digne d’elles, et profitaient du moins de cette {p. 121} somptueuse chaumière où des rois déchus auraient pu conserver la majesté des choses autour d’eux, espèce de décorum qui manque souvent aux gens tombés.
Peut-être ne regrettera-t-on pas d’avoir connu par avance et l’habitation et la compagnie habituelle de Modeste ; car, à son âge, les êtres et les choses ont sur l’avenir autant d’influence que le caractère, si toutefois le caractère n’en reçoit pas quelques empreintes ineffaçables. À la manière dont les Latournelle entrèrent au Chalet, un étranger aurait bien deviné qu’ils y venaient tous les soirs.
– Déjà, mon maître ?… dit le notaire en apercevant dans le salon un jeune banquier du Havre, Gobenheim, parent de Gobenheim-Keller, chef de la grande maison de Paris.
Ce jeune homme à visage livide, un de ces blonds aux yeux noirs dont le regard immobile a je ne sais quoi de fascinant, aussi sobre dans sa parole que dans le vivre, vêtu de noir, maigre comme un phthisique, mais vigoureusement charpenté, cultivait la famille de son ancien patron et la maison de son caissier, beaucoup moins par affection que par calcul. On y jouait le whist à deux sous la fiche. Une mise soignée n’était pas de rigueur. Il n’acceptait que des verres d’eau sucrée, et n’avait aucune politesse à rendre en échange. Cette apparence de dévouement aux Mignon laissait croire que Gobenheim avait du cœur, et le dispensait d’aller dans le grand monde du Havre, d’y faire des dépenses inutiles, de déranger l’économie de sa vie domestique. Ce catéchumène du Veau d’or se couchait tous les soirs à dix heures et demie, et se levait à cinq heures du matin. Enfin, sûr de la discrétion de Latournelle et de Butscha, Gobenheim pouvait analyser devant eux les affaires épineuses, les soumettre aux consultations gratuites du notaire, et réduire les cancans de la place à leur juste valeur. Cet apprenti gobe-or (mot de Butscha) appartenait à cette nature de substances que la chimie appelle absorbantes. Depuis la catastrophe arrivée à la maison Mignon, où les Keller le mirent en pension pour apprendre le haut commerce maritime, personne au Chalet ne l’avait prié de faire quoi que ce soit, pas même une simple commission ; sa réponse était connue. Ce garçon regardait Modeste comme il aurait examiné une lithographie à deux sous.
– C’est l’un des pistons de l’immense machine appelée Commerce, disait de lui le pauvre Butscha dont l’esprit se trahissait par de petits mots timidement lancés.
{p. 122} Les quatre Latournelle saluèrent avec la plus respectueuse déférence une vieille dame vêtue en velours noir, qui ne se leva pas du fauteuil où elle était assise, car ses deux yeux étaient couverts de la taie jaune produite par la cataracte. Madame Mignon sera peinte en une seule phrase. Elle attirait aussitôt le regard par le visage auguste des mères de famille dont la vie sans reproches défie les coups du Destin, mais qu’il a pris pour but de ses flèches, et qui forment la nombreuse tribu des Niobé. Sa perruque blonde bien frisée, bien mise, seyait à sa blanche figure froidie comme celle de ces femmes de bourgmestre peintes par Holbein. Le soin excessif de sa toilette, des bottines de velours, une collerette de dentelles, le châle mis droit, tout attestait la sollicitude de Modeste pour sa mère.
Quand le moment de silence, annoncé par le notaire, fut établi dans ce joli salon, Modeste, assise près de sa mère et brodant pour elle un fichu, devint pendant un instant le point de mire des regards. Cette curiosité cachée sous les interrogations vulgaires que s’adressent tous les gens en visite, et même ceux qui se voient chaque jour, eût 4 trahi le complot domestique médité contre la jeune fille à un indifférent ; mais Gobenheim, plus qu’indifférent, ne remarqua rien, il alluma les bougies de la table à jouer.
L’attitude de Dumay rendit cette situation terrible pour Butscha, pour les Latournelle, et surtout pour madame Dumay qui savait son mari capable de tirer, comme sur un chien enragé, sur l’amant de Modeste. Après le dîner, le caissier était allé se promener, suivi de deux magnifiques chiens des Pyrénées soupçonnés de trahison, et qu’il avait laissés chez un ancien métayer de monsieur Mignon ; puis, quelques instants avant l’entrée des Latournelle, il avait pris à son chevet ses pistolets et les avait posés sur la cheminée en se cachant de Modeste. La jeune fille ne fit aucune attention à tous ces préparatifs, au moins singuliers.
Quoique petit, trapu, grêlé, parlant tout bas, ayant l’air de s’écouter, ce Breton, ancien lieutenant de la Garde, offre la résolution, le sang-froid si bien gravés sur son visage, que personne, en vingt ans, à l’armée, ne l’avait plaisanté. Ses petits yeux d’un bleu calme, ressemblent à deux morceaux d’acier. Ses façons, l’air de son visage, son parler, sa tenue, tout concorde à son nom bref de Dumay. Sa force, bien connue d’ailleurs, lui permet de ne redouter aucune agression. Capable de tuer un homme d’un {p. 123} coup de poing, il avait accompli ce haut fait à Bautzen, en s’y trouvant sans armes, face à face avec un Saxon, en arrière de sa compagnie. En ce moment la ferme et douce physionomie de cet homme atteignit au sublime du tragique. Ses lèvres pâles comme son teint indiquèrent une convulsion domptée par l’énergie bretonne. Une sueur légère, mais que chacun vit et supposa froide, rendit son front humide. Le notaire, son ami, savait que, de tout ceci, pouvait résulter un drame en Cour d’Assises. En effet, pour le caissier, il se jouait, à propos de Modeste Mignon, une partie où se trouvaient engagés un honneur, une foi, des sentiments d’une importance supérieure à celle des liens sociaux, et résultant d’un de ces pactes dont le seul juge, en cas de malheur, est au ciel. La plupart des drames sont dans les idées que nous nous formons des choses. Les événements qui nous paraissent dramatiques ne sont que les sujets que notre âme convertit en tragédie ou en comédie, au gré de notre caractère.
Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d’observer Modeste, eurent je ne sais quoi d’emprunté dans le maintien, de tremblant dans la voix que l’inculpée ne remarqua point, tant elle paraissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection à désespérer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pétale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d’avis à l’oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dévote, isolé Modeste.
Madame Mignon, silencieuse dans sa cécité, plus pâle que ne la faisait sa pâleur habituelle, disait assez qu’elle savait l’épreuve à laquelle Modeste allait être soumise. Peut-être au dernier moment blâmait-elle ce stratagème, tout en le trouvant nécessaire. De là son silence. Elle pleurait en dedans.
Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle. Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle que montrait Modeste.
Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitante attention des autres eût été sublime. Aujourd’hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets, {p. 124} et ils sont dans leur droit ; car la nature s’est, de tout temps, permis d’être plus forte qu’eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l’histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres à surprendre les statuaires et les architectes.
Il était huit heures. En cette saison, le crépuscule jette alors ses dernières lueurs. Ce soir-là, le ciel n’offrait pas un nuage, l’air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisées fussent entr’ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d’un peintre en présence de la Margherita Doni, l’une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions ?… Vous connaissez la cage, voici l’oiseau.
Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu’une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l’appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l’être et s’épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d’or-pâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d’Ève, les blondes célestes, et dont l’épiderme satiné ressemble à du papier de soie appliqué sur la chair, qui frissonne sous l’hiver ou s’épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l’œil. Sous ces cheveux, légers comme des marabous et bouclés à l’anglaise, le front, que vous eussiez dit tracé par le compas tant il est pur de modelé, reste discret, calme jusqu’à la placidité, quoique lumineux de pensée ; mais quand et où pouvait-on en voir de plus uni, d’une netteté si transparente ? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d’un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d’enfants, en montraient alors toute la {p. 125} malice et toute l’innocence, en harmonie avec l’arc des sourcils à peine indiqué par des racines plantées comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevée autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre à filets bleus, privilége de ces teints délicats. La figure, de l’ovale si souvent trouvé par Raphaël pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d’une paupière diaphane jetaient des ombres mélangées de lumière. Le col, alors penché, presque frêle, d’un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées de Léonard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitième siècle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non l’une de ces créations rêvées en Italie par l’École Angélique. Quoique fines et grasses tout à la fois, ses lèvres, un peu moqueuses, expriment la volupté. Sa taille, souple sans être frêle, n’effrayait pas la Maternité comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succès à la morbide pression d’un corset. Le basin, l’acier, le lacet épuraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette élégance, comparable à celle d’un jeune peuplier balancé par le vent. Une robe gris de perle, ornée de passementeries couleur de cerise, à taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les épaules, encore un peu maigres, d’une guimpe qui ne laissait voir que les premières rondeurs par lesquelles le cou s’attache aux épaules. À l’aspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, où la finesse d’un nez grec à narines roses, à méplats fermement coupés, jetait je ne sais quoi de positif ; où la poésie qui régnait sur le front presque mystique était quasi démentie par la voluptueuse expression de la bouche ; où la candeur disputait les champs profonds et variés de la prunelle à la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensé que cette jeune fille, à l’oreille alerte et fine que tout bruit éveillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de l’Idéal, devait être le théâtre d’un combat entre les poésies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journée, entre la Fantaisie et la Réalité. Modeste était la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinée et pleine de chasteté, la vierge de l’Espagne plutôt que celle de Raphaël.
Elle leva la tête en entendant Dumay dire à Exupère : – Venez ici, jeune homme ! et après les avoir vus causant dans un coin du {p. 126} salon, elle pensa qu’il s’agissait d’une commission à donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui l’entouraient comme étonnée de leur silence, et s’écria de l’air le plus naturel : – Eh ! bien, vous ne jouez pas ? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait l’autel.
– Jouons ? reprit Dumay qui venait de congédier le jeune Exupère.
– Mets-toi là, Butscha, dit madame Latournelle en séparant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille.
– Et toi, viens là ?… dit Dumay à sa femme en lui ordonnant de se tenir près de lui.
Madame Dumay, petite Américaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait à une catastrophe.
– Vous n’êtes pas gais, ce soir, reprit Modeste.
– Nous jouons, répondit Gobenheim qui disposait ses cartes.
Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur du désir d’achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter l’argument qui domine tous les drames.
Dumay (Anne-François-Bernard), né à Vannes, partit soldat en 1799, à l’armée d’Italie. Son père, président du tribunal révolutionnaire, s’était fait remarquer par tant d’énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son père, assez méchant avocat, eût péri sur l’échafaud après le 9 thermidor. Après avoir vu mourir sa mère de chagrin, Anne vendit tout ce qu’il possédait et courut, à l’âge de vingt-deux ans, en Italie, au moment où nos armées succombaient. Il rencontra dans le département du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins périlleux que la Provence.
Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille à laquelle Paris doit la rue et l’hôtel bâti par le cardinal Mignon, eut, dans son père, un finaud qui voulut sauver des griffes de la Révolution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les têtes que de se laisser {p. 127} couper la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des émigrés. Le comté de la Bastie fut vendu. Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées. Enfin le citoyen Mignon, découvert à Orange, fut massacré, lui, sa femme et ses enfants, à l’exception de Charles Mignon qu’il avait envoyé lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallée du Mont-Genèvre, des temps moins orageux. Il vécut là jusqu’en 1799 de quelques louis que son père lui mit dans la main, à son départ. Enfin, à vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beauté méridionale qui, complète, arrive au sublime, et dont le type est l’Antinoüs, l’illustre favori d’Adrien, Charles résolut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu’il prit, à l’exemple de tant d’autres, pour une vocation. En allant au dépôt de l’armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinées et par le contraste de leurs caractères, ces deux fantassins burent à la même tasse, en plein torrent, cassèrent en deux le même morceau de biscuit, et se trouvèrent sergents à la paix qui suivit la bataille de Marengo.
Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d’Honneur et major d’un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l’Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d’autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d’hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l’Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l’éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités.
Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d’un banquier, et il l’avait épousée avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle était riche, une des beautés de la ville, et qu’il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l’avenir excessivement problématique des {p. 128} militaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujours baronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu’un peintre (il y en avait un alors à Francfort) avait fait poser pour une figure idéale de l’Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une très-faible brèche à sa caisse, vu le peu d’élévation du capital. L’Empire, par suite d’une politique à l’usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayé de ce placement, car il n’avait pas autant de foi que le baron allemand dans l’aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l’admiration, qui n’est qu’une croyance éphémère, s’établit difficilement en concubinage avec l’idole. Le mécanicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers étaient un peu les chauffeurs de la locomotive napoléonienne, s’ils n’en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du ménage.
Charles aima Bettina Wallenrod autant qu’il était aimé d’elle, et c’est beaucoup dire ; mais quand un Provençal s’exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde échappée d’un tableau d’Albert Durer, d’un caractère angélique, et d’une fortune notée à Francfort ? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où il épanchait ses douleurs au cœur du Breton. Sans les connaître, Dumay aima ces deux petites par l’effet de cette sympathie, si bien rendue par Charlet, qui rend le soldat père de tout enfant ! L’aînée, appelée Bettina-Caroline, était de 1805, l’autre, Marie-Modeste, de 1808.
Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, à travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la différence des épaulettes n’existait plus, atteignirent Francfort au moment où Napoléon débarquait à Cannes. Charles trouva sa femme à Francfort, mais en deuil ; elle avait eu la douleur de perdre son père de qui elle était adorée et qui voulait toujours la voir souriant, même à son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux désastres de l’Empire. À soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, en croyant {p. 129} au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu’au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l’Empereur perdit d’hommes pendant sa sublime campagne de France.
– « Che meirs tans le godon !… dit à sa fille ce père, de l’espèce des Goriot, en s’efforçant d’apaiser une douleur qui l’effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne », car ce Français d’Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille.
Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l’Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d’Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s’éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel, peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.
Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d’aller faire fortune en Amérique, en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l’obéissance, l’habitude des consignes, la probité, l’attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu’utile, il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très-heureux en se voyant adopté par une famille où il vivrait comme le guy sur le chêne.
En attendant une occasion pour s’embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire ; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le {p. 130} vaisseau. Pendant que le colonel s’installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les éléments de la Banque en déployant l’activité, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton acheté à vil prix. Cette double opération valut un capital énorme à la maison Mignon. Le colonel fit alors l’acquisition de la villa d’Ingouville, et récompensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale.
Le pauvre Breton avait ramené de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme à laquelle plut, avant toute chose, la qualité de Français. Miss Grummer possédait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l’alter Ego de l’armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naïf soldat, oublié pendant vingt ans par la Fortune, se crut l’homme le plus heureux du monde, en se voyant propriétaire d’une maison que la munificence de son chef garnit d’un joli mobilier, puis de douze cents francs d’intérêts qu’il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d’appointement. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rêves, n’avait espéré situation pareille ; mais il était encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite américaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants à leur naissance, et les malheurs de sa dernière couche la privèrent de l’espérance d’en avoir ; elle s’attacha donc aux deux demoiselles Mignon, avec autant d’amour que Dumay qui les eût préférées à ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour à des cultivateurs habitués à une vie économe, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son ménage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier d’une gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crédit du caissier se montait à cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, où, dans ce moment, vivaient obscurément Modeste et sa mère.
L’état déplorable où se trouvait madame Mignon, que son mari laissa belle encore, a sa cause dans la catastrophe à laquelle l’absence de Charles était due. Le chagrin avait employé trois ans à {p. 131} détruire cette douce Allemande ; mais c’était un de ces chagrins semblables à des vers logés au cœur d’un bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile à chiffrer. Deux enfants, morts en bas âge, eurent un double ci-gît dans cette âme qui ne savait rien oublier. La captivité de Charles en Sibérie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides, fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprême. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de l’Empire, l’expatriation projetée furent comme de nouveaux accès d’une même fièvre. Enfin, dix ans de prospérités continuelles, les amusements de sa maison, la première du Havre ; les dîners, les bals, les fêtes du négociant heureux, les somptuosités de la villa Mignon, l’immense considération, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l’entière affection de cet homme, qui répondit par un amour unique à un unique amour, tout avait réconcilié cette pauvre femme avec la vie. Au moment où elle ne doutait plus, où elle entrevoyait un beau soir à sa journée orageuse, une catastrophe inconnue, enterrée au cœur de cette double famille et dont il sera bientôt question, fut comme une sommation du malheur.
En janvier 1826, au milieu d’une fête, quand le Havre tout entier désignait Charles Mignon pour son député, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, furent chacune comme un coup de marteau sur le palais de verre de la Prospérité. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouï bonheur, comme le froid sur la Grande Armée en 1812.
En une seule nuit, passée à faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon prit son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient à tout payer.
– Le Havre, dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas à pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs à six pour cent…
– À trois, mon colonel.
– À rien alors, dit Charles
Mignon péremptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui n’est plus à moi, part demain, le capitaine m’emmène. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je n’écrirai jamais ! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. {p. 132} Dumay ne demanda rien à son patron, il ne lui fit pas de questions sur ses projets.
– Je pense, dit-il à Latournelle d’un petit air entendu, que mon colonel a son plan fait.
Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l’arrière du bâtiment, le Breton dit au Provençal : – Quels sont vos derniers ordres, mon colonel ?
– Qu’aucun homme n’approche du Chalet ! dit le père en retenant mal une larme. Dumay ! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma seconde fille ! Ne crains rien, pas même l’échafaud, je t’y rejoindrais.
– Mon colonel, faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort ! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On n’arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases !
Les deux militaires se jetèrent dans les bras l’un de l’autre comme deux hommes qui s’étaient appréciés en pleine Sibérie.
Le jour même, le Courrier du Havre contenait ce terrible, simple, énergique et honnête premier-Havre.
La maison Charles Mignon suspend ses payements. Mais les liquidateurs soussignés prennent l’engagement de payer toutes les créances passives. On peut, dès à présent, escompter aux tiers-porteurs les effets à terme. La vente des propriétés foncières couvre intégralement les comptes courants.
Cet avis est donné pour l’honneur de la maison et pour empêcher tout ébranlement du crédit sur la place du Havre.
Monsieur Charles Mignon est parti ce matin sur le Modeste pour l’Asie-Mineure, ayant laissé de pleins pouvoirs à l’effet de réaliser toutes les valeurs, même immobilières.
{p. 133} Latournelle devait de sa fortune à la bonté de monsieur Mignon, qui lui prêta cent mille francs, en 1817, pour acheter la plus belle Étude du Havre. Ce pauvre homme, sans moyens pécuniaires, premier clerc depuis dix ans, atteignait alors à l’âge de quarante ans et se voyait clerc pour le reste de ses jours. Il fut le seul dans tout le Havre dont le dévouement pût se comparer à celui de Dumay ; car Gobenheim profita de la liquidation pour continuer les relations et les affaires de monsieur Mignon, ce qui lui permit d’élever sa petite maison de banque.
Pendant que des regrets unanimes se formulaient à la Bourse, sur le port, dans toutes les maisons ; quand le panégyrique d’un homme irréprochable, honorable et bienfaisant, remplissait toutes les bouches, Latournelle et Dumay, silencieux et actifs comme des fourmis, vendaient, réalisaient, payaient et liquidaient. Vilquin fit le généreux en achetant la villa, la maison de ville et une ferme. Aussi Latournelle profita-t-il de ce bon premier mouvement en arrachant un bon prix à Vilquin.
On voulut visiter madame et mademoiselle Mignon ; mais elles avaient obéi à Charles en se réfugiant au Chalet, le matin même de son départ qui leur fut caché dans le premier moment. Pour ne pas se laisser ébranler par leur douleur, le courageux banquier avait embrassé sa femme et sa fille pendant leur sommeil. Il y eut trois cents cartes mises à la porte de la maison Mignon. Quinze jours après, l’oubli le plus profond, prophétisé par Charles, révélait à ces deux femmes la sagesse et la grandeur de la résolution ordonnée.
Dumay fit représenter son maître à New-York, à Londres et à Paris. Il suivit la liquidation des trois maisons de banque auxquelles cette ruine était due, réalisa cinq cent mille francs de 1826 à 1828, le huitième de la fortune de Charles ; et, selon des ordres écrits pendant la nuit du départ, il les envoya dans le commencement de l’année 1828, par la maison Mongenod, à New-York, au compte de monsieur Mignon. Tout cela fut accompli militairement, excepté le prélèvement de trente mille francs pour les besoins personnels de madame et de mademoiselle Mignon que Charles avait recommandé de faire et que ne fit pas Dumay. Le Breton vendit sa maison de ville vingt mille francs, et les remit à madame Mignon, en pensant que, plus son colonel aurait de capitaux, plus promptement il reviendrait.
– Faute de trente mille francs quelquefois on périt, dit-il à {p. 134} Latournelle qui lui prit à sa valeur cette maison où les habitants du Chalet trouvaient toujours un appartement.
Tel fut, pour la célèbre maison Mignon du Havre, le résultat de la crise qui bouleversa, de 1825 à 1826, les principales places de commerce et qui causa, si l’on se souvient de ce coup de vent, la ruine de plusieurs banquiers de Paris, dont l’un présidait le Tribunal de Commerce.
On comprend alors que cette chute immense, couronnant un règne bourgeois de dix années, put être le coup de la mort pour Bettina Wallenrod, qui se vit encore une fois séparée de son mari, sans rien savoir d’une destinée en apparence aussi périlleuse, aussi aventureuse que l’exil en Sibérie ; mais le mal qui l’entraînait vers la tombe est à ces chagrins visibles ce qu’est aux chagrins ordinaires d’une famille l’enfant fatal qui la gruge et la dévore. La pierre infernale jetée au cœur de cette mère était une des pierres tumulaires du petit cimetière d’Ingouville, et sur laquelle on lit :
BETTINA-CAROLINE MIGNON,
Morte à vingt-deux ans.
priez pour elle.
1827.
Cette inscription est pour la jeune fille ce qu’une épitaphe est pour beaucoup de morts, la table des matières d’un livre inconnu. Le livre, le voici dans son abrégé terrible qui peut expliquer le serment échangé dans les adieux du colonel et du lieutenant.
Un jeune homme, d’une charmante figure, appelé Georges d’Estourny, vint au Havre sous le vulgaire prétexte de voir la mer, et il y vit Caroline Mignon. Un soi-disant élégant de Paris n’est jamais sans quelques recommandations ; il fut donc invité, par l’intermédiaire d’un ami des Mignon, à une fête donnée à Ingouville. Devenu très-épris et de Caroline et de sa fortune, le Parisien entrevit une fin heureuse. En trois mois, il accumula tous les moyens de séduction, et enleva Caroline. Quand il a des filles, un père de famille ne doit pas plus laisser introduire un jeune homme chez lui sans le connaître, que laisser traîner des livres ou des journaux sans les avoir lus. L’innocence des filles est comme le lait que font tourner un coup de tonnerre, un vénéneux parfum, un temps chaud, un rien, un souffle même. En lisant la lettre d’adieu de sa {p. 135} fille aînée, Charles Mignon fit partir aussitôt madame Dumay pour Paris. La famille allégua la nécessité d’un voyage subitement ordonné par le médecin de la maison qui trempa dans cette excuse nécessaire ; mais sans pouvoir empêcher le Havre de causer sur cette absence.
– Comment, une jeune personne si forte, d’un teint espagnol, à chevelure de jais !… Elle ? poitrinaire !…
– Mais, oui, l’on dit qu’elle a commis une imprudence.
– Ah ! ah ! s’écriait un Vilquin.
– Elle est revenue en nage d’une partie de cheval, et a bu à la glace ; du moins, voilà ce que dit le docteur Troussenard.
Quand madame Dumay revint, les malheurs de la maison Mignon étaient consommés, personne ne fit plus attention à l’absence de Caroline ni au retour de la femme du caissier.
Au commencement de l’année 1827, les journaux retentirent du procès de Georges d’Estourny, condamné pour de constantes fraudes au jeu par la Police correctionnelle. Ce jeune corsaire s’exila, sans s’occuper de mademoiselle Mignon, à qui la liquidation faite au Havre ôtait toute sa valeur. En peu de temps, Caroline apprit et son infâme abandon, et la ruine de la maison paternelle. Revenue dans un état de maladie affreux et mortel, elle s’éteignit, en peu de jours, au Chalet. Sa mort protégea du moins sa réputation. On crut assez généralement à la maladie alléguée par monsieur Mignon lors de la fuite de sa fille, et à l’ordonnance médicale qui dirigeait, disait-on, mademoiselle Caroline sur Nice.
Jusqu’au dernier moment, la mère espéra conserver sa fille ! Bettina fut sa préférence, comme Modeste était celle de Charles. Il y avait quelque chose de touchant dans ces deux élections. Bettina fut tout le portrait de Charles, comme Modeste est celui de sa mère. Chacun des deux époux continuait son amour dans son enfant. Caroline, fille de la Provence, tint de son père et cette belle chevelure noire comme l’aile d’un corbeau qu’on admire chez les femmes du midi, et l’œil brun, fendu en amande, brillant comme une étoile, et le teint olivâtre, et la peau dorée d’un fruit velouté, le pied cambré, cette taille espagnole qui fait craquer les basquines. Aussi le père et la mère étaient-ils fiers de la charmante opposition que présentaient les deux sœurs.
– Un diable et un ange ! disait-on sans malice, quoique ce fût une prophétie.
{p. 136} Après avoir pleuré pendant un mois dans sa chambre où elle voulut rester sans voir personne, la pauvre Allemande en sortit les yeux malades. Avant de perdre la vue, elle était allée, malgré tous ses amis, contempler la tombe de Caroline. Cette dernière image resta colorée dans ses ténèbres, comme le spectre rouge du dernier objet vu brille encore, après qu’on a fermé les yeux par un grand jour.
Après cet affreux, ce double malheur, Modeste devenue fille unique, sans que son père le sût, rendit Dumay, non pas plus dévoué, mais plus craintif que par le passé. Madame Dumay, folle de Modeste comme toutes les femmes privées d’enfant, l’accabla de sa maternité d’occasion, sans cependant méconnaître les ordres de son mari qui se défiait des amitiés féminines. La consigne était nette.
– Si jamais un homme de quelque âge, de quelque rang que ce soit, avait dit Dumay, parle à Modeste, la lorgne, lui fait les yeux doux, c’est un homme mort, je lui brûle la cervelle et je vais me mettre à la disposition du Procureur du Roi, ma mort la sauvera peut-être. Si tu ne veux pas me voir couper le cou, remplace-moi bien auprès d’elle, pendant que je suis en ville.
Depuis trois ans, Dumay visitait ses armes tous les soirs. Il paraissait avoir mis de moitié dans son serment les deux chiens des Pyrénées, deux animaux d’une intelligence supérieure ; l’un couchait à l’intérieur et l’autre était posté dans une petite cabane d’où il ne sortait pas et n’aboyait point ; mais l’heure où ces deux chiens auraient remué leurs mâchoires sur un quidam, eût été terrible !
On peut maintenant deviner la vie menée au Chalet par la mère et la fille. Monsieur et madame Latournelle, souvent accompagnés de Gobenheim, venaient à peu près tous les soirs tenir compagnie à leurs amis, et jouaient au whist. La conversation roulait sur les affaires du Havre, sur les petits événements de la vie de province. Entre neuf et dix heures du soir, on se quittait. Modeste allait coucher sa mère, elles faisaient leurs prières ensemble, elles se répétaient leurs espérances, elles parlaient du voyageur chéri. Après avoir embrassé sa mère, la fille rentrait dans sa chambre à dix heures. Le lendemain, Modeste levait sa mère avec les mêmes soins, les mêmes prières, les mêmes causeries. À la louange de Modeste, depuis le jour où la terrible infirmité vint ôter un sens à sa mère, elle s’en fit la femme de chambre, et déploya la même sollicitude, à tout instant, sans se lasser, sans y trouver de monotonie. Elle {p. 137} fut sublime d’affection, à toute heure, d’une douceur rare chez les jeunes filles, et bien appréciée par les témoins de cette tendresse. Aussi, pour la famille Latournelle, pour monsieur et madame Dumay, Modeste était-elle au moral la perle que vous connaissez. Entre le déjeuner et le dîner, madame Mignon et madame Dumay faisaient, pendant les jours de soleil, une petite promenade jusques sur les bords de la mer, accompagnées de Modeste, car il fallait le secours de deux bras à la malheureuse aveugle.
Un mois avant la scène, au milieu de laquelle cette explication fait comme une parenthèse, madame Mignon avait tenu conseil avec ses seuls amis, madame Latournelle, le notaire et Dumay, pendant que madame Dumay amusait Modeste par une longue promenade.
– Écoutez, mes amis, avait dit l’aveugle, ma fille aime, je le sens, je le vois… Une étrange révolution s’est accomplie en elle, et je ne sais pas comment vous ne vous en êtes pas aperçus…
– Nom d’un petit bonhomme ! s’écria le lieutenant.
– Ne m’interrompez pas, Dumay. Depuis deux mois, Modeste prend soin d’elle, comme si elle devait aller à un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sa couturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu’un ; sa voix a des intonations brèves comme si, quand on l’interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets ; puis, si ce quelqu’un attendu est venu…
– Nom d’un petit bonhomme !
– Asseyez-vous, Dumay, dit l’aveugle. Eh ! bien, Modeste est gaie ! Oh ! elle n’est pas gaie pour vous, vous ne saisissez pas ces nuances trop délicates pour des yeux occupés par le spectacle de la nature. Cette gaieté se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j’explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvements désordonnés… Elle est heureuse, enfin ! Il y a des actions de grâce jusques dans les idées qu’elle exprime. Ah ! mes amis, je me connais au bonheur aussi bien qu’au malheur… Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle : si elle a reçu ce qu’elle attend, ou si elle est inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d’une fille innocente, car Modeste est l’innocence même, mais, c’est comme une innocence instruite. Si je {p. 138} suis aveugle, ma tendresse est clairvoyante, et je vous engage à surveiller ma fille.
Dumay devenu féroce, le notaire en homme qui veut trouver le mot d’une énigme, madame Latournelle en duègne trompée, madame Dumay qui partagea les craintes de son mari, se firent alors les espions de Modeste. Modeste ne fut pas quittée un instant. Dumay passa les nuits sous les fenêtres, caché dans son manteau comme un jaloux Espagnol ; mais il ne put, armé de sa sagacité de militaire, saisir aucun indice accusateur. À moins d’aimer les rossignols du parc Vilquin, ou quelque prince Lutin, Modeste n’avait pu voir personne, n’avait pu recevoir ni donner aucun signal. Madame Dumay, qui ne se coucha qu’après avoir vu Modeste endormie, plana sur les chemins du haut du Chalet avec une attention égale à celle de son mari. Sous les regards de ces quatre argus, l’irréprochable enfant, dont les moindres mouvements furent étudiés, analysés, fut si bien acquittée de toute criminelle conversation, que les amis taxèrent madame Mignon de folie, de préoccupation. Madame Latournelle, qui conduisait elle-même à l’église et qui en ramenait Modeste, fut chargée de dire à la mère qu’elle s’abusait sur sa fille.
– Modeste, fit-elle observer, est une jeune personne très-exaltée, elle se passionne pour les poésies de celui-ci, pour la prose de celui-là. Vous n’avez pas pu juger de l’impression qu’a produite sur elle cette symphonie de bourreau (mot de Butscha qui prêtait de l’esprit à fonds perdu à sa bienfaitrice), appelée le Dernier jour d’un Condamné ; mais elle me paraissait folle avec ses admirations pour ce monsieur Hugo. Je ne sais pas où ces gens-là (Victor Hugo, Lamartine, Byron sont ces gens-là pour les madame Latournelle) vont prendre leurs idées. La petite m’a parlé de Child-Harold, je n’ai pas voulu en avoir le démenti, j’ai eu la simplicité de me mettre à lire cela pour pouvoir en raisonner avec elle. Je ne sais pas s’il faut attribuer cet effet à la traduction ; mais le cœur me tournait, les yeux me papillotaient, je n’ai pas pu continuer. Il y a là des comparaisons qui hurlent : des rochers qui s’évanouissent, les laves de la guerre !… Enfin, comme c’est un Anglais qui voyage, on doit s’attendre à des bizarreries, mais cela passe la permission. On se croit en Espagne, et il vous met dans les nuages, au-dessus des Alpes, il fait parler les torrents et les étoiles ; et, puis, il y a trop de vierges !… c’en est impatientant ! Enfin, après {p. 139} les campagnes de Napoléon, nous avons assez des boulets enflammés, de l’airain sonore qui roulent de page en page. Modeste m’a dit que tout ce pathos venait du traducteur et qu’il fallait lire l’anglais. Mais, je n’irai pas apprendre l’anglais pour lord Byron, quand je ne l’ai pas appris pour Exupère. Je préfère de beaucoup les romans de Ducray-Duminil à ces romans anglais ! Moi je suis trop Normande pour m’amouracher de tout ce qui vient de l’étranger, et surtout de l’Angleterre. Madame Mignon, malgré son deuil éternel, ne put s’empêcher de sourire à l’idée de madame Latournelle lisant Child-Harold. La sévère notaresse accepta ce sourire comme une approbation de ses doctrines.
– Ainsi donc, vous prenez, ma chère madame Mignon, les fantaisies de Modeste, les effets de ses lectures pour des amourettes. Elle a vingt ans. À cet âge, on s’aime soi-même. On se pare pour se voir parée. Moi, je mettais à feu ma pauvre petite sœur un chapeau d’homme, et nous jouions au monsieur… Vous avez eu, vous, à Francfort, une jeunesse heureuse ; mais, soyons justes ?… Modeste est ici, sans aucune distraction. Malgré la complaisance avec laquelle ses moindres désirs sont accueillis, elle se sait gardée, et la vie qu’elle mène offrirait peu de plaisir à une jeune fille qui n’aurait pas trouvé comme elle des divertissements dans les livres. Allez, elle n’aime personne que vous… Tenez-vous pour très-heureuse de ce qu’elle se passionne pour les corsaires de lord Byron, pour les héros de roman de Walter Scott, pour vos Allemands, les comtes d’Egmont, Werther, Schiller et autres Err.
– Eh ! bien, madame ?… dit respectueusement Dumay qui fut effrayé du silence de madame Mignon.
– Modeste n’est pas seulement amoureuse, elle aime quelqu’un ! répondit obstinément la mère.
– Madame, il s’agit de ma vie, et vous trouverez bon, non pas à cause de moi, mais de ma pauvre femme, de mon colonel et de vous, que je cherche à savoir qui de la mère ou du chien de garde se trompe…
– C’est vous, Dumay ! Ah ! si je pouvais regarder ma fille !… s’écria la pauvre aveugle.
– Mais qui peut-elle aimer ? dit madame Latournelle. Quant à nous, je réponds de mon Exupère.
– Ce ne saurait être Gobenheim que, depuis le départ du colonel, {p. 140} nous voyons à peine neuf heures par semaine, dit Dumay. D’ailleurs il ne pense pas à Modeste, cet écu de cent sous fait homme ! Son oncle Gobenheim-Keller lui a dit : « Deviens assez riche pour épouser une Keller. » Avec ce programme, il n’y a pas à craindre qu’il sache de quel sexe est Modeste. Voilà tout ce que nous voyons d’hommes ici. Je ne compte pas Butscha, pauvre petit bossu, je l’aime, il est votre Dumay, madame, dit-il à la notaresse. Butscha sait très-bien qu’un regard jeté sur Modeste lui vaudrait une trempée à la mode de Vannes… Pas une âme n’a de communication avec nous. Madame Latournelle qui, depuis votre… votre malheur, vient chercher Modeste pour aller à l’église et l’en ramène, l’a bien observée, ces jours-ci, durant la messe, et n’a rien vu de suspect autour d’elle. Enfin, s’il faut vous tout dire, j’ai ratissé moi-même les allées autour de la maison depuis un mois, et je les ai retrouvées le matin sans traces de pas…
– Les râteaux ne sont ni chers ni difficiles à manier, dit la fille de l’Allemagne.
– Et les chiens ?… s’écria Dumay.
– Les amoureux savent leur trouver des philtres, répondit madame Mignon.
– Ce serait à me brûler la cervelle, si vous aviez raison, car je serais enfoncé !… s’écria Dumay.
– Et pourquoi, Dumay ? demanda madame Mignon.
– Eh ! madame, je ne soutiendrais pas le regard du colonel s’il ne retrouvait pas sa fille, surtout maintenant qu’elle est unique, aussi pure, aussi vertueuse qu’elle était quand, sur le vaisseau, il m’a dit : – Que la peur de l’échafaud ne t’arrête pas, Dumay, quand il s’agira de l’honneur de Modeste !
– Je vous reconnais bien là tous les deux ! dit madame Mignon pleine d’attendrissement.
– Je gagerais mon salut éternel, que Modeste est pure comme elle l’était dans sa barcelonette, dit madame Dumay.
– Oh ! je le saurai, dit Dumay, si madame la comtesse veut me permettre d’essayer d’un moyen, car les vieux troupiers se connaissent en stratagèmes.
– Je vous permets tout ce qui pourra nous éclairer sans nuire à notre dernier enfant.
– Et, comment feras-tu, Anne ?… dit madame Dumay, pour savoir le secret d’une jeune fille, quand il est si bien gardé. {p. 141} – Obéissez-moi bien tous, s’écria le lieutenant, j’ai besoin de tout le monde.
Ce précis rapide, qui, développé savamment, aurait fourni tout un tableau de mœurs (combien de familles peuvent y reconnaître les événements de leur vie), suffit à faire comprendre l’importance des petits détails donnés sur les êtres et les choses pendant cette soirée où le vieux militaire avait entrepris de lutter avec une jeune fille, et de faire sortir du fond de ce cœur un amour observé par une mère aveugle.
Une heure se passa dans un calme effrayant, interrompu par les phrases hiéroglyphiques des joueurs de whist.
– Pique ! – Atout ! – Coupe ! – Avons-nous les honneurs ? – Deux de tri (sic) ! – À huit ! – À qui à donner ? Phrases qui constituent aujourd’hui les grandes émotions de l’aristocratie européenne.
Modeste travaillait sans s’étonner du silence gardé par sa mère. Le mouchoir de madame Mignon glissa de dessus son jupon à terre, Butscha se précipita pour le ramasser ; il se trouva près de Modeste et lui dit à l’oreille : – Prenez garde !… en se relevant.
Modeste leva sur le nain des yeux étonnés dont les rayons, comme épointés, le remplirent d’une joie ineffable.
– Elle n’aime personne ! se dit le pauvre bossu qui se frotta les mains à s’arracher l’épiderme.
En ce moment Exupère se précipita dans le parterre, dans la maison, tomba dans le salon comme un ouragan, et dit à l’oreille de Dumay : – Voici le jeune homme !
Dumay se leva, sauta sur ses pistolets et sortit.
– Ah ! mon Dieu ! Et s’il le tue ?… s’écria madame Dumay qui fondit en larmes.
– Mais que se passe-t-il donc ? demanda Modeste en regardant ses amis d’un air candide et sans aucun effroi.
– Mais il s’agit d’un jeune homme qui tourne autour du Chalet !… s’écria madame Latournelle.
– Eh ! bien, reprit Modeste, pourquoi donc Dumay le tuerait-il ?…
– Sancta simplicita !… dit Butscha qui contempla aussi fièrement son patron qu’Alexandre regarde Babylone dans le tableau de Lebrun.
Modeste alla vers la porte.
{p. 142} – Où vas-tu, Modeste ? demanda la mère.
– Tout préparer pour votre coucher, maman, répondit Modeste d’une voix aussi pure que le son d’un harmonica. Et elle quitta le salon.
– Vous n’avez pas fait vos frais ! dit le nain à Dumay quand il rentra.
– Modeste est sage comme la vierge de notre autel, s’écria madame Latournelle.
– Ah ! mon Dieu ! de telles émotions me brisent, dit le caissier, et je suis cependant bien fort.
– Je veux perdre vingt-cinq sous, si je comprends un mot à tout ce que vous faites ce soir, dit Gobenheim, vous m’avez l’air d’être fous.
– Il s’agit cependant d’un trésor, dit Butscha qui se haussa sur la pointe de ses pieds pour arriver à l’oreille de Gobenheim.
– Malheureusement, Dumay, j’ai la presque certitude de ce que je vous ai dit, répéta la mère.
– C’est maintenant à vous, madame, dit Dumay d’une voix calme, à nous prouver que nous avons tort.
En voyant qu’il ne s’agissait que de l’honneur de Modeste, Gobenheim prit son chapeau, salua, sortit, en emportant dix sous, et regardant tout nouveau rubber comme impossible.
– Exupère et toi, Butscha, laissez-nous, dit madame Latournelle. Allez au Havre, vous arriverez encore à temps pour voir une pièce, je vous paye le spectacle.
Quand madame Mignon fut seule entre ses quatre amis, madame Latournelle, après avoir regardé Dumay, qui, Breton, comprenait l’entêtement de la mère, et son mari qui jouait avec les cartes, se crut autorisée à prendre la parole.
– Madame Mignon, voyons ? quel fait décisif a frappé votre entendement ?
– Eh ! ma bonne amie, si vous étiez musicienne, vous auriez entendu déjà, comme moi, le langage de Modeste quand elle parle d’amour.
Le piano des deux demoiselles Mignon, se trouvait dans le peu de meubles à l’usage des femmes qui furent apportés de la maison de ville au Chalet. Modeste avait conjuré quelquefois ses ennuis en étudiant sans maître. Née musicienne, elle jouait pour égayer sa mère. Elle chantait naturellement, et répétait les airs allemands {p. 143} que sa mère lui apprenait. De ces leçons, de ces efforts, il en était résulté ce phénomène, assez ordinaire chez les natures poussées par la vocation, que, sans le savoir, Modeste composait, comme on peut composer sans connaître l’harmonie, des cantilènes purement mélodiques. La mélodie est, à la musique, ce que l’image et le sentiment sont à la poésie, une fleur qui peut s’épanouir spontanément. Aussi les peuples ont-ils eu des mélodies nationales avant l’invention de l’harmonie. La botanique est venue après les fleurs. Ainsi Modeste, sans rien avoir appris du métier de peintre, que ce qu’elle avait vu faire à sa sœur quand sa sœur lavait des aquarelles, devait rester charmée et abattue devant un tableau de Raphaël, de Titien, de Rubens, de Murillo, de Rembrandt, d’Albert Durer et d’Holbein, c’est-à-dire devant le beau idéal de chaque pays. Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait à des chants de rossignol, à des tentatives, dont le sens, dont la poésie avait éveillé l’attention de sa mère, assez surprise de voir Modeste acharnée à la composition, essayant des airs sur des paroles inconnues.
– Si vos soupçons n’ont pas d’autre base, dit Latournelle à madame Mignon, je plains votre susceptibilité.
– Quand les jeunes filles de la Bretagne chantent, dit Dumay redevenu sombre, l’amant est bien près d’elles.
– Je vous ferai surprendre Modeste improvisant, dit la mère, et vous verrez !…
– Pauvre enfant, dit madame Dumay ; mais si elle savait nos inquiétudes, elle serait désespérée, et nous dirait la vérité, surtout en apprenant de quoi il s’agit pour Dumay.
– Demain, mes amis, je questionnerai ma fille, dit madame Mignon, et peut-être obtiendrai-je plus par la tendresse que vous par la ruse…
La comédie de la Fille mal gardée se jouait-elle, là comme partout et comme toujours, sans que ces honnêtes Bartholo, ces espions dévoués, ces chiens des Pyrénées si vigilants, eussent pu flairer, deviner, apercevoir l’amant, l’intrigue, la fumée du feu ?… Ceci n’était pas le résultat d’un défi entre des gardiens et une prisonnière, entre le despotisme du cachot et la liberté du détenu, mais l’éternelle répétition de la première scène jouée au lever du rideau de la Création : Ève dans le paradis. Qui, maintenant, de la mère ou du chien de garde avait raison ?
Aucune des personnes qui entouraient Modeste ne pouvait {p. 144} comprendre ce cœur de jeune fille, car l’âme et le visage étaient en harmonie, croyez-le bien ! Modeste avait transporté sa vie dans un monde, aussi nié de nos jours que le fut celui de Christophe Colomb au seizième siècle. Heureusement, elle se taisait, autrement elle eût 5 paru folle. Expliquons, avant tout, l’influence du passé sur Modeste.
Deux événements avaient à jamais formé l’âme comme ils avaient développé l’intelligence de cette jeune fille. Avertis par la catastrophe arrivée à Bettina, monsieur et madame Mignon résolurent, avant leur désastre, de marier Modeste. Ils avaient fait choix du fils d’un riche banquier, un Hambourgeois établi au Havre depuis 1815, leur obligé d’ailleurs. Ce jeune homme, nommé Francisque Althor, le dandy du Havre, doué de la beauté vulgaire dont se paient les bourgeois, ce que les Anglais appellent un mastok (de bonnes grosses couleurs, de la chair, une membrure carrée), abandonna si bien sa fiancée au moment du désastre, qu’il n’avait plus revu ni Modeste, ni madame Mignon, ni les Dumay.
Latournelle s’étant hasardé à questionner le papa Jacob Althor à ce sujet, l’Allemand avait haussé les épaules en répondant : – Je ne sais pas ce que vous voulez dire !
Cette réponse, rapportée à Modeste afin de lui donner de l’expérience, fut une leçon d’autant mieux comprise que Latournelle et Dumay firent des commentaires assez étendus sur cette ignoble trahison. Les deux filles de Charles Mignon, en enfants gâtés, montaient à cheval, avaient des chevaux, des gens, et jouissaient d’une liberté fatale. En se voyant à la tête d’un amoureux officiel, Modeste avait laissé Francisque lui baiser les mains, la prendre par la taille pour lui aider à monter à cheval ; elle accepta de lui des fleurs, de ces menus témoignages de tendresse qui encombrent toutes les cours faites à des prétendues ; elle lui avait brodé une bourse en croyant à ces espèces de liens, si forts pour les belles âmes, des fils d’araignée pour les Gobenheim, les Vilquin et les Althor. Au printemps qui suivit l’établissement de madame et de mademoiselle Mignon au Chalet, Francisque Althor vint dîner chez les Vilquin. En voyant Modeste par-dessus le mur du boulingrin, il détourna la tête. Six semaines après, il épousa mademoiselle Vilquin, l’aînée. Modeste, belle, jeune, de haute naissance, apprit ainsi qu’elle n’avait été, pendant trois mois, que mademoiselle Million.
La pauvreté connue de Modeste fut donc une sentinelle qui {p. 145} défendit les approches du Chalet, aussi bien que la prudence des Dumay, que la vigilance du ménage Latournelle. On ne parlait de mademoiselle Mignon que pour l’insulter par des : – Pauvre fille, que deviendra-t-elle ? elle coiffera sainte Catherine.
– Quel sort ! avoir vu tout le monde à ses pieds, avoir eu la chance d’épouser le fils Althor et se trouver sans personne qui veuille d’elle.
– Avoir connu la vie la plus luxueuse, ma chère, et tomber dans la misère !
Et qu’on ne croie pas que ces insultes fussent secrètes et seulement devinées par Modeste ; elle les écouta, plus d’une fois, dites par des jeunes gens, par des jeunes personnes du Havre, en promenade à Ingouville ; et qui, sachant madame et mademoiselle Mignon logées au Chalet, parlaient d’elles en passant devant cette jolie habitation. Quelques amis des Vilquin s’étonnaient souvent que ces deux femmes eussent voulu vivre au milieu des créations de leur ancienne splendeur.
Modeste entendit souvent derrière ses persiennes fermées, des insolences de ce genre.
– Je ne sais pas comment elles peuvent demeurer là ! se disait-on en tournant autour du boulingrin, et peut-être pour aider les Vilquin à chasser leurs locataires.
– De quoi vivent-elles ? Que peuvent-elles faire là ?…
– La vieille est devenue aveugle !
– Mademoiselle Mignon est-elle restée jolie ? Ah ! elle n’a plus de chevaux ! Était-elle fringante ?…
En entendant ces farouches sottises de l’Envie, qui s’élance, baveuse et hargneuse, jusque sur le passé, bien des jeunes filles eussent senti leur sang les rougir jusqu’au front ; d’autres eussent pleuré, quelques-unes auraient éprouvé des mouvements de rage ; mais Modeste souriait comme on sourit au théâtre en entendant des acteurs. Sa fierté ne descendait pas jusqu’à la hauteur où ces paroles, parties d’en bas, arrivaient.
L’autre événement fut plus grave encore que cette lâcheté mercantile. Bettina-Caroline était morte entre les bras de Modeste, qui garda sa sœur avec le dévouement de l’adolescence, avec la curiosité d’une imagination vierge. Les deux sœurs, par le silence des nuits, échangèrent bien des confidences. De quel intérêt dramatique Bettina n’était-elle pas revêtue aux yeux de son {p. 146} innocente sœur ? Bettina connaissait la passion par le malheur seulement, elle mourait pour avoir aimé. Entre deux jeunes filles, tout homme, quelque scélérat qu’il soit, reste un amant. La passion est ce qu’il y a de vraiment absolu dans les choses humaines, elle ne veut jamais avoir tort. Georges d’Estourny, joueur, débauché, coupable, se dessinait toujours dans le souvenir de ces deux filles comme le dandy parisien des fêtes du Havre, lorgné par toutes les femmes (Bettina crut l’enlever à la coquette madame Vilquin), enfin comme l’amant heureux de Bettina. L’adoration d’une jeune fille est plus forte que toutes les réprobations sociales. La Justice avait tort aux yeux de Bettina : comment avoir pu condamner un jeune homme par qui elle s’était vue aimée pendant six mois, aimée à la passion dans la mystérieuse retraite où Georges la cacha dans Paris, pour y conserver, lui, sa liberté. Bettina mourante inocula donc l’amour à sa sœur, elle lui communiqua cette lèpre de l’âme. Ces deux filles causèrent toutes deux de ce grand drame de la passion que l’imagination agrandit encore. La morte emporta dans sa tombe la pureté de Modeste, elle la laissa sinon instruite, au moins dévorée de curiosité. Néanmoins le remords avait enfoncé trop souvent ses dents aiguës au cœur de Bettina pour qu’elle épargnât les avis à sa sœur. Au milieu de ses aveux, jamais elle n’avait manqué de prêcher Modeste, de lui recommander une obéissance absolue à la famille. Elle supplia sa sœur, la veille de sa mort, de se souvenir de ce lit trempé de pleurs, et de ne pas imiter une conduite que tant de souffrances expiaient à peine. Bettina s’accusa d’avoir attiré la foudre sur la famille, elle mourut au désespoir de n’avoir pas reçu le pardon de son père. Malgré les consolations de la Religion attendrie par tant de repentir, Bettina ne s’endormit pas sans crier au moment suprême : Mon père ! mon père ! d’un ton de voix déchirant.
– Ne donne pas ton cœur sans ta main, dit Caroline à Modeste une heure avant sa mort, et surtout n’accueille aucun hommage sans l’aveu de notre mère ou de papa…
Ces paroles, si touchantes dans leur vérité textuelle, dites au milieu de l’agonie, avaient eu d’autant plus de retentissement dans l’intelligence de Modeste, que Bettina lui dicta le plus solennel serment. Cette pauvre fille, clairvoyante comme un prophète, tira de dessous son chevet un anneau, sur lequel elle avait fait graver au Havre par sa fidèle servante, Françoise Cochet : Pense à Bettina ! 1827, à 6 la place de quelque devise. Quelques instants avant de rendre le {p. 147} dernier soupir, elle mit au doigt de sa sœur cette bague en la priant de l’y garder jusqu’à son mariage. Ce fut donc, entre ces deux filles, un étrange assemblage de remords poignants et de peintures naïves de la rapide saison à laquelle avaient succédé si promptement les bises mortelles de l’abandon ; mais où les pleurs, les regrets, les souvenirs furent toujours dominés par la terreur du mal.
Et cependant, ce drame de la jeune fille séduite et revenant mourir d’une horrible maladie sous le toit d’une élégante misère, le désastre paternel, la lâcheté du gendre des Vilquin, la cécité produite par la douleur de sa mère, ne répondent encore qu’aux surfaces offertes par Modeste, et dont se contentent les Dumay, les Latournelle, car aucun dévouement ne peut remplacer la mère !
Cette vie monotone dans ce Chalet coquet, au milieu de ces belles fleurs cultivées par Dumay, ces habitudes à mouvements réguliers comme ceux d’une horloge ; cette sagesse provinciale, ces parties de cartes auprès desquelles on tricotait, ce silence interrompu seulement par les mugissements de la mer aux équinoxes ; cette tranquillité monastique cachait la vie la plus orageuse, la vie par les idées, la vie du Monde Spirituel. On s’étonne quelquefois des fautes commises par des jeunes filles ; mais il n’existe pas alors près d’elles 7 une mère aveugle pour frapper de son bâton sur un cœur vierge, creusé par les souterrains de la Fantaisie. Les Dumay dormaient, quand Modeste ouvrait sa fenêtre, en imaginant qu’il pouvait passer un homme, l’homme de ses rêves, le cavalier attendu qui la prendrait en croupe, en essuyant le feu de Dumay.
Abattue après la mort de sa sœur, Modeste s’était jetée en des lectures continuelles, à s’en rendre idiote. Élevée à parler deux langues, elle possédait aussi bien l’allemand que le français ; puis, elle et sa sœur avaient appris l’anglais par madame Dumay. Modeste, peu surveillée en ceci par des gens sans instruction, donna pour pâture à son âme les chefs-d’œuvre modernes des trois littératures anglaise, allemande et française. Lord Byron, Gœthe, Schiller, Walter-Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du dix-septième et du dix-huitième siècles, l’Histoire et le Théâtre, le Roman depuis Rabelais jusqu’à Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusqu’à Diderot, depuis les Fabliaux jusqu’à la Nouvelle Héloïse, la pensée de trois pays meubla d’images confuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d’où s’élança brillante, armée, sincère et forte, une admiration {p. 148} absolue pour le génie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand événement ; heureuse d’un chef-d’œuvre à effrayer madame Latournelle, ainsi qu’on l’a vu ; contristée quand l’ouvrage ne lui ravageait pas le cœur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette âme pleine des belles illusions de la jeunesse. Mais, de cette vie flamboyante, aucune lueur n’arrivait à la surface, elle échappait et au lieutenant Dumay et à sa femme, comme aux Latournelle ; mais les oreilles de la mère aveugle en entendirent les pétillements. Le dédain profond que Modeste conçut alors de tous les hommes ordinaires imprima bientôt à sa figure je ne sais quoi de fier, de sauvage qui tempéra sa naïveté germanique, et qui s’accorde d’ailleurs avec un détail de sa physionomie. Les racines de ses cheveux plantés en pointe au dessus du front semblent continuer le léger sillon déjà creusé par la pensée entre les sourcils, et rendent ainsi cette expression de sauvagerie peut-être un peu trop forte. La voix de cette charmante enfant, qu’avant son départ Charles appelait sa petite babouche de Salomon, à cause de son esprit, avait gagné la plus précieuse flexibilité à l’étude de trois langues. Cet avantage est encore rehaussé par un timbre à la fois suave et frais qui frappe autant le cœur que l’oreille. Si la mère ne pouvait voir l’espérance d’une haute destinée écrite sur le front, elle étudia les transitions de la puberté de l’âme dans les accents de cette voix amoureuse.À la période affamée de ses lectures, succéda, chez Modeste, le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve ; de se représenter les choses désirées avec une impression si mordante qu’elle touche à la réalité, de jouir enfin par la pensée, de dévorer tout jusqu’aux années, de se marier, de se voir vieux, d’assister à son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-même la comédie de la vie, et, au besoin celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comédie de l’amour. Elle se supposait adorée à ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue l’héroïne d’un roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scélérat qui finissait sur l’échafaud, ou, comme sa sœur, un jeune élégant sans le sou qui n’avait de démêlés qu’avec la Sixième Chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fêtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour à tour la vie d’une aventurière, ou celle d’une actrice applaudie, épuisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. {p. 149} Lassée d’horreurs, elle revenait à la vie réelle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d’une vie honnête, elle se voyait en madame Latournelle. Elle acceptait une existence pénible, elle supportait les tracas d’une fortune à faire ; puis, elle recommençait les romans : elle était aimée pour sa beauté ; le fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son cœur, et reconnaissait l’étoile que le génie des Staël avait mis à son front. Enfin, son père revenait riche à millions. Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à des épreuves, ou elle gardait son indépendance, elle possédait un magnifique château, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prétendus jusqu’à ce qu’elle eût quarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un exemplaire, dura près d’une année, et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop d’amertume 8, avec trop de sérieux et trop souvent : – Eh ! bien, après ?… pour ne pas se plonger jusqu’à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s’en retirer par les immenses travaux de l’œuvre à laquelle ils se vouent. N’était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allée dans un cloître. Cette satiété jeta cette fille, encore trempée de Grâce catholique dans l’amour du bien, dans l’infini du ciel. Elle conçut la Charité comme occupation de la vie ; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pâture pour la Fantaisie tapie en son cœur, comme un insecte venimeux au fond d’un calice. Et elle cousait tranquillement des brassières pour les enfants des pauvres femmes ! Et elle écoutait d’un air distrait les gronderies de monsieur Latournelle qui reprochait à monsieur Dumay de lui avoir coupé une treizième carte, ou de lui avoir tiré son dernier atout.
La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu’en devenant irréprochable, catholiquement parlant, elle arriverait à un tel état de sainteté, que Dieu l’écouterait et accomplirait ses désirs.
– La foi, selon Jésus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traîné son apôtre sur le lac de Tibériade ; mais, moi, je ne demande à Dieu qu’un mari, se dit-elle, c’est bien plus facile que d’aller me promener sur la mer. {p. 150} Elle jeûna tout un carême, et resta sans commettre le moindre péché ; puis, elle se dit, qu’en sortant de l’église, tel jour elle rencontrerait un beau jeune homme digne d’elle, que sa mère pourrait agréer, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour où elle avait assigné Dieu, à cette fin d’avoir à lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinément par un pauvre assez dégoûtant, il pleuvait à verse, et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir débarquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste qui n’aperçut pas le moindre Child-Harold égaré. Dans ce temps-là, les pleurs la gagnaient quand elle s’asseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour où elle avait cité Dieu pour la troisième fois, elle crut que l’élu de ses rêves était venu dans l’église, elle contraignit madame Latournelle à regarder à chaque pilier, imaginant qu’il se cachait par délicatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les réponses, et elle lui donnait beaucoup d’esprit.
L’excessive ambition de son cœur, cachée dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirée par les bonnes gens qui gardaient Modeste ; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissée jusqu’à ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de génie, le talent lui semblait peu de chose, de même qu’un avocat n’est rien pour la fille qui se rabat à un ambassadeur. Aussi ne désirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fonds d’or sur lequel se détachèrent les figures de ses rêves, était moins riche encore que son cœur plein des délicatesses de la femme, car sa pensée dominante fut de rendre heureux et riche, un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires émouvaient peu cette âme qui voulait éteindre les bûchers de ces martyrs souvent ignorés de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommées, des grandes douleurs de la pensée. Tantôt, elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmé la féroce misanthropie de Jean-Jacques. Tantôt, elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dédain du réel en se faisant fantasque autant que la poésie de Manfred, et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste {p. 151} reprochait la mélancolie de Molière à toutes les femmes du dix-septième siècle.
– Comment n’accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de génie, une femme aimante, riche, belle qui se fasse son esclave comme dans Lara, le page mystérieux ?
Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poète anglais a chanté par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup l’action de cette jeune Anglaise qui vint se proposer à Crébillon fils, et qu’il épousa. L’histoire de Sterne et d’Éliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idée l’héroïne d’un roman pareil, plus d’une fois elle étudia le rôle sublime d’Éliza. L’admirable sensibilité, si gracieusement exprimée dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquèrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des auteurs anglais.
Modeste vécut donc encore quelque temps par la compréhension, non-seulement des œuvres, mais encore du caractère de ses auteurs favoris. Goldsmith, l’auteur d’Obermann, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants étaient ses dieux ; elle devinait leurs douleurs, elle s’initiait à ces dénûments entremêlés de contemplations célestes, elle y versait les trésors de son cœur ; elle se voyait l’auteur du bien-être matériel de ces artistes, martyrs de leurs facultés. Cette noble compatissance, cette intuition des difficultés du travail, ce culte du talent est une des plus rares fantaisies qui jamais aient voleté dans des âmes de femme. C’est d’abord comme un secret entre la femme et Dieu ; car là rien d’éclatant, rien de ce qui flatte la vanité, cet auxiliaire si puissant des actions en France.
De cette troisième période d’idées, naquit chez Modeste un violent désir de pénétrer au cœur d’une de ces existences anormales, de connaître les ressorts de la pensée, les malheurs intimes du génie, et ce qu’il veut, et ce qu’il est. Ainsi, chez elle, les coups de tête de la Fantaisie, les voyages de son âme dans le vide, les pointes poussées dans les ténèbres de l’avenir, l’impatience d’un amour en bloc à porter sur un point, la noblesse de ses idées quant à la vie, le parti pris de souffrir dans une sphère élevée au lieu de barboter dans les marais d’une vie de province, comme avait fait sa mère, l’engagement qu’elle maintenait avec elle-même de ne pas faillir, de respecter le foyer paternel et de n’y apporter que de la joie, tout ce monde de sentiments se produisit enfin sous une forme. Modeste {p. 152} voulut être la compagne d’un poète, d’un artiste, d’un homme enfin supérieur à la foule des hommes ; mais elle voulut le choisir, ne lui donner son cœur, sa vie, son immense tendresse dégagée des ennuis de la passion, qu’après l’avoir soumis à une étude approfondie.
Ce joli roman, elle commença par en jouir. La tranquillité la plus profonde régna dans son âme. Sa physionomie se colora doucement. Elle devint la belle et sublime image de l’Allemagne que vous avez vue, la gloire du Chalet, l’orgueil de madame Latournelle et des Dumay. Modeste eut alors une existence double. Elle accomplissait humblement et avec amour toutes les minuties de la vie vulgaire au Chalet, elle s’en servait comme d’un frein pour enserrer le poème de sa vie idéale, à l’instar des Chartreux qui régularisent la vie matérielle et s’occupent pour laisser l’âme se développer dans la prière. Toutes les grandes intelligences s’astreignent à quelque travail mécanique afin de se rendre maîtres de la pensée. Spinosa dégrossissait des verres à lunettes, Bayle comptait les tuiles des toits, Montesquieu jardinait. Le corps ainsi dompté, l’âme déploie ses ailes en toute sécurité. Madame Mignon, qui lisait dans l’âme de sa fille, avait donc raison. Modeste aimait, elle aimait de cet amour platonique si rare, si peu compris, la première illusion des jeunes filles, le plus délicat de tous les sentiments, la friandise du cœur. Elle buvait à longs traits à la coupe de l’Inconnu, de l’Impossible, du Rêve. Elle admirait l’oiseau bleu du paradis des jeunes filles, qui chante à distance, et sur lequel la main ne peut jamais se poser, qui se laisse entrevoir, et que le plomb d’aucun fusil n’atteint, dont les couleurs magiques, dont les pierreries scintillent, éblouissent les yeux, et qu’on ne revoit plus dès que la Réalité, cette hideuse Harpie accompagnée de témoins et de monsieur le Maire, apparaît. Avoir de l’amour toutes les poésies sans voir l’amant ! quelle suave débauche ! quelle Chimère à tous crins, à toutes ailes !
Voici le futile et niais hasard qui décida de la vie de cette jeune fille.
Modeste vit à l’étalage d’un libraire le portrait lithographié d’un de ses favoris, de Canalis. Vous savez combien sont menteuses ces esquisses, le fruit de hideuses spéculations qui s’en prennent à la personne des gens célèbres, comme si leurs visages étaient des propriétés publiques. Or, Canalis, crayonné dans une pose assez byronienne, offrait à l’admiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front démesuré que tout barde doit avoir. Le {p. 153} front de Victor Hugo fera raser autant de crânes, que la gloire de Napoléon a fait tuer de maréchaux en herbe. Cette figure, sublime par nécessité mercantile, frappa Modeste, et le jour où elle acheta ce portrait, l’un des plus beaux livres de d’Arthès venait de paraître. Dût Modeste y perdre, il faut avouer qu’elle hésita long-temps entre l’illustre poète et l’illustre prosateur. Mais ces deux hommes célèbres étaient-ils libres ?
Modeste commença par s’assurer la coopération de Françoise Cochet, la fille emmenée du Havre et ramenée par la pauvre Bettina-Caroline, que madame Mignon et madame Dumay prenaient en journée préférablement à toute autre, et qui demeurait au Havre. Elle emmena dans sa chambre cette créature assez disgraciée ; elle lui jura de ne jamais donner le moindre chagrin à ses parents, de ne jamais sortir des bornes imposées à une jeune fille ; quant à Françoise, plus tard, au retour de son père, elle lui assurerait une existence tranquille, à la condition de garder un secret inviolable sur le service réclamé. Qu’était-ce ? peu de chose, une chose innocente. Tout ce que Modeste exigea de sa complice, consistait à mettre des lettres à la poste et à en retirer qui seraient adressées à Françoise Cochet.
Le pacte conclu, Modeste écrivit une petite lettre polie à Dauriat, l’éditeur des poésies de Canalis, par laquelle elle lui demandait, dans l’intérêt du grand poète, si Canalis était marié ; puis elle le priait d’adresser la réponse à mademoiselle Françoise, poste restante, au Havre.
Dauriat, incapable de prendre cette épître au sérieux, répondit par des railleries de libraire, une lettre faite entre cinq ou six journalistes dans son cabinet et où chacun d’eux mit son mot.
Canalis (baron de), Constant Cyr Melchior, membre de l’Académie française, né en 1800, à Canalis (Corrèze), taille de cinq pieds quatre pouces, en très-bon état, vacciné, de race pure, a satisfait à la conscription, jouit d’une santé parfaite, possède une petite terre patrimoniale dans la Corrèze et désire se marier, mais très-richement.
Il porte mi-parti de gueules à la dolouère d’or et mi-parti de sable à la coquille d’argent, sommé d’une {p. 154} couronne de baron, pour supports deux mélèzes de sinople. La devise : or et fer, ne fut jamais aurifère.
Le premier Canalis, qui partit pour la Terre-Sainte à la première croisade, est cité dans les chroniques d’Auvergne pour s’être armé seulement d’une hache, à cause de la complète indigence où il se trouvait et qui pèse depuis ce temps sur sa race. De là l’écusson sans doute. La hache n’a donné qu’une coquille. Ce haut baron est d’ailleurs célèbre aujourd’hui pour avoir déconfit force infidèles, et mourut à Jérusalem, sans or ni fer, nu comme un ver, sur la route d’Ascalon, les ambulances n’existant pas encore.
Le château de Canalis, qui rapporte quelques châtaignes, consiste en deux tours démantelées, réunies par un pan de muraille remarquable par un lierre admirable, et paye vingt-deux francs de contribution.
L’éditeur soussigné fait observer qu’il achète dix mille francs chaque volume de poésies à monsieur de Canalis, qui ne donne pas ses coquilles.
Le chantre de la Corrèze, demeure rue de Paradis-Poissonnière, numéro 29, ce qui, pour un poète de l’École Angélique, est un quartier convenable. Les vers attirent les goujons. Affranchir.
Quelques nobles dames du faubourg Saint-Germain prennent, dit-on, souvent le chemin du Paradis, et protègent le Dieu. Le roi Charles X considère ce grand poète au point de le croire capable de devenir administrateur ; il l’a nommé récemment officier de la Légion-d’Honneur, et, ce qui vaut mieux, Maître des Requêtes attaché au ministère des Affaires Étrangères. Ces fonctions n’empêchent nullement le grand homme de toucher une pension de trois mille francs sur les fonds destinés à l’encouragement des Arts et des Lettres. Ce succès d’argent cause en Librairie une huitième plaie à laquelle a échappé l’Égypte, les vers !
La dernière édition des œuvres de Canalis, publiée sur cavalier vélin, avec des vignettes par Bixiou, Joseph Bridau, Schinner, Sommervieux, etc., imprimée par Didot, est en cinq volumes, du prix de neuf francs par la poste.
Cette lettre tomba comme un pavé sur une tulipe. Un poète, Maître des Requêtes, émargeant au Ministère, touchant une pension, poursuivant la rosette rouge, adulé par les femmes du faubourg Saint-Germain, ressemblait-il au poète crotté, flânant sur {p. 155} les quais, triste, rêveur, succombant au travail et remontant à sa mansarde, chargé de poésie ?… Néanmoins, Modeste devina la raillerie du libraire envieux qui disait : – J’ai fait Canalis ! j’ai fait Nathan ! D’ailleurs, elle relut les poésies de Canalis, vers excessivement pipeurs, pleins d’hypocrisie, et qui veulent un mot d’analyse, ne fût-ce que pour expliquer son engouement.
Canalis se distingue de Lamartine, le chef de l’École Angélique, par un patelinage de garde-malade, par une douceur traîtresse, par une correction délicieuse. Si le chef aux cris sublimes est un aigle ; Canalis, blanc et rose, est comme un flamant. En lui, les femmes voient l’ami qui leur manque, un confident discret, leur interprète, un être qui les comprend, qui peut les expliquer à elles-mêmes. Les grandes marges laissées par Dauriat dans la dernière édition étaient chargées d’aveux écrits au crayon par Modeste qui sympathisait avec cette âme rêveuse et tendre. Canalis ne possède pas le don de vie, il n’insuffle pas l’existence à ses créations ; mais il sait calmer les souffrances vagues, comme celles qui assaillaient Modeste. Il parle aux jeunes filles leur langage, il endort la douleur des blessures les plus saignantes, en apaisant les gémissements et jusqu’aux sanglots. Son talent ne consiste pas à faire de beaux discours aux malades, à leur donner le remède des émotions fortes, il se contente de leur dire d’une voix harmonieuse, à laquelle on croit :
– Je suis malheureux comme vous, je vous comprends bien ; venez à moi, pleurons ensemble sur le bord de ce ruisseau, sous les saules ?
Et l’on va ! Et l’on écoute sa poésie vide et sonore comme le chant par lequel les nourrices endorment les enfants. Canalis, comme Nodier en ceci, vous ensorcèle par une naïveté, naturelle chez le prosateur et cherchée chez Canalis, par sa finesse, par son sourire, par ses fleurs effeuillées, par une philosophie enfantine. Il singe assez bien le langage des premiers jours, pour vous ramener dans la prairie des illusions. On est impitoyable avec les aigles, on leur veut les qualités du diamant, une perfection incorruptible ; mais, avec Canalis, on se contente du petit sou de l’orphelin, on lui passe tout. Il semble bon enfant, humain surtout. Ces grimaces de poète angélique lui réussissent, comme réussiront toujours celles de la femme qui fait bien l’ingénue, la surprise, la jeune, la victime, l’ange blessé.
Modeste, en reprenant ses impressions, eut confiance en cette {p. 156} âme, en cette physionomie aussi ravissante que celle de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n’écouta pas le libraire. Donc, au commencement du mois d’août, elle écrivit la lettre suivante à ce nouveau Dorat qui passe encore pour une des étoiles de la pléiade moderne.
I
À monsieur de Canalis
Déjà bien des fois, monsieur, j’ai voulu vous écrire, et pourquoi ? vous le devinez : pour vous dire combien j’aime votre talent. Oui, j’éprouve le besoin de vous exprimer l’admiration d’une pauvre fille de province, seulette dans son coin, et dont tout le bonheur est de lire vos poésies. De René, je suis venue à vous. La mélancolie conduit à la rêverie. Combien d’autres femmes ne vous ont-elles pas envoyé l’hommage de leurs pensées secrètes ?… Quelle est ma chance d’être distinguée dans cette foule ? Qu’est-ce que ce papier, plein de mon âme, aura de plus que toutes les lettres parfumées qui vous harcèlent ? Je me présente avec plus d’ennuis que toute autre : je veux rester inconnue et demande une confiance entière, comme si vous me connaissiez depuis long-temps.
Répondez-moi, soyez bon pour moi. Je ne prends pas l’engagement de me faire connaître un jour, cependant je ne dis pas absolument non. Que puis-je ajouter à cette lettre ?… Voyez-y, monsieur, un grand effort, et permettez-moi de vous tendre la main, oh ! une main bien amie, celle de
Si vous me faites la grâce de me répondre, adressez, je vous prie, votre lettre à mademoiselle F. Cochet, poste restante, au Havre.
Maintenant, toutes les jeunes filles, romanesques ou non, peuvent imaginer dans quelle impatience vécut Modeste pendant quelques jours ! L’air fut plein de langues de feu. Les arbres lui parurent un {p. 157} plumage. Elle ne sentit pas son corps, elle plana dans la nature ! La terre fléchissait sous ses pieds. Admirant l’institution de la Poste, elle suivit sa petite feuille de papier dans l’espace, elle se sentit heureuse, comme on est heureux à vingt ans du premier exercice de son vouloir. Elle était occupée, possédée comme au Moyen-âge. Elle se figura l’appartement, le cabinet du poète, elle le vit décachetant sa lettre, et elle faisait des suppositions par myriades.
Après avoir esquissé la poésie, il est nécessaire de donner ici le profil du poète.
Canalis est un petit homme sec, de tournure aristocratique, brun, doué d’une figure vituline, et d’une tête un peu menue, comme celle des hommes qui ont plus de vanité que d’orgueil. Il aime le luxe, l’éclat, la grandeur. La fortune est un besoin pour lui plus que pour tout autre. Fier de sa noblesse, autant que de son talent, il a tué ses ancêtres par trop de prétentions dans le présent. Après tout, les Canalis ne sont ni les Navarreins, ni les Cadignan, ni les Grandlieu, ni les Nègrepelisse. Et, cependant, la nature a bien servi ses prétentions. Il a ces yeux d’un éclat oriental qu’on demande aux poètes, une finesse assez jolie dans les manières, une voix vibrante ; mais un charlatanisme naturel détruit presque ces avantages. Il est comédien de bonne foi. S’il avance un pied très-élégant, il en a pris l’habitude. S’il a des formules déclamatoires, elles sont à lui. S’il se pose dramatiquement, il a fait de son maintien une seconde nature. Ces espèces de défauts concordent à une générosité constante, à ce qu’il faut nommer le paladinage, en contraste avec la chevalerie. Canalis n’a pas assez de foi pour être don Quichotte ; mais il a trop d’élévation pour ne pas toujours se mettre dans le beau côté des questions. Cette poésie, qui fait ses éruptions miliaires à tout propos, nuit beaucoup à ce poète qui ne manque pas d’ailleurs d’esprit ; mais que son talent empêche de déployer son esprit ; il est dominé par sa réputation, il vise à paraître plus grand qu’elle.
Ainsi, comme il arrive très-souvent, l’homme est en désaccord complet avec les produits de sa pensée. Ces morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse, ces vers calmes, purs comme la glace des lacs ; cette caressante poésie femelle a pour auteur un petit ambitieux, serré dans son frac, à tournure de diplomate, rêvant une influence politique, aristocrate à en puer, musqué, prétentieux, ayant soif d’une fortune afin de posséder la rente nécessaire à son {p. 158} ambition, déjà gâté par le succès sous sa double forme : la couronne de laurier et la couronne de myrte. Une place de huit mille francs, trois mille francs de pension, les deux mille francs de l’Académie, et les mille écus du revenu patrimonial, écornés par les nécessités agronomiques de la terre de Canalis, au total quinze mille francs de fixe, plus les dix mille francs que rapportait la poésie, bon an, mal an ; en tout vingt-cinq mille livres. Pour le héros de Modeste, cette somme constituait alors une fortune d’autant plus précaire, qu’il dépensait environ cinq ou six mille francs au-delà de ses revenus ; mais la cassette du roi, les fonds secrets du ministère avaient jusqu’alors comblé ces déficits. Il avait trouvé pour le Sacre, un hymne qui lui valut un service d’argenterie. Il refusa toute espèce de somme en disant que les Canalis devaient leur hommage au Roi de France. Le Roi-Chevalier sourit, et commanda chez Odiot une coûteuse édition des vers de Zaïre.
Ah ! Versificateur, te serais-tu flattéD’effacer Charles dix en générosité ?
Dès cette époque, Canalis avait, selon la pittoresque expression des journalistes, vidé son sac. Il se sentait incapable d’inventer une nouvelle forme de poésie. Sa lyre ne possède pas sept cordes, elle n’en a qu’une ; et, à force d’en avoir joué, le public ne lui laissait plus que l’alternative de s’en servir à se pendre ou de se taire. De Marsay, qui n’aimait pas Canalis, se permit une plaisanterie qui laissa dans le flanc du poète sa pointe envenimée
– Canalis, dit-il une fois, me fait l’effet de l’homme le plus courageux, signalé par le grand Frédéric après la bataille, ce trompette qui n’avait cessé de souffler le même air dans son petit turlututu !
Canalis, aux oreilles de qui cette épigramme arriva, voulut devenir général. Combien de fois un mot n’a-t-il pas décidé de la vie d’un homme ? L’ancien président de la république Cisalpine, le plus grand avocat du Piémont, Colla s’entend dire, à quarante ans, par un ami, qu’il ne connaît rien à la botanique ; il se pique, devient un Jussieu, cultive les fleurs, en invente, et publie la Flore du Piémont, en latin, l’ouvrage de dix ans.
– Après tout, Canning et Chateaubriand sont des hommes politiques, se dit le poète éteint, et de Marsay trouvera son maître en moi ! {p. 159} Canalis aurait bien voulu faire un grand ouvrage politique ; mais il craignit de se compromettre avec la prose française, dont les exigences sont cruelles à ceux qui contractent l’habitude de prendre quatre alexandrins pour exprimer une idée. De tous les poètes de ce temps, trois seulement : Hugo, Théophile Gautier, de Vigny ont pu réunir la double gloire de poète et de prosateur que réunirent aussi Racine et Voltaire, Molière et Rabelais, une des plus rares distinctions de la littérature française et qui doit signaler un poète entre tous. Donc, le poète du faubourg Saint-Germain faisait sagement en essayant de remiser son char sous le toit protecteur de l’Administration.
En devenant maître de Requêtes Canalis éprouva le besoin d’avoir un secrétaire, un ami qui pût le remplacer en beaucoup d’occasions, faire sa cuisine en librairie, avoir soin de sa gloire dans les journaux, et, au besoin, l’aider en politique, être enfin son âme damnée.
Beaucoup d’hommes célèbres dans les Sciences, dans les Arts, dans les Lettres, ont à Paris un ou deux caudataires, un capitaine des gardes ou un chambellan qui vivent aux rayons de leur soleil, espèces d’aides-de-camp chargés des missions délicates, se laissant compromettre au besoin, travaillant au piédestal de l’idole, ni tout à fait ses serviteurs ni tout à fait ses égaux, hardis à la réclame, les premiers sur la brèche, couvrant les retraites, s’occupant des affaires, et dévoués tant que durent leurs illusions ou jusqu’au moment où leurs désirs sont comblés. Quelques-uns reconnaissent un peu d’ingratitude chez leur grand homme, d’autres se croient exploités, plusieurs se lassent de ce métier, peu se contentent de cette douce égalité de sentiment, le seul prix que l’on doive chercher dans l’intimité d’un homme supérieur et dont se contentait Ali, élevé par Mahomet jusqu’à lui. Beaucoup se tiennent pour aussi capables que leur grand homme, abusés par leur amour-propre. Le dévoûment est rare, surtout sans solde, sans espérance, comme le concevait Modeste. Néanmoins, il se trouve des Menneval, et plus à Paris que partout ailleurs, des hommes qui chérissent une vie à l’ombre, un travail tranquille, des Bénédictins égarés dans notre société sans monastère pour eux. Ces agneaux courageux portent dans leurs actions, dans leur vie intime, la poésie que les écrivains expriment. Ils sont poètes par le cœur, par leurs méditations à l’écart, par la tendresse, comme d’autres sont poètes sur le papier, dans les champs de l’intelligence et à tant le vers ! comme lord {p. 160} Byron, comme tous ceux qui vivent, hélas ! de leur encre, l’eau d’Hippocrène d’aujourd’hui, par la faute du Pouvoir.
Attiré par la gloire de Canalis, par l’avenir promis à cette prétendue intelligence politique et conseillé par madame d’Espard, un jeune Référendaire à la Cour des Comptes se constitua le secrétaire bénévole du poète, et fut caressé par lui comme un spéculateur caresse son premier bâilleur de fonds. Les prémices de cette camaraderie eurent assez de ressemblance avec l’amitié. Ce jeune homme avait déjà fait un stage de ce genre auprès d’un des ministres tombés en 1827 ; mais le ministre avait eu soin de le placer à la Cour des Comptes. Ernest de La Brière 9, jeune homme alors âgé de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d’Honneur, sans autre fortune que les émoluments de sa place, possédait la triture des affaires, et savait beaucoup après avoir habité pendant quatre ans le cabinet du principal ministère. Doux, aimable, le cœur presque pudique et rempli de bons sentiments, il lui répugnait d’être sur le premier plan. Il aimait son pays, il voulait être utile, mais l’éclat l’éblouissait. À son choix, la place de secrétaire près d’un Napoléon lui eût mieux convenu que celle de premier ministre.
Ernest, devenu l’ami de Canalis, fit de grands travaux pour lui ; mais, en dix-huit mois, il reconnut la sécheresse de cette nature si poétique par l’expression littéraire seulement. La vérité de ce proverbe populaire : L’habit ne fait pas le moine est surtout applicable à la littérature. Il est extrêmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractère. Les facultés ne sont pas le résumé de l’homme. Cette séparation, dont les phénomènes étonnent, provient d’un mystère inexploré, peut-être inexplorable. Le cerveau, ses produits en tous genres, car dans les Arts la main de l’homme continue sa cervelle, sont un monde à part qui fleurit sous le crâne, dans une indépendance parfaite des sentiments, de ce qu’on nomme les vertus du citoyen, du père de famille, de l’homme privé. Ceci n’est cependant pas absolu. Rien n’est absolu dans l’homme. Il est certain que le débauché dissipera son talent, que le buveur le dépensera dans ses libations, sans que l’homme vertueux puisse se donner du talent par une honnête hygiène ; mais il est aussi presque prouvé que Virgile, le peintre de l’amour, n’a jamais aimé de Didon, et que Rousseau le citoyen-modèle avait de l’orgueil à défrayer toute une aristocratie. Néanmoins, Michel-Ange et Raphaël ont offert l’heureux accord du génie, de la forme et du caractère. Le {p. 161} talent, chez les hommes est donc à peu près, quant au moral, ce qu’est la beauté chez les femmes, une promesse. Admirons deux fois l’homme chez qui le cœur et le caractère égalent en perfection le talent.
En trouvant sous le poète un égoïste ambitieux, la pire espèce de tous les égoïstes, car il en est d’aimables, Ernest éprouva je ne sais quelle pudeur à le quitter. Les âmes honnêtes ne brisent pas facilement leurs liens, surtout ceux qu’ils ont noués volontairement. Le secrétaire faisait donc bon ménage avec le poète quand la lettre de Modeste courait la poste ; mais, comme on fait bon ménage, en se sacrifiant toujours. La Brière tenait compte à Canalis de la franchise avec laquelle il s’était ouvert à lui. D’ailleurs, chez cet homme, qui sera tenu grand pendant sa vie, qui sera fêté comme le fut Marmontel, les défauts sont l’envers de qualités brillantes. Ainsi, sans sa vanité, sans sa prétention, peut-être n’eût-il pas été doué de cette diction sonore, instrument nécessaire à la vie politique actuelle. Sa sécheresse aboutit à la rectitude, à la loyauté. Son ostentation est doublée de générosité. Les résultats profitent à la société, les motifs regardent Dieu. Mais, lorsque la lettre de Modeste arriva, Ernest ne s’abusait plus sur Canalis.
Les deux amis venaient de déjeuner et causaient dans le cabinet du poète, qui occupait alors, au fond d’une cour, un appartement donnant sur un jardin, au rez-de-chaussée.
– Oh ! s’écria Canalis, je le disais bien l’autre jour à madame de Chaulieu, je dois lâcher quelque nouveau poème, l’admiration baisse, car voilà quelque temps que je n’ai reçu de lettres anonymes…
– Une inconnue ? demanda La Brière.
– Une inconnue ! une d’Este, et au Havre ! C’est évidemment un nom d’emprunt.
Et Canalis passa la lettre à La Brière. Ce poème, cette exaltation cachée, enfin le cœur de Modeste fut insouciamment tendu par un geste de fat à ce petit Référendaire de la Cour des Comptes.
– C’est beau ! s’écria le Référendaire, d’attirer ainsi à soi les sentiments les plus pudiques, de forcer une pauvre femme à sortir des habitudes que l’éducation, la nature, le monde lui tracent, à briser les conventions… Quel privilége le génie acquiert ? Une lettre comme celle que je tiens, écrite par une jeune fille, une vraie jeune fille, sans arrière-pensée, avec enthousiasme…
{p. 162} – Eh ! bien ?… dit Canalis.
– Eh ! bien, on peut avoir souffert autant que le Tasse, on doit être récompensé, s’écria La Brière.
– On se dit cela, mon cher, à la première, à la seconde lettre, dit Canalis ; mais quand c’est la trentième !… Mais lorsqu’on a trouvé que la jeune enthousiaste est assez rouée ! Mais quand au bout du chemin brillant parcouru par l’exaltation du poète, on a vu quelque vieille Anglaise assise sur une borne et qui vous tend la main !… Mais quand l’ange de la poste se change en une pauvre fille médiocrement jolie en quête d’un mari !… Oh ! alors l’effervescence se calme.
– Je commence à croire, dit La Brière en souriant, que la gloire a quelque chose de vénéneux, comme certaines fleurs éclatantes.
– Et puis, mon ami, reprit Canalis, toutes ces femmes, même quand elles sont sincères, elles ont un idéal, et vous y répondez rarement. Elles ne se disent pas que le poète est un homme assez vaniteux, comme je suis taxé de l’être ; elles n’imaginent jamais ce qu’est un homme mal mené par une espèce d’agitation fébrile qui le rend désagréable, changeant ; elles le veulent toujours grand, toujours beau ; jamais elles ne pensent que le talent est une maladie ; que Nathan vit avec Florine, que d’Arthez est trop gras, que Béranger va très-bien à pied, que le Dieu peut avoir la pituite. Un Lucien de Rubempré, poète et joli garçon, est un phénix. Et pourquoi donc aller chercher de méchants compliments, et recevoir les douches froides que verse le regard hébété d’une femme désillusionnée ?…
– Le vrai poète, dit La Brière, doit alors rester caché comme Dieu dans le centre de ses mondes, n’être visible que par ses créations…
– La gloire coûterait alors trop cher, répondit Canalis. La vie a du bon. Tiens ! dit-il en prenant une tasse de thé, quand une noble et belle femme aime un poète, elle ne se cache ni dans les cintres ni dans les baignoires du théâtre, comme une duchesse éprise d’un acteur ; elle se sent assez forte, assez gardée par sa beauté, par sa fortune, par son nom pour dire comme dans tous les poèmes épiques : Je suis la nymphe Calypso, amante de Télémaque. La mystification est la ressource des petits esprits. Depuis quelque temps, je ne réponds plus aux masques…
{p. 163} – Oh ! combien j’aimerais une femme venue à moi !… s’écria La Brière en retenant une larme. On peut te répondre, mon cher Canalis, que ce n’est jamais une pauvre fille qui monte jusqu’à l’homme célèbre ; elle a trop de défiance, trop de vanité, trop de craintes ! c’est toujours une étoile, une…
– Une princesse, s’écria Canalis en partant d’un éclat de rire, n’est-ce pas, qui descend jusqu’à lui… Mon cher, cela se voit une fois en cent ans. Un tel amour est comme cette fleur qui fleurit tous les siècles… Les princesses, jeunes, riches et belles, sont trop occupées, elles sont entourées, comme toutes les plantes rares, d’une haie de sots, de gentilshommes bien élevés, vides comme des sureaux ! Mon rêve, hélas, le cristal de mon rêve, brodé de la Corrèze ici de guirlandes de fleurs, dans quelle ferveur !… (n’en parlons plus), il est en éclats, à mes pieds, depuis long-temps… Non, non, toute lettre anonyme est une mendiante ! Et quelles exigences ! Écris à cette petite personne, en supposant qu’elle soit jeune et jolie, et tu verras ! Tu n’auras pas autre chose à faire. On ne peut raisonnablement pas aimer toutes les femmes. Apollon, celui du Belvédère du moins, est un élégant poitrinaire qui doit se ménager.
– Mais quand une créature arrive ainsi, son excuse doit être dans une certitude d’éclipser en tendresse, en beauté, la maîtresse la plus adorée, dit Ernest, et alors un peu de curiosité…
– Ah ! répondit Canalis, tu me permettras, trop jeune Ernest, de m’en tenir à la belle duchesse qui fait mon bonheur.
– Tu as raison, trop raison, répondit Ernest.
Néanmoins, le jeune secrétaire lut la lettre de Modeste, et la relut en essayant d’en deviner l’esprit caché.
– Il n’y a pourtant pas là la moindre emphase, on ne te donne pas du génie, on s’adresse à ton cœur, dit-il à Canalis. Ce parfum de modestie et ce contrat proposé me tenteraient…
– Signe-le, réponds, va toi-même jusqu’au bout de l’aventure je te donne là de tristes appointements, s’écria Canalis en souriant. Va, tu m’en diras des nouvelles dans trois mois, si cela dure trois mois…
Quatre jours après, Modeste tenait la lettre suivante, écrite sur du beau papier, protégée par une double enveloppe, et sous un cachet aux armes de Canalis.
II
À mademoiselle O. d’Este-M.
L’admiration pour les belles œuvres, à supposer que les miennes soient telles, comporte je ne sais quoi de saint et de candide qui défend contre toute raillerie et justifie à tout tribunal la démarche que vous avez faite en m’écrivant. Avant tout, je dois vous remercier du plaisir que causent toujours de semblables témoignages, même quand on ne les mérite pas ; car le faiseur de vers et le poète s’en croient intimement dignes, tant l’amour-propre est une substance peu réfractaire à l’éloge. La meilleure preuve d’amitié que je puisse donner à une inconnue, en échange de ce dictame qui guérirait les morsures de la critique, n’est-ce pas de partager avec elle la moisson de mon expérience, au risque de faire envoler vos vivantes illusions.
Mademoiselle, la plus belle palme d’une jeune fille est la fleur d’une vie sainte, pure, irréprochable. Êtes-vous seule au monde ? Tout est dit. Mais si vous avez une famille, un père ou une mère, songez à tous les chagrins qui peuvent suivre une lettre comme la vôtre, adressée à un poète que vous ne connaissez pas personnellement. Tous les écrivains ne sont pas des anges, ils ont des défauts. Il en est de légers, d’étourdis, de fats, d’ambitieux, de débauchés ; et, quelque imposante que soit l’innocence, quelque chevaleresque que soit le poète français ; à Paris, vous pourriez rencontrer plus d’un ménestrel dégénéré, prêt à cultiver votre affection pour la tromper. Votre lettre serait alors interprétée autrement que je ne l’ai fait. On y verrait une pensée que vous n’y avez pas mise, et que, dans votre innocence, vous ne soupçonnez point. Autant d’auteurs, autant de caractères. Je suis excessivement flatté que vous m’ayez jugé digne de vous comprendre ; mais si vous étiez tombée sur un talent hypocrite, sur un railleur dont les livres sont mélancoliques et dont la vie est un carnaval continuel, vous auriez pu trouver au dénouement de votre sublime imprudence un méchant homme, quelque habitué des {p. 165} coulisses, ou un héros d’estaminet ! Vous ne sentez pas, sous les berceaux de clématite où vous méditez sur les poésies, l’odeur du cigare qui dépoétise les manuscrits ; de même qu’en allant au bal, parée des œuvres resplendissantes du joaillier, vous ne pensez pas aux bras nerveux, aux ouvriers en veste, aux ignobles ateliers d’où s’élancent, radieuses, ces fleurs du travail.
Allons plus loin ?… En quoi la vie rêveuse et solitaire que vous menez, sans doute au bord de la mer, peut-elle intéresser un poète dont la mission est de tout deviner, puisqu’il doit tout peindre ? Nos jeunes filles à nous sont tellement accomplies, que nulle des filles d’Ève ne peut lutter avec elles ! Quelle Réalité valut jamais le Rêve ?
Maintenant, que gagnerez-vous, vous, jeune fille élevée à devenir une sage mère de famille, en vous initiant aux agitations terribles de la vie des poètes dans cette affreuse capitale, qui ne peut se définir que par ces mots : Un enfer qu’on aime ! Si c’est le désir d’animer votre monotone existence de jeune fille curieuse qui vous a mis la plume à la main, ceci n’a-t-il pas l’apparence d’une dépravation ?
Quel sens prêterai-je à votre lettre ? Êtes-vous d’une caste réprouvée, et cherchez-vous un ami loin de vous ? Êtes-vous affligée de laideur et vous sentez-vous une belle âme sans confident ? Hélas ! triste conclusion : vous avez fait trop ou pas assez. Ou restons-en là ; ou, si vous continuez, dites-m’en plus que dans la lettre que vous m’avez écrite.
Mais, mademoiselle, si vous êtes jeune, si vous êtes belle, si vous avez une famille, si vous vous sentez au cœur un nard céleste à répandre, comme fit Madeleine aux pieds de Jésus ; laissez-vous apprécier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit être toute bonne jeune fille : une excellente femme, une vertueuse mère de famille. Un poète est la plus triste conquête que puisse faire une jeune personne, il a trop de vanités, trop d’angles blessants qui doivent se heurter aux légitimes vanités d’une femme, et meurtrir une tendresse sans expérience de la vie. La femme du poète doit l’aimer pendant un long-temps avant de l’épouser, elle doit se résoudre à la charité des anges, à leur indulgence, aux vertus de la maternité. Ces qualités, mademoiselle, ne sont qu’en germe chez les jeunes filles.
Écoutez la vérité tout entière, ne vous la dois-je pas en retour {p. 166} de votre enivrante flatterie ? S’il est glorieux d’épouser une grande renommée, on s’aperçoit bientôt qu’un homme supérieur est, en tant qu’homme, semblable aux autres. Il réalise alors d’autant moins les espérances, qu’on attend de lui des prodiges. Il en est alors d’un poète célèbre comme d’une femme dont la beauté trop vantée fait dire : – Je la croyais mieux, à qui l’aperçoit ; elle ne répond plus aux exigences du portrait tracé par la fée à laquelle je dois votre billet, l’Imagination ! Enfin, les qualités de l’esprit ne se développent et ne fleurissent que dans une sphère invisible, la femme du poète n’en sent plus que les inconvénients, elle voit fabriquer les bijoux au lieu de s’en parer. Si l’éclat d’une position exceptionnelle vous a fascinée, apprenez que les plaisirs en sont bientôt dévorés. On s’irrite de trouver tant d’aspérités dans une situation qui, à distance, paraissait unie, tant de froid sur un sommet brillant ! Puis, comme les femmes ne mettent jamais les pieds dans le monde des difficultés, elles n’apprécient bientôt plus ce qu’elles admiraient, quand elles croient en avoir, à première vue, deviné le maniement.
Je termine par une dernière considération dans laquelle vous auriez tort de voir une prière déguisée, elle est le conseil d’un ami. L’échange des âmes ne peut s’établir qu’entre gens disposés à ne se rien cacher. Vous montrerez-vous telle que vous êtes à un inconnu ? Je m’arrête aux conséquences de cette idée.
Trouvez ici, mademoiselle, les hommages que nous devons à toutes les femmes, même à celles qui sont inconnues et masquées.
Avoir tenu cette lettre entre sa chair et son corset, sous son busc brûlant, pendant toute une journée !… en avoir réservé la lecture pour l’heure où tout dort, minuit, après avoir attendu ce silence solennel dans les anxiétés d’une imagination de feu !… avoir béni le poète, avoir lu par avance mille lettres, avoir supposé tout, excepté cette goutte d’eau froide tombant sur les plus vaporeuses formes de la fantaisie et les dissolvant comme l’acide prussique dissout la vie !… il y avait de quoi se cacher, quoique seule, ainsi que le fit Modeste la figure dans ses draps, éteindre la bougie et pleurer…
Ceci se passait dans les premiers jours d’août, Modeste se leva, marcha par sa chambre, et vint ouvrir la croisée. Elle voulait de {p. 167} l’air. Le parfum des fleurs monta vers elle, avec cette fraîcheur particulière aux odeurs pendant la nuit. La mer, illuminée par la lune, scintillait comme un miroir. Un rossignol chanta dans un arbre du parc Vilquin.
– Ah ! voilà le poète, se dit Modeste dont la colère tomba.
Les plus amères réflexions se succédèrent dans son esprit. Elle se sentit piquée au vif, elle voulut relire la lettre, elle ralluma la bougie, elle étudia cette prose étudiée, et finit par entendre la voix poussive du Monde réel.
– Il a raison et j’ai tort, se dit-elle. Mais comment croire qu’on trouvera sous la robe étoilée des poètes un vieillard de Molière ?…
Quand une femme ou une jeune fille est prise en flagrant délit, elle conçoit une haine profonde contre le témoin, l’auteur ou l’objet de sa faute. Aussi la vraie, la naturelle, la sauvage Modeste éprouva-t-elle en son cœur un effroyable désir de l’emporter sur cet esprit de rectitude et de le précipiter dans quelque contradiction, de lui rendre ce coup de massue. Cette enfant si pure, dont la tête seule avait été corrompue et par ses lectures, et par la longue agonie de sa sœur et par les dangereuses méditations de la solitude, fut surprise par un rayon de soleil sur son visage. Elle avait passé trois heures à courir des bordées sur les mers immenses du Doute. De pareilles nuits ne s’oublient jamais. Elle alla droit à sa petite table de la Chine, présent de son père, et écrivit une lettre dictée par l’infernal esprit de vengeance qui frétille au fond du cœur des jeunes personnes.
III
À monsieur de Canalis
Vous êtes certainement un grand poète, mais vous êtes quelque chose de plus, vous êtes un honnête homme. Après avoir eu tant de loyale franchise avec une jeune fille qui côtoyait un abîme, en aurez-vous assez pour répondre sans la moindre hypocrisie, sans détour, à la question que voici.
{p. 168} Auriez-vous écrit la lettre que je tiens en réponse à la mienne ; vos idées, votre langage auraient-ils été les mêmes si quelqu’un vous eût dit à l’oreille ce qui peut se trouver vrai : Mademoiselle O. d’Este-M. a six millions et ne veut pas d’un sot pour maître ?
Admettez pour certaine et pendant un moment cette supposition. Soyez avec moi comme avec vous-même, ne craignez rien, je suis plus grande que mes vingt ans, rien de ce qui sera franc ne pourra vous nuire dans mon esprit. Quand j’aurai lu cette confidence, si toutefois vous daignez me la faire, vous recevrez alors une réponse à votre première lettre.
Après avoir admiré votre talent, si souvent sublime, permettez-moi de rendre hommage à votre délicatesse et à votre probité, qui me forcent à me dire toujours
Quand Ernest de La Brière eut cette lettre entre les mains, il alla se promener sur les boulevards, agité dans son âme comme une frêle embarcation par une tempête où le vent parcourt tous les aires du compas, de moment en moment.
Pour un jeune homme comme on en rencontre tant, pour un vrai parisien, tout eût été dit avec cette phrase : C’est une petite rouée !… Mais pour un garçon dont l’âme est noble et belle, cette espèce de serment déféré, cet appel à la Vérité eut la vertu d’éveiller les trois juges tapis au fond de toutes les consciences. Et l’Honneur, le Vrai, le Juste, se dressant en pied, criaient énergiquement :
– Ah ! cher Ernest, disait le Vrai, tu n’aurais certes pas donné de leçon à une riche héritière !… Ah ! mon garçon, tu serais parti, et raide, pour le Havre, afin de savoir si la jeune fille était belle, et tu te serais senti très-malheureux de la préférence accordée au génie. Et si tu avais pu donner un croc-en-jambe à ton ami, te faire agréer à sa place, mademoiselle d’Este eût été sublime !
– Comment, disait le Juste, vous vous plaignez, vous autres gens d’esprit ou de capacité, sans monnaie, de voir les filles riches mariées à des êtres dont vous ne feriez pas vos portiers, vous déblatérez contre le positif du siècle qui s’empresse d’unir l’argent à l’argent, et jamais quelque beau jeune homme plein de talent, {p. 169} sans fortune, à quelque belle jeune fille noble et riche ; en voilà une qui se révolte contre l’esprit du siècle ?… et le poète lui répond par un coup de bâton sur le cœur…
– Riche ou pauvre, jeune ou vieille, belle ou laide, cette fille a raison, elle a de l’esprit, elle roule le poète dans le bourbier de l’intérêt personnel, s’écriait l’Honneur, elle mérite une réponse, sincère, noble et franche, et avant tout l’expression de ta pensée ! Examine-toi ? Sonde ton cœur, et purge-le de ses lâchetés ? Que dirait l’Alceste de Molière ?
Et La Brière, parti du boulevard Poissonnière, allait si lentement, perdu dans ses réflexions, qu’une heure après il atteignait à peine au boulevard des Capucines. Il prit les quais pour se rendre à la Cour des Comptes alors située auprès de la Sainte-Chapelle. Au lieu de vérifier des comptes, il resta sous le coup de ses perplexités.
– Elle n’a pas six millions, c’est évident, se disait-il ; mais la question n’est pas là…
Six jours après, Modeste reçut la lettre suivante.
IV
À mademoiselle O. D’Este-M.
Vous n’êtes pas une d’Este. Ce nom est un nom emprunté pour cacher le vôtre. Doit-on les révélations que vous sollicitez à qui ment sur soi-même ? Écoutez ? je réponds à votre demande par une autre : Êtes-vous d’une famille illustre ? d’une famille noble ? d’une famille bourgeoise ?
Certainement la morale ne change pas, elle est une ; mais ses obligations varient selon les sphères. De même que le soleil éclaire diversement les sites, y produit les différences que nous admirons, elle conforme le devoir social au rang, aux positions. La peccadille du soldat est un crime chez le général, et réciproquement. Les observances ne sont pas les mêmes pour une paysanne qui moissonne, pour une ouvrière à quinze sous par jour, pour la fille d’un petit détaillant, pour la jeune bourgeoise, pour l’enfant {p. 170} d’une riche maison de commerce, pour la jeune héritière d’une noble famille, pour une fille de la maison d’Este. Un roi ne doit pas se baisser pour ramasser une pièce d’or, et le laboureur doit retourner sur ses pas pour retrouver dix sous perdus, quoique l’un et l’autre doivent obéir aux lois de l’Économie.
Une d’Este riche de six millions peut mettre un chapeau à grands bords et à plumes, brandir sa cravache, presser les flancs d’un barbe et venir, amazone brodée d’or, suivie de laquais, à un poète en disant : « J’aime la poésie, et je veux expier les torts de Léonore envers le Tasse ! » tandis que la fille d’un négociant se couvrirait de ridicule en l’imitant. À quelle classe sociale appartenez-vous ? Répondez sincèrement, et je vous répondrai de même à la question que vous m’avez posée.
N’ayant pas l’heur de vous connaître, et déjà lié par une sorte de communion poétique, je ne voudrais pas vous offrir des hommages vulgaires. C’est déjà peut-être une malice victorieuse que d’embarrasser un homme qui publie des livres.
Le Référendaire ne manquait pas de cette adresse que peut se permettre un homme d’honneur. Courrier par courrier, il reçut la réponse.
V
À monsieur de Canalis
Vous êtes de plus en plus raisonnable, mon cher poète. Mon père est comte. Notre principale illustration est un cardinal du temps où les cardinaux marchaient presque les égaux des rois. Aujourd’hui notre maison quasi-tombée, finit en moi ; mais j’ai les quartiers voulus pour entrer dans toutes les cours et dans tous les chapitres. Nous valons enfin les Canalis. Trouvez bon que je ne vous envoie pas nos armes. Tâchez de répondre aussi sincèrement que je le fais. J’attends votre réponse pour savoir si je pourrai me dire encore comme maintenant,
{p. 171} – Comme elle abuse de ses avantages, la petite personne !… s’écria de La Brière. Mais est-elle franche ?
On n’a pas été pendant quatre ans le secrétaire particulier d’un ministre, on n’habite pas Paris, on n’en observe pas les intrigues impunément ; aussi l’âme la plus pure est-elle toujours plus ou moins grisée par la capiteuse atmosphère de cette impériale Cité. Heureux de ne pas être Canalis, le jeune Référendaire retint une place dans la malle-poste du Havre, après avoir écrit une lettre où il annonçait une réponse pour un jour déterminé, se rejetant sur l’importance de la confession demandée, et sur les occupations de son ministre. Il eut le soin de se faire donner, par le Directeur-général des Postes, un mot qui recommandait silence et obligeance au directeur du Havre. Ernest put ainsi voir venir au Bureau Françoise Cochet, et la suivit sans affectation. Remorqué par elle, il arriva sur les hauteurs d’Ingouville, et aperçut, à la fenêtre du chalet, Modeste Mignon.
– Eh ! bien, Françoise ? demanda la jeune fille.
À quoi l’ouvrière répondit : – Oui, mademoiselle, j’en ai une.
Frappé par cette beauté de blonde céleste, Ernest revint sur ses pas, et demanda le nom du propriétaire de ce magnifique séjour à un passant.
– Çà, répondit le passant en montrant la propriété.
– Oui, mon ami.
– Oh ! c’est à monsieur Vilquin, le plus riche armateur du Havre, un homme qui ne connaît pas sa fortune.
– Je ne vois pas de cardinal Vilquin dans l’histoire, se disait le Référendaire en descendant vers le Havre pour retourner à Paris.
Naturellement, il questionna le directeur de la poste sur la famille Vilquin, il apprit que la famille Vilquin possédait une immense fortune. Monsieur Vilquin avait un fils et deux filles, dont une mariée à monsieur Althor fils. La prudence empêcha La Brière de paraître en vouloir aux Vilquin, le directeur le regardait déjà d’un air narquois.
– N’y a-t-il personne en ce moment chez eux, outre la famille ? demanda-t-il encore.
– En ce moment, la famille d’Hérouville y est. On parle du mariage du jeune duc avec mademoiselle Vilquin, cadette.
– Il y a eu le fameux cardinal d’Hérouville, sous les Valois, se {p. 172} dit La Brière, et sous Henri IV, le terrible maréchal qu’on a fait duc.
Ernest repartit, ayant assez vu de Modeste pour en rêver, pour penser que, riche ou pauvre, si elle avait une belle âme, il ferait d’elle assez volontiers madame de La Brière, et il résolut de continuer la correspondance.
Essayez donc de rester inconnues, pauvres femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d’une civilisation qui note sur les places publiques l’heure du départ et de l’arrivée des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement au moment précis où elles sont jetées dans les boîtes et quand elles se distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le rôle-matrice des Contributions les étages, après en avoir vérifié les ouvertures, qui va bientôt posséder tout son territoire représenté dans ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastes feuilles du Cadastre, œuvre de géant ordonnée par un géant ! Essayez donc de vous soustraire, filles imprudentes, non pas à l’œil de la police ; mais à ce bavardage incessant qui, dans la dernière bourgade, scrute les actions les plus indifférentes, compte les plats de dessert chez le préfet et voit les côtes de melon à la porte du petit rentier, qui tâche d’entendre l’or au moment où la main de l’Économie l’ajoute au trésor, et qui, tous les soirs, au coin du foyer, estime le chiffre des fortunes du canton, de la ville, du département ! Modeste avait échappé, par un quiproquo vulgaire, au plus innocent des espionnages qu’Ernest se reprochait déjà. Mais quel Parisien voudrait être la dupe d’une petite provinciale ? N’être la dupe de rien, cette affreuse maxime est le dissolvant de tous les nobles sentiments de l’homme.
On devinera facilement à quelle lutte de sentiments cet honnête jeune homme fut en proie par la lettre qu’il écrivit, et où chaque coup de fléau reçu dans la conscience a laissé sa trace.
À quelques jours de là, voici donc ce que lut Modeste à sa fenêtre, par une belle journée du mois d’août.
VI
À mademoiselle O. d’Este-M.
Sans aucune hypocrisie, oui, si j’avais été certain que vous eussiez une immense fortune, j’aurais agi tout autrement. Pourquoi ? J’en ai cherché la raison, la voici.
Il est en nous un sentiment inné, développé d’ailleurs outre mesure par la Société, qui nous lance à la recherche, à la possession du bonheur. La plupart des hommes confondent le bonheur avec ses moyens, et la fortune est, à leurs yeux, le plus grand élément du bonheur. J’aurais donc tâché de vous plaire entraîné par le sentiment social qui, dans tous les temps, a fait de la richesse une religion. Du moins, je le crois. On ne doit pas attendre, chez un homme, jeune encore, cette sagesse qui substitue le bon sens à la sensation ; et, devant une proie, l’instinct bestial caché dans le cœur de l’homme, le pousse en avant. Au lieu d’une leçon, vous eussiez donc reçu de moi des compliments, des flatteries. Aurais-je eu ma propre estime ? j’en doute. Mademoiselle, dans ce cas, le succès offre une absolution ; mais le bonheur ?… c’est autre chose. Me serais-je défié de ma femme, si je l’eusse obtenue ainsi ?… Bien certainement. Votre démarche eût repris tôt ou tard son caractère. Votre mari, quelque grand que vous le fassiez, finirait par vous reprocher de l’avoir avili ; vous-même, tôt ou tard, peut-être arriveriez-vous à le mépriser. L’homme ordinaire tranche le nœud gordien que constitue un mariage d’argent avec l’épée de la tyrannie. L’homme fort pardonne. Le poète se lamente.
Telle est, mademoiselle, la réponse de ma probité.
Écoutez-moi bien maintenant. Vous avez eu le triomphe de me faire profondément réfléchir, et sur vous que je ne connais pas assez, et sur moi que je connaissais peu. Vous avez eu le talent de remuer bien des pensées mauvaises qui croupissent au fond de tous les cœurs ; mais il en est sorti chez moi quelque chose de généreux, et je vous salue de mes plus gracieuses {p. 174} bénédictions, comme on salue en mer un phare qui nous a montré les écueils où nous pouvions périr.
Voici ma confession, car je ne voudrais perdre ni votre estime ni la mienne, au prix de tous les trésors de la terre.
J’ai voulu savoir qui vous étiez. Je reviens du Havre j’ai vu Françoise Cochet, je l’ai suivie à Ingouville, et vous ai vue au milieu de votre magnifique villa. Vous êtes aussi belle que la femme des rêves d’un poète ; mais je ne sais pas si vous êtes mademoiselle Vilquin cachée dans mademoiselle d’Hérouville, ou mademoiselle d’Hérouville cachée dans mademoiselle Vilquin. Quoique de bonne guerre cet espionnage m’a fait rougir, et je me suis arrêté dans mes recherches. Vous aviez éveillé ma curiosité, ne m’en voulez pas d’avoir été quelque peu femme, n’est-ce pas le droit du poète ?
Maintenant, je vous ai ouvert mon cœur, je vous y ai laissé lire, vous pouvez croire à la sincérité de ce que je vais ajouter. Quelque rapide qu’ait été le coup d’œil que j’ai jeté sur vous, il a suffi pour modifier mon jugement. Vous êtes à la fois un poète et une poésie, avant d’être une femme. Oui, vous avez en vous quelque chose de plus précieux que la beauté, vous êtes le beau idéal de l’Art, la Fantaisie… La démarche, blâmable chez les jeunes filles vouées à une destinée ordinaire, change pour le caractère que je vous prête. Dans le grand nombre d’êtres, jetés par le hasard de la vie sociale sur la terre pour y composer une génération, il est des exceptions. Si votre lettre est la terminaison de longues rêveries poétiques sur le sort que la loi réserve aux femmes ; si vous avez voulu, entraînée par la vocation d’un esprit supérieur et instruit, apprendre la vie intime d’un homme à qui vous accordez le hasard du génie, afin de vous créer une amitié soustraite au commun des relations, avec une âme pareille à la vôtre, en échappant à toutes les conditions de votre sexe ; certes, vous êtes une exception ! La loi qui sert à mesurer les actions de la foule est alors très-étroite pour déterminer votre résolution. Mais, le mot de ma première lettre revient alors dans toute sa force : vous avez fait trop ou pas assez.
Recevez encore des remerciements pour le service que vous m’avez rendu, en m’obligeant à me sonder le cœur ; car vous avez rectifié chez moi cette erreur assez commune en France que le mariage est un moyen de fortune. Au milieu des troubles de ma {p. 175} conscience, une voix sainte m’a parlé. Je me suis juré, solennellement à moi-même, de faire ma fortune à moi seul, afin de n’être pas déterminé dans le choix d’une compagne par des motifs cupides. Enfin j’ai blâmé, j’ai réprimé la curiosité malséante que vous aviez excitée en moi. Vous n’avez pas six millions. Il n’y a pas d’incognito possible, au Havre, pour une jeune personne qui posséderait une pareille fortune, et vous seriez trahie par cette meute des familles de la Pairie que je vois à la chasse des héritières à Paris et qui jette le Grand-Écuyer chez vos Vilquin. Ainsi les sentiments que je vous exprime ont été conçus, abstraction faite de tout roman ou de la vérité, comme une règle absolue.
Prouvez-moi maintenant que vous avez une de ces âmes auxquelles on passe la désobéissance à la loi commune, vous donnerez alors raison dans votre esprit à cette seconde comme à ma première lettre. Destinée à la vie bourgeoise, obéissez à la loi de fer qui maintient la société. Femme supérieure, je vous admire ; mais je vous plains, si vous voulez obéir à l’instinct que vous devez réprimer : ainsi le veut l’État social. L’admirable morale de l’épopée domestique, intitulée Clarisse Harlowe, est que l’amour légitime et honnête de la victime la mène à sa perte, parce qu’il se conçoit, se développe et se poursuit, malgré la famille. La Famille a raison contre Lovelace. La Famille, c’est la Société.
Croyez-moi, pour une fille, comme pour une femme, la gloire sera toujours d’enfermer dans la sphère des convenances les plus serrées, ses ardents caprices. Si j’avais une fille qui dût être madame de Staël, je lui souhaiterais la mort à quinze ans. Supposez-vous votre fille exposée sur les tréteaux de la Gloire, et paradant pour obtenir les hommages de la foule, sans éprouver mille cuisants regrets ? À quelque hauteur qu’une femme se soit élevée par la poésie secrète de ses rêves, elle doit sacrifier ses supériorités sur l’autel de la famille. Ses élans, son génie, ses aspirations vers le bien, vers le sublime, tout le poème de la jeune fille appartient à l’homme qu’elle accepte, aux enfants qu’elle aura. J’entrevois chez vous un désir secret d’agrandir le cercle étroit de la vie à laquelle toute femme est condamnée, et de mettre la passion, l’amour dans le mariage. Ah ! c’est un beau rêve, il n’est pas impossible, il est difficile ; mais il fut réalisé pour le désespoir des âmes, passez-moi ce mot devenu ridicule, dépareillées !
{p. 176} Si vous cherchez une espèce d’amitié platonique, elle ferait le désespoir de votre avenir. Si votre lettre fut un jeu, ne le continuez pas. Ainsi ce petit roman est fini, n’est-ce pas ? Il n’aura pas été sans porter quelques fruits : ma probité s’est armée, et vous aurez, vous, acquis une certitude sur la vie sociale. Jetez vos regards vers la vie réelle, et jetez, dans les vertus de votre sexe, l’enthousiasme passager que la littérature y fit naître.
Adieu, mademoiselle. Faites-moi l’honneur de m’accorder votre estime. Après vous avoir vue, ou celle que je crois être vous, j’ai trouvé votre lettre bien naturelle : une si belle fleur devait se tourner vers le soleil de la poésie. Aimez la poésie ainsi que vous devez aimer les fleurs, la musique, les somptuosités de la mer, les beautés de la nature, comme une parure de l’âme ; mais songez à tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur les poètes. Gardez-vous d’épouser un sot, cherchez avec soin le compagnon que Dieu vous a fait. Il existe, croyez-moi, beaucoup de gens d’esprit, capables de vous apprécier, de vous rendre heureuse.
Si j’étais riche, et si vous étiez pauvre, je mettrais un jour ma fortune et mon cœur à vos pieds, car je vous crois l’âme pleine de richesses, de loyauté ; je vous confierais enfin ma vie et mon honneur avec une pleine sécurité. Encore une fois, adieu, blonde fille d’Ève, la blonde.
La lecture de cette lettre, dévorée comme une gorgée d’eau dans le désert, ôta la montagne qui pesait sur le cœur de Modeste. Elle aperçut les fautes qu’elle avait commises dans la conception de son plan, et les répara sur-le-champ en faisant à Françoise des enveloppes de lettres sur lesquelles elle écrivit elle-même son adresse à Ingouville, en lui recommandant de ne plus venir au Chalet. Désormais Françoise, rentrée chez elle, mettrait chaque lettre arrivée de Paris sous une de ces enveloppes et la jetterait secrètement à la poste du Havre. Modeste se promit de recevoir à l’avenir le facteur elle-même, en se trouvant sur le seuil du Chalet à l’heure où il y passait. Quant aux sentiments que cette réponse, où le cœur du noble et pauvre La Brière battait sous le brillant fantôme de Canalis, excita chez Modeste, ils furent aussi multipliés que les vagues qui vinrent mourir une à une sur le rivage, pendant que les yeux attachés sur {p. 177} l’Océan, elle se livrait au bonheur d’avoir harponné, pour ainsi dire, une âme angélique dans la mer parisienne, d’avoir deviné que chez les hommes d’élite le cœur pouvait parfois être en harmonie avec le talent, et d’avoir été bien servie par la voix magique du pressentiment. Un intérêt puissant allait animer sa vie. L’enceinte de cette jolie habitation, le treillis de sa cage était brisé ! Sa pensée volait à pleines ailes.
– Ô mon père, se dit-elle en regardant à l’horizon, fais-nous bien riches !
La réponse que lut cinq jours après, Ernest de La Brière, en dira plus d’ailleurs que toute espèce de glose.
VII
À monsieur de Canalis
Mon ami, laissez-moi vous donner ce nom, vous m’avez ravie, et je ne vous voudrais pas autrement que vous êtes dans cette lettre, la première, oh ! qu’elle ne soit pas la dernière ? Quel autre qu’un poète aurait pu jamais excuser si gracieusement une jeune fille et la deviner.
Je veux vous parler avec la sincérité qui, chez vous, a dicté les premières lignes de votre lettre. Et d’abord, fort heureusement, vous ne me connaissez point. Je puis vous le dire avec bonheur, je ne suis ni cette affreuse mademoiselle Vilquin, ni la très-noble et très-sèche mademoiselle d’Hérouville qui flotte entre trente et cinquante ans, sans se décider à un chiffre tolérable. Le cardinal d’Hérouville a fleuri dans l’histoire de l’Église, avant le cardinal de qui nous vient notre seule grande illustration, car je ne prends pas des lieutenants-généraux, des abbés à petits volumes et à trop grands vers pour des célébrités. Puis je n’habite pas la splendide villa des Vilquin, il n’y a pas, Dieu merci, dans mes veines la dix-millionnième partie d’une goutte de ce sang froidi dans les comptoirs. Je tiens à la fois et de l’Allemagne et du midi de la France, j’ai dans la pensée la rêverie tudesque, et dans le sang la vivacité provençale. Je suis noble, et par mon {p. 178} père et par ma mère. Par ma mère, je tiens à toutes les pages de l’almanach de Gotha. Enfin, mes précautions sont bien prises, il n’est au pouvoir d’aucun homme ni même au pouvoir de l’autorité, de démasquer mon incognito. Je resterai voilée, inconnue. Quant à ma personne, et quant à mes propres, comme disent les Normands, rassurez-vous, je suis au moins aussi belle que la petite personne (heureuse sans le savoir) sur qui vos regards se sont arrêtés, et je ne crois pas être une pauvresse, encore que dix fils de pairs de France ne m’accompagnent pas dans mes promenades ! J’ai vu jouer déjà pour moi le vaudeville ignoble de l’héritière, adorée pour ses millions. Enfin, n’essayez d’aucune manière, même par pari, d’arriver à moi. Hélas ! quoique libre, je suis gardée, et par moi-même d’abord, et par des gens de courage qui n’hésiteraient point à vous planter un couteau dans le cœur, si vous vouliez pénétrer dans ma retraite. Je ne dis point ceci pour exciter votre courage ou votre curiosité, je crois n’avoir besoin d’aucun de ces sentiments pour vous intéresser, pour vous attacher.
Je réponds maintenant à la seconde édition considérablement augmentée de votre premier sermon.
Voulez-vous un aveu ? Je me suis dit en vous voyant si défiant, et me prenant pour une Corinne, dont les improvisations m’ont tant ennuyée, que, déjà, beaucoup de dixièmes Muses vous avaient emmené, vous tenant par la curiosité, dans leurs doubles vallons, et vous avaient proposé de goûter aux fruits de leurs parnasses de pensionnaire… Oh ! soyez en pleine sécurité, mon ami ; si j’aime la poésie, je n’ai point de petits vers en portefeuille, et mes bas sont et resteront d’une entière blancheur. Vous ne serez point ennuyé par des légèretés en un ou deux volumes. Enfin si je vous dis jamais : Accourez ! vous ne trouverez point, vous le savez maintenant, une vieille fille, pauvre et laide.
Oh ! mon ami, si vous saviez combien je regrette que vous soyez venu au Havre ! Vous avez ainsi modifié ce que vous appelez mon roman. Non, Dieu seul peut peser dans ses mains puissantes le trésor que je réservais à un homme assez grand, assez confiant, assez perspicace pour partir de chez lui, sur la foi de mes lettres, après avoir pénétré pas à pas dans l’étendue de mon cœur et arriver à notre premier rendez-vous avec la simplicité d’un enfant ! Je rêvais cette innocence à un homme de génie. {p. 179} Le trésor, vous l’avez écorné. Je vous pardonne, cher poète, vous vivez à Paris ; et, comme vous le dites, il y a un homme dans un poète. Me prendrez-vous, à cause de ceci, pour une petite fille qui cultive le parterre enchanté des illusions ? Ne vous amusez pas à jeter des pierres dans les vitraux cassés d’un château ruiné depuis long-temps. Vous, homme d’esprit, comment n’avez-vous pas deviné que la leçon de votre pédante première lettre, mademoiselle d’Este se l’était dite à elle-même ! Non, cher poète, ma première lettre ne fut pas le caillou de l’enfant qui va gabant le long des chemins, qui se plaît à effrayer un propriétaire lisant la cote de ses contributions à l’abri de ses espaliers ; mais bien la ligne appliquée avec prudence par un pêcheur du haut d’une roche au bord de la mer, espérant une pêche miraculeuse.
Tout ce que vous dites de beau sur la Famille a mon approbation. L’homme qui me plaira, de qui je me croirai digne, aura mon cœur et ma vie, de l’aveu de mes parents, je ne veux ni les affliger, ni les surprendre ; j’ai la certitude de régner sur eux, ils sont d’ailleurs sans préjugés. Enfin, je me sens forte contre les illusions de ma fantaisie. J’ai bâti de mes mains une forteresse, et je l’ai laissé fortifier par le dévouement sans bornes de ceux qui veillent sur moi comme sur un trésor, non que je ne sois de force à me défendre en plaine ; car, sachez-le, le hasard m’a revêtue 10 d’une armure bien trempée, et sur laquelle est gravé le mot mépris. J’ai l’horreur la plus profonde de tout ce qui sent le calcul, de ce qui n’est pas entièrement noble, pur, désintéressé. J’ai le culte du beau, de l’idéal, sans être romanesque, mais après l’avoir été, pour moi seule, dans mes rêves. Aussi ai-je reconnu la vérité des choses, justes jusqu’à la vulgarité, que vous m’avez écrites sur la vie sociale.
Pour le moment, nous ne sommes et ne pouvons être que deux amis. Pourquoi chercher un ami dans un inconnu ? direz-vous. Votre personne m’est inconnue, mais votre esprit, votre cœur me sont connus, ils me plaisent, et je me sens des sentiments infinis dans l’âme qui veulent un homme de génie pour unique confident. Je ne veux pas que le poème de mon cœur soit inutile, il brillera pour vous comme il eût brillé pour Dieu seul. Quelle chose précieuse qu’un bon camarade à qui l’on peut tout dire ! Refuserez-vous les fleurs inédites de la jeune fille vraie {p. 180} qui voleront vers vous comme les jolis moucherons vers les rayons du soleil ? Je suis sûre que vous n’avez jamais rencontré cette bonne fortune de l’esprit : les confidences d’une jeune fille ! Écoutez son babil, acceptez les musiques qu’elle n’a encore chantées que pour elle ? Plus tard, si nos âmes sont bien sœurs, si nos caractères se conviennent à l’essai, quelque jour un vieux domestique à cheveux blancs placé sur le bord d’une route, vous attendra pour vous conduire dans un chalet, dans une villa, dans un castel, dans un palais, je ne sais encore de quel genre sera le pavillon jaune et brun de l’hyménée (les couleurs de l’Autriche si puissante par le mariage) ni si le dénoûment est possible ; mais avouez que c’est poétique et que mademoiselle d’Este est de bonne composition ? Ne vous laisse-t-elle pas votre liberté ? vient-elle d’un pied jaloux jeter un coup d’œil dans les salons de Paris ? vous impose-t-elle les devoirs d’une emprinse, les chaînes que les paladins se mettaient jadis au bras volontairement ? Elle vous demande une alliance purement morale et mystérieuse ? Allons ! venez dans mon cœur quand vous serez malheureux, blessé, fatigué. Dites-moi bien tout alors, ne me cachez rien, j’aurai des élixirs pour toutes vos douleurs. J’ai vingt ans, mon ami, mais ma raison en a cinquante, et j’ai malheureusement ressenti dans un autre moi-même les horreurs et les délices de la passion. Je sais tout ce que le cœur humain peut contenir de lâchetés, d’infamies, et je suis néanmoins la plus honnête de toutes les jeunes filles. Non, je n’ai plus d’illusions ; mais j’ai mieux : j’ai des croyances et une religion. Tenez, je commence le jeu de nos confidences.
Quel que soit le mari que j’aurai, si je l’ai choisi, cet homme pourra dormir tranquille, il pourra s’en aller aux Grandes Indes, il me retrouvera finissant la tapisserie commencée à son départ, sans qu’aucun regard ait plongé dans mes yeux, sans qu’une voix d’homme ait flétri l’air dans mon oreille ; et dans chaque point il reconnaîtra comme un vers du poème dont il aura été le héros. Quand même je me serais trompée à quelque belle et menteuse apparence, cet homme aura toutes les fleurs de mes pensées, toutes les coquetteries de ma tendresse, les muets sacrifices d’une résignation fière et non mendiante. Oui, je me suis promis de ne jamais suivre mon mari au dehors quand il ne le voudra pas : je serai la divinité de son foyer. Voilà ma religion humaine. Mais {p. 181} pourquoi ne pas éprouver et choisir l’homme à qui je serai comme la vie est au corps ? L’homme est-il jamais gêné de la vie ? Qu’est-ce qu’une femme contrariant celui qu’elle aime ? c’est la maladie au lieu de la vie. Par la vie, j’entends cette heureuse santé qui fait de toute heure un plaisir.
Revenons à votre lettre, qui me sera toujours précieuse. Oui, plaisanterie à part, elle contient ce que je souhaitais, une expression de sentiments prosaïques aussi nécessaires à la famille que l’air au poumon, et sans lesquels il n’est pas de bonheur possible. Agir en honnête homme, penser en poète, aimer comme aiment les femmes, voilà ce que je souhaitais à mon ami, et ce qui maintenant n’est, sans doute, plus une chimère.
Adieu, mon ami. Je suis pauvre pour le moment. C’est une des raisons qui me font chérir mon masque, mon incognito, mon imprenable forteresse. J’ai lu vos derniers vers dans la Revue, et avec quelles délices ! après m’être initiée aux austères et secrètes grandeurs de votre âme.
Serez-vous bien malheureux de savoir qu’une jeune fille prie Dieu fervemment pour vous, qu’elle fait de vous son unique pensée, et que vous n’avez pas d’autres rivaux qu’un père et une mère ? Y a-t-il des raisons de repousser des pages pleines de vous, écrites pour vous, qui ne seront lues que par vous ? Rendez-moi la pareille. Je suis si peu femme encore que vos confidences, pourvu qu’elles soient entières et vraies, suffiront au bonheur de
– Mon Dieu ! suis-je donc amoureux déjà ? s’écria le jeune Référendaire qui s’aperçut d’être resté cette lettre à la main pendant une heure après l’avoir lue. Quel parti prendre ? elle croit écrire à notre grand Poète ! dois-je continuer cette tromperie ? est-ce une femme de quarante ans ou une jeune fille de vingt ans ?
Ernest demeura fasciné par le gouffre de l’inconnu. L’inconnu, c’est l’infini obscur, et rien n’est plus attachant. Il s’élève de cette sombre étendue des feux qui la sillonnent par moments et qui colorent des fantaisies à la Martynn. Dans une vie occupée comme celle de Canalis, une aventure de ce genre est emportée comme un {p. 182} bleuet dans les roches d’un torrent ; mais dans celle d’un Référendaire attendant le retour aux affaires du système dont le représentant est son protecteur, et qui, par distraction, élevait Canalis au biberon pour la Tribune, cette jeune fille, en qui son imagination persistait à lui faire voir la jolie blonde, devait se loger dans le cœur et y causer les mille dégâts des romans qui entrent chez une existence bourgeoise, comme un loup dans une basse-cour. Ernest se préoccupa donc beaucoup de l’inconnue du Havre et il répondit la lettre que voici, lettre étudiée, lettre prétentieuse, mais où la passion commençait à se révéler par le dépit.
VIII
À mademoiselle O. d’Este-M.
Mademoiselle, est-il bien loyal à vous de venir s’asseoir dans le cœur d’un pauvre poète avec l’arrière-pensée de le laisser là, s’il n’est pas selon vos désirs, en lui léguant d’éternels regrets, en lui montrant pour quelques instants une image de la perfection, ne fût-elle que jouée, ou tout au moins un commencement de bonheur ? Je fus bien imprévoyant en sollicitant cette lettre où vous commencez à dérouler la rubannerie de vos idées. Un homme peut très-bien se passionner pour une inconnue qui sait allier tant de hardiesse à tant d’originalité, tant de fantaisie à tant de sentiment. Qui ne souhaiterait de vous connaître, après avoir lu cette première confidence ? Il me faut des efforts vraiment grands pour conserver ma raison en pensant à vous, car vous avez réuni tout ce qui peut troubler un cœur et une tête d’homme. Aussi profité-je du reste de sang-froid que je garde en ce moment pour vous faire d’humbles représentations.
Croyez-vous donc, mademoiselle, que des lettres, plus ou moins vraies par rapport à la vie telle qu’elle est, plus ou moins hypocrites, car les lettres que nous nous écririons seraient l’expression du moment où elles nous échapperaient, et non pas le sens général de nos caractères ; croyez-vous, dis-je, que, tant belles soient-elles, elles remplaceront jamais l’expérience que nous ferions de {p. 183} nous-mêmes par le témoignage de la vie vulgaire ? L’homme est double. Il y a la vie invisible, celle du cœur à laquelle des lettres peuvent suffire, et la vie mécanique à laquelle on attache, hélas ! plus d’importance qu’on ne le croit à votre âge. Ces deux existences doivent concorder à l’idéal que vous caressez ; ce qui, soit dit en passant, est très-rare. L’hommage pur, spontané, désintéressé, d’une âme solitaire, à la fois instruite et chaste, est une de ces fleurs célestes dont les couleurs et le parfum consolent de tous les chagrins, de toutes les blessures, de toutes les trahisons que comporte à Paris la vie littéraire, et je vous remercie par un élan semblable au vôtre ; mais, après ce poétique échange de mes douleurs contre les perles de votre aumône, que pouvez-vous attendre ? Je n’ai ni le génie, ni la magnifique position de lord Byron ; je n’ai pas surtout l’auréole de sa damnation postiche et de son faux malheur social ; mais qu’eussiez-vous espéré de lui dans une circonstance pareille ? son amitié, n’est-ce pas ? Eh ! bien, lui qui devait n’avoir que de l’orgueil était dévoré de vanités blessantes et maladives qui décourageaient l’amitié. Moi, mille fois plus petit que lui, ne puis-je avoir des dissonances de caractère qui rendent la vie déplaisante, et qui font de l’amitié le fardeau le plus difficile ?… En échange de vos rêveries, que recevriez-vous ? les ennuis d’une vie qui ne serait pas entièrement la vôtre. Ce contrat est insensé. Voici pourquoi.
Tenez, votre poème projeté n’est qu’un plagiat. Une jeune fille de l’Allemagne, qui n’était pas, comme vous, une demi-Allemande, mais une Allemande tout entière, a, dans l’ivresse de ses vingt ans, adoré Gœthe ; elle en a fait son ami, sa religion, son dieu ! tout en le sachant marié. Madame Gœthe, en bonne allemande, en femme de poète, s’est prêtée à ce culte par une complaisance très-narquoise, et qui n’a pas guéri Bettina ! Mais qu’est-il arrivé ? cette extatique a fini par épouser un Allemand. Entre nous, avouons qu’une jeune fille qui se serait faite la servante du génie, qui se serait égalée à lui par la compréhension, qui l’eût pieusement adoré jusqu’à sa mort, comme fait une de ces divines figures tracées par les peintres dans les volets de leurs chapelles mystiques, et qui, lorsque l’Allemagne perdra Gœthe, se serait retirée en quelque solitude pour ne plus voir personne, comme fit l’amie de lord Bolingbroke, avouons que cette jeune fille se serait incrustée dans la gloire du poète comme Marie Magdeleine l’est à jamais dans le {p. 184} sanglant triomphe de notre Sauveur. Si ceci est le sublime, que dites-vous de l’envers ?
N’étant ni lord Byron, ni Gœthe, deux colosses de poésie et d’égoïsme ; mais tout simplement l’auteur de quelques poésies estimées, je ne saurais réclamer les honneurs d’un culte. Je suis très-peu martyr. J’ai tout à la fois du cœur et de l’ambition, car j’ai ma fortune à faire et suis encore jeune. Voyez-moi, comme je suis. La bonté du roi, les protections de ses ministres me donnent une existence convenable. J’ai toutes les allures d’un homme fort ordinaire. Je vais aux soirées de Paris, absolument comme le premier sot venu ; mais dans une voiture dont les roues ne portent pas sur un terrain solidifié, comme le veut le temps présent, par des inscriptions de rente sur le Grand-Livre. Si je ne suis pas riche, je n’ai donc pas non plus le relief que donnent la mansarde, le travail incompris, la gloire dans la misère, à certains hommes qui valent mieux que moi, comme d’Arthez, par exemple. Quel dénouement prosaïque allez-vous chercher aux fantaisies enchanteresses de votre jeune enthousiasme ? Restons-en là. Si j’ai eu le bonheur de vous sembler une rareté terrestre, vous aurez été, pour moi, quelque chose de lumineux et d’élevé, comme ces étoiles qui s’enflamment et disparaissent. Que rien ne ternisse cet épisode de notre vie. En continuant ainsi, je pourrais vous aimer, concevoir une de ces passions folles qui font briser les obstacles, qui vous allument dans le cœur des feux dont la violence est inquiétante relativement à leur durée ; et, supposez que je réussisse auprès de vous, nous finissons de la façon la plus vulgaire : un mariage, un ménage, des enfants… Oh ! Bélise et Henriette Chrysale ensemble, est-ce possible ?… Adieu, donc !
IX
À monsieur de Canalis
Mon ami, votre lettre m’a fait autant de chagrin que de plaisir. Peut-être aurons-nous bientôt tout plaisir en nous lisant. Comprenez-moi bien. On parle à Dieu, nous lui demandons une foule de {p. 185} choses, il reste muet. Moi je veux trouver en vous les réponses que Dieu ne nous fait pas. L’amitié de mademoiselle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer ? Ne connaissez-vous pas le ménage de Sismonde de Sismondi à Genève, le plus touchant intérieur qu’on connaisse et dont on m’a parlé, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse ? Mon Dieu ! serait-il impossible qu’il existât, comme dans une symphonie, deux harpes qui, à distance, se répondent, vibrent, et produisent une délicieuse mélodie ? L’homme, seul dans la création, est à la fois la harpe, le musicien et l’écouteur. Me voyez-vous inquiète à la manière des femmes ordinaires ? Ne sais-je pas que vous allez dans le monde, que vous y voyez les plus belles et les plus spirituelles femmes de Paris ? Ne puis-je présumer qu’une de ces sirènes daigne vous enlacer de ses froides écailles, et qu’elle a fait la réponse dont les prosaïques considérations m’attristent ? Il est, mon ami, quelque chose de plus beau que ces fleurs de la coquetterie parisienne, il existe une fleur qui croît en haut de ces pics alpestres, nommés hommes de génie, l’orgueil de l’humanité qu’ils fécondent en y versant les nuages puisés avec leurs têtes dans les cieux ; cette fleur, je la veux cultiver et faire épanouir, car ses sauvages et doux parfums ne nous manqueront jamais, ils sont éternels.
Faites-moi l’honneur de ne croire à rien de vulgaire en moi. Si j’eusse été Bettina, car je sais à qui vous avez fait allusion, je n’aurais jamais été madame d’Arnim ; et si j’avais été l’une des femmes de lord Byron, je serais à cette heure dans un couvent. Vous m’avez atteinte à l’endroit sensible. Vous ne me connaissez pas, vous me connaîtrez. Je sens en moi quelque chose de sublime dont on peut parler sans vanité. Dieu a mis dans mon âme la racine de cette plante hybride née au sommet de ces Alpes dont je viens de parler, et que je ne veux pas mettre dans un pot de fleurs, sur ma croisée, pour l’y voir mourir. Non, ce magnifique calice, unique, aux odeurs enivrantes, ne sera pas traîné dans les vulgarités de la vie ; il est à vous, à vous sans qu’aucun regard le flétrisse, à vous à jamais ! Oui, cher, à vous toutes mes pensées, même les plus secrètes, les plus folles ; à vous un cœur de jeune fille sans réserve, à vous une affection infinie. Si votre personne ne me convient pas, je ne me marierai point. Je puis vivre de la vie du {p. 186} cœur, de votre esprit, de vos sentiments ; ils me plaisent, et je serai toujours ce que je suis, votre amie. Il y a chez vous du beau dans le moral, et cela me suffit. Là, sera ma vie.
Ne faites pas fi d’une jeune et jolie servante qui ne recule pas d’horreur à l’idée d’être un jour la vieille gouvernante du poète, un peu sa mère, un peu sa ménagère, un peu sa raison, un peu sa richesse. Cette fille dévouée, si précieuse à vos existences, est l’Amitié pure et désintéressée, à qui l’on dit tout, qui écoute quelquefois en hochant la tête, et qui veille en filant à la lueur de la lampe, afin d’être là quand le poète revient ou trempé de pluie ou maugréant. Voilà ma destinée si je n’ai pas celle de l’épouse heureuse et attachée à jamais : je souris à l’une comme à l’autre.
Et croyez-vous que la France sera bien lésée parce que mademoiselle d’Este ne lui donnera pas deux ou trois enfants, parce qu’elle ne sera pas une madame Vilquin quelconque ? Quant à moi, jamais je ne serai vieille fille. Je me ferai mère par la bienfaisance et par ma secrète coopération à l’existence d’un homme grand à qui je rapporterai mes pensées et mes efforts ici bas. J’ai la plus profonde horreur de la vulgarité. Si je suis libre, si je suis riche, je me sais jeune et belle, je ne serai jamais ni à quelque niais sous prétexte qu’il est le fils d’un pair de France, ni à quelque négociant qui peut se ruiner en un jour, ni à quelque bel homme qui sera la femme dans le ménage, ni à aucun homme qui me ferait rougir vingt fois par jour d’être à lui. Soyez bien tranquille à ce sujet. Mon père a trop d’adoration pour mes volontés, il ne les contrariera jamais. Si je plais à mon poète, s’il me plaît, le brillant édifice de notre amour sera bâti si haut, qu’il sera parfaitement inaccessible au malheur : je suis une aiglonne, et vous le verrez à mes yeux. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai dit déjà ; mais je le mets en moins de mots en vous avouant que je serai la femme la plus heureuse d’être emprisonnée par l’amour, comme je le suis en ce moment par la volonté paternelle. Eh ! mon ami, réduisons à la vérité du roman ce qui nous arrive par ma volonté.
Une jeune fille, à l’imagination vive, enfermée dans une tourelle, se meurt d’envie de courir dans le parc où ses yeux seulement pénètrent ; elle invente un moyen de désceller sa grille, elle saute par la croisée, escalade le mur du parc, et va folâtrer chez {p. 187} le voisin. C’est un vaudeville éternel !… Eh ! bien, cette jeune fille est mon âme, le parc du voisin est votre génie. N’est-ce pas bien naturel ? A-t-on jamais vu de voisin qui se soit plaint de son treillage cassé par de jolis pieds ? Voilà pour le poète. Mais le sublime raisonneur de la comédie de Molière veut-il des raisons ! En voici.
Mon cher Géronte, ordinairement les mariages se font au rebours du sens commun. Une famille prend des renseignements sur un jeune homme. Si le Léandre fourni par la voisine ou pêché dans un bal, n’a pas volé, s’il n’a pas de tare visible, s’il a la fortune qu’on lui désire, s’il sort d’un collége ou d’une École de Droit, ayant satisfait aux idées vulgaires sur l’éducation, et s’il porte bien ses vêtements, on lui permet de venir voir une jeune personne, lacée dès le matin, à qui sa mère ordonne de bien veiller sur sa langue, et recommande de ne rien laisser passer de son âme, de son cœur sur sa physionomie, en y gravant un sourire de danseuse achevant sa pirouette, armée des instructions les plus positives sur le danger de montrer son vrai caractère, et à qui l’on recommande de ne pas paraître d’une instruction inquiétante. Les parents, quand les affaires d’intérêt sont bien convenues entre eux, ont la bonhomie d’engager les prétendus à se connaître l’un l’autre, pendant des moments assez fugitifs où ils sont seuls, où ils causent, où ils se promènent, sans aucune espèce de liberté, car ils se savent déjà liés. Un homme se costume alors aussi bien l’âme que le corps, et la jeune fille en fait autant de son côté. Cette pitoyable comédie, entremêlée de bouquets, de parures, de parties de spectacle, s’appelle faire la cour à sa prétendue. Voilà ce qui m’a révoltée, et je veux faire succéder le mariage légitime à quelque long mariage des âmes. Une jeune fille n’a, dans toute sa vie, que ce moment où la réflexion, la seconde vue, l’expérience lui soient nécessaires. Elle joue sa liberté, son bonheur, et vous ne lui laissez ni le cornet, ni les dés ; elle parie, elle fait galerie. J’ai le droit, la volonté, le pouvoir, la permission de faire mon malheur moi-même, et j’en use, comme fit ma mère qui, conseillée par l’instinct, épousa le plus généreux, le plus dévoué, le plus aimant des hommes, aimé dans une soirée pour sa beauté. Je vous sais libre, poète et beau. Soyez sûr que je n’aurais pas choisi pour confident l’un de vos confrères en Apollon déjà marié. Si ma mère fut séduite par la {p. 188} Beauté qui peut-être est le génie de la Forme, pourquoi ne serais-je pas attirée par l’esprit et la forme réunis ?
Serais-je plus instruite en vous étudiant par correspondance qu’en commençant par l’expérience vulgaire des quelques mois de cour ? Ceci est la question, dirait Hamlet. Mais mon procédé, mon cher Chrysale, a du moins l’avantage de ne pas compromettre nos personnes. Je sais que l’amour a ses illusions, et toute illusion a son lendemain. Là se trouve la raison de tant de séparations entre amants qui se croyaient liés pour la vie. La véritable épreuve est la souffrance et le bonheur. Quand, après avoir passé par cette double épreuve de la vie, deux êtres y ont déployé leurs 11 défauts et leurs qualités, qu’ils y ont observé leurs caractères, alors ils peuvent aller jusqu’à la tombe en se tenant par la main ; mais, mon cher Argante, qui vous dit que notre petit drame commencé n’a pas d’avenir ?… En tout cas, n’aurons-nous pas joui du plaisir de notre correspondance ?…
J’attends vos ordres, monseigneur, et suis de grand cœur
X
À mademoiselle O. d’Este-M.
Tenez, vous êtes un démon, je vous aime, est-ce là ce que vous désiriez, fille originale ! Peut-être voulez-vous seulement occuper votre oisiveté de province par le spectacle des sottises que peut faire un poète ? Ce serait une bien mauvaise action. Vos deux lettres accusent précisément assez de malice pour inspirer ce doute à un Parisien. Mais je ne suis plus maître de moi, ma vie et mon avenir dépendent de la réponse que vous me ferez. Dites-moi si la certitude d’une affection sans bornes, accordée dans l’ignorance des conventions sociales, vous touchera ; enfin si vous m’admettez à vous rechercher… Il y aura bien assez d’incertitudes et d’angoisses pour moi dans la question de savoir si ma personne vous plaira. Si vous me répondez favorablement, je change ma vie et dis {p. 189} adieu à bien des ennuis que nous avons la folie d’appeler le bonheur. Le bonheur, ma chère belle inconnue, il est ce que vous rêvez : une fusion complète des sentiments, une parfaite concordance d’âme, une vive empreinte du beau idéal (ce que Dieu nous permet d’en avoir ici bas) sur les actions vulgaires de la vie au train de laquelle il faut bien obéir, enfin la constance du cœur plus prisable que ce que nous nommons la fidélité.
Peut-on dire qu’on fait des sacrifices dès qu’il s’agit d’un bien suprême, le rêve des poètes, le rêve des jeunes filles, le poème qu’à l’entrée de la vie, et dès que la pensée essaie ses ailes, chaque belle intelligence a caressé de ses regards et couvé des yeux pour le voir se briser dans un achoppement aussi dur que vulgaire ; car, pour la presque totalité des hommes, le pied du Réel se pose aussitôt sur cet œuf mystérieux qui n’éclôt presque jamais. Aussi ne vous parlerai-je pas encore de moi, ni de mon passé, ni de mon caractère, ni d’une affection quasi maternelle d’un côté, filiale du mien, que vous avez déjà gravement altérée, et dont l’effet sur ma vie expliquerait le mot de sacrifice. Vous m’avez déjà rendu bien oublieux pour ne pas dire ingrat, est-ce assez pour vous ? Oh ! parlez, dites un mot, et je vous aimerai jusqu’à ce que mes yeux se ferment, comme le marquis de Pescaire aima sa femme, comme Roméo sa Juliette, et fidèlement. Notre vie, pour moi du moins, sera cette félicité sans troubles dont parle Dante comme étant l’élément de son Paradis, poème bien supérieur à son Enfer. Chose étrange, ce n’est pas de moi, mais de vous que je doute dans les longues méditations par lesquelles je me suis plu, comme vous, peut-être, à embrasser le cours chimérique d’une existence rêvée. Oui, chère, je me sens la force d’aimer ainsi, d’aller vers la tombe avec une douce lenteur et d’un air toujours riant, en donnant le bras à une femme aimée, sans jamais troubler le beau temps de l’âme. Oui, j’ai le courage d’envisager notre double vieillesse, de nous voir en cheveux blancs, comme le vénérable historien de l’Italie, encore animés de la même affection, mais transformés selon l’esprit de chaque saison. Tenez, je ne puis plus n’être que votre ami. Quoi que Chrysale, Oronte et Argante revivent, dites-vous, en moi, je ne suis pas encore assez vieillard pour boire à une coupe tenue par les charmantes mains d’une femme voilée sans éprouver un féroce désir de déchirer le domino, le masque, et de voir le visage. Ou {p. 190} ne m’écrivez plus, ou donnez-moi l’espérance ? que je vous entrevoie ou je quitte la partie. Faut-il vous dire adieu ? Me permettez-vous de signer
XI
À monsieur de Canalis
Quelle flatterie ! avec quelle rapidité le grave Anselme est devenu le beau Léandre ? À quoi dois-je attribuer un tel changement ? est-ce à ce noir que j’ai mis sur du blanc, à ces idées qui sont aux fleurs de mon âme ce qu’est une rose dessinée au crayon noir, aux roses du parterre ? ou au souvenir de la jeune fille prise pour moi, et qui est à ma personne ce que la femme de chambre est à la maîtresse ? Avons-nous changé de rôle ? Suis-je la Raison ? êtes-vous la Fantaisie ? Trêve de plaisanterie. Votre lettre m’a fait connaître d’enivrants plaisirs d’âme, les premiers que je ne devrai pas aux sentiments de la famille. Que sont, comme a dit un poète, les liens du sang qui ont tant de poids sur les âmes ordinaires en comparaison de ceux que nous forge le ciel dans les sympathies mystérieuses ? Laissez-moi vous remercier… non, l’on ne remercie pas de ces choses… soyez béni du bonheur que vous m’avez causé ; soyez heureux de la joie que vous avez répandue dans mon âme. Vous m’avez expliqué quelques apparentes injustices de la vie sociale. Il y a je ne sais quoi de brillant dans la gloire, de mâle qui ne va bien qu’à l’homme, et Dieu nous a défendu de porter cette auréole en nous laissant l’amour, la tendresse pour en rafraîchir les fronts ceints de sa terrible lumière. J’ai senti ma mission, ou plutôt vous me l’avez confirmée.
Quelquefois, mon ami, je me suis levée le matin dans un état d’inconcevable douceur. Une sorte de paix, tendre et divine, me donnait l’idée du ciel. Ma première pensée était comme une bénédiction. J’appelais ces matinées, mes petits levers d’Allemagne, en opposition avec mes couchers de soleil du Midi, pleins d’actions héroïques, de batailles, de fêtes romaines, et de poèmes ardents. Eh ! bien, après avoir lu cette lettre où vous ressentez une {p. 191} fiévreuse impatience, moi j’ai eu dans le cœur la fraîcheur d’un de ces célestes réveils où j’aimais l’air, la nature, et me sentais destinée à mourir pour un être aimé. Une de vos poésies, le Chant d’une jeune fille, peint ces moments délicieux où l’allégresse est douce, où la prière est un besoin, et c’est mon morceau favori. Voulez-vous que je vous dise toutes mes flatteries en une seule : je vous crois digne d’être moi !…
Votre lettre, quoique courte, m’a permis de lire en vous. Oui, j’ai deviné vos mouvements tumultueux, votre curiosité piquée, vos projets, tous les fagots apportés (par qui ?) pour les bûchers du cœur. Mais je n’en sais pas encore assez sur vous pour satisfaire à votre demande. Écoutez, cher, le mystère me permet cet abandon qui laisse voir le fond de l’âme. Une fois vue, adieu notre mutuelle connaissance. Voulez-vous un pacte ? Le premier conclu vous fut-il désavantageux ? vous y avez gagné mon estime. Et c’est beaucoup, mon ami, qu’une admiration qui se double de l’estime. Écrivez-moi d’abord votre vie en peu de mots ; puis racontez-moi votre existence à Paris, au jour le jour, sans aucun déguisement, et comme si vous causiez avec une vieille amie ; eh ! bien, après, je ferai faire un pas à notre amitié. Je vous verrai, mon ami, je vous le promets. Et c’est beaucoup… Tout ceci, cher, n’est ni une intrigue, ni une aventure, je vous en préviens, il ne peut en résulter aucune espèce de galanterie, ainsi que vous dites entre hommes. Il s’agit de ma vie, et ce qui me cause parfois d’affreux remords sur les pensées que je laisse envoler par troupes vers vous, il s’agit de celle d’un père et d’une mère adorés, à qui mon choix doit plaire et qui doivent trouver un vrai fils dans mon ami.
Jusqu’à quel point vos esprits superbes, à qui Dieu donne les ailes de ses anges sans leur en donner toujours la perfection, peuvent-ils se plier à la famille, à ses petites misères ?… Quel texte médité déjà par moi. Oh ! si j’ai dit, dans mon cœur, avant de venir à vous : « Allons !… » je n’en ai pas moins eu le cœur palpitant dans la course, et je ne me suis dissimulé ni les aridités du chemin, ni les difficultés de l’Alpe que j’avais à gravir. J’ai tout embrassé dans de longues méditations. Ne sais-je pas que les hommes éminents comme vous l’êtes, ont connu l’amour qu’ils ont inspiré, tout aussi bien que celui qu’ils ont ressenti, qu’ils ont eu plus d’un roman, et que vous surtout, en caressant ces chimères de {p. 192} race que les femmes achètent à des prix fous, vous vous êtes attiré plus de dénoûments que de premiers chapitres. Et néanmoins je me suis écriée : « Allons ! » parce que j’ai plus étudié que vous ne le croyez la géographie de ces grands sommets de l’Humanité taxés par vous de froideur. Ne m’avez-vous pas dit de Byron et de Gœthe qu’ils étaient deux colosses d’égoïsme et de poésie ? Hé ! mon ami, vous avez partagé là l’erreur dans laquelle tombent les gens superficiels ; mais peut-être était-ce chez vous générosité, fausse modestie, ou désir de m’échapper ? Permis au vulgaire et non à vous de prendre les effets du travail pour un développement de la personnalité. Ni lord Byron, ni Gœthe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni l’inventeur ne s’appartiennent, ils sont les esclaves de leur idée ; et cette puissance mystérieuse est plus jalouse qu’une femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et les tue à son profit. Les développements visibles de cette existence cachée ressemblent en résultat à l’égoïsme ; mais comment oser dire que l’homme qui s’est vendu au plaisir, à l’instruction ou à la grandeur de son époque est égoïste ? Une mère est-elle atteinte de personnalité quand elle immole tout à son enfant ?… eh ! bien, les détracteurs du génie ne voient pas sa féconde maternité ! voilà tout. La vie du poète est un si continuel sacrifice qu’il lui faut une organisation gigantesque pour pouvoir se livrer aux plaisirs d’une vie ordinaire ; aussi, dans quels malheurs ne tombe-t-il pas, quand, à l’exemple de Molière, il veut vivre de la vie des sentiments, tout en les exprimant dans leurs plus poignantes crises ; car, pour moi, superposé à sa vie privée, le comique de Molière est horrible. Pour moi la générosité du génie est quasi divine, et je vous ai placé dans cette noble famille de prétendus égoïstes. Ah ! si j’avais trouvé la sécheresse, le calcul, l’ambition, là où j’admire toutes mes fleurs d’âme les plus aimées, vous ne savez pas de quelle longue douleur j’eusse été atteinte ! J’ai déjà rencontré le mécompte assis à la porte de mes seize ans ! Que serais-je devenue en apprenant à vingt ans que la gloire est menteuse, en voyant celui qui, dans ses œuvres, avait exprimé tant de sentiments cachés dans mon cœur, ne pas comprendre ce cœur quand il se dévoilait pour lui seul ? Ô mon ami, savez vous ce qui serait advenu de moi ? vous allez pénétrer dans l’arrière de mon âme. Eh ! bien, j’aurais dit à mon père : « Amenez-moi le gendre qui sera de votre goût, j’abdique toute volonté, mariez-moi pour {p. 193} vous ! » Et cet homme eût été notaire, banquier, avare, sot, homme de province, ennuyeux comme un jour de pluie, vulgaire comme un électeur du petit collége ; il eût été fabricant, ou quelque brave militaire sans esprit, il aurait eu la servante la plus résignée et la plus attentive en moi. Mais, horrible suicide de tous les moments ! jamais mon âme ne se serait dépliée au jour vivifiant d’un soleil aimé ! Aucun murmure n’aurait révélé ni à mon père, ni à ma mère, ni à mes enfants, le suicide de la créature qui, dans ce moment, ébranle les barreaux de sa prison, qui lance des éclairs par mes yeux, qui vole à pleines ailes vers vous, qui se pose comme une Polymnie à l’angle de votre cabinet en y respirant l’air, en y regardant tout d’un œil doucement curieux. Quelquefois dans les champs, où mon mari m’aurait menée, en m’échappant à quelques pas de mes marmots, en voyant une splendide matinée, secrètement, j’eusse jeté quelques pleurs bien amers. Enfin j’aurais eu, dans mon cœur, et dans un coin de ma commode, un petit trésor pour toutes les filles abusées par l’amour, pauvres âmes poétiques, attirées dans les supplices par des sourires !… Mais je crois en vous, mon ami. Cette croyance rectifie les pensées les plus fantasques de mon ambition secrète ; et, par moments, voyez jusqu’où va ma franchise, je voudrais être au milieu du livre que nous commençons, tant je me sens de fermeté dans mon sentiment, tant de force au cœur pour aimer, tant de constance par raison, tant d’héroïsme pour le devoir que je me crée, si l’amour peut jamais se changer en devoir !
S’il vous était donné de me suivre dans la magnifique retraite où je nous vois heureux, si vous connaissiez mes projets, il vous échapperait une phrase terrible où serait le mot folie, et peut-être serais-je cruellement punie d’avoir envoyé tant de poésie à un poète. Oui, je veux être une source, inépuisable comme un beau pays, pendant les vingt ans que nous accorde la nature pour briller. Je veux éloigner la satiété par la coquetterie et la recherche. Je serai courageuse pour mon ami, comme les femmes le sont pour le monde. Je veux varier le bonheur, je veux mettre de l’esprit dans la tendresse, du piquant dans la fidélité. Ambitieuse, je veux tuer les rivales dans le passé, conjurer les chagrins extérieurs par la douceur de l’épouse, par sa fière abnégation, et avoir, pendant toute la vie ces soins du nid que les oiseaux n’ont que pendant quelques jours. Cette immense dot, elle appartenait, elle devait {p. 194} être offerte à un grand homme, avant de tomber dans la fange des transactions vulgaires. Trouvez-vous maintenant ma première lettre une faute ? Le vent d’une volonté mystérieuse m’a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au cœur d’un saule majestueux. Et dans la lettre que je tiens là, sur mon cœur, vous vous êtes écrié, comme votre ancêtre : – Dieu le veut ! quand il partit pour la croisade.
Ne direz-vous pas : Elle est bien bavarde ! Autour de moi, tous disent : – Elle est bien taciturne, mademoiselle !
Ces lettres ont paru très-originales aux personnes à la bienveillance de qui la Comédie Humaine les doit ; mais leur admiration pour ce duel entre deux esprits croisant la plume, tandis que le plus sévère incognito tient un masque sur les visages, pourrait ne pas être partagée. Sur cent spectateurs quatre-vingts peut-être se lasseraient de cet assaut. Le respect dû, dans tout pays de gouvernement constitutionnel, à la majorité, ne fût-elle que pressentie, a conseillé de supprimer onze lettres échangées entre Ernest et Modeste, pendant le mois de septembre ; si quelque flatteuse majorité les réclame, espérons qu’elle donnera les moyens de les rétablir quelque jour ici.
Sollicités par un esprit aussi agressif que le cœur semblait adorable, les sentiments vraiment héroïques du pauvre secrétaire intime se donnèrent ample carrière dans ces lettres que l’imagination de chacun fera peut-être plus belles qu’elles ne le sont, en devinant ce concert de deux âmes libres. Aussi Ernest ne vivait-il plus que par ces doux chiffons de papier, comme un avare ne vit plus que par ceux de la Banque ; tandis qu’un amour profond succédait chez Modeste au plaisir d’agiter une vie glorieuse, d’en être, malgré la distance, le principe. Le cœur d’Ernest complétait la gloire de Canalis. Il faut souvent, hélas ! deux hommes pour en faire un amant parfait, comme en littérature on ne compose un type qu’en employant les singularités de plusieurs caractères similaires. Combien de fois une femme n’a-t-elle pas dit dans un salon après des causeries intimes : Celui-ci serait mon idéal pour l’âme, et je me sens aimer celui-là qui n’est que le rêve des sens !
{p. 195} La dernière lettre écrite par Modeste, et que voici, permet d’apercevoir l’île des Faisans où les méandres de cette correspondance conduisaient ces deux amants.
XXIII
À monsieur de Canalis
Soyez, dimanche, au Havre ; entrez à l’église, faites-en le tour, après la messe d’une heure, une ou deux fois, sortez sans rien dire à personne, sans faire aucune question à qui que ce soit, mais ayez une rose blanche à votre boutonnière. Puis, retournez à Paris, vous y trouverez une réponse. Cette réponse ne sera pas ce que vous croyez ; car, je vous l’ai dit, l’avenir n’est pas encore à moi… Mais ne serais-je pas une vraie folle, de vous dire oui, sans vous avoir vu ! Quand je vous aurai vu, je puis dire non, sans vous blesser : je suis sûre de rester inconnue.
Cette lettre était partie la veille du jour où la lutte inutile entre Modeste et Dumay venait d’avoir lieu. L’heureuse Modeste attendait donc avec une impatience maladive le dimanche où les yeux donneraient tort ou raison à l’esprit, au cœur, un des moments les plus solennels dans la vie d’une femme et que trois mois d’un commerce d’âme à âme rendait romanesque autant que le peut souhaiter la fille la plus exaltée. Tout le monde excepté la mère, avait pris la torpeur de cette attente pour le calme de l’innocence. Quelque puissantes que soient et les lois de la famille et les cordes religieuses, il est des Julie d’Étanges, des Clarisses, des âmes remplies comme des coupes trop pleines et qui débordent sous une pression divine. Modeste n’était-elle pas sublime en déployant une sauvage énergie à comprimer son exubérante jeunesse, en demeurant voilée ? Disons-le, le souvenir de sa sœur était plus puissant que toutes les entraves sociales ; elle avait armé de fer sa volonté pour ne manquer ni à son père ni à sa famille. Mais quels mouvements tumultueux ! et comment une mère ne les aurait-elle pas devinés ?
Le lendemain, Modeste et madame Dumay conduisirent, vers {p. 196} midi, madame Mignon au soleil, sur le banc, au milieu des fleurs. L’aveugle tourna sa figure blême et flétrie du côté de l’Océan, elle aspira l’odeur de la mer et prit la main à Modeste qui resta près d’elle. Au moment de questionner sa fille, la mère luttait entre le pardon et la remontrance, car elle avait reconnu l’amour, et Modeste lui paraissait, comme au faux Canalis, une exception.
– Pourvu que ton père revienne à temps ! s’il tarde encore, il ne trouvera plus que toi de tout ce qu’il aime ! aussi, Modeste, promets-moi de nouveau de ne jamais le quitter, dit-elle avec une câlinerie maternelle.
Modeste porta les mains de sa mère à ses lèvres et les baisa doucement en répondant : – Ai-je besoin de te le redire ?
– Ah ! mon enfant, c’est que moi-même j’ai quitté mon père pour suivre mon mari !… mon père était seul cependant, il n’avait que moi d’enfant… Est-ce là ce que Dieu punit dans ma vie ?… Ce que je te demande, c’est de te marier au goût de ton père, de lui conserver une place dans ton cœur, de ne pas le sacrifier à ton bonheur, de le garder au milieu de la famille. Avant de perdre la vue, je lui ai écrit mes volontés, il les exécutera ; je lui enjoins de retenir sa fortune en entier, non que j’aie une pensée de défiance contre toi, mais est-on jamais sûr d’un gendre ? Moi, ma fille, ai-je été raisonnable ? Un clin d’œil a décidé de ma vie. La beauté, cette enseigne si trompeuse, a dit vrai pour moi ; mais, dût-il en être de même pour toi, pauvre enfant, jure-moi, que si, de même que ta mère, l’apparence t’entraînait, tu laisserais à ton père le soin de s’enquérir des mœurs, du cœur et de la vie antérieure de celui que tu aurais distingué, si par hasard tu distinguais un homme.
– Je ne me marierai jamais qu’avec le consentement de mon père, répondit Modeste.
La mère garda le plus profond silence après avoir reçu cette réponse, et sa physionomie quasi morte annonçait qu’elle la méditait à la manière des aveugles, en étudiant en elle-même l’accent que sa fille y avait mis.
– C’est que, vois-tu, mon enfant, dit enfin madame Mignon après un long silence, si la faute de Caroline me fait mourir à petit feu, ton père ne survivrait pas à la tienne, je le connais, il se brûlerait la cervelle, il n’y aurait plus ni vie ni bonheur sur la terre pour lui… – Modeste fit quelques pas pour s’éloigner de sa mère, et {p. 197} revint un moment après. – Pourquoi m’as-tu quittée ? demanda madame Mignon.
– Tu m’as fait pleurer, maman, répondit Modeste.
– Eh ! bien, mon petit ange, embrasse-moi. Tu n’aimes personne, ici ?… tu n’as pas d’attentif ? demanda-t-elle en la gardant sur ses genoux, cœur contre cœur.
– Non, ma chère maman, répondit la petite jésuite.
– Peux-tu me le jurer ?
– Oh ! certes !… s’écria Modeste.
Madame Mignon ne dit plus rien, elle doutait encore.
– Enfin, si tu te choisissais un mari, ton père le saurait, reprit-elle.
– Je l’ai promis, et à ma sœur, et à toi, ma mère. Quelle faute veux-tu que je commette en lisant à toute heure, à mon doigt : pense à Bettina ! Pauvre sœur !
Au moment où sur ce mot : Pauvre sœur ! dit par Modeste, une trêve de silence s’était établie entre la fille et la mère, dont les deux yeux éteints laissèrent couler des larmes que ne put sécher Modeste en se mettant aux genoux de madame Mignon et lui disant : « Pardon, pardon, maman », l’excellent Dumay gravissait la côte d’Ingouville au pas accéléré, fait anormal dans la vie du caissier.
Trois lettres avaient apporté la ruine, une lettre ramenait la fortune. Le matin même Dumay recevait, d’un capitaine venu des mers de la Chine, la première nouvelle de son patron, de son seul ami.
À monsieur Anne Dumay, ancien caissier de la maison Mignon
Mon cher Dumay, je suivrai de bien près, sauf les chances de la navigation, le navire par l’occasion duquel je t’écris ; je n’ai pas voulu quitter mon bâtiment auquel je suis habitué. Je t’avais dit : Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Mais, au premier mot de cette lettre, tu seras joyeux ; car ce mot, c’est : J’ai sept millions au moins ! J’en rapporte une grande partie en indigo, un tiers en bonnes valeurs sur Londres et Paris, un autre tiers en bel or. Ton envoi d’argent m’a fait atteindre au chiffre que je m’étais fixé, je voulais deux millions pour chacune de mes filles, et l’aisance pour moi. J’ai fait le commerce de l’opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches {p. 198} marchands chinois. J’allais de l’Asie-Mineure, où je me procurais l’opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les îles de la Malaisie, où j’ai pu échanger le produit de l’opium contre mon indigo, première qualité. Aussi peut-être aurai-je cinq à six cent mille francs de plus, car je ne compte mon indigo que ce qu’il me coûte.
Je me suis toujours bien porté, pas la moindre maladie. Voilà ce que c’est que de travailler pour ses enfants ! Dès la seconde année, j’ai pu avoir à moi le Mignon, joli brick de sept cents tonneaux, construit en bois de teck, doublé, chevillé en cuivre, et dont les emménagements ont été faits pour moi. C’est encore une valeur. La vie du marin, l’activité voulue pour mon commerce, mes travaux pour devenir une espèce de capitaine au long cours, m’ont entretenu dans un excellent état de santé. Te parler de tout ceci, n’est-ce pas te parler de mes deux filles et de ma chère femme ! J’espère qu’en me sachant ruiné le misérable qui m’a privé de ma Bettina l’aura laissée, et que la brebis égarée sera revenue au cottage. Ne faudra-t-il pas quelque chose de plus dans la dot de celle-là ! Mes trois femmes et mon Dumay, tous quatre vous avez été présents à ma pensée pendant ces trois années. Tu es riche, Dumay. Ta part, en dehors de ma fortune, se monte à cinq cent soixante mille francs, que je t’envoie en un mandat, qui ne sera payé qu’à toi-même par la maison Mongenod, qu’on a prévenue de New-York. Encore quelques mois, et je vous reverrai tous, je l’espère, bien portants.
Maintenant, mon cher Dumay, si je t’écris à toi seulement, c’est que je désire garder le secret sur ma fortune, et que je veux te laisser le soin de préparer mes anges à la joie de mon retour. J’ai assez du commerce et je veux quitter le Havre. Le choix de mes gendres m’importe beaucoup. Mon intention est de racheter la terre et le château de La Bastie, de constituer un majorat de cent mille francs de rente au moins, et de demander au roi la faveur de faire succéder l’un de mes gendres à mon nom et à mon titre. Or, tu sais, mon pauvre Dumay, le malheur que nous avons dû au fatal éclat que répand l’opulence. J’y ai perdu l’honneur d’une de mes filles. J’ai ramené à Java le plus malheureux des pères, un pauvre négociant hollandais riche de neuf millions, à qui ses deux filles furent enlevées par des misérables, et nous avons {p. 199} pleuré comme deux enfants, ensemble. Donc je ne veux pas que l’on connaisse ma fortune. Aussi n’est-ce pas au Havre que je débarquerai, mais à Marseille. Mon second est un Provençal, un ancien serviteur de ma famille, à qui j’ai fait faire une petite fortune. Castagnould aura mes instructions pour racheter La Bastie, et je traiterai de l’indigo par l’entremise de la maison Mongenod. Je mettrai mes fonds à la Banque de France, et je reviendrai vous trouver, en ne me donnant qu’une fortune ostensible d’environ un million en marchandises. Mes filles seront censées avoir deux cents mille francs. Choisir celui de mes gendres qui sera digne de succéder à mon nom, à mes armes, à mes titres, et de vivre avec nous, sera ma grande affaire ; mais je les veux tous deux, comme toi et moi, éprouvés, fermes, loyaux, honnêtes gens absolument. Je n’ai pas douté de toi, mon vieux, un seul instant. J’ai pensé que ma bonne et excellente femme, la tienne et toi, vous avez tracé une haie infranchissable autour de ma fille, et que je pourrai mettre un baiser plein d’espérances sur le front pur de l’ange qui me reste. Bettina-Caroline, si vous avez su sauver sa faute, aura de la fortune. Après avoir fait la guerre et le commerce, nous allons faire de l’agriculture, et tu seras notre intendant. Cela te va-t-il ? Ainsi, mon vieil ami, te voilà le maître de ta conduite avec ma famille, de dire ou de taire mes succès. Je m’en fie à ta prudence ; tu diras ce que tu jugeras convenable. En quatre ans, il peut être survenu tant de changements dans les caractères. Je te laisse être le juge, tant je crains la tendresse de ma femme pour ses filles. Adieu, mon vieux Dumay. Dis à mes filles et à ma femme que je n’ai jamais manqué de les embrasser de cœur tous les jours, soir et matin. Le second mandat, également personnel, de quarante mille francs, est pour mes filles et ma femme, en attendant
– Ton père arrive, dit madame Mignon à sa fille.
– À quoi vois-tu cela, maman ? demanda Modeste.
– Il n’y a que cette nouvelle à nous apporter qui puisse faire courir Dumay.
Modeste, plongée dans ses réflexions, n’avait ni vu ni entendu Dumay.
{p. 200} – Victoire ! s’écria le lieutenant dès la porte. Madame, le colonel n’a jamais été malade, et il revient… il revient sur le Mignon, un beau bâtiment à lui, qui doit valoir, avec sa cargaison dont il me parle, huit à neuf cent mille francs ; mais il vous recommande la plus profonde discrétion, il a le cœur creusé bien avant par l’accident de notre chère petite défunte.
– Il y a fait la place d’une tombe, dit madame Mignon.
– Et il attribue ce malheur, ce qui me semble probable, à la cupidité que les grandes fortunes excitent chez les jeunes gens… Mon pauvre colonel croit retrouver la brebis égarée au milieu de nous… Soyons heureux entre nous, ne disons rien à personne, pas même à Latournelle, si c’est possible. – Mademoiselle, dit-il à l’oreille de Modeste, écrivez à monsieur votre père une lettre sur la perte que la famille a faite et sur les suites affreuses que cet événement a eues, afin de le préparer au terrible spectacle qu’il aura ; je me charge de lui faire tenir cette lettre avant son arrivée au Havre, car il est forcé de passer par Paris ; écrivez-lui longuement, vous avez du temps à vous, j’emporterai la lettre lundi, lundi j’irai sans doute à Paris…
Modeste eut peur que Canalis et Dumay ne se rencontrassent, elle voulut monter pour écrire et remettre le rendez-vous.
– Mademoiselle, dites-moi, reprit Dumay de la manière la plus humble en barrant le passage à Modeste, que votre père retrouve sa fille sans autre sentiment au cœur que celui qu’elle avait à son départ pour lui, pour madame votre mère…
– Je me suis juré à moi-même, à ma sœur et à ma mère, d’être la consolation, le bonheur et la gloire de mon père, et – ce – sera ! répliqua Modeste en jetant un regard fier et dédaigneux à Dumay. Ne troublez pas la joie que j’ai de savoir bientôt mon père au milieu de nous par des soupçons injurieux. On ne peut pas empêcher le cœur d’une jeune fille de battre, vous ne voulez pas que je sois une momie ? dit-elle. Ma personne est à ma famille, mon cœur est à moi. Si j’aime, mon père et ma mère le sauront. Êtes-vous content, monsieur ?
– Merci, mademoiselle, répondit Dumay, vous m’avez rendu la vie ; mais vous auriez toujours bien pu me dire Dumay, même en me donnant un soufflet !
– Jure-moi, dit la mère, que tu n’as échangé ni parole ni regard avec aucun jeune homme…
{p. 201} – Je puis le jurer, ma mère, dit Modeste en souriant et regardant Dumay qui l’examinait et souriait comme une jeune fille qui fait une malice.
– Elle serait donc bien fausse, s’écria Dumay quand Modeste rentra dans la maison.
– Ma fille Modeste peut avoir des défauts, répondit la mère, mais elle est incapable de mentir.
– Eh ! bien, soyons donc tranquilles, reprit le lieutenant, et pensons que le malheur a soldé son compte avec nous.
– Dieu le veuille ! répliqua madame Mignon. Vous le verrez, Dumay ; moi, je ne pourrai que l’entendre… Il y a bien de la mélancolie dans mon bonheur !
En ce moment, Modeste, quoique heureuse du retour de son père, était affligée comme Perrette en voyant ses œufs cassés. Elle avait espéré plus de fortune que n’en annonçait Dumay. Devenue ambitieuse pour son poète, elle souhaitait au moins la moitié des six millions dont elle avait parlé dans sa seconde lettre. En proie à sa double joie et contrariée par le petit chagrin que lui causait sa pauvreté relative, elle se mit à son piano, ce confident de tant de jeunes filles, qui lui disent leurs colères, leurs désirs, en les exprimant par les nuances de leur jeu. Dumay causait avec sa femme en se promenant sous les fenêtres, il lui confiait le secret de leur fortune et l’interrogeait sur ses désirs, sur ses souhaits, sur ses intentions. Madame Dumay n’avait, comme son mari, d’autre famille que la famille Mignon. Les deux époux décidèrent de vivre en Provence, si le comte de La Bastie allait en Provence, et de léguer leur fortune à celui des enfants de Modeste qui en aurait besoin.
– Écoutez Modeste ! leur dit madame Mignon, il n’y a qu’une fille amoureuse qui puisse composer de pareilles mélodies sans connaître la musique…
Les maisons peuvent brûler, les fortunes sombrer, les pères revenir de voyage, les empires crouler, le choléra ravager la cité, l’amour d’une jeune fille poursuit son vol, comme la nature sa marche, comme cet effroyable acide que la chimie a découvert, et qui peut trouer le globe si rien ne l’absorbe au centre.
Voici la romance que sa situation avait inspirée à Modeste sur les stances qu’il faut citer, quoiqu’elles soient imprimées au deuxième volume de l’édition dont parlait Dauriat, car pour y adapter sa musique, la jeune artiste en avait brisé les césures par quelques {p. 202} modifications qui pourraient étonner les admirateurs de la correction, souvent trop savante, de ce poète.
CHANT D’UNE JEUNE FILLE
Et voici, puisque les progrès de la Typographie le permettent, la musique de Modeste, à laquelle une expression délicieuse communiquait ce charme admiré dans les grands chanteurs, et qu’aucune typographie, fût-elle hiéroglyphique ou phonétique, ne pourra jamais rendre.
– C’est joli, dit madame Dumay, Modeste est musicienne, voilà tout…
– Elle a le diable au corps, s’écria le caissier à qui le soupçon de la mère entra dans le cœur et donna le frisson.
– Elle aime, répéta 12 madame Mignon.
En réussissant, par le témoignage irrécusable de cette mélodie, à faire partager sa certitude sur l’amour caché de Modeste, madame Mignon troubla la joie que le retour et les succès de son patron causaient au caissier. Le pauvre Breton descendit au Havre y reprendre sa besogne chez Gobenheim ; puis, avant de revenir dîner, il passa chez les Latournelle y exprimer ses craintes et leur demander de nouveau aide et secours.
– Oui, mon cher ami, dit Dumay sur le pas de la porte en quittant le notaire, je suis du même avis que madame : elle aime, c’est sûr, et le diable sait le reste ! Me voilà déshonoré.
– Ne vous désolez pas, Dumay, répondit le petit notaire, nous serons bien, à nous tous, aussi forts que cette petite personne, et, dans un temps donné, toute fille amoureuse commet une imprudence qui la trahit ; mais, nous en causerons ce soir.
Ainsi toutes les personnes dévouées à la famille Mignon furent en proie aux mêmes inquiétudes qui les poignaient la veille avant l’expérience que le vieux soldat avait cru être décisive. L’inutilité de tant d’efforts piqua si bien la conscience de Dumay qu’il ne voulut pas aller chercher sa fortune à Paris avant d’avoir deviné le mot de cette énigme. Ces cœurs, pour qui les sentiments étaient plus précieux que les intérêts, concevaient tous en ce moment que, sans la parfaite innocence de sa fille, le colonel pouvait mourir de chagrin en trouvant Bettina morte et sa femme aveugle. Le désespoir du pauvre Dumay fit une telle impression sur les Latournelle qu’ils en oublièrent le départ d’Exupère que, dans la matinée, ils avaient {p. 208} embarqué pour Paris. Pendant les moments du dîner où ils furent tous les trois seuls, monsieur, madame Latournelle et Butscha retournèrent les termes de ce problème sous toutes les faces, en parcourant toutes les suppositions possibles.
– Si Modeste aimait quelqu’un du Havre, elle aurait tremblé hier, dit madame Latournelle, son amant est donc ailleurs.
– Elle a juré, dit le notaire, ce matin, à sa mère et devant Dumay, qu’elle n’avait échangé ni regard, ni parole avec âme qui vive…
– Elle aimerait donc à ma manière ? dit Butscha.
– Et comment donc aimes-tu, mon pauvre garçon ? demanda madame Latournelle.
– Madame, répondit le petit bossu, j’aime à moi tout seul, à distance, à peu près comme d’ici aux étoiles…
– Et comment fais-tu, grosse bête ? dit madame Latournelle en souriant.
– Ah ! madame, répondit Butscha, ce que vous croyez une bosse, est l’étui de mes ailes.
– Voilà donc l’explication de ton cachet ! s’écria le notaire.
Le cachet du clerc était une étoile sous laquelle se lisaient ces mots : Fulgens, sequar (brillante, je te suivrai), la devise de la maison de Chastillonest.
– Une belle créature peut avoir autant de défiance que la plus laide, dit Butscha comme s’il se parlait à lui-même. Modeste est assez spirituelle pour avoir tremblé de n’être aimée que pour sa beauté !
Les bossus sont des créations merveilleuses, entièrement dues d’ailleurs à la Société ; car, dans le plan de la Nature, les êtres faibles ou mal venus doivent périr. La courbure ou la torsion de la colonne vertébrale produit chez ces hommes, en apparence disgraciés, comme un regard où les fluides nerveux s’amassent en de plus grandes quantités que chez les autres, et dans le centre même où ils s’élaborent, où ils agissent, d’où ils s’élancent ainsi qu’une lumière pour vivifier l’être intérieur. Il en résulte des forces, quelquefois retrouvées par le magnétisme, mais qui le plus souvent se perdent à travers les espaces du Monde Spirituel. Cherchez un bossu qui ne soit pas doué de quelque faculté supérieure ? soit d’une gaieté spirituelle, soit d’une méchanceté complète, soit d’une bonté sublime. Comme des instruments que la main de l’Art {p. 209} ne réveillera jamais, ces êtres, privilégiés sans le savoir, vivent en eux-mêmes comme vivait Butscha, quand ils n’ont pas usé leurs forces, si magnifiquement concentrées, dans la lutte qu’ils ont soutenue à l’encontre des obstacles pour rester vivants. Ainsi s’expliquent ces superstitions, ces traditions populaires auxquelles on doit les gnomes, les nains effrayants, les fées difformes, toute cette race de bouteilles, a dit Rabelais, contenant élixirs et baumes rares.
Donc, Butscha devina presque Modeste. Et, dans sa curiosité d’amant sans espoir, de serviteur toujours prêt à mourir, comme ces soldats qui, seuls et abandonnés, criaient dans les neiges de la Russie : Vive l’Empereur ! il médita de surprendre pour lui seul le secret de Modeste. Il suivit d’un air profondément soucieux ses patrons quand ils allèrent au chalet, car il s’agissait de dérober à tous ces yeux attentifs, à toutes ces oreilles tendues le piége où il prendrait la jeune fille. Ce devait être un regard échangé, quelque tressaillement surpris, comme lorsqu’un chirurgien met le doigt sur une douleur cachée. Ce soir-là, Gobenheim ne vint pas, Butscha fut le partenaire de monsieur Dumay contre monsieur et madame Latournelle.
Pendant le moment où Modeste s’absenta, vers neuf heures, afin d’aller préparer le coucher de sa mère, madame Mignon et ses amis purent causer à cœur ouvert ; mais le pauvre clerc, abattu par la conviction qui l’avait gagnée, lui aussi, parut étranger à ces débats autant que la veille l’avait été Gobenheim.
– Eh ! bien, qu’as-tu donc, Butscha ? s’écria madame Latournelle étonnée. On dirait que tu as perdu tous tes parents…
Une larme jaillit des yeux de l’enfant abandonné par un matelot suédois, et dont la mère était morte de chagrin à l’hôpital.
– Je n’ai que vous au monde, répondit-il d’une voix troublée, et votre compassion est trop religieuse, pour que je la perde jamais, car jamais je ne démériterai vos bontés.
Cette réponse fit vibrer une corde également sensible chez les témoins de cette scène, celle de la délicatesse.
– Nous vous aimons tous, monsieur Butscha, dit madame Mignon d’une voix émue.
– J’ai six cent mille francs à moi ! dit le brave Dumay, tu seras notaire au Havre et successeur de Latournelle.
L’Américaine, elle, avait pris et serré la main au pauvre bossu.
– Vous avez six cent mille francs !… s’écria Latournelle qui {p. 210} leva le nez sur Dumay dès que cette parole fut lâchée, et vous laissez ces dames ici !… Et Modeste n’a pas un joli cheval ! Et elle n’a pas continué d’avoir des maîtres de musique, de peinture, de…
– Eh ! il ne les a que depuis quelques heures !… s’écria l’Américaine.
– Chut, fit madame Mignon.
Pendant toutes ces exclamations, l’auguste patronne de Butscha s’était posée, elle le regardait.
– Mon enfant, dit-elle, je te crois entouré de tant d’affection que je ne pensais pas au sens particulier de cette locution proverbiale ; mais tu dois me remercier de cette petite faute, car elle a servi à te faire voir quels amis tes exquises qualités t’ont valus.
– Vous avez donc eu des nouvelles de monsieur Mignon ? dit le notaire.
– Il revient, dit madame Mignon, mais gardons ce secret entre nous… Quand mon mari saura que Butscha nous a tenu compagnie, qu’il nous a montré l’amitié la plus vive et la plus désintéressée quand tout le monde nous tournait le dos, il ne vous laissera pas le commanditer à vous seul, Dumay. Aussi, mon ami, dit-elle en essayant de diriger son visage vers Butscha, pouvez-vous dès à présent traiter avec Latournelle…
– Mais il a l’âge, vingt-cinq ans et demi, dit Latournelle. Et, pour moi, c’est acquitter une dette, mon garçon, que de te faciliter l’acquisition de mon Étude.
Butscha, qui baisait la main de madame Mignon en l’arrosant de ses larmes, montra un visage mouillé quand Modeste ouvrit la porte du salon.
– Qui donc a fait du chagrin à mon nain mystérieux ?… demanda-t-elle.
– Eh ! mademoiselle Modeste, pleurons-nous jamais de chagrin, nous autres enfants bercés par le Malheur ? On vient de me montrer autant d’attachement que je m’en sentais au cœur pour tous ceux en qui je me plaisais à voir des parents. Je serai notaire, je pourrai devenir riche. Ah ! ah ! le pauvre Butscha sera peut-être un jour le riche Butscha. Vous ne connaissez pas tout ce qu’il y a d’audace chez cet avorton !… s’écria-t-il.
Le bossu se donna un violent coup de poing sur la caverne de sa poitrine et se posa devant la cheminée après avoir jeté sur {p. 211} Modeste un regard qui glissa comme une lueur entre ses grosses paupières serrées ; car il aperçut, dans cet incident imprévu, la possibilité d’interroger le cœur de sa souveraine. Dumay crut pendant un moment que le clerc avait osé s’adresser à Modeste, et il échangea rapidement avec ses amis un coup d’œil bien compris par eux et qui fit contempler le petit bossu dans une espèce de terreur mêlée de curiosité.
– J’ai mes rêves aussi, moi !… reprit Butscha dont les yeux ne quittaient pas Modeste.
La jeune fille abaissa ses paupières par un mouvement qui fut déjà pour le clerc toute une révélation.
– Vous aimez les romans, laissez-moi, dans la joie où je suis, vous confier mon secret, et vous me direz si le dénoûment du roman, inventé par moi pour ma vie, est possible ; autrement, à quoi bon la fortune ? Pour moi, l’or est le bonheur plus que pour tout autre ; car, pour moi, le bonheur sera d’enrichir un être aimé ! Vous qui savez tant de choses, mademoiselle, dites-moi donc si l’on peut se faire aimer indépendamment de la forme, belle ou laide, et pour son âme seulement ?
Modeste leva les yeux sur Butscha. Ce fut une interrogation terrible, car alors Modeste partagea les soupçons de Dumay.
– Une fois riche, je chercherai quelque belle jeune fille pauvre, une abandonnée comme moi, qui aura bien souffert, qui sera malheureuse, je lui écrirai, je la consolerai, je serai son bon génie ; elle lira dans mon cœur, dans mon âme, elle aura mes deux richesses à la fois, et mon or bien délicatement offert, et ma pensée parée de toutes les splendeurs que le hasard de la naissance a refusées à ma grotesque personne ! Je resterai caché, comme une cause que les savants cherchent. Dieu n’est peut-être pas beau ?… Naturellement, cette enfant, devenue curieuse, voudra me voir ; mais je lui dirai que je suis un monstre de laideur, je me peindrai en laid…
Là, Modeste regarda Butscha fixement, elle lui eût dit : – Que savez-vous de mes amours ?… elle n’aurait pas été plus explicite.
– Si j’ai le bonheur d’être aimé pour les poésies de mon cœur !… Si, quelque jour, je ne parais être qu’un peu contrefait à cette femme, avouez que je serai plus heureux que le plus beau des hommes, qu’un homme de génie aimé par une créature aussi céleste que vous…
{p. 212} La rougeur qui colora le visage de Modeste apprit au bossu presque tout le secret de la jeune fille.
– Eh ! bien, enrichir ce qu’on aime, et lui plaire moralement, abstraction faite de la personne, est-ce le moyen d’être aimé ? Voilà le rêve du pauvre bossu, le rêve d’hier ; car, aujourd’hui, votre adorable mère vient de me donner la clef de mon futur trésor, en me promettant de me faciliter les moyens d’acheter une Étude. Mais, avant de devenir un Gobenheim, encore faut-il savoir si cette affreuse transformation est utile. Qu’en pensez-vous, mademoiselle, vous ?…
Modeste était si surprise, qu’elle ne s’aperçut pas que Butscha l’interpellait. Le piége de l’amoureux fut mieux dressé que celui du soldat, car la pauvre fille stupéfaite resta sans voix.
– Pauvre Butscha ! dit tout bas madame Latournelle à son mari, deviendrait-il fou ?…
– Vous voulez réaliser le conte de la Belle et la Bête, répondit enfin Modeste, et vous oubliez que la Bête se change en prince Charmant.
– Croyez-vous ? dit le nain. Moi, j’ai toujours imaginé que ce changement indiquait le phénomène de l’âme rendue visible, éteignant la forme sous sa radieuse lumière. Si je ne suis pas aimé, je resterai caché, voilà tout ! Vous et les vôtres, madame, dit-il à sa patronne, au lieu d’avoir un nain à votre service, vous aurez une vie et une fortune. Butscha reprit sa place et dit aux trois joueurs en affectant le plus grand calme : – À qui à donner ?… Mais en lui-même, il se disait douloureusement : – Elle veut être aimée pour elle-même, elle correspond avec quelque faux grand homme, et où en est-elle ?
– Ma chère maman, neuf heures trois quarts viennent de sonner, dit Modeste à sa mère.
Madame Mignon fit ses adieux à ses amies, et alla se coucher.
Ceux qui veulent aimer en secret peuvent avoir pour espions des chiens des Pyrénées, des mères, des Dumay, des Latournelle, ils ne sont pas encore en danger ; mais un amoureux ?… c’est diamant contre diamant, feu contre feu, intelligence contre intelligence, une équation parfaite et dont les termes se pénètrent mutuellement. Le dimanche matin, Butscha devança sa patronne qui venait toujours chercher Modeste pour aller à la messe, et il se mit en croisière devant le chalet, en attendant le facteur.
{p. 213} – Avez-vous une lettre aujourd’hui pour mademoiselle Modeste ? dit-il à cet humble fonctionnaire quand il le vit venir.
– Non, monsieur, non…
– Nous sommes, depuis quelque temps, une fameuse pratique pour le gouvernement, s’écria le clerc.
– Ah ! dame ! oui, répondit le facteur.
Modeste vit et entendit ce petit colloque de sa chambre, où elle se postait toujours à cette heure derrière sa persienne, pour guetter le facteur. Elle descendit, sortit dans le petit jardin où elle appela d’une voix altérée : – Monsieur Butscha ?…
– Me voilà, mademoiselle ! dit le bossu en arrivant à la petite porte que Modeste ouvrit elle-même.
– Pourriez-vous me dire si vous comptez parmi vos titres à l’affection d’une femme, le honteux espionnage auquel vous vous livrez ? lui demanda la jeune fille en essayant de terrasser son esclave sous ses regards et par une attitude de reine.
– Oui, mademoiselle ! répondit-il fièrement. Ah ! je ne croyais pas, reprit-il à voix basse, que les vermisseaux pussent rendre service aux étoiles !… mais il en est ainsi. Souhaiteriez-vous que votre mère, que monsieur Dumay, que madame Latournelle vous eussent devinée, et non un être, quasi proscrit de la vie, qui se donne à vous comme une de ces fleurs que vous coupez pour vous en servir un moment ? Ils savent tous que vous aimez ; mais, moi seul, je sais comment. Prenez-moi comme vous prendriez un chien vigilant ? je vous obéirai, je vous garderai, je n’aboyerai jamais, et je ne vous jugerai point. Je ne vous demande rien que de me laisser vous être bon à quelque chose. Votre père vous a mis un Dumay dans votre ménagerie, ayez un Butscha, vous m’en direz des nouvelles !… Un pauvre Butscha qui ne veut rien, pas même un os !
– Eh ! bien, je vais vous prendre à l’essai, dit Modeste qui voulut se défaire d’un gardien si spirituel. Allez sur-le-champ, d’hôtel en hôtel, à Graville, au Havre, savoir s’il est venu d’Angleterre un monsieur Arthur…
– Écoutez, mademoiselle, dit Butscha respectueusement en interrompant Modeste, j’irai tout bonnement me promener au bord de la mer, et cela suffira, car vous ne me voulez pas aujourd’hui à l’église. Voilà tout.
Modeste regarda le nain en laissant voir un étonnement stupide.
{p. 214} – Écoutez, mademoiselle ! quoique vous vous soyez entortillé les joues d’un foulard et de ouate, vous n’avez pas de fluxion. Et, si vous avez un double voile à votre chapeau, c’est pour voir sans être vue.
– D’où vous vient tant de pénétration ? s’écria Modeste en rougissant.
– Eh ! mademoiselle, vous n’avez pas de corset ! Une fluxion ne vous obligeait pas à vous déguiser la taille, en mettant plusieurs jupons, à cacher vos mains sous de vieux gants, et vos jolis pieds dans d’affreuses bottines, à vous mal habiller, à…
– Assez ! dit-elle. Maintenant, comment serais-je certaine d’avoir été obéie ?
– Mon patron veut aller à Sainte-Adresse 13, il en est contrarié ; mais comme il est vraiment bon, il n’a pas voulu me priver de mon dimanche, eh ! bien, je lui proposerai d’y aller…
– Allez-y, et j’aurai confiance en vous…
– Êtes-vous sûre de ne pas avoir besoin de moi au Havre ?
– Non. Écoutez, nain mystérieux, regardez, dit-elle en lui montrant le temps sans nuages. Voyez-vous la trace de l’oiseau qui passait tout à l’heure ? eh ! bien, mes actions, pures comme l’air est pur, n’en laissent pas davantage. Rassurez Dumay, rassurez les Latournelle, rassurez ma mère, et sachez que cette main, dit-elle en lui montrant une jolie main fine, aux doigts retroussés et que le jour traversa, ne sera point accordée, elle ne sera pas même animée d’un baiser, avant le retour de mon père, par ce qu’on appelle un amant.
– Et pourquoi ne me voulez-vous pas à l’église aujourd’hui ?…
– Vous me questionnez, après ce que je vous ai fait l’honneur de vous dire et de vous demander ?…
Butscha salua sans rien répondre, et courut chez son patron dans le ravissement d’entrer au service de sa maîtresse anonyme.
Une heure après, monsieur et madame Latournelle vinrent chercher Modeste qui se plaignit d’un horrible mal de dents.
– Je n’ai pas eu, dit-elle, le courage de m’habiller.
– Eh ! bien, restez, dit la bonne notaresse.
– Oh ! non, je veux prier pour l’heureux retour de mon père, répondit Modeste, et j’ai pensé qu’en m’emmitouflant ainsi, ma sortie me ferait plus de bien que de mal.
Et mademoiselle Mignon alla seule, à côté de Latournelle. Elle {p. 215} refusa de donner le bras à son chaperon dans la crainte d’être questionnée sur le tremblement intérieur qui l’agitait à la pensée de voir bientôt son grand poète. Un seul regard, le premier, n’allait-il pas décider de son avenir ?
Est-il dans la vie de l’homme une heure plus délicieuse que celle du premier rendez-vous donné ? Renaissent-elles jamais les sensations cachées au fond du cœur et qui s’épanouissent alors ? Retrouve-t-on les plaisirs sans nom que l’on a savourés en cherchant, comme fit Ernest de La Brière, et ses meilleurs rasoirs, et ses plus belles chemises, et des cols irréprochables, et les vêtements les plus soignés ? On déifie les choses associées à cette heure suprême. On fait alors à soi seul des poésies secrètes qui valent celles de la femme ; et le jour où, de part et d’autre, on les devine, tout est envolé ! N’en est-il pas de ces choses, comme de la fleur de ces fruits sauvages, âcre et suave à la fois, perdue au sein des forêts, la joie du soleil, sans doute ; ou, comme le dit Canalis dans le Chant d’une jeune fille, la joie de la plante elle-même à qui l’ange des fleurs a permis de se voir ? Ceci tend à rappeler que, semblable à beaucoup d’êtres pauvres pour qui la vie commence par le labeur et par les soucis de la fortune, le modeste La Brière n’avait pas encore été aimé. Venu la veille au soir, il s’était aussitôt couché comme une coquette afin d’effacer la fatigue du voyage, et il venait de faire une toilette méditée à son avantage, après avoir pris un bain. Peut-être est-ce ici le lieu de placer son portrait en pied, ne fût-ce que pour justifier la dernière lettre que devait écrire Modeste.
Né d’une bonne famille de Toulouse, alliée de loin à celle du ministre qui le prit sous sa protection, Ernest possède cet air comme il faut où se révèle une éducation commencée au berceau, mais que l’habitude des affaires avait rendu grave sans effort, car la pédanterie est l’écueil de toute gravité prématurée. De taille ordinaire, il se recommande par une figure fine et douce, d’un ton chaud quoique sans coloration, et qu’il relevait alors par de petites moustaches et par une virgule à la Mazarin. Sans cette attestation virile, il eût trop ressemblé peut-être à une jeune fille déguisée, tant la coupe du visage et les lèvres sont mignardes, tant on est près d’attribuer à une femme ses dents d’un émail transparent et d’une régularité quasi postiche. Joignez à ces qualités féminines un parler doux comme la physionomie, doux comme des yeux bleus à paupières turques, et vous concevrez très-bien que le ministre eut {p. 216} surnommé son jeune secrétaire particulier, mademoiselle de La Brière. Le front plein, pur, bien encadré de cheveux noirs abondants semble rêveur, et ne dément pas l’expression de la figure, qui est entièrement mélancolique. La proéminence de l’arcade de l’œil, quoique très-élégamment coupée, obombre le regard et ajoute encore à cette mélancolie par la tristesse, physique pour ainsi dire, que produisent les paupières quand elles sont trop abaissées sur la prunelle. Ce doute intime, que nous traduisons par le mot modestie, anime donc et les traits et la personne. Peut être comprendra-t-on bien cet ensemble en faisant observer que la logique du dessin exigerait plus de longueur dans l’ovale de cette tête, plus d’espace entre le menton qui finit brusquement et le front trop diminué par la manière dont les cheveux sont plantés. Ainsi, la figure semble écrasée. Le travail avait déjà creusé son sillon entre les sourcils un peu trop fournis et rapprochés comme chez les gens jaloux. Quoique La Brière fût 14 alors mince, il appartient à ce genre de tempéraments qui, formés tard, prennent à trente ans un embonpoint inattendu.
Ce jeune homme eût assez bien représenté, pour les gens à qui l’histoire de France est familière, la royale et inconcevable figure de Louis XIII, mélancolique modestie, sans cause connue, pâle sous la couronne, aimant les fatigues de la chasse et haïssant le travail, timide avec sa maîtresse au point de la respecter, indifférent jusqu’à laisser trancher la tête à son ami, et que le remords d’avoir vengé son père sur sa mère peut seul expliquer : ou l’Hamlet catholique ou quelque maladie incurable. Mais le ver rongeur qui blémissait Louis XIII et détendait sa force, était alors, chez Ernest, simple défiance de soi-même, la timidité de l’homme à qui nulle femme n’a dit : « Comme je t’aime ! » et surtout le dévouement inutile. Après avoir entendu le glas d’une monarchie dans la chute d’un ministère, ce pauvre garçon avait trouvé dans Canalis un rocher caché sous d’élégantes mousses, il cherchait donc une domination à aimer ; et cette inquiétude du caniche en quête d’un maître lui donnait l’air du roi qui trouva le sien. Ces nuages, ces sentiments, cette teinte de souffrance répandue sur cette physionomie la rendaient beaucoup plus belle que ne le croyait le Référendaire, assez fâché de s’entendre classer par les femmes dans le genre des Beaux-Ténébreux ; genre passé de mode par un temps où chacun voudrait pouvoir garder pour lui seul les trompettes de l’Annonce.
Le défiant Ernest avait donc demandé tous ses prestiges au {p. 217} vêtement alors à la mode. Il mit pour cette entrevue, où tout dépendait du premier regard, un pantalon noir et des bottes soigneusement cirées, un gilet couleur soufre qui laissait voir une chemise d’une finesse remarquable et boutonnée d’opales, une cravate noire, une petite redingote bleue ornée de la rosette et qui semblait collée sur le dos et à la taille par un procédé nouveau. Portant de jolis gants de chevreau, couleur bronze florentin, il tenait de la main gauche une petite canne et son chapeau par un geste assez Louis-Quatorzien, montrant ainsi, comme le lieu l’exigeait, sa chevelure massée avec art, et où la lumière produisait des luisants satinés. Campé dès le commencement de la messe sous le porche, il examina l’église en regardant tous les chrétiens, mais plus particulièrement les chrétiennes qui trempaient leurs doigts dans l’eau sainte.
Une voix intérieure cria : – Le voilà ! à Modeste quand elle arriva. Cette redingote et cette tournure essentiellement parisiennes, cette rosette, ces gants, cette canne, le parfum des cheveux, rien n’était du Havre. Aussi, quand La Brière se retourna pour examiner la grande et fière notaresse, le petit notaire et le paquet (expression consacrée entre femmes), sous la forme duquel Modeste s’était mise, la pauvre enfant, quoique bien préparée, reçut-elle un coup violent au cœur en voyant cette poétique figure, illuminée en plein par le jour de la porte. Elle ne pouvait pas se tromper : une petite rose blanche cachait presque la rosette. Ernest reconnaîtrait-il son inconnue affublée d’un vieux chapeau garni d’un voile mis en double ?… Modeste eut si peur de la seconde vue de l’amour, qu’elle se fit une démarche de vieille femme.
– Ma femme, dit le petit Latournelle en allant à sa place, ce monsieur n’est pas du Havre.
– Il vient tant d’étrangers, répondit la notaresse.
– Mais les étrangers, dit le notaire, viennent-ils jamais voir notre église qui n’est pas âgée de plus de deux siècles ?
Ernest resta pendant toute la messe à la porte, sans avoir vu parmi les femmes personne qui réalisât ses espérances. Modeste, elle, ne put maîtriser son tremblement que vers la fin du service. Elle éprouva des joies qu’elle seule pouvait dépeindre. Elle entendit enfin sur les dalles le bruit d’un pas d’homme comme il faut ; car, la messe était dite, Ernest faisait le tour de l’église où il ne se trouvait plus que les dilettanti de la dévotion qui devinrent l’objet d’une savante et perspicace analyse. Ernest remarqua le tremblement {p. 218} excessif du paroissien dans les mains de la personne voilée à son passage ; et, comme elle était la seule qui cachât sa figure, il eut des soupçons que confirma la mise de Modeste, étudiée avec un soin d’amant curieux. Il sortit quand madame Latournelle quitta l’église, il la suivit à une distance honnête, et la vit rentrant avec Modeste, rue Royale, où, selon son habitude, mademoiselle Mignon attendait l’heure des vêpres. Après avoir toisé la maison ornée de pannonceaux, Ernest demanda le nom du notaire à un passant, qui lui nomma presque orgueilleusement monsieur Latournelle, le premier notaire du Havre… Quand il longea la rue Royale pour essayer de plonger dans l’intérieur de la maison, Modeste aperçut son amant, elle se dit alors si malade qu’elle n’alla pas à vêpres, et madame Latournelle lui tint compagnie. Ainsi le pauvre Ernest en fut pour ses frais de croisière. Il n’osa pas flâner à Ingouville, il se fit un point d’honneur d’obéir, et revint à Paris après avoir écrit en attendant le départ de la voiture, une lettre que Françoise Cochet devait recevoir le lendemain, timbrée du Havre.
Tous les dimanches, monsieur et madame Latournelle dînaient au chalet, où ils reconduisaient Modeste après vêpres. Aussi, dès que la jeune malade se trouva mieux, remontèrent-ils à Ingouville accompagnés de Butscha. L’heureuse Modeste fit alors une charmante toilette. Quand elle descendit pour dîner, elle oublia son déguisement du matin, sa prétendue fluxion, et fredonna :
Rien ne dort plus, mon cœur ! la violetteÉlève à Dieu l’encens de son réveil.
Butscha ressentit un léger frisson à l’aspect de Modeste, tant elle lui parut changée, car les ailes de l’amour étaient comme attachées à ses épaules, elle avait l’air d’une sylphide, elle montrait sur ses joues le divin coloris du plaisir.
– De qui donc sont les paroles sur lesquelles tu as fait une si jolie musique ? demanda madame Mignon à sa fille.
– De Canalis, maman, répondit-elle en devenant à l’instant du plus beau cramoisi depuis le cou jusqu’au front.
– Canalis ! s’écria le nain à qui l’accent de Modeste et sa rougeur apprirent la seule chose qu’il ignorât encore du secret. Lui, le grand poète, faire des romances ?…
– C’est, dit-elle, de simples stances sur lesquelles j’ai osé plaquer des réminiscences d’airs allemands…
{p. 219} – Non, non, reprit madame Mignon, c’est de la musique à toi, ma fille !
Modeste, se sentant devenir de plus en plus cramoisie, sortit en entraînant Butscha dans le petit jardin.
– Vous pouvez, lui dit-elle à voix basse, me rendre un grand service. Dumay fait le discret avec ma mère et avec moi sur la fortune que mon père rapporte, je voudrais savoir ce qui en est. Dumay, dans le temps, n’a-t-il pas envoyé cinq cent et quelques mille francs à papa ? Mon père n’est pas homme à s’absenter pendant quatre ans pour seulement doubler ses capitaux. Or, il revient sur un navire à lui, et la part qu’il a faite à Dumay s’élève à près de six cent mille francs.
– Ce n’est pas la peine de questionner Dumay, dit Butscha. Monsieur votre père avait perdu, comme vous savez, quatre millions au moment de son départ, il les a sans doute regagnés ; mais il aura dû donner à Dumay dix pour cent de ses bénéfices, et, par la fortune que le digne Breton avoue avoir, nous supposons, mon patron et moi, que celle du colonel monte à six ou sept millions…
– Ô mon père ! dit Modeste en se croisant les bras sur la poitrine et levant les yeux au ciel, tu m’auras donné deux fois la vie !…
– Ah ! mademoiselle, dit Butscha, vous aimez un poète ! Ce genre d’homme est plus ou moins Narcisse ! saura-t-il vous bien aimer ? Un ouvrier en phrases occupé d’ajuster des mots est bien ennuyeux. Un poète, mademoiselle, n’est pas plus la poésie que la graine n’est la fleur.
– Butscha, je n’ai jamais vu d’homme si beau !
– La beauté, mademoiselle, est un voile qui sert souvent à cacher bien des imperfections…
– C’est le cœur le plus angélique du ciel…
– Fasse Dieu que vous ayez raison, dit le nain en joignant les mains, et soyez heureuse ! Cet homme aura, comme vous, un serviteur dans Jean Butscha. Je ne serai plus notaire alors, je vais me jeter dans l’étude, dans les sciences…
– Et pourquoi ?
– Eh ! mademoiselle, pour élever vos enfants, si vous daignez me permettre d’être leur précepteur… Ah ! si vous vouliez agréer un conseil ? Tenez, laissez-moi faire : je saurai pénétrer la vie et les {p. 220} mœurs de cet homme, découvrir s’il est bon, s’il est colère, s’il est doux, s’il aura ce respect que vous méritez, s’il est capable d’aimer absolument, en vous préférant à tout, même à son talent…
– Qu’est-ce que cela fait, si je l’aime ? dit-elle naïvement.
– Eh ! c’est vrai, s’écria le bossu.
En ce moment madame Mignon disait à ses amis : – Ma fille a vu ce matin celui qu’elle aime !
– Ce serait donc ce gilet soufre qui t’a tant intrigué, Latournelle, s’écria la notaresse. Ce jeune homme avait une jolie petite rose blanche à sa boutonnière…
– Ah ! dit la mère, le signe de reconnaissance.
– Il avait, reprit la notaresse, la rosette d’officier de la Légion-d’Honneur. C’est un homme charmant ! mais nous nous trompons ! Modeste n’a pas relevé son voile, elle était fagotée comme une pauvresse, et…
– Et, dit le notaire, elle se disait malade, mais elle vient d’ôter sa marmotte et se porte comme un charme…
– C’est incompréhensible ! s’écria Dumay.
– Hélas ! c’est maintenant clair comme le jour, dit le notaire.
– Mon enfant, dit madame Mignon à Modeste qui rentra suivie de Butscha, n’as-tu pas vu ce matin à l’église un petit jeune homme bien mis, qui portait une rose blanche à sa boutonnière, décoré…
– Je l’ai vu, dit Butscha vivement en apercevant à l’attention de chacun le piége où Modeste pouvait tomber, c’est Grindot, le fameux architecte avec qui la ville est en marché pour la restauration de l’église, il est venu de Paris, je l’ai trouvé ce matin examinant l’extérieur, quand je suis parti pour Sainte-Adresse.
– Ah ! c’est un architecte, il m’a bien intriguée, dit Modeste à qui le nain avait ainsi donné le temps de se remettre.
Dumay regarda Butscha de travers. Modeste avertie se composa un maintien impénétrable. La défiance de Dumay fut excitée au plus haut point, et il se proposa d’aller le lendemain à la Mairie afin de savoir si l’architecte attendu s’était en effet montré au Havre. De son côté, Butscha, très-inquiet de l’avenir de Modeste, prit le parti d’aller à Paris espionner Canalis.
Gobenheim vint faire le wisth et comprima par sa présence tous les sentiments en fermentation. Modeste attendait avec une sorte d’impatience l’heure du coucher de sa mère ; elle voulait écrire, {p. 221} elle n’écrivait jamais que pendant la nuit, et voici la lettre que lui dicta l’amour, quand elle crut tout le monde endormi.
XXIV
À monsieur de Canalis
Ah ! mon ami bien-aimé ! quels atroces mensonges que vos portraits exposés aux vitres des marchands de gravures ? Et moi qui faisais mon bonheur de cette horrible lithographie ! Je suis honteuse d’aimer un homme si beau. Non, je ne saurais imaginer que les Parisiennes soient assez stupides pour ne pas avoir vu toutes que vous étiez leur rêve accompli. Vous délaissé ! vous sans amour !… Je ne crois plus un mot de ce que vous m’avez écrit sur votre vie obscure et travailleuse, sur votre dévouement à une idole, cherchée en vain jusqu’aujourd’hui. Vous avez été trop aimé, monsieur ; votre front, pâle et suave comme la fleur d’un magnolia, le dit assez, et je serai malheureuse. Que suis-je, moi, maintenant ?… Ah ! pourquoi m’avoir appelée à la vie ! En un moment j’ai senti que ma pesante enveloppe me quittait ! Mon âme a brisé le cristal qui la retenait captive, elle a circulé dans mes veines ! Enfin, le froid silence des choses a cessé tout à coup pour moi. Tout, dans la nature, m’a parlé. La vieille église m’a semblé lumineuse ; ses voûtes, brillant d’or et d’azur comme celles d’une cathédrale italienne, ont scintillé sur ma tête. Les sons mélodieux que les anges chantent aux martyrs et qui leur font oublier les souffrances ont accompagné l’orgue ! Les horribles pavés du Havre m’ont paru comme un chemin fleuri. J’ai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne m’était pas assez connu. J’ai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre m’adorent depuis long-temps et me disaient tout bas d’aimer, elles ont souri toutes à mon retour de l’église, et j’ai enfin entendu votre nom de Melchior murmuré par les cloches des fleurs, je l’ai lu écrit sur les nuages ! Oui, me voilà vivante, grâce à toi ! poète plus beau {p. 222} que ce froid et compassé lord Byron, dont le visage est aussi terne que le climat anglais. Épousée par un seul de tes regards d’Orient qui a percé mon voile noir, tu m’as jeté ton sang au cœur, il m’a rendu brûlante de la tête aux pieds ! Ah ! nous ne sentons pas la vie ainsi, quand notre mère nous la donne. Un coup que tu recevrais m’atteindrait au moment même, et mon existence ne s’explique plus que par ta pensée. Je sais à quoi sert la divine harmonie de la musique, elle fut inventée par les anges pour exprimer l’amour. Avoir du génie et être beau, mon Melchior, c’est trop ! À sa naissance, un homme devrait opter. Mais quand je songe aux trésors de tendresse et d’affection que vous m’avez montrés depuis un mois surtout, je me demande si je rêve ! Non, vous me cachez un mystère ! Quelle femme vous cédera sans mourir ? Ah ! la jalousie est entrée dans mon cœur avec un amour auquel je ne croyais pas ! Pouvais-je imaginer un pareil incendie ? Quelle inconcevable et nouvelle fantaisie ! je te voudrais laid, maintenant ! Quelles folies ai-je faites en rentrant ! Tous les dahlias jaunes m’ont rappelé votre joli gilet, toutes les roses blanches ont été mes amies, et je les ai saluées par un regard qui vous appartenait, comme tout moi ! La couleur des gants qui moulaient les mains du gentilhomme, tout, jusqu’au bruit des pas sur les dalles, tout se représente à mon souvenir avec tant de fidélité que, dans soixante ans, je reverrai les moindres choses de cette fête telles que la couleur particulière de l’air, le reflet du soleil qui miroitait sur un pilier, j’entendrai la prière que vous avez interrompue, je respirerai l’encens de l’autel, et je croirai sentir au-dessus de nos têtes les mains du curé qui nous a bénis tous deux au moment où tu passais en donnant sa dernière bénédiction ! Ce bon abbé Marcellin nous a mariés déjà ! Le plaisir surhumain de ressentir ce monde nouveau d’émotions inattendues ne peut être égalé que par la joie que j’éprouve à vous les dire, à renvoyer tout mon bonheur à celui qui le verse dans mon âme avec la libéralité d’un Soleil. Aussi plus de voiles, mon bien aimé ! Venez ! oh ! revenez promptement. Je me démasque avec plaisir.
Vous avez dû sans doute entendre parler de la maison Mignon du Havre ? Eh ! bien, j’en suis, par l’effet d’un irréparable malheur, l’unique héritière. Ne faites pas fi de nous, descendant d’un preux de l’Auvergne ! les armes des Mignon de La Bastie ne {p. 223} déshonoreront pas celles des Canalis. Nous portons de gueules à une bande de sable chargée de quatre besants d’or, et à chaque quartier une croix d’or patriarcale, avec un chapeau de cardinal pour cimier et les fiocchi pour supports. Cher, je serai fidèle à notre devise : Una fides, unus Dominus ! La vraie foi, et un seul maître.
Peut-être, mon ami, trouverez-vous quelque sarcasme dans mon nom, après tout ce que je viens de faire et ce que je vous avoue ici. Je me nomme Modeste. Ainsi je ne vous ai jamais trompé en signant O. d’Este-M.
Je ne vous ai point abusé davantage en vous parlant de ma fortune ; elle atteindra, je crois, à ce chiffre qui vous a rendu si vertueux. Et je sais si bien que, pour vous, la fortune est une considération sans importance, que je vous en parle avec simplicité. Néanmoins, laissez-moi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir donner à notre bonheur la liberté d’action, et de mouvements que procure la fortune, de pouvoir dire : – Allons ! quand la fantaisie de voir un pays nous prendra, de voler dans une bonne calèche, assis à côté l’un de l’autre, sans nul souci d’argent ; enfin heureuse de pouvoir vous donner le droit de dire au roi : – J’ai la fortune que vous voulez à vos pairs !… En ceci, Modeste Mignon vous sera bonne à quelque chose, et son or aura la plus noble des destinations.
Quant à votre servante, vous l’avez vue une fois, à sa fenêtre, en déshabillé… Oui, la blonde fille d’Ève la blonde était votre inconnue ; mais combien la Modeste d’aujourd’hui ressemble peu à celle de ce jour-là ! L’une était dans un linceul, et l’autre (vous l’ai-je bien dit ?) a reçu de vous la vie de la vie. L’amour pur et permis, l’amour, que mon père enfin revenu de voyage et riche autorisera, m’a relevée de sa main, à la fois enfantine et puissante, du fond de cette tombe où je dormais ! Vous m’avez éveillée comme le soleil éveille les fleurs. Le regard de votre aimée n’est plus le regard de cette petite Modeste si hardie ? oh ! non, il est confus, il entrevoit le bonheur et il se voile sous de chastes paupières. Aujourd’hui j’ai peur de ne pas mériter mon sort ! Le roi s’est montré dans sa gloire, mon seigneur n’a plus qu’une sujette qui lui demande pardon de ses libertés grandes, comme le joueur aux dés pipés après avoir escroqué le chevalier de Grammont. Va, poète chéri, je serai ta Mignon ; mais une Mignon plus heureuse que celle de {p. 224} Gœthe, car tu me laisseras dans ma patrie, n’est-ce pas ? dans ton cœur. Au moment où je trace ce vœu de fiancée, un rossignol du parc Vilquin vient de me répondre pour toi. Oh ! dis-moi bien vite que le rossignol, en filant sa note si pure, si nette, si pleine, qui m’a rempli le cœur de joie et d’amour, comme une Annonciation, n’a pas menti ?…
Mon père passera par Paris, il viendra de Marseille ; la maison Mongenod, dont il a été le correspondant, saura son adresse ; allez le voir, mon Melchior aimé, dites-lui que vous m’aimez, et n’essayez pas de lui dire combien je vous aime, faites que ce soit toujours un secret entre nous et Dieu ! Moi, cher adoré, je vais tout dire à ma mère. La fille des Wallenrod Tustall-Bartenstild me donnera raison par des caresses, elle sera tout heureuse de notre poème si secret, si romanesque, humain et divin tout ensemble ! Vous avez l’aveu de la fille, ayez le consentement du comte de La Bastie, père de
P. S. – Surtout ne venez pas au Havre sans avoir obtenu l’agrément de mon père ; et, si vous m’aimez, vous saurez le trouver à son passage à Paris.
– Que faites-vous donc à cette heure, mademoiselle Modeste ? demanda Dumay.
– J’écris à mon père, répondit-elle au vieux soldat, n’avez-vous pas dit que vous partiez demain ?
Dumay n’eut rien à répondre, il rentra se coucher, et Modeste se mit à écrire une longue lettre à son père.
Le lendemain, Françoise Cochet, tout effrayée en voyant le timbre du Havre, vint au chalet remettre à sa jeune maîtresse la lettre suivante en emportant celle que Modeste avait écrite.
À mademoiselle O. d’Este-M.
Mon cœur m’a dit que vous étiez la femme si soigneusement voilée et déguisée, placée entre monsieur et madame Latournelle {p. 225} qui n’ont qu’un enfant, un fils. Ah ! chère aimée, si vous êtes dans une condition modeste, sans éclat, sans illustration, sans fortune même, vous ne savez pas quelle serait ma joie ! Vous devez me connaître maintenant, pourquoi ne me diriez-vous pas la vérité ? Moi, je ne suis poète que par l’amour, par le cœur, par vous. Oh ! quelle puissance d’affection ne me faut-il pas pour rester ici, dans cet hôtel de Normandie, et ne pas monter à Ingouville que je vois de mes fenêtres ! M’aimerez-vous comme je vous aime ? S’en aller du Havre à Paris dans cette incertitude, n’est-ce pas être puni d’aimer, autant que si l’on avait commis un crime ? J’ai obéi aveuglément. Oh ! que j’aie promptement une lettre, car, si vous avez été mystérieuse, je vous ai rendu mystère pour mystère, et je dois enfin jeter le masque de l’incognito, vous dire le poète que je suis et abdiquer la gloire qui me fut prêtée.
Cette lettre inquiéta vivement Modeste, elle ne put reprendre la sienne que Françoise avait déjà mise à la poste quand elle chercha la signification des dernières lignes en les relisant ; mais elle monta chez elle, et fit une réponse où elle demandait des explications.
Pendant ces petits événements, il s’en passait d’aussi petits au Havre, et qui devaient faire oublier cette inquiétude à Modeste. Dumay, descendu de bonne heure en ville, y sut promptement que nul architecte n’était arrivé l’avant-veille. Furieux du mensonge de Butscha qui révélait une complicité dont il lui fallait raison, il courut de la Mairie chez les Latournelle.
– Où donc est votre sieur Butscha ?… demanda-t-il à son ami le notaire en ne trouvant pas le clerc à l’Étude.
– Butscha, mon cher, il est sur la route de Paris, la vapeur l’emmène. Il a rencontré ce matin, de grand matin, sur le port, un matelot qui lui a dit que son père, ce matelot suédois, est riche. Le père de Butscha serait allé dans les Indes, il aurait servi un prince, les Marhattes, et il est à Paris…
– Des contes ! des infamies ! des farces ! Oh ! je trouverai ce damné bossu, je vais alors exprès à Paris, pour çà ! s’écria Dumay. Butscha nous trompe ! il sait quelque chose de Modeste, et ne nous en a rien dit. S’il trempe là-dedans !… il ne sera jamais notaire, je le rendrai à sa mère, à la boue, en le…
{p. 226} – Voyons, mon ami, ne pendons jamais personne sans procès, répliqua Latournelle effrayé de l’exaspération de Dumay.
Après avoir expliqué sur quoi ses soupçons étaient fondés, Dumay pria madame Latournelle de tenir compagnie à Modeste au chalet pendant son absence.
– Vous trouverez le colonel à Paris, dit le notaire. Au mouvement des ports, ce matin dans le journal du Commerce, il y a, sous la rubrique de Marseille… Tenez, voyez ? dit-il en présentant la feuille. « Le Bettina-Mignon, capitaine Mignon, entré du 6 octobre », et nous sommes aujourd’hui le 17. Tout le Havre sait en ce moment l’arrivée du patron…
Dumay pria Gobenheim de se passer de lui désormais, il remonta sur-le-champ au chalet, et il entrait au moment où Modeste venait de cacheter la lettre à son père et celle à Canalis. Hormis l’adresse, ces deux lettres étaient exactement pareilles, comme enveloppe et comme volume. Modeste crut avoir posé celle de son père sur celle de son Melchior et avait fait tout le contraire. Cette erreur, si commune dans le cours des petites choses de la vie, occasionna la découverte de son secret par sa mère et par Dumay. Le lieutenant parlait avec chaleur à madame Mignon dans le salon, en lui confiant les nouvelles craintes engendrées par la duplicité de Modeste et par la complicité de Butscha.
– Allez, madame, s’écriait-il, c’est un serpent que nous avons réchauffé dans notre sein, il n’y a pas de place pour une âme chez ces bouts d’hommes-là !…
Modeste mit dans la poche de son tablier la lettre pour son père en croyant y mettre celle destinée à son amant, et descendit avec celle de Canalis à la main, en entendant Dumay parler de son départ immédiat pour Paris.
– Qu’avez-vous donc contre mon pauvre nain mystérieux, et pourquoi criez-vous ? dit Modeste en se montrant à la porte du salon.
– Butscha, mademoiselle est parti pour Paris ce matin, et vous savez sans doute pourquoi !… Ce sera pour y aller intriguer avec ce soi-disant petit architecte à gilet jaune-soufre qui, par malheur pour le mensonge du bossu, n’est pas encore arrivé…
Modeste fut saisie, elle devina que le nain était parti pour procéder à une enquête sur les mœurs de Canalis, elle pâlit, et s’assit.
– Je le rejoindrai, je le trouverai, dit Dumay. C’est sans doute {p. 227} la lettre pour monsieur votre père, dit-il en tendant la main, je l’enverrai chez Mongenod, pourvu que nous ne nous croisions pas en route, mon colonel et moi !…
Modeste donna la lettre. Le petit Dumay, qui lisait sans lunettes, regarda machinalement l’adresse.
– Monsieur le baron de Canalis, rue de Paradis-Poissonnière, nº 29 !… s’écria Dumay. Qu’est-ce que cela veut dire ?…
– Ah ! ma fille, voilà l’homme que tu aimes ! s’écria madame Mignon, les stances sur lesquelles tu as fait ta musique sont de lui…
– Et c’est son portrait que vous avez là-haut, encadré ? dit Dumay.
– Rendez-moi cette lettre, monsieur Dumay ?… dit Modeste qui se dressa comme une lionne défendant ses petits.
– La voici, mademoiselle, répondit le lieutenant.
Modeste remit la lettre dans son corset et tendit à Dumay celle destinée à son père. [ill.]
– Je sais ce dont vous êtes capable, Dumay, dit-elle ; mais si vous faites un seul pas vers monsieur Canalis, j’en fais un dehors la maison où je ne reviendrai jamais !
– Vous allez tuer votre mère, mademoiselle, répondit Dumay qui sortit et appela sa femme.
La pauvre mère s’était évanouie, atteinte au cœur par la fatale phrase de Modeste.
– Adieu, ma femme, dit le Breton en embrassant la petite Américaine, sauve la mère, je vais aller sauver la fille.
Il laissa Modeste et madame Dumay près de madame Mignon, fit ses préparatifs de départ en quelques instants et descendit au Havre. Une heure après, il voyageait en poste avec cette rapidité que la passion ou la spéculation impriment seules aux roues.
Bientôt rappelée à la vie par les soins de Modeste, madame Mignon remonta chez elle sur le bras de sa fille, à qui, pour tout reproche, elle dit quand elles furent seules : – Malheureuse enfant qu’as-tu fait ? pourquoi te cacher de moi ? Suis-je donc si sévère ?…
– Eh ! j’allais tout te dire naturellement, répondit la jeune fille en pleurs.
Elle raconta tout à sa mère, elle lui lut les lettres et les réponses, elle effeuilla dans le cœur de la bonne Allemande, pétale à pétale, la rose de son poème, elle y passa la moitié de la journée. {p. 228} Quand la confidence fut achevée, quand elle aperçut presqu’un sourire sur les lèvres de la trop indulgente aveugle, elle se jeta sur elle tout en pleurs.
– Ô ma mère ! dit-elle au milieu de ses sanglots, vous dont le cœur, tout or et tout poésie, est comme un vase d’élection pétri par Dieu pour contenir l’amour pur, unique et céleste qui remplit toute la vie !… vous que je veux imiter en n’aimant au monde que mon mari ! vous devez comprendre combien sont amères les larmes que je répands en ce moment et qui mouillent vos mains… Ce papillon, aux ailes diaprées, cette double et belle âme élevée avec des soins maternels par votre fille, mon amour, mon saint amour, ce mystère animé, vivant, tombe en des mains vulgaires qui vont déchirer ses ailes et ses voiles sous le triste prétexte de m’éclairer, de savoir si le génie est correct comme un banquier, si mon Melchior est capable d’amasser des rentes, s’il a quelque passion à dénouer, s’il n’est pas coupable aux yeux des bourgeois de quelque épisode de jeunesse qui maintenant est à notre amour, ce qu’est un nuage au soleil… Que vont-ils faire ? Tiens, voilà ma main, j’ai la fièvre ! Ils me feront mourir.
Modeste, prise d’un frisson mortel, fut obligée de se mettre au lit, et donna les plus vives inquiétudes à sa mère, à madame Latournelle et à madame Dumay qui la gardèrent pendant le voyage du lieutenant à Paris, où la logique des événements transporta le drame pour un instant.
Les gens véritablement modestes, comme l’est Ernest de La Brière, mais surtout ceux qui, sachant leur valeur, ne sont ni aimés ni appréciés, comprendront les jouissances infinies dans lesquelles le Référendaire se complut en lisant la lettre de Modeste. Après l’avoir trouvé spirituel et grand par l’âme, sa jeune, sa naïve et rusée maîtresse le trouvait beau. Cette flatterie est la flatterie suprême. Et pourquoi ? La beauté, sans doute, est la signature du maître sur l’œuvre où il a empreint son âme, c’est la divinité qui se manifeste ; et, la voir là où elle n’est pas, la créer par la puissance d’un regard enchanté, n’est-ce point le dernier mot de l’amour ? Aussi, le pauvre Référendaire 15 s’écria-t-il dans un ravissement d’auteur applaudi : – Enfin, je suis aimé ! Quand une femme, courtisane ou jeune fille, a laissé échapper cette phrase : « Tu es beau ! » fût-ce 16 un mensonge ; si un homme ouvre son crâne épais au subtil poison de ce mot, il est attaché par des {p. 229} liens éternels à cette menteuse charmante, à cette femme vraie ou abusée ; elle devient alors son monde, il a soif de cette attestation, il ne s’en lassera jamais, fût-il prince ! Ernest se promena fièrement dans sa chambre, il se mit de trois-quarts, de profil, de face devant la glace, il essaya de se critiquer ; mais une voix diaboliquement persuasive lui disait : Modeste a raison ! Et il revint à la lettre, il la relut, il vit sa blonde céleste, il lui parla ! Puis, au milieu de son extase, il fut atteint par cette atroce pensée : – Elle me croit Canalis, et elle est millionnaire ! Tout son bonheur tomba, comme tombe un homme qui parvenu somnambuliquement sur la cime d’un toit, entend une voix, avance et s’écrase sur le pavé. – Sans l’auréole de la gloire, je serais laid, s’écria-t-il. Dans quelle situation affreuse me suis-je mis ! La Brière était trop l’homme de ses lettres, il était trop le cœur noble et pur qu’il avait laissé voir, pour hésiter à la voix de l’honneur. Il résolut aussitôt d’aller tout avouer au père de Modeste s’il était à Paris, et de mettre Canalis au fait du dénoûment sérieux de leur plaisanterie parisienne. Pour ce délicat jeune homme, l’énormité de la fortune fut une raison déterminante. Il ne voulut pas surtout être soupçonné d’avoir fait servir à l’escroquerie d’une dot les entraînements de cette correspondance, si sincère de son côté. Les larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’il allait de chez lui rue Chantereine, chez le banquier Mongenod dont la fortune, les alliances et les relations étaient en partie l’ouvrage du ministre, son protecteur à lui.
Au moment où La Brière consultait le chef de la maison Mongenod, et prenait toutes les informations que nécessitait son étrange position, il se passa chez Canalis une scène que le brusque départ de l’ancien lieutenant peut faire prévoir.
En vrai soldat de l’école impériale, Dumay, dont le sang breton avait bouillonné pendant le voyage, se représentait un poète comme un drôle sans conséquence, un farceur à refrains, logé dans une mansarde, vêtu de drap noir blanchi sur toutes les coutures, dont les bottes ont quelquefois des semelles, dont le linge est anonyme, qui se rince le nez avec les doigts, ayant enfin toujours l’air de tomber de la lune quand il ne griffonne pas à la manière de Butscha. Mais l’ébullition qui grondait dans sa cervelle et dans son cœur reçut comme une application d’eau froide quand il entra dans le joli hôtel habité par le poète, quand il vit dans la cour un valet {p. 230} nettoyant une voiture, quand il aperçut dans une magnifique salle-à-manger un valet vêtu comme un banquier et à qui le groom l’avait adressé, lequel lui répondit, en le toisant, que monsieur le baron n’était pas visible.
– Il y a, dit-il en finissant, séance pour monsieur le baron au Conseil-d’État aujourd’hui…
– Suis-je bien, ici, dit Dumay, chez monsieur Canalis, auteur de quelques poésies ?…
– Monsieur le baron de Canalis, répondit le valet de chambre, est bien le grand poète dont vous parlez ; mais il est aussi Maître des Requêtes au Conseil-d’État, et attaché au Ministère des Affaires Étrangères.
Dumay, qui venait pour souffleter un poâcre, selon son expression méprisante, trouvait un haut fonctionnaire de l’État. Le salon où il attendit, remarquable par sa magnificence, offrit à ses méditations la brochette de croix qui brille sur l’habit noir de Canalis laissé sur une chaise par le valet de chambre. Bientôt ses yeux furent attirés par l’éclat et la façon d’une coupe en vermeil, où ces mots : donné par Madame le frappèrent. Puis en regard, sur un socle, il vit un vase de porcelaine de Sèvres sur lequel était gravé : donné par madame la Dauphine. Ces avertissements muets firent rentrer Dumay dans son bon sens, pendant que le valet de chambre demandait à son maître s’il voulait recevoir un inconnu, venu tout exprès du Havre pour le voir, un nommé Dumay.
– Qu’est-ce ? dit Canalis.
– Un homme propre, décoré…
Sur un signe d’assentiment, le valet de chambre sortit et revint, il annonça : – Monsieur Dumay.
Quand il s’entendit annoncer, quand il fut devant Canalis, au milieu d’un cabinet aussi riche qu’élégant, les pieds sur un tapis tout aussi beau que le plus beau de la maison Mignon, et qu’il reçut le regard apprêté du poète qui jouait avec les glands de sa somptueuse robe de chambre, Dumay fut si complétement interdit qu’il se laissa interpeller par le grand homme.
– À quoi dois-je l’honneur de votre visite, monsieur ?
– Monsieur… dit Dumay qui resta debout.
– Si vous en avez pour long-temps ? fit Canalis en interrompant, je vous prierai de vous asseoir…
Et Canalis se plongea dans son fauteuil à la Voltaire, se croisa {p. 231} les jambes, éleva la supérieure en la dandinant à la hauteur de l’œil, regarda fixement Dumay qui se trouva, selon son expression soldatesque, entièrement mécanisé.
– Je vous écoute, monsieur, dit le poète, mes moments sont précieux, le ministre m’attend…
– Monsieur, reprit Dumay, je serai bref. Vous avez séduit, je ne sais comment, une jeune demoiselle du Havre, belle et riche, le dernier, le seul espoir de deux nobles familles, et je viens vous demander quelles sont vos intentions ?…
Canalis qui, depuis trois mois, s’occupait d’affaires graves, qui voulait être fait commandeur de la Légion-d’Honneur, et devenir ministre dans une cour d’Allemagne, avait complétement oublié la lettre du Havre.
– Moi ! s’écria-t-il.
– Vous, répéta Dumay.
– Monsieur, répondit Canalis en souriant, je ne sais pas plus ce que vous voulez me dire, que si vous me parliez hébreu… Moi, séduire une jeune fille !… moi qui… – Un superbe sourire se dessina sur les lèvres de Canalis. – Allons donc, monsieur ! je ne suis pas assez enfant pour m’amuser à voler un petit fruit sauvage, quand j’ai de beaux et bons vergers où mûrissent les plus belles pêches du monde. Tout Paris sait où mes affections sont placées. Qu’il y ait, au Havre, une jeune fille prise de quelque admiration, dont je ne suis pas digne, pour les vers que j’ai faits, mon cher monsieur, cela ne m’étonnerait pas ! Rien de plus ordinaire. Tenez ? voyez ? regardez ce beau coffre d’ébène incrusté de nacre, et garni de fer travaillé comme de la dentelle… Ce coffre vient du pape Léon X, il me fut donné par la duchesse de Chaulieu qui le tenait du roi d’Espagne, je l’ai destiné à contenir toutes les lettres que je reçois, de toutes les parties de l’Europe, de femmes ou de jeunes personnes inconnues… J’ai le plus profond respect pour ces bouquets de fleurs, coupées à même l’âme, envoyés dans un moment d’exaltation vraiment respectable. Oui, pour moi, l’élan d’un cœur est une noble et sublime chose !… D’autres, des railleurs, roulent ces lettres pour en allumer leur cigare, ou les donnent à leurs femmes qui s’en font des papillotes ; mais, moi, qui suis garçon, monsieur, je suis trop délicat pour ne pas conserver ces offrandes si naïves, si désintéressées dans une espèce de tabernacle ; enfin, je les recueille avec une sorte de vénération ; et, à ma mort, {p. 232} je les ferai brûler sous mes yeux. Tant pis pour ceux qui me trouveront ridicule ! Que voulez-vous, j’ai de la reconnaissance, et ces témoignages-là m’aident à supporter les critiques, les ennuis de la vie littéraire. Quand je reçois dans le dos l’arquebusade d’un ennemi embusqué dans un journal, je regarde cette cassette, et je me dis : – Il est, çà et là, quelques âmes dont les blessures ont été guéries, ou amusées, ou pansées par moi…
Cette poésie, débitée avec le talent d’un grand acteur, pétrifia le petit caissier dont les yeux s’agrandissaient, et dont l’étonnement amusa le grand poète.
– Pour vous, dit ce paon qui faisait la roue, et par égard pour une position que j’apprécie, je vous offre d’ouvrir ce trésor, vous verrez à y chercher votre jeune fille ; mais je sais mon compte, je retiens les noms, et vous êtes dans une erreur que…
– Et voilà donc ce que devient, dans ce gouffre de Paris, une pauvre enfant ?… s’écria Dumay, l’amour de ses parents, la joie de ses amis, l’espérance de tous, caressée par tous, l’orgueil d’une maison, et à qui six personnes dévouées font de leurs cœurs et de leurs fortunes un rempart contre tout malheur… Dumay reprit après une pause. – Tenez, monsieur, vous êtes un grand poète, et je ne suis qu’un pauvre soldat… Pendant quinze ans que j’ai servi mon pays, et dans les derniers rangs, j’ai reçu le vent de plus d’un boulet dans la figure, j’ai traversé la Sibérie où je suis resté prisonnier, les Russes m’ont jeté sur un kitbit comme une chose, j’ai tout souffert ; enfin j’ai vu mourir des tas de camarades… Eh ! bien, vous venez de me donner froid dans mes os, ce que je n’ai jamais senti !…
Dumay crut avoir ému le poète, il l’avait flatté, chose presque impossible, car l’ambitieux ne se souvenait plus de la première fiole embaumée que l’Éloge lui avait cassée sur la tête.
– Hé ! mon brave ! dit solennellement le poète en posant sa main sur l’épaule de Dumay et trouvant drôle de faire frissonner un soldat impérial, cette jeune fille est tout pour vous… Mais dans la société, qu’est-ce ?… rien. En ce moment, le mandarin le plus utile à la Chine tourne l’œil en dedans, et met l’empire en deuil !… cela vous fait-il beaucoup de chagrin ? Les Anglais tuent dans l’Inde des milliers de gens qui nous valent, et l’on y brûle, à la minute où je vous parle, la femme la plus ravissante ; mais vous n’en avez pas moins déjeuné d’une tasse de café ?… En ce moment même, il {p. 233} se trouve dans Paris des mères de famille qui sont sur la paille et qui mettent un enfant au monde sans linge pour le recevoir !… voici du thé délicieux dans une tasse de cinq louis et j’écris des vers pour faire dire aux Parisiennes « charmant ! charmant ! divin ! délicieux ! cela va à l’âme ». La nature sociale, de même que la nature elle-même, est une grande oublieuse ! Vous vous étonnerez, dans dix ans, de votre démarche ! Vous êtes dans une ville où l’on meurt, où l’on se marie, où l’on s’idolâtre dans un rendez-vous, où la jeune fille s’asphyxie, où l’homme de génie et sa cargaison de thèmes gros de bienfaits humanitaires sombrent, les uns à côté des autres, souvent sous le même toit, sans le savoir, en s’ignorant ! Et vous venez nous demander de nous évanouir de douleur à cette question vulgaire : Une jeune fille du Havre est-elle ou n’est-elle pas ?… Oh !… mais vous êtes…
– Et vous vous dites poète, s’écria Dumay ; mais vous ne sentez donc rien !…
– Eh ! si nous éprouvions les misères ou les joies que nous chantons, nous serions usés en quelques mois, comme de vieilles bottes !… dit le poète en souriant. Tenez ; vous ne devez pas être venu du Havre à Paris, et chez Canalis, pour n’en rien rapporter. Soldat (Canalis eut la taille et le geste d’un héros d’Homère) ! apprenez ceci du poète : Tout grand sentiment est un poème tellement individuel, que votre meilleur ami, lui-même, ne s’y intéresse pas. C’est un trésor qui n’est qu’à vous, c’est…
– Pardon de vous interrompre, dit Dumay qui contemplait Canalis avec horreur, êtes-vous venu au Havre ?…
– J’y ai passé une nuit et un jour, dans le printemps de 1824, en allant à Londres.
– Vous êtes un homme d’honneur, reprit Dumay, pouvez-vous me donner votre parole de ne pas connaître mademoiselle Modeste Mignon ?…
– Voici la première fois que ce nom frappe mon oreille, répondit Canalis.
– Ah ! monsieur, s’écria Dumay, dans quelle ténébreuse intrigue vais-je donc mettre le pied ?… Puis-je compter sur vous pour être aidé dans mes recherches, car on a, j’en suis sûr, abusé de votre nom ! Vous auriez dû recevoir hier une lettre du Havre !…
– Je n’ai rien reçu ! Soyez sûr que je ferai, monsieur, dit Canalis, tout ce qui dépendra de moi pour vous être utile…
{p. 234} Dumay se retira, le cœur plein d’anxiété, croyant que l’affreux Butscha s’était mis dans la peau de ce grand poète pour séduire Modeste ; tandis qu’au contraire Butscha, spirituel et fin autant qu’un prince qui se venge, plus habile qu’un espion, fouillait la vie et les actions de Canalis, en échappant par sa petitesse à tous les yeux, comme un insecte qui fait son chemin dans l’aubier d’un arbre.
À peine le Breton était-il sorti que La Brière entra dans le cabinet de son ami. Naturellement Canalis parla de la visite de cet homme du Havre…
– Ah ! dit Ernest, Modeste Mignon, je viens exprès à cause de cette aventure.
– Ah ! bah ! s’écria Canalis, aurais-je donc triomphé par procureur ?…
– Eh ! oui, voilà le nœud du drame. Mon ami, je suis aimé par la plus charmante fille du monde, belle à briller parmi les plus belles à Paris, du cœur et de la littérature autant qu’une Clarisse Harlowe, elle m’a vu, je lui plais, et elle me croit le grand Canalis !… Ce n’est pas tout. Modeste Mignon est de haute naissance, et Mongenod vient de me dire que le père, le comte de La Bastie, doit avoir quelque chose comme six millions… Ce père est arrivé depuis trois jours, et je viens de lui faire demander un rendez-vous à deux heures par Mongenod, qui, dans son petit mot, lui dit qu’il s’agit du bonheur de sa fille… Tu comprends, qu’avant d’aller trouver le père, je devais tout t’avouer.
– Dans le nombre de ces fleurs écloses au soleil de la gloire, dit emphatiquement Canalis, il s’en trouve une magnifique, portant, comme l’oranger, ses fruits d’or parmi les mille parfums de l’esprit et de la beauté réunis ! un élégant arbuste, une tendresse vraie, un bonheur entier, et il m’échappe !… – Canalis regarda son tapis, pour ne pas laisser lire dans ses yeux. – Comment, reprit-il après une pause où il reprit son sang-froid, comment deviner à travers les senteurs enivrantes de ces jolis papiers façonnés, de ces phrases qui portent à la tête, le cœur vrai, la jeune fille, la jeune femme chez qui l’amour prend les livrées de la flatterie et qui nous aime pour nous, qui nous apporte la félicité ?… il faudrait être un ange ou un démon, et je ne suis qu’un ambitieux maître des requêtes… Ah ! mon ami, la gloire fait de nous un but que mille flèches visent ! L’un de nous a dû son riche mariage à l’une des pièces hydrauliques de sa poésie, et moi, plus caressant, plus homme à {p. 235} femmes que lui, j’aurai manqué le mien… car, l’aimes-tu, cette pauvre fille ?… dit-il en regardant La Brière.
– Oh ! fit La Brière.
– Eh ! bien, dit le poète en prenant le bras de son ami et s’y appuyant, sois heureux, Ernest ! Par hasard, je n’aurai pas été ingrat avec toi ! Te voilà richement récompensé de ton dévouement, car je me prêterai généreusement à ton bonheur.
Canalis enrageait ; mais il ne pouvait se conduire autrement, et alors il tirait parti de son malheur en s’en faisant un piédestal. Une larme mouilla les yeux du jeune Référendaire, il se jeta dans les bras de Canalis et l’embrassa.
– Ah ! Canalis, je ne te connaissais pas du tout !…
– Que veux-tu ?… Pour faire le tour d’un monde, il faut du temps ! répondit le poète avec son emphatique ironie.
– Songes-tu, dit La Brière, à cette immense fortune ?…
– Eh ! mon ami, ne sera-t-elle pas bien placée ?… s’écria Canalis en accompagnant son effusion d’un geste charmant.
– Melchior, dit La Brière, c’est entre nous à la vie et à la mort…
Il serra les mains du poète et le quitta brusquement, il lui tardait de voir monsieur Mignon.
En ce moment, le comte de La Bastie était accablé de toutes les douleurs qui l’attendaient comme une proie. Il avait appris par la lettre de sa fille, la mort de Bettina-Caroline, la cécité de sa femme ; et Dumay venait de lui raconter le terrible imbroglio des amours de Modeste.
– Laisse-moi seul, dit-il à son fidèle ami.
Quand le lieutenant eut fermé la porte, le malheureux père se jeta sur un divan, y resta la tête dans ses mains, pleurant de ces larmes rares, maigres qui roulent entre les paupières des gens de cinquante-six ans, sans en sortir, qui les mouillent, qui se sèchent promptement et qui renaissent, une des dernières rosées de l’automne humain. – Avoir des enfants chéris, avoir une femme adorée, c’est se donner plusieurs cœurs et les tendre aux poignards !… s’écria-t-il en faisant un bond de tigre et se promenant par la chambre. Être père, c’est se livrer pieds et poings liés au malheur. Si je rencontre ce d’Estourny, je le tuerai ! – Ayez donc des filles ?… L’une met la main sur un escroc, et l’autre, ma Modeste, sur quoi ? sur un lâche qui l’abuse sous l’armure en papier doré d’un {p. 236} poète. Encore si c’était Canalis ! il n’y aurait pas grand mal. Mais ce Scapin d’amoureux ?… je l’étranglerai de mes deux mains… se disait-il en faisant involontairement un geste d’une atroce énergie… Et après ?… se demanda-t-il, si ma fille meurt de chagrin ! Il regarda machinalement par les fenêtres de l’hôtel des Princes, et vint se rasseoir sur son divan où il resta immobile. Les fatigues de six voyages aux Indes, les soucis de la spéculation, les dangers courus, évités, les chagrins avaient argenté la chevelure de Charles Mignon. Sa belle figure militaire, d’un contour si pur, s’était bronzée au soleil de la Malaisie, de la Chine et de l’Asie mineure, elle avait pris un caractère imposant que la douleur rendit sublime en ce moment. – Et Mongenod qui me dit d’avoir confiance dans le jeune homme qui va venir me parler de ma fille…
Ernest de La Brière fut alors annoncé par l’un des domestiques que le comte de La Bastie s’était attachés pendant ces quatre années et qu’il avait triés dans le nombre de ses subordonnés.
– Vous venez, monsieur, de la part de mon ami Mongenod ? dit-il.
– Oui, répondit Ernest qui contempla timidement ce visage aussi sombre que celui d’Othello. Je me nomme Ernest de La Brière, allié, monsieur, à la famille du dernier premier-ministre, et son secrétaire particulier pendant son ministère. À sa chute, son Excellence me mit à la Cour des Comptes, où je suis Référendaire de première classe, et où je puis devenir Maître des Comptes…
– En quoi tout ceci peut-il concerner mademoiselle de La Bastie ? demanda Charles Mignon.
– Monsieur, je l’aime, et j’ai l’inespéré bonheur d’être aimé d’elle… Écoutez-moi, monsieur, dit Ernest en arrêtant un mouvement terrible du père irrité, j’ai la plus bizarre confession à vous faire, la plus honteuse pour un homme d’honneur. La plus affreuse punition de ma conduite, naturelle peut-être, n’est pas d’avoir à vous la révéler… je crains encore plus la fille que le père…
Ernest raconta naïvement et avec la noblesse que donne la sincérité l’avant-scène de ce petit drame domestique, sans omettre les vingt et quelques lettres échangées qu’il avait apportées, ni l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Canalis. Quand le père eut fini la lecture de ces lettres, le pauvre amant, pâle et suppliant, trembla sous les regards de feu que lui jeta le Provençal.
{p. 237} – Monsieur, dit Charles, il ne se trouve en tout ceci qu’une erreur, mais elle est capitale. Ma fille n’a pas six millions, elle a tout au plus deux cent mille francs de dot et des espérances très douteuses.
– Ah ! monsieur, dit Ernest en se levant, se jetant sur Charles Mignon et le serrant, vous m’ôtez un poids qui m’oppressait ! Rien ne s’opposera peut-être plus à mon bonheur !… J’ai des protecteurs, je serai Maître des Comptes. N’eût-elle que dix mille francs, fallût-il lui reconnaître une dot, mademoiselle Modeste serait encore ma femme ; et la rendre heureuse, comme vous avez rendu la vôtre, être pour vous un vrai fils… (oui, monsieur, je n’ai plus mon père), voilà le fond de mon cœur.
Charles Mignon recula de trois pas, arrêta sur La Brière un regard qui pénétra dans les yeux du jeune homme comme un poignard dans sa gaîne, et il resta silencieux en trouvant la plus entière candeur, la vérité la plus pure sur cette physionomie épanouie, dans ces yeux enchantés. – Le sort se lasserait-il donc !… se dit-il à demi-voix, et trouverais-je dans ce garçon la perle des gendres ? Il se promena très-agité par la chambre.
– Vous devez, monsieur, dit enfin Charles Mignon, la plus entière soumission à l’arrêt que vous êtes venu chercher ; car, sans cela, vous joueriez en ce moment la comédie.
– Oh ! monsieur…
– Écoutez-moi, dit le père en clouant sur place La Brière par un regard. Je ne serai ni sévère, ni dur, ni injuste. Vous subirez et les inconvénients et les avantages de la position fausse dans laquelle vous vous êtes mis. Ma fille croit aimer un des grands poètes de ce temps-ci, et dont la gloire, avant tout, l’a séduite. Eh ! bien, moi, son père, ne dois-je pas la mettre à même de choisir entre la Célébrité qui fut comme un phare pour elle, et la pauvre Réalité que le hasard lui jette par une de ces railleries qu’il se permet si souvent ? Ne faut-il pas qu’elle puisse opter entre Canalis et vous ? Je compte sur votre honneur pour vous taire sur ce que je viens de vous dire relativement à l’état de mes affaires. Vous viendrez, vous et votre ami le baron de Canalis, au Havre passer cette dernière quinzaine du mois d’octobre. Ma maison vous sera ouverte à tous deux, ma fille aura le loisir de vous observer. Songez que vous devez amener vous-même votre rival et lui laisser croire tout ce qu’on dira de fabuleux sur les millions du comte de La Bastie. Je serai demain {p. 238} au Havre, et vous y attends trois jours après mon arrivée. Adieu, monsieur…
Le pauvre La Brière retourna d’un pied très-lent chez Canalis. En ce moment, seul avec lui-même, le poète pouvait s’abandonner au torrent de pensées que fait jaillir ce second mouvement si vanté par le prince de Talleyrand. Le premier mouvement est la voix de la Nature, et le second est celle de la Société.
– Une fille riche de six millions ! et mes yeux n’ont pas vu briller cet or à travers les ténèbres ! Avec une fortune si considérable, je serais pair de France, comte, ambassadeur. J’ai répondu à des bourgeoises, à des sottes, à des intrigantes qui voulaient un autographe ! Et je me suis lassé de ces intrigues de bal masqué, précisément le jour où Dieu m’envoyait une âme d’élite, un ange aux ailes d’or… Bah ! je vais faire un poème sublime, et ce hasard renaîtra ! Mais est-il heureux, ce petit niais de La Brière, qui s’est pavané dans mes rayons ?… Quel plagiat ! Je suis le modèle, il sera la statue ! Nous avons joué la fable de Bertrand et Raton ! Six millions et un ange, une Mignon de La Bastie ! un ange aristocratique aimant la poésie et le poète… Et moi qui montre mes muscles d’homme fort, qui fais des exercices d’Alcide pour étonner par la force morale ce champion de la force physique, ce brave soldat plein de cœur, l’ami de cette jeune fille à laquelle il dira que je suis une âme de bronze ! Je joue au Napoléon quand je devais me dessiner en séraphin !… Enfin j’aurai peut-être un ami, je l’aurai payé cher ; mais l’amitié, c’est si beau ! Six millions, voilà le prix d’un ami ; l’on ne peut pas en avoir beaucoup à ce prix-là !…
La Brière entra dans le cabinet de son ami sur ce dernier point d’exclamation. Il était triste.
– Eh ! bien, qu’as-tu ? lui dit Canalis.
– Le père exige que sa fille soit mise à même de choisir entre les deux Canalis…
– Pauvre garçon, s’écria le poète en riant. Il est très-spirituel, ce père-là…
– Je suis engagé d’honneur à t’amener au Havre, dit piteusement La Brière.
– Mon cher enfant, répondit Canalis, du moment où il s’agit de ton honneur, tu peux compter sur moi… Je vais aller demander un congé d’un mois…
– Ah ! Modeste est bien belle ! s’écria La Brière au désespoir, {p. 239} et tu m’écraseras facilement ! J’étais aussi bien étonné de voir le bonheur s’occupant de moi, et je me disais : Il se trompe !
– Bah ! nous verrons ! dit Canalis avec une atroce gaieté.
Le soir, après dîner, Charles Mignon et son caissier volaient, à raison de trois francs de guides, de Paris au Havre. Le père avait complétement rassuré le chien de garde sur les amours de Modeste, en le relevant de sa consigne et le rassurant sur le compte de Butscha.
– Tout est pour le mieux, mon vieux Dumay, dit Charles qui avait pris des renseignements auprès de Mongenod et sur Canalis et sur La Brière. Nous allons avoir deux personnages pour un rôle, s’écria-t-il gaiement !
Il recommanda néanmoins à son vieux camarade une discrétion absolue sur la comédie qui devait se jouer au chalet, la plus douce des vengeances ou, si vous le voulez, des leçons d’un père à sa fille. De Paris au Havre, ce fut entre les deux amis une longue causerie qui mit le colonel au fait des plus légers incidents arrivés à sa famille pendant ces quatre années, et Charles apprit à Dumay que Desplein, le grand chirurgien, devait, avant la fin du mois, venir examiner la cataracte de la comtesse, afin de dire s’il était possible de lui rendre la vue.
Un moment avant l’heure à laquelle on déjeunait au chalet, les claquements de fouet d’un postillon comptant sur un large pourboire apprirent le retour des deux soldats à leurs familles. La joie d’un père revenant après une si longue absence pouvait seule avoir de tels éclats ; aussi les femmes se trouvèrent-elles toutes à la petite porte. Il y a tant de pères, tant d’enfants, et peut-être plus de pères que d’enfants, pour comprendre l’ivresse d’une pareille fête que la littérature n’a jamais eu besoin de la peindre, heureusement ! car les plus belles paroles, la poésie est au-dessous de ces émotions. Peut-être les émotions douces sont-elles peu littéraires. Pas un mot qui pût troubler les joies de la famille Mignon ne fut prononcé dans cette journée. Il y eut trêve entre le père, la mère et la fille relativement au soi-disant mystérieux amour qui pâlissait Modeste levée pour la première fois. Le colonel, avec l’admirable délicatesse qui distingue les vrais soldats, se tint pendant tout le temps à côté de sa femme dont la main ne quitta pas la sienne, et il regardait Modeste sans se lasser d’admirer cette beauté fine, élégante, poétique. N’est-ce pas à ces petites choses que se {p. 240} reconnaissent les gens de cœur ? Modeste, qui craignait de troubler la joie mélancolique de son père et de sa mère, venait, de moment en moment, embrasser le front du voyageur ; et, en l’embrassant trop, elle semblait vouloir l’embrasser pour deux.
– Oh ! chère petite ! je te comprends ! dit le colonel en serrant la main de Modeste à un moment où elle l’assaillait de caresses.
– Chut ! lui répondit Modeste à l’oreille en lui montrant sa mère.
Le silence un peu finaud de Dumay rendit Modeste inquiète sur les résultats du voyage à Paris, elle regardait parfois le lieutenant à la dérobée, sans pouvoir pénétrer au delà de ce dur épiderme. Le colonel voulait, en père prudent, étudier le caractère de sa fille unique, et consulter surtout sa femme avant d’avoir une conférence d’où dépendait le bonheur de toute la famille.
– Demain, mon enfant chéri, dit-il le soir, lève-toi de bonne heure, nous irons ensemble, s’il fait beau, nous promener au bord de la mer… Nous avons à causer de vos poèmes, mademoiselle de La Bastie.
Ce mot, accompagné d’un sourire paternel qui reparut comme un écho sur les lèvres de Dumay, fut tout ce que Modeste put savoir ; mais ce fut assez, et pour calmer ses inquiétudes, et pour la rendre curieuse à ne s’endormir que tard, tant elle fit de suppositions ! Aussi, le lendemain était-elle tout habillée et prête avant le colonel.
– Vous savez tout, mon bon père, dit-elle aussitôt qu’elle se trouva sur le chemin de la mer.
– Je sais tout, et encore bien des choses que tu ne sais pas, répondit-il.
Sur ce mot, le père et la fille firent quelques pas en silence.
– Explique-moi, mon enfant, comment une fille adorée par sa mère a pu faire une démarche aussi capitale que celle d’écrire à un inconnu, sans la consulter ?
– Hé ! papa, parce que maman ne l’aurait pas permis.
– Crois-tu, ma fille, que ce soit raisonnable ? Si tu t’es fatalement instruite toute seule, comment ta raison ou ton esprit, à défaut de la pudeur, ne t’ont-ils pas dit qu’agir ainsi c’était te jeter à la tête d’un homme ? Ma fille, ma seule et unique enfant serait sans fierté, sans délicatesse ?… oh ! Modeste, tu as fait passer à ton père deux heures d’enfer à Paris ; car enfin, tu as tenu {p. 241} moralement la même conduite que Bettina, sans avoir l’excuse de la séduction ; tu as été coquette à froid, et cette coquetterie-là, c’est l’amour de tête, le vice le plus affreux de la Française.
– Moi, sans fierté ?… disait Modeste en pleurant, mais il ne m’a pas encore vue !…
– Il sait ton nom…
– Je ne lui ai dit qu’au moment où les yeux ont donné raison à trois mois de correspondance pendant lesquels nos âmes se sont parlé !
– Oui, mon cher ange égaré, vous avez mis une espèce de raison dans une folie qui compromettait et votre bonheur et votre famille…
– Eh ! après tout, papa, le bonheur est l’absolution de cette témérité, dit-elle avec un mouvement d’humeur.
– Ah ! c’est de la témérité seulement ? s’écria le père.
– Une témérité que ma mère s’est permise, répliqua-t-elle vivement.
– Enfant mutiné ! votre mère, après m’avoir vu pendant un bal, a dit le soir à son père, qui l’adorait, qu’elle croyait devoir être heureuse avec moi… Sois franche, Modeste, y a-t-il quelque similitude entre un amour conçu rapidement, il est vrai, mais sous les yeux d’un père, et la folle action d’écrire à un inconnu ?…
– Un inconnu ?… dites, papa, l’un de nos plus grands poètes, dont le caractère et la vie sont exposés au grand jour, à la médisance, à la calomnie, un homme vêtu de gloire, et pour qui, mon cher père, je suis restée à l’état de personnage dramatique et littéraire, une fille de Shakspeare, jusqu’au moment où j’ai voulu savoir si l’homme est aussi bien que son âme est belle…
– Mon Dieu ! ma pauvre enfant, tu fais de la poésie à propos de mariage ; mais, si de tout temps on a cloîtré les filles dans l’intérieur de la famille ; si Dieu, si la loi sociale les mettent sous le joug sévère du consentement paternel, c’est précisément pour leur éviter tous les malheurs de ces poésies qui vous charment, qui vous éblouissent, et qu’alors vous ne pouvez apprécier à leur juste valeur. La poésie est un des agréments de la vie, elle n’est pas toute la vie.
– Papa, c’est un procès encore pendant devant le tribunal des faits, car il y a lutte constante entre nos cœurs et la famille.
– Malheur à l’enfant qui serait heureuse par cette résistance !… {p. 242} dit gravement le colonel. En 1813, j’ai vu l’un de mes camarades, le marquis d’Aiglemont, épousant sa cousine contre l’avis du père, et ce ménage a payé cher l’entêtement qu’une jeune fille prenait pour de l’amour… La Famille est en ceci souveraine…
– Mon fiancé m’a dit tout cela, répondit-elle. Il s’est fait Orgon pendant quelque temps, et il a eu le courage de me dénigrer le personnel des poètes.
– J’ai lu vos lettres, dit Charles Mignon en laissant échapper un malicieux sourire qui rendit Modeste inquiète ; mais, à ce propos, je dois te faire observer que ta dernière serait à peine permise à une fille séduite, à une Julie d’Étanges ! Mon Dieu, quel mal nous font les romans !…
– On ne les écrirait pas, mon cher père, nous les ferions, il vaut mieux les lire… Il y a moins d’aventures dans ce temps-ci que sous Louis XIV et Louis XV, où l’on publiait moins de romans… D’ailleurs, si vous avez lu les lettres, vous avez dû voir que je vous ai trouvé pour gendre le fils le plus respectueux, l’âme la plus angélique, la probité la plus sévère, et que nous nous aimons au moins autant que vous et ma mère vous vous aimiez… Eh ! bien, je vous accorde que tout ne s’est pas exactement passé selon l’étiquette ; j’ai fait, si vous voulez, une faute…
– J’ai lu vos lettres, répéta le père en interrompant sa fille, ainsi je sais comment il t’a justifiée à tes propres yeux d’une démarche que pourrait se permettre une femme à qui la vie est connue et qu’une passion entraînerait, mais qui chez une jeune fille de vingt ans est une faute monstrueuse…
– Une faute pour des bourgeois, pour des Gobenheim compassés, qui mesurent la vie à l’équerre… Ne sortons pas du monde artiste et poétique, papa… Nous sommes, nous autres jeunes filles, entre deux systèmes : laisser voir par des minauderies à un homme que nous l’aimons, ou aller franchement à lui… Ce dernier parti n’est-il pas bien grand, bien noble ? Nous autres jeunes filles françaises, nous sommes livrées par nos familles comme des marchandises, à trois mois, quelquefois fin courant, comme mademoiselle Vilquin ; mais en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, on se marie à peu près d’après le système que j’ai suivi… Qu’avez-vous à répondre ? Ne suis-je pas un peu Allemande ?
– Enfant ! s’écria le colonel en regardant sa fille, la supériorité de la France vient de son bon sens, de la logique à laquelle sa belle {p. 243} langue y condamne l’esprit ; elle est la Raison du monde ! l’Angleterre et l’Allemagne sont romanesques en ce point de leurs mœurs ; et, encore, les grandes familles y suivent-elles nos lois. Vous ne voudrez donc jamais penser que vos parents, à qui la vie est bien connue, ont la charge de vos âmes et de votre bonheur, qu’ils doivent vous faire éviter les écueils du monde !… Mon Dieu ! dit-il, est-ce leur faute, est-ce la nôtre ? Doit-on tenir ses enfants sous un joug de fer ? Devons-nous être punis de cette tendresse qui nous les fait rendre heureux, qui les met malheureusement à même notre cœur ?…
Modeste observa son père du coin de l’œil, en entendant cette espèce d’invocation dite avec des larmes dans la voix.
– Est-ce une faute, à une fille libre de son cœur, de se choisir pour mari, non-seulement un charmant garçon, mais encore un homme de génie, noble, et dans une belle position ?… Un gentilhomme doux comme moi, dit-elle.
– Tu l’aimes ?… demanda le père.
– Tenez, mon père, dit-elle en posant sa tête sur le sein du colonel, si vous ne voulez pas me voir mourir…
– Assez, dit le vieux soldat, ta passion est, je le vois, inébranlable !
– Inébranlable.
– Rien ne peut te faire changer ?…
– Rien au monde !
– Tu ne supposes aucun événement, aucune trahison, reprit le vieux soldat, tu l’aimes quand même, à cause de son charme personnel, et ce serait un d’Estourny, tu l’aimerais encore ?…
– Oh ! mon père… vous ne connaissez pas votre fille. Pourrais-je aimer un lâche, un homme sans foi, sans honneur, un gibier de potence ?…
– Et si tu avais été trompée ?…
– Par ce charmant et candide garçon, presque mélancolique ?… Vous riez, ou vous ne l’avez pas vu.
– Enfin, fort heureusement ton amour n’est plus absolu, comme tu le disais. Je te fais apercevoir des circonstances qui modifieraient ton poème… Eh ! bien, comprends-tu que les pères soient bons à quelque chose…
– Vous voulez donner une leçon à votre enfant, papa. Ceci tourne au Berquin…
{p. 244} – Pauvre égarée ! reprit sévèrement le père, la leçon ne vient pas de moi, je n’y suis pour rien, si ce n’est pour t’adoucir le coup…
– Assez, mon père ne jouez pas avec ma vie… dit Modeste en pâlissant.
– Allons, ma fille, rassemble ton courage. C’est toi qui as joué avec la vie, et la vie se joue de toi. Modeste regarda son père d’un air hébété.
– Voyons, si le jeune homme que tu aimes, que tu as vu dans l’église du Havre, il y a quatre jours, était un misérable…
– Cela n’est pas ! dit-elle, cette tête brune et pâle, cette noble figure pleine de poésie…
– Est un mensonge ! dit le colonel en interrompant sa fille. Ce n’est pas plus monsieur de Canalis que je ne suis ce pêcheur qui lève sa voile pour partir…
– Savez-vous ce que vous tuez en moi ?… dit-elle.
– Rassure-toi, mon enfant, si le hasard a mis ta punition dans ta faute même, le mal n’est pas irréparable. Le garçon que tu as vu, avec qui tu as échangé ton cœur par correspondance, est un loyal garçon, il est venu me confier son embarras ; il t’aime et je ne le désavouerais pas pour gendre.
– Si ce n’est pas Canalis, qui est-ce donc ?… dit Modeste d’une voix profondément altérée.
– Le secrétaire !… Il se nomme Ernest de La Brière. Il n’est pas gentilhomme ; mais c’est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d’une moralité sûre, qui plaisent aux parents. Qu’est-ce que cela nous fait, d’ailleurs, tu l’as vu, rien ne peut changer ton cœur, tu l’as choisi, tu connais son âme, elle est aussi belle qu’il est joli garçon !…
Le comte de La Bastie eut la parole coupée par un soupir de Modeste. La pauvre fille, pâle, les yeux attachés sur la mer, roide comme une morte, fut atteinte, comme d’un coup de pistolet, par ces mots : c’est un de ces hommes ordinaires, à vertus positives, d’une moralité sûre, qui plaisent aux parents.
– Trompée !… dit-elle enfin.
– Comme ta pauvre sœur, mais moins gravement.
– Retournons, mon père ? dit-elle en se levant du tertre où tous deux ils s’étaient assis. Tiens, papa, je te jure, devant Dieu, de suivre ta volonté, quelle qu’elle soit, dans l’affaire de mon mariage.
– Tu n’aimes donc déjà plus ?… demanda railleusement le père.
{p. 245} – J’aimais un homme vrai, sans mensonge au front, probe comme vous l’êtes, incapable de se déguiser comme un acteur, de se mettre à la joue le fard de la gloire d’un autre…
– Tu disais que rien ne pouvait te faire changer ? dit ironiquement le colonel.
– Oh ! ne vous jouez pas de moi ?… dit-elle en joignant les mains et regardant son père dans une anxiété cruelle, vous ne savez pas que vous maniez mon cœur et mes plus chères croyances avec vos plaisanteries…
– Dieu m’en garde ! je t’ai dit l’exacte vérité.
– Vous êtes bien bon, mon père ! répondit-elle après une pause et avec une sorte de solennité.
– Et il a tes lettres ! reprit Charles Mignon. Hein ?… Si ces folles caresses de ton âme étaient tombées entre les mains de ces poètes qui, selon Dumay, en font des allumettes à cigare !
– Oh !… vous allez trop loin…
– Canalis le lui a dit…
– Il a vu Canalis ?…
– Oui, répondit le colonel.
Ils marchèrent tous les deux en silence.
– Voilà donc pourquoi, reprit Modeste après quelques pas, ce monsieur me disait tant de mal de la poésie et des poètes ? pourquoi ce petit secrétaire parlait de… Mais, dit-elle en s’interrompant, ses vertus, ses qualités, ses beaux sentiments ne sont-ils pas un costume épistolaire ?… Celui qui vole une gloire et un nom peut bien…
– Crocheter des serrures, voler le Trésor, assassiner sur le grand chemin !… s’écria Charles Mignon en souriant. Vous voilà bien, vous autres jeunes filles avec vos sentiments absolus et votre ignorance de la vie ? un homme capable de tromper une femme descend nécessairement de l’échafaud ou doit y monter…
Cette raillerie arrêta l’effervescence de Modeste ; et, de nouveau le silence régna.
– Mon enfant, reprit le colonel, les hommes dans la société, comme dans la nature d’ailleurs, doivent chercher à s’emparer de vos cœurs, et vous devez vous défendre. Tu as interverti les rôles. Est-ce bien ? Tout est faux dans une fausse position. À toi donc le premier tort. Non, un homme n’est pas un monstre quand il essaie de plaire à une femme, et notre droit, à nous, nous permet {p. 246} l’agression dans toutes ses conséquences, hors le crime et la lâcheté. Un homme peut avoir encore des vertus, après avoir trompé une femme, ce qui veut tout bonnement dire qu’il ne reconnaît pas en elle les trésors qu’il y cherchait ; tandis qu’il n’y a qu’une reine, une actrice, ou une femme placée tellement au-dessus d’un homme qu’elle soit pour lui comme une reine, qui puissent aller au-devant de lui, sans trop de blâme. Mais une jeune fille ?… elle ment alors à tout ce que Dieu a fait fleurir de saint, de beau, de grand en elle, quelque grâce, quelque poésie quelques précautions qu’elle mette à cette faute.
– Rechercher le maître et trouver le domestique !… Avoir rejoué les Jeux de l’Amour et du Hasard de mon côté seulement ! dit-elle avec amertume, oh ! je ne m’en relèverai jamais…
– Folle !… Monsieur Ernest de La Brière est, à mes yeux, un personnage au moins égal à monsieur le baron de Canalis, il a été le secrétaire particulier d’un premier ministre, il est Conseiller-référendaire à la Cour des Comptes, il a du cœur, il t’adore ; mais il ne compose pas de vers… non, j’en conviens, il n’est pas poète ; mais il peut avoir le cœur plein de poésie. Enfin, ma pauvre enfant, dit-il à un geste de dégoût que fit Modeste, tu les verras l’un et l’autre, le faux et le vrai Canalis…
– Oh ! papa !…
– Ne m’as-tu pas juré de m’obéir en tout, dans l’affaire de ton mariage ? Eh ! bien, tu pourras choisir entre eux celui qui te plaira pour mari. Tu as commencé par un poème, tu finiras par une idylle bucolique en essayant de surprendre le vrai caractère de ces messieurs dans quelques aventures champêtres, la chasse ou la pêche !
Modeste baissa la tête, elle revint au chalet avec son père en l’écoutant, en répondant par des monosyllabes. Elle était tombée au fond de la boue, et humiliée, de cette Alpe où elle avait cru voler jusqu’au nid d’un aigle. Pour employer les poétiques expressions d’un auteur de ce temps : « après s’être senti la plante des pieds trop tendre pour cheminer sur les tessons de verre de la Réalité, la Fantaisie qui, dans cette frêle poitrine réunissait tout de la femme, depuis les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique jusqu’aux désirs insensés de la courtisane, l’avait amenée au milieu de ses jardins enchantés, où, surprise amère ! elle voyait au lieu de sa fleur sublime, sortir de terre les jambes velues et entortillées de la noire mandragore. » Des hauteurs mystiques de son {p. 247} amour, Modeste se trouvait dans le chemin uni, plat, bordé de fossés et de labours, sur la route pavée de la Vulgarité ! Quelle fille à l’âme ardente ne se serait brisée dans une chute pareille ? Aux pieds de qui donc avait-elle semé ses perles ?
La Modeste qui revint au chalet ne ressemblait pas plus à celle qui sortit deux heures auparavant que l’actrice dans la rue ne ressemble à l’héroïne en scène. Elle tomba dans un engourdissement pénible à voir. Le soleil était obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles à caractère extrême, elle but quelques gorgées de trop à la coupe du Désenchantement. Elle se débattit avec la Réalité sans vouloir tendre encore le cou au joug de la Famille et de la Société, elle le trouvait lourd, dur, pesant ! Elle n’écouta même pas les consolations de son père et de sa mère, elle goûta je ne sais quelle sauvage volupté à se laisser aller à ses souffrances d’âme.
– Le pauvre Butscha, dit-elle un soir, a donc raison ! Ce mot indique le chemin qu’elle fit en peu de temps dans les plaines arides du Réel, conduite par une morne tristesse. La tristesse, engendrée par le renversement de toutes nos espérances, est une maladie ; elle donne souvent la mort. Ce ne sera pas une des moindres occupations de la Physiologie actuelle que de rechercher par quelles voies, par quels moyens une pensée arrive à produire la même désorganisation qu’un poison ; comment le désespoir ôte l’appétit, détruit le pylore, et change toutes les conditions de la plus forte vie. Telle fut Modeste. En trois jours, elle offrit le spectacle d’une mélancolie morbide, elle ne chantait plus, on ne pouvait pas la faire sourire, elle effraya ses parents et ses amis. Charles Mignon, inquiet de ne pas voir arriver les deux amis, pensait à les aller chercher ; mais le quatrième jour, monsieur Latournelle en eut des nouvelles. Voici comment.
Canalis, excessivement alléché par un si riche mariage, ne voulut rien négliger pour l’emporter sur La Brière, sans que La Brière pût lui reprocher d’avoir violé les lois de l’amitié. Le poète pensa que rien ne déconsidérait plus un amant aux yeux d’une jeune fille que de le lui montrer dans une situation subalterne, et il proposa, de la manière la plus simple à La Brière, de faire ménage ensemble et de prendre pour un mois, à Ingouville, une petite maison de campagne où ils se logeraient tous deux sous prétexte de santé délabrée. Une fois que La Brière, qui dans le premier moment n’aperçut rien que {p. 248} de naturel à cette proposition, y eut consenti, Canalis se chargea de mener son ami gratuitement et fit à lui seul les préparatifs du voyage ; il envoya son valet de chambre au Havre, et lui recommanda de s’adresser à monsieur Latournelle pour la location d’une maison de campagne à Ingouville en pensant que le notaire serait bavard avec la famille Mignon. Ernest et Canalis avaient, chacun le présume, causé de toutes les circonstances de cette aventure, et le prolixe La Brière avait donné mille renseignements à son rival. Le valet de chambre, au fait des intentions de son maître, les remplit à merveille ; il trompetta l’arrivée au Havre du grand poète à qui les médecins ordonnaient quelques bains de mer pour réparer ses forces épuisées dans les doubles travaux de la politique et de la littérature. Ce grand personnage voulait une maison composée d’au moins tant de pièces, car il amenait son secrétaire, un cuisinier, deux domestiques et un cocher, sans compter monsieur Germain Bonnet, son valet de chambre. La calèche choisie par le poète et louée pour un mois, était assez jolie, elle pouvait servir à quelques promenades ; aussi Germain chercha-t-il à louer dans les environs du Havre deux chevaux à deux fins, monsieur le baron et son secrétaire aimant l’exercice du cheval. Devant le petit Latournelle, Germain, en visitant les maisons de campagne, appuyait beaucoup sur le secrétaire, et il en refusa deux, en objectant que monsieur La Brière n’y serait pas convenablement logé. – « Monsieur le baron, disait-il, a fait de son secrétaire son meilleur ami. Ah ! je serais joliment grondé si monsieur de La Brière n’était pas traité comme monsieur le baron lui-même ! Et, après tout, monsieur de La Brière est Référendaire à la Cour des Comptes. » Germain ne se montra jamais que vêtu tout en drap noir, des gants propres aux mains, des bottes, et costumé comme un maître. Jugez quel effet il produisit, et quelle idée on prit du grand poète, sur cet échantillon ? Le valet d’un homme d’esprit finit par avoir de l’esprit, car l’esprit de son maître finit par déteindre sur lui. Germain ne chargea pas son rôle, il fut simple, il fut bonhomme, selon la recommandation de Canalis.
Le pauvre La Brière ne se doutait pas du tort que lui faisait Germain, et de la dépréciation à laquelle il avait consenti ; car, des sphères inférieures, il remonta vers Modeste quelques éclats de la rumeur publique. Ainsi, Canalis allait mener son ami à sa suite, dans sa voiture, et le caractère d’Ernest ne lui permettait pas de reconnaître la fausseté de sa position assez à temps pour y remédier. {p. 249} Le retard contre lequel pestait Charles Mignon provenait de la peinture des armes de Canalis sur les panneaux de la calèche et des commandes au tailleur, car le poète embrassa le monde immense de ces détails dont le moindre influence une jeune fille.
– Soyez tranquille, dit Latournelle à Charles Mignon le cinquième jour, le valet de chambre de monsieur Canalis a terminé ce matin ; il a loué le pavillon de madame Amaury à Sanvic, tout meublé, pour sept cents francs, et il a écrit à son maître qu’il pouvait partir, il trouverait tout prêt à son arrivée. Ainsi, ces messieurs seront ici dimanche. J’ai même reçu la lettre que voici de Butscha… Tenez, elle n’est pas longue : « Mon cher patron, je ne puis être de retour avant dimanche. J’ai, d’ici là, quelques renseignements extrêmement importants à prendre, et qui concernent le bonheur d’une personne à qui vous vous intéressez. »
L’annonce de l’arrivée de ces deux personnages ne rendit pas Modeste moins triste, le sentiment de sa chute, sa confusion la dominaient encore, et elle n’était pas si coquette que son père le croyait. Il est une charmante coquetterie permise, celle de l’âme, et qui peut s’appeler la politesse de l’amour ; or, Charles Mignon, en grondant sa fille, n’avait pas distingué entre le désir de plaire et l’amour de tête, entre la soif d’aimer et le calcul. En vrai colonel de l’Empire, il avait vu dans cette correspondance, rapidement lue, une fille qui se jetait à la tête d’un poète ; mais, dans les lettres supprimées pour éviter les longueurs, un connaisseur eût admiré la réserve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituée au ton agressif et léger de ses premières lettres, par une transition assez naturelle à la femme. Le père avait eu cruellement raison sur un point. La dernière lettre où Modeste, saisie par un triple amour, avait parlé comme si déjà le mariage était conclu, cette lettre causait sa honte ; aussi trouvait-elle son père bien dur, bien cruel de la forcer à recevoir un homme indigne d’elle, vers qui son âme avait volé presque à nu. Elle avait questionné Dumay sur son entrevue avec le poète ; elle lui en avait finement fait raconter les moindres détails, et elle ne trouvait pas Canalis si barbare que le disait le lieutenant. Elle souriait à cette belle cassette papale qui contenait les lettres des mille et trois femmes de ce don Juan littéraire. Elle fut plusieurs fois tentée de dire à son père : – Je ne suis pas la seule à lui écrire, et l’élite des femmes envoie des feuilles à la couronne de laurier du poète !
{p. 250} Le caractère de Modeste subit pendant cette semaine une transformation. Cette catastrophe, et c’en fut une grande chez une nature si poétique, éveilla la perspicacité, la malice, latentes chez cette jeune fille en qui ses prétendus allaient rencontrer un terrible adversaire. En effet, quand, chez une jeune personne, le cœur se refroidit, la tête devient saine ; elle observe alors tout avec une certaine rapidité de jugement, avec un ton de plaisanterie que Shakspeare a très-admirablement peint dans son personnage de Béatrix de Beaucoup de bruit pour rien. Modeste fut saisie d’un profond dégoût pour les hommes dont les plus distingués trompaient ses espérances. En amour ce que la femme prend pour le dégoût, c’est tout simplement voir juste ; mais, en fait de sentiment, elle n’est jamais, surtout la jeune fille, dans le vrai. Si elle n’admire pas, elle méprise. Or, après avoir subi des douleurs d’âme inouïes, Modeste arriva nécessairement à revêtir cette armure sur laquelle elle avait dit avoir gravé le mot mépris, et elle pouvait dès lors assister, en personne désintéressée, à ce qu’elle nommait le vaudeville des prétendus, quoiqu’elle y jouât le rôle de la jeune première. Elle se proposait surtout d’humilier constamment monsieur de La Brière.
– Modeste est sauvée, dit en souriant madame Mignon à son mari. Elle veut se venger du faux Canalis, en essayant d’aimer le vrai.
Tel fut en effet le plan de Modeste. C’était si vulgaire, que sa mère, à qui elle confia ses chagrins, lui conseilla de ne marquer à monsieur de La Brière que la plus accablante bonté.
– Voilà deux garçons, dit madame Latournelle le samedi soir, qui ne se doutent pas du nombre d’espions qu’ils auront à leurs trousses, car nous serons huit à les dévisager.
– Que dis-tu, deux, bonne amie ? s’écria le petit Latournelle, ils seront trois, Gobenheim n’est pas encore venu, je puis parler.
Modeste avait levé la tête, et tout le monde, imitant Modeste, regardait le petit notaire.
– Un troisième amoureux, et il l’est, se met sur les rangs…
– Ah ! bah !… dit Charles Mignon.
– Mais il ne s’agit de rien moins, reprit fastueusement le notaire, que de Sa Seigneurie monsieur le duc d’Hérouville, marquis de Saint-Sever, duc de Nivron, comte de Bayeux, vicomte d’Essigny, Grand-Écuyer de France et Pair, chevalier de l’Ordre de l’Éperon et de la Toison d’or, Grand d’Espagne, fils du dernier gouverneur de Normandie. Il a vu mademoiselle Modeste pendant son {p. 251} séjour chez les Vilquin, et il regrettait alors, dit son notaire arrivé de Bayeux hier, qu’elle ne fût pas assez riche pour lui, dont le père n’a retrouvé que son château d’Hérouville, orné d’une sœur, à son retour en France. Le jeune duc a trente-trois ans. Je suis chargé positivement de vous faire des ouvertures, monsieur le comte, dit le notaire en se tournant respectueusement vers le colonel.
– Demandez à Modeste, répondit le père, si elle veut avoir un oiseau de plus dans sa volière ; car, en ce qui me concerne, je consens à ce que monssu le Grand-Écuyer lui rende des soins…
Malgré le soin que Charles Mignon mettait à ne voir personne, à rester au chalet, à ne jamais sortir sans Modeste ; Gobenheim, qu’il eût été difficile de ne plus recevoir au chalet, avait parlé de la fortune de Dumay, car Dumay, ce second père de Modeste, avait dit à Gobenheim, en le quittant : – Je serai l’intendant de mon colonel, et toute ma fortune, hormis ce qu’en gardera ma femme, sera pour les enfants de ma petite Modeste… Chacun, au Havre, avait donc répété cette question si simple que déjà Latournelle s’était faite : – « Ne faut-il pas que monsieur Charles Mignon ait une fortune colossale pour que la part de Dumay soit de six cent mille francs, et pour que Dumay se fasse son intendant ? – Monsieur Mignon est arrivé sur un vaisseau à lui, chargé d’indigo, disait-on à la Bourse. Ce chargement vaut déjà plus, sans compter le navire, que ce qu’il se donne de fortune. » Le colonel ne voulut pas renvoyer ses domestiques, choisis avec tant de soin pendant ses voyages, et il fut obligé de louer pour six mois une maison au bas d’Ingouville, car il avait un valet de chambre, un cuisinier et un cocher, nègres tous deux, une mulâtresse et deux mulâtres sur la fidélité desquels il pouvait compter. Le cocher cherchait des chevaux de selle pour mademoiselle, pour son maître, et des chevaux pour la calèche dans laquelle le colonel et le lieutenant étaient revenus. Cette voiture, achetée à Paris, était à la dernière mode, et portait les armes de La Bastie, surmontées d’une couronne comtale. Ces choses, minimes aux yeux d’un homme qui, depuis quatre ans, vivait au milieu du luxe effréné des Indes, des marchands hongs et des Anglais de Canton, furent commentées par les négociants du Havre, par les gens de Graville et d’Ingouville. En cinq jours, ce fut une rumeur éclatante qui fit en Normandie l’effet d’une traînée de poudre quand elle prend feu. – « Monsieur Mignon est revenu de la Chine avec des {p. 252} millions, disait-on à Rouen, et il paraît qu’il est devenu comte en voyage ? – Mais il était comte de La Bastie avant la Révolution, répondait un interlocuteur. – Ainsi, l’on appelle monsieur le comte un libéral qui s’est nommé pendant vingt-cinq ans Charles Mignon, où allons-nous ? » Modeste passa donc, malgré le silence de ses parents et de ses amis, pour être la plus riche héritière de la Normandie, et tous les yeux aperçurent alors ses mérites. La tante et la sœur de monsieur le duc d’Hérouville confirmèrent, en plein salon, à Bayeux, le droit de monsieur Charles Mignon au titre et aux armes de comte dus au cardinal Mignon dont, par reconnaissance, les glands et le chapeau furent pris pour sommier et pour supports. Elles avaient entrevu, de chez les Vilquin, mademoiselle de La Bastie, et leur sollicitude pour le chef de leur maison appauvrie fut aussitôt réveillée. – « Si mademoiselle de La Bastie est aussi riche qu’elle est belle, dit la tante du jeune duc, ce serait le plus beau parti de la province. Et, elle est noble, au moins, celle-là ! » Ce dernier mot fut dit contre les Vilquin avec lesquels on n’avait pas pu s’entendre, après avoir eu l’humiliation d’aller chez eux.
Tels sont les petits événements qui devaient introduire un personnage de plus dans cette scène domestique, contrairement aux lois d’Aristote et d’Horace ; mais le portrait et la biographie de ce personnage, si tardivement venu, n’y causeront pas de longueur, vu son exiguïté. Monsieur le duc ne tiendra pas plus de place ici qu’il n’en tiendra dans l’Histoire. Sa Seigneurie monsieur le duc d’Hérouville, un fruit de l’automne matrimonial du dernier gouverneur de Normandie, est né pendant l’émigration, en 1796, à Vienne. Revenu avec le Roi en 1814, le vieux maréchal, père du duc actuel, mourut en 1819 sans avoir pu marier son fils, quoiqu’il fût duc de Nivron ; il ne lui laissa que l’immense château d’Hérouville, le parc, quelques dépendances et une ferme assez péniblement rachetée, en tout quinze mille francs de rente. Louis XVIII donna la charge de Grand-Écuyer au fils, qui, sous Charles X, eut les douze mille francs de pension accordés aux pairs de France pauvres. Qu’étaient les appointements de Grand-Écuyer et vingt-sept mille francs de rente pour cette famille ? À Paris, le jeune duc avait, il est vrai, les voitures du Roi, son hôtel rue Saint-Thomas-du-Louvre, à la Grande Écurie ; mais ses appointements défrayaient son hiver et les vingt-sept mille francs défrayaient l’été dans la Normandie. Si ce grand seigneur restait encore garçon, il y avait moins {p. 253} de sa faute que de celle de sa tante, qui ne connaissait pas les fables de La Fontaine. Mademoiselle d’Hérouville eut des prétentions énormes, en désaccord avec l’esprit du siècle, car les grands noms sans argent ne pouvaient guère trouver de riches héritières dans la haute noblesse française, déjà bien embarrassée d’enrichir ses fils ruinés par le partage égal des biens. Pour marier avantageusement le jeune duc d’Hérouville, il aurait fallu caresser les grandes maisons de Banque, et la hautaine fille des d’Hérouville les froissa toutes par des mots sanglants. Pendant les premières années de la Restauration, de 1817 à 1825, tout en cherchant des millions, mademoiselle d’Hérouville refusa mademoiselle Mongenod, fille du banquier, de qui se contenta monsieur de Fontaine. Enfin, après de belles occasions manquées par sa faute, elle trouvait en ce moment la fortune des Nucingen trop turpidement ramassée pour se prêter à l’ambition de madame de Nucingen, qui voulait faire de sa fille une duchesse. Le Roi, dans le désir de rendre aux d’Hérouville leur splendeur, avait presque ménagé ce mariage, et il taxa publiquement mademoiselle d’Hérouville de folie. La tante rendit ainsi son neveu ridicule, et le duc prêtait au ridicule. En effet, quand les grandes choses humaines s’en vont, elles laissent des miettes, des frusteaux, dirait Rabelais, et la Noblesse française nous montre en ce siècle beaucoup trop de restes. Certes, dans cette longue histoire des mœurs, ni le Clergé ni la Noblesse n’ont à se plaindre. Ces deux grandes et magnifiques nécessités sociales y sont bien représentées ; mais ne serait-ce pas renoncer au beau titre d’historien que de n’être pas impartial, que de ne pas montrer ici la dégénérescence de la race, comme vous trouverez ailleurs la figure de l’Émigré dans le comte de Mortsauf (Voyez le Lis dans la Vallée), et toutes les noblesses de la Noblesse dans le marquis d’Espard (Voyez l’Interdiction). Comment la race des forts et des vaillants, comment la maison de ces fiers d’Hérouville, qui donnèrent le fameux maréchal à la Royauté, des cardinaux à l’Église, des capitaines aux Valois, des preux à Louis XIV, aboutissait-elle à un être frêle, et plus petit que Butscha ? C’est une question qu’on peut se faire dans plus d’un salon de Paris, en entendant annoncer plus d’un grand nom de France et voyant entrer un homme petit, fluet, mince qui semble n’avoir que le souffle, ou de hâtifs vieillards, ou quelque création bizarre chez qui l’observateur recherche à grand’peine un trait où l’imagination puisse retrouver les signes d’une ancienne {p. 254} grandeur. Les dissipations du règne de Louis XV, les orgies de ce temps égoïste et funeste ont produit la génération étiolée chez laquelle les manières seules survivent aux grandes qualités évanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles. Aussi, à part quelques exceptions, peut-on expliquer l’abandon dans lequel Louis XVI a péri, par le pauvre reliquat du règne de madame de Pompadour. Blond, pâle et mince, le Grand-Écuyer, jeune homme aux yeux bleus, ne manquait pas d’une certaine dignité dans la pensée ; mais sa petite taille et les fautes de sa tante qui l’avaient conduit à courtiser vainement les Vilquin, lui donnaient une excessive timidité. Déjà la famille d’Hérouville avait failli périr par le fait d’un avorton (voyez l’Enfant Maudit, Études philosophiques). Le Grand-Maréchal, car on appelait ainsi dans la famille celui que Louis XIII avait fait duc, s’était marié à quatre-vingt-deux ans, et naturellement la famille avait continué. Néanmoins le jeune duc aimait les femmes ; mais il les mettait trop haut, il les respectait trop, il les adorait, et il n’était à son aise qu’avec celles qu’on ne respecte pas. Ce caractère l’avait conduit à mener une vie en partie double. Il prenait sa revanche avec les femmes faciles des adorations auxquelles il se livrait dans les salons, ou, si vous voulez, dans les boudoirs du faubourg Saint-Germain. Ces mœurs et sa petite taille, sa figure souffrante, ses yeux bleus tournés à l’extase avaient ajouté, très-injustement d’ailleurs, au ridicule versé sur sa personne, car il était plein de délicatesse et d’esprit ; mais son esprit sans pétillement ne se manifestait que quand il se sentait à l’aise ; aussi Fanny-Beaupré, l’actrice qui passait pour être à prix d’or sa meilleure amie, disait-elle de lui : – « C’est un bon vin, mais si bien bouché, qu’on y casse ses tire-bouchons ! » La belle duchesse de Maufrigneuse, que le Grand-Écuyer ne pouvait qu’adorer, l’accabla par un mot qui, malheureusement, se répéta comme toutes les jolies médisances. – « Il me fait l’effet, dit-elle, d’un bijou finement travaillé qu’on montre beaucoup plus qu’on ne s’en sert, et qui reste dans du coton. » Il n’y eut pas jusqu’au nom de la charge de Grand-Écuyer qui ne fit rire, par le contraste, le bon Charles X, quoique le duc d’Hérouville fût un excellent cavalier. Les hommes sont comme les livres, ils sont quelquefois appréciés trop tard.
Modeste avait entrevu le duc d’Hérouville pendant le séjour {p. 255} infructueux qu’il fit chez les Vilquin ; et, en le voyant passer, toutes ces réflexions lui vinrent presque involontairement à l’esprit. Mais, dans les circonstances où elle se trouvait, elle comprit combien la recherche du duc d’Hérouville était importante pour n’être à la merci d’aucun Canalis.
– Je ne vois pas pourquoi, dit-elle à Latournelle, le duc d’Hérouville ne serait pas admis ? Je passe, malgré notre indigence, reprit-elle en regardant son père avec malice, à l’état d’héritière. Aussi finirai-je par publier un programme… N’avez-vous pas vu combien les regards de Gobenheim ont changé depuis une semaine ? il est au désespoir de ne pas pouvoir mettre ses parties de whist sur le compte d’une adoration muette de ma personne.
– Chut ! mon cœur, dit madame Latournelle, le voici.
– Le père Althor est au désespoir, dit Gobenheim à monsieur Mignon en entrant.
– Et pourquoi ?… demanda le comte de La Bastie.
– Vilquin, dit-on, va manquer, et la Bourse vous croit riche de plusieurs millions…
– On ne sait pas, répliqua Charles Mignon très-sèchement, quels sont mes engagements aux Indes, et je ne me soucie pas de mettre le public dans la confidence de mes affaires. – Dumay, dit-il à l’oreille de son ami, si Vilquin est gêné, nous pourrions rentrer dans ma campagne, en lui rendant le prix qu’il en a donné, comptant.
Telles furent les préparations dues au hasard, au milieu desquelles, le dimanche matin, Canalis et La Brière arrivèrent, un courrier 17 en avant, au pavillon de madame Amaury. On apprit que le duc d’Hérouville, sa sœur et sa tante devaient arriver le mardi, sous prétexte de santé, dans une maison louée à Graville. Ce concours fit dire à la Bourse que, grâce à mademoiselle Mignon, les loyers allaient hausser à Ingouville. – Elle en fera, si cela continue, un hôpital, dit mademoiselle Vilquin la cadette au désespoir de ne pas être duchesse.
L’éternelle comédie de l’Héritière, qui devait se jouer au chalet, pourrait certes, dans les dispositions où se trouvait Modeste, et d’après sa plaisanterie, se nommer le programme d’une jeune fille, car elle était bien décidée, après la perte de ses illusions, à ne donner sa main qu’à l’homme dont les qualités la satisferaient pleinement.
{p. 256} Le lendemain de leur arrivée, les deux rivaux, encore amis intimes, se préparèrent à faire leur entrée, le soir, au chalet. Ils avaient donné tout leur dimanche et le lundi matin à leurs déballages, à la prise de possession du pavillon de madame Amaury et aux arrangements que nécessite un séjour d’un mois. D’ailleurs, autorisé par son état d’apprenti ministre à se permettre bien des roueries, le poète calculait tout ; il voulut donc mettre à profit le tapage probable que devait faire son arrivée au Havre, et dont quelques échos retentiraient au chalet. En sa qualité d’homme fatigué, Canalis ne sortit pas. La Brière alla deux fois se promener devant le chalet, car il aimait avec une sorte de désespoir, il avait une terreur profonde d’avoir déplu, son avenir lui semblait couvert de nuages épais. Les deux amis descendirent pour dîner le lundi, tous deux habillés pour la première visite, la plus importante de toutes. La Brière s’était mis comme il l’était le fameux dimanche à l’église ; mais il se regardait comme le satellite d’un astre, et s’abandonnait aux hasards de sa situation. Canalis, lui, n’avait pas négligé l’habit noir, ni ses ordres, ni cette élégance de salon, perfectionnée dans ses relations avec la duchesse de Chaulieu, sa protectrice, et avec le plus beau monde du faubourg Saint-Germain. Toutes les minuties du dandysme, Canalis les avait observées, tandis que le pauvre La Brière allait se montrer dans le laissez-aller de l’homme sans espérance.
En servant ses deux maîtres à table, Germain ne put s’empêcher de sourire de ce contraste. Au second service, il entra d’un air assez diplomatique, ou, pour mieux dire, inquiet.
– Monsieur le baron, dit-il à Canalis et à demi-voix, sait-il que monsieur le Grand-Écuyer arrive à Graville pour se guérir de la même maladie qui tient monsieur de La Brière et monsieur le baron ?
– Le petit duc d’Hérouville ? s’écria Canalis.
– Oui, monsieur.
– Il viendrait pour mademoiselle de La Bastie ? demanda La Brière en rougissant.
– Pour mademoiselle Mignon ! répondit Germain.
– Nous sommes joués, s’écria Canalis en regardant La Brière.
– Ah ! répliqua vivement Ernest, voilà le premier nous que tu dis depuis notre départ. Jusqu’à présent tu disais, je !
– Tu me connais, répondit Melchior en laissant échapper un {p. 257} éclat de rire. Mais nous ne sommes pas en état de lutter contre une Charge de la couronne, contre le titre de duc et pair, ni contre les marais que le Conseil-d’État vient d’attribuer, sur mon rapport, à la maison d’Hérouville.
– Sa Seigneurie, dit La Brière avec une malice pleine de sérieux, t’offre une fiche de consolation dans la personne de sa sœur.
En ce moment on annonça monsieur le comte de La Bastie, les deux jeunes gens se levèrent en l’entendant, et La Brière alla vivement au-devant de lui pour lui présenter Canalis.
– J’avais à vous rendre la visite que vous m’avez faite à Paris, dit Charles Mignon au jeune Référendaire, et je savais en venant ici que j’aurais le double plaisir de voir l’un de nos grands poètes actuels.
– Grand ?… monsieur, répondit le poète en souriant, il ne peut plus y avoir rien de grand dans un siècle à qui le règne de Napoléon sert de préface. Nous sommes d’abord une peuplade de soi-disant grands poètes !… Puis, les talents secondaires jouent si bien le génie, qu’ils ont rendu toute grande illustration impossible.
– Est-ce la raison qui vous jette dans la politique ? demanda le comte de La Bastie.
– Même chose dans cette sphère, dit le poète. Il n’y aura plus de grands hommes d’État, il y aura seulement des hommes qui toucheront plus ou moins aux événements. Tenez, monsieur, sous le régime que nous a fait la Charte qui prend la cote des contributions pour une cotte d’armes, il n’y a de solide que ce que vous êtes allé chercher en Chine, la fortune !
Satisfait de lui-même et content de l’impression qu’il faisait sur le futur beau-père, Melchior se tourna vers Germain.
– Vous servirez le café dans le salon, dit-il en invitant le négociant à quitter la salle à manger.
– Je vous remercie, monsieur le comte, dit alors La Brière, de me sauver ainsi l’embarras où j’étais pour introduire chez vous mon ami. Avec beaucoup d’âme, vous avez encore de l’esprit…
– Bah ! l’esprit qu’ont tous les Provençaux, dit Charles Mignon.
– Ah ! vous êtes de la Provence ?… s’écria Canalis.
– Excusez mon ami, dit La Brière, il n’a pas, comme moi, étudié l’histoire des La Bastie.
À cette observation d’ami, Canalis jeta sur Ernest un regard profond.
{p. 258} – Si votre santé vous le permet, dit le Provençal au grand poète, je réclame l’honneur de vous recevoir ce soir sous mon toit, ce sera une journée à marquer, comme dit l’ancien, albo notanda lapillo. Quoique nous soyons assez embarrassés de recevoir une si grande gloire dans une si petite maison, vous satisferez l’impatience de ma fille dont l’admiration pour vous va jusqu’à mettre vos vers en musique.
– Vous avez mieux que la gloire, dit Canalis, vous y possédez la beauté, s’il faut en croire Ernest.
– Oh ! une bonne fille que vous trouverez bien provinciale, dit Charles.
– Une provinciale recherchée, dit-on, par le duc d’Hérouville, s’écria Canalis d’un ton sec.
– Oh ! reprit monsieur Mignon avec la perfide bonhomie du méridional, je laisse ma fille libre. Les ducs, les princes, les simples particuliers, tout m’est indifférent, même un homme de génie. Je ne veux prendre aucun engagement, et le garçon que ma Modeste choisira sera mon gendre, ou, plutôt, mon fils, dit-il en regardant La Brière. Que voulez-vous ? madame de La Bastie est allemande, elle n’admet pas notre étiquette, et moi je me laisse mener par mes deux femmes. J’ai toujours aimé mieux être dans la voiture que sur le siége. Nous pouvons parler de ces choses sérieuses en riant, car nous n’avons pas encore vu le duc d’Hérouville, et je ne crois pas plus aux mariages faits par procuration, qu’aux prétendus imposés par les parents.
– C’est une déclaration aussi désespérante qu’encourageante pour deux jeunes gens qui veulent chercher la pierre philosophale du bonheur dans le mariage, dit Canalis.
– Ne croyez-vous pas utile, nécessaire et politique de stipuler la parfaite liberté des parents, de la fille et des prétendus ! demanda Charles Mignon.
Canalis, sur un regard de La Brière, garda le silence, la conversation devint banale ; et, après quelques tours de jardin, le père se retira, comptant sur la visite des deux amis.
– C’est notre congé, s’écria Canalis, tu l’as compris comme moi. D’ailleurs, à sa place, moi je ne balancerais pas entre le Grand-Écuyer et nous deux, quelque charmants que nous puissions être.
– Je ne le pense pas, répondit La Brière. Je crois que ce brave soldat est venu pour satisfaire son impatience de te voir, {p. 259} et nous déclarer sa neutralité, tout en nous ouvrant sa maison. Modeste, éprise de ta gloire et trompée par ma personne, se trouve tout simplement entre la Poésie et le Positif. J’ai le malheur d’être le Positif.
– Germain, dit Canalis au valet de chambre qui vint desservir le café, faites atteler. Dans une demi-heure nous partons, nous nous promènerons avant d’aller au chalet.
Les deux jeunes gens étaient aussi impatients l’un que l’autre de voir Modeste, mais La Brière redoutait cette entrevue, et Canalis y marchait avec une confiance pleine de fatuité. L’élan d’Ernest vers le père et la flatterie par laquelle il venait de caresser l’orgueil nobiliaire du négociant en faisant apercevoir la maladresse de Canalis, déterminèrent le poète à prendre un rôle. Melchior résolut, tout en déployant ses séductions, de jouer l’indifférence, de paraître dédaigner Modeste, et de piquer ainsi l’amour-propre de la jeune fille. Élève de la belle duchesse de Chaulieu, il se montrait en ceci digne de sa réputation d’homme connaissant bien les femmes, qu’il ne connaissait pas, comme il arrive à ceux qui sont les heureuses victimes d’une passion exclusive. Pendant que le pauvre Ernest, confiné dans son coin de calèche, abîmé dans les terreurs du véritable amour et pressentant la colère, le mépris, le dédain, toutes les foudres d’une jeune fille blessée et offensée, gardait un morne silence ; Canalis se préparait non moins silencieusement, comme un acteur prêt à jouer un rôle important dans quelque pièce nouvelle. Certes ni l’un ni l’autre, ils ne ressemblaient à deux hommes heureux. Il s’agissait d’ailleurs pour Canalis d’intérêts graves. Pour lui, la seule velléité du mariage emportait la rupture de l’amitié sérieuse qui le liait, depuis dix ans bientôt, à la duchesse de Chaulieu. Quoiqu’il eût coloré son voyage par le vulgaire prétexte de ses fatigues auquel les femmes ne croient jamais, même quand il est vrai, sa conscience le tourmentait un peu ; mais le mot conscience parut si jésuitique à La Brière, qu’il haussa les épaules quand le poète lui fit part de ses scrupules.
– Ta conscience, mon ami, me semble tout bonnement la crainte de perdre des plaisirs de vanité, des avantages très-réels et une habitude, en perdant l’affection de madame de Chaulieu ; car, si tu réussis auprès de Modeste, tu renonceras sans regret aux fades regains d’une passion très-fauchée depuis huit ans. Dis que tu trembles de déplaire à ta protectrice, si elle apprend le motif de ton séjour ici, je te croirai facilement. Renoncer à la duchesse et ne {p. 260} pas réussir au Chalet, c’est jouer trop gros jeu. Tu prends l’effet de cette alternative pour des remords.
– Tu ne comprends rien aux sentiments, dit Canalis impatienté comme un homme à qui l’on dit la vérité quand il demande un compliment.
– C’est ce qu’un bigame devrait répondre à douze jurés, répliqua La Brière en riant.
Cette épigramme fit encore une impression désagréable sur Canalis, il trouva La Brière trop spirituel et trop libre pour un secrétaire.
L’arrivée d’une calèche splendide, conduite par un cocher à la livrée de Canalis, fit d’autant plus de sensation au chalet que l’on y attendait les deux prétendants, et que tous les personnages de cette histoire, moins le duc et Butscha, s’y trouvaient.
– Lequel est le poète ? demanda madame Latournelle à Dumay dans l’embrasure de la croisée où elle vint se poster au bruit de la voiture.
– Celui qui marche en tambour-major, répondit le caissier.
– Ah ! dit la notaresse en examinant Melchior qui se balançait en homme regardé.
Quoique trop sévère, l’appréciation de Dumay, homme simple s’il en fut jamais, a quelque justesse. Par la faute de la grande dame qui le flattait excessivement et le gâtait comme toutes les femmes plus âgées que leurs adorateurs les flatteront et les gâteront toujours, Canalis était alors au moral une espèce de Narcisse. Une femme d’un certain âge, qui veut s’attacher à jamais un homme, commence par en diviniser les défauts, afin de rendre impossible toute rivalité ; car une rivale n’est pas de prime abord dans le secret de cette superfine flatterie à laquelle un homme s’habitue assez facilement. Les fats sont le produit de ce travail féminin, quand ils ne sont pas fats de naissance. Canalis, pris jeune par la belle duchesse de Chaulieu, se justifia donc à lui-même ses affectations, en se disant qu’elles plaisaient à cette femme dont le goût faisait loi. Quoique ces nuances soient d’une excessive délicatesse, il n’est pas impossible de les indiquer. Ainsi, Melchior possédait un talent de lecture fort admiré que de trop complaisants éloges avaient amené dans une voie d’exagération où ni le poète ni l’acteur ne s’arrêtent, et qui fit dire de lui (toujours par de Marsay) qu’il ne déclamait pas, mais qu’il bramait ses vers, tant il allongeait les sons en s’écoutant lui-même. En argot de coulisse, {p. 261} Canalis prenait des temps un peu longuets. Il se permettait des œillades interrogatives à son public, des poses de satisfaction, et ces ressources de jeu appelées par les acteurs des balançoires, expression pittoresque comme tout ce que crée le peuple artiste. Canalis eut d’ailleurs des imitateurs et fut chef d’école en ce genre. Cette emphase de mélopée avait légèrement atteint sa conversation, il y portait un ton déclamatoire, ainsi qu’on l’a vu dans son entretien avec Dumay. Une fois l’esprit devenu comme ultra-coquet, les manières s’en ressentirent. Aussi Canalis avait-il fini par scander sa démarche, inventer des attitudes, se regarder à la dérobée dans les glaces, et faire concorder ses discours à la façon dont il se campait. Il se préoccupait tant de l’effet à produire, que plus d’une fois, un railleur, Blondet, avait parié l’interloquer, et avec succès, en dirigeant un regard obstiné sur la frisure du poète, sur ses bottes ou sur les basques de son habit. Après dix années, ces grâces, qui commencèrent par avoir pour passe-port une jeunesse florissante, étaient devenues d’autant plus vieillotes que Melchior paraissait usé. La vie du monde est aussi fatigante pour les hommes que pour les femmes, et peut-être les vingt années que la duchesse avait de plus que Canalis pesaient-elles plus sur lui que sur elle, car le monde la voyait toujours belle, sans rides, sans rouge et sans cœur. Hélas ! ni les hommes ni les femmes n’ont d’ami pour les avertir au moment où le parfum de leur modestie se rancit, où la caresse de leur regard est comme une tradition de théâtre, où l’expression de leur visage se change en minauderie et où les artifices de leur esprit laissent apercevoir leurs carcasses roussies. Il n’y a que le génie qui sache se renouveler comme le serpent ; et, en fait de grâce comme en tout, il n’y a que le cœur qui ne vieillisse pas. Les gens de cœur sont simples. Or, Canalis, vous le savez, a le cœur sec. Il abusait de la beauté de son regard en lui donnant, hors de propos, la fixité que la méditation prête aux yeux. Enfin, pour lui, les éloges étaient un commerce où il voulait trop gagner. Sa manière de complimenter, charmante pour les gens superficiels, pouvait aux gens délicats paraître insultante par sa banalité, par l’aplomb d’une flatterie où 18 l’on devinait un parti pris. En effet, Melchior mentait comme un courtisan. Il avait dit sans pudeur au duc de Chaulieu qui fit peu d’effet à la tribune quand il fut obligé d’y monter comme ministre des Affaires Étrangères : – Votre Excellence a été sublime ! Combien d’hommes eussent {p. 262} été, comme Canalis, opérés de leurs affectations par l’insuccès administré par petites doses !… Ces défauts, assez légers dans les salons dorés du faubourg Saint-Germain, où chacun apporte avec exactitude sa quote part de ridicules, et où cette espèce de jactance, d’apprêt, de tension, si vous voulez, a pour cadre un luxe excessif, des toilettes somptueuses qui peut-être en sont l’excuse, devaient trancher énormément au fond de la province dont les ridicules appartiennent à un genre opposé. Canalis, à la fois tendu et maniéré, ne pouvait d’ailleurs point se métamorphoser, il avait eu le temps de se refroidir dans le moule où l’avait jeté la duchesse ; et, de plus, il était très-Parisien, ou, si vous voulez, très-Français. Le Parisien s’étonne que tout ne soit pas partout comme à Paris, et le Français, comme en France. Le bon goût consiste à se conformer aux manières des étrangers sans néanmoins trop perdre de son caractère propre, comme le faisait Alcibiade, ce modèle des gentleman. La véritable grâce est élastique. Elle se prête à toutes les circonstances, elle est en harmonie avec tous les milieux sociaux, elle sait mettre une robe de petite étoffe, remarquable seulement par la façon, pour aller dans la rue, au lieu d’y traîner les plumes et les ramages éclatants que certaines bourgeoises y promènent. Or, Canalis, conseillé par une femme qui l’aimait plus pour elle que pour lui-même, voulait faire loi, être partout ce qu’il était. Il croyait, erreur que partagent quelques-uns des grands hommes de Paris, porter son public particulier avec lui.
Tandis que le poète accomplissait au salon une entrée étudiée, La Brière s’y glissa comme un chien qui craint de recevoir des coups.
– Eh ! voilà mon soldat ! dit Canalis en apercevant Dumay après avoir adressé un compliment à madame Mignon et salué les femmes. Vos inquiétudes sont calmées, n’est-ce pas ? reprit-il en lui tendant la main avec emphase, mais à l’aspect de mademoiselle, on les conçoit dans toute leur étendue. Je parlais des créatures terrestres, et non des anges.
Chacun, par son attitude, demandait le mot de cette énigme.
– Ah ! je compterai comme un triomphe, reprit le poète en comprenant l’explication que chacun désirait, d’avoir ému l’un de ces hommes de fer que Napoléon avait su trouver pour en faire le pilotis sur lequel il essaya de fonder un empire trop colossal pour être durable. À de telles choses, le temps seul peut servir de ciment ! {p. 263} Mais est-ce bien un triomphe dont je doive m’enorgueillir ? Je n’y suis pour rien. Ce fut le triomphe de l’idée sur le fait. Vos batailles, mon cher monsieur Dumay, vos charges héroïques, monsieur le comte, enfin la guerre fut la forme qu’empruntait la pensée de Napoléon. De toutes ces choses, qu’en reste-t-il ? l’herbe qui les couvre n’en sait rien, les moissons n’en diraient pas la place ; et, sans l’historien, sans notre écriture, l’avenir ignorerait ce temps héroïque ! Ainsi vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idées, et c’est ce qui sauvera l’Empire, les poètes en feront un poème ! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter !
Canalis s’arrêta pour recueillir, par un regard jeté sur les figures, le tribut d’étonnement que lui devaient des provinciaux.
– Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du chagrin que j’ai de ne pas vous voir, dit madame Mignon, à la manière dont vous me dédommagez par le plaisir que vous me donnez à vous écouter.
Décidée à trouver Canalis sublime, Modeste, mise comme elle l’était le jour où cette histoire commença, restait ébahie, et avait lâché sa broderie qui ne tenait plus à ses doigts que par l’aiguillée de coton.
– Modeste, voici monsieur de La Brière ; monsieur Ernest, voici ma fille, dit Charles en trouvant le secrétaire un peu trop humblement placé.
La jeune fille salua froidement Ernest, en lui jetant un regard qui devait prouver à tout le monde qu’elle le voyait pour la première fois.
– Pardon monsieur, lui dit-elle sans rougir, la vive admiration que je professe pour le plus grand de nos poètes est, aux yeux de mes amis, une excuse suffisante de n’avoir aperçu que lui.
Cette voix fraîche et accentuée comme celle, si célèbre, de mademoiselle Mars, charma le pauvre Référendaire, déjà ébloui de la beauté de Modeste, et il répondit dans sa surprise un mot sublime, s’il eût été vrai : – Mais c’est mon ami, dit-il.
– Alors, vous m’avez pardonné, répliqua-t-elle.
– C’est plus qu’un ami, s’écria Canalis en prenant Ernest par l’épaule et s’y appuyant comme Alexandre sur Ephestion, nous nous aimons comme deux frères…
Madame Latournelle coupa net la parole au grand poète, en montrant Ernest au petit notaire, et lui disant : – Monsieur n’est-il pas l’inconnu que nous avons vu à l’Église.
{p. 264} – Et, pourquoi pas ?… répliqua Charles Mignon en voyant rougir Ernest.
Modeste demeura froide, et reprit sa broderie.
– Madame peut avoir raison, je suis venu deux fois au Havre, répondit La Brière qui s’assit à côté de Dumay.
Canalis, émerveillé de la beauté de Modeste, se méprit à l’admiration qu’elle exprimait, et se flatta d’avoir complétement réussi dans ses effets.
– Je croirais un homme de génie sans cœur, s’il n’avait pas auprès de lui quelque amitié dévouée, dit Modeste pour relever la conversation interrompue par la maladresse de madame Latournelle.
– Mademoiselle, le dévouement d’Ernest pourrait me faire croire que je vaux quelque chose, dit Canalis, car ce cher Pylade est rempli de talent, il a été la moitié du plus grand ministre que nous ayons eu depuis la paix. Quoiqu’il occupe une magnifique position, il a consenti à être mon précepteur en politique ; il m’apprend les affaires, il me nourrit de son expérience, tandis qu’il pourrait aspirer à de plus hautes destinées. Oh ! il vaut mieux que moi… À un geste que fit Modeste, Melchior dit avec grâce : – La poésie que j’exprime, il l’a dans le cœur ; et si je parle ainsi devant lui, c’est qu’il a la modestie d’une religieuse.
– Assez, assez, dit La Brière qui ne savait quelle contenance tenir, tu as l’air, mon cher, d’une mère qui veut marier sa fille.
– Et comment, monsieur, dit Charles Mignon en s’adressant à Canalis, pouvez-vous penser à devenir un homme politique ?
– Pour un poète, c’est abdiquer, dit Modeste, la politique est la ressource des hommes positifs…
– Ah ! mademoiselle, aujourd’hui la tribune est le plus grand théâtre du monde, elle a remplacé le champ-clos de la chevalerie ; elle sera le rendez-vous de toutes les intelligences, comme l’armée était naguère celui de tous les courages.
Canalis enfourcha son cheval de bataille, il parla pendant dix minutes sur la vie politique : – La poésie était la préface de l’homme d’État. – Aujourd’hui, l’orateur devenait un généralisateur sublime, le pasteur des idées. – Quand le poète pouvait indiquer à son pays le chemin de l’avenir, cessait-il donc d’être lui-même ? – Il cita Chateaubriand, en prétendant qu’il serait un jour plus considérable par le côté politique que par le côté littéraire. – La {p. 265} tribune française allait être le phare de l’Humanité. – Maintenant les luttes orales avaient remplacé celles du champ de 19 bataille. – Telle séance de la Chambre valait Austerlitz, et les orateurs s’y montraient à la hauteur des généraux, ils y perdaient autant d’existence, de courage, de force, ils s’y usaient autant que ceux-ci à faire la guerre. – La parole n’était-elle pas une des plus effrayantes prodigalités de fluide vital que l’homme pouvait se permettre, etc., etc.
Cette improvisation composée des lieux communs modernes, mais revêtus d’expressions sonores, de mots nouveaux, et destinée à prouver que le baron de Canalis devait être un jour une des gloires de la Tribune, produisit une profonde impression sur le notaire, sur Gobenheim, sur madame de la Tournelle et sur madame Mignon. Modeste était comme à un spectacle et enthousiaste de l’acteur, absolument comme Ernest devant elle ; car, si le Référendaire savait toutes ces phrases par cœur, il écoutait par les yeux de la jeune fille en s’en éprenant à devenir fou. Pour cet amoureux vrai, Modeste venait d’éclipser les différentes Modestes qu’il avait créées en lisant ses lettres ou en y répondant.
Cette visite, dont la durée fut déterminée à l’avance par Canalis, qui ne voulait pas laisser à ses admirateurs le temps de se blaser, finit par une invitation à dîner pour le lundi suivant.
– Nous ne serons plus au chalet, dit le comte de La Bastie, il redevient l’habitation de Dumay. Je rentre dans mon ancienne maison par un contrat à réméré, de six mois de durée, que j’ai signé tout à l’heure avec monsieur Vilquin, chez mon ami Latournelle…
– Je souhaite, dit Dumay, que Vilquin ne puisse pas vous rendre la somme que vous venez de lui prêter…
– Vous serez là, dit Canalis, dans une demeure en harmonie avec votre fortune…
– Avec la fortune qu’on me suppose, répondit vivement Charles Mignon.
– Il serait malheureux, dit Canalis en se retournant vers Modeste et en faisant un salut charmant, que cette madone n’eût pas un cadre digne de ses divines perfections.
Ce fut tout ce que Canalis dit de Modeste, car il avait affecté de ne pas la regarder, et de se comporter en homme à qui toute idée de mariage était interdite.
– Ah ! ma chère madame Mignon, il a bien de l’esprit, dit la {p. 266} notaresse au moment où les deux Parisiens faisaient crier le sable du jardinet sous leurs pieds.
– Est-il riche ? voilà la question, répondit Gobenheim.
Modeste était à la fenêtre, ne perdant pas un seul des mouvements du grand poète, et n’ayant pas un regard pour Ernest de La Brière. Quand monsieur Mignon rentra, quand Modeste, après avoir reçu le dernier salut des deux amis lorsque la calèche tourna, se fut remise à sa place, il y eut une de ces profondes discussions comme en font les gens de la province sur les gens de Paris, à une première entrevue. Gobenheim répéta son mot : – Est-il riche ? au concert d’éloges que firent madame Latournelle, Modeste et sa mère.
– Riche ? répondit Modeste. Et qu’importe ! ne voyez-vous pas que monsieur de Canalis est un de ces hommes destinés à occuper les plus hautes places dans l’État ; il a plus que de la fortune, il possède les moyens de la fortune.
– Il sera ministre ou ambassadeur, dit monsieur Mignon.
– Les contribuables pourraient tout de même avoir à payer les frais de son enterrement, dit le petit Latournelle.
– Eh ! pourquoi ? dit Charles Mignon.
– Il me paraît homme à manger toutes les fortunes dont les moyens lui sont si libéralement accordés par mademoiselle Modeste.
– Comment Modeste ne serait-elle pas libérale envers un poète qui la traite de madone, dit le petit Dumay fidèle à la répulsion que Canalis lui avait inspirée.
Gobenheim apprêtait la table de whist avec d’autant plus de persistance que, depuis le retour de monsieur Mignon, Latournelle et Dumay s’étaient laissés aller à jouer dix sous la fiche.
– Eh ! bien, mon petit ange, dit le père à sa fille dans l’embrasure d’une fenêtre, avoue que papa pense à tout. En huit jours, si tu donnes tes ordres ce soir à ton ancienne couturière de Paris et à tous tes fournisseurs, tu pourras te montrer dans toute la splendeur d’une héritière, de même que j’aurai le temps de nous installer dans notre maison. Tu as un joli poney, songe à te faire faire un costume de cheval, le Grand-Écuyer mérite cette attention…
– D’autant plus que nous avons du monde à promener, dit Modeste sur les joues de qui reparaissaient les couleurs de la santé.
– Le secrétaire, dit madame Mignon, n’a pas dit grand’chose.
– C’est un petit sot, répondit madame Latournelle. Le poète a {p. 267} eu des attentions pour tout le monde. Il a su remercier Latournelle de ses soins pour la location de son pavillon en me disant qu’il semblait avoir consulté le goût d’une femme. Et l’autre restait là, sombre comme un Espagnol, les yeux fixes, ayant l’air de vouloir avaler Modeste ; s’il m’avait regardée il m’aurait fait peur.
– Il a un joli son de voix, répondit madame Mignon.
– Il sera sans doute venu prendre des renseignements sur la maison Mignon, pour le compte du poète, dit Modeste en guignant son père, car c’est bien lui que nous avons vu dans l’église.
Madame Dumay, madame et monsieur Latournelle acceptèrent cette façon d’expliquer le voyage d’Ernest.
– Sais-tu, Ernest, s’écria Canalis à vingt pas du chalet, que je ne vois pas dans le monde, à Paris, une seule personne à marier comparable à cette adorable fille !
– Eh ! tout est dit, répliqua La Brière avec une amertume concentrée, elle t’aime, ou, si tu le veux, elle t’aimera. Ta gloire a fait la moitié du chemin. Bref, tout est à ta disposition. Tu retourneras là seul. Modeste a pour moi le plus profond mépris, elle a raison, et je ne vois pas pourquoi je me condamnerais au supplice d’aller admirer, désirer, adorer ce que je ne puis jamais posséder.
Après quelques propos de condoléance où perçait la satisfaction d’avoir fait une nouvelle édition de la phrase de César, Canalis laissa voir le désir d’en finir avec la duchesse de Chaulieu. La Brière ne pouvant supporter cette conversation, allégua la beauté d’une nuit douteuse pour se faire mettre à terre, et courut comme un insensé vers la côte où il resta jusqu’à dix heures et demie, en proie à une espèce de démence, tantôt marchant à pas précipités et se livrant à des monologues, tantôt restant debout ou s’asseyant, sans s’apercevoir de l’inquiétude qu’il donnait à deux douaniers en observation. Après avoir aimé la spirituelle instruction et la candeur agressive de Modeste, il venait de joindre l’adoration de la beauté, c’est-à-dire l’amour sans raison, l’amour inexplicable, à toutes les raisons qui l’avaient amené, dix jours auparavant, dans l’église du Havre. Il revint au chalet, où les chiens des Pyrénées aboyèrent tellement après lui qu’il ne put s’adonner au plaisir de contempler les fenêtres de Modeste. En amour, toutes ces choses ne comptent pas plus à l’amant que les travaux couverts par la dernière couche ne comptent au peintre ; mais elles sont tout l’amour, comme les peines enfouies sont l’art tout entier ; il en sort un grand peintre {p. 268} et un amant véritable que la femme et le public finissent, souvent trop tard, par adorer.
– Eh ! bien, s’écria-t-il, je resterai, je souffrirai, je la verrai, je l’aimerai pour moi seul, égoïstement ! Modeste sera mon soleil, ma vie, je respirerai par son souffle, je jouirai de ses joies, je maigrirai de ses chagrins, fût-elle la femme de cet égoïste de Canalis…
– Voilà ce qui s’appelle aimer ! monsieur, dit une voix qui partit d’un buisson sur le bord du chemin. Ah ! çà, tout le monde aime donc mademoiselle de La Bastie ?…
Et Butscha se montra soudain, il regarda La Brière. La Brière rengaîna sa colère en toisant le nain à la clarté de la lune, et il fit quelques pas sans lui répondre.
– Entre soldats qui servent dans la même compagnie, on devrait être un peu plus camarades que ça ! dit Butscha. Si vous n’aimez pas Canalis, je n’en suis pas fou non plus.
– C’est mon ami, répondit Ernest.
– Ah ! vous êtes le petit secrétaire, répliqua le nain.
– Sachez, monsieur, répliqua La Brière, que je ne suis le secrétaire de personne, j’ai l’honneur d’être Conseiller à l’une des Cours suprêmes du royaume.
– J’ai l’honneur de saluer monsieur de La Brière, fit Butscha. Moi, j’ai l’honneur d’être premier clerc de maître Latournelle, conseiller suprême du Havre, et j’ai certes une plus belle position que la vôtre. Oui, j’ai eu le bonheur de voir mademoiselle Modeste de La Bastie presque tous les soirs, depuis quatre ans, et je compte vivre auprès d’elle comme un domestique du roi vit aux Tuileries. On m’offrirait le trône de Russie, je dirais : – J’aime trop le soleil ! N’est-ce pas vous dire, monsieur, que je m’intéresse à elle plus qu’à moi-même, en tout bien, tout honneur. Croyez-vous que l’altière duchesse de Chaulieu verra d’un bon œil le bonheur de madame de Canalis, quand sa femme de chambre, amoureuse de monsieur Germain, inquiète déjà du séjour que fait au Havre ce charmant valet de chambre, se plaindra, tout en coiffant sa maîtresse, de…
– Comment savez-vous ces choses-là ? dit La Brière en interrompant Butscha.
– D’abord, je suis clerc de notaire, répondit Butscha ; mais vous n’avez donc pas vu ma bosse ? elle est pleine d’inventions, monsieur. Je me suis fait le cousin de mademoiselle Philoxène {p. 269} Jacmin, née à Honfleur, où naquit ma mère, une Jacmin, il y a onze branches de Jacmin à Honfleur. Donc, ma cousine, alléchée par un héritage improbable, m’a raconté bien des choses…
– La duchesse est vindicative !… dit La Brière.
– Comme une reine, m’a dit Philoxène, elle n’a pas encore pardonné à monsieur le duc de n’être que son mari, répliqua Butscha. Elle hait comme elle aime. Je suis au fait de son caractère, de sa toilette, de ses goûts, de sa religion et de ses petitesses, car Philoxène me l’a déshabillée, âme et corset. Je suis allé à l’Opéra pour voir madame de Chaulieu, je n’ai pas regretté mes dix francs (je ne parle pas du spectacle) ! Si ma prétendue cousine ne m’avait pas dit que sa maîtresse comptait cinquante printemps, j’aurais cru être bien généreux en lui en donnant trente, elle n’a pas connu d’hiver, cette duchesse-là !
– Oui, reprit La Brière, c’est un camée conservé par son caillou… Canalis serait bien embarrassé si la duchesse savait ses projets, et j’espère, monsieur, que vous en resterez là de cet espionnage indigne d’un honnête homme…
– Monsieur, reprit Butscha fièrement, pour moi, Modeste, c’est l’État ! Je n’espionne pas, je prévois ! La duchesse viendra, s’il le faut, ou restera dans sa tranquillité, si je le juge convenable…
– Vous ?
– Moi !…
– Et par quel moyen ?… dit La Brière.
– Ah ! voilà ! dit le petit bossu qui prit un brin d’herbe. Tenez, voyez ?… Ce gramen prétend que l’homme construit ses palais pour le loger, et il fait choir un jour les marbres les plus solidement assemblés, comme le peuple, introduit dans l’édifice de la Féodalité, l’a jeté par terre. La puissance du faible qui peut se glisser partout est plus grande que celle du fort qui se repose sur ses canons. Nous sommes trois Suisses qui avons juré que Modeste serait heureuse et qui vendrions notre honneur pour elle. Adieu, monsieur, si vous aimez mademoiselle de La Bastie, oubliez cette conversation, et donnez-moi une poignée de main, car vous me semblez avoir du cœur !… Il me tardait de voir le chalet, j’y suis arrivé comme elle soufflait sa bougie, je vous ai vu signalé par les chiens, je vous ai entendu rageant ; aussi ai-je pris la liberté de vous dire que nous servons dans le même régiment, celui de Royal-Dévouement !
{p. 270} – Eh ! bien, répondit La Brière en serrant la main du bossu, faites-moi l’amitié de me dire si mademoiselle Modeste a jamais aimé quelqu’un d’amour avant sa correspondance secrète avec Canalis…
– Oh ! s’écria sourdement Butscha. Mais le doute est une injure ?… Et, maintenant encore, qui sait si elle aime ? le sait-elle elle-même ? Elle s’est passionnée pour l’esprit, pour le génie, pour l’âme de ce marchand de stances, de ce vendeur d’orviétan littéraire ; mais elle l’étudiera, nous l’étudierons, je saurai bien faire sortir le caractère vrai de dessous la carapace de l’homme à belles manières, et nous verrons la tête menue de son ambition, de sa vanité, dit Butscha qui se frotta les mains. Or, à moins que mademoiselle n’en soit folle à en mourir…
– Oh ! elle est restée en admiration devant lui comme devant une merveille ! s’écria La Brière en laissant échapper le secret de sa jalousie.
– Si c’est un brave garçon, loyal, et, s’il aime, s’il est digne d’elle, reprit Butscha, s’il renonce à la duchesse, c’est la duchesse que j’entortillerai !… Tenez, mon cher monsieur, suivez ce chemin, vous allez être chez vous en dix minutes.
Butscha revint sur ses pas, et héla le pauvre Ernest qui, en sa qualité d’amoureux véritable, serait resté pendant toute la nuit à causer de Modeste.
– Monsieur, lui dit Butscha, je n’ai pas eu l’honneur de voir encore notre grand poète, je suis curieux d’observer ce magnifique phénomène dans l’exercice de ses fonctions, rendez-moi le service de venir passer la soirée après demain au chalet, restez-y longtemps, car ce n’est pas en une heure qu’un homme se développe. Je saurai, moi le premier, s’il aime, ou s’il peut aimer, ou s’il aimera mademoiselle Modeste.
– Vous êtes bien jeune pour…
– Pour être professeur, reprit Butscha qui coupa la parole à La Brière. Eh ! monsieur, les avortons naissent tous centenaires. Puis, tenez ?… un malade, quand il est long-temps malade, devient plus fort que son médecin, il s’entend avec la maladie, ce qui n’arrive pas toujours aux docteurs consciencieux. Eh ! bien, de même, un homme qui chérit la femme, et que la femme doit mépriser sous prétexte de laideur ou de gibbosité, finit par si bien se connaître en amour, qu’il passe séducteur, comme le malade finit {p. 271} par recouvrer la santé. La sottise seule est incurable… Depuis l’âge de six ans (j’en ai vingt-cinq), je n’ai ni père ni mère ; j’ai la charité publique pour mère, et le procureur du roi pour père. – Soyez tranquille, dit-il à un geste d’Ernest, je suis plus gai que ma position… Eh ! bien, depuis six ans que le regard insolent d’une bonne de madame Latournelle m’a dit que j’avais tort de vouloir aimer, j’aime, et j’étudie les femmes ! J’ai commencé par les laides, il faut toujours attaquer le taureau par les cornes. Aussi, ai-je pris pour premier objet d’étude ma patronne qui, certes, est un ange pour moi. J’ai peut-être eu tort ; mais, que voulez-vous, je l’ai passée à mon alambic, et j’ai fini par découvrir, tapie au fond de son cœur, cette pensée : – Je ne suis pas si mal qu’on le croit ! Et, malgré sa piété profonde, en exploitant cette idée, j’aurais pu la conduire jusqu’au bord de l’abîme… pour l’y laisser !
– Et avez-vous étudié Modeste ?
– Je croyais vous avoir dit, répliqua le bossu, que ma vie est à elle, comme la France est au roi ! Comprenez-vous mon espionnage à Paris, maintenant ? Personne que moi, ne sait tout ce qu’il y a de noblesse, de fierté, de dévouement, de grâce imprévue, d’infatigable bonté, de vraie religion, de gaieté, d’instruction, de finesse, d’affabilité dans l’âme, dans le cœur, dans l’esprit de cette adorable créature !…
Butscha tira son mouchoir pour étancher deux larmes, et La Brière lui serra la main longtemps.
– Je vivrai dans son rayonnement ! ça commence à elle, et ça finit en moi, voilà comment nous sommes unis, à peu près comme l’est la nature à Dieu, par la lumière et le verbe. Adieu, monsieur ! je n’ai jamais de ma vie tant bavardé ; mais, en vous voyant devant ses fenêtres, j’ai deviné que vous l’aimiez à ma manière !
Sans attendre la réponse, Butscha quitta le pauvre amant à qui cette conversation avait mis je ne sais quel baume au cœur. Ernest résolut de se faire un ami de Butscha, sans se douter que la loquacité du clerc avait eu pour but principal de se ménager des intelligences chez Canalis. Dans quel flux et reflux de pensées, de résolutions, de plans de conduite, Ernest ne fut-il pas bercé avant de sommeiller !… Et son ami Canalis dormait, lui, du sommeil des triomphateurs, le plus doux des sommeils après celui des justes.
Au déjeuner, les deux amis convinrent d’aller ensemble passer, le lendemain, la soirée au chalet, et de s’initier aux douceurs d’un {p. 272} whist de province ; mais pour brûler la journée, ils firent seller les chevaux, tous les deux pris à deux fins, et ils s’aventurèrent dans le pays qui, certes, leur était inconnu autant que la Chine ; car ce qu’il y a de plus étranger en France, pour les Français, c’est la France.
En réfléchissant à sa position d’amant malheureux et méprisé, le Référendaire fit alors sur lui-même un travail quasi semblable à celui que lui avait fait faire la question posée par Modeste au commencement de leur correspondance. Quoique le malheur passe pour développer les vertus, il ne les développe que chez les gens vertueux ; car ces sortes de nettoyages de conscience n’ont lieu que chez les gens naturellement propres. La Brière se promit de dévorer à la Spartiate ses douleurs, de rester digne, et de ne se laisser aller à aucune lâcheté ; tandis que Canalis, fasciné par l’énormité de la dot, s’engageait lui-même à ne rien négliger pour captiver Modeste. L’égoïsme et le dévouement, le mot de ces deux caractères, arrivèrent, par une loi morale assez bizarre dans ses effets, à des moyens contraires à leur nature. L’homme personnel allait jouer l’abnégation, l’homme tout complaisance allait se réfugier sur le mont Aventin de l’orgueil. Ce phénomène s’observe également en politique. On y met fréquemment son caractère à l’envers, et il arrive souvent que le public ne sait plus quel est l’endroit.
Après dîner, les deux amis apprirent par Germain l’arrivée du Grand-Écuyer, qui fut présenté dans cette soirée au chalet, par monsieur Latournelle. Mademoiselle d’Hérouville trouva moyen de blesser une première fois ce digne homme en le faisant prier de venir chez elle par un valet-de-pied, au lieu d’envoyer son neveu simplement chez le notaire qui, certes, aurait parlé pendant le reste de ses jours de la visite du Grand-Écuyer. Aussi le petit notaire fit-il observer à Sa Seigneurie, quand elle lui proposa de le conduire en voiture à Ingouville, qu’il devait y mener madame Latournelle. Devinant à l’air gourmé du notaire qu’il y avait quelque faute à réparer, le duc lui dit gracieusement : – J’aurai l’honneur d’aller prendre, si vous le permettez, madame de Latournelle.
Malgré un haut-le-corps de la despotique mademoiselle d’Hérouville, le duc sortit avec le petit notaire. Ivre de joie en voyant à sa porte une calèche magnifique dont le marchepied fut abaissé par des gens à la livrée royale, la notaresse ne sut plus où prendre ses {p. 273} gants, son ombrelle, son ridicule et son air digne en apprenant que le Grand-Écuyer la venait chercher. Une fois dans la voiture, tout en se confondant de politesse auprès du petit duc, elle s’écria par un mouvement de bonté : – Eh ! bien, et Butscha ?
– Prenons Butscha, dit le duc en souriant.
Quand les gens du port attroupés par l’éclat de cet équipage virent ces trois petits hommes avec cette grande femme sèche, ils se regardèrent tous en riant.
– En les soudant au bout les uns des autres, ça ferait peut-être un mâle pour ste grande perche ! dit un marin bordelais.
– Avez-vous encore quelque chose à emporter, madame, demanda plaisamment le duc au moment où le valet attendit l’ordre.
– Non, monseigneur, répondit la notaresse qui devint rouge et qui regarda son mari comme pour lui dire : Qu’ai-je fait de si mal ?
– Sa Seigneurie, dit Butscha, me fait beaucoup d’honneur en me prenant pour une chose. Un pauvre clerc comme moi n’est qu’un machin !
Quoique ce fût 20 dit en riant, le duc rougit et ne répondit rien. Les grands ont toujours tort de plaisanter avec leurs inférieurs. La plaisanterie est un jeu, le jeu suppose l’égalité. Aussi est-ce pour obvier aux inconvénients de cette égalité passagère que, la partie finie, les joueurs ont le droit de ne se plus connaître.
La visite du Grand-Écuyer avait pour raison ostensible une affaire colossale, la mise en valeur d’un espace immense laissé par la mer, entre l’embouchure de deux rivières, et dont la propriété venait d’être adjugée par le Conseil-d’État à la maison d’Hérouville. Il ne s’agissait de rien moins que d’appliquer des portes de flot et d’èble à deux ponts, de dessécher un kilomètre de tangues sur une largeur de trois ou quatre cents arpents, d’y creuser des canaux, et d’y pratiquer des chemins. Quand le duc d’Hérouville eut expliqué les dispositions du terrain, Charles Mignon fit observer qu’il fallait attendre que la nature eût consolidé ce sol encore mouvant par ses productions spontanées.
– Le temps qui a providentiellement enrichi votre maison, monsieur le duc, peut seul achever son œuvre, dit-il en terminant. Il serait prudent de laisser une cinquantaine d’années avant de se mettre à l’ouvrage.
– Que ce ne soit pas là votre dernier mot, monsieur le comte, dit le duc, venez à Hérouville, et voyez-y les choses par vous-même.
{p. 274} Charles Mignon répondit que tout capitaliste devrait examiner cette affaire à tête reposée, et donna par cette observation au duc d’Hérouville un prétexte pour venir au Chalet. La vue de Modeste fit une vive impression sur le duc, il demanda la faveur de la recevoir en disant que sa sœur et sa tante avaient entendu parler d’elle et seraient heureuses de faire sa connaissance. À cette phrase, Charles Mignon proposa de présenter lui-même sa fille en allant inviter les deux demoiselles à dîner pour le jour de sa réintégration à la villa, ce que le duc accepta. L’aspect du cordon bleu, le titre et surtout les regards extatiques du gentilhomme agirent sur Modeste ; mais elle se montra parfaite de discours, de tenue et de noblesse. Le duc se retira comme à regret en emportant une invitation de venir au Chalet tous les soirs, fondée sur l’impossibilité reconnue à un courtisan de Charles X de passer une soirée sans faire son whist. Ainsi le lendemain soir, Modeste allait voir ses trois amants réunis. Assurément, quoi qu’en disent les jeunes filles, et quoiqu’il soit dans la logique du cœur de tout sacrifier à la préférence, il est excessivement flatteur de voir autour de soi plusieurs prétentions rivales, des hommes remarquables, ou célèbres, ou d’un grand nom tâchant de briller ou de plaire. Dût Modeste y perdre, elle avoua plus tard que les sentiments exprimés dans ses lettres avaient fléchi devant le plaisir de mettre aux prises trois esprits si différents, trois hommes dont chacun, pris séparément, aurait certainement fait honneur à la famille la plus exigeante. Néanmoins cette volupté d’amour-propre fut dominée chez elle par la misanthropique malice qu’avait engendrée la blessure affreuse qui déjà lui semblait seulement un mécompte. Aussi lorsque le père dit en souriant : – Eh ! bien, Modeste, veux-tu devenir duchesse ?
– Le malheur m’a rendue philosophe, répondit-elle en faisant une révérence moqueuse.
– Vous ne serez que baronne ?… lui demanda Butscha.
– Ou vicomtesse, répliqua le père.
– Comment cela ? dit vivement Modeste.
– Mais si tu agréais monsieur de La Brière, il aurait bien assez de crédit pour obtenir du Roi la succession de mes titres et de mes armes…
– Oh ! dès qu’il s’agit de se déguiser, celui-là ne fera pas de façons, répondit amèrement Modeste.
Butscha ne comprit rien à cette épigramme dont le sens ne {p. 275} pouvait être deviné que par madame et monsieur Mignon et par Dumay.
– Dès qu’il s’agit de mariage, tous les hommes se déguisent, répondit madame Latournelle, et les femmes leur en donnent l’exemple. J’entends dire depuis que je suis au monde : « monsieur ou mademoiselle une telle a fait un bon mariage ! » il faut donc que l’autre l’ait fait mauvais ?
– Le mariage, dit Butscha, ressemble à un procès ; il s’y trouve toujours une partie de mécontente ; et si l’une dupe l’autre, la moitié des mariés joue certainement la comédie aux dépens de l’autre.
– Et vous concluez, sire Butscha ? dit Modeste.
– À l’attention la plus sévère sur les manœuvres de l’ennemi, répondit le clerc.
– Que t’ai-je dit, ma mignonne, dit Charles Mignon en faisant allusion à sa scène avec sa fille au bord de la mer.
– Les hommes pour se marier, dit Latournelle, jouent autant de rôles que les mères en font jouer à leurs filles pour s’en débarrasser.
– Vous permettez alors le stratagème, dit Modeste.
– De part et d’autre, s’écria Gobenheim, la partie est alors égale.
Cette conversation se faisait, comme on dit familièrement, à bâtons rompus, à travers la partie et au milieu des appréciations que chacun se permettait de monsieur d’Hérouville qui fut trouvé très-bien par le petit notaire, par le petit Dumay, par le petit Butscha.
– Je vois, dit madame Mignon avec un sourire, que madame Latournelle et mon pauvre mari sont ici les monstruosités.
– Heureusement pour lui, le colonel n’est pas d’une haute taille, répondit Butscha pendant que son patron donnait les cartes, car un homme grand et spirituel est toujours une exception.
Sans cette petite discussion sur la légalité des ruses matrimoniales, peut-être taxerait-on de longueur le récit de la soirée impatiemment attendue par Butscha ; mais, la fortune pour laquelle tant de lâchetés secrètes se commirent, prêtera peut-être aux minuties de la vie privée l’immense intérêt que développera toujours le sentiment social si franchement défini par Ernest dans sa réponse à Modeste.
Dans la matinée, arriva Desplein qui ne resta que le temps {p. 276} d’envoyer chercher les chevaux de la poste du Havre et de les atteler, environ une heure. Après avoir examiné madame Mignon, il décida que la malade recouvrerait la vue, et il fixa le moment opportun pour l’opération à un mois de là. Naturellement cette importante consultation eut lieu devant les habitants du Chalet, tous palpitants et attendant l’arrêt du prince de la science. L’illustre membre de l’Académie des Sciences fit à l’aveugle une dizaine de questions brèves en en étudiant les yeux au grand jour de la fenêtre. Étonnée de la valeur que le temps avait pour cet homme si célèbre, Modeste aperçut la calèche de voyage pleine de livres que le savant se proposait de lire en retournant à Paris, car il était parti la veille au soir, employant ainsi la nuit et à dormir et à voyager. La rapidité, la lucidité des jugements que Desplein portait sur chaque réponse de madame Mignon, son ton bref, ses manières, tout donna pour la première fois à Modeste des idées justes sur les hommes de génie. Elle entrevit d’énormes différences entre Canalis, homme secondaire, et Desplein, homme plus que supérieur. L’homme de génie a dans la conscience de son talent et dans la solidité de la gloire comme une garenne où son orgueil légitime s’exerce et prend l’air sans gêner personne. Puis, sa lutte constante avec les hommes et les choses ne lui laisse 21 pas le temps de se livrer aux coquetteries que se permettent les héros de la mode qui se hâtent de récolter les moissons d’une saison fugitive, et dont la vanité, l’amour-propre ont l’exigence et les taquineries d’une douane âpre à percevoir ses droits sur tout ce qui passe à sa portée. Modeste fut d’autant plus enchantée de ce grand praticien qu’il parut frappé de l’exquise beauté de Modeste, lui entre les mains de qui tant de femmes passaient et qui, depuis long-temps les examinait en quelque sorte à la loupe et au scalpel.
– Ce serait en vérité bien dommage, dit-il avec ce ton de galanterie qu’il savait prendre et qui contrastait avec sa prétendue brusquerie, qu’une mère fût privée de voir une si charmante fille.
Modeste voulut servir elle-même le simple déjeuner que le grand chirurgien accepta. Elle accompagna, de même que son père et Dumay, le savant attendu par tant de malades jusqu’à la calèche qui stationnait à la petite porte ; et là, l’œil doré par l’espérance, elle dit encore à Desplein : – Ainsi, ma chère maman me verra !
{p. 277} – Oui, mon petit feu follet, je vous le promets, répondit-il en souriant, et je suis incapable de vous tromper, car moi aussi j’ai une fille !…
Les chevaux emportèrent Desplein sur ce mot qui fut plein d’une grâce inattendue. Rien ne charme plus que l’imprévu particulier aux gens de talent.
Cette visite fut l’événement du jour, elle laissa dans l’âme de Modeste une trace lumineuse. La jeune enthousiaste admira naïvement cet homme dont la vie appartenait à tous, et chez qui l’habitude de s’occuper des douleurs physiques avait détruit les manifestations de l’égoïsme. Le soir, quand Gobenheim, les Latournelle et Butscha, Canalis, Ernest et le duc d’Hérouville furent réunis, chacun complimenta la famille Mignon de la bonne nouvelle donnée par Desplein. Naturellement alors la conversation où domina la Modeste que ses lettres ont révélée, se porta sur cet homme dont le génie était, malheureusement pour sa gloire, appréciable seulement par la tribu des savants et de la Faculté. Gobenheim laissa échapper cette phrase qui, de nos jours, est la Sainte-Ampoule du génie au sens des économistes et des banquiers : – Il gagne un argent fou !
– On le dit très-intéressé, répondit Canalis.
Les louanges données à Desplein par Modeste incommodaient le poète. La Vanité procède comme la Femme. Toutes deux elles croient perdre quelque chose à l’éloge et à l’amour accordés à autrui. Voltaire était jaloux de l’esprit d’un roué que Paris admira deux jours, de même qu’une duchesse s’offense d’un regard jeté sur sa femme de chambre. L’avarice de ces deux sentiments est telle qu’ils se trouvent volés de la part faite à un pauvre.
– Croyez-vous, monsieur, demanda Modeste en souriant, qu’on doive juger le génie avec la mesure ordinaire ?
– Il faudrait peut-être avant tout, répondit Canalis, définir l’homme de génie, et l’une de ses conditions est l’invention : invention d’une forme, d’un système ou d’une force. Ainsi Napoléon fut inventeur, à part ses autres conditions de génie. Il a inventé sa méthode de faire la guerre. Walter Scott est un inventeur, Linné 22 est un inventeur, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier sont des inventeurs. De tels hommes sont hommes de génie au premier chef. Ils renouvellent, augmentent ou modifient la science ou l’art. Mais Desplein est un homme dont l’immense talent consiste à bien {p. 278} appliquer des lois déjà trouvées, à observer, par un don naturel, les désinences de chaque tempérament et l’heure marquée par la nature pour faire une opération. Il n’a pas fondé, comme Hippocrate, la science elle-même. Il n’a pas trouvé de système comme Galien, Broussais ou Rasori. C’est un génie exécutant comme Moschelès sur le piano, Paganini sur le violon, comme Farinelli sur son larynx ! gens qui développent d’immenses facultés, mais qui ne créent pas de musique. Entre Beethowen et la Catalani, vous me permettrez de décerner à l’un l’immortelle couronne du génie et du martyre, et à l’autre beaucoup de pièces de cent sous ; avec l’une nous sommes quittes, tandis que le monde reste toujours le débiteur de l’autre ! Nous nous endettons chaque jour avec Molière, et nous avons trop payé Baron.
– Je crois, mon ami, que tu fais la part des idées trop belle, dit La Brière d’une voix douce et mélodieuse qui produisit un soudain contraste avec le ton péremptoire 23 du poète dont l’organe flexible avait quitté le ton de la câlinerie pour le ton magistral de la Tribune. Le génie doit être estimé, surtout, en raison de son utilité. Parmentier, Jacquart et Papin, à qui l’on élèvera des statues quelque jour, sont aussi des gens de génie. Ils ont changé ou changeront la face des États en un sens. Sous ce rapport, Desplein se présentera toujours aux yeux des penseurs, accompagné d’une génération tout entière dont les larmes, dont les souffrances auront cessé sous sa main puissante…
Il suffisait que cette opinion fût émise par Ernest pour que Modeste voulût la combattre.
– À ce compte, dit-elle, monsieur, celui qui trouverait le moyen de faucher le blé sans gâter la paille, par une machine qui ferait l’ouvrage de dix moissonneurs, serait un homme de génie ?
– Oh ! oui, ma fille, dit madame Mignon, il serait béni du pauvre dont le pain coûterait alors moins cher, et celui que bénissent les pauvres est béni de Dieu !
– C’est donner le pas à l’utile sur l’art, répondit Modeste en hochant la tête.
– Sans l’utile, dit Charles Mignon, où prendrait-on l’art ? sur quoi s’appuierait, de quoi vivrait, où s’abriterait et qui payerait le poète ?
– Oh ! mon cher père, cette opinion est bien capitaine au long cours, épicier, bonnet de coton !… Que Gobenheim et {p. 279} monsieur le Référendaire, dit-elle en montrant La Brière, qui sont intéressés à la solution de ce problème social, le soutiennent, je le conçois ; mais vous, dont la vie a été la poésie la plus inutile de ce siècle, puisque votre sang répandu sur l’Europe, et vos énormes souffrances exigées par un colosse, n’ont pas empêché la France de perdre dix départements acquis par la République, comment donnez-vous dans ce raisonnement excessivement perruque, comme disent les romantiques ?… On voit bien que vous revenez de la Chine.
L’irrévérence des paroles de Modeste fut aggravée par un petit ton méprisant et dédaigneux qu’elle prit à dessein et dont s’étonnèrent également madame Latournelle, madame Mignon et Dumay. Madame Latournelle n’y voyait pas clair tout en ouvrant les yeux. Butscha, dont l’attention était comparable à celle d’un espion, regarda d’une manière significative monsieur Mignon en lui voyant le visage coloré par une vive et soudaine indignation.
– Encore un peu, mademoiselle, et vous alliez manquer de respect à votre père, dit en souriant le colonel éclairé par le regard de Butscha. Voilà ce que c’est que de gâter ses enfants.
– Je suis fille unique !… répondit-elle insolemment.
– Unique ! répéta le notaire en accentuant ce mot.
– Monsieur, répondit sèchement Modeste à Latournelle, mon père est très-heureux que je me fasse son précepteur, il m’a donné la vie, je lui donne le savoir, il me redevra quelque chose.
– Il y a manière, et surtout l’occasion, dit madame Mignon.
– Mais mademoiselle a raison, reprit Canalis en se levant et se posant à la cheminée dans l’une des plus belles attitudes de sa collection de mines. Dieu, dans sa prévoyance, a donné des aliments et des vêtements à l’homme, et il ne lui a pas directement donné l’art ! Il a dit à l’homme : – « Pour vivre, tu te courberas vers la terre ; pour penser, tu t’élèveras vers moi ! » Nous avons autant besoin de la vie de l’âme que de celle du corps. De là, deux utilités. Ainsi, bien certainement l’on ne se chausse pas d’un livre. Un chant d’épopée ne vaut pas, au point de vue utilitaire, une soupe économique du bureau de bienfaisance. La plus belle idée remplacerait difficilement la voile d’un vaisseau. Certes, une marmite autoclave, en se soulevant de deux pouces sur elle-même, nous procure le calicot à cinq sous le mètre meilleur marché ; mais cette machine et les perfections de l’industrie ne soufflent pas la vie à un {p. 280} peuple, et ne diront pas à l’avenir qu’il a existé ; tandis que l’art égyptien, l’art mexicain, l’art grec, l’art romain avec leurs chefs-d’œuvre taxés d’inutiles, ont attesté l’existence de ces peuples dans le vaste espace du temps, là où de grandes nations intermédiaires dénuées d’hommes de génie ont disparu, sans laisser sur le globe leur carte de visite ! Toutes les œuvres du génie sont le summum d’une civilisation, et présupposent une immense utilité. Certes, une paire de bottes ne l’emporte pas à vos yeux sur une pièce de théâtre, et vous ne préférerez pas un moulin à l’église de Saint-Ouen ? Eh ! bien, un peuple est animé du même sentiment qu’un homme, et l’homme a pour idée favorite de se survivre à lui-même moralement comme il se reproduit physiquement. La survie d’un peuple est l’œuvre de ses hommes de génie. En ce moment, la France prouve énergiquement la vérité de cette thèse. Assurément, elle est primée en industrie, en commerce, en navigation par l’Angleterre ; et, néanmoins, elle est, je le crois, à la tête du monde par ses artistes, par ses hommes de talent, par le goût de ses produits. Il n’est pas d’artiste ni d’intelligence qui ne vienne demander à Paris ses lettres de maîtrise. Il n’y a d’école de peinture en ce moment qu’en France, et nous règnerons par le Livre peut-être plus sûrement, plus long-temps que par le Glaive. Dans le système d’Ernest, on supprimerait les fleurs de luxe, la beauté de la femme, la musique, la peinture et la poésie, assurément la Société ne serait pas renversée, mais je demande qui voudrait accepter la vie ainsi ? Tout ce qui est utile est affreux et laid. La cuisine est indispensable dans une maison ; mais vous vous gardez bien d’y séjourner, et vous vivez dans un salon que vous ornez, comme l’est celui-ci, de choses parfaitement superflues. À quoi ces charmantes peintures, ces bois façonnés servent-ils ? Il n’y a de beau que ce qui nous semble inutile ! Nous avons nommé le Seizième siècle, la Renaissance, avec une admirable justesse d’expression. Ce siècle fut l’aurore d’un monde nouveau, les hommes en parleront encore qu’on ne se souviendra plus de quelques siècles antérieurs, dont tout le mérite sera d’avoir existé, comme ces millions d’êtres qui ne comptent pas dans une génération !
– Guenille soit, ma guenille m’est chère ! répondit assez plaisamment le duc d’Hérouville pendant le silence qui suivit cette prose pompeusement débitée.
– L’art qui, selon vous, dit Butscha en s’attaquant à Canalis, {p. 281} serait la sphère dans laquelle le génie est appelé à faire ses évolutions, existe-t-il ? N’est-ce pas un magnifique mensonge auquel l’homme social a la manie de croire ? Qu’ai-je besoin d’avoir un paysage de Normandie dans ma chambre quand je puis l’aller voir très-bien réussi par Dieu ? Nous avons dans nos rêves des poèmes plus beaux que l’Iliade. Pour une somme peu considérable, je puis trouver à Valognes, à Carentan, comme en Provence, à Arles, des Vénus tout aussi belles que celles de Titien. La Gazette des Tribunaux publie des romans autrement faits que ceux de Walter Scott, qui se dénouent terriblement, avec du vrai sang et non avec de l’encre. Le bonheur et la vertu sont au-dessus de l’art et du génie.
– Bravo ! Butscha, s’écria madame Latournelle.
– Qu’a-t-il dit ? demanda Canalis à La Brière en cessant de recueillir dans les yeux et dans l’attitude de Modeste les charmants témoignages d’une admiration naïve.
Le mépris qu’avait essuyé La Brière, et surtout l’irrespectueux discours de la fille au père, contristaient tellement ce pauvre jeune homme, qu’il ne répondit pas à Canalis ; ses yeux, douloureusement attachés sur Modeste, accusaient une méditation profonde. L’argumentation du clerc fut reproduite avec esprit par le duc d’Hérouville, qui finit en disant que les extases de sainte Thérèse étaient bien supérieures aux créations de lord Byron.
– Oh ! monsieur le duc, répondit Modeste, c’est une poésie entièrement personnelle, tandis que le génie de Byron ou celui de Molière profite au monde…
– Mets-toi donc d’accord avec monsieur le baron, répondit vivement Charles Mignon. Tu veux maintenant que le génie soit utile, absolument comme le coton ; mais tu trouveras peut-être la logique aussi perruque, aussi vieille que ton pauvre bonhomme de père.
Butscha, La Brière et madame de Latournelle échangèrent des regards à demi moqueurs qui poussèrent Modeste d’autant plus avant dans la voie de l’irritation qu’elle resta court pendant un moment.
– Mademoiselle, rassurez-vous ? dit Canalis en lui souriant, nous ne sommes ni battus ni pris en contradiction. Toute œuvre d’art, qu’il s’agisse de la littérature, de la musique, de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture, implique une utilité sociale positive, égale à celle de tous les autres produits commerciaux. L’art est le commerce par excellence, il le sous-entend. Un livre, {p. 282} aujourd’hui, fait empocher à son auteur quelque chose comme dix mille francs, et sa fabrication suppose l’imprimerie, la papeterie, la librairie, la fonderie, c’est-à-dire des milliers de bras en action. L’exécution d’une symphonie de Beethoven ou d’un opéra de Rossini demande tout autant de bras, de machines et de fabrications. Le prix d’un monument répond encore plus brutalement à l’objection. Aussi peut-on dire que les œuvres du génie ont une base extrêmement coûteuse, et nécessairement profitable à l’ouvrier.
Établi sur cette thèse, Canalis parla pendant quelques instants avec un grand luxe d’images et en se complaisant dans sa phrase ; mais il lui arriva, comme à beaucoup de grands parleurs, de se trouver dans sa conclusion au point de départ de la conversation, et du même avis que La Brière, sans s’en apercevoir.
– Je vois avec plaisir, mon cher baron, dit finement le petit duc d’Hérouville, que vous serez un grand ministre constitutionnel.
– Oh ! dit Canalis avec un geste de grand homme, que prouvons-nous dans toutes nos discussions ? l’éternelle vérité de cet axiome : tout est vrai et tout est faux ! Il y a pour les vérités morales, comme pour les créatures, des milieux où elles changent d’aspect au point d’être méconnaissables.
– La société vit de choses jugées, dit le duc d’Hérouville.
– Quelle légèreté ! dit tout bas madame Latournelle à son mari.
– C’est un poète, répondit Gobenheim qui entendit le mot.
Canalis, qui se trouvait à dix lieues au-dessus de ses auditeurs et qui peut-être avait raison dans son dernier mot philosophique, prit pour des symptômes d’ignorance l’espèce de froid peint sur toutes les figures ; mais il se vit compris par Modeste, et il resta content, sans deviner combien le monologue est blessant pour des provinciaux dont la principale occupation est de démontrer aux Parisiens l’existence, l’esprit et la sagesse de la province.
– Y a-t-il long-temps que vous n’avez vu la duchesse de Chaulieu ? demanda le duc à Canalis pour changer de conversation.
– Je l’ai quittée il y a six jours, répondit Canalis.
– Elle va bien ? reprit le duc.
– Parfaitement bien.
– Ayez la bonté de me rappeler à son souvenir quand vous lui écrirez.
– On la dit charmante, reprit Modeste en s’adressant au duc.
{p. 283} – Monsieur le baron, répondit le Grand-Écuyer, peut en parler plus savamment que moi.
– Plus que charmante, dit Canalis en acceptant la perfidie de monsieur d’Hérouville ; mais je suis partial, mademoiselle, c’est mon amie depuis dix ans ; je lui dois tout ce que je puis avoir de bon, elle m’a préservé des dangers du monde. Enfin, monsieur le duc de Chaulieu lui-même m’a fait entrer dans la voie où je suis. Sans la protection de cette famille, le roi, les princesses auraient pu souvent oublier un pauvre poète comme moi ; aussi mon affection sera-t-elle toujours pleine de reconnaissance.
Ceci fut dit avec des larmes dans la voix.
– Combien nous devons aimer celle qui vous a dicté tant de chants sublimes, et qui vous inspire un si beau sentiment, dit Modeste attendrie. Peut-on concevoir un poète sans muse ?
– Il serait sans cœur, il ferait des vers secs comme ceux de Voltaire qui n’a jamais aimé que Voltaire, répondit Canalis.
– Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de me dire à Paris, demanda le Breton à Canalis, que vous n’éprouviez aucun des sentiments que vous exprimez ?
– La botte est droite, mon brave soldat, répondit le poète en souriant, mais apprenez qu’il est permis d’avoir à la fois beaucoup de cœur et dans la vie intellectuelle et dans la vie réelle. On peut exprimer de beaux sentiments sans les éprouver, et les éprouver sans pouvoir les exprimer. La Brière, mon ami que voici, aime à en perdre l’esprit, dit-il avec générosité en regardant Modeste ; moi, qui certes aime autant que lui, je crois, à moins de me faire illusion, que je pourrais donner à mon amour une forme littéraire en harmonie avec sa puissance ; mais je ne réponds pas, mademoiselle, dit-il en se tournant vers Modeste avec une grâce un peu trop cherchée, de ne pas être demain sans esprit…
Ainsi, le poète triomphait de tout obstacle, il brûlait en l’honneur de son amour les bâtons qu’on lui jetait entre les jambes, et Modeste restait ébahie de cet esprit parisien qu’elle ne connaissait pas et qui brillantait les déclamations du discoureur.
– Quel sauteur ! dit Butscha dans l’oreille du petit Latournelle après avoir entendu la plus magnifique tirade sur la religion catholique et sur le bonheur d’avoir pour épouse une femme pieuse, servie en réponse à un mot de madame Mignon.
Modeste eut sur les yeux comme un bandeau ; le prestige du débit {p. 284} et l’attention qu’elle prêtait à Canalis, par parti pris, l’empêcha de voir ce que Butscha remarquait soigneusement, la déclamation, le défaut de simplicité, l’emphase substituée au sentiment et toutes les incohérences qui dictèrent au clerc son mot un peu trop cruel. Là où monsieur Mignon, Dumay, Butscha, Latournelle s’étonnaient de l’inconséquence de Canalis sans tenir compte de l’inconséquence d’une conversation, toujours si capricieuse en France, Modeste admirait la souplesse du poète, et se disait en l’entraînant avec elle dans les chemins tortueux de sa fantaisie : « Il m’aime ! » Butscha, comme tous les spectateurs de ce qu’il faut appeler cette représentation, fut frappé du défaut principal des égoïstes que Canalis laisse un peu trop voir, comme tous les gens habitués à pérorer dans les salons. Soit qu’il comprît d’avance ce que l’interlocuteur voulait dire, soit qu’il n’écoutât point, ou soit qu’il eût la faculté d’écouter tout en pensant à autre chose, Melchior offrait ce visage distrait qui déconcerte la parole autant qu’il blesse la vanité. Ne pas écouter est non-seulement un manque de politesse, mais encore une marque de mépris. Or Canalis pousse un peu loin cette habitude, car souvent il oublie de répondre à un discours qui veut une réponse, et passe sans aucune transition polie au sujet dont il se préoccupe. Si d’un homme haut placé, cette impertinence s’accepte sans protêt, elle engendre au fond des cœurs un levain de haine et de vengeance ; mais d’un égal, elle va jusqu’à dissoudre l’amitié. Quand, par hasard, Melchior se force à écouter, il tombe dans un autre défaut, il ne fait que se prêter, il ne se donne pas. Sans être aussi choquant, ce demi-sacrifice indispose tout autant l’écouteur et le laisse mécontent. Rien ne rapporte plus dans le commerce du monde que l’aumône de l’attention. À bon entendeur, salut ! n’est pas seulement un précepte évangélique, c’est encore une excellente spéculation ; observez-le, on vous passera tout, jusqu’à des vices. Canalis prit beaucoup sur lui dans l’intention de plaire à Modeste ; mais, s’il fut complaisant pour elle, il redevint souvent lui-même avec les autres.
Modeste, impitoyable pour les dix martyrs qu’elle faisait, pria Canalis de lire une de ses pièces de vers, elle voulait un échantillon du talent de lecture si vanté. Canalis prit le volume que lui tendit Modeste et roucoula, tel est le mot propre, celle de ses poésies qui passe pour être la plus belle, une imitation des Amours des anges de Moore, intitulée Vitalis, que mesdames Latournelle et Dumay, Gobenheim et le caissier accueillirent par quelques bâillements.
{p. 285} – Si vous jouez bien au whist, monsieur, dit Gobenheim en présentant cinq cartes mises en éventail, je n’aurai jamais vu d’homme aussi accompli que vous…
Cette question fit rire, car elle fut la traduction des idées de chacun.
– Je le joue assez, pour pouvoir vivre en province le reste de mes jours, répondit Canalis. Voici sans doute plus de littérature et de conversation qu’il n’en faut à des joueurs de whist, ajouta-t-il avec impertinence en jetant son volume sur la console.
Ce détail indique les dangers que court le héros d’un salon à sortir, comme Canalis, de sa sphère ; il ressemble alors à l’acteur chéri d’un certain public, dont le talent se perd en quittant son cadre et abordant un théâtre supérieur.
On mit ensemble le baron et le duc, Gobenheim fut le partenaire de Latournelle. Modeste vint se placer auprès du poète, au grand désespoir du pauvre Ernest qui suivait sur le visage de la capricieuse jeune fille les progrès de la fascination exercée par Canalis. La Brière ignorait le don de séduction que possédait Melchior et que la nature a souvent refusé aux êtres vrais, assez généralement timides. Ce don exige une hardiesse, une vivacité de moyens qu’on pourrait appeler la voltige de l’esprit ; il comporte même un peu de mimique ; mais n’y a-t-il pas toujours, moralement parlant, un comédien dans un poète ? Entre exprimer des sentiments qu’on n’éprouve pas, mais dont on conçoit toutes les variantes, et les feindre quand on en a besoin pour obtenir un succès sur le théâtre de la vie privée, la différence est grande ; néanmoins, si l’hypocrisie nécessaire à l’homme du monde a gangrené le poète, il arrive à transporter les facultés de son talent dans l’expression d’un sentiment nécessaire, comme le grand homme voué à la solitude finit par transborder son cœur dans son esprit.
– Il travaille pour les millions, se disait douloureusement La Brière, et il jouera si bien la passion que Modeste y croira !
Et au lieu de se montrer plus aimable et plus spirituel que son rival, La Brière imita le duc d’Hérouville, il resta sombre, inquiet, attentif ; mais là où l’homme de cour étudiait les incartades de la jeune héritière, Ernest fut en proie aux douleurs d’une jalousie noire et concentrée, il n’avait pas encore obtenu un regard de son idole. Il sortit, pour quelques instants, avec Butscha.
– C’est fini, dit-il, elle est folle de lui, je suis plus que {p. 286} désagréable, et d’ailleurs elle a raison ! Canalis est charmant, il a de l’esprit dans son silence, de la passion dans les yeux, de la poésie dans ses amplifications…
– Est-ce un honnête homme ? demanda Butscha.
– Oh ! oui, répondit La Brière. Il est loyal, chevaleresque, et capable de perdre, soumis à l’influence d’une Modeste, les petits travers que lui a donnés madame de Chaulieu…
– Vous êtes un brave garçon, dit le petit bossu. Mais est-il capable d’aimer, et l’aimera-t-il ?
– Je ne sais pas, répondit La Brière. A-t-elle parlé de moi ? demanda-t-il après un moment de silence.
– Oui, dit Butscha qui redit à La Brière le mot échappé à Modeste sur les déguisements.
Le Référendaire alla se jeter sur un banc, et s’y cacha la tête dans ses mains ; il ne pouvait retenir ses larmes et ne voulait pas les laisser voir à Butscha ; mais le nain était homme à les deviner.
– Qu’avez-vous, monsieur ? demanda Butscha.
– Elle a raison !… dit La Brière en se relevant brusquement, je suis un misérable…
Il raconta la tromperie à laquelle l’avait convié Canalis ; mais en faisant observer à Butscha qu’il avait voulu détromper Modeste avant qu’elle ne se fût démasquée, et il se répandit en apostrophes assez enfantines sur le malheur de sa destinée. Butscha reconnut sympathiquement l’amour dans sa vigoureuse et sapide naïveté, dans ses vraies, dans ses profondes anxiétés.
– Mais pourquoi, dit-il au Référendaire, ne vous développez-vous pas devant mademoiselle Modeste, et laissez-vous votre rival faire ses exercices…
– Ah ! vous n’avez donc pas senti, lui dit La Brière, votre gorge se serrer dès qu’il s’agit de lui parler… Vous ne sentez donc rien dans la racine de vos cheveux, rien à la surface de la peau, quand elle vous regarde, ne fût-ce que d’un œil distrait…
– Mais vous avez eu assez de jugement pour être d’une tristesse morne quand elle a, en quelque sorte, dit à son digne père : – Vous êtes une ganache.
– Monsieur, je l’aime trop pour ne pas avoir senti comme la lame d’un poignard entrer dans mon cœur, en l’entendant ainsi donner un démenti aux perfections que je lui trouve.
– Canalis, lui, l’a justifiée, répondit Butscha.
{p. 287} – Si elle avait plus d’amour-propre que de cœur, elle ne serait pas regrettable, répliqua La Brière.
En ce moment Modeste, suivie de Canalis qui venait de perdre, sortit avec son père et madame Dumay, pour respirer l’air d’une nuit étoilée. Pendant que sa fille se promenait avec le poète, Charles Mignon se détacha d’elle pour venir auprès de La Brière.
– Votre ami, monsieur, aurait dû se faire avocat, dit-il en souriant et regardant le jeune homme avec attention.
– Ne vous hâtez pas de juger un poète avec la sévérité que vous pourriez avoir pour un homme ordinaire, comme moi par exemple, monsieur le comte, répondit La Brière. Le poète a sa mission. Il est destiné par sa nature à voir la poésie des questions, de même qu’il exprime celle de toute chose ; aussi, là où vous le croyez en opposition avec lui-même, est-il fidèle à sa vocation. C’est le peintre, faisant également bien une madone et une courtisane. Molière a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et Molière avait certes le jugement sain. Ces jeux de l’esprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, n’ont aucune influence sur le caractère chez les vrais grands hommes.
Charles Mignon serra la main à La Brière, en lui disant : – Cette facilité pourrait néanmoins servir à se justifier à soi-même des actions diamétralement opposées, surtout en politique.
– Ah ! mademoiselle, répondait en ce moment Canalis d’une voix câline à une malicieuse observation de Modeste, ne croyez pas que la multiplicité des sensations ôte la moindre force aux sentiments. Les poètes, plus que les autres hommes, doivent aimer avec constance et foi. D’abord ne soyez pas jalouse de ce qu’on appelle la Muse. Heureuse la femme d’un homme occupé ! Si vous entendiez les plaintes des femmes qui subissent le poids de l’oisiveté des maris sans fonctions ou à qui la richesse laisse de grands loisirs, vous sauriez que le principal bonheur d’une Parisienne est la liberté, la royauté chez elle. Or, nous autres, nous laissons prendre à une femme le sceptre chez nous, car il nous est impossible de descendre à la tyrannie exercée par les petits esprits. Nous avons mieux à faire… Si jamais je me mariais, ce qui, je vous le jure, est une catastrophe très-éloignée pour moi, je voudrais que ma femme eût la liberté morale que garde une maîtresse et qui peut-être est la source où elle puise toutes ses séductions.
Canalis déploya sa verve et ses grâces en parlant amour, mariage, {p. 288} adoration de la femme, en controversant avec Modeste jusqu’à ce que monsieur Mignon qui vint les rejoindre, eût trouvé, dans un moment de silence, l’occasion de prendre sa fille par le bras et de l’amener devant Ernest à qui le digne soldat avait conseillé de tenter une explication.
– Mademoiselle, dit Ernest d’une voix altérée, il m’est impossible de rester sous le poids de votre mépris. Je ne me défends pas, je ne cherche pas à me justifier, je veux seulement vous faire observer qu’avant de lire votre flatteuse lettre adressée à la personne, et non plus au poète, la dernière enfin, je voulais, et je vous l’ai fait savoir par un mot écrit du Havre, dissiper l’erreur où vous étiez. Tous les sentiments que j’ai eu le bonheur de vous exprimer sont sincères. Une espérance a lui pour moi quand, à Paris, monsieur votre père s’est dit pauvre ; mais, maintenant, si tout est perdu, si je n’ai plus que des regrets éternels, pourquoi resterais-je ici où tout est supplice pour moi ?… Laissez-moi donc emporter un sourire de vous, il sera gravé dans mon cœur.
– Monsieur, répondit Modeste qui parut froide et distraite, je ne suis pas la maîtresse ici ; mais, certes, je serais au désespoir d’y retenir ceux qui n’y trouvent ni plaisir, ni bonheur.
Elle laissa le Référendaire en prenant le bras de madame Dumay pour rentrer. Quelques instants après tous les personnages de cette scène domestique, de nouveau réunis au salon, furent assez surpris de voir Modeste assise auprès du duc d’Hérouville, et coquetant avec lui comme aurait pu le faire la plus rusée Parisienne ; elle s’intéressait à son jeu, lui donnait les conseils qu’il demandait, et trouva l’occasion de lui dire des choses flatteuses en élevant le hasard de la noblesse sur la même ligne que les hasards du talent et de la beauté. Canalis savait ou croyait savoir la raison de ce changement, il avait voulu piquer Modeste en traitant le mariage de catastrophe et en s’en montrant éloigné ; mais, comme tous ceux qui jouent avec le feu, ce fut lui qui se brûla. La fierté de Modeste, son dédain alarmèrent le poète, il revint à elle en donnant le spectacle d’une jalousie d’autant plus visible qu’elle était jouée. Modeste, implacable comme les anges, savoura le plaisir que lui causait l’exercice de son pouvoir, et naturellement elle en abusa. Le duc d’Hérouville n’avait jamais connu pareille fête : une femme lui souriait ! À onze heures du soir, heure indue au Chalet, les trois prétendus sortirent, le duc en trouvant Modeste charmante, {p. 289} Canalis en la trouvant excessivement coquette, et La Brière navré de sa dureté.
Pendant huit jours l’héritière fut avec ses trois prétendus ce qu’elle avait été durant cette soirée, en sorte que le poète parut l’emporter sur ses rivaux, malgré les boutades et les fantaisies qui donnaient de temps en temps de l’espoir au duc d’Hérouville. Les irrévérences de Modeste envers son père, les libertés excessives qu’elle prenait avec lui ; ses impatiences avec sa mère aveugle en lui rendant comme à regret ces petits services qui naguères étaient le triomphe de sa piété filiale, semblaient être l’effet d’un caractère fantasque et d’une gaîté tolérée dès l’enfance. Quand Modeste allait trop loin, elle se faisait de la morale à elle-même, et attribuait ses légèretés, ses incartades à son esprit d’indépendance. Elle avouait au duc et à Canalis son peu de goût pour l’obéissance, et le regardait comme un obstacle réel à son établissement, en interrogeant ainsi le moral de ses prétendus, à la manière de ceux qui trouent la terre pour en ramener de l’or, du charbon, du tuf ou de l’eau.
– Je ne trouverai jamais, disait-elle la veille du jour où l’installation de la famille à la Villa devait avoir lieu, de mari qui supportera mes caprices avec la bonté de mon père qui ne s’est jamais démenti, avec l’indulgence de mon adorable mère.
– Ils se savent aimés, mademoiselle, dit La Brière.
– Soyez sûre, mademoiselle, que votre mari connaîtra toute la valeur de son trésor, ajouta le duc.
– Vous avez plus d’esprit et de résolution qu’il n’en faut pour discipliner un mari, dit Canalis en riant.
Modeste sourit comme Henri IV dut sourire après avoir révélé, par trois réponses à une question insidieuse, le caractère de ses trois principaux ministres à un ambassadeur étranger.
Le jour du dîner, Modeste, entraînée par la préférence qu’elle accordait à Canalis, se promena long-temps seule avec lui sur le terrain sablé qui se trouvait entre la maison et le boulingrin orné de fleurs. Aux gestes du poète, à l’air de la jeune héritière, il était facile de voir qu’elle écoutait favorablement Canalis ; aussi, les deux demoiselles d’Hérouville vinrent-elles interrompre ce scandaleux tête-à-tête ; et, avec l’adresse naturelle aux femmes en semblable occurrence, elles mirent la conversation sur la cour, sur l’éclat d’une charge de la couronne en expliquant la différence qui existait entre les charges de la maison du roi et celles de la couronne ; {p. 290} elles tâchèrent de griser Modeste en s’adressant à son orgueil et lui montrant une des plus hautes destinées à laquelle une femme pouvait alors aspirer.
– Avoir pour fils un duc, s’écria la vieille demoiselle, est un avantage positif. Ce titre est une fortune, hors de toute atteinte, qu’on donne à ses enfants.
– À quel hasard, dit Canalis assez mécontent d’avoir vu son entretien rompu, devons-nous attribuer le peu de succès que monsieur le Grand-Écuyer a eu jusqu’à présent dans l’affaire où ce titre peut le plus servir les prétentions d’un homme ?
Les deux demoiselles jetèrent à Canalis un regard chargé d’autant de venin qu’en insinue la morsure d’une vipère, et furent si décontenancées par le sourire railleur de Modeste qu’elles se trouvèrent sans un mot de réponse.
– Monsieur le Grand-Écuyer, dit Modeste à Canalis, ne vous a jamais reproché l’humilité que vous inspire votre gloire, pourquoi lui en vouloir de sa modestie ?
– Il ne s’est d’ailleurs pas encore rencontré, dit la vieille demoiselle, une femme digne du rang de mon neveu. Nous en avons vu qui n’avaient que la fortune de cette position ; d’autres qui, sans la fortune, en avaient tout l’esprit ; et j’avoue que nous avons bien fait d’attendre que Dieu nous offrît l’occasion de connaître une personne en qui se rencontrent et la noblesse et l’esprit et la fortune d’une duchesse d’Hérouville.
– Il y a, ma chère Modeste, dit Hélène d’Hérouville en emmenant sa nouvelle amie à quelques pas de là, mille barons de Canalis dans le royaume comme il y a cent poètes à Paris qui le valent ; et il est si peu grand homme que, moi, pauvre fille destinée à prendre le voile faute d’une dot, je ne voudrais pas de lui ! Vous ne savez d’ailleurs pas ce que c’est qu’un jeune homme exploité depuis dix ans par la duchesse de Chaulieu. Il n’y a vraiment qu’une vieille femme de soixante ans bientôt qui puisse se soumettre aux petites indispositions dont est, dit-on, affligé le grand poète, et dont la moindre fut, chez Louis XIV, un défaut insupportable ; mais la duchesse n’en souffre pas autant, il est vrai, qu’en souffrirait une femme, elle ne l’a pas toujours chez elle comme on a un mari…
Et, pratiquant l’une des manœuvres particulières aux femmes entre elles, Hélène d’Hérouville répéta d’oreille à oreille les calomnies que les femmes jalouses de madame de Chaulieu {p. 291} colportaient sur le poète. Ce petit détail, assez commun dans les conversations des jeunes personnes, montre avec quel acharnement on se disputait déjà la fortune du comte de la Bastie.
En dix jours, les opinions du Chalet avaient beaucoup varié sur les trois personnages qui prétendaient à la main de Modeste. Ce changement, tout au désavantage de Canalis, se basait sur des considérations de nature à faire profondément réfléchir les porteurs d’une gloire quelconque. On ne peut nier, à voir la passion avec laquelle on poursuit une autographe, que la curiosité publique ne soit vivement excitée par la Célébrité. La plupart des gens de province ne se rendent évidemment pas un compte exact des procédés que les gens illustres emploient pour mettre leur cravate, marcher sur le boulevard, bayer aux corneilles ou manger une côtelette ; car, lorsqu’ils aperçoivent un homme vêtu des rayons de la mode ou resplendissant d’une faveur plus ou moins passagère, mais toujours enviée, les uns disent : – « Oh ! c’est ça ! » ou bien : – « C’est drôle ! » et autres exclamations bizarres. En un mot le charme étrange que cause toute espèce de gloire, même justement acquise, ne subsiste pas. C’est, surtout pour les gens superficiels, moqueurs ou envieux, une sensation rapide comme l’éclair et qui ne se renouvelle point. Il semble que la gloire, de même que le soleil, chaude et lumineuse à distance, est, si l’on s’en approche, froide comme la sommité d’une Alpe. Peut-être l’homme n’est-il réellement grand que pour ses pairs ; peut-être les défauts inhérents à la condition humaine disparaissent-ils plutôt à leurs yeux qu’à ceux des vulgaires admirateurs. Pour plaire tous les jours, un poète serait donc tenu de déployer les grâces mensongères des gens qui savent se faire pardonner leur obscurité par leurs façons aimables et par leurs complaisants discours ; car, outre le génie, chacun lui demande les plates vertus de salon et le berquinisme de famille. Le grand poète du faubourg Saint-Germain, qui ne voulut pas se plier à cette loi sociale, vit succéder une insultante indifférence à l’éblouissement causé par sa conversation des premières soirées. L’esprit prodigué sans mesure produit sur l’âme l’effet d’une boutique de cristaux sur les yeux ; c’est assez dire que le feu, que le brillant de Canalis fatigua promptement des gens qui, selon leur mot, aimaient le solide. Tenu bientôt de se montrer homme ordinaire, le poète rencontra de nombreux écueils sur un terrain où La Brière conquit les suffrages de ceux qui d’abord l’avaient trouvé {p. 292} maussade. On éprouva le besoin de se venger de la réputation de Canalis en lui préférant son ami. Les meilleures personnes sont ainsi faites. Le simple et bon Référendaire n’offensait aucun amour-propre ; en revenant à lui, chacun lui découvrit du cœur, une grande modestie, une discrétion de coffre-fort et une excellente tenue. Le duc d’Hérouville mit, comme valeur politique, Ernest beaucoup au-dessus de Canalis. Le poète, inégal, ambitieux et mobile comme le Tasse, aimait le luxe, la grandeur, il faisait des dettes ; tandis que le jeune Conseiller, d’un caractère égal, vivait sagement, utile sans fracas, attendant les récompenses sans les quêter, et faisait des économies. Canalis avait d’ailleurs donné raison aux bourgeois qui l’observaient. Depuis deux ou trois jours, il se laissait aller à des mouvements d’impatience, à des abattements, à ces mélancolies sans raison apparente, à ces changements d’humeur, fruits du tempérament nerveux des poètes. Ces originalités (le mot de la province) engendrées par l’inquiétude que lui causaient ses torts, grossis de jour en jour, envers la duchesse de Chaulieu à laquelle il devait écrire sans pouvoir s’y résoudre, furent soigneusement remarquées par la douce américaine, par la digne madame Latournelle, et devinrent le sujet de plus d’une causerie entre elles et madame Mignon. Canalis ressentit les effets de ces causeries sans se les expliquer. L’attention ne fut plus la même, les visages ne lui offrirent plus cet air ravi des premiers jours ; tandis qu’Ernest commençait à se faire écouter. Depuis deux jours, le poète essayait donc de séduire Modeste, et profitait de tous les instants où il pouvait se trouver seul avec elle pour l’envelopper dans les filets d’un langage passionné. Le coloris de Modeste avait appris aux deux filles avec quel plaisir l’héritière écoutait de délicieux concetti délicieusement dits ; et, inquiètes d’un tel progrès, elles venaient de recourir à l’ultima ratio des femmes en pareil cas, à ces calomnies qui manquent rarement leur effet en s’adressant aux répugnances physiques les plus violentes. Aussi, en se mettant à table, le poète aperçut-il des nuages sur le front de son idole, il y lut les perfidies de mademoiselle d’Hérouville et jugea nécessaire de se proposer lui-même pour mari, dès qu’il pourrait parler à Modeste. En entendant quelques propos aigre-doux, quoique polis, échangés entre Canalis et les deux nobles filles, Gobenheim poussa le coude à Butscha son voisin pour lui montrer le poète et le Grand-Écuyer.– Ils se démoliront l’un par l’autre ! lui dit-il à l’oreille.
{p. 293} – Canalis a bien assez de génie pour se démolir à lui tout seul, répondit le nain.
Pendant le dîner, qui fut d’une excessive magnificence et admirablement bien servi, le duc remporta sur Canalis un grand avantage. Modeste, qui la veille avait reçu ses habits de cheval, parla de promenades à faire aux environs. Par le tour que prit la conversation, elle fut amenée à manifester le désir de voir une chasse à courre, plaisir qui lui était inconnu. Aussitôt le duc proposa de donner à mademoiselle Mignon le spectacle d’une chasse dans une forêt de la Couronne, à quelques lieues du Havre. Grâce à ses relations avec le prince de Cadignan, Grand-Veneur, il entrevit les moyens de déployer aux yeux de Modeste un faste royal, de la séduire en lui montrant le monde fascinant de la cour et lui faisant souhaiter de s’y introduire par un mariage. Des coups d’œil échangés entre le duc et les deux demoiselles d’Hérouville que surprit Canalis, disaient assez : « à nous l’héritière ! » pour que le poète, réduit à ses splendeurs personnelles, se hâtât d’obtenir un gage d’affection. Presque effrayée de s’être avancée au delà de ses intentions avec les d’Hérouville, Modeste, en se promenant après le dîner dans le parc, affecta d’aller un peu en avant de la compagnie avec Melchior. Par une curiosité de jeune fille, et assez légitime, elle laissa deviner les calomnies dites par Hélène ; et, sur une exclamation de Canalis, elle lui demanda le secret qu’il promit.
– Ces coups de langue, dit-il, sont de bonne guerre dans le grand monde ; votre probité s’en effarouche et moi j’en ris, j’en suis même heureux. Ces demoiselles doivent croire les intérêts de Sa Seigneurie bien en danger pour y avoir recours.
Et, profitant aussitôt de l’avantage que donne une communication de ce genre, Canalis mit à sa justification une telle verve de plaisanterie, une passion si spirituellement exprimée en remerciant Modeste d’une confidence où il se dépêchait de voir un peu d’amour, qu’elle se vit tout aussi compromise avec le poète qu’avec le Grand-Écuyer. Canalis, sentant la nécessité d’être hardi, se déclara nettement. Il fit à Modeste des serments où sa poésie rayonna comme la lune ingénieusement invoquée, où brilla la description de la beauté de cette charmante blonde admirablement habillée pour cette fête de famille. Cette exaltation de commande, à laquelle le soir, le feuillage, le ciel et la terre, la nature entière servirent de complices, entraîna cet avide amant au delà de toute raison ; {p. 294} car il parla de son désintéressement et sut rajeunir par les grâces de son style le fameux thème : Quinze cents francs et ma Sophie de Diderot, ou Une chaumière et ton cœur ! de tous les amants qui connaissent bien la fortune d’un beau-père.
– Monsieur, dit Modeste après avoir savouré la mélodie de ce concerto si admirablement exécuté sur un thème connu, la liberté que me laissent mes parents m’a permis de vous entendre ; mais c’est à eux que vous devriez vous adresser.
– Eh ! bien, s’écria Canalis, dites-moi que, si j’obtiens leur aveu, vous ne demanderez pas mieux que de leur obéir.
– Je sais d’avance, répondit-elle, que mon père a des fantaisies qui peuvent contrarier le juste orgueil d’une vieille maison comme la vôtre, car il désire voir porter son titre et son nom par ses petits-fils.
– Eh ! chère Modeste, quels sacrifices ne ferait-on pas pour confier sa vie à un ange gardien tel que vous ?
– Vous me permettrez de ne pas décider en un instant du sort de toute ma vie, dit-elle en rejoignant les demoiselles d’Hérouville.
En ce moment ces deux nobles filles caressaient les vanités du petit Latournelle, afin de le mettre dans leurs intérêts. Mademoiselle d’Hérouville, à qui, pour la distinguer de sa nièce Hélène, il faut donner exclusivement le nom patrimonial, donnait à entendre au notaire que la place de président du tribunal au Havre, dont disposerait Charles X en leur faveur, était une retraite due à son talent de légiste et à sa probité. Butscha, qui se promenait avec La Brière et qui s’effrayait des progrès de l’audacieux Melchior, trouva moyen de causer pendant quelques minutes au bas du perron avec Modeste, au moment où l’on rentra pour se livrer aux taquinages de l’inévitable whist.
– Mademoiselle, j’espère que vous ne lui dites pas encore Melchior ?… lui demanda-t-il à voix basse.
– Peu s’en faut ! mon nain mystérieux, répondit-elle en souriant à faire damner un ange.
– Grand Dieu ! s’écria le clerc en laissant tomber ses mains qui frôlèrent les marches.
– Eh ! bien, ne vaut-il pas ce haineux et sombre Référendaire à qui vous vous intéressez ? reprit-elle en prenant pour Ernest un de ces airs hautains dont le secret n’appartient qu’aux jeunes filles, comme si la Virginité leur prêtait des ailes pour s’envoler si haut. {p. 295} Est-ce votre petit monsieur de La Brière qui m’accepterait sans dot ? dit-elle après une pause.
– Demandez à monsieur votre père ? répliqua Butscha qui fit quelques pas pour emmener Modeste à une distance respectable des fenêtres. Écoutez-moi, mademoiselle ? Vous savez que celui qui vous parle est prêt à vous donner non-seulement sa vie, mais encore son honneur, en tout temps, à tout moment ; ainsi vous pouvez croire en lui, vous pouvez lui confier ce que peut-être vous ne diriez pas à votre père. Eh ! bien, ce sublime Canalis vous a-t-il tenu le langage désintéressé qui vous fait jeter ce reproche à la face du pauvre Ernest.
– Oui.
– Y croyez-vous ?
– Ceci, mau-clerc, reprit-elle en lui donnant un des dix ou douze surnoms qu’elle lui avait trouvés, m’a l’air de mettre en doute la puissance de mon amour-propre.
– Vous riez, chère mademoiselle, ainsi rien n’est sérieux, et j’espère alors que vous vous moquez de lui.
– Que penseriez-vous de moi, monsieur Butscha, si je me croyais le droit de railler quelqu’un de ceux qui me font l’honneur de me vouloir pour femme ? Sachez, maître Jean, que, même en ayant l’air de mépriser le plus méprisable des hommages, une fille est toujours flattée de l’obtenir…
– Ainsi, je vous flatte ?… dit le clerc en montrant sa figure illuminée comme l’est une ville pour une fête.
– Vous ?… dit-elle. Vous me témoignez la plus précieuse de toutes les amitiés, un sentiment désintéressé comme celui d’une mère pour sa fille ! ne vous comparez à personne, car mon père lui-même est obligé de se dévouer à moi. – Elle fit une pause. – Je ne puis pas dire que je vous aime, dans le sens que les hommes donnent à ce mot, mais ce que je vous accorde est éternel, et ne connaîtra jamais de vicissitudes 24.
– Eh ! bien, dit Butscha qui feignit de ramasser un caillou pour baiser le bout des souliers de Modeste en y laissant une larme, permettez-moi donc de veiller sur vous, comme un dragon veille sur un trésor. Le poète vous a déployé tout à l’heure la dentelle de ses précieuses phrases, le clinquant des promesses. Il a chanté son amour sur la plus belle corde de sa lyre, n’est-ce pas ?… Si dès que ce noble amant aura la certitude de votre peu de fortune, vous {p. 296} le voyez changeant de conduite, embarrassé, froid ; en ferez-vous encore votre mari, lui donnerez-vous toujours votre estime ?…
– Ce serait un Francisque Althor ?… demanda-t-elle avec un geste où se peignit un amer dégoût.
– Laissez-moi le plaisir de produire ce changement de décoration, dit Butscha. Non-seulement, je veux que ce soit subit ; mais, après, je ne désespère pas de vous rendre votre poète amoureux de nouveau, de lui faire souffler alternativement le froid et le chaud sur votre cœur aussi gracieusement qu’il soutient le pour et le contre dans la même soirée, sans quelquefois s’en apercevoir.
– Si vous avez raison, dit-elle, à qui se fier ?…
– À celui qui vous aime véritablement.
– Au petit duc ?…
Butscha regarda Modeste. Tous deux, ils firent quelques pas en silence. La jeune fille fut impénétrable, elle ne sourcilla pas.
– Mademoiselle, me permettez-vous d’être le traducteur des pensées tapies au fond de votre cœur, comme des mousses marines sous les eaux, et que vous ne voulez pas vous expliquer.
– Eh ! quoi, dit Modeste, mon conseiller-intime-privé-actuel serait encore un miroir ?…
– Non, mais un écho, répondit-il en accompagnant ce mot d’un geste empreint d’une sublime modestie. Le duc vous aime, mais il vous aime trop. Si j’ai bien compris, moi nain, l’infinie délicatesse de votre cœur, il vous répugnerait d’être adorée comme un Saint-Sacrement dans son tabernacle. Mais, comme vous êtes éminemment femme, vous ne voulez pas plus voir un homme sans cesse à vos pieds et de qui vous seriez éternellement sûre, que vous ne voudriez d’un égoïste, comme Canalis, qui se préférerait à vous… Pourquoi ? je n’en sais rien. Je me ferai femme et vieille femme pour savoir la raison de ce programme que j’ai lu dans vos yeux, et qui peut-être est celui de toutes les filles. Néanmoins, vous avez dans votre grande âme un besoin d’adoration. Quand un homme est à vos genoux, vous ne pouvez pas vous mettre aux siens. – On ne va pas loin ainsi, disait Voltaire. Le petit duc a donc trop de génuflexions dans le moral ; et Canalis pas assez, pour ne pas dire point du tout. Aussi deviné-je la malice cachée de vos sourires, quand vous vous adressez au Grand-Écuyer, quand il vous parle, quand vous lui répondez. Vous ne pouvez jamais être malheureuse avec le duc, tout le monde vous approuvera si vous le {p. 297} choisissez pour mari, mais vous ne l’aimerez point. Le froid de l’égoïsme et la chaleur excessive d’une extase continuelle produisent sans doute dans le cœur de toutes les femmes, une négation. Évidemment, ce n’est pas ce triomphe perpétuel qui vous prodiguera les délices infinies du mariage que vous rêvez, où il se rencontre des obéissances qui rendent fière, où l’on fait de grands petits sacrifices cachés avec bonheur, où l’on ressent des inquiétudes sans cause, où l’on attend avec ivresse des succès, où l’on plie avec joie devant des grandeurs imprévues, où l’on est compris jusque dans ses secrets, où parfois une femme protège de son amour son protecteur…
– Vous êtes sorcier ! dit Modeste.
– Vous ne trouverez pas non plus cette douce égalité de sentiments, ce partage continu de la vie et cette certitude de plaire qui fait accepter le mariage, en épousant un Canalis, un homme qui ne pense qu’à lui, dont le moi est la note unique, dont l’attention ne s’est pas encore abaissée jusqu’à se prêter à votre père ou au Grand-Écuyer !… un ambitieux du second ordre à qui votre dignité, votre obéissance importent peu, qui fera de vous une chose nécessaire dans sa maison, et qui vous insulte déjà par son indifférence en fait d’honneur ! Oui, vous vous permettriez de souffleter votre mère, Canalis fermerait les yeux pour pouvoir se nier votre crime à lui-même, tant il a soif de votre fortune. Ainsi, mademoiselle, je ne pensais ni au grand poète qui n’est qu’un petit comédien, ni à Sa Seigneurie qui ne serait pour vous qu’un beau mariage et non pas un mari…
– Butscha, mon cœur est un livre blanc où vous gravez vous-même ce que vous y lisez, répondit Modeste. Vous êtes entraîné par votre haine de province contre tout ce qui vous force à regarder plus haut que la tête. Vous ne pardonnez pas au poète d’être un homme politique, de posséder une belle parole, d’avoir un immense avenir, et vous calomniez ses intentions…
– Lui ?… mademoiselle. Il vous tournera le dos du jour au lendemain avec la lâcheté d’un Vilquin.
– Oh ! faites-lui jouer cette scène de comédie, et…
– Sur tous les tons, dans trois jours, mercredi, souvenez-vous-en ? Jusque-là, mademoiselle, amusez-vous à entendre tous les airs de cette serinette, afin que les ignobles dissonances de la contre-partie en ressortent mieux.
{p. 298} Modeste rentra gaiement au salon où, seul de tous les hommes, La Brière, assis dans l’embrasure d’une fenêtre, d’où, sans doute, il avait contemplé son idole, se leva comme si quelqu’huissier eût crié : La Reine ! Ce fut un mouvement respectueux plein de cette vive éloquence particulière au geste et qui surpasse celle des plus beaux discours. L’amour parlé ne vaut pas l’amour prouvé, toutes les jeunes filles de vingt ans en ont cinquante pour pratiquer cet axiome. Là est le grand argument des séducteurs. Au lieu de regarder Modeste en face, comme le fit Canalis qui la salua par un hommage public, l’amant dédaigné la suivit d’un long regard en dessous, humble à la façon de Butscha, presque craintif. La jeune héritière remarqua cette contenance en allant se placer auprès de Canalis au jeu de qui elle parut s’associer. Durant la conversation, La Brière apprit par un mot de Modeste à son père qu’elle reprendrait mercredi l’exercice du cheval ; elle lui faisait observer qu’il lui manquait une cravache en harmonie avec la somptuosité de ses habits d’écuyère. Le Référendaire lança sur le nain un regard qui pétilla comme un incendie ; et, quelques instants après, ils piétinaient tous deux sur la terrasse.
– Il est neuf heures, dit Ernest à Butscha, je pars pour Paris à franc étrier, j’y puis être demain matin à dix heures. Mon cher Butscha, de vous elle acceptera bien un souvenir, car elle a de l’amitié pour vous ; laissez-moi lui donner, sous votre nom, une cravache, et sachez que, pour prix de cette immense complaisance, vous aurez en moi non pas un ami, mais un dévouement.
– Allez, vous êtes bien heureux, dit le clerc, vous avez de l’argent, vous !…
– Prévenez Canalis de ma part que je ne rentrerai pas, et qu’il invente un prétexte pour justifier une absence de deux jours.
Une heure après, Ernest, parti en courrier, arriva en douze heures à Paris où son premier soin fut de retenir une place à la malle-poste du Havre pour le lendemain. Puis, il alla chez les trois plus célèbres bijoutiers de Paris, comparant les pommes de cravache, et cherchant ce que l’art pouvait offrir de plus royalement beau. Il trouva, faite pour une Russe qui n’avait pu la payer après l’avoir commandée, une chasse au renard sculptée dans l’or, et terminée par un rubis d’un prix exorbitant pour les appointements d’un Référendaire ; toutes ses économies y passèrent, il s’agissait de sept mille francs. Ernest donna le dessin des armes des {p. 299} La Bastie, et vingt heures pour les exécuter à la place de celles qui s’y trouvaient. Cette chasse, un chef-d’œuvre de délicatesse, fut ajustée à une cravache en caoutchouc, et mise dans un étui de maroquin rouge doublé de velours sur lequel on grava deux M entrelacés. Le mercredi matin, La Brière était arrivé par la malle, et à temps, pour déjeuner avec Canalis. Le poète avait caché l’absence de son secrétaire en le disant occupé d’un travail envoyé de Paris. Butscha, qui se trouvait à la Poste pour tendre la main au Référendaire à l’arrivée de la malle, courut porter à Françoise Cochet cette œuvre d’art en lui recommandant de la placer sur la toilette de Modeste.
– Vous accompagnerez, sans doute, mademoiselle Modeste à sa promenade, dit le clerc qui revint chez Canalis pour annoncer par une œillade à La Brière que la cravache était heureusement parvenue à sa destination.
– Moi, répondit Ernest, je vais me coucher…
– Ah ! bah ! s’écria Canalis en regardant son ami, je ne te comprends plus.
On allait déjeuner, naturellement le poète offrit au clerc de se mettre à table. Butscha restait avec l’intention de se faire inviter au besoin par La Brière, en voyant sur la physionomie de Germain le succès d’une malice de bossu que doit faire prévoir sa promesse à Modeste.
– Monsieur a bien raison de garder le clerc de monsieur Latournelle, dit Germain à l’oreille de Canalis.
Canalis et Germain allèrent dans le salon sur un clignotement d’œil du domestique à son maître.
– Ce matin, monsieur, je suis allé voir pêcher, une partie proposée avant-hier par un patron de barque de qui j’ai fait la connaissance.
Germain n’avoua pas avoir eu le mauvais goût de jouer au billard dans un café du Havre où Butscha l’avait enveloppé d’amis pour agir à volonté sur lui.
– Eh ! bien, dit Canalis, au fait, vivement.
– Monsieur le baron, j’ai entendu sur monsieur Mignon une discussion à laquelle j’ai poussé de mon mieux, on ne savait pas à qui j’appartenais. Ah ! monsieur le baron, le bruit du port est que vous donnez dans un panneau. La fortune de mademoiselle de La Bastie est, comme son nom, très-modeste. Le vaisseau sur lequel le père est venu n’est pas à lui, mais à des marchands de la Chine {p. 300} avec lesquels il devra loyalement compter. On débite à ce sujet des choses peu flatteuses pour l’honneur du colonel. Ayant entendu dire que vous et monsieur le duc vous vous disputiez mademoiselle de La Bastie, j’ai pris la liberté de vous prévenir ; car, de vous deux, il vaut mieux que ce soit Sa Seigneurie qui la gobe… En revenant, j’ai fait un tour sur le port, devant la salle de spectacle où se promènent les négociants parmi lesquels je me suis faufilé hardiment. Ces braves gens, voyant un homme bien vêtu, se sont mis à causer du Havre ; de fil en aiguille, je les ai mis sur le compte du colonel Mignon, et ils se sont si bien trouvés d’accord avec les pêcheurs que je manquerais à mes devoirs en me taisant. Voilà pourquoi j’ai laissé monsieur s’habiller, se lever seul…
– Que faire ? s’écria Canalis en se trouvant engagé de manière à ne pouvoir plus revenir sur ses promesses à Modeste.
– Monsieur connaît mon attachement, dit Germain en voyant le poète comme foudroyé, il ne s’étonnera pas de me voir lui donner un conseil. Si vous pouviez griser ce clerc, il dirait bien le fin mot là dessus ; et, s’il ne se déboutonne pas à la seconde bouteille de vin de Champagne, ce sera toujours bien à la troisième. Il serait d’ailleurs singulier que monsieur, que nous verrons sans doute un jour ambassadeur, comme Philoxène l’a entendu dire à madame la duchesse, ne vînt pas à bout d’un clerc du Havre.
En ce moment, Butscha, l’auteur inconnu de cette partie de pêche invitait le Référendaire à se taire sur le sujet de son voyage à Paris, et à ne pas contrarier sa manœuvre à table. Le clerc avait tiré parti d’une réaction défavorable à Charles Mignon qui s’opérait au Havre. Voici pourquoi. Monsieur le comte de La Bastie laissait dans un complet oubli ses amis d’autrefois qui pendant son absence avaient oublié sa femme et ses enfants. En apprenant qu’il se donnait un grand dîner à la villa-Mignon, chacun se flatta d’être un des convives et s’attendit à recevoir une invitation ; mais quand on sut que Gobenheim, les Latournelle, le duc et les deux Parisiens étaient les seuls invités, il se fit une clameur de haro sur l’orgueil du négociant ; son affectation à ne voir personne, à ne pas descendre au Havre, fut alors remarquée et attribuée à un mépris dont se vengea le Havre en mettant en question cette soudaine fortune. En caquetant, chacun sut bientôt que les fonds nécessaires au réméré de Vilquin avaient été fournis par Dumay. Cette circonstance permit aux plus acharnés de {p. 301} supposer calomnieusement que Charles était venu confier au dévouement absolu de Dumay des fonds pour lesquels il prévoyait des discussions avec ses prétendus associés de Canton. Les demi-mots de Charles dont l’intention fut toujours de cacher sa fortune, les dires de ses gens à qui le mot fut donné, prêtaient un air de vraisemblance à ces fables grossières, auxquelles chacun crut en obéissant à l’esprit de dénigrement qui anime les commerçants les uns contre les autres. Autant le patriotisme de clocher avait vanté l’immense fortune d’un des fondateurs du Havre, autant la jalousie de province la diminua. Le clerc, à qui les pêcheurs devaient plus d’un service, leur demanda le secret et un coup de langue. Il fut bien servi. Le patron de la barque dit à Germain qu’un de ses cousins, un matelot, arrivait de Marseille, congédié par suite de la vente du brick sur lequel le colonel était revenu. Le brick se vendait pour le compte d’un nommé Castagnould, et la cargaison, selon le cousin, valait tout au plus trois ou quatre cent mille francs.
– Germain, dit Canalis au moment où le valet de chambre sortit, tu nous serviras du vin de Champagne et du vin de Bordeaux. Un membre de la Bazoche de Normandie doit remporter des souvenirs de l’hospitalité d’un poète… Et puis, il a de l’esprit autant que le Figaro, dit Canalis en appuyant sa main sur l’épaule du nain, il faut que cet esprit de petit journal jaillisse et mousse avec le vin de Champagne ; nous ne nous épargnerons pas non plus, Ernest ?… Il y a bien, ma foi ! deux ans que je ne me suis grisé, reprit-il en regardant La Brière.
– Avec du vin ?… cela se conçoit, répondit le clerc. Vous vous grisez tous les jours de vous-même ! Vous buvez à même, en fait de louanges. Ah ! vous êtes beau, vous êtes poète, vous êtes illustre de votre vivant, vous avez une conversation à la hauteur de votre génie, et vous plaisez à toutes les femmes, même à ma patronne. Aimé de la plus belle sultane Validé que j’aie vue (je n’ai encore vu que celle-là), vous pouvez, si vous le voulez, épouser mademoiselle de La Bastie… Tenez, rien qu’à faire l’inventaire du présent sans compter votre avenir, (un beau titre, la pairie, une ambassade !…) me voilà soûl, comme ces gens qui mettent en bouteilles le vin d’autrui.
– Toutes ces magnificences sociales, reprit Canalis, ne sont rien sans ce qui les met en valeur, la fortune !… Nous sommes ici entre hommes, les beaux sentiments sont charmants en stances…
{p. 302} – Et en circonstances, dit le clerc en faisant un geste significatif.
– Mais vous, monsieur le faiseur de contrats, dit le poète en souriant de l’interruption, vous savez aussi bien que moi que chaumière 25 rime avec misère.
À table, Butscha se développa dans le rôle du Trigaudin de la Maison en loterie, à effrayer Ernest qui ne connaissait pas les charges d’Étude, elles valent les charges d’atelier. Le clerc raconta la chronique scandaleuse du Havre, l’histoire des fortunes, celle des alcôves et les crimes commis le code à la main, ce qu’on appelle, en Normandie, se tirer d’affaire comme on peut. Il n’épargna personne. Sa verve croissait avec le torrent de vin qui passait par son gosier, comme un orage par une gouttière.
– Sais-tu, La Brière, que ce brave garçon là, dit Canalis en versant du vin à Butscha, ferait un fameux secrétaire d’ambassade ?…
– À dégoter son patron ! reprit le nain en jetant à Canalis un regard où l’insolence se noya dans le pétillement du gaz acide carbonique. J’ai assez peu de reconnaissance et assez d’intrigue pour vous monter sur les épaules. Un poète portant un avorton !… ça se voit quelquefois, et même assez souvent… dans la librairie. Allons, vous me regardez comme un avaleur d’épées. Eh ! mon cher grand génie, vous êtes un homme supérieur, vous savez bien que la reconnaissance est un mot d’imbécile, on le met dans le dictionnaire, mais il n’est pas dans le cœur humain. La reconnaissance n’a de valeur qu’à certain mont qui n’est ni le Parnasse ni le Pinde. Croyez-vous que je doive beaucoup à ma patronne pour m’avoir élevé ? mais la ville entière lui a soldé ce compte en estime, en paroles, en admiration, la plus chère des monnaies. Je n’admets pas le bien dont on se constitue des rentes d’amour-propre. Les hommes font entre eux un commerce de services, le mot reconnaissance indique un débet, voilà tout. Quant à l’intrigue, elle est ma divinité. Comment ! dit-il à un geste de Canalis, vous n’adoreriez pas la faculté qui permet à un homme souple de l’emporter sur l’homme de génie, qui demande une observation constante des vices, des faiblesses de nos supérieurs, et la connaissance de l’heure du berger en toute chose. Demandez à la diplomatie si le plus beau de tous les succès n’est pas le triomphe de la ruse sur la force ? Si j’étais votre secrétaire, monsieur le baron, vous seriez bientôt premier ministre, parce que j’y aurais le plus puissant intérêt !… Tenez, voulez-vous une preuve de mes petits {p. 303} talents en ce genre ? Oyez ? Vous aimez à l’adoration mademoiselle Modeste, et vous avez raison. L’enfant a mon estime, c’est une vraie Parisienne. Il pousse, par-ci, par-là, des Parisiennes en province !… Notre Modeste est femme à lancer un homme… Elle a de ça, dit-il en donnant en l’air un tour de poignet. Vous avez un concurrent redoutable, le duc, que me donnez-vous pour lui faire quitter le Havre avant trois jours ?…
– Achevons cette bouteille, dit le poète en remplissant le verre de Butscha.
– Vous allez me griser ! dit le clerc en lampant un neuvième verre de vin de Champagne. Avez-vous un lit où je puisse dormir une heure ? Mon patron est sobre comme un chameau qu’il est, et madame Latournelle aussi. L’un et l’autre, ils auraient la dureté de me gronder, et ils auraient raison contre moi qui n’en aurais plus, j’ai des actes à faire !… Puis, reprenant ses idées antérieures sans transition, à la manière des gens gris, il s’écria : – Et quelle mémoire !… Elle égale ma reconnaissance.
– Butscha, s’écria le poète, tout à l’heure tu te disais sans reconnaissance, tu te contredis.
– Du tout, reprit le clerc. Oublier, c’est presque toujours se souvenir ! Allez ! marchez ! je suis taillé pour faire un fameux secrétaire…
– Comment t’y prendrais-tu pour renvoyer le duc ? dit Canalis charmé de voir la conversation aller d’elle-même à son but.
– Ça ne vous regarde pas ! fit le clerc en lâchant un hoquet majeur.
Butscha roula sa tête sur ses épaules et ses yeux de Germain à La Brière, de La Brière à Canalis, à la manière des gens qui, sentant venir l’ivresse, veulent savoir dans quelle estime on les tient ; car, dans le naufrage de l’ivresse, on peut observer que l’amour-propre est le seul sentiment qui surnage.
– Dites donc, grand poète, vous êtes pas mal farceur ! Vous me prenez donc pour un de vos lecteurs, vous qui envoyez à Paris votre ami à franc étrier pour aller chercher des renseignements sur la maison Mignon… Je blague, tu blagues, nous blaguons… Bon ! Mais faites-moi l’honneur de croire que je suis assez calculateur pour toujours me donner la conscience nécessaire à mon état. En ma qualité de premier clerc de maître Latournelle, mon cœur est un carton à cadenas… Ma bouche ne livre aucun papier relatif aux clients. Je {p. 304} sais tout et je ne sais rien. Et puis, ma passion est connue. J’aime Modeste, elle est mon élève, elle doit faire un beau mariage… Et j’emboiserais le duc, s’il le fallait. Mais vous épousez…
– Germain, le café, les liqueurs… dit Canalis.
– Des liqueurs ?… répéta Butscha levant la main comme une fausse vierge qui veut résister à une petite séduction. Ah ! mes pauvres actes !… il y a justement un contrat de mariage. Tenez, mon second clerc est bête comme un avantage matrimonial et capable de f…f…flanquer un coup de canif dans les paraphernaux de la future épouse, il se croit bel homme parce qu’il a cinq pieds six pouces… un imbécile.
– Tenez, voici de la crème de thé, une liqueur des îles, dit Canalis. Vous que mademoiselle Modeste consulte…
– Elle me consulte…
– Eh ! bien, croyez-vous qu’elle m’aime ? demanda le poète.
– Ui, plus que le duc ! répondit le nain en sortant d’une espèce de torpeur qu’il jouait à merveille. Elle vous aime à cause de votre désintéressement. Elle me disait que pour vous elle était capable des plus grands sacrifices, de se passer de toilette, de ne dépenser que mille écus par an, d’employer sa vie à vous prouver qu’en l’épousant vous auriez fait une excellente affaire, et elle est crânement (un hoquet) honnête, allez ! et instruite, elle n’ignore de rien, cette fille-là !
– Çà et trois cent mille francs, dit Canalis.
– Oh ! il y a peut-être ce que vous dites, reprit avec enthousiasme le clerc. Le papa Mignon… Voyez-vous, il est mignon comme père (aussi l’estimé-je…) Pour bien établir sa fille unique il se dépouillera de tout… Ce colonel est habitué par votre Restauration (un hoquet) à rester en demi-solde, il sera très-heureux de vivre avec Dumay en carottant au Havre, il donnera certainement ses trois cent mille francs à la petite… Mais n’oublions pas Dumay, qui destine sa fortune à Modeste. Dumay, vous savez, est Breton, son origine est une valeur au contrat, il ne variera pas, et sa fortune vaudra celle de son patron. Néanmoins, comme ils m’écoutent, au moins autant que vous, quoique je ne parle pas tant ni si bien, je leur ai dit : « Vous mettez trop à votre habitation ; si Vilquin vous la laisse, voilà deux cent mille francs qui ne rapporteront rien… Il resterait donc cent mille francs à faire boulotter… ce n’est pas assez, à mon avis… » En ce moment, le {p. 305} colonel et Dumay se consultent. Croyez-moi ? Modeste est riche. Les gens du port disent des sottises en ville, ils sont jaloux… Qui donc a pareille dot dans le département ? dit Butscha qui leva les doigts pour compter. – Deux à trois cent mille francs comptant, dit-il en inclinant le pouce de sa main gauche qu’il toucha de l’index de la droite, et d’un ! – La nu-propriété de la villa Mignon, reprit-il en renversant l’index gauche, et de deux ! – Tertiò, la fortune de Dumay ! ajouta-t-il en couchant le doigt du milieu. Mais la petite mère Modeste est une fille d’un million, une fois que les deux militaires seront allés demander le mot d’ordre au père Éternel.
Cette naïve et brutale confidence, entremêlée de petits verres, dégrisait autant Canalis qu’elle semblait griser Butscha. Pour le clerc, jeune homme de province, évidemment cette fortune était colossale. Il laissa tomber sa tête dans la paume de sa main droite ; et, accoudé majestueusement sur la table, il clignota des yeux en se parlant à lui-même.
– Dans vingt ans, au train dont va le Code, qui pile les fortunes avec le Titre des Successions, une héritière d’un million, ce sera rare comme le désintéressement chez un usurier. Vous me direz que Modeste mangera bien douze mille francs par an, l’intérêt de sa dot ; mais elle est bien gentille… bien gentille… bien gentille. C’est, voyez-vous ? (à un poète, il faut des images !…) c’est une hermine malicieuse comme un singe.
– Que me disais-tu donc ? s’écria doucement Canalis en regardant La Brière, qu’elle avait six millions ?…
– Mon ami, dit Ernest, permets-moi de te faire observer que j’ai dû me taire, je suis lié par un serment, et c’est peut-être trop en dire déjà, que de…
– Un serment à qui ?
– À monsieur Mignon.
– Comment ! Ernest, toi qui sais combien la fortune m’est nécessaire…
Butscha ronflait.
– … Toi qui connais ma position, et tout ce que je perdrais, rue de Grenelle, à me marier, tu me laisserais froidement m’enfoncer ?… dit Canalis en pâlissant. Mais, c’est une affaire entre amis, et notre amitié, mon cher, comporte un pacte antérieur à celui que t’a demandé ce rusé provençal…
– Mon cher, dit Ernest, j’aime trop Modeste pour…
{p. 306} – Imbécile ! je te la laisse, cria le poète. Ainsi romps ton serment ?…
– Me jures-tu, ta parole d’homme, d’oublier ce que je vais te dire, de te conduire avec moi comme si cette confidence ne t’avait jamais été faite, quoiqu’il arrive ?…
– Je le jure par la mémoire de ma mère.
– Eh ! bien, à Paris, monsieur Mignon m’a dit qu’il était bien loin d’avoir la fortune colossale dont m’ont parlé les Mongenod. L’intention du colonel est de donner deux cent mille francs à sa fille. Maintenant, Melchior, le père avait-il de la défiance ? était-il sincère ? Je n’ai pas à résoudre cette question. Si elle daignait me choisir, Modeste, sans dot, serait toujours ma femme.
– Un bas bleu ! d’une instruction à épouvanter, qui a tout lu ! qui sait tout… en théorie, s’écria Canalis à un geste que fit La Brière, un enfant gâté, élevée dans le luxe dès ses premières années, et qui en est sevrée depuis cinq ans ?… Ah ! mon pauvre ami, songes-y bien.
– Ode et code ! dit Butscha en se réveillant, vous faites dans l’Ode et moi dans le Code, il n’y a qu’un C de différence entre nous. Or, code vient de coda, queue ! Vous m’avez régalé, je vous aime… Ne vous laissez pas faire au code !… Tenez, un bon conseil vaut bien votre vin et votre crème de thé. Le père Mignon, c’est aussi une crème, la crème des honnêtes gens… eh ! bien, montez à cheval, il accompagne sa fille, vous pouvez l’aborder franchement, parlez-lui dot, il vous répondra net, et vous verrez le fonds du sac, aussi vrai que je suis gris et que vous êtes un grand homme ; mais, pas vrai, nous quittons le Havre ensemble ?… Je serai votre secrétaire puisque ce petit, qui me croit gris et qui rit de moi, vous quitte… allez, marchez ! laissez-lui épouser la fille.
Canalis se leva pour aller s’habiller.
– Pas un mot, il court à son suicide, dit posément à La Brière Butscha froid comme Gobenheim et qui fit à Canalis un signe familier aux gamins de Paris. – Adieu ! mon maître, reprit le clerc en criant à tue-tête, vous me permettez de renarder dans le kiosque de mame Amaury ?…
– Vous êtes chez vous, répondit le poète.
Le clerc, objet des rires des trois domestiques de Canalis, gagna le kiosque en marchant dans les plates-bandes et les corbeilles de fleurs avec la grâce têtue des insectes qui décrivent leurs {p. 307} interminables zig-zags quand ils essayent de sortir par une fenêtre fermée. Lorsqu’il eut grimpé dans le kiosque, et que les domestiques furent rentrés, il s’assit sur un banc de bois peint et s’abîma dans les joies de son triomphe. Il venait de jouer un homme supérieur ; il venait, non pas de lui arracher son masque, mais de lui en voir dénouer les cordons, et il riait comme un auteur à sa pièce, c’est-à-dire avec le sentiment de la valeur immense de ce vis comica. – Les hommes sont des toupies, il ne s’agit que de trouver la ficelle qui s’enroule à leur torse ! s’écria-t-il. Ne me ferait-on pas évanouir en me disant : Mademoiselle Modeste vient de tomber de cheval, et s’est cassé la jambe !
Quelques instants après, Modeste, vêtue d’une délicieuse amazone de casimir vert-bouteille, coiffée d’un petit chapeau à voile vert, gantée de daim, des bottines de velours aux pieds sur lesquelles badinait la garniture en dentelle de son caleçon, et montée sur un poney richement harnaché, montrait à son père et au duc d’Hérouville le joli présent qu’elle venait de recevoir, elle en était heureuse en y devinant une de ces attentions qui flattent le plus les femmes.
– Est-ce de vous, monsieur le duc ?… dit-elle en lui tendant le bout étincelant de la cravache. On a mis dessus une carte où se lisait : « Devine si tu peux » et des points. Françoise et madame Dumay prêtent cette charmante surprise à Butscha ; mais mon cher Butscha n’est pas assez riche pour payer de si beaux rubis ! Or, mon père, à qui j’ai dit, remarquez-le bien, dimanche soir, que je n’avais pas de cravache, m’a envoyé chercher celle-ci à Rouen.
Modeste montrait à la main de son père une cravache dont le bout était un semis de turquoises, une invention alors à la mode, et devenue depuis assez vulgaire.
– J’aurais voulu, mademoiselle, pour dix ans à prendre dans ma vieillesse, avoir le droit de vous offrir ce magnifique bijou, répondit courtoisement le duc.
– Ah ! voici donc l’audacieux, s’écria Modeste en voyant venir Canalis à cheval. Il n’y a qu’un poète pour savoir trouver de si belles choses… Monsieur, dit-elle à Melchior, mon père vous grondera, vous donnez raison à ceux qui vous reprochent ici vos dissipations.
– Ah ! s’écria naïvement Canalis, voilà donc pourquoi La Brière est allé du Havre à Paris à franc étrier ?
{p. 308} – Votre secrétaire a pris de telles libertés ? dit Modeste en pâlissant et jetant sa cravache à Françoise Cochet avec une vivacité dans laquelle on devait lire un profond mépris. Rendez-moi cette cravache, mon père.
– Pauvre garçon qui gît sur son lit, moulu de fatigue ! reprit Melchior en suivant la jeune fille qui s’était lancée au galop. Vous êtes dure, mademoiselle. « Je n’ai, m’a-t-il dit, que cette chance de me rappeler à son souvenir… »
– Et vous estimeriez une femme capable de garder des souvenirs de toutes les paroisses ? dit Modeste.
Modeste, surprise de ne pas recevoir une réponse de Canalis, attribua cette inattention au bruit des chevaux.
– Comme vous vous plaisez à tourmenter ceux qui vous aiment ! lui dit le duc. Cette noblesse, cette fierté démentent si bien vos écarts que je commence à soupçonner que vous vous calomniez vous-même en préméditant vos méchancetés.
– Ah ! vous ne faites que vous en apercevoir, monsieur le duc, dit-elle en riant. Vous avez précisément la perspicacité d’un mari !
On fit presque un kilomètre en silence. Modeste s’étonna de ne plus recevoir la flamme des regards de Canalis qui paraissait un peu trop épris des beautés du paysage pour que cette admiration fût naturelle. La veille, Modeste montrant au poète un admirable effet de coucher de soleil en mer, lui avait dit en le trouvant interdit comme un sourd : « Eh ! bien, vous n’avez donc pas vu ? – Je n’ai vu que votre main », avait-il répondu.
– Monsieur La Brière sait-il monter à cheval ? demanda Modeste à Canalis pour le taquiner.
– Pas très-bien ; mais il va, répondit le poète devenu froid comme l’était Gobenheim avant le retour du colonel.
Dans une route de traverse que monsieur Mignon fit prendre pour aller, par un joli vallon, sur une colline qui couronnait le cours de la Seine, Canalis laissa passer Modeste et le duc, en ralentissant le pas de son cheval de manière à pouvoir cheminer de conserve avec le colonel.
– Monsieur le comte, vous êtes un loyal militaire, aussi verrez-vous sans doute dans ma franchise un titre à votre estime. Quand les propositions de mariage, avec toutes leurs discussions sauvages, ou trop civilisées si vous voulez, passent par la bouche des tiers, tout le monde y perd. Nous sommes l’un et l’autre deux {p. 309} gentilshommes aussi discrets l’un que l’autre, et vous avez, tout comme moi, franchi l’âge des étonnements ; ainsi parlons en camarades ? Je vous donne l’exemple. J’ai vingt-neuf ans, je suis sans fortune territoriale, et je suis ambitieux. Mademoiselle Modeste me plaît infiniment, vous avez dû vous en apercevoir. Or, malgré les défauts que votre chère enfant se donne à plaisir…
– Sans compter ceux qu’elle a, dit le colonel en souriant.
– Je ferais d’elle avec plaisir ma femme, et je crois pouvoir la rendre heureuse. La question de fortune a toute l’importance de mon avenir, aujourd’hui en question. Toutes les jeunes filles à marier doivent être aimées quand même ! Néanmoins, vous n’êtes pas homme à vouloir marier votre chère Modeste sans dot, et ma situation ne me permettrait pas plus de faire un mariage, dit d’amour, que de prendre une femme qui n’apporterait pas une fortune au moins égale à la mienne. J’ai de traitement, de mes sinécures, de l’Académie et de mon libraire, environ trente mille francs par an, fortune énorme pour un garçon. En réunissant soixante mille francs de rentes, ma femme et moi, je reste à peu près dans les termes d’existence où je suis. Donnez-vous un million à mademoiselle Modeste ?
– Ah ! monsieur, nous sommes bien loin de compte, dit jésuitiquement le colonel.
– Supposons donc, répliqua vivement Canalis, qu’au lieu de parler, nous ayons sifflé. Vous serez content de ma conduite, monsieur le comte : on me comptera parmi les malheureux qu’aura faits cette charmante personne. Donnez-moi votre parole de garder le silence envers tout le monde, même avec mademoiselle Modeste ; car, ajouta-t-il comme fiche de consolation, il pourrait survenir dans ma position tel changement qui me permettrait de vous la demander sans dot.
– Je vous le jure, dit le colonel. Vous savez, monsieur, avec quelle emphase le public, celui de province comme celui de Paris, parle des fortunes qui se font et se défont. On amplifie également le malheur et le bonheur, nous ne sommes jamais ni si malheureux, ni si heureux qu’on le dit. En commerce, il n’y a de sûrs que les capitaux mis en fonds de terre, après les comptes soldés. J’attends avec une vive impatience les rapports de mes agents. La vente des marchandises et de mon navire, le réglement de mes comptes en Chine, rien n’est terminé. Je ne connaîtrai ma fortune que dans dix {p. 310} mois. Néanmoins, à Paris, j’ai garanti deux cent mille francs de dot à monsieur de La Brière, et en argent comptant. Je veux constituer un majorat en terres, et assurer l’avenir de mes petits enfants en leur obtenant la transmission de mes armes et de mes titres.
Depuis le commencement de cette réponse, Canalis n’écoutait plus. Les quatre cavaliers, se trouvant dans un chemin assez large, allèrent de front et gagnèrent le plateau d’où la vue planait sur le riche bassin de la Seine, vers Rouen, tandis qu’à l’autre horizon les yeux pouvaient encore apercevoir la mer.
– Butscha, je crois, avait raison, Dieu est un grand paysagiste, dit Canalis en contemplant ce point de vue unique parmi ceux qui rendent les bords de la Seine si justement célèbres.
– C’est surtout à la chasse, mon cher baron, répondit le duc, quand la nature est animée par une voix, par un tumulte dans le silence, que les paysages, aperçus alors rapidement, semblent vraiment sublimes avec leurs changeants effets.
– Le soleil est une inépuisable palette, dit Modeste en regardant le poète avec une sorte de stupéfaction.
À une observation de Modeste sur l’absorption où elle voyait Canalis, il répondit qu’il se livrait à ses pensées, une excuse que les auteurs ont de plus à donner que les autres hommes.
– Sommes-nous bien heureux en transportant notre vie au sein du monde, en l’agrandissant de mille besoins factices et de nos vanités surexcitées ? dit Modeste à l’aspect de cette coîte et riche campagne qui conseillait une philosophique tranquillité d’existence.
– Cette bucolique, mademoiselle, s’est toujours écrite sur des tables d’or, dit le poète.
– Et peut-être conçue dans les mansardes, répliqua le colonel.
Après avoir jeté sur Canalis un regard perçant qu’il ne soutint pas, Modeste entendit un bruit de cloches dans ses oreilles, elle vit tout sombre devant elle, et s’écria d’un accent glacial : – Ah ! mais, nous sommes à mercredi !
– Ce n’est pas pour flatter le caprice, certes bien passager, de mademoiselle, dit solennellement le duc d’Hérouville à qui cette scène, tragique pour Modeste, avait laissé le temps de penser ; mais je déclare que je suis si profondément dégoûté du monde, de la cour, de Paris, qu’avec une duchesse d’Hérouville, douée des grâces et de l’esprit de mademoiselle, je prendrais l’engagement de {p. 311} vivre en philosophe à mon château, faisant du bien autour de moi, desséchant mes tangues, élevant mes enfants…
– Ceci, monsieur le duc, vous sera compté, répondit Modeste en arrêtant ses yeux assez long-temps sur ce noble gentilhomme. Vous me flattez, reprit-elle, vous ne me croyez pas frivole, et vous me supposez assez de ressources en moi-même pour vivre dans la solitude. C’est peut-être là mon sort, ajouta-t-elle en regardant Canalis avec une expression de pitié.
– C’est celui de toutes les fortunes médiocres, répondit le poète. Paris exige un luxe babylonien. Par moments, je me demande comment j’y ai jusqu’à présent suffi.
– Le roi peut répondre pour nous deux, dit le duc avec candeur, car nous vivons des bontés de Sa Majesté. Si, depuis la chute de monsieur le Grand, comme on nommait Cinq-Mars, nous n’avions pas eu toujours sa charge dans notre maison, il nous faudrait vendre Hérouville à la Bande Noire. Ah ! croyez-moi, mademoiselle, c’est une grande humiliation pour moi, de mêler des questions financières à mon mariage…
La simplicité de cet aveu parti du cœur, et où la plainte était sincère, touchèrent Modeste.
– Aujourd’hui, dit le poète, personne en France, monsieur le duc, n’est assez riche pour faire la folie d’épouser une femme pour sa valeur personnelle, pour ses grâces, pour son caractère ou pour sa beauté…
Le colonel regarda Canalis d’une singulière manière après avoir examiné Modeste dont le visage ne montrait plus aucun étonnement.
– C’est pour des gens d’honneur, dit alors le colonel, un bel emploi de la richesse que de la destiner à réparer l’outrage du temps dans de vieilles maisons historiques.
– Oui, papa ! répondit gravement la jeune fille.
Le colonel invita le duc et Canalis à dîner chez lui sans cérémonie, et dans leurs habits de cheval, en leur donnant l’exemple du négligé. Quand, à son retour, Modeste alla changer de toilette, elle regarda curieusement le bijou rapporté de Paris et qu’elle avait si cruellement dédaigné.
– Comme on travaille, aujourd’hui ? dit-elle à Françoise Cochet devenue sa femme de chambre.
– Et ce pauvre garçon, mademoiselle, qui a la fièvre…
– Qui t’a dit cela ?…
{p. 312} – Monsieur Butscha ! Il est venu me prier de vous faire observer que vous vous seriez sans doute aperçue déjà qu’il vous avait tenu parole au jour dit !
Modeste descendit au salon dans une mise d’une simplicité royale.
– Mon cher père, dit-elle à haute voix en prenant le colonel par le bras, allez savoir des nouvelles de monsieur de La Brière et reportez-lui, je vous en prie, son cadeau. Vous pouvez alléguer que mon peu de fortune autant que mes goûts m’interdisent de porter des bagatelles qui ne conviennent qu’à des reines ou à des courtisanes. Je ne puis d’ailleurs rien accepter que d’un promis. Priez ce brave garçon de garder la cravache jusqu’à ce que vous sachiez si vous êtes assez riche pour la lui racheter.
– Ma petite fille est donc pleine de bon sens, dit le colonel en embrassant Modeste au front.
Canalis profita d’une conversation engagée entre le duc d’Hérouville et madame Mignon pour aller sur la terrasse où Modeste le rejoignit, attirée par la curiosité, tandis qu’il la crut amenée par le désir d’être madame de Canalis. Effrayé de l’impudeur avec laquelle il venait d’accomplir ce que les militaires appellent un quart de conversion, et que, selon la jurisprudence des ambitieux, tout homme dans sa position aurait fait tout aussi brusquement, il chercha des raisons plausibles à donner en voyant venir l’infortunée Modeste.
– Chère Modeste, lui dit-il en prenant un ton câlin, aux termes où nous en sommes, sera-ce vous déplaire que de vous faire remarquer combien vos réponses à propos de monsieur d’Hérouville sont pénibles pour un homme qui aime, mais surtout pour un poète dont l’âme est femme, est nerveuse, et qui ressent les mille jalousies d’un amour vrai. Je serais un bien triste diplomate si je n’avais pas deviné que vos premières coquetteries, vos inconséquences calculées ont eu pour but d’étudier nos caractères…
Modeste leva la tête par un mouvement intelligent, rapide et coquet dont le type n’est peut-être que dans les animaux chez qui l’instinct produit des miracles de grâce.
– … Aussi, rentré chez moi, n’en étais-je plus la dupe. Je m’émerveillais de votre finesse en harmonie avec votre caractère et votre physionomie. Soyez tranquille, je n’ai jamais supposé que tant de duplicité factice ne fût pas l’enveloppe d’une candeur adorable. Non, votre esprit, votre instruction n’ont rien ravi à cette {p. 313} précieuse innocence que nous demandons à une épouse. Vous êtes bien la femme d’un poète, d’un diplomate, d’un penseur, d’un homme destiné à connaître de chanceuses situations dans la vie, et je vous admire autant que je me sens d’attachement pour vous. Je vous en supplie, si vous n’avez pas joué la comédie avec moi, hier, quand vous acceptiez la foi d’un homme dont la vanité va se changer en orgueil en se voyant choisi par vous, dont les défauts deviendront des qualités à votre divin contact ; ne heurtez pas en lui le sentiment qu’il a porté jusqu’au vice ?… Dans mon âme, la jalousie est un dissolvant, et vous m’en avez révélé toute la puissance, elle est affreuse, elle y détruit tout. Oh !… il ne s’agit pas de la jalousie à l’Othello ! reprit-il à un geste que fit Modeste, fi ! donc… il s’agit de moi-même ! je suis gâté sur ce point. Vous connaissez l’affection unique à laquelle je suis redevable du seul bonheur dont j’aie joui, bien incomplet d’ailleurs ! (Il hocha la tête.) L’amour est peint en enfant chez tous les peuples parce qu’il ne se conçoit pas lui-même sans toute la vie à lui… Eh ! bien, ce sentiment avait son terme indiqué par la nature. Il était mort-né. La maternité la plus ingénieuse a deviné, a calmé ce point douloureux de mon cœur, car une femme qui se sent, qui se voit mourir aux joies de l’amour, a des ménagements angéliques ; aussi la duchesse ne m’a-t-elle pas donné la moindre souffrance en ce genre. En dix ans, il n’y a eu ni une parole, ni un regard détournés de son but. J’attache aux paroles, aux pensées, aux regards plus de valeur que ne leur en accordent les gens ordinaires. Si, pour moi, un regard est un trésor immense, le moindre doute est un poison mortel, il agit instantanément : je n’aime plus. À mon sens, et contrairement à celui de la foule qui aime à trembler, espérer, attendre, l’amour doit résider dans une sécurité complète, enfantine, infinie… Pour moi, le délicieux purgatoire que les femmes aiment à nous faire ici bas avec leur coquetterie est un bonheur atroce auquel je me refuse ; pour moi, l’amour est ou le ciel, ou l’enfer. De l’enfer, je n’en veux pas, et je me sens la force de supporter l’éternel azur du paradis. Je me donne sans réserve, je n’aurai ni secret, ni doute, ni tromperie dans la vie à venir, je demande la réciprocité. Je vous offense peut-être en doutant de vous ! songez que je ne vous parle, en ceci, que de moi…
– Beaucoup ; mais ce ne sera jamais trop, dit Modeste blessée par tous les piquants de ce discours où la duchesse de Chaulieu {p. 314} servait de massue, j’ai l’habitude de vous admirer, mon cher poète.
– Eh bien ! me promettez-vous cette fidélité canine que je vous offre, n’est-ce pas beau ? n’est-ce pas ce que vous vouliez ?…
– Pourquoi, cher poète, ne recherchez-vous pas en mariage une muette qui serait aveugle et un peu sotte ? Je ne demande pas mieux que de plaire en toute chose à mon mari ; mais vous menacez une fille de lui ravir le bonheur particulier que vous lui arrangez, de le lui ravir au moindre geste, à la moindre parole, au moindre regard ! Vous coupez les ailes à l’oiseau, et vous voulez le voir voltigeant. Je savais bien les poètes accusés d’inconséquence… Oh ! à tort, dit-elle au geste de dénégation que fit Canalis, car ce prétendu défaut vient de ce que le vulgaire ne se rend pas compte de la vivacité des mouvements de leur esprit. Mais je ne croyais pas qu’un homme de génie inventât les conditions contradictoires d’un jeu semblable, et l’appelât la vie ? Vous demandez l’impossible pour avoir le plaisir de me prendre en faute, comme ces enchanteurs qui, dans les Contes Bleus, donnent des tâches à des jeunes filles persécutées que secourent de bonnes fées…
– Ici la fée serait l’amour vrai, dit Canalis d’un ton sec en voyant sa cause de brouille devinée par cet esprit fin et délicat que Butscha pilotait si bien.
– Vous ressemblez, cher poète, en ce moment, à ces parents qui s’inquiètent de la dot de la fille avant de montrer celle de leur fils. Vous faites le difficile avec moi, sans savoir si vous en avez le droit. L’amour ne s’établit point par des conventions sèchement débattues. Le pauvre duc d’Hérouville se laisse faire avec l’abandon de l’oncle Tobie dans Sterne, à cette différence près que je ne suis pas la veuve Wadman, quoique veuve en ce moment de beaucoup d’illusions sur la poésie. Oui ! nous ne voulons rien croire, nous autres jeunes filles, de ce qui dérange notre monde fantastique !… On m’avait tout dit à l’avance ! Ah ! vous me faites une mauvaise querelle indigne de vous, je ne reconnais pas le Melchior d’hier.
– Parce que Melchior a reconnu chez vous une ambition avec laquelle vous comptez encore…
Modeste toisa Canalis en lui jetant un regard impérial.
– … Mais je serai quelque jour ambassadeur et pair de France, tout comme lui.
– Vous me prenez pour une bourgeoise, dit-elle en remontant le perron. Mais elle se retourna vivement, et ajouta, perdant {p. 315} contenance, tant elle fut suffoquée : – C’est moins impertinent que de me prendre pour une sotte. Le changement de vos manières a sa raison dans les niaiseries que le Havre débite, et que Françoise, ma femme de chambre, vient de me répéter.
– Ah ! Modeste, pouvez-vous le croire ? dit Canalis en prenant une pose dramatique. Vous me supposeriez donc alors capable de ne vous épouser que pour votre fortune ?
– Si je vous fais cette injure après vos édifiants discours au bord de la Seine, il ne tient qu’à vous de me détromper, et alors je serai tout ce que vous voudrez que je sois, dit-elle en le foudroyant de son dédain.
– Si tu penses me prendre à ce piége, se dit le poète en la suivant, ma petite, tu me crois plus jeune que je ne le suis. Faut-il donc tant de façons avec une petite sournoise dont l’estime m’importe autant que celle du roi de Bornéo ! Mais, en me prêtant un sentiment ignoble, elle donne raison à ma nouvelle attitude. Est-elle rusée ?… La Brière sera bâté, comme un petit sot qu’il est ; et, dans cinq ans, nous rirons bien de lui avec elle !
La froideur que cette altercation avait jetée entre Canalis et Modeste fut visible le soir même à tous les yeux. Canalis se retira de bonne heure en prétextant de l’indisposition de La Brière, et il laissa le champ libre au Grand-Écuyer. Vers onze heures, Butscha, qui vint chercher sa patronne, dit en souriant tout bas à Modeste : – Avais-je raison ?
– Hélas ! oui, dit-elle.
– Mais avez-vous, selon nos conventions, entrebâillé la porte, de manière à ce qu’il puisse revenir ?
– La colère m’a dominée, répondit Modeste. Tant de lâcheté m’a fait monter le sang au visage, et je lui ai dit son fait.
– Eh ! bien, tant mieux. Quand tous deux vous serez brouillés à ne plus vous parler gracieusement, je me charge de le rendre amoureux et pressant à vous tromper vous-même.
– Allons, Butscha, c’est un grand poète, un gentilhomme, un homme d’esprit.
– Les huit millions de votre père sont plus que tout cela.
– Huit millions ?… dit Modeste.
– Mon patron, qui vend son Étude, va partir pour la Provence afin de diriger les acquisitions que propose Castagnould, le second de votre père. Le chiffre des contrats à faire pour reconstituer la {p. 316} terre de la Bastie monte à quatre millions, et votre père a consenti à tous les achats. Vous avez deux millions en dot, et le colonel en compte un pour votre établissement à Paris, un hôtel et le mobilier ! Calculez ?
– Ah ! je puis être duchesse d’Hérouville, dit Modeste en regardant Butscha.
– Sans ce comédien de Canalis, vous auriez gardé sa cravache, comme venant de moi, dit le clerc en plaidant ainsi la cause de La Brière.
– Monsieur Butscha, voudriez-vous par hasard me marier à votre goût ? dit Modeste en riant.
– Ce digne garçon aime autant que moi, vous l’avez aimé pendant huit jours, et c’est un homme de cœur, répondit le clerc.
– Et peut-il lutter avec une charge de la Couronne ? il n’y en a que six : grand-aumônier, chancelier, grand-chambellan, grand-maître, connétable, grand-amiral ; mais on ne nomme plus de connétables.
– Dans six mois, le peuple, mademoiselle, qui se compose d’une infinité de Butscha méchants, peut souffler sur toutes ces grandeurs. Et, d’ailleurs, que signifie la noblesse, aujourd’hui ? Il n’y a pas mille vrais gentilshommes en France. Les d’Hérouville viennent d’un huissier à verge de Robert de Normandie. Vous aurez bien des déboires avec ces deux vieilles filles à visage laminé ! Si vous tenez au titre de duchesse, vous êtes du Comtat, le Pape aura bien autant d’égards pour vous que pour des marchands, il vous vendra quelque duché en nia ou en agno. Ne jouez donc pas votre bonheur pour une charge de la Couronne.
Les réflexions de Canalis pendant la nuit furent entièrement positives. Il ne vit rien de pis au monde que la situation d’un homme marié sans fortune. Encore tremblant du danger que lui avait fait courir sa vanité mise en jeu près de Modeste, le désir de l’emporter sur le duc d’Hérouville, et sa croyance aux millions de monsieur Mignon, il se demanda ce que la duchesse de Chaulieu devait penser de son séjour au Havre aggravé par un silence épistolaire de quatorze jours, alors qu’à Paris ils s’écrivaient l’un l’autre quatre ou cinq lettres par semaine.
– Et la pauvre femme qui travaille pour m’obtenir le cordon de commandeur de la Légion et le poste de ministre auprès du grand-duc de Bade !… s’écria-t-il.
{p. 317} Aussitôt, avec cette vivacité de décision qui, chez les poètes comme chez les spéculateurs, résulte d’une vive intuition de l’avenir, il se mit à sa table et composa la lettre suivante.
À madame la duchesse de Chaulieu
Ma chère Éléonore, tu seras sans doute étonnée de ne pas avoir encore reçu de mes nouvelles ; mais le séjour que je fais ici n’a pas eu seulement ma santé pour motif, il s’agissait de m’acquitter en quelque sorte avec notre petit La Brière. Ce pauvre garçon est devenu très-épris d’une certaine demoiselle Modeste de La Bastie, une petite fille pâle, insignifiante et filandreuse, qui, par parenthèse, a le vice d’aimer la littérature et se dit poète pour justifier les caprices, les boutades et les variations d’un assez mauvais caractère. Tu connais Ernest, il est si facile de l’attraper que je n’ai pas voulu le laisser aller seul. Mademoiselle de La Bastie a singulièrement coqueté avec ton Melchior, elle était très-disposée à devenir ta rivale, quoiqu’elle ait les bras maigres, peu d’épaules comme toutes les jeunes filles, la chevelure plus fade que celle de madame de Rochefide, et un petit œil gris fort suspect. J’ai mis le holà, peut-être trop brutalement, aux gracieusetés de cette Immodeste ; mais l’amour unique est ainsi. Que m’importent les femmes de la terre qui, toutes ensemble, ne te valent pas ?
Les gens avec qui je passe mon temps et qui forment les accompagnements de l’héritière sont bourgeois à faire lever le cœur. Plains-moi, je passe mes soirées avec des clercs de notaire, des notaresses, des caissiers, un usurier de province ; et, certes, il y a loin de là aux soirées de la rue de Grenelle. La prétendue fortune du père qui revient de la Chine nous a valu la présence de l’éternel prétendant, le Grand-Écuyer, d’autant plus affamé de millions qu’il en faut six ou sept, dit-on, pour mettre en valeur les fameux marais d’Hérouville. Le roi ne sait pas combien est fatal le présent qu’il a fait au petit duc. Sa Grâce, qui ne se doute pas du peu de fortune de son désiré beau-père, n’est jaloux que de moi. La Brière fait son chemin auprès de son idole, à couvert de son ami qui lui sert de paravent. Nonobstant les extases d’Ernest, je pense, moi poète, au solide ; et les renseignements que je viens de prendre sur la {p. 318} fortune assombrissent l’avenir de notre secrétaire, dont la fiancée a des dents d’un fil inquiétant pour toute espèce de fortune. Si mon ange veut racheter quelques-uns de nos péchés, elle tâchera de savoir la vérité sur cette affaire en faisant venir et questionnant, avec la dextérité qui la caractérise, Mongenod son banquier. Monsieur Mignon, ancien colonel de cavalerie dans la Garde Impériale, a été pendant sept ans le correspondant de la maison Mongenod. On parle de deux cent mille francs de dot au plus, et je désirerais, avant de faire la demande de la demoiselle pour Ernest, avoir des données positives. Une fois nos gens accordés, je serai de retour à Paris. Je connais le moyen de tout finir au profit de notre amoureux, il s’agit d’obtenir la transmission du titre de comte au gendre de monsieur Mignon, et personne n’est plus qu’Ernest, à raison de ses services, à même d’obtenir cette faveur, surtout secondé par nous trois, toi, le duc et moi. Avec ses goûts, Ernest, qui deviendra facilement Maître des Comptes, sera très-heureux à Paris en se voyant à la tête de vingt-cinq mille francs par an, une place inamovible et une femme, le malheureux !
Oh ! chère, qu’il me tarde de revoir la rue de Grenelle ! Quinze jours d’absence, quand ils ne tuent pas l’amour, lui rendent l’ardeur des premiers jours, et tu sais mieux que moi peut-être, les raisons qui rendent mon amour éternel. Mes os, dans la tombe, t’aimeront encore ! Aussi n’y tiendrais-je pas ! Si je suis forcé de rester encore dix jours, j’irai pour quelques heures à Paris.
Le duc m’a-t-il obtenu de quoi me pendre ? Et auras-tu, ma chère vie, besoin de prendre les eaux de Baden l’année prochaine ? Les roucoulements de notre Beau Ténébreux, comparés aux accents de l’amour heureux, semblable à lui-même dans tous ses instants depuis dix ans bientôt, m’ont donné beaucoup de mépris pour le mariage, je n’avais jamais vu ces choses-là de si près. Ah ! chère, ce qu’on nomme la faute lie deux êtres bien mieux que la loi, n’est-ce pas ?
Cette idée servit de texte à deux pages de souvenirs et d’aspirations un peu trop intimes pour qu’il soit permis de les publier.
La veille du jour où Canalis mit cette épître à la poste, Butscha, qui répondit sous le nom de Jean Jacmin à une lettre de sa prétendue cousine Philoxène, donna douze heures d’avance à cette {p. 319} réponse sur la lettre du poète. Au comble de l’inquiétude depuis quinze jours et blessée du silence de Melchior, la duchesse, qui avait dicté la lettre de Philoxène au cousin, venait de prendre des renseignements exacts sur la fortune du colonel Mignon, après la lecture de la réponse du clerc, un peu trop décisive pour un amour-propre quinquagénaire. En se voyant trahie, abandonnée pour des millions, Éléonore était en proie à un paroxysme de rage, de haine et de méchanceté froide. Philoxène frappa pour entrer dans la somptueuse chambre de sa maîtresse, elle la trouva les yeux pleins de larmes et resta stupéfaite de ce phénomène sans précédent depuis quinze ans qu’elle la servait.
– On expie le bonheur de dix ans en dix minutes ! s’écriait la duchesse.
– Une lettre du Havre, madame.
Éléonore lut la prose de Canalis sans s’apercevoir de la présence de Philoxène dont l’étonnement s’accrut en voyant renaître la sérénité sur le visage de la duchesse, à mesure qu’elle avançait dans la lecture de la lettre. Tendez à un homme qui se noie une perche grosse comme une canne, il y voit une route royale de première classe ; aussi l’heureuse Éléonore croyait-elle à la bonne foi de Canalis en lisant ces quatre pages où l’amour et les affaires, le mensonge et la vérité se coudoyaient. Elle, qui, le banquier sorti, venait de faire mander son mari pour empêcher la nomination de Melchior, s’il en était encore temps, fut prise d’un sentiment généreux qui monta jusqu’au sublime.
– Pauvre garçon ! pensa-t-elle, il n’a pas eu la moindre pensée mauvaise ! il m’aime comme au premier jour, il me dit tout. – Philoxène ! dit-elle en voyant sa première femme de chambre debout et ayant l’air de ranger la toilette.
– Madame la duchesse ?
– Mon miroir, mon enfant ?
Éléonore se regarda, vit les lignes de rasoir tracées sur son front et qui disparaissaient à distance, elle soupira, car elle croyait par ce soupir dire adieu à l’amour. Elle conçut alors une pensée virile en dehors des petitesses de la femme, une pensée qui grise pour quelques moments, et dont l’enivrement peut expliquer la clémence de la Sémiramis du Nord quand elle maria sa jeune et belle rivale à Momonoff.
– Puisqu’il n’a pas failli, je veux lui faire avoir les millions et {p. 320} la fille, pensa-t-elle, si cette petite demoiselle Mignon est aussi laide qu’il le dit.
Trois coups, élégamment frappés, annoncèrent le duc à qui sa femme ouvrit elle-même.
– Ah ! vous allez mieux, ma chère, s’écria-t-il avec cette joie factice que savent si bien jouer les courtisans et à l’expression de laquelle les niais se prennent.
– Mon cher Henri, répondit-elle, il est vraiment inconcevable que vous n’ayez pas encore obtenu la nomination de Melchior, vous, qui vous êtes sacrifié pour le roi dans votre ministère d’un an, en sachant qu’il durerait à peine ce temps-là ?
Le duc regarda Philoxène, et la femme de chambre montra par un signe imperceptible la lettre du Havre posée sur la toilette.
– Vous vous ennuierez bien en Allemagne, et vous en reviendrez brouillée avec Melchior, dit naïvement le duc.
– Et pourquoi ?
– Mais ne serez-vous pas toujours ensemble ?… répondit cet ancien ambassadeur avec une comique bonhomie.
– Oh ! non, dit-elle, je vais le marier.
– S’il faut en croire d’Hérouville, notre cher Canalis n’attend pas vos bons offices, reprit le duc en souriant. Hier, Grandlieu m’a lu des passages d’une lettre que le Grand-Écuyer lui a écrite et qui, sans doute, était rédigée par sa tante à votre adresse, car mademoiselle d’Hérouville, toujours à l’affût d’une dot, sait que nous faisons le whist presque tous les soirs, Grandlieu et moi. Ce bon petit d’Hérouville demande au prince de Cadignan de venir faire une chasse royale en Normandie en lui recommandant d’y amener le roi pour tourner la tête à la donzelle, quand elle se verra l’objet d’une pareille chevauchée. En effet, deux mots de Charles X arrangeraient tout. D’Hérouville dit que cette fille est d’une incomparable beauté…
– Henri, allons au Havre ! cria la duchesse en interrompant son mari.
– Et sous quel prétexte ? dit gravement cet homme qui fut un des confidents de Louis XVIII.
– Je n’ai jamais vu de chasse.
– Ce serait bien si le roi y allait, mais c’est un haria que de chasser si loin, et il n’ira pas, je viens de lui en parler.
– Madame pourrait y venir…
{p. 321} – Ceci vaut mieux, reprit le duc, et la duchesse de Maufrigneuse peut vous aider à la tirer de Rosny. Le roi ne trouverait pas alors mauvais qu’on se servît de ses équipages de chasse. N’allez pas au Havre, ma chère, dit paternellement le duc, ce serait vous afficher. Tenez, voici, je crois, un meilleur moyen. Gaspard a de l’autre côté de la forêt de Brotonne son château de Rosembray, pourquoi ne pas lui faire insinuer de recevoir tout ce monde ?
– Par qui ? dit Éléonore.
– Mais sa femme, la duchesse, qui va de compagnie à la Sainte-Table avec mademoiselle d’Hérouville, pourrait, soufflée par cette vieille fille, en faire la demande à Gaspard.
– Vous êtes un homme adorable, dit Éléonore. Je vais écrire deux mots à la vieille fille et à Diane, car il faut nous faire faire des habits de chasse. Ce petit chapeau, j’y pense, rajeunit excessivement. Avez-vous gagné hier chez l’ambassadeur d’Angleterre ?…
– Oui, dit le duc, je me suis acquitté.
– Surtout, Henri, suspendez tout pour les deux nominations de Melchior…
Après avoir écrit dix lignes à la belle Diane de Maufrigneuse et un mot d’avis à mademoiselle d’Hérouville, Éléonore sangla cette réponse à travers les mensonges de Canalis.
À monsieur le baron de Canalis
Mon cher poète, mademoiselle de La Bastie est très-belle, Mongenod m’a démontré que le père a huit millions, je pensais à vous marier avec elle, je vous en veux donc beaucoup de votre manque de confiance. Si vous aviez l’intention de marier La Brière en allant au Havre, je ne comprends pas pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant d’y partir. Et pourquoi rester quinze jours sans écrire à une amie qui s’inquiète aussi facilement que moi ? Votre lettre est venue un peu tard, j’avais déjà vu notre banquier. Vous êtes un enfant, Melchior, vous rusez avec nous. Ce n’est pas bien. Le duc lui-même est outré de vos procédés, il vous trouve peu gentilhomme, ce qui met en doute l’honneur de madame votre mère.
Maintenant, je désire voir les choses par moi-même. J’aurai l’honneur, je crois, d’accompagner Madame à la chasse que donne le duc d’Hérouville pour mademoiselle de La Bastie, je {p. 322} m’arrangerai pour que vous soyez invité à rester à Rosembray, car le rendez-vous de chasse sera probablement chez le duc de Verneuil.
Croyez bien, mon cher poète, que je n’en suis pas moins pour la vie,
– Tiens, Ernest, dit Canalis en jetant au nez de La Brière et à travers la table cette lettre qu’il reçut pendant le déjeuner, voici le deux millième billet doux que je reçois de cette femme, et il n’y a pas un tu ! L’illustre Éléonore ne s’est jamais compromise plus qu’elle ne l’est là… Marie-toi, va ! Le plus mauvais mariage est meilleur que le plus doux de ces licous !… Ah ! je suis le plus grand Nicodème qui soit tombé de la lune. Modeste a des millions, elle est perdue à jamais pour moi, car l’on ne revient pas des pôles où nous sommes, vers le Tropique où nous étions il y a trois jours ! Ainsi je souhaite d’autant plus ton triomphe sur le Grand-Écuyer que j’ai dit à la duchesse n’être venu ici que dans ton intérêt ; aussi vais-je travailler pour toi.
– Hélas ! Melchior, il faudrait à Modeste un caractère si grand, si formé, si noble pour résister au spectacle de la cour et des splendeurs si habilement déployées en son honneur et gloire par le duc, que je ne crois pas à l’existence d’une pareille perfection ; et, cependant, si elle est encore la Modeste de ses lettres, il y aurait de l’espoir…
– Es-tu heureux, jeune Boniface, de voir le monde et ta maîtresse avec de pareilles lunettes vertes ! s’écria Canalis en sortant et allant se promener dans le jardin.
Le poète, pris entre deux mensonges, ne savait plus à quoi se résoudre.
– Jouez donc les règles, et vous perdez ! s’écria-t-il assis dans le kiosque. Assurément, tous les hommes sensés auraient agi comme je l’ai fait, il y a quatre jours, et se seraient retirés du piége où je me croyais pris ; car, dans ces cas-là, l’on ne s’amuse pas à dénouer, l’on brise !… Allons, restons froid, calme, digne, offensé. L’honneur ne me permet pas d’être autrement. Et une raideur anglaise est le seul moyen de regagner l’estime de Modeste. Après tout, si je ne me retire de là qu’en retournant à mon vieux {p. 323} bonheur, ma fidélité pendant dix ans sera récompensée, Éléonore me mariera toujours bien !
La partie de chasse devait être le rendez-vous de toutes les passions mises en jeu par la fortune du colonel et par la beauté de Modeste ; aussi vit-on comme une trêve entre tous les adversaires. Pendant les quelques jours demandés par les apprêts de cette solennité forestière, le salon de la villa Mignon offrit alors le tranquille aspect que présente une famille très-unie. Canalis, retranché dans son rôle d’homme blessé par Modeste, voulut se montrer courtois ; il abandonna ses prétentions, ne donna plus aucun échantillon de son talent oratoire, et devint ce que sont les gens d’esprit quand ils renoncent à leurs affectations, charmant. Il causait finances avec Gobenheim, guerre avec le colonel, Allemagne avec madame Mignon, et ménage avec madame Latournelle en essayant de les conquérir à La Brière. Le duc d’Hérouville laissa le champ libre aux deux amis assez souvent, car il fut obligé d’aller à Rosembray se consulter avec le duc de Verneuil et veiller à l’exécution des ordres du Grand-Veneur, le prince de Cadignan. Cependant l’élément comique ne fit pas défaut. Modeste se vit entre les atténuations que Canalis apportait à la galanterie du Grand-Écuyer et les exagérations des deux demoiselles d’Hérouville qui vinrent tous les soirs. Canalis faisait observer à Modeste qu’au lieu d’être l’héroïne de la chasse, elle y serait à peine remarquée. Madame serait accompagnée de la duchesse de Maufrigneuse, belle-fille du Grand-Veneur, de la duchesse de Chaulieu, de quelques-unes des dames de la cour, parmi lesquelles une petite fille ne produirait aucune sensation. On inviterait sans doute des officiers en garnison à Rouen, etc. Hélène ne cessait de répéter à celle en qui elle voyait déjà sa belle-sœur, qu’elle serait présentée à Madame ; certainement le duc de Verneuil l’inviterait, elle et son père, à rester à Rosembray ; si le colonel voulait obtenir une faveur du Roi, la pairie, cette occasion serait unique, car on ne désespérait pas de la présence du Roi pour le troisième jour ; elle serait surprise par le charmant accueil que lui feraient les plus belles femmes de la cour, les duchesses de Chaulieu, de Maufrigneuse, de Lenoncourt-Chaulieu, etc. Les préventions de Modeste contre le faubourg Saint-Germain se dissiperaient, etc., etc. Ce fut une petite guerre excessivement amusante par ses marches, ses contremarches, ses stratagèmes, dont jouissaient les Dumay, {p. 324} les Latournelle, Gobenheim et Butscha qui, tous en petit comité, disaient un mal effroyable des nobles, en notant leurs lâchetés savamment, cruellement étudiées.
Les dires du parti d’Hérouville furent confirmés par une invitation conçue en termes flatteurs du duc de Verneuil et du Grand-Veneur de France à monsieur le comte de La Bastie et à sa fille, de venir assister à une grande chasse à Rosembray, les 7, 8, 9 et 10 novembre prochain.
La Brière, plein de pressentiments funestes, jouissait de la présence de Modeste avec ce sentiment d’avidité concentrée dont les âpres plaisirs ne sont connus que des amoureux séparés à terme et fatalement. Ces éclairs de bonheur à soi seul, entremêlés de méditations mélancoliques, sur ce thème : « Elle est perdue pour moi ! » rendirent ce jeune homme un spectacle d’autant plus touchant que sa physionomie et sa personne étaient en harmonie avec ce sentiment profond. Il n’y a rien de plus poétique qu’une élégie animée qui a des yeux, qui marche ; et qui soupire sans rimes.
Enfin le duc d’Hérouville vint convenir du départ de Modeste qui, après avoir traversé la Seine, devait aller dans la calèche du duc en compagnie de mesdemoiselles d’Hérouville. Le duc fut admirable de courtoisie, il invita Canalis et La Brière, en leur faisant observer, ainsi qu’à monsieur Mignon, qu’il avait eu soin de tenir des chevaux de chasse à leur disposition. Le colonel pria les trois amants de sa fille d’accepter à déjeuner le matin du départ. Canalis voulut alors mettre à exécution un projet mûri pendant ces derniers jours, celui de reconquérir sourdement Modeste, de jouer la duchesse, le Grand-Écuyer et La Brière. Un élève en diplomatie ne pouvait pas rester engravé dans la situation où il se voyait. De son côté, La Brière avait résolu de dire un éternel adieu à Modeste. Ainsi chaque prétendant pensait à glisser son dernier mot, comme le plaideur à son juge avant l’arrêt, en pressentant la fin d’une lutte qui durait depuis trois semaines. Après le dîner, la veille, le colonel prit sa fille par le bras et lui fit sentir la nécessité de se prononcer.
– Notre position avec la famille d’Hérouville serait intolérable à Rosembray, lui dit-il. Veux-tu devenir duchesse ? demanda-t-il à Modeste.
– Non, mon père, répondit-elle.
– Aimerais-tu donc Canalis ?…
{p. 325} – Assurément, non, mon père, mille fois non, dit-elle avec une impatience d’enfant.
Le colonel regarda Modeste avec une espèce de joie.
– Ah ! je ne t’ai pas influencée, s’écria ce bon père ; je puis maintenant t’avouer que, dès Paris, j’avais choisi mon gendre quand, en lui faisant accroire que je n’avais pas de fortune, il m’a sauté au cou en me disant que je lui ôtais un poids de cent livres de dessus le cœur…
– De qui parlez-vous ? demanda Modeste en rougissant.
– De l’homme à vertus positives, d’une moralité sûre, dit-il railleusement en répétant la phrase qui le lendemain de son retour avait dissipé les rêves de Modeste.
– Eh ! je ne pense pas à lui, papa ! Laissez-moi libre de refuser le duc moi-même ; je le connais, je sais comment le flatter…
– Ton choix n’est donc pas fait ?
– Pas encore. Il me reste encore quelques syllabes à deviner dans la charade de mon avenir ; mais, après avoir vu la cour par une échappée, je vous dirai mon secret à Rosembray.
– Vous irez à la chasse, n’est-ce pas ? cria le colonel en voyant de loin La Brière venant dans l’allée où il se promenait avec Modeste.
– Non, colonel, répondit Ernest. Je viens prendre congé de vous et de mademoiselle, je retourne à Paris…
– Vous n’êtes pas curieux, dit Modeste en interrompant et regardant le timide Ernest.
– Il suffirait, pour me faire rester, d’un désir que je n’ose espérer, répliqua-t-il.
– Si ce n’est que cela, vous me ferez plaisir, à moi, dit le colonel en allant au-devant de Canalis et laissant sa fille et le pauvre Ernest ensemble pour un instant.
– Mademoiselle, dit-il en levant les yeux sur elle avec la hardiesse d’un homme sans espoir, j’ai une prière à vous faire…
– À moi ?
– Que j’emporte votre pardon ! Ma vie ne sera jamais heureuse, j’ai le remords d’avoir perdu mon bonheur, sans doute par ma faute ; mais, au moins…
– Avant de nous quitter pour toujours, répondit Modeste d’une voix émue en interrompant à la Canalis, je ne veux savoir de vous qu’une seule chose ; et, si vous avez une fois pris un déguisement, je ne pense pas qu’en ceci vous auriez la lâcheté de me tromper…
{p. 326} Le mot lâcheté fit pâlir Ernest, qui s’écria : – Vous êtes sans pitié !
– Serez-vous franc ?
– Vous avez le droit de me faire une si dégradante question, dit-il d’une voix affaiblie par une violente palpitation.
– Eh ! bien, avez-vous lu mes lettres à monsieur de Canalis ?
– Non, mademoiselle ; et si je les ai fait lire au colonel, ce fut pour justifier mon attachement en lui montrant et comment mon affection avait pu naître, et combien mes tentatives pour essayer de vous guérir de votre fantaisie avaient été sincères.
– Mais comment l’idée de cette ignoble mascarade est-elle venue ? dit-elle avec une espèce d’impatience.
La Brière raconta dans toute sa vérité la scène à laquelle la première lettre de Modeste avait donné lieu, l’espèce de défi qui en était résulté par suite de sa bonne opinion, à lui Ernest, en faveur d’une jeune fille amenée vers la gloire, comme une plante cherchant sa part de soleil.
– Assez, répondit Modeste avec une émotion contenue. Si vous n’avez pas mon cœur, monsieur, vous avez toute mon estime.
Cette simple phrase causa le plus violent étourdissement à La Brière. En se sentant chanceler, il s’appuya sur un arbrisseau, comme un homme privé de sa raison. Modeste, qui s’en allait, retourna la tête et revint précipitamment.
– Qu’avez-vous ? dit-elle en le prenant par la main et l’empêchant de tomber.
Modeste sentit une main glacée et vit un visage blanc comme un lys, le sang était tout au cœur.
– Pardon, mademoiselle. Je me croyais si méprisé…
– Mais, reprit-elle avec une hauteur dédaigneuse, je ne vous ai pas dit que je vous aimasse.
Et elle laissa de nouveau La Brière qui, malgré la dureté de cette parole, crut marcher dans les airs. La terre mollissait sous ses pieds, les arbres lui semblaient être chargés de fleurs, le ciel avait une couleur rose, et l’air lui parut bleuâtre, comme dans ces temples d’hyménée à la fin des pièces-féerie qui finissent heureusement. Dans ces situations, les femmes sont comme Janus, elles voient ce qui se passe derrière elles, sans se retourner ; et Modeste aperçut alors dans la contenance de cet amoureux les irrécusables symptômes d’un amour à la Butscha, ce qui, certes, est le {p. 327} nec plus ultrà des désirs d’une femme. Aussi le haut prix attaché à son estime par La Brière causa-t-il à Modeste une émotion d’une douceur infinie.
– Mademoiselle, dit Canalis en quittant le colonel et venant à Modeste, malgré le peu de cas que vous faites de mes sentiments, il importe à mon honneur d’effacer une tache que j’y ai trop longtemps soufferte. Cinq jours après mon arrivée ici, voici ce que m’écrivait la duchesse de Chaulieu.
Il fit lire à Modeste les premières lignes de la lettre où la duchesse disait avoir vu Mongenod et vouloir marier Melchior à Modeste ; puis il les lui remit après avoir déchiré le surplus.
– Je ne puis vous laisser voir le reste, dit-il en mettant le papier dans sa poche, mais je confie à votre délicatesse ces quelques lignes afin que vous puissiez en vérifier l’écriture. La jeune fille qui m’a supposé d’ignobles sentiments est bien capable de croire à quelque collusion, à quelque stratagème. Ceci peut vous prouver combien je tiens à vous démontrer que la querelle qui subsiste entre nous n’a pas eu chez moi pour base un vil intérêt. Ah ! Modeste, dit-il avec des larmes dans la voix, votre poète, le poète de madame de Chaulieu n’a pas moins de poésie dans le cœur que dans la pensée. Vous verrez la duchesse, suspendez votre jugement sur moi jusque-là.
Et il laissa Modeste abasourdie.
– Ah ! çà, les voilà tous des anges, se dit-elle, ils sont inépousables, le duc seul appartient à l’humanité.
– Mademoiselle Modeste, cette chasse m’inquiète, dit Butscha qui parut en portant un paquet sous le bras. J’ai rêvé que vous étiez emportée par votre cheval, et je suis allé à Rouen vous chercher un mors espagnol, on m’a dit que jamais un cheval ne pouvait le prendre aux dents ; je vous supplie de vous en servir, je l’ai fait voir au colonel qui m’a déjà plus remercié que cela ne vaut.
– Pauvre cher Butscha ! s’écria Modeste émue aux larmes par ce soin maternel.
Butscha s’en alla sautillant comme un homme à qui l’on vient d’apprendre la mort d’un vieil oncle à succession.
– Mon cher père, dit Modeste en rentrant au salon, je voudrais bien avoir la belle cravache… si vous proposiez à monsieur de La Brière de l’échanger contre votre tableau de Van Ostade.
Modeste regarda sournoisement Ernest pendant que le colonel {p. 328} lui faisait cette proposition devant ce tableau, seule chose qu’il eût comme souvenir de ses campagnes, et qu’il avait achetée d’un bourgeois de Ratisbonne. Elle se dit en elle-même en voyant avec quelle précipitation La Brière quitta le salon : – Il sera de la chasse !
Chose étrange, les trois amants de Modeste se rendirent à Rosembray, tous le cœur plein d’espérance et ravis de ses adorables perfections.
Rosembray, terre récemment achetée par le duc de Verneuil avec la somme que lui donna sa part dans le milliard voté pour légitimer la vente des biens nationaux, est remarquable par un château d’une magnificence comparable à celle de Mesnière et de Balleroy. On arrive à cet imposant et noble édifice par une immense allée de quatre rangs d’ormes séculaires, et l’on traverse une immense cour d’honneur en pente, comme celle de Versailles, à grilles magnifiques, à deux pavillons de concierge, et ornée de grands orangers dans leurs caisses. Sur la cour, le château présente, entre deux corps-de-logis en retour, deux rangs de dix-neuf hautes croisées à cintres sculptés et à petits carreaux, séparées entre elles par une colonnade engagée et cannelée. Un entablement à balustres cache un toit à l’italienne d’où sortent des cheminées en pierres de taille masquées par des trophées d’armes, Rosembray ayant été bâti, sous Louis XIV, par un fermier-général nommé Cottin. Sur le parc, la façade se distingue de celle sur la cour par un avant-corps de cinq croisées à colonnes au-dessus duquel se voit un magnifique fronton. La famille de Marigny, à qui les biens de ce Cottin furent apportés par mademoiselle Cottin, unique héritière de son père, y fit sculpter un lever de soleil par Coysevox. Au-dessous, deux anges déroulent un ruban où se lit cette devise, substituée à l’ancienne en l’honneur du Grand Roi : Sol nobis benignus. Le Grand Roi avait fait duc le marquis de Marigny, l’un de ses plus insignifiants favoris.
Du perron à grands escaliers circulaires et à balustres, la vue s’étend sur un immense étang, long et large comme le grand canal de Versailles, et qui commence au bas d’une pelouse digne des boulingrins les plus britanniques, bordée de corbeilles où brillaient alors les fleurs de l’automne. De chaque côté, deux jardins à la française étalent leurs carrés, leurs allées, leurs belles pages écrites du plus majestueux style Lenôtre. Ces deux jardins sont encadrés dans toute leur longueur par une marge de bois, d’environ trente arpents, où, {p. 329} sous Louis XV, on a dessiné des parcs à l’anglaise. De la terrasse, la vue s’arrête, au fond, sur une forêt dépendant de Rosembray et contiguë à deux forêts, l’une à l’État, l’autre à la Couronne. Il est difficile de trouver un plus beau paysage.
L’arrivée de Modeste fit une certaine sensation dans l’avenue, où l’on aperçut une voiture à la livrée de France, accompagnée du Grand-Écuyer, du colonel, de Canalis, de La Brière, tous à cheval, précédés d’un piqueur en grande livrée, suivis de dix domestiques parmi lesquels se remarquaient le mulâtre, le nègre et l’élégant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture à quatre chevaux était menée par des tigres mis avec une coquetterie ordonnée par le Grand-Écuyer, souvent mieux servi que le roi. En entrant et voyant ce petit Versailles, Modeste éblouie par la magnificence des grands seigneurs, pensa soudain à son entrevue avec les célèbres duchesses, elle eut peur de paraître empruntée, provinciale ou parvenue ; elle perdit complétement la tête et se repentit d’avoir voulu cette partie de chasse.
Quand la voiture eut arrêté, fort heureusement Modeste aperçut un vieillard en perruque blonde, frisée à petites boucles, dont la figure calme, pleine, lisse, offrait un sourire paternel et l’expression d’un enjouement monastique rendu presque digne par un regard à demi voilé. La duchesse, femme d’une haute dévotion, fille unique d’un premier président richissime et mort en 1800, sèche et droite, mère de quatre enfants, ressemblait à madame Latournelle, si l’imagination consent à embellir la notaresse de toutes les grâces d’un maintien vraiment abbatial.
– Eh ! bonjour, chère Hortense, dit mademoiselle d’Hérouville qui embrassa la duchesse avec toute la sympathie qui réunissait ces deux caractères hautains, laissez-moi vous présenter ainsi qu’à notre cher duc ce petit ange, mademoiselle de La Bastie.
– On nous a tant parlé de vous, mademoiselle, dit la duchesse, que nous avions grand’hâte de vous posséder ici…
– On regrettera le temps perdu, dit le duc de Verneuil en inclinant la tête avec une galante admiration.
– Monsieur le comte de La Bastie, dit le Grand-Écuyer en prenant le colonel par le bras et le montrant au duc et à la duchesse avec une teinte de respect dans son geste et sa parole.
Le colonel salua la duchesse, le duc lui tendit la main.
{p. 330} – Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit monsieur de Verneuil, vous possédez bien des trésors, ajouta-t-il en regardant Modeste.
La duchesse prit Modeste par-dessous le bras, et la conduisit dans un immense salon où se trouvaient groupées devant la cheminée une dizaine de femmes. Les hommes, emmenés par le duc, se promenèrent sur la terrasse, à l’exception de Canalis qui se rendit respectueusement auprès de la superbe Éléonore. La duchesse, assise à un métier de tapisserie, donnait des conseils à mademoiselle de Verneuil pour nuancer.
Modeste se serait traversé le doigt d’une aiguille en mettant la main sur une pelote, elle n’aurait pas été si vivement atteinte qu’elle le fut par le coup d’œil glacial, hautain, méprisant que lui jeta la duchesse de Chaulieu. Dans le premier moment, elle ne vit que cette femme, elle la devina. Pour savoir jusqu’où va la cruauté de ces charmants êtres que nos passions grandissent tant, il faut voir les femmes entre elles. Modeste aurait désarmé toute autre qu’Éléonore par sa stupide et involontaire admiration ; car sans sa connaissance de l’âge, elle eût cru voir une femme de trente-six ans, mais elle était réservée à bien d’autres étonnements !
Le poète se heurtait alors contre une colère de grande dame. Une pareille colère est le plus atroce des sphinx : le visage est radieux, tout le reste est farouche. Les rois eux-mêmes ne savent comment faire capituler la politesse exquise de froideur qui cache une armure d’acier. La délicieuse tête de femme sourit, et en même temps l’acier mord, la main est d’acier, le bras, le corps, tout est d’acier. Canalis essayait de se cramponner à cet acier, mais ses doigts y glissaient comme ses paroles sur le cœur ; et la tête gracieuse, et la phrase gracieuse, et le maintien gracieux déguisaient à tous les regards l’acier de cette colère descendue à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro. L’aspect de la sublime beauté de Modeste embellie par le voyage, la vue de cette jeune fille mise aussi bien que Diane de Maufrigneuse avait enflammé les poudres amassées par la réflexion dans la tête d’Éléonore. Toutes les femmes étaient venues à une croisée pour voir descendre de voiture la merveille du jour, accompagnée de ses trois amants.
– N’ayons pas l’air d’être si curieuses, avait dit madame de Chaulieu frappée au cœur par ce mot de Diane : – Elle est divine ! d’où çà sort-il ? {p. 331} Et elles s’étaient envolées au salon, où chacune avait repris sa contenance, et où la duchesse de Chaulieu se sentit dans le cœur mille vipères qui toutes demandaient à la fois leur pâture.
Mademoiselle d’Hérouville dit à voix basse à la duchesse de Verneuil et avec intention : – Éléonore reçoit bien mal son grand Melchior.
– La duchesse de Maufrigneuse croit qu’il y a du froid entre eux, répondit Laure de Verneuil avec simplicité.
Cette phrase, dite si souvent dans le monde, n’est-elle pas admirable ? On y sent la bise du pôle.
– Et pourquoi ? demanda Modeste à cette charmante jeune fille sortie du Sacré-Cœur depuis deux mois.
– Le grand homme, répondit la dévote duchesse qui fit signe à sa fille de se taire, l’a laissée sans un mot pendant quinze jours, après son départ pour le Havre, et après lui avoir dit qu’il y allait pour sa santé…
Modeste laissa échapper un mouvement qui frappa Laure, Hélène et mademoiselle d’Hérouville.
– Et pendant ce temps, disait la dévote duchesse en continuant, elle le faisait nommer commandeur et ministre à Baden.
– Oh ! c’est mal à Canalis, car il lui doit tout, dit mademoiselle d’Hérouville.
– Pourquoi madame de Chaulieu n’est-elle pas venue au Havre, demanda naïvement Modeste à Hélène.
– Ma petite, dit la duchesse de Verneuil, elle se laisserait bien assassiner sans proférer une parole, regardez-la ? Quelle reine ! Sa tête sur un billot sourirait encore comme fit Marie Stuart ; et notre belle Éléonore a d’ailleurs de ce sang dans les veines.
– Elle ne lui a pas écrit ? reprit Modeste.
– Diane, répondit la duchesse encouragée à ces confidences par un coup de coude de mademoiselle d’Hérouville, m’a dit qu’elle avait fait à la première lettre que Canalis lui a écrite, il y a dix jours environ, une bien sanglante réponse.
Cette explication fit rougir Modeste de honte pour Canalis, elle souhaita, non pas l’écraser sous ses pieds, mais se venger par une de ces malices plus cruelles que des coups de poignard. Elle regarda fièrement la duchesse de Chaulieu. Ce fut un regard doré par huit millions.
– Monsieur Melchior !… dit-elle.
{p. 332} Toutes les femmes levèrent le nez et jetèrent les yeux alternativement sur la duchesse qui causait à voix basse au métier avec Canalis, et sur cette jeune fille assez mal élevée pour troubler deux amants aux prises, ce qui ne se fait dans aucun monde. Diane de Maufrigneuse hocha la tête en ayant l’air de dire : « L’enfant est dans son droit ! » Les douze femmes finirent par sourire entre elles, car elles jalousaient toutes une femme de cinquante-six ans, assez belle encore pour pouvoir puiser dans le trésor commun et y voler part de jeune. Melchior regarda Modeste avec une impatience fébrile et par un geste de maître à valet, tandis que la duchesse baissa la tête par un mouvement de lionne dérangée pendant son festin ; mais ses yeux attachés au canevas, jetèrent des flammes presque rouges sur le poète en en fouillant le cœur à coups d’épigrammes, chaque mot s’expliquait par une triple injure.
– Monsieur Melchior ! répéta Modeste d’une voix qui avait le droit de se faire écouter.
– Quoi, mademoiselle ?… demanda le poète.
Obligé de se lever, il resta debout à mi-chemin du métier qui se trouvait auprès d’une fenêtre et de la cheminée près de laquelle Modeste était assise sur le canapé de la duchesse de Verneuil. Quelles poignantes réflexions ne fit pas cet ambitieux, quand il reçut un regard fixe d’Éléonore. Obéir à Modeste, tout était fini sans retour entre le poète et sa protectrice. Ne pas écouter la jeune fille, Canalis avouait son servage, il annulait le profit de ses vingt-cinq jours de lâchetés, il manquait aux plus simples lois de la Civilité puérile et honnête. Plus la sottise était grosse, plus impérieusement la duchesse l’exigeait. La beauté, la fortune de Modeste mises en regard de l’influence et des droits d’Éléonore rendirent cette hésitation entre l’homme et son honneur aussi terrible à voir que le péril d’un matador dans l’arène. Un homme ne trouve de palpitations semblables à celles qui pouvaient donner un anévrisme à Canalis, que devant un tapis vert en voyant sa ruine ou sa fortune décidées en cinq minutes.
– Mademoiselle d’Hérouville m’a fait quitter si promptement la voiture que j’y ai laissé, dit Modeste à Canalis, mon mouchoir…
Canalis fit un haut-le-corps significatif.
– Et, dit Modeste en continuant malgré ce geste d’impatience, j’y ai noué la clef d’un porte-feuille qui contient un fragment de lettre importante, ayez la bonté, Melchior, de la faire demander…
{p. 333} Entre un ange et un tigre irrité, Canalis, devenu blême, n’hésita plus, le tigre lui parut le moins dangereux ; il allait se prononcer, lorsque La Brière apparut à la porte du salon, et lui sembla quelque chose comme l’archange Michel tombant du ciel.
– Ernest, tiens, mademoiselle de La Bastie a besoin de toi, dit le poète qui regagna vivement sa chaise auprès du métier.
Ernest, lui, courut à Modeste sans saluer personne, il ne vit qu’elle, il en reçut cette commission avec un visible bonheur, et s’élança hors du salon avec l’approbation secrète de toutes les femmes.
– Quel métier pour un poète ? dit Modeste à Hélène en montrant la tapisserie à laquelle travaillait rageusement la duchesse.
– Si tu lui parles, si tu la regardes une seule fois, tout est à jamais fini, disait à voix basse à Melchior Éléonore que le mezzo termine d’Ernest n’avait pas satisfait. Et, songes-y bien ? quand je ne serai pas là, je laisserai des yeux qui t’observeront.
Sur ce mot, la duchesse, femme de taille moyenne, mais un peu trop grasse, comme le sont toutes les femmes de cinquante ans passés qui restent belles, se leva, marcha vers le groupe où se trouvait Diane de Maufrigneuse, en avançant des pieds menus et nerveux comme ceux d’une biche. Sous sa rondeur se révélait l’exquise finesse dont sont douées ces sortes de femmes et que leur donne la vigueur de leur système nerveux qui maîtrise et vivifie le développement de la chair. On ne pouvait pas expliquer autrement sa légère démarche qui fut d’une noblesse incomparable. Il n’y a que les femmes dont les quartiers de noblesse commencent à Noé, comme Éléonore, qui savent être majestueuses, malgré leur embonpoint de fermière. Un philosophe eût peut-être plaint Philoxène en admirant l’heureuse distribution du corsage et les soins minutieux d’une toilette du matin portée avec une élégance de reine, avec une aisance de jeune personne. Audacieusement coiffée en cheveux abondants, sans teinture, et nattés sur la tête en forme de tour, Éléonore montrait fièrement son cou de neige, sa poitrine et ses épaules d’un modelé délicieux, ses bras nus et éblouissants, terminés par des mains célèbres. Modeste, comme toutes les antagonistes de la duchesse, reconnut en elle une de ces femmes dont on dit : – C’est notre maîtresse à toutes ! Et en effet, on reconnaissait en Éléonore une des quelques grandes dames, devenues si rares maintenant en France. Vouloir expliquer ce qu’il y a d’auguste dans le {p. 334} port de la tête, de fin, de délicat dans telle ou telle sinuosité du cou, d’harmonieux dans les mouvements, de digne dans un maintien, de noble dans l’accord parfait des détails et de l’ensemble, dans ces artifices devenus naturels qui rendent une femme sainte et grande, ce serait vouloir analyser le sublime. On jouit de cette poésie comme de celle de Paganini, sans s’en expliquer les moyens, car la cause est toujours l’âme qui se rend visible. La duchesse inclina la tête pour saluer Hélène et sa tante, puis elle dit à Diane d’une voix enjouée, pure, sans trace d’émotion : – N’est-il pas temps de nous habiller, duchesse ?
Et elle fit sa sortie, accompagnée de sa belle-fille et de mademoiselle d’Hérouville, qui toutes deux lui donnèrent le bras. Elle parla bas en s’en allant avec la vieille fille, qui la pressa sur son cœur en lui disant : – Vous êtes charmante. Ce qui signifiait : – Je suis toute à vous pour le service que vous venez de nous rendre.
Mademoiselle d’Hérouville rentra pour jouer son rôle d’espion, et son premier regard apprit à Canalis que le dernier mot de la duchesse n’était pas une vaine menace. L’apprenti diplomate se trouva de trop petite science pour une si terrible lutte, et son esprit lui servit du moins à se placer dans une situation franche, sinon digne. Quand Ernest reparut apportant le mouchoir à Modeste, il le prit par le bras et l’emmena sur la pelouse.
– Mon cher ami, lui dit-il, je suis l’homme, non pas le plus malheureux, mais le plus ridicule du monde ; aussi ai-je recours à toi pour me tirer du guêpier où je me suis fourré. Modeste est un démon ; elle a vu mon embarras, elle en rit, elle vient de me parler de deux lignes d’une lettre de madame de Chaulieu que j’ai fait la sottise de lui confier ; si elle les montrait, jamais je ne pourrais me raccommoder avec Éléonore. Ainsi, demande immédiatement ce papier à Modeste, et dis-lui de ma part que je n’ai sur elle aucune vue, aucune prétention. Je compte sur sa délicatesse, sur sa probité de jeune fille pour se conduire avec moi comme si nous ne nous étions jamais vus, je la prie de ne pas m’adresser la parole, je la supplie de m’accorder ses rigueurs, sans oser réclamer de sa malice une espèce de colère jalouse qui servirait à merveille mes intérêts… Va, j’attends ici…
Ernest de La Brière aperçut, en rentrant au salon, un jeune officier de la compagnie des Gardes d’Havré, le vicomte de Sérizy, qui venait d’arriver de Rosny pour annoncer que Madame était {p. 335} obligée de se trouver à l’ouverture de la session. On sait de quelle importance fut cette solennité constitutionnelle, où Charles X prononça son discours environné de toute sa famille, madame la Dauphine et Madame y assistant dans leur tribune. Le choix de l’ambassadeur chargé d’exprimer les regrets de la princesse était une attention pour Diane ; on la disait alors adorée par ce charmant jeune homme, fils d’un ministre d’État, gentilhomme ordinaire de la Chambre, promis à de hautes destinées en sa qualité de fils unique et d’héritier d’une immense fortune. La duchesse de Maufrigneuse ne souffrait les attentions du vicomte que pour bien mettre en lumière l’âge de madame de Sérizy qui, selon la chronique publiée sous l’éventail, lui avait enlevé le cœur du beau Lucien de Rubempré.
– Vous nous ferez, j’espère, le plaisir de rester à Rosembray, dit la sévère duchesse au jeune officier.
Tout en ouvrant l’oreille aux médisances, la dévote fermait les yeux sur les coquetteries de ses hôtes soigneusement appareillés par le duc, car on ne sait pas tout ce que tolèrent ces excellentes femmes, sous prétexte de ramener au bercail par leur indulgence les brebis égarées.
– Nous avons compté, dit le Grand-Écuyer, sans notre gouvernement constitutionnel, et Rosembray, madame la duchesse, y perd un grand honneur…
– Nous n’en serons que plus à notre aise ! dit un grand vieillard sec, d’environ soixante-quinze ans, vêtu de drap bleu, gardant sa casquette de chasse sur la tête par permission des dames.
Ce personnage, qui ressemblait beaucoup au duc de Bourbon, n’était rien moins que le prince de Cadignan, Grand-Veneur, un des derniers grands seigneurs français. Au moment où La Brière essayait de passer derrière le canapé pour demander un moment d’entretien à Modeste, un homme de trente-huit ans, petit, gros et commun, entra.
– Mon fils, le prince de Loudon, dit la duchesse de Verneuil à Modeste qui ne put comprimer sur sa jeune physionomie une expression d’étonnement en voyant par qui était porté le nom que le général de la cavalerie vendéenne avait rendu si célèbre, et par sa hardiesse et par le martyre de son supplice.
Le duc de Verneuil actuel était un troisième fils emmené par son père en émigration, et le seul survivant de quatre enfants.
{p. 336} – Gaspard ! dit la duchesse en appelant son fils près d’elle. Le jeune prince vint à l’ordre de sa mère qui reprit en lui montrant Modeste : – Mademoiselle de La Bastie, mon ami.
L’héritier présomptif, dont le mariage avec la fille unique de Desplein était arrangé, salua la jeune fille sans paraître, comme l’avait été son père, émerveillé de sa beauté. Modeste put alors comparer la jeunesse d’aujourd’hui à la vieillesse d’autrefois, car le vieux prince de Cadignan lui avait déjà dit deux ou trois mots charmants en lui prouvant ainsi qu’il rendait autant d’hommages à la femme qu’à la royauté. Le duc de Rhétoré, fils aîné de madame de Chaulieu, remarquable par ce ton qui réunit l’impertinence et le sans-gêne, avait, comme le prince de Loudon, salué Modeste presque cavalièrement. La raison de ce contraste entre les fils et les pères vient peut-être de ce que les héritiers ne se sentent plus être de grandes choses comme leurs aïeux, et se dispensent des charges de la puissance en ne s’en trouvant plus que l’ombre. Les pères ont encore la politesse inhérente à leur grandeur évanouie, comme ces sommets encore dorés par le soleil quand tout est dans les ténèbres à l’entour.
Enfin Ernest put glisser deux mots à Modeste, qui se leva.
– Ma petite belle, dit la duchesse en croyant que Modeste allait s’habiller et qui tira le cordon d’une sonnette, on va vous conduire à votre appartement.
Ernest accompagna jusqu’au grand escalier Modeste en lui présentant la requête de l’infortuné Canalis, et il essaya de la toucher en lui peignant les angoisses de Melchior.
– Il aime, voyez-vous ? C’est un captif qui croyait pouvoir briser sa chaîne.
– De l’amour chez ce féroce calculateur ?… répliqua Modeste.
– Mademoiselle, vous êtes à l’entrée de la vie, vous n’en connaissez pas les défilés. Il faut pardonner toutes ses inconséquences à un homme qui se met sous la domination d’une femme plus âgée que lui, car il n’y est pour rien. Songez combien de sacrifices Canalis a faits à cette divinité ! Maintenant il a jeté trop de semailles pour dédaigner la moisson, la duchesse représente dix ans de soins et de bonheur. Vous aviez fait tout oublier à ce poète, qui, par malheur, a plus de vanité que d’orgueil ; il n’a su ce qu’il perdait qu’en revoyant madame de Chaulieu. Si vous connaissiez Canalis, vous l’aideriez. C’est un enfant qui dérange à jamais sa vie !… {p. 337} Vous l’appelez un calculateur ; mais il calcule bien mal, comme tous les poètes d’ailleurs, gens à sensations, pleins d’enfance, éblouis, comme les enfants, par ce qui brille, et courant après !… Il a aimé les chevaux et les tableaux, il a chéri la gloire, il veut maintenant le pouvoir, il vend ses toiles pour avoir des armures, des meubles de la Renaissance et de Louis XV. Convenez que ses hochets sont de grandes choses ?
– Assez, dit Modeste. Venez, dit-elle en apercevant son père qu’elle appela par un signe de tête pour avoir son bras, je vais vous remettre les deux lignes ; vous les porterez au grand homme en l’assurant d’une entière condescendance à ses désirs ; mais à une condition. Je veux que vous lui présentiez tous mes remercîments pour le plaisir que j’ai eu de voir jouer pour moi toute seule une des plus belles pièces du Théâtre allemand. Je sais maintenant que le chef-d’œuvre de Gœthe n’est ni Faust ni le comte d’Egmont… Et comme Ernest regardait la malicieuse fille d’un air hébété : – … C’est Torquato Tasso ! reprit-elle. Dites à monsieur de Canalis qu’il la relise, ajouta-t-elle en souriant. Je tiens à ce que vous répétiez ceci mot pour mot à votre ami, car ce n’est pas une immense épigramme, mais la justification de sa conduite, à cette différence près qu’il deviendra, je l’espère, très-raisonnable, grâce à la folie d’Éléonore.
La première femme de la duchesse guida Modeste et son père vers leur appartement où Françoise Cochet avait déjà tout mis en ordre, et dont l’élégance, la recherche étonnèrent le colonel, à qui Françoise apprit qu’il existait trente appartements de maître dans ce goût au château.
– Voilà comme je conçois une terre, dit Modeste.
– Le comte de La Bastie te fera construire un château pareil, répondit le colonel.
– Tenez, monsieur, dit Modeste en donnant le petit papier à Ernest, allez rassurer notre ami.
Ce mot, notre ami, frappa le Référendaire. Il regarda Modeste pour savoir s’il y avait quelque chose de sérieux dans la communauté de sentiments qu’elle paraissait accepter ; et la jeune fille, comprenant cette interrogation, lui dit : – Eh ! allez donc, votre ami attend.
La Brière rougit excessivement et sortit dans un état de doute, d’anxiété, de trouble plus cruel que le désespoir. Les approches {p. 338} du bonheur sont, pour les vrais amants, comparables à ce que la poésie catholique a si bien nommé l’entrée du paradis, pour exprimer un lieu ténébreux, difficile, étroit, et où retentissent les derniers cris d’une suprême angoisse.
Une heure après, l’illustre compagnie était réunie et au grand complet dans le salon, les uns jouant au whist, les autres causant, les femmes occupées à de menus ouvrages, en attendant l’annonce du dîner. Le Grand-Veneur fit parler monsieur Mignon sur la Chine, sur ses campagnes, sur les Portenduère, les l’Estorade et les Maucombe, familles provençales ; il lui reprocha de ne pas demander du service en l’assurant que rien n’était plus facile que de l’employer dans son grade de colonel et dans la garde.
– Un homme de votre naissance et de votre fortune n’épouse pas les opinions de l’opposition actuelle, dit le prince en souriant.
Cette société d’élite, non-seulement plut à Modeste, mais elle y devait acquérir, pendant son séjour, une perfection de manières qui, sans cette révélation, lui aurait manqué toute sa vie. Montrer une horloge à un mécanicien en herbe, ce sera toujours lui révéler la mécanique en entier ; il développe aussitôt les germes qui dorment en lui. De même Modeste sut s’approprier tout ce qui distinguait les duchesses de Maufrigneuse et de Chaulieu. Tout, pour elle, fut enseignement, là où des bourgeoises n’auraient remporté que des ridicules à l’imitation de ces façons. Une jeune fille, bien née, instruite et disposée comme Modeste, se mit naturellement à l’unisson et découvrit les différences qui séparent le monde aristocratique du monde bourgeois, la province du faubourg Saint-Germain ; elle saisit ces nuances presque insaisissables, elle reconnut enfin la grâce de la grande dame sans désespérer de l’acquérir. Elle trouva son père et La Brière infiniment mieux que Canalis au sein de cet Olympe. Le grand poète, abdiquant sa vraie et incontestable puissance, celle de l’esprit, ne fut plus qu’un maître des requêtes voulant un poste de ministre, poursuivant le collier de commandeur, obligé de plaire à toutes ces constellations. Ernest de La Brière, sans ambition, restait lui-même ; tandis que Melchior, devenu petit garçon, pour se servir d’une expression vulgaire, courtisait le prince de Loudon, le duc de Rhétoré, le vicomte de Sérisy, le duc de Maufrigneuse, en homme qui n’avait pas son franc-parler comme le colonel Mignon, comte de La Bastie, fier de ses services et de l’estime de l’empereur Napoléon. {p. 339} Modeste remarqua la préoccupation continuelle de l’homme d’esprit cherchant une pointe pour faire rire, un bon mot pour étonner, un compliment pour flatter ces hautes puissances parmi lesquelles Melchior voulait se maintenir. Enfin, là, ce paon se dépluma.
Au milieu de la soirée, Modeste alla s’asseoir avec le Grand-Écuyer dans un coin du salon, elle l’avait emmené là pour terminer une lutte qu’elle ne pouvait plus encourager sans se mésestimer elle-même.
– Monsieur le duc, si vous me connaissiez, lui dit-elle, vous sauriez combien je suis touchée de vos soins. Précisément, à cause de la profonde estime que j’ai conçue pour votre caractère, de l’amitié qu’inspire une âme comme la vôtre, je ne voudrais pas porter la plus légère atteinte à votre amour-propre. Avant votre arrivée au Havre, j’aimais sincèrement, profondément et à jamais une personne digne d’être aimée et pour qui mon affection est encore un secret ; mais sachez, et ici je suis plus sincère que ne le sont les jeunes filles, que si je n’avais pas eu cet engagement volontaire, vous eussiez été choisi par moi, tant j’ai reconnu de nobles et belles qualités en vous. Les quelques mots échappés à votre sœur et à votre tante m’obligent à vous parler ainsi. Si vous le jugez nécessaire, demain, avant le départ pour la chasse, ma mère m’aura, par un message, rappelée à elle sous prétexte d’une indisposition grave. Je ne veux pas, sans votre consentement, assister à une fête préparée par vos soins et où mon secret, s’il m’échappait, vous peinerait en froissant vos légitimes prétentions. Pourquoi suis-je venue ici ? me direz-vous. Je pouvais ne pas accepter. Soyez assez généreux pour ne pas me faire un crime d’une curiosité nécessaire. Ceci n’est pas ce que j’ai de plus délicat à vous dire. Vous avez dans mon père et moi des amis plus solides que vous ne le croyez ; et, comme la fortune a été le premier mobile de vos pensées quand vous êtes venu à moi ; sans vouloir me servir de ceci comme d’un calmant au chagrin que vous devez galamment témoigner, apprenez que mon père s’occupe de l’affaire d’Hérouville, son ami Dumay la trouve faisable, il a déjà tenté des démarches pour former une compagnie. Gobenheim, Dumay, mon père, offrent quinze cent mille francs et se chargent de réunir le reste par la confiance qu’ils inspireront aux capitalistes en prenant dans l’affaire cet intérêt sérieux. Si je n’ai pas l’honneur d’être la duchesse d’Hérouville, j’ai la presque certitude de vous mettre à même de la choisir un {p. 340} jour en toute liberté, dans la haute sphère où elle est. Oh ! laissez-moi finir, dit-elle à un geste du duc…
– À l’émotion de mon frère, disait mademoiselle d’Hérouville à sa nièce, il est facile de juger que tu as une sœur.
– … Monsieur le duc, ceci fut décidé par moi le jour de notre première promenade à cheval en vous entendant déplorer votre situation. Voilà ce que je voulais vous révéler. Ce jour-là mon sort fut fixé. Si vous n’avez pas conquis une femme, vous aurez trouvé des amis à Ingouville, si toutefois vous daignez nous accepter à ce titre…
Ce petit discours, médité par Modeste, fut dit avec un tel charme d’âme que les larmes vinrent aux yeux du Grand-Écuyer qui saisit la main de Modeste et la baisa.
– Restez ici pendant la chasse, répondit le duc d’Hérouville, mon peu de mérite m’a donné l’habitude de ces refus ; mais, tout en acceptant votre amitié et celle du colonel, laissez-moi m’assurer auprès des hommes d’art les plus compétents, que le dessèchement des laisses d’Hérouville ne fait courir aucuns risques et peut donner des bénéfices à la compagnie dont vous me parlez, avant que j’agrée le dévouement de vos amis. Vous êtes une noble fille, et quoiqu’il soit navrant de n’être que votre ami, je me glorifierai de ce titre et vous le prouverai toujours, en temps et lieu.
– Dans tous les cas, monsieur le duc, gardons-nous le secret ; l’on ne saura mon choix, si toutefois je ne m’abuse pas, qu’après l’entière guérison de ma mère ; car je veux que mon futur et moi nous soyons bénis de ses premiers regards…
– Mesdames, dit le prince de Cadignan au moment d’aller se coucher, il m’est revenu que plusieurs d’entre vous avaient l’intention de chasser demain avec nous ; or, je crois de mon devoir de vous avertir que, si vous tenez à faire les Dianes, vous aurez à vous lever à la diane, c’est-à-dire au jour. Le rendez-vous est pour huit heures et demie. J’ai vu, dans le cours de ma vie, les femmes déployant plus de courage souvent que les hommes, mais pendant quelques instants seulement ; et il vous faudrait à toutes une certaine dose d’entêtement pour rester pendant toute une journée à cheval, hormis la halte que nous ferons pour déjeuner, en vrais chasseurs et chasseresses, sur le pouce… Êtes-vous bien toujours toutes dans l’intention de vous montrer écuyères finies ?…
{p. 341} – Prince, moi j’y suis obligée, répondit finement Modeste.
– Je réponds de moi, dit la duchesse de Chaulieu.
– Je connais ma fille Diane, elle est digne de son nom, répliqua le prince. Ainsi, vous voilà toutes piquées au jeu… Néanmoins, je ferai en sorte, pour mademoiselle de Verneuil et les personnes qui resteront ici, de forcer le cerf au bout de l’étang.
– Rassurez-vous, mesdames, le déjeuner sur le pouce aura lieu sous une magnifique tente, dit le prince de Loudon quand le Grand-Veneur eut quitté le salon.
Le lendemain, au petit jour, tout présageait une belle journée. Le ciel, voilé d’une légère vapeur grise, laissait apercevoir par des espaces clairs un bleu pur, et il devait être entièrement nettoyé vers midi par une brise de nord-ouest qui balayait déjà de petits nuages floconneux. En quittant le château, le Grand-Veneur, le prince de Loudon et le duc de Rhétoré, qui n’avaient point de dames à protéger, virent, en allant les premiers au rendez-vous, les cheminées du château, ses masses blanches se dessinant sur le feuillage brun-rouge que les arbres conservent en Normandie à la fin des beaux automnes, et poindant à travers le voile des vapeurs.
– Ces dames ont du bonheur, dit au prince le duc de Rhétoré.
– Malgré leurs fanfaronnades d’hier, je crois qu’elles nous laisseront chasser sans elles, répondit le Grand-Veneur.
– Oui, si elles n’avaient pas toutes un attentif, répliqua le duc.
En ce moment, ces chasseurs déterminés, car le prince de Loudon et le duc de Rhétoré sont de la race des Nemrod et passent pour les premiers tireurs du faubourg Saint-Germain, entendirent le bruit d’une altercation, et se rendirent au galop vers le rond-point indiqué pour le rendez-vous, à l’une des entrées des bois de Rosembray, et remarquable par sa pyramide moussue. Voici quel était le sujet du débat. Le prince de Loudon, atteint d’anglomanie, avait mis aux ordres du Grand-Veneur un équipage de chasse entièrement britannique. Or, d’un côté du rond-point, vint se placer un jeune Anglais de petite taille, blond, pâle, l’air insolent et flegmatique, parlant à peu près le français, et dont le costume offrait cette propreté qui distingue tous les Anglais, même ceux des dernières classes. John Barry portait une redingote courte serrée à la taille, en drap écarlate à boutons d’argent aux armes de Verneuil, des culottes de peau blanches, des bottes à {p. 342} revers, un gilet rayé, un col et une cape de velours noir. Il tenait à la main un petit fouet de chasse, et l’on voyait à sa gauche, attaché par un cordon de soie, un cornet en cuivre. Ce premier piqueur était accompagné de deux grands chiens courants de race, véritables Fox-Hound, à robe blanche tachetée de brun clair, hauts sur jarrets, au nez fin, la tête menue et à petites oreilles sur la crête. Ce piqueur, l’un des plus célèbres du comté d’où le prince l’avait fait venir à grands frais, commandait un équipage de quinze chevaux et de soixante chiens de race anglaise qui coûtait énormément au duc de Verneuil, peu curieux de chasse, mais qui passait à son fils ce goût essentiellement royal. Les subordonnés 26, hommes et chevaux, se tenaient à une certaine distance, dans un silence parfait.
Or, en arrivant sur le terrain, John se vit prévenu par trois piqueurs en tête de deux meutes royales, venues en voiture, les trois meilleurs piqueurs du prince de Cadignan, et dont les personnages formaient un contraste parfait par leurs caractères et leurs costumes français avec le représentant de l’insolente Albion. Ces favoris du prince tous coiffés de leurs chapeaux bordés, à trois cornes, très-plats, très-évasés, sous lesquels grimaçaient des figures hâlées, tannées, ridées et comme éclairées par des yeux pétillants, étaient remarquablement secs, maigres, nerveux, en gens dévorés par la passion de la chasse. Tous munis de ces grandes trompes à la Dampierre, garnies de cordons en serge verte qui ne laissent voir que le cuivre du pavillon, ils contenaient leurs chiens et de l’œil et de la voix. Ces dignes bêtes formaient une assemblée de sujets plus fidèles que ceux à qui s’adressait alors le roi, tous tachetés de blanc, de brun, de noir, ayant chacun leur physionomie absolument comme les soldats de Napoléon, allumant au moindre bruit leurs prunelles d’un feu qui les faisait ressembler à des diamants ; l’un, venu du Poitou, court de reins, large d’épaules, bas jointé, coiffé de longues oreilles ; l’autre, venu d’Angleterre, blanc, levretté, peu de ventre, à petites oreilles et taillé pour la course ; tous les jeunes impatients et prêts à tapager ; tandis que les vieux, marqués de cicatrices, étendus, calmes, la tête sur les deux pattes de devant, écoutaient la terre comme des sauvages.
En voyant venir les Anglais, les chiens et les gens du roi s’entre-regardèrent en se demandant ainsi sans dire un mot : – Ne chasserons-nous donc pas seuls ?… Le service de Sa Majesté n’est-il pas compromis ?
{p. 343} Après avoir commencé par des plaisanteries, la dispute s’était échauffée entre monsieur Jacquin La Roulie, le vieux chef des piqueurs français, et John Barry, le jeune insulaire.
De loin, les deux princes devinèrent le sujet de cette altercation, et, poussant son cheval, le Grand-Veneur fit tout finir en disant d’une voix impérative : – Qui a fait le bois ?…
– Moi, monseigneur, dit l’Anglais.
– Bien, dit le prince de Cadignan en écoutant le rapport de John Barry.
Hommes et chiens, tous devinrent respectueux pour le Grand-Veneur comme si tous connaissaient également sa dignité suprême. Le prince ordonna la journée ; car, il en est d’une chasse comme d’une bataille, et le Grand-Veneur de Charles X fut le Napoléon des forêts. Grâce à l’ordre admirable introduit dans la Vénerie par le Premier Veneur, il pouvait s’occuper exclusivement de la stratégie et de la haute science. Il sut assigner à l’équipage du prince de Loudon sa place dans l’ordonnance de la journée, en le réservant, comme un corps de cavalerie, à rabattre le cerf vers l’étang ; si, selon sa pensée, les meutes royales parvenaient à le jeter dans la forêt de la Couronne qui borde l’horizon en face le château. Le Grand-Veneur sut ménager l’amour-propre de ses vieux serviteurs en leur confiant la plus rude besogne, et celui de l’Anglais qu’il employait ainsi dans sa spécialité, en lui donnant l’occasion de montrer la puissance des jarrets de ses chiens et de ses chevaux. Les deux systèmes devaient être alors en présence et faire merveilles à l’envi l’un de l’autre.
– Monseigneur nous ordonne-t-il d’attendre encore ? dit respectueusement La Roulie.
– Je t’entends bien, mon vieux ! répliqua le prince, il est tard ; mais…
– Voici les dames, car Jupiter sent des odeurs fétiches, dit le second piqueur en remarquant la manière de flairer de son chien favori.
– Fétiches ? répéta le prince de Loudon en souriant.
– Peut-être veut-il dire fétides, reprit le duc de Rhétoré.
– C’est bien cela, car tout ce qui ne sent pas le chenil, infecte au dire de monsieur Laravine, repartit le Grand-Veneur.
En effet, les trois seigneurs virent de loin un escadron composé de seize chevaux, à la tête duquel brillaient les voiles verts de {p. 344} quatre dames. Modeste, accompagnée de son père, du Grand-Écuyer et du petit La Brière, allait en avant aux côtés de la duchesse de Maufrigneuse que convoyait le vicomte de Sérizy. Puis venait la duchesse de Chaulieu flanquée de Canalis à qui elle souriait sans trace de rancune. En arrivant au rond point, où ces chasseurs habillés de rouge et armés de leurs cors de chasse, entourés de chiens et de piqueurs, formèrent un spectacle digne des pinceaux d’un Van der Meulen, la duchesse de Chaulieu, qui se tenait admirablement à cheval, malgré son embonpoint, arriva près de Modeste et trouva de sa dignité de ne point bouder cette jeune personne à qui, la veille, elle n’avait pas dit une parole.
Au moment où le Grand-Veneur eut fini ses compliments sur une ponctualité fabuleuse, Éléonore daigna remarquer la magnifique pomme de cravache qui scintillait dans la petite main de Modeste, et la lui demanda gracieusement à voir.
– C’est ce que je connais de plus beau dans ce genre, dit-elle en la montrant à Diane de Maufrigneuse, c’est d’ailleurs en harmonie avec toute la personne, reprit-elle en la rendant à Modeste.
– Avouez, madame la duchesse, répondit mademoiselle de La Bastie en jetant à La Brière un tendre et malicieux regard où l’amant pouvait lire un aveu, que, de la main d’un futur, c’est un bien singulier présent…
– Mais, dit madame de Maufrigneuse, en souvenir de Louis XIV, je le prendrais comme une déclaration de mes droits.
La Brière eut des larmes dans les yeux et lâcha la bride de son cheval, il allait tomber ; mais un second regard de Modeste lui rendit toute sa force en ordonnant de ne pas trahir son bonheur. On se mit en marche.
Le duc d’Hérouville dit à voix basse au jeune Référendaire : – J’espère, monsieur, que vous rendrez votre femme heureuse, et si je puis vous être utile en quelque chose, disposez de moi, car je voudrais pouvoir contribuer au bonheur de deux si charmants êtres.
Cette grande journée où tant d’intérêts de cœur et de fortune furent résolus n’offrit qu’un seul problème au Grand-Veneur, celui de savoir si le cerf traverserait l’étang pour venir mourir en haut du boulingrin devant le château ; car les chasseurs de cette force sont comme ces joueurs d’échecs qui prédisent le mat à telle case. Cet heureux vieillard réussit au gré de ses souhaits, il fit {p. 345} une magnifique chasse et les dames le tinrent quitte de leur présence pour le surlendemain qui fut un jour de pluie.
Les hôtes du duc de Verneuil restèrent cinq jours à Rosembray. Le dernier jour, la Gazette de France contenait l’annonce de la nomination de monsieur le baron de Canalis au grade de commandeur de la Légion-d’Honneur, et au poste de ministre à Carlsruhe.
Lorsque, dans les premiers jours du mois de décembre, madame la comtesse de La Bastie, opérée par Desplein, put enfin voir Ernest de La Brière, elle serra la main de Modeste et lui dit à l’oreille : – Je l’aurais choisi…
Vers la fin du mois de février, tous les contrats d’acquisitions furent signés par le bon et excellent Latournelle, le mandataire de monsieur Mignon en Provence. À cette époque, la famille La Bastie obtint du Roi l’insigne honneur de sa signature au contrat de mariage et la transmission du titre et des armes des La Bastie à Ernest de La Brière qui fut autorisé à s’appeler le vicomte de La Bastie-La Brière. La terre de La Bastie, reconstituée à plus de cent mille francs de rentes, était érigée en majorat par lettres patentes que la Cour Royale enregistra vers la fin du mois d’avril. Les témoins de La Brière furent Canalis et le ministre à qui, pendant cinq ans, il avait servi de secrétaire particulier. Ceux de la mariée furent le duc d’Hérouville et Desplein à qui les Mignon gardèrent une longue reconnaissance, après lui en avoir donné de magnifiques témoignages.
Plus tard, peut-être reverra-t-on dans le cours de cette longue histoire de nos mœurs, monsieur et madame de La Brière-La Bastie ; les connaisseurs remarqueront alors combien le mariage est doux et facile à porter avec une femme instruite et spirituelle ; car Modeste, qui sut éviter selon sa promesse les ridicules du pédantisme, est encore l’orgueil et le bonheur de son mari comme de sa famille et de tous ceux qui composent sa société.