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La Vieille Fille

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Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études de mœurs
Scènes de la vie de province
Les Rivalités
Première histoire
La Vieille Fille
{p. 1} À MONSIEUR EUGÈNE-AUGUSTE-GEORGES-LOUIS MIDY DE LA GRENERAYE SURVILLE
Ingénieur au Corps royal des Ponts-et-Chaussées

Comme un témoignage de l’affection de son beau-frère,

de Balzac.

Beaucoup de personnes ont dû rencontrer dans certaines provinces de France plus ou moins de chevaliers de Valois, car il en existait un en Normandie, il s’en trouvait un autre à Bourges, un troisième florissait en 1816 dans la ville d’Alençon, et peut-être le Midi possédait-il le sien. Mais le dénombrement de cette tribu valésienne est ici sans importance. Tous ces chevaliers, parmi lesquels il en fut sans doute qui étaient Valois comme Louis XIV était Bourbon, se connaissaient si peu, qu’il ne fallait point leur parler des uns aux autres. Tous, ils laissaient d’ailleurs les Bourbons en parfaite tranquillité sur le trône de France, car il est un peu trop avéré que Henri IV devint roi faute d’un héritier mâle dans la première branche d’Orléans, dite de Valois. S’il existe des Valois, ils proviennent de Charles de Valois, duc d’Angoulême, fils de Charles IX et de Marie Touchet, de qui la postérité mâle s’est éteinte, jusqu’à preuve contraire, en la personne de l’abbé de Rothelin, et les Valois-Saint-Rémy qui procèdent de Henri II, ont également fini par la fameuse Lamothe-Valois, impliquée dans l’affaire du collier.

{p. 2} Chacun de ces chevaliers, si les renseignements sont exacts, fut, comme celui d’Alençon, un vieux gentilhomme, long, sec et sans fortune. Celui de Bourges avait émigré, celui de Touraine s’était caché, celui d’Alençon avait guerroyé dans la Vendée et quelque peu chouanné. La majeure partie de la jeunesse de ce dernier s’était passée à Paris, où la Révolution le surprit à trente ans au milieu de ses conquêtes. Accepté par la haute aristocratie de la province pour un vrai Valois, le chevalier de Valois d’Alençon se faisait distinguer, comme ses homonymes, par d’excellentes manières et paraissait homme de haute compagnie. Il dînait tous les jours en ville, et jouait tous les soirs. Il passait pour être un homme très-spirituel, grâce à l’un de ses défauts, qui consistait à raconter une foule d’anecdotes sur le règne de Louis XV et sur les commencements de la Révolution. Quand on entendait ces historiettes pour la première fois, on les trouvait assez bien narrées. Le chevalier de Valois avait d’ailleurs la vertu de ne pas répéter ses bons mots personnels et de ne jamais parler de ses amours ; mais ses grâces et ses sourires commettaient de délicieuses indiscrétions. Ce bonhomme usait du privilége qu’ont les vieux gentilshommes voltairiens de ne point aller à la messe, et l’on avait une excessive indulgence pour son irréligion, en faveur de son dévouement à la cause royale. Une de ses grâces les plus remarquées était sa manière, sans doute imitée de Molé, de prendre du tabac dans une vieille boîte d’or ornée du portrait d’une princesse Goritza, charmante Hongroise, célèbre par sa beauté sous la fin du règne de Louis XV. [ill.] Attaché pendant sa jeunesse à cette illustre étrangère, il en parlait toujours avec émotion, il s’était battu pour elle contre monsieur de Lauzun. Alors âgé d’environ cinquante-huit ans, il n’en avouait que cinquante, et pouvait se permettre cette innocente tromperie ; car, parmi les avantages dévolus aux gens secs et blonds, il conservait cette taille encore juvénile qui sauve aux hommes aussi bien qu’aux femmes les apparences de la vieillesse. Oui, sachez-le, toute la vie, ou toute l’élégance qui est l’expression de la vie, réside dans la taille. Au nombre des propriétés du chevalier, il faut compter le nez prodigieux dont l’avait doué la Nature. Ce nez partageait vigoureusement une figure pâle en deux sections qui semblaient ne pas se connaître, et dont une seule rougissait pendant le travail de la digestion. Ce fait est digne de remarque par un temps où la physiologie s’occupe tant du cœur humain. Cette incandescence se plaçait à gauche. Quoique les jambes hautes et fines, le corps grêle et {p. 3} le teint blafard de monsieur de Valois n’annonçassent pas une forte santé, néanmoins il mangeait comme un ogre, et prétendait avoir une maladie désignée en province sous le nom de foie chaud, sans doute pour faire excuser son excessif appétit. La circonstance de sa rougeur appuyait ses prétentions ; mais dans un pays où les repas se développent sur des lignes de trente ou quarante plats et durent quatre heures, l’estomac du chevalier semblait être un bienfait accordé par la Providence à cette bonne ville. Selon quelques médecins, cette chaleur placée à gauche dénote un cœur prodigue. La vie galante du chevalier confirmait ces assertions scientifiques, dont la responsabilité ne pèse pas, fort heureusement, sur l’historien. Malgré ces symptômes, monsieur de Valois avait une organisation nerveuse, conséquemment vivace. Si son foie ardait, pour employer une vieille expression, son cœur ne brûlait pas moins. Si son visage offrait quelques rides, si ses cheveux étaient argentés, un observateur instruit y aurait vu les stigmates de la passion et les sillons du plaisir. En effet, la patte d’oie caractéristique et les marches du palais montraient ces rides élégantes, si prisées à la cour de Cythère. Chez le coquet chevalier, tout révélait les mœurs de l’homme à femmes (ladie’s man) : il était si minutieux dans ses ablutions que ses joues faisaient plaisir à voir, elles semblaient brossées avec une eau merveilleuse. La partie du crâne que ses cheveux se refusaient à couvrir brillait comme de l’ivoire. Ses sourcils comme ses cheveux jouaient la jeunesse par la régularité que leur imprimait le peigne. Sa peau déjà si blanche semblait encore extrablanchie par quelque secret. Sans porter d’odeur, le chevalier exhalait comme un parfum de jeunesse qui rafraîchissait son aire. Ses mains de gentilhomme, soignées comme celles d’une petite maîtresse, attiraient le regard par leurs ongles roses et bien coupés. Enfin, sans son nez magistral et superlatif, il eût été poupin. Il faut se résoudre à gâter ce portrait par l’aveu d’une petitesse. Le chevalier mettait du coton dans ses oreilles et y gardait encore deux petites boucles représentant des têtes de nègre en diamants, admirablement faites d’ailleurs ; mais il y tenait assez pour justifier ce singulier appendice en disant que depuis le percement de ses oreilles ses migraines l’avaient quitté : il avait eu des migraines ! Nous ne donnons pas le chevalier pour un homme accompli ; mais ne faut-il point pardonner aux vieux célibataires, dont le cœur envoie tant de sang à la figure, d’adorables ridicules, fondés peut-être sur de sublimes secrets ? {p. 4} D’ailleurs, le chevalier de Valois rachetait ses têtes de nègre par tant d’autres grâces que la société devait se trouver suffisamment indemnisée. Il prenait vraiment beaucoup de peine pour cacher ses années et pour plaire à ses connaissances. Il faut signaler en première ligne le soin extrême qu’il apportait à son linge, la seule distinction que puissent avoir aujourd’hui dans le costume les gens comme il faut ; celui du chevalier était toujours d’une finesse et d’une blancheur aristocratiques. Quant à son habit, quoiqu’il fût d’une propreté remarquable, il était toujours usé, mais sans taches ni plis. La conservation du vêtement tenait du prodige pour ceux qui remarquaient la fashionable indifférence du chevalier sur ce point ; il n’allait pas jusqu’à les râper avec du verre, recherche inventée par le prince de Galles ; mais monsieur de Valois mettait à suivre les rudiments de la haute élégance anglaise une fatuité personnelle qui ne pouvait guère être appréciée par les gens d’Alençon. Le monde ne doit-il pas des égards à ceux qui font tant de frais pour lui ? N’y a-t-il pas en ceci l’accomplissement du plus difficile précepte de l’Évangile qui ordonne de rendre le bien pour le mal ? Cette fraîcheur de toilette, ce soin seyait bien aux yeux bleus, aux dents d’ivoire et à la blonde personne du chevalier. Seulement, cet Adonis en retraite n’avait rien de mâle dans son air, et semblait employer le fard de la toilette pour cacher les ruines occasionnées par le service militaire de la galanterie. Pour tout dire, la voix produisait comme une antithèse dans la blonde délicatesse du chevalier. À moins de se ranger à l’opinion de quelques observateurs du cœur humain, et de penser que le chevalier avait la voix de son nez, son organe vous eût surpris par des sons amples et redondants. Sans posséder le volume des colossales basses-tailles, le timbre de cette voix plaisait par un médium étoffé, semblable aux accents du cor anglais, résistants et doux, forts et veloutés. Le chevalier avait répudié le costume ridicule que conservèrent quelques hommes monarchiques, et s’était franchement modernisé : il se montrait toujours vêtu d’un habit marron à boutons dorés, d’une culotte à demi juste en pout-de-soie et à boucles d’or, d’un gilet blanc sans broderie, d’une cravate serrée sans col de chemise, dernier vestige de l’ancienne toilette française auquel il avait d’autant moins su renoncer qu’il pouvait ainsi montrer son cou d’abbé commendataire. Ses souliers se recommandaient par des boucles d’or carrées, desquelles la génération actuelle n’a point {p. 5} souvenir, et qui s’appliquaient sur un cuir noir verni. Le chevalier laissait voir deux chaînes de montre qui pendaient parallèlement de chacun de ses goussets, autre vestige des modes du dix-huitième siècle que les Incroyables n’avaient pas dédaigné sous le Directoire. Ce costume de transition qui unissait deux siècles l’un à l’autre, le chevalier le portait avec cette grâce de marquis dont le secret s’est perdu sur la scène française le jour où disparut Fleury, le dernier élève de Molé. La vie privée de ce vieux garçon était en apparence ouverte à tous les regards, mais en réalité mystérieuse. Il occupait un logement modeste, pour ne pas dire plus, situé rue du Cours, au deuxième étage d’une maison appartenant à madame Lardot, la blanchisseuse de fin la plus occupée de la ville. Cette circonstance expliquait la recherche excessive de son linge. Le malheur voulut qu’un jour Alençon pût croire que le chevalier ne se fût pas toujours comporté en gentilhomme, et qu’il eût secrètement épousé dans ses vieux jours une certaine Césarine, mère d’un enfant qui avait eu l’impertinence de venir sans être appelé.

– Il avait, dit alors un certain monsieur du Bousquier, donné sa main à celle qui lui avait pendant si long-temps prêté son fer.

Cette horrible calomnie chagrina d’autant plus les vieux jours du délicat gentilhomme, que la scène actuelle le montrera perdant une espérance long-temps caressée, et à laquelle il avait fait bien des sacrifices. Madame Lardot louait à monsieur le chevalier de Valois deux chambres au second étage de sa maison pour la modique somme de cent francs par an. Le digne gentilhomme, qui dînait en ville tous les jours, ne rentrait jamais que pour se coucher. Sa seule dépense était donc son déjeuner, invariablement composé d’une tasse de chocolat, accompagnée de beurre et de fruits selon la saison. Il ne faisait de feu que par les hivers les plus rudes, et seulement pendant le temps de son lever. Entre onze heures et quatre heures, il se promenait, allait lire les journaux et faisait des visites. Dès son établissement à Alençon, il avait noblement avoué sa misère, en disant que sa fortune consistait en six cents livres de rente viagère, seul débris qui lui restât de son ancienne opulence et que lui faisait passer par quartier son ancien homme d’affaires, chez lequel était le titre de constitution. En effet, un banquier de la ville lui comptait, tous les trois mois, cent cinquante livres envoyées par un monsieur Bordin de Paris, le dernier des Procureurs au Châtelet. Chacun sut ces détails à cause du profond secret que demanda le chevalier {p. 6} à la première personne qui reçut sa confidence. Monsieur de Valois récolta les fruits de son infortune : il eut son couvert mis dans les maisons les plus distinguées d’Alençon et fut invité à toutes les soirées. Ses talents de joueur, de conteur, d’homme aimable et de bonne compagnie furent si bien appréciés qu’il semblait que tout fût manqué si le connaisseur de la ville faisait défaut. Les maîtres de maison, les dames avaient besoin de sa petite grimace approbative. Quand une jeune femme s’entendait dire à un bal par le vieux chevalier : « Vous êtes adorablement bien mise ! » elle était plus heureuse de cet éloge que du désespoir de sa rivale. Monsieur de Valois était le seul qui pût bien prononcer certaines phrases de l’ancien temps. Les mots mon cœur, mon bijou, mon petit chou, ma reine, tous les diminutifs amoureux de l’an 1770 prenaient une grâce irrésistible dans sa bouche ; enfin, il avait le privilége des superlatifs. Ses compliments, dont il était d’ailleurs avare, lui acquéraient les bonnes grâces des vieilles femmes ; ils flattaient tout le monde, même les hommes administratifs, dont il n’avait pas besoin. Sa conduite au jeu était d’une distinction qui l’eût fait remarquer partout : il ne se plaignait jamais, il louait ses adversaires quand ils perdaient ; il n’entreprenait point l’éducation de ses partners, en démontrant la manière de mieux jouer les coups. Lorsque, pendant la donne, il s’établissait de ces nauséabondes dissertations, le chevalier tirait sa tabatière par un geste digne de Molé, regardait la princesse Goritza, levait dignement le couvercle, massait sa prise, la vannait, la lévigeait, la façonnait en talus ; puis, quand les cartes étaient données, il avait garni les antres de son nez et replacé la princesse dans son gilet, toujours à gauche ! Un gentilhomme du bon siècle (par opposition au grand siècle) pouvait seul avoir inventé cette transaction entre un silence méprisant et l’épigramme qui n’eût pas été comprise. Il acceptait les mazettes et savait en tirer parti. Sa ravissante égalité d’humeur faisait dire de lui par beaucoup de personnes : – J’admire le chevalier de Valois ! Sa conversation, ses manières, tout en lui semblait être blond comme sa personne. Il s’étudiait à ne choquer ni homme ni femme. Indulgent pour les vices de conformation comme pour les défauts d’esprit, il écoutait patiemment, à l’aide de la princesse Goritza, les gens qui lui racontaient les petites misères de la vie de province : l’œuf mal cuit du déjeuner, le café dont la crème avait tourné, les détails burlesques sur la santé, les réveils en sursaut, les {p. 7} rêves, les visites. Le chevalier possédait un regard langoureux, une attitude classique pour feindre la compassion, qui le rendaient un délicieux auditeur ; il plaçait un ah ! un bah ! un Comment avez-vous fait ? avec un à-propos charmant. Il mourut sans que personne l’eût jamais soupçonné de se remémorer les chapitres les plus chauds de son roman avec la princesse Goritza, tant que duraient ces avalanches de niaiseries. A-t-on jamais songé aux services qu’un sentiment éteint peut rendre à la société, combien l’amour est sociable et utile ? Ceci peut expliquer pourquoi, malgré ses gains constants, le chevalier restait l’enfant gâté de la ville, car il ne quittait jamais un salon sans emporter environ six livres de gain. Ses pertes, que d’ailleurs il faisait sonner haut, étaient fort rares. Tous ceux qui l’ont connu avouent qu’ils n’ont jamais rencontré nulle part, même dans le Musée égyptien de Turin, une si gentille momie. En aucun pays du monde le parasitisme ne revêtit de si gracieuses formes. Jamais l’égoïsme le plus concentré ne se montra ni plus officieux ni moins offensant que chez ce gentilhomme, il valait une amitié dévouée. Si quelqu’un venait prier monsieur de Valois de lui rendre un petit service qui l’eût dérangé, ce quelqu’un ne s’en allait pas de chez le bon chevalier sans être épris de lui, sans être surtout convaincu qu’il ne pouvait rien à l’affaire ou qu’il la gâterait en s’en mêlant.

Pour expliquer la problématique existence du chevalier, l’historien à qui la Vérité, cette cruelle débauchée, met le poing sur la gorge, doit dire que dernièrement, après les tristes glorieuses journées de juillet, Alençon a su que la somme gagnée au jeu par monsieur de Valois allait par trimestre à cent cinquante écus environ, et que le spirituel chevalier avait eu le courage de s’envoyer à lui-même sa rente viagère, pour ne pas paraître sans ressources dans un pays où l’on aime le positif. Beaucoup de ses amis (il était mort, notez ce point !) ont contesté mordicus cette circonstance, l’ont traitée de fable en tenant le chevalier de Valois pour un respectable et digne gentilhomme que les libéraux calomniaient. Heureusement pour les fins joueurs, il se rencontre dans la galerie des gens qui les soutiennent. Honteux d’avoir à justifier un tort, ces admirateurs le nient intrépidement ; ne les taxez pas d’entêtement, ces hommes ont le sentiment de leur dignité : les gouvernements leur donnent l’exemple de cette vertu qui consiste à enterrer nuitamment ses morts sans chanter le Te Deum de ses défaites. Si le chevalier {p. 8} s’est permis ce trait de finesse, qui d’ailleurs lui aurait valu l’estime du chevalier de Gramont, un sourire du baron de Fœneste, une poignée de main du marquis de Moncade, en était-il moins le convive aimable, l’homme spirituel, le joueur inaltérable, le ravissant conteur qui faisait les délices d’Alençon ? En quoi d’ailleurs cette action, qui rentre dans les lois du libre arbitre, est-elle contraire aux mœurs élégantes d’un gentilhomme ? Lorsque tant de gens sont obligés de servir des rentes viagères à autrui, quoi de plus naturel que d’en faire une, volontairement, à son meilleur ami ? Mais Laïus est mort… Au bout d’une quinzaine d’années de ce train de vie, le chevalier avait amassé dix mille et quelques cents francs. À la rentrée des Bourbons, un de ses vieux amis, monsieur le marquis de Pombreton, ancien lieutenant dans les mousquetaires noirs, lui avait, disait-il, rendu douze cents pistoles qu’il lui avait prêtées pour émigrer. Cet événement fit sensation, il fut opposé plus tard aux plaisanteries inventées par le Constitutionnel sur la manière de payer ses dettes employée par quelques émigrés. Quand quelqu’un parlait de ce noble trait du marquis de Pombreton devant le chevalier, ce pauvre homme rougissait jusqu’à droite. Chacun se réjouit alors pour monsieur de Valois, qui allait consultant les gens d’argent sur la manière dont il devait employer ce débris de fortune. Se confiant aux destinées de la Restauration, il plaça son argent sur le Grand-Livre au moment où les rentes valaient 56 francs 25 centimes. Messieurs de Lenoncourt, de Navarreins, de Verneuil, de Fontaine et La Billardière, desquels il était connu, dit-il, lui firent obtenir une pension de cent écus sur la cassette du Roi, et lui envoyèrent la croix de Saint-Louis. Jamais on ne sut par quels moyens le vieux chevalier obtint ces deux consécrations solennelles de son titre et de sa qualité ; mais il est certain que le brevet de la croix de Saint-Louis l’autorisait à prendre le grade de colonel en retraite, à raison de ses services dans les armées catholiques de l’Ouest. Outre sa fiction de rente viagère, de laquelle personne ne s’inquiéta plus, le chevalier eut donc authentiquement mille francs de revenu. Malgré cette amélioration, il ne changea rien à sa vie ni à ses manières ; seulement le ruban rouge fit merveille sur son habit marron, et compléta pour ainsi dire la physionomie du gentilhomme. Dès 1802, le chevalier cachetait ses lettres d’un très-vieux cachet d’or, assez mal gravé, mais où les Castéran, les d’Esgrignon, les Troisville pouvaient voir qu’il portait parti de France à la jumelle de gueules en barre, et {p. 9} de gueules à cinq macles1 d’or aboutées en croix. L’écu entier sommé d’un chef de sable à la croix palée2 d’argent. Pour timbre, le casque de chevalier. Pour devise : Valeo. Avec ces nobles armes, le prétendu bâtard des Valois devait et pouvait monter dans tous les carrosses royaux du monde. Beaucoup de gens ont envié la douce existence de ce vieux garçon, pleine de parties de boston, de trictrac, de reversi, de wisk et de piquet bien jouées, de dîners bien digérés, de prises de tabac humées avec grâce, de tranquilles promenades. Presque tout Alençon croyait cette vie exempte d’ambition et d’intérêts graves ; mais aucun homme n’a une vie aussi simple que ses envieux la lui font. Vous découvrirez dans les villages les plus oubliés des mollusques humains, des rotifères en apparence morts, qui ont la passion des lépidoptères ou de la conchyliologie, et qui se donnent des maux infinis pour je ne sais quels papillons ou pour la concha Veneris. Non-seulement le chevalier avait ses coquillages, mais encore il nourrissait un ambitieux désir poursuivi avec une profondeur digne de Sixte-Quint : il voulait se marier avec une vieille fille riche, sans doute dans l’intention de s’en faire un marchepied pour aborder les sphères élevées de la cour. Là était le secret de sa royale tenue et de son séjour à Alençon.

Un mercredi, de grand matin, vers le milieu du printemps de l’année 16, c’était sa façon de parler, au moment où le chevalier passait sa robe de chambre en vieux damas vert à fleurs, il entendit, malgré son coton dans l’oreille, le pas léger d’une jeune fille qui montait l’escalier. Bientôt trois coups furent discrètement frappés à sa porte ; puis, sans attendre la réponse, une belle personne se glissa comme une anguille chez le vieux garçon.

– Ah ! c’est toi, Suzanne ? dit le chevalier de Valois sans discontinuer son opération commencée qui consistait à repasser la lame de son rasoir sur un cuir. Que viens-tu faire ici, cher petit bijou d’espièglerie ?

– Je viens vous dire une chose qui vous fera peut-être autant de plaisir que de peine.

– S’agit-il de Césarine ?

– Je m’embarrasse bien de votre Césarine ! dit-elle d’un air à la fois mutin, grave et insouciant.

Cette charmante Suzanne, dont la comique aventure devait exercer une si grande influence sur la destinée des principaux {p. 10} personnages de cette histoire, était une ouvrière de madame Lardot. Un mot sur la topographie de la maison. Les ateliers occupaient tout le rez-de-chaussée. La petite cour servait à étendre sur des cordes en crin les mouchoirs brodés, les collerettes, les canezous, les manchettes, les chemises à jabot, les cravates, les dentelles, les robes brodées, tout le linge fin des meilleures maisons de la ville. Le chevalier prétendait savoir, par le nombre de canezous de la femme du Receveur-Général, le menu de ses intrigues ; car il se trouvait des chemises à jabot et des cravates en corrélation avec les canezous et les collerettes. Quoique pouvant tout deviner par cette espèce de tenue en partie double des rendez-vous de la ville, le chevalier ne commit jamais une indiscrétion, il ne dit jamais une épigramme susceptible de lui faire fermer une maison (et il avait de l’esprit !). Aussi prendrez-vous monsieur de Valois pour un homme d’une tenue supérieure, et dont les talents, comme ceux de beaucoup d’autres, se sont perdus dans un cercle étroit. Seulement, car il était homme enfin, le chevalier se permettait certaines œillades incisives qui faisaient trembler les femmes ; néanmoins toutes l’aimèrent après avoir reconnu combien était profonde sa discrétion, combien il avait de sympathie pour les jolies faiblesses. La première ouvrière, le factotum de madame Lardot, vieille fille de quarante-cinq ans, laide à faire peur, demeurait porte à porte avec le chevalier. Au-dessus d’eux, il n’y avait plus que des mansardes où séchait le linge en hiver. Chaque appartement se composait, comme celui du chevalier, de deux chambres éclairées, l’une sur la rue, l’autre sur la cour. Au-dessous du chevalier, demeurait un vieux paralytique, le grand-père de madame Lardot, un ancien corsaire nommé Grévin, qui avait servi sous l’amiral Simeuse dans les Indes, et qui était sourd. Quant à madame Lardot, qui occupait l’autre logement du premier étage, elle avait un si grand faible pour les gens de condition, qu’elle pouvait passer pour aveugle à l’endroit du chevalier. Pour elle, monsieur de Valois était un monarque absolu qui faisait tout bien. Une de ses ouvrières aurait-elle été coupable d’un bonheur attribué au chevalier, elle eût dit : – Il est si aimable ! Ainsi, quoique cette maison fût de verre, comme toutes les maisons de province, relativement à monsieur de Valois elle était discrète comme une caverne de voleurs. Confident né des petites intrigues de l’atelier, le chevalier ne passait jamais devant la porte, qui la plupart du temps restait ouverte, sans donner quelque chose {p. 11} à ses petites chattes : du chocolat, des bonbons, des rubans, des dentelles, une croix d’or, toutes sortes de mièvreries dont raffolent les grisettes. Aussi le bon chevalier était-il adoré de ces petites filles. Les femmes ont un instinct qui leur fait deviner les hommes qui les aiment par cela seulement qu’elles portent une jupe, qui sont heureux d’être près d’elles, et qui ne pensent jamais à demander sottement l’intérêt de leur galanterie. Les femmes ont sous ce rapport le flair du chien, qui dans une compagnie va droit à l’homme pour qui les bêtes sont sacrées. Le pauvre chevalier de Valois conservait, de sa première vie, le besoin de protection galante qui distinguait autrefois le grand seigneur. Toujours fidèle au système de la petite maison, il aimait à enrichir les femmes, les seuls êtres qui sachent bien recevoir parce qu’ils peuvent toujours rendre. N’est-il pas extraordinaire que, par un temps où les écoliers cherchent, au sortir du collége, à dénicher un symbole ou à trier des mythes, personne n’ait encore expliqué les filles du dix-huitième siècle ? N’était-ce pas le tournoi du quinzième siècle ? En 1550, les chevaliers se battaient pour les dames ; en 1750, ils montraient leurs maîtresses à Longchamps ; aujourd’hui, ils font courir leurs chevaux ; à toutes les époques, le gentilhomme a tâché de se créer une façon de vivre qui ne fût qu’à lui. Les souliers à la poulaine du quatorzième siècle étaient les talons rouges du dix-huitième, et le luxe des maîtresses était en 1750 une ostentation semblable à celle des sentiments de la Chevalerie-Errante. Mais le chevalier ne pouvait plus se ruiner pour une maîtresse ! Au lieu de bonbons enveloppés de billets de caisse, il offrait galamment un sac de pures croquignoles. Disons-le à la gloire d’Alençon, ces croquignoles étaient acceptées plus joyeusement que la Duthé ne reçut jadis une toilette en vermeil ou quelque équipage du comte d’Artois. Toutes ces grisettes avaient compris la majesté déchue du chevalier de Valois, et lui gardaient un profond secret sur leurs familiarités intérieures. Les questionnait-on en ville dans quelques maisons sur le chevalier de Valois, elles parlaient gravement du gentilhomme, elles le vieillissaient ; il devenait un respectable monsieur de qui la vie était une fleur de sainteté ; mais, au logis, elles lui auraient monté sur les épaules comme des perroquets. Il aimait à savoir les secrets que découvrent les blanchisseuses au sein des ménages, elles venaient donc le matin lui raconter les cancans d’Alençon ; il les appelait ses gazettes en cotillon, ses feuilletons vivants : jamais {p. 12} monsieur de Sartines n’eut d’espions si intelligents, ni moins chers, et qui eussent conservé autant d’honneur en déployant autant de friponnerie dans l’esprit. Notez que, pendant son déjeuner, le chevalier s’amusait comme un bienheureux.

Suzanne, une de ses favorites, spirituelle, ambitieuse, avait en elle l’étoffe d’une Sophie Arnould, elle était d’ailleurs belle comme la plus belle courtisane que jamais Titien ait conviée à poser sur un velours noir pour aider son pinceau à faire une Vénus ; mais sa figure, quoique fine dans le tour des yeux et du front, péchait en bas par des contours communs. C’était la beauté normande, fraîche, éclatante, rebondie, la chair de Rubens qu’il faudrait marier avec les muscles de l’Hercule-Farnèse, et non la Vénus de Médicis, cette gracieuse femme d’Apollon.

– Hé ! bien, mon enfant, conte-moi ta petite ou ta grosse aventure.

Ce qui, de Paris à Pékin, aurait fait remarquer le chevalier, était la douce paternité de ses manières avec ces grisettes ; elles lui rappelaient les filles d’autrefois, ces illustres reines d’Opéra, dont la célébrité fut européenne pendant un bon tiers du dix-huitième siècle. Il est certain que le gentilhomme qui a vécu jadis avec cette nation féminine oubliée comme toutes les grandes choses, comme les Jésuites et les Flibustiers, comme les Abbés et les Traitants, a conquis une irrésistible bonhomie, une facilité gracieuse, un laissez-aller dénué d’égoïsme, tout l’incognito de Jupiter chez Alcmène, du roi qui se fait la dupe de tout, qui jette à tous les diables la supériorité de ses foudres, et veut manger son Olympe en folies, en petits soupers, en profusions féminines, loin de Junon surtout. Malgré sa robe de vieux damas vert, malgré la nudité de la chambre où il recevait, et où il y avait à terre une méchante tapisserie en guise de tapis, de vieux fauteuils crasseux, où les murs tendus d’un papier d’auberge offraient ici les profils de Louis XVI et des membres de sa famille tracés dans un saule pleureur, là le sublime testament imprimé en façon d’urne, enfin toutes les sentimentalités inventées par le royalisme sous la Terreur ; malgré ses ruines, le chevalier se faisant la barbe devant une vieille toilette ornée de méchantes dentelles respirait le dix-huitième siècle !… Toutes les grâces libertines de sa jeunesse reparaissaient, il semblait riche de trois cent mille livres de dettes et avoir son vis-à-vis à la porte. Il était aussi grand que Berthier communiquant, pendant la déroute de Moscou, des ordres aux bataillons d’une armée qui n’existait plus.

{p. 13} – Monsieur le chevalier, dit drôlement Suzanne, il me semble que je n’ai rien à vous raconter, vous n’avez qu’à voir.

Et Suzanne se posa de profil, de manière à faire à ses paroles un commentaire d’avocat. Le chevalier, qui, croyez-le bien, était un fin compère, abaissa, tout en tenant le rasoir oblique à son cou, son œil droit sur la grisette, et feignit de comprendre.

– Bien, bien, mon petit chou, nous allons causer tout à l’heure. Mais tu prends de l’avance3, il me semble.

– Mais, monsieur le chevalier, dois-je attendre que ma mère me batte, que madame Lardot me chasse ? Si je ne m’en vais pas promptement à Paris, jamais je ne pourrai me marier ici, où les hommes sont si ridicules.

– Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sont pas moins victimes que la noblesse de l’épouvantable désordre qui se prépare. Après les bouleversements politiques viennent les bouleversements dans les mœurs. Hélas, la femme n’existera bientôt plus (il ôta son coton pour s’arranger les oreilles) ; elle perdra beaucoup en se lançant dans le sentiment ; elle se tordra les nerfs, et n’aura plus ce bon petit plaisir de notre temps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l’on n’employait les vapeurs que (il nettoya ses petites têtes de nègre) comme un moyen d’arriver à ses fins ; elles en feront une maladie qui se terminera par des infusions de feuilles d’oranger (il se mit à rire). Enfin le mariage deviendra quelque chose (il prit ses pinces pour s’épiler) de fort ennuyeux, et il était si gai de mon temps ! Les règnes de Louis XIV et de Louis XV, retiens ceci, mon enfant, ont été les adieux des plus belles mœurs du monde.

– Mais, monsieur le chevalier, dit la grisette, il s’agit des mœurs et de l’honneur de votre petite Suzanne, et j’espère que vous ne l’abandonnerez pas.

– Comment donc ! s’écria le chevalier en achevant sa coiffure, j’aimerais mieux perdre mon nom !

– Ah ! fit Suzanne.

– Écoutez-moi, petite masque, dit le chevalier en s’étalant sur une grande bergère qui se nommait jadis une duchesse et que madame Lardot avait fini par trouver pour lui.

Il attira la magnifique Suzanne en lui prenant les jambes entre ses genoux. La belle fille se laissa faire, elle si hautaine dans la rue, elle qui vingt fois avait refusé la fortune que lui offraient quelques {p. 14} hommes d’Alençon autant par honneur que par dédain de leur mesquinerie. Suzanne tendit alors son prétendu péché si audacieusement au chevalier, que ce vieux pécheur, qui avait sondé bien d’autres mystères dans des existences bien autrement astucieuses, eut toisé l’affaire d’un seul coup d’œil. Il savait bien qu’aucune fille ne se joue d’un déshonneur réel ; mais il dédaigna de renverser l’échafaudage de ce joli mensonge en y touchant.

– Nous nous calomnions, lui dit le chevalier en souriant avec une inimitable finesse, nous sommes sage4 comme la belle fille dont nous portons le nom ; nous pouvons nous marier sans crainte, mais nous ne voulons pas végéter ici, nous avons soif de Paris, où les charmantes créatures deviennent riches quand elles sont spirituelles, et nous ne sommes pas sotte. Nous voulons donc aller voir si la capitale des plaisirs nous a réservé de jeunes chevaliers de Valois, un carrosse, des diamants, une loge à l’Opéra. Les Russes, les Anglais, les Autrichiens ont apporté des millions sur lesquels maman nous a assigné une dot en nous faisant belle. Enfin nous avons du patriotisme, nous voulons aider la France à reprendre son argent dans la poche de ces messieurs. Hé ! hé ! cher petit mouton du diable, tout ceci n’est pas mal. Le monde où tu vis criera peut-être un peu, mais le succès justifiera tout. Ce qui est très-mal, mon enfant, c’est d’être sans argent, et voilà notre maladie à tous deux. Comme nous avons beaucoup d’esprit, nous avons imaginé de tirer parti de notre joli petit honneur en attrapant un vieux garçon ; mais ce vieux garçon, mon cœur, connaît l’alpha et l’oméga des ruses féminines, ce qui veut dire que tu mettrais plus facilement un grain de sel sur la queue d’un moineau que de me faire croire que je suis pour quelque chose dans ton affaire. Va à Paris, ma petite, vas-y aux dépens de la vanité d’un célibataire, je ne t’en empêcherai pas, je t’y aiderai, car le vieux garçon, Suzanne, est le coffre-fort naturel d’une jeune fille. Mais ne me fourre pas là-dedans. Écoute, ma reine, toi qui comprends si bien la vie, tu me ferais beaucoup de tort et beaucoup de peine : du tort ? tu pourrais empêcher mon mariage dans un pays où l’on tient aux mœurs ; beaucoup de peine ? en effet, tu serais dans l’embarras, ce que je nie, finaude ! tu sais, mon chou, que je n’ai plus rien, je suis gueux comme un rat d’église. Ah ! si j’épousais mademoiselle Cormon, si je redevenais riche, certes je te préférerais à Césarine. Tu m’as toujours semblé fine comme l’or à dorer du plomb, et tu es {p. 15} faite pour être l’amour d’un grand seigneur. Je te crois tant d’esprit, que le tour que tu me joues là ne me surprend pas du tout, je l’attendais. Pour une fille, mais c’est jeter le fourreau de son épée. Pour agir ainsi, mon ange, il faut des idées supérieures. Aussi as-tu mon estime !

Et il lui donna sur la joue la confirmation à la manière des évêques.

– Mais, monsieur le chevalier, je vous assure que vous vous trompez, et que…

Elle rougit sans oser continuer, le chevalier avait, par un seul regard, deviné, pénétré tout son plan.

– Oui, je t’entends, tu veux que je te croie ! Eh ! bien, je te crois. Mais suis mon conseil, va chez monsieur du Bousquier. Ne portes-tu pas le linge chez monsieur du Bousquier depuis cinq à six mois ? Eh ! bien, je ne te demande pas ce qui se passe entre vous ; mais je le connais, il a de l’amour-propre, il est vieux garçon, il est très-riche, il a deux mille cinq cents livres de rente et n’en dépense pas huit cents. Si tu es aussi spirituelle que je le suppose, tu verras Paris à ses frais. Va, ma petite biche, va l’entortiller ; surtout sois déliée comme une soie, et à chaque parole, fais un double tour et un nœud ; il est homme à redouter le scandale, et s’il t’a donné lieu de le mettre sur la sellette… enfin, tu comprends, menace-le de t’adresser aux dames du bureau de charité. D’ailleurs il est ambitieux. Eh ! bien, un homme doit arriver à tout par sa femme. N’es-tu donc pas assez belle, assez spirituelle pour faire la fortune de ton mari ? Hé ! malepeste, tu peux rompre en visière à une femme de la cour.

Suzanne, illuminée par les derniers mots du chevalier, grillait d’envie de courir chez du Bousquier. Pour ne pas sortir trop brusquement, elle questionna le chevalier sur Paris, en l’aidant à s’habiller. Le chevalier devina l’effet de ses instructions, et favorisa la sortie de Suzanne en la priant de dire à Césarine de lui monter le chocolat que lui faisait madame Lardot tous les matins. Suzanne s’esquiva pour se rendre chez sa victime, dont voici la biographie.

Issu d’une vieille famille d’Alençon, du Bousquier tenait le milieu entre le bourgeois et le hobereau. Son père avait exercé les fonctions judiciaires de Lieutenant-Criminel. Se trouvant sans ressources après la mort de son père, du Bousquier, comme tous les gens ruinés de la province, était allé chercher fortune à {p. 16} Paris. Au commencement de la Révolution, il s’était mis dans les affaires. En dépit des républicains qui sont tous à cheval sur la probité révolutionnaire, les affaires de ce temps-là n’étaient pas claires. Un espion politique, un agioteur, un munitionnaire, un homme qui faisait confisquer, d’accord avec le Syndic de la Commune, des biens d’émigrés pour les acheter et les revendre ; un ministre et un général étaient tous également dans les affaires. De 1793 à 1799, du Bousquier fut entrepreneur des vivres des armées françaises. Il eut alors un magnifique hôtel, il fut un des matadors de la finance, il fit des affaires de compte à demi avec Ouvrard, tint maison ouverte, et mena la vie scandaleuse du temps, une vie de Cincinnatus à sacs de blé récolté sans peine, à rations volées, à petites maisons pleines de maîtresses, et où se donnaient de belles fêtes aux Directeurs de la République. Le citoyen du Bousquier fut l’un des familiers de Barras, il fut au mieux avec Fouché, très bien avec Bernadotte, et crut devenir ministre en se jetant à corps perdu dans le parti qui joua secrètement contre Bonaparte jusqu’à Marengo. Il s’en fallut de la charge de Kellermann et de la mort de Desaix que du Bousquier ne fût un grand homme d’État. Il était l’un des employés supérieurs du gouvernement inédit que le bonheur de Napoléon fit rentrer dans les coulisses de 1793 (voyez Une ténébreuse Affaire). La victoire opiniâtrement surprise à Marengo fut la défaite de ce parti, qui avait des proclamations tout imprimées pour revenir au système de la Montagne, au cas où le premier Consul aurait succombé. Dans la conviction où il était de l’impossibilité d’un triomphe, du Bousquier joua la majeure partie de sa fortune à la baisse, et conserva deux courriers sur le champ de bataille : le premier partit au moment où Mélas était victorieux ; mais dans la nuit, à quatre heures de distance, le second vint proclamer la défaite des Autrichiens. Du Bousquier maudit Kellermann et Desaix, il n’osa pas maudire le premier Consul qui lui devait des millions. Cette alternative de millions à gagner et de ruine réelle priva le fournisseur de toutes ses facultés, il devint imbécile pendant plusieurs jours, il avait abusé de la vie par tant d’excès que ce coup de foudre le trouva sans force. La liquidation de ses créances sur l’État lui permettait de garder quelques espérances ; mais, malgré ses présents corrupteurs, il rencontra la haine de Napoléon contre les fournisseurs qui avaient joué sur sa défaite. Monsieur de Fermon, si plaisamment nommé Fermons la caisse, laissa {p. 17} du Bousquier sans un sou. L’immoralité de la vie privée, les liaisons de ce fournisseur avec Barras et Bernadotte déplurent au premier Consul encore plus que les manœuvres à la Bourse ; il le raya de la liste des Receveurs-Généraux où, par un reste de crédit, il s’était fait porter pour Alençon. De son opulence, du Bousquier conserva douze cents francs de rente viagère inscrite au Grand-Livre, un pur placement de caprice qui le sauva de la misère. Ignorant le résultat de la liquidation, ses créanciers ne lui laissèrent que mille francs de rente consolidés ; mais ils furent tous payés par les recouvrements et par la vente de l’hôtel de Beauséant que possédait du Bousquier. Ainsi le spéculateur, après avoir frisé la faillite, garda son nom tout entier. Un homme ruiné par le premier Consul, et précédé par la réputation colossale que lui avaient faite ses relations avec les chefs des gouvernements passés, son train de vie, son règne passager intéressa la ville d’Alençon où dominait secrètement le royalisme. Du Bousquier furieux contre Bonaparte, racontant les misères du premier Consul, les débordements de Joséphine et les anecdotes secrètes de dix ans de révolution, fut très-bien accueilli. Vers ce temps, quoiqu’il fût bien et dûment quadragénaire, du Bousquier se produisit comme un garçon de trente-six ans, de moyenne taille, gras comme un fournisseur, faisant parade de ses mollets de procureur égrillard, à physionomie fortement marquée, ayant le nez aplati mais à naseaux garnis de poils ; des yeux noirs à sourcils fournis et d’où sortait un regard fin comme celui de monsieur de Talleyrand, mais un peu éteint ; il conservait les nageoires républicaines, et portait fort longs ses cheveux bruns. Ses mains, enrichies de petits bouquets de poils à chaque phalange, offraient la preuve d’une riche musculature par de grosses veines bleues, saillantes. Enfin, il avait le poitrail de l’Hercule-Farnèse, et des épaules à soutenir la rente. On ne voit aujourd’hui de ces sortes d’épaules qu’à Tortoni. Ce luxe de vie masculine était admirablement peint par un mot en usage pendant le dernier siècle, et qui se comprend à peine aujourd’hui : dans le style galant de l’autre époque, du Bousquier eût passé pour un vrai payeur d’arrérages. Mais, comme chez le chevalier de Valois, il se rencontrait chez du Bousquier des symptômes qui contrastaient avec l’aspect général de la personne. Ainsi, l’ancien fournisseur n’avait pas la voix de ses muscles, non que sa voix fût ce petit filet maigre qui sort quelquefois de la bouche de ces phoques à deux pieds ; c’était au {p. 18} contraire une voix forte mais étouffée, de laquelle on ne peut donner une idée qu’en la comparant au bruit que fait une scie dans un bois tendre et mouillé ; enfin, la voix d’un spéculateur éreinté.

Du Bousquier maintint pendant long-temps le costume à la mode lors de sa gloire : les bottes à revers, les bas de soie blancs, la culotte courte en drap côtelé de couleur cannelle, le gilet à la Roberspierre et l’habit bleu. [ill.] Malgré les titres que la haine du premier Consul lui donnait auprès des sommités royalistes de la province, monsieur du Bousquier ne fut point reçu dans les sept ou huit familles qui composaient le faubourg Saint-Germain d’Alençon, et où allait le chevalier de Valois. Il avait tenté tout d’abord d’épouser mademoiselle Armande, la sœur d’un des nobles les plus considérés de la ville, mais de qui du Bousquier comptait tirer un grand parti pour ses projets ultérieurs, car il rêvait une brillante revanche. Il essuya un refus. Il se consola par les dédommagements que lui offrirent une dizaine de familles riches qui avaient autrefois fabriqué le point d’Alençon, qui possédaient des herbages ou des bœufs, qui faisaient en gros le commerce des toiles, et où le hasard pouvait lui livrer un bon parti. Le vieux garçon avait en effet concentré ses espérances dans la perspective d’un heureux mariage, que ses diverses capacités semblaient d’ailleurs lui promettre ; car il ne manquait pas d’une certaine habileté financière que beaucoup de personnes mettaient à profit. Semblable au joueur ruiné qui dirige les néophytes, il indiquait les spéculations, il en déduisait bien les moyens, les chances et la conduite. Il passait pour être un bon administrateur, il fut souvent question de le nommer maire d’Alençon ; mais le souvenir de ses tripotages dans les gouvernements républicains lui nuisirent, il ne fut jamais reçu à la Préfecture. Tous les gouvernements qui se succédèrent, même celui des Cent-Jours, se refusèrent à le nommer maire d’Alençon, place qu’il ambitionnait, et qui, s’il l’avait obtenue, aurait fait conclure son mariage avec une vieille fille sur laquelle il avait fini par porter ses vues. Son aversion du gouvernement impérial l’avait d’abord jeté dans le parti royaliste où il resta malgré les injures qu’il y recevait ; mais quand, à la première rentrée des Bourbons, son exclusion fut maintenue à la Préfecture, ce dernier refus lui inspira contre les Bourbons une haine aussi profonde que secrète, car il demeura patemment fidèle à ses opinions. Il devint le chef du parti libéral d’Alençon, le directeur invisible des Élections, et fit un mal prodigieux à la Restauration {p. 19} par l’habileté de ses manœuvres sourdes et par la perfidie de ses menées. Du Bousquier, comme tous ceux qui ne peuvent plus vivre que par la tête, portait dans ses sentiments haineux la tranquillité d’un ruisseau faible en apparence, mais intarissable. Sa haine était comme celle du nègre, si paisible, si patiente, qu’elle trompait l’ennemi. Sa vengeance, couvée pendant quinze années, ne fut rassasiée par aucune victoire, pas même par le triomphe des journées de juillet 1830.

Ce n’était pas sans intention que le chevalier de Valois envoyait Suzanne chez du Bousquier. Le Libéral et le Royaliste s’étaient mutuellement devinés malgré la savante dissimulation avec laquelle ils cachaient leur commune espérance à toute la ville. Ces deux vieux garçons étaient rivaux. Chacun d’eux avait formé le plan d’épouser cette demoiselle Cormon de qui monsieur de Valois venait de parler à Suzanne. Tous deux blottis dans leur idée, caparaçonnés d’indifférence, attendaient le moment où quelque hasard leur livrerait cette vieille fille. Ainsi, quand même ces deux célibataires n’auraient pas été séparés par toute la distance que mettaient entre eux les systèmes desquels ils offraient une vivante expression, leur rivalité en eût encore fait deux ennemis. Les époques déteignent sur les hommes qui les traversent. Ces deux personnages prouvaient la vérité de cet axiome par l’opposition des teintes historiques empreintes dans leurs physionomies, dans leurs discours, dans leurs idées et leurs costumes. L’un, abrupt5, énergique, à manières larges et saccadées, à parole brève et rude, noir de ton, de chevelure, de regard, terrible en apparence, impuissant en réalité comme une insurrection, représentait bien la République. L’autre, doux et poli, élégant, soigné, atteignant à son but par les lents mais infaillibles moyens de la diplomatie, fidèle au goût, était une image de l’ancienne courtisanerie. Ces deux ennemis se rencontraient presque tous les soirs sur le même terrain. La guerre était courtoise et bénigne chez le chevalier, mais du Bousquier y mettait moins de formes, tout en gardant les convenances voulues par la société, car il ne voulait pas se faire chasser de la place. Eux seuls, ils se comprenaient bien. Malgré la finesse d’observation que les gens de province portent sur les petits intérêts au centre desquels ils vivent, personne ne se doutait de la rivalité de ces deux hommes. Monsieur le chevalier de Valois occupait une assiette supérieure, il n’avait jamais demandé la main de mademoiselle Cormon ; tandis que du {p. 20} Bousquier, qui s’était mis sur les rangs après son échec dans la maison la plus noble du pays, avait été refusé. Mais le chevalier supposait encore de grandes chances à son rival pour lui porter un coup de Jarnac si profondément enfoncé avec une lame trempée et préparée comme l’était Suzanne. Le chevalier avait jeté la sonde dans les eaux de du Bousquier ; et, comme on va le voir, il ne s’était trompé dans aucune de ses conjectures.

Suzanne alla d’un pied léger de la rue du Cours par la rue de la Porte de Séez et la rue du Bercail, jusqu’à la rue du Cygne, où depuis cinq ans du Bousquier avait acheté une petite maison de province, bâtie en chaussins gris, qui sont comme les moellons du granit normand ou du schiste breton. L’ancien fournisseur s’y était établi plus comfortablement que qui que ce fût en ville, car il avait conservé quelques meubles du temps de sa splendeur ; mais les mœurs de la province avaient insensiblement obscurci les rayons du Sardanapale tombé. Les vestiges de son ancien luxe faisaient dans sa maison l’effet d’un lustre dans une grange. L’harmonie, lien de toute œuvre humaine ou divine, manquait dans les grandes comme dans les petites choses. Sur une belle commode se trouvait un pot à l’eau à couvercle, comme il ne s’en voit qu’aux approches de la Bretagne. Si quelque beau tapis s’étendait dans sa chambre, les rideaux de croisée montraient les rosaces d’un ignoble calicot imprimé. La cheminée en pierre mal peinte jurait avec une belle pendule déshonorée par le voisinage de misérables chandeliers. L’escalier, par où tout le monde montait sans s’essuyer les pieds, n’était pas mis en couleur. Enfin, les portes mal réchampies par un peintre du pays effarouchaient l’œil par des tons criards. Comme le temps que représentait du Bousquier, cette maison offrait un amas confus de saletés et de magnifiques choses. Considéré comme un homme à l’aise, du Bousquier menait la vie parasite du chevalier ; et celui-là sera toujours riche qui ne dépense pas son revenu. Il avait pour tout domestique une espèce de Jocrisse, garçon du pays, assez niais, façonné lentement aux exigences de du Bousquier qui lui avait appris, comme à un orang-outang, à frotter les appartements, essuyer les meubles, cirer les bottes, brosser les habits, venir le chercher le soir avec la lanterne quand le temps était couvert, avec des sabots quand il pleuvait. Comme certains êtres, ce garçon n’avait d’étoffe que pour un vice, il était gourmand. Souvent, lorsqu’il se donnait des dîners d’apparat, du Bousquier lui faisait quitter sa veste de cotonnade bleue carrée à poches ballottantes sur les reins {p. 21} et toujours grosses d’un mouchoir, d’un eustache, d’un fruit ou d’un casse-museau, il lui faisait endosser un habillement d’ordonnance, et l’emmenait pour servir. René s’empiffrait alors avec les domestiques. Cette obligation que du Bousquier avait tournée en récompense lui valait la plus absolue discrétion de son domestique breton.

– Vous voilà par ici, mademoiselle, dit René à Suzanne en la voyant entrer ; c’est pas votre jour, nous n’avons point de linge à donner à madame Lardot.

– Grosse bête, dit Suzanne en riant.

La jolie fille monta, laissant René achever une écuellée de galette de sarrasin cuite dans du lait. Du Bousquier encore au lit remâchait ses plans de fortune, car il ne pouvait plus être qu’ambitieux, comme tous les hommes qui ont trop pressé l’orange du plaisir. L’ambition et le jeu sont inépuisables. Aussi, chez un homme bien organisé, les passions qui procèdent du cerveau survivront-elles toujours aux passions émanées du cœur.

– Me voilà, dit Suzanne en s’asseyant sur le lit en en faisant crier les rideaux sur les tringles par un mouvement de brusquerie despotique.

– Quesaco, ma charmante ? dit le vieux garçon en se mettant sur son séant.

– Monsieur, dit gravement Suzanne, vous devez être étonné de me voir venir ainsi, mais je me trouve dans des circonstances qui m’obligent à ne pas m’inquiéter du qu’en dira-t-on.

– Qu’est-ce que c’est que ça ! fit du Bousquier en se croisant les bras.

– Mais ne me comprenez-vous pas ? dit Suzanne. Je sais, reprit-elle en faisant une gentille petite moue, combien il est ridicule à une pauvre fille de venir tracasser un garçon pour ce que vous regardez comme des misères. Mais si vous me connaissiez bien, monsieur, si vous saviez tout ce dont je suis capable pour l’homme qui s’attacherait à moi, autant que je m’attacherais à vous, vous n’auriez jamais à vous repentir de m’avoir épousée. Ce n’est pas ici, par exemple, que je pourrais vous être utile à grand’chose ; mais si nous allions à Paris, vous verriez où je conduirais un homme d’esprit et de moyens comme vous, dans un moment où l’on refait le gouvernement de fond en comble, et où les étrangers {p. 22} sont les maîtres. Enfin, entre nous soit dit, ce dont il est question, est-ce un malheur ? n’est-ce pas un bonheur que vous payeriez cher un jour ? À qui vous intéresserez-vous, pour qui travaillerez-vous ?

– Pour moi, donc ! s’écria brutalement du Bousquier.

– Vieux monstre, vous ne serez jamais père ! dit Suzanne en donnant à sa phrase l’accent d’une malédiction prophétique.

– Allons, pas de bêtises, Suzanne, reprit du Bousquier, je crois que je rêve encore.

– Mais quelle réalité vous faut-il donc ? s’écria Suzanne en se levant.

Du Bousquier frotta son bonnet de coton sur sa tête par un mouvement de rotation d’une énergie brouillonne qui indiquait une prodigieuse fermentation dans ses idées.

– Mais il le croit, se dit Suzanne à elle-même, et il en est flatté. Mon Dieu, comme il est facile de les attraper, ces hommes !

– Suzanne, que diable veux-tu que je fasse ? il est si extraordinaire… Moi qui croyais… Le fait est que… mais non, non, cela ne se peut pas…

– Comment, vous ne pouvez pas m’épouser ?

– Ah ! pour ça, non ! J’ai des engagements.

– Est-ce avec mademoiselle Armande ou avec mademoiselle Cormon, qui, toutes les deux, vous ont déjà refusé ? Écoutez, monsieur du Bousquier, mon honneur n’a pas besoin de gendarmes pour vous traîner à la Mairie. Je ne manquerai point de maris, et ne veux point d’un homme qui ne sait pas apprécier ce que je vaux. Un jour vous pourrez vous repentir de la manière dont vous vous conduisez, parce que rien au monde, ni or, ni argent, ne me fera vous rendre votre bien, si vous refusez de le prendre aujourd’hui.

– Mais, Suzanne, es-tu sûre ?…

– Ah ! monsieur ! fit la grisette en se drapant dans sa vertu, pour qui me prenez-vous ? Je ne vous rappelle point les paroles que vous m’avez données, et qui ont perdu une pauvre fille dont le seul défaut est d’avoir autant d’ambition que d’amour.

Du Bousquier était livré à mille sentiments contraires, à la joie, à la défiance, au calcul. Il avait résolu depuis long-temps d’épouser mademoiselle Cormon, car la Charte, sur laquelle il venait de ruminer, offrait à son ambition la magnifique voie politique de la {p. 23} Députation. Or, son mariage avec la vieille fille devait le poser si haut dans la ville qu’il y acquerrait une grande influence. Aussi l’orage soulevé par la malicieuse Suzanne le plongea-t-il dans un violent embarras. Sans cette secrète espérance, il aurait épousé Suzanne sans même y réfléchir. Il se serait placé franchement à la tête du parti libéral d’Alençon. Après un pareil mariage, il renonçait à la première société pour retomber dans la classe bourgeoise des négociants, des riches fabricants, des herbagers qui certainement le porteraient en triomphe comme leur candidat. Du Bousquier prévoyait déjà le Côté Gauche. Cette délibération solennelle, il ne la cachait pas, il se passait la main sur la tête en en laissant voir la nudité, car le bonnet était tombé. Comme toutes les personnes qui dépassent leur but et trouvent mieux que ce qu’elles espéraient, Suzanne restait ébahie. Pour cacher son étonnement, elle prit la pose mélancolique d’une fille abusée devant son séducteur ; mais elle riait intérieurement comme une grisette en partie fine.

– Ma chère enfant, je ne donne pas dans de semblables godans, moi !

Telle fut la phrase brève par laquelle se termina la délibération de l’ancien fournisseur. Du Bousquier se faisait gloire d’appartenir à cette école de philosophes cyniques qui ne veulent pas être attrapés par les femmes, et qui les mettent toutes dans une même classe suspecte. Ces esprits forts, qui sont généralement des hommes faibles, ont un catéchisme à l’usage des femmes. Pour eux, toutes, depuis la reine de France jusqu’à la modiste, sont essentiellement libertines, coquines, assassines, voire même un peu friponnes, foncièrement menteuses, et incapables de penser à autre chose qu’à des bagatelles. Pour eux, les femmes sont des bayadères malfaisantes qu’il faut laisser danser, chanter et rire ; ils ne voient en elles rien de saint, ni de grand ; pour eux ce n’est pas la poésie des sens, mais la sensualité grossière. Ils ressemblent à des gourmands qui prendraient la cuisine pour la salle à manger. Dans cette jurisprudence, si la femme n’est pas constamment tyrannisée, elle réduit l’homme à la condition d’esclave. Sous ce rapport, du Bousquier était encore la contre-partie du chevalier de Valois. En disant sa phrase, il jeta son bonnet au pied de son lit, comme eût fait le pape Grégoire du cierge qu’il renversait en fulminant une excommunication, et Suzanne apprit ainsi que le vieux garçon portait un faux-toupet.

– Souvenez-vous, monsieur du Bousquier, répondit {p. 24} majestueusement Suzanne, qu’en venant vous trouver j’ai rempli mon devoir ; souvenez-vous que j’ai dû vous offrir ma main et vous demander la vôtre ; mais souvenez-vous aussi que j’ai mis dans ma conduite la dignité de la femme qui se respecte : je ne me suis pas abaissée à pleurer comme une niaise, je n’ai pas insisté, je ne vous ai point tourmenté. Maintenant vous connaissez ma situation. Vous savez que je ne puis rester à Alençon : ma mère me battra, madame Lardot est à cheval sur les principes comme si elle en repassait ; elle me chassera. Pauvre ouvrière que je suis, irai-je à l’hôpital, irai-je mendier mon pain ? Non ! je me jetterais plutôt dans la Brillante ou dans la Sarthe. Mais n’est-il pas plus simple que j’aille à Paris ? Ma mère pourra trouver un prétexte pour m’y envoyer : ce sera un oncle qui me demande, une tante en train de mourir, une dame qui me voudra du bien. Il ne s’agit que d’avoir l’argent nécessaire au voyage et à tout ce que vous savez…

Cette nouvelle avait pour du Bousquier mille fois plus d’importance que pour le chevalier de Valois ; mais lui seul et le chevalier étaient dans ce secret qui ne sera dévoilé que par le dénouement de cette histoire. Pour le moment, il suffit de dire que le mensonge de Suzanne introduisait une si grande confusion dans les idées du vieux garçon, qu’il était incapable de faire une réflexion sérieuse. Sans ce trouble et sans sa joie intérieure, car l’amour-propre est un escroc qui ne manque jamais sa dupe, il aurait pensé qu’une honnête fille comme Suzanne, dont le cœur n’était pas encore gâté, serait morte cent fois avant d’entamer une discussion de ce genre, et de lui demander de l’argent. Il aurait reconnu dans le regard de la grisette la cruelle lâcheté du joueur qui assassinerait pour se faire une mise.

– Tu irais donc à Paris ? dit-il.

En entendant cette phrase, Suzanne eut un éclair de gaieté qui dora ses yeux gris, mais l’heureux du Bousquier ne vit rien.

– Mais oui, monsieur !

Du Bousquier commença d’étranges doléances : il venait de faire le dernier payement de sa maison, il avait à satisfaire le peintre, le maçon, le menuisier ; mais Suzanne le laissait aller, elle attendait le chiffre. Du Bousquier offrit cent écus. Suzanne fit ce qu’on nomme en style de coulisse une fausse sortie, elle se dirigea vers la porte.

– Eh ! bien, où vas-tu ? dit du Bousquier inquiet. Voilà la belle vie de garçon, se dit-il. Je veux que le diable m’emporte si je me {p. 25} souviens de lui avoir chiffonné autre chose que sa collerette !… Et, paf ! elle s’autorise d’une plaisanterie pour tirer sur vous une lettre de change à brûle-pourpoint.

– Mais, monsieur, dit Suzanne en pleurant, je vais chez madame Granson, la trésorière de la Société Maternelle, qui, à ma connaissance, a retiré quasiment de l’eau une pauvre fille dans le même cas.

– Madame Granson !

– Oui, dit Suzanne, la parente de mademoiselle Cormon, la présidente de la Société Maternelle. Sous votre respect, les dames de la ville ont créé là une Institution qui empêchera bien des pauvres créatures de détruire leurs enfants, qu’on en a fait mourir une à Mortagne, voilà de cela trois ans, la belle Faustine d’Argentan.

– Tiens, Suzanne, dit du Bousquier en lui tendant une clef, ouvre toi-même le secrétaire, prends le sac entamé qui contient encore six cents francs, c’est tout ce que je possède.

Le vieux fournisseur montra, par son air abattu, combien il mettait peu de grâce à s’exécuter.

– Vieux ladre ! se dit Suzanne, je parlerai de ton faux-toupet.

Elle comparait du Bousquier au délicieux chevalier de Valois, qui n’avait rien donné, mais qui l’avait comprise, qui l’avait conseillée, et qui portait les grisettes dans son cœur.

– Si tu m’attrapes, Suzanne, s’écria-t-il en lui voyant la main au tiroir, tu…

– Mais, monsieur, dit-elle en l’interrompant avec une royale impertinence, vous ne me les donneriez donc pas, si je vous les demandais ?

Une fois rappelé sur le terrain de la galanterie, le fournisseur eut un souvenir de son beau temps, et fit entendre un grognement d’adhésion. Suzanne prit le sac et sortit, en se laissant baiser au front par le vieux garçon, qui eut l’air de dire : – C’est un droit qui me coûte cher. Cela vaut mieux que d’être engarrié par un avocat en Cour d’Assises, comme le séducteur d’une fille accusée d’infanticide.

Suzanne cacha le sac dans une espèce de gibecière en osier fin qu’elle avait au bras, et maudit l’avarice de du Bousquier, car elle voulait mille francs. Une fois endiablée par un désir, et quand elle a mis le pied dans une voie de fourberies, une fille va loin. Lorsque la belle repasseuse chemina dans la rue du Bercail, elle songea que {p. 26} la Société Maternelle présidée par mademoiselle Cormon lui compléterait peut-être la somme à laquelle elle avait chiffré ses dépenses, et qui, pour une grisette d’Alençon, était considérable. Puis elle haïssait du Bousquier. Le vieux garçon avait paru redouter la confidence de son prétendu crime à madame Granson ; or, Suzanne, au risque de ne pas avoir un liard de la Société Maternelle, voulut, en quittant Alençon, empêtrer l’ancien fournisseur dans les lianes inextricables d’un cancan de province. Il y a toujours chez la grisette un peu de l’esprit malfaisant du singe. Suzanne entra donc chez madame Granson en se composant un visage désolé.

Madame Granson, veuve d’un lieutenant-colonel d’artillerie mort à Iéna, possédait pour toute fortune une maigre pension de neuf cents francs, cent écus de rente à elle, plus un fils dont l’éducation et l’entretien lui avaient dévoré ses économies. Elle occupait, rue du Bercail, un de ces tristes rez-de-chaussée qu’en passant dans la principale rue des petites villes le voyageur embrasse d’un seul coup d’œil. C’était une porte bâtarde, élevée sur trois marches pyramidales ; un couloir d’entrée qui menait à une cour intérieure, et au bout duquel se trouvait un escalier couvert par une galerie de bois. D’un côté du couloir, une salle à manger et la cuisine ; de l’autre, un salon à toutes fins et la chambre à coucher de la veuve. Athanase Granson, jeune homme de vingt-trois ans, logé dans une mansarde au-dessus du premier étage de cette maison, apportait au ménage de sa pauvre mère les six cents francs d’une petite place que l’influence de sa parente, mademoiselle Cormon, lui avait fait obtenir à la Mairie de la Ville, où il était employé aux actes de l’État Civil. D’après ces indications, chacun peut voir madame Granson dans son froid salon à rideaux jaunes, à meuble en velours d’Utrecht jaune, redressant après une visite les petits paillassons qu’elle mettait devant les chaises pour qu’on ne salît pas le carreau rouge frotté ; puis venant reprendre son fauteuil garni de coussins et son ouvrage à sa travailleuse placée sous le portrait du lieutenant-colonel d’artillerie entre les deux croisées, endroit d’où son œil enfilait la rue du Bercail et y voyait tout venir. C’était une bonne femme, mise avec une simplicité bourgeoise, en harmonie avec sa figure pâle et comme laminée par le chagrin. La rigoureuse modestie de la pauvreté se faisait sentir dans tous les accessoires de ce ménage où respiraient d’ailleurs les mœurs probes et sévères de la province. En ce moment le fils et la mère étaient ensemble dans {p. 27} la salle à manger, où ils déjeunaient d’une tasse de café accompagnée de beurre et de radis. Pour faire comprendre le plaisir que la visite de Suzanne allait causer à madame Granson, il faut expliquer les secrets intérêts de la mère et du fils.

Athanase Granson était un jeune homme maigre et pâle, de moyenne taille, à figure creuse où ses yeux noirs, pétillants de pensée, faisaient comme deux taches de charbon. Les lignes un peu tourmentées de sa face, les sinuosités de la bouche, son menton brusquement relevé, la coupe régulière d’un front de marbre, une expression de mélancolie causée par le sentiment de sa misère, en contradiction avec la puissance qu’il se savait, indiquaient un homme de talent emprisonné. Aussi, partout ailleurs que dans la ville d’Alençon, l’aspect de sa personne lui aurait-il valu l’assistance des hommes supérieurs, ou des femmes qui reconnaissent le génie dans son incognito. Si ce n’était pas le génie, c’était la forme qu’il prend ; si ce n’était pas la force d’un grand cœur, c’était l’éclat qu’elle imprime au regard. Quoiqu’il pût exprimer la sensibilité la plus élevée, l’enveloppe de la timidité détruisait en lui jusqu’aux grâces de la jeunesse, de même que les glaces de la misère empêchaient son audace de se produire. La vie de province, sans issue, sans approbation, sans encouragement, décrivait un cercle où se mourait cette pensée qui n’en était même pas encore à l’aube de son jour. D’ailleurs Athanase avait cette fierté sauvage qu’exalte la pauvreté chez les hommes d’élite, qui les grandit pendant leur lutte avec les hommes et les choses, mais qui, dès l’abord de la vie, fait obstacle à leur avénement. Le génie procède de deux manières : ou il prend son bien comme ont fait Napoléon et Molière aussitôt qu’il le voit, ou il attend qu’on le vienne chercher quand il s’est patiemment révélé. Le jeune Granson appartenait à la classe des hommes de talent qui s’ignorent et se découragent facilement. Son âme était contemplative, il vivait plus par la pensée que par l’action. Peut-être eût-il paru incomplet à ceux qui ne conçoivent pas le génie sans les pétillements passionnés du Français ; mais il était puissant dans le monde des esprits, et il devait arriver, par une suite d’émotions dérobées au vulgaire, à ces subites déterminations qui les closent et font dire par les niais : Il est fou. Le mépris que le monde déverse sur la pauvreté tuait Athanase : la chaleur énervante d’une solitude sans courant d’air détendait l’arc qui se bandait toujours, et l’âme se fatiguait par cet horrible jeu sans résultat. Athanase était homme {p. 28} à pouvoir se placer parmi les plus belles illustrations de la France ; mais cet aigle, enfermé dans une cage et s’y trouvant sans pâture, allait mourir de faim après avoir contemplé d’un œil ardent les campagnes de l’air et les Alpes où plane le génie. Quoique ses travaux à la Bibliothèque de la Ville échappassent à l’attention, il enfouissait dans son âme ses pensées de gloire, car elles pouvaient lui nuire ; mais il tenait encore plus profondément enseveli le secret de son cœur, une passion qui lui creusait les joues et lui jaunissait le front. Il aimait sa parente éloignée, cette demoiselle Cormon que guettaient le chevalier de Valois et du Bousquier, ses rivaux inconnus. Cet amour fut engendré par le calcul. Mademoiselle Cormon passait pour une des plus riches personnes de la ville ; le pauvre enfant avait donc été conduit à l’aimer par le désir du bonheur matériel, par le souhait mille fois formé de dorer les vieux jours de sa mère, par l’envie du bien-être nécessaire aux hommes qui vivent par la pensée ; mais ce point de départ fort innocent déshonorait à ses yeux sa passion. Il craignait de plus le ridicule que le monde jetterait sur l’amour d’un jeune homme de vingt-trois ans pour une fille de quarante. Néanmoins sa passion était vraie ; car ce qui dans ce genre peut sembler faux partout ailleurs, se réalise en province. En effet, les mœurs y étant sans hasards, ni mouvement, ni mystère, rendent les mariages nécessaires. Aucune famille n’accepte un jeune homme de mœurs dissolues. Quelque naturelle que puisse paraître, dans une capitale, la liaison d’un jeune homme comme Athanase avec une belle fille comme Suzanne ; en province, elle effraie et dissout par avance le mariage d’un jeune homme pauvre là où la fortune d’un riche parti fait passer par-dessus quelque fâcheux antécédent. Entre la dépravation de certaines liaisons et un amour sincère, un homme de cœur sans fortune ne peut hésiter : il préfère les malheurs de la vertu aux malheurs du vice. Mais, en province, les femmes dont peut s’éprendre un jeune homme sont rares : une belle jeune fille riche, il ne l’obtiendrait pas dans un pays où tout est calcul ; une belle fille pauvre, il lui est interdit de l’aimer ; ce serait, comme disent les provinciaux, marier la faim et la soif ; enfin une solitude monacale est dangereuse au jeune âge. Ces réflexions expliquent pourquoi la vie de province est si fortement basée sur le mariage. Aussi les génies chauds et vivaces, forcés de s’appuyer sur l’indépendance de la misère, doivent-ils tous quitter ces froides régions où la pensée {p. 29} est persécutée par une brutale indifférence, où pas une femme ne peut ni ne veut se faire sœur de charité auprès d’un homme de science ou d’art. Qui se rendra compte de la passion d’Athanase pour mademoiselle Cormon ? Ce ne sera ni les gens riches, ces sultans de la société qui y trouvent des harems, ni les bourgeois qui suivent la grande route battue par les préjugés, ni les femmes qui, ne voulant rien concevoir aux passions des artistes, leur imposent le talion de leurs vertus, en s’imaginant que les deux sexes se gouvernent par les mêmes lois. Ici, peut-être, faut-il en appeler aux jeunes gens souffrant de leurs premiers désirs réprimés au moment où toutes leurs forces se tendent, aux artistes malades de leur génie étouffé par les étreintes de la misère, aux talents qui d’abord persécutés et sans appuis, sans amis souvent, ont fini par triompher de la double angoisse de l’âme et du corps également endoloris. Ceux-là connaissent bien les lancinantes attaques du cancer qui dévorait Athanase ; ils ont agité ces longues et cruelles délibérations faites en présence de fins si grandioses pour lesquelles il ne se trouve point de moyens ; ils ont subi ces avortements inconnus où le frai du génie encombre une grève aride. Ceux-là savent que la grandeur des désirs est en raison de l’étendue de l’imagination. Plus haut ils s’élancent, plus bas ils tombent ; et, combien ne se brise-t-il pas de6 liens dans ces chutes ! leur vue perçante a, comme Athanase, découvert le brillant avenir qui les attendait, et dont ils ne se croyaient séparés que par une gaze ; cette gaze qui n’arrêtait pas leurs yeux, la société la changeait en un mur d’airain. Poussés par une vocation, par le sentiment de l’art, ils ont aussi cherché maintes fois à se faire un moyen des sentiments que la société matérialise incessamment. Quoi ! la province calcule et arrange le mariage dans le but de se créer le bien-être, et il serait défendu à un pauvre artiste, à l’homme de science, de lui donner une double destination, de le faire servir à sauver sa pensée en assurant l’existence ? Agité par ces idées, Athanase Granson considéra d’abord son mariage avec mademoiselle Cormon comme une manière d’arrêter sa vie qui serait définie ; il pourrait s’élancer vers la gloire, rendre sa mère heureuse, et il se savait capable de fidèlement aimer mademoiselle Cormon. Bientôt sa propre volonté créa, sans qu’il s’en aperçût, une passion réelle : il se mit à étudier la vieille fille, et par suite du prestige qu’exerce l’habitude, il finit par n’en voir que les beautés et par en oublier les défauts. Chez {p. 30} un jeune homme de vingt-trois ans, les sens sont pour tant de chose dans son amour ! leur feu produit une espèce de prisme entre ses yeux et la femme. Sous ce rapport, l’étreinte par laquelle Chérubin saisit à la scène Marceline est un trait de génie chez Beaumarchais. Mais si l’on vient à songer que, dans la profonde solitude où la misère laissait Athanase, mademoiselle Cormon était la seule figure soumise à ses regards, qu’elle attirait incessamment son œil, que le jour tombait en plein sur elle, ne trouvera-t-on pas cette passion naturelle ? Ce sentiment si profondément caché dut grandir de jour en jour. Les désirs, les souffrances, l’espoir, les méditations grossissaient dans le calme et le silence le lac où chaque heure mettait sa goutte d’eau, et qui s’étendait dans l’âme d’Athanase. Plus le cercle intérieur que décrivait l’imagination aidée par les sens s’agrandissait, plus mademoiselle Cormon devenait imposante, plus croissait la timidité d’Athanase. La mère avait tout deviné. La mère, en femme de province, calculait naïvement en elle-même les avantages de l’affaire. Elle se disait que mademoiselle Cormon se trouverait bien heureuse d’avoir pour mari un jeune homme de vingt-trois ans, plein de talent, qui ferait honneur à sa famille et au pays ; mais les obstacles que le peu de fortune d’Athanase et que l’âge de mademoiselle Cormon mettaient à ce mariage lui paraissaient insurmontables : elle n’imaginait que la patience pour les vaincre. Comme du Bousquier, comme le chevalier de Valois, elle avait sa politique, elle se tenait à l’affût des circonstances, elle attendait l’heure propice avec cette finesse que donnent l’intérêt et la maternité. Madame Granson ne se défiait point du chevalier de Valois ; mais elle avait supposé que du Bousquier, quoique refusé, conservait des prétentions. Habile et secrète ennemie du vieux fournisseur, madame Granson lui faisait un mal inouï pour servir son fils, à qui d’ailleurs elle n’avait encore rien dit de ses menées sourdes. Maintenant, qui ne comprendra l’importance qu’allait acquérir la confidence du mensonge de Suzanne, une fois faite à madame Granson ? Quelle arme entre les mains de la dame de charité, trésorière de la Société Maternelle ! Comme elle allait colporter doucereusement la nouvelle en quêtant pour la chaste Suzanne !

En ce moment, Athanase, pensivement accoudé sur la table, faisait jouer sa cuiller dans son bol vide en contemplant d’un œil occupé cette pauvre salle à carreaux rouges, à chaises de paille, à buffet de bois peint, à rideaux roses et blancs qui ressemblaient à {p. 31} un damier, tendue d’un vieux papier de cabaret, et qui communiquait avec la cuisine par une porte vitrée. Comme il était adossé à la cheminée en face de sa mère, et que la cheminée se trouvait presque devant la porte, ce visage pâle, mais bien éclairé par le jour de la rue, encadré de beaux cheveux noirs, ces yeux animés par le désespoir et enflammés par les pensées du matin, s’offrirent tout à coup aux regards de Suzanne. La grisette, qui certes a l’instinct de la misère et des souffrances du cœur, ressentit cette étincelle électrique, jaillie on ne sait d’où, qui ne s’explique point, que nient certains esprits forts, mais dont le coup sympathique a été éprouvé par beaucoup de femmes et d’hommes. C’est tout à la fois une lumière qui éclaire les ténèbres de l’avenir, un pressentiment des jouissances pures de l’amour partagé, la certitude de se comprendre l’un et l’autre. C’est surtout comme une touche habile et forte faite par une main de maître sur le clavier des sens. Le regard est fasciné par une irrésistible attraction, le cœur est ému, les mélodies du bonheur retentissent dans l’âme et aux oreilles, une voix crie : – C’est lui. Puis, souvent la réflexion jette ses douches d’eau froide sur cette bouillante émotion, et tout est dit. En un moment, aussi rapide qu’un coup de foudre, Suzanne reçut une bordée de pensées au cœur. Un éclair de l’amour vrai brûla les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinage et de la dissipation. Elle comprit combien elle perdait de sainteté, de grandeur, en se flétrissant elle-même à faux. Ce qui n’était la veille qu’une plaisanterie à ses yeux, devint un arrêt grave porté sur elle. Elle recula devant son succès. Mais l’impossibilité du résultat, la pauvreté d’Athanase, un vague espoir de s’enrichir, et de revenir de Paris les mains pleines en lui disant : – Je t’aimais ! la fatalité, si l’on veut, sécha cette pluie bienfaisante. L’ambitieuse grisette demanda d’un air timide un moment d’entretien à madame Granson, qui l’emmena dans sa chambre à coucher. Lorsque Suzanne sortit, elle regarda pour la seconde fois Athanase, elle le retrouva dans la même pose, et réprima ses larmes. Quant à madame Granson, elle rayonnait de joie ! Elle avait enfin une arme terrible contre du Bousquier, elle pourrait lui porter une blessure mortelle. Aussi avait-elle promis à la pauvre fille séduite l’appui de toutes les dames de charité, de toutes les commanditaires de la Société Maternelle ; elle entrevoyait une douzaine de visites à faire qui allaient occuper sa journée, et pendant lesquelles il se formerait sur la tête {p. 32} du vieux garçon un orage épouvantable. Le chevalier de Valois, tout en prévoyant la tournure que prendrait l’affaire, ne se promettait pas autant de scandale qu’il devait y en avoir.

– Mon cher enfant, dit madame Granson à son fils, tu sais que nous allons dîner chez mademoiselle Cormon, prends un peu plus de soin de ta mise. Tu as tort de négliger la toilette, tu es fait comme un voleur. Mets ta belle chemise à jabot, ton habit vert de drap d’Elbeuf. J’ai mes raisons, ajouta-t-elle d’un air fin. D’ailleurs, mademoiselle Cormon part pour aller au Prébaudet, et il y aura chez elle beaucoup de monde. Quand un jeune homme est à marier, il doit se servir de tous ses moyens pour plaire. Si les filles voulaient dire la vérité, mon Dieu, mon enfant, tu serais bien étonné de savoir ce qui les amourache. Souvent, il suffit qu’un homme ait passé à cheval à la tête d’une compagnie d’artilleurs, ou qu’il se soit montré dans un bal avec des habits un peu justes. Souvent un certain air de tête, une pose mélancolique font supposer toute une vie ; nous nous forgeons un roman d’après le héros ; ce n’est souvent qu’une bête, mais le mariage est fait. Examine monsieur le chevalier de Valois, étudie-le, prends ses manières ; vois comme il se présente avec aisance, il n’a pas l’air emprunté comme toi. Parle un peu, ne dirait-on pas que tu ne sais rien, toi qui sais l’hébreu par cœur !

Athanase écouta sa mère d’un air étonné mais soumis, puis il se leva, prit sa casquette, et se rendit à la Mairie en se disant : – Ma mère aurait-elle deviné mon secret ? Il passa par la rue du Val-Noble, où demeurait mademoiselle Cormon, petit plaisir qu’il se donnait tous les matins, et il se disait alors mille choses fantasques : – Elle ne se doute certainement pas qu’il passe en ce moment devant sa maison un jeune homme qui l’aimerait bien, qui lui serait fidèle, qui ne lui donnerait jamais de chagrin ; qui lui laisserait la disposition de sa fortune, sans s’en mêler. Mon Dieu ! quelle fatalité ! dans la même ville, à deux pas l’une de l’autre, deux personnes se trouvent dans les conditions où nous sommes, et rien ne peut les rapprocher. Si ce soir je lui parlais ?

Pendant ce temps, Suzanne revenait chez sa mère en pensant au pauvre Athanase ; et, comme beaucoup de femmes ont pu le souhaiter pour des hommes adorés au delà des forces humaines, elle se sentait capable de lui faire avec son beau corps un marchepied pour qu’il atteignît promptement à sa couronne.

{p. 33} Maintenant il est nécessaire d’entrer chez cette vieille fille vers laquelle tant d’intérêts convergeaient, et chez qui les acteurs de cette scène devaient se rencontrer tous le soir même, à l’exception de Suzanne. Cette grande et belle personne assez hardie pour brûler ses vaisseaux, comme Alexandre, au début de la vie, et pour commencer la lutte par une faute mensongère, disparut du théâtre après y avoir introduit un violent élément d’intérêt. Ses vœux furent d’ailleurs comblés. Elle quitta sa ville natale quelques jours après, munie d’argent et de belles nippes, parmi lesquelles se trouvait une superbe robe de reps vert et un délicieux chapeau vert doublé de rose que lui donna monsieur de Valois, présent qu’elle préférait à tout, même à l’argent des dames de la Société Maternelle. Si le chevalier fût venu à Paris au moment où elle y brillait, elle eût certes tout quitté pour lui. Semblable à la chaste Suzanne de la Bible, que les vieillards avaient à peine entrevue, elle s’établissait heureuse et pleine d’espoir à Paris, pendant que tout Alençon déplorait ses malheurs pour lesquels les dames des deux Sociétés de Charité et de Maternité manifestèrent une vive sympathie. Si Suzanne peut offrir une image de ces belles normandes qu’un savant médecin a comprises pour un tiers dans la consommation que fait en ce genre le monstrueux Paris, elle resta dans les régions les plus élevées et les plus décentes de la galanterie. Par une époque où, comme le disait monsieur de Valois, la Femme n’existait plus, elle fut seulement madame du Valnoble ; autrefois elle eût été la rivale des Rhodope, des Impéria, des Ninon. Un des écrivains les plus distingués de la Restauration l’a prise sous sa protection ; peut-être l’épousera-t-il ? il est journaliste, et partant au-dessus de l’opinion, puisqu’il en fabrique une nouvelle tous les six ans.

En France, dans presque toutes les Préfectures du second ordre, il existe un salon où se réunissent des personnes considérables et considérées, qui néanmoins ne sont pas encore la crème de la société. Le maître et la maîtresse de la maison comptent bien parmi les sommités de la ville et sont reçus partout où il leur plaît d’aller, il ne se donne pas en ville une fête, un dîner diplomatique, qu’ils n’y soient invités ; mais les gens à châteaux, les pairs qui possèdent de belles terres, la grande compagnie du Département ne vient pas chez eux, et reste à leur égard dans les termes d’une visite faite de part et d’autre, d’un dîner ou d’une soirée acceptés et rendus. Ce salon mixte où se rencontrent la petite noblesse à poste {p. 34} fixe, le clergé, la magistrature, exerce une grande influence. La raison et l’esprit du pays résident dans cette société solide et sans faste où chacun connaît les revenus du voisin, où l’on professe une parfaite indifférence du luxe et de la toilette, jugés comme des enfantillages en comparaison d’un mouchoir à bœufs de dix ou douze arpents dont l’acquisition a été couvée pendant des années, et qui a donné lieu à d’immenses combinaisons diplomatiques. Inébranlable dans ses préjugés bons ou mauvais, ce cénacle suit une même voie sans regarder ni en avant ni en arrière. Il n’admet rien de Paris sans un long examen, se refuse aux cachemires aussi bien qu’aux inscriptions sur le Grand-Livre, se moque des nouveautés, ne lit rien et veut tout ignorer : science, littérature, inventions industrielles. Il obtient le changement d’un préfet qui ne convient pas, et si l’administrateur résiste, il l’isole à la manière des abeilles qui couvrent de cire un colimaçon venu dans leur ruche. Enfin, là, les bavardages deviennent souvent de solennels arrêts. Aussi, quoiqu’il ne s’y fasse que des parties de jeu, les jeunes femmes y apparaissent-elles de loin en loin ; elles y viennent chercher une approbation de leur conduite, une consécration de leur importance. Cette suprématie accordée à une maison froisse souvent l’amour-propre de quelques naturels du pays qui se consolent en supputant la dépense qu’elle impose, et dont ils profitent. S’il ne se rencontre pas de fortune assez considérable pour tenir maison ouverte, les gros bonnets choisissent pour lieu de réunion, comme faisaient les gens d’Alençon, la maison d’une personne inoffensive de qui la vie arrêtée, dont le caractère ou la position laisse la société maîtresse chez elle, en ne portant ombrage ni aux vanités, ni aux intérêts de chacun. Ainsi, la haute société d’Alençon se réunissait depuis long-temps chez la vieille fille dont la fortune était à son insu couchée en joue par madame Granson, son arrière-petite-cousine, et par les deux vieux garçons dont les secrètes espérances viennent d’être dévoilées. Cette demoiselle vivait avec son oncle maternel, un ancien Grand-Vicaire de l’Évêché de Séez, autrefois son tuteur, et de qui elle devait hériter. La famille, que représentait alors Rose-Marie-Victoire Cormon, comptait autrefois parmi les plus considérables de la province. Quoique roturière, elle frayait avec la noblesse à laquelle elle s’était souvent alliée, elle avait fourni jadis des intendants aux ducs d’Alençon, force magistrats à la Robe et plusieurs évêques au Clergé. Monsieur de Sponde, le grand-père {p. 35} maternel de mademoiselle Cormon, fut élu par la Noblesse aux États-Généraux, et monsieur Cormon, son père, par le Tiers-État ; mais aucun n’accepta cette mission. Depuis environ cent ans, les filles s’étaient mariées à des nobles de la province, en sorte que cette famille avait si bien tallé dans le Duché, qu’elle y embrassait tous les arbres généalogiques. Nulle bourgeoisie ne ressemblait davantage à la noblesse.

Bâtie sous Henri IV par Pierre Cormon, intendant du dernier duc d’Alençon, la maison où demeurait mademoiselle Cormon avait toujours appartenu à sa famille, et parmi tous ses biens visibles, celui-là stimulait particulièrement la convoitise de ses deux vieux amants. Cependant loin de donner des revenus, ce logis était une cause de dépense ; mais il est si rare de trouver dans une ville de province une demeure placée au centre, sans méchant voisinage, belle au dehors, commode à l’intérieur, que tout Alençon partageait cette envie. Ce vieil hôtel était situé précisément au milieu de la rue du Val-Noble, appelée par corruption le Val-Noble, sans doute à cause du pli que fait dans le terrain la Brillante, petit cours d’eau qui traverse Alençon. Cette maison est remarquable par la forte architecture que produisit Marie de Médicis. Quoique bâtie en granit, pierre qui se travaille difficilement, ses angles, les encadrements des fenêtres et ceux des portes sont décorés par des bossages taillés en pointes de diamant. Elle se compose d’un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée ; son toit extrêmement élevé présente des croisées saillantes à tympans sculptés, assez élégamment encastrées dans le chéneau doublé de plomb, extérieurement orné par des balustres. Entre chacune de ces croisées s’avance une gargouille figurant une gueule fantastique d’animal sans corps qui vomit les eaux sur de grandes pierres percées de cinq trous. Les deux pignons sont terminés par des bouquets en plomb, symbole de bourgeoisie, car aux nobles seuls appartenait autrefois le droit d’avoir des girouettes. Du côté de la cour, à droite, sont les remises et les écuries ; à gauche, la cuisine, le bûcher et la buanderie. Un des battants de la porte cochère restait ouvert et garni d’une petite porte basse, à claire-voie et à sonnette, qui permettait aux passants de voir, au milieu d’une vaste cour, une corbeille de fleurs dont les terres amoncelées étaient retenues par une petite haie de troëne. Quelques rosiers des quatre saisons, des giroflées, des scabieuses, des lis et des genêts d’Espagne composaient le massif, {p. 36} autour duquel on plaçait pendant la belle saison des caisses de lauriers, de grenadiers et de myrtes. Frappé de la propreté minutieuse qui distinguait cette cour et ses dépendances, un étranger aurait pu deviner la vieille fille. L’œil qui présidait là devait être un œil inoccupé, fureteur, conservateur moins par caractère que par besoin d’action. Une vieille demoiselle, chargée d’employer sa journée toujours vide, pouvait seule faire arracher l’herbe entre les pavés, nettoyer les crêtes des murs, exiger un balayage continuel, ne jamais laisser les rideaux de cuir de la remise sans être fermés. Elle seule était capable d’introduire par désœuvrement une sorte de propreté hollandaise dans une petite province située entre le Perche, la Bretagne et la Normandie, pays où l’on professe avec orgueil une crasse indifférence pour le comfort. Jamais ni le chevalier de Valois, ni du Bousquier ne montaient les marches du double escalier qui enveloppait la tribune du perron de cet hôtel sans se dire, l’un qu’il convenait à un pair de France, et l’autre que le maire de la ville devait demeurer là. Une porte-fenêtre surmontait ce perron et entrait dans une antichambre éclairée par une seconde porte semblable qui sortait sur un autre perron du côté du jardin. Cette espèce de galerie carrelée en carreau rouge, lambrissée à hauteur d’appui, était l’hôpital des portraits de famille malades : quelques-uns avaient un œil endommagé, d’autres souffraient d’une épaule avariée ; celui-ci tenait son chapeau d’une main qui n’existait plus, celui-là était amputé d’une jambe. Là se déposaient les manteaux, les sabots, les doubles souliers, les parapluies, les coiffes et les pelisses. C’était l’arsenal où chaque habitué laissait son bagage à l’arrivée et le reprenait au départ. Aussi, le long de chaque mur y avait-il une banquette pour asseoir les domestiques qui arrivaient armés de falots, et un gros poêle afin de combattre la bise qui venait à la fois de la cour et du jardin. La maison était donc divisée en deux parties égales. D’un côté, sur la cour, se trouvait la cage de l’escalier, une grande salle à manger donnant sur le jardin, puis un office par lequel on communiquait avec la cuisine ; de l’autre, un salon à quatre fenêtres, à la suite duquel étaient deux petites pièces, l’une ayant vue sur le jardin et formant boudoir, l’autre éclairée sur la cour et servant de cabinet. Le premier étage contenait l’appartement complet d’un ménage, et un logement où demeurait le vieil abbé de Sponde. Les mansardes devaient sans doute offrir beaucoup de logements depuis long-temps habités par des rats et des souris dont {p. 37} les hauts-faits nocturnes étaient redits par mademoiselle Cormon au chevalier de Valois, en s’étonnant de l’inutilité des moyens employés contre eux. Le jardin, d’environ un demi-arpent, est margé par la Brillante, ainsi nommée à cause des parcelles de mica qui paillettent son lit ; mais partout ailleurs que dans le Val-Noble où ses eaux maigres sont chargées de teintures et des débris qu’y jettent les industries de la ville. La rive opposée au jardin de mademoiselle Cormon est encombrée, comme dans toutes les villes de province où passe un cours d’eau, de maisons où s’exercent des professions altérées ; mais par bonheur elle n’avait alors en face d’elle que des gens tranquilles, des bourgeois, un boulanger, un dégraisseur, des ébénistes. Ce jardin, plein de fleurs communes, est terminé naturellement par une terrasse formant un quai, au bas de laquelle se trouvent quelques marches pour descendre à la Brillante. Sur la balustrade de la terrasse imaginez de grands vases en faïence bleue et blanche d’où s’élèvent des giroflées ; à droite et à gauche, le long des murs voisins, voyez deux couverts de tilleuls carrément taillés ; vous aurez une idée du paysage plein de bonhomie pudique, de chasteté tranquille, de vues modestes et bourgeoises qu’offraient la rive opposée et ses naïves maisons, les eaux rares de la Brillante, le jardin, ses deux couverts collés contre les murs voisins, et le vénérable édifice des Cormon. Quelle paix ! quel calme ! rien de pompeux, mais rien de transitoire : là, tout semble éternel. Le rez-de-chaussée appartenait donc à la réception. Là tout respirait la vieille, l’inaltérable province. Le grand salon carré à quatre portes et à quatre croisées était modestement lambrissé de boiseries peintes en gris. Une seule glace, oblongue, se trouvait sur la cheminée, et le haut du trumeau représentait le Jour conduit par les Heures peint en camaïeu. Ce genre de peinture infestait tous les dessus de porte où l’artiste avait inventé ces éternelles Saisons, qui dans une bonne partie des maisons du centre de la France vous font prendre en haine de détestables Amours occupés à moissonner, à patiner, à semer ou à se jeter des fleurs. Chaque fenêtre était ornée de rideaux en damas vert relevés par des cordons à gros glands qui dessinaient d’énormes baldaquins. Le meuble en tapisserie, dont les bois peints et vernis se distinguaient par les formes contournées si fort à la mode dans le dernier siècle, offrait dans ses médaillons les fables de La Fontaine ; mais quelques bords de chaises ou de fauteuils avaient été reprisés. Le plafond était séparé en deux par une grosse solive au {p. 38} milieu de laquelle pendait un vieux lustre en cristal de roche, enveloppé d’une chemise verte. Sur la cheminée se trouvaient deux vases en bleu de Sèvres, de vieilles girandoles attachées au trumeau et une pendule dont le sujet, pris dans la dernière scène du Déserteur, prouvait la vogue prodigieuse de l’œuvre de Sedaine7. Cette pendule en cuivre doré se composait de onze personnages, ayant chacun quatre pouces de hauteur : au fond le déserteur sortait de sa prison entre ses soldats ; sur le devant la jeune femme évanouie lui montrait sa grâce. Le foyer, les pelles et les pincettes étaient dans un style analogue à celui de la pendule. Les panneaux de la boiserie avaient pour ornement les plus récents portraits de la famille, un ou deux Rigaud et trois pastels de Latour. Quatre tables de jeu, un trictrac, une table de piquet encombraient cette immense pièce, la seule d’ailleurs qui fût planchéiée. Le cabinet de travail, entièrement lambrissé de vieux laque rouge, noir et or, devait avoir quelques années plus tard un prix fou dont ne se doutait point mademoiselle Cormon ; mais lui en eût-on offert mille écus par panneau, jamais elle ne l’aurait donné, car elle avait pour système de ne se défaire de rien. La province croit toujours aux trésors cachés par les ancêtres. L’inutile boudoir était tendu de ce vieux perse après lequel courent aujourd’hui tous les amateurs du genre dit Pompadour. La salle à manger, dallée en pierres noires et blanches, sans plafond, mais à solives peintes, était garnie de ces formidables buffets à dessus de marbre qu’exigent les batailles livrées en province aux estomacs. Les murs, peints à fresque, représentaient un treillage de fleurs. Les siéges étaient en canne vernie et les portes en bois de noyer naturel. Tout y complétait admirablement l’air patriarcal qui se respirait à l’intérieur comme à l’extérieur de cette maison. Le génie de la province y avait tout conservé ; rien n’y était ni neuf ni ancien, ni jeune ni décrépit. Une froide exactitude s’y faisait partout sentir.

Les touristes de la Bretagne et de la Normandie, du Maine et de l’Anjou, doivent avoir tous vu, dans les capitales de ces provinces, une maison qui ressemblait plus ou moins à l’hôtel des Cormon ; car il est, dans son genre, un archétype des maisons bourgeoises d’une grande partie de la France, et mérite d’autant mieux sa place dans cet ouvrage qu’il explique des mœurs, et représente des idées. Qui ne sent déjà combien la vie était calme et routinière dans ce vieil édifice ? Il y existait une bibliothèque, mais {p. 39} elle se trouvait logée un peu au-dessous du niveau de la Brillante, bien reliée, cerclée, et la poussière, loin de l’endommager, la faisait valoir. Les ouvrages y étaient conservés avec le soin que l’on donne, dans ces provinces privées de vignobles, aux œuvres pleines de naturel, exquises, recommandables par leurs parfums antiques, et produits par les presses de la Bourgogne, de la Touraine, de la Gascogne et du Midi. Le prix des transports est trop considérable pour que l’on fasse venir de mauvais vins.

Le fond de la société de mademoiselle Cormon se composait d’environ cent cinquante personnes : quelques-unes allaient à la campagne, ceux-ci étaient malades, ceux-là voyageaient dans le Département pour leurs affaires ; mais il existait certains fidèles qui, sauf les soirées priées, venaient tous les jours, ainsi que les gens forcés par devoir ou par habitude de demeurer à la ville. Tous ces personnages étaient dans l’âge mûr8 ; peu d’entre eux avaient voyagé, presque tous étaient restés dans la province, et certains avaient trempé dans la Chouannerie. On commençait à pouvoir parler sans crainte de cette guerre depuis que les récompenses arrivaient aux héroïques défenseurs de la bonne cause. Monsieur de Valois, l’un des moteurs de la dernière prise d’armes où périt le marquis de Montauran livré par sa maîtresse, où s’illustra le fameux Marche-à-terre qui faisait alors tranquillement le commerce des bestiaux du côté de Mayenne, donnait depuis six mois la clef de quelques bons tours joués à un vieux républicain nommé Hulot, le commandant d’une demi-brigade cantonnée dans Alençon de 1798 à 1800, et qui avait laissé des souvenirs dans le pays (voyez Les Chouans). Les femmes faisaient peu de toilette, excepté le mercredi, jour où mademoiselle Cormon donnait à dîner, et où les invités du dernier mercredi s’acquittaient de leur visite de digestion. Les mercredis faisaient raout : l’assemblée était nombreuse, conviés et visiteurs se mettaient in fiocchi ; quelques femmes apportaient leurs ouvrages, des tricots, des tapisseries à la main ; quelques jeunes personnes travaillaient sans honte à des dessins pour du point d’Alençon, avec le produit desquels elles payaient leur entretien. Certains maris amenaient leurs femmes par politique, car il s’y trouvait peu de jeunes gens ; aucune parole ne s’y disait à l’oreille sans exciter l’attention : il n’y avait donc point de danger ni pour une jeune personne, ni pour une jeune femme d’entendre un propos d’amour. Chaque soir, à six heures, la longue antichambre se {p. 40} garnissait de son mobilier ; chaque habitué apportait qui sa canne, qui son manteau, qui sa lanterne. Toutes ces personnes se connaissaient si bien, les habitudes étaient si familièrement patriarcales, que, si, par hasard, le vieil abbé de Sponde était sous le couvert, et mademoiselle Cormon dans sa chambre, ni Pérotte la femme de chambre, ni Jacquelin le domestique, ni la cuisinière ne les avertissaient. Le premier venu en attendait un second ; puis, quand les habitués étaient en nombre pour un piquet, pour un wisth ou un boston, ils commençaient sans attendre l’abbé de Sponde ou Mademoiselle. S’il faisait nuit, au coup de sonnette, Pérotte ou Jacquelin accourait et donnait de la lumière. En voyant le salon éclairé, l’abbé se hâtait lentement de venir. Tous les soirs, le trictrac, la table de piquet, les trois tables de boston et celle de wisth étaient complètes, ce qui donnait une moyenne de vingt-cinq à trente personnes, en comptant celles qui causaient ; mais il en venait souvent plus de quarante. Jacquelin éclairait alors le cabinet et le boudoir. Entre huit et neuf heures, les domestiques commençaient à arriver dans l’antichambre pour chercher leurs maîtres ; et, à moins de révolutions, il n’y avait plus personne au salon à dix heures. À cette heure, les habitués s’en allaient en groupes dans la rue, dissertant sur les coups ou continuant quelques observations sur les mouchoirs à bœufs que l’on guettait, sur les partages de successions, sur les dissensions qui s’élevaient entre héritiers, sur les prétentions de la société aristocratique. C’était, comme à Paris, la sortie d’un spectacle. Certaines gens, parlant beaucoup de poésie et n’y entendant rien, déblatèrent contre les mœurs de la province ; mais, mettez-vous le front dans la main gauche, appuyez un pied sur votre chenet, posez votre coude sur votre genou ; puis, si vous vous êtes initié à l’ensemble doux et uni que présentent ce paysage, cette maison et son intérieur, la compagnie et ses intérêts agrandis par la petitesse de l’esprit, comme l’or battu entre des feuilles de parchemin, demandez-vous ce qu’est la vie humaine ? Cherchez à prononcer entre celui qui a gravé des canards sur les obélisques égyptiens et celui qui a bostonné pendant vingt ans avec du Bousquier, monsieur de Valois, mademoiselle Cormon, le Président du Tribunal, le Procureur du Roi, l’abbé de Sponde, madame Granson, e tutti quanti ? Si le retour exact et journalier des mêmes pas dans un même sentier n’est pas le bonheur, il le joue si bien que les gens, amenés par les orages d’une {p. 41} vie agitée à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que là était le bonheur. Pour chiffrer l’importance du salon de mademoiselle Cormon, il suffira de dire que, statisticien né de la société, du Bousquier avait calculé que les personnes qui le hantaient possédaient cent trente et une voix au Collége électoral et réunissaient dix-huit cent mille livres de rente en fonds de terre dans la province. La ville d’Alençon n’était cependant pas entièrement représentée par ce salon, la haute compagnie aristocratique avait le sien, puis le salon du Receveur-Général était comme une auberge administrative due par le gouvernement où toute la société dansait, intriguait, papillonnait, aimait et soupait. Ces deux autres salons communiquaient au moyen de quelques personnes mixtes avec la maison Cormon, et vice versâ ; mais le salon Cormon jugeait sévèrement ce qui se passait dans ces deux autres camps : on y critiquait le luxe des dîners, on y ruminait les glaces des bals, on discutait la conduite des femmes, les toilettes, les inventions nouvelles qui s’y produisaient.

Mademoiselle Cormon, espèce de raison sociale sous laquelle se comprenait une imposante coterie, devait donc être le point de mire de deux ambitieux aussi profonds que le chevalier de Valois et du Bousquier. Pour l’un et pour l’autre, là était la Députation ; et par suite, la pairie pour le noble, une Recette Générale pour le fournisseur. Un salon dominateur se crée aussi difficilement en province qu’à Paris, et celui-là se trouvait tout créé. Épouser mademoiselle Cormon, c’était régner sur Alençon. Athanase, le seul des trois prétendants à la main de la vieille fille qui ne calculât plus rien, aimait alors la personne autant que la fortune. Pour employer le jargon du jour, n’y avait-il pas un singulier drame dans la situation de ces quatre personnages ? Ne se rencontrait-il pas quelque chose de bizarre dans ces trois rivalités silencieusement pressées autour d’une vieille fille qui ne les devinait pas malgré un effroyable et légitime désir de se marier ? Mais quoique toutes ces circonstances rendent le célibat de cette fille une chose extraordinaire, il n’est pas difficile d’expliquer comment et pourquoi, malgré sa fortune et ses trois amoureux, elle était encore à marier. D’abord, selon la jurisprudence de sa maison, mademoiselle Cormon avait toujours eu le désir d’épouser un gentilhomme ; mais, de 1789 à 1799, les circonstances furent très-défavorables à ses prétentions. Si elle voulait être femme de condition, elle avait une horrible peur du {p. 42} tribunal révolutionnaire. Ces deux sentiments, égaux en force, la rendirent stationnaire par une loi, vraie en esthétique aussi bien qu’en statique. Cet état d’incertitude plaît d’ailleurs aux filles tant qu’elles se croient jeunes et en droit de choisir un mari. La France sait que le système politique suivi par Napoléon eut pour résultat de faire beaucoup de veuves. Sous ce règne, les héritières furent dans un nombre très-disproportionné avec celui des garçons à marier. Quand le Consulat ramena l’ordre intérieur, les difficultés extérieures rendirent le mariage de mademoiselle Cormon tout aussi difficile à conclure que par le passé. Si, d’une part, Rose-Marie-Victoire se refusait à épouser un vieillard ; de l’autre, la crainte du ridicule et les circonstances lui interdisaient d’épouser un très-jeune homme : or, les familles mariaient de fort bonne heure leurs enfants afin de les soustraire aux envahissements de la conscription. Enfin, par entêtement de propriétaire, elle n’aurait pas non plus épousé un soldat ; car elle ne prenait pas un homme pour le rendre à l’Empereur, elle voulait le garder pour elle seule. De 1804 à 1815, il lui fut donc impossible de lutter avec les jeunes filles qui se disputaient les partis convenables, raréfiés par le canon. Outre sa prédilection pour la noblesse, mademoiselle Cormon eut la manie très-excusable de vouloir être aimée pour elle. Vous ne sauriez croire jusqu’où l’avait menée ce désir. Elle avait employé son esprit à tendre mille piéges à ses adorateurs afin d’éprouver leurs sentiments. Ses chausse-trapes9 furent si bien tendues que les infortunés s’y prirent tous, et succombèrent dans les épreuves baroques qu’elle leur imposait à leur insu. Mademoiselle Cormon ne les étudiait pas, elle les espionnait. Un mot dit à la légère, une plaisanterie que souvent elle comprenait mal, suffisait pour lui faire rejeter ces postulants comme indignes : celui-ci n’avait ni cœur ni délicatesse, celui-là mentait et n’était pas chrétien ; l’un voulait raser ses futaies et battre monnaie sous le poêle du mariage, l’autre n’était pas de caractère à la rendre heureuse ; là, elle devinait quelque goutte héréditaire ; ici, des antécédents immoraux l’effrayaient ; comme l’Église, elle exigeait un beau prêtre pour ses autels ; puis, elle voulait être épousée pour sa fausse laideur et ses prétendus défauts, comme les autres femmes veulent l’être pour les qualités qu’elles n’ont pas et pour d’hypothétiques beautés. L’ambition de mademoiselle Cormon prenait sa source dans les sentiments les plus délicats de la femme ; elle comptait régaler son amant en lui démasquant mille vertus après {p. 43} le mariage, comme d’autres femmes découvrent les mille imperfections qu’elles ont soigneusement voilées ; mais elle fut mal comprise : la noble fille ne rencontra que des âmes vulgaires où régnait le calcul des intérêts positifs, et qui n’entendaient rien aux beaux calculs du sentiment. Plus elle s’avança vers cette fatale époque si ingénieusement nommée la seconde jeunesse, plus sa défiance augmenta. Elle affecta de se présenter sous le jour le plus défavorable, et joua si bien son rôle, que les derniers racolés hésitèrent à lier leur sort à celui d’une personne dont le vertueux colin-maillard exigeait une étude à laquelle se livrent peu les hommes qui veulent une vertu toute faite. La crainte constante de n’être épousée que pour sa fortune la rendit inquiète, soupçonneuse outre mesure ; elle courut sus aux gens riches : et les gens riches pouvaient contracter de grands mariages ; elle craignait les gens pauvres auxquels elle refusait le désintéressement dont elle faisait tant de cas en une semblable affaire ; en sorte que ses exclusions et les circonstances éclaircirent étrangement les hommes ainsi triés, comme pois gris sur un volet. À chaque mariage manqué, la pauvre demoiselle, amenée à mépriser les hommes, dut finir par les voir sous un faux jour. Son caractère contracta nécessairement une intime misanthropie qui jeta certaine teinte d’amertume dans sa conversation et quelque sévérité dans son regard. Son célibat détermina dans ses mœurs une rigidité croissante, car elle essayait de se perfectionner en désespoir de cause. Noble vengeance ! elle tailla pour Dieu le diamant brut rejeté par l’homme. Bientôt l’opinion publique lui fut contraire, car le public accepte l’arrêt qu’une personne libre porte sur elle-même en ne se mariant pas, en manquant des partis ou les refusant. Chacun juge que ce refus est fondé sur des raisons secrètes, toujours mal interprétées. Celui-ci disait qu’elle était mal conformée, celui-là lui prêtait des défauts cachés ; mais la pauvre fille était pure comme un ange, saine comme un enfant, et pleine de bonne volonté, car la nature l’avait destinée à tous les plaisirs, à tous les bonheurs, à toutes les fatigues de la maternité.

Mademoiselle Cormon ne trouvait cependant point dans sa personne l’auxiliaire obligé de ses désirs. Elle n’avait d’autre beauté que celle-ci improprement nommée la beauté du diable, et qui consiste dans une grosse fraîcheur de jeunesse que, théologalement parlant, le diable ne saurait avoir, à moins qu’il ne faille expliquer {p. 44} cette expression par la constante envie qu’il a de se rafraîchir. Les pieds de l’héritière étaient larges et plats ; sa jambe, qu’elle laissait souvent voir par la manière dont, sans y entendre malice, elle relevait sa robe quand il avait plu et qu’elle sortait de chez elle ou de Saint-Léonard, ne pouvait être prise pour la jambe d’une femme. C’était une jambe nerveuse, à petit mollet saillant et dru, comme celui d’un matelot. Une bonne grosse taille, un embonpoint de nourrice, des bras forts et potelés, des mains rouges, tout en elle s’harmoniait aux formes bombées, à la grasse blancheur des beautés normandes. Des yeux d’une couleur indécise et à fleur de tête donnaient au visage, dont les contours arrondis n’avaient aucune noblesse, un air d’étonnement et de simplicité moutonnière qui seyait d’ailleurs à une vieille fille : si Rose n’avait pas été innocente, elle eût semblé l’être. Son nez aquilin contrastait avec la petitesse de son front, car il est rare que cette forme de nez n’implique pas un beau front. Malgré de grosses lèvres rouges, l’indice d’une grande bonté, ce front annonçait trop peu d’idées pour que le cœur fût dirigé par l’intelligence : elle devait être bienfaisante sans grâce. Or, l’on reproche sévèrement à la Vertu ses défauts, tandis qu’on est plein d’indulgence pour les qualités du Vice. Des cheveux châtains et d’une longueur extraordinaire prêtaient à la figure de Rose Cormon cette beauté qui résulte de la force et de l’abondance, les deux caractères principaux de sa personne. Au temps de ses prétentions, Rose affectait de mettre sa figure de trois quarts pour montrer une très-jolie oreille qui se détachait bien au milieu du blanc azuré de son col et de ses tempes, rehaussé par son énorme chevelure. Vue ainsi, en habit de bal, elle pouvait paraître belle. Ses formes protubérantes, sa taille, sa santé vigoureuse arrachaient aux officiers de l’Empire cette exclamation : « Quel beau brin de fille ! » Mais avec les années, l’embonpoint élaboré par une vie tranquille et sage, s’était insensiblement si mal réparti sur ce corps, qu’il en avait détruit les primitives proportions. En ce moment, aucun corset ne pouvait faire retrouver de hanches à la pauvre fille, qui semblait fondue d’une seule pièce. La jeune harmonie de son corsage n’existait plus, et son ampleur excessive faisait craindre qu’en se baissant elle ne fût emportée par ces masses supérieures ; mais la nature l’avait douée d’un contre-poids naturel qui rendait inutile la mensongère précaution d’une tournure. Chez elle tout était bien vrai. En se triplant, le menton avait diminué {p. 45} la longueur du col et gêné le port de la tête. Rose n’avait pas de rides, mais des plis ; et les plaisants prétendaient que, pour ne pas se couper, elle se mettait de la poudre aux articulations, ainsi qu’on en jette aux enfants. Cette grasse personne offrait à un jeune homme perdu de désirs, comme Athanase, la nature d’attraits qui devait le séduire. Les jeunes imaginations, essentiellement avides et courageuses, aiment à s’étendre sur ces belles nappes vives. C’était la perdrix dodue, alléchant le couteau du gourmet. Beaucoup d’élégants parisiens endettés se seraient très-bien résignés à faire exactement le bonheur de mademoiselle Cormon. Mais la pauvre fille avait déjà plus de quarante ans ! [ill.] En ce moment, après avoir pendant long-temps combattu pour mettre dans sa vie les intérêts qui font toute la femme, et néanmoins forcée d’être fille, elle se fortifiait dans sa vertu par les pratiques religieuses les plus sévères. Elle avait eu recours à la religion, cette grande consolatrice des virginités bien gardées ! Un confesseur dirigeait assez niaisement depuis trois ans mademoiselle Cormon dans la voie des macérations, et lui recommandait l’usage de la discipline, qui, s’il faut en croire la médecine moderne, produit un effet contraire à celui qu’en attendait ce pauvre prêtre de qui les connaissances hygiéniques n’étaient pas très-étendues. Ces pratiques absurdes commençaient à répandre une teinte monastique sur le visage de Rose Cormon, assez souvent au désespoir en voyant son teint blanc contracter des tons jaunes qui annonçaient la maturité. Le léger duvet dont sa lèvre supérieure était ornée vers les coins s’avisait de grandir et dessinait comme une fumée. Les tempes prenaient des tons miroitants ! Enfin, la décroissance commençait. Il était authentique dans Alençon que le sang tourmentait mademoiselle Cormon ; elle faisait subir ses confidences au chevalier de Valois à qui elle nombrait ses bains de pieds, en combinant avec lui des réfrigérants. Le fin compère tirait alors sa tabatière, et, par forme de conclusion, contemplait la princesse Goritza.

– Le vrai calmant, disait-il, ma chère demoiselle, serait un bel et bon mari.

– Mais à qui se fier ? répondait-elle.

Le chevalier chassait alors les grains de tabac qui se fourraient dans les plis du pout-de-soie ou sur son gilet. Pour tout le monde, ce geste eût été fort naturel ; mais il donnait toujours des inquiétudes à la pauvre fille. La violence de cette passion sans objet était si grande que Rose n’osait plus regarder un homme en face, tant elle {p. 46} craignait de laisser apercevoir dans son regard le sentiment qui la poignait. Par un caprice qui n’était peut-être que la continuation de ses anciens procédés, quoiqu’elle se sentît attirée vers les hommes qui pouvaient encore lui convenir, elle avait tant de peur d’être taxée de folie en ayant l’air de leur faire la cour, qu’elle les traitait peu gracieusement. La plupart des personnes de sa société, se trouvant incapables d’apprécier ses motifs, toujours si nobles, expliquaient sa manière d’être avec ses cocélibataires comme la vengeance d’un refus essuyé ou prévu. Quand commença l’année 1815, Rose atteignit à cet âge fatal qu’elle n’avouait pas, à quarante-deux ans. Son désir acquit alors une intensité qui avoisina la monomanie, car elle comprit que toute chance de progéniture finirait par se perdre, et ce que, dans sa céleste ignorance, elle désirait par-dessus tout, c’était des enfants. Il n’y avait pas une seule personne dans tout Alençon qui attribuât à cette vertueuse fille un seul désir des licences amoureuses : elle aimait en bloc sans rien imaginer de l’amour ; c’était une Agnès catholique, incapable d’inventer une seule des ruses de l’Agnès de Molière. Depuis quelques mois, elle comptait sur un hasard. Le licenciement des troupes impériales et la reconstitution de l’armée royale, opéraient un certain mouvement dans la destinée de beaucoup d’hommes qui retournaient, les uns en demi-solde, les autres avec ou sans pension, chacun dans leur pays natal, tous ayant le désir de corriger leur mauvais sort et de faire une fin qui, pour mademoiselle Cormon, pouvait être un délicieux commencement. Il était difficile que, parmi ceux qui reviendraient aux environs, il ne se trouvât pas quelque brave militaire honorable, valide surtout, d’âge convenable, de qui le caractère servirait de passeport aux opinions bonapartistes : peut-être même s’en rencontrerait-il qui, pour regagner une position perdue, se feraient royalistes. Ce calcul soutint encore pendant les premiers mois de l’année mademoiselle Cormon dans la sévérité de son attitude. Mais les militaires qui vinrent habiter la ville se trouvèrent tous ou trop vieux ou trop jeunes, trop bonapartistes ou trop mauvais sujets, dans des situations incompatibles avec les mœurs, le rang et la fortune de mademoiselle Cormon, qui chaque jour se désespéra davantage. Les officiers supérieurs avaient tous profité de leurs avantages sous Napoléon pour se marier, et ceux-là devenaient royalistes dans l’intérêt de leurs familles. Mademoiselle Cormon avait beau prier Dieu de lui faire la grâce de lui {p. 47} envoyer un mari afin qu’elle pût être chrétiennement heureuse, il était sans doute écrit qu’elle mourrait vierge et martyre, car il ne se présentait aucun homme qui eût tournure de mari. Les conversations qui se tenaient chez elle tous les soirs faisaient assez bien la police de l’État Civil pour qu’il n’arrivât pas dans Alençon un seul étranger sans qu’elle ne fût instruite de ses mœurs, de sa fortune et de sa qualité. Mais Alençon n’est pas une ville qui affriande l’étranger, elle n’est sur le chemin d’aucune capitale, elle n’a pas de hasards. Les marins qui vont de Brest à Paris ne s’y arrêtent même pas. La pauvre fille finit par comprendre qu’elle était réduite aux indigènes ; aussi son œil prenait-il parfois une expression féroce, à laquelle le malicieux chevalier répondait par un fin regard en tirant sa tabatière et contemplant la princesse Goritza. Monsieur de Valois savait que, dans la jurisprudence féminine, une première fidélité est solidaire de l’avenir. Mais mademoiselle Cormon, avouons-le, avait peu d’esprit : elle ne comprenait rien au manége de la tabatière. Elle redoublait de vigilance pour combattre le malin esprit. Sa rigide dévotion et les principes les plus sévères contenaient ses cruelles souffrances dans les mystères de la vie privée. Tous les soirs, en se retrouvant seule, elle songeait à sa jeunesse perdue, à sa fraîcheur fanée, aux vœux de la nature trompée ; et, tout en immolant au pied de la croix ses passions, poésies condamnées à rester en portefeuille, elle se promettait bien, si par hasard un homme de bonne volonté se présentait, de ne le soumettre à aucune épreuve et de l’accepter tel qu’il serait. En sondant ses bonnes dispositions, par certaines soirées plus âpres que les autres, elle allait jusqu’à épouser en pensée un sous-lieutenant, un fumeur qu’elle se proposait de rendre, à force de soins, de complaisance et de douceur, le meilleur sujet de la terre ; elle allait jusqu’à le prendre criblé de dettes. Mais il fallait le silence de la nuit pour ces mariages fantastiques où elle se plaisait à jouer le sublime rôle des anges gardiens. Le lendemain, si Pérotte trouvait le lit de sa maîtresse cen dessus dessous, mademoiselle avait repris sa dignité ; le lendemain, après déjeuner, elle voulait un homme de quarante ans, un bon propriétaire, bien conservé, un quasi-jeune homme.

L’abbé de Sponde était incapable d’aider sa nièce en quoi que ce soit dans ses manœuvres matrimoniales. Ce bonhomme, âgé d’environ soixante-dix ans, attribuait les désastres de la Révolution française à quelque dessein de la Providence, empressée de frapper {p. 48} une Église dissolue. L’abbé de Sponde s’était donc jeté dans le sentier depuis long-temps abandonné que pratiquaient jadis les solitaires pour aller au ciel : il menait une vie ascétique, sans emphase, sans triomphe extérieur. Il dérobait au monde ses œuvres de charité, ses continuelles prières et ses mortifications ; il pensait que les prêtres devaient tous agir ainsi pendant la tourmente, et il prêchait d’exemple. Tout en offrant au monde un visage calme et riant, il avait fini par se détacher entièrement des intérêts mondains : il songeait exclusivement aux malheureux, aux besoins de l’Église et à son propre salut. Il avait laissé l’administration de ses biens à sa nièce, qui lui en remettait les revenus, et à laquelle il payait une modique pension, afin de pouvoir dépenser le surplus en aumônes secrètes et en dons à l’Église. Toutes les affections de l’abbé s’étaient concentrées sur sa nièce qui le regardait comme un père ; mais c’était un père distrait, ne concevant point les agitations de la Chair, et remerciant Dieu de ce qu’il maintenait sa chère fille dans le célibat ; car il avait, depuis sa jeunesse, adopté le système de saint Jean-Chrysostome, qui a écrit que « l’état de virginité était autant au-dessus de l’état de mariage que l’Ange était au-dessus de l’Homme. » Habituée à respecter son oncle, mademoiselle Cormon n’osait pas l’initier aux désirs que lui inspirait un changement d’état. Le bonhomme, accoutumé de son côté au train de la maison, eût d’ailleurs peu goûté l’introduction d’un maître au logis. Préoccupé par les misères qu’il soulageait, perdu dans les abîmes de la prière, l’abbé de Sponde avait souvent des distractions que les gens de sa société prenaient pour des absences ; peu causeur, il avait un silence affable et bienveillant. C’était un homme de haute taille, sec, à manières graves, solennelles, dont le visage exprimait des sentiments doux, un grand calme intérieur, et qui, par sa présence, imprimait à cette maison une autorité sainte. Il aimait beaucoup le voltairien chevalier de Valois. Ces deux majestueux débris de la Noblesse et du Clergé, quoique de mœurs différentes, se reconnaissaient à leurs traits généraux. D’ailleurs le chevalier était aussi onctueux avec l’abbé de Sponde qu’il était paternel avec ses grisettes.

Quelques personnes pourraient croire que mademoiselle Cormon cherchait tous les moyens d’arriver à son but ; que, parmi les légitimes artifices permis aux femmes, elle s’adressait à la toilette, qu’elle se décolletait, qu’elle déployait les coquetteries négatives d’un magnifique port d’armes. Mais point ! Elle {p. 49} était héroïque et immobile dans ses guimpes comme un soldat dans sa guérite. Ses robes, ses chapeaux, ses chiffons, tout se confectionnait chez des marchandes de modes d’Alençon, deux sœurs bossues qui ne manquaient pas de goût. Malgré les instances de ces deux artistes, mademoiselle Cormon se refusait aux tromperies de l’élégance ; elle voulait être cossue en tout, chair et plumes ; mais peut-être les lourdes façons de ses robes allaient-elles bien à sa physionomie. Se moque qui voudra de la pauvre fille ! vous la trouverez sublime, âmes généreuses qui ne vous inquiétez jamais de la forme que prend le sentiment, et l’admirez là où il est ! Ici quelques femmes légères essaieront peut-être de chicaner la vraisemblance de ce récit, elles diront qu’il n’existe pas en France de fille assez niaise pour ignorer l’art de pêcher un homme, que mademoiselle Cormon est une de ces exceptions monstrueuses que le bon sens interdit de présenter comme type ; que la plus vertueuse et la plus niaise fille qui veut attraper un goujon trouve encore un appât pour armer sa ligne. Mais ces critiques tombent, si l’on vient à penser que la sublime religion catholique, apostolique et romaine, est encore debout en Bretagne et dans l’ancien duché d’Alençon. La foi, la piété, n’admettent pas ces subtilités. Mademoiselle Cormon marchait dans la voie du salut, en préférant les malheurs de sa virginité infiniment trop prolongée au malheur d’un mensonge, au péché d’une ruse. Chez une fille armée de la discipline, la vertu ne pouvait transiger ; aussi l’amour ou le calcul devaient-ils venir la trouver très-résolument. Puis, ayons le courage de faire une observation cruelle par un temps où la religion n’est plus considérée que comme un moyen par ceux-ci, comme une poésie par ceux-là. La dévotion cause une ophthalmie morale. Par une grâce providentielle, elle ôte aux âmes en route pour l’éternité la vue de beaucoup de petites choses terrestres. En un mot, les dévotes sont stupides sur beaucoup de points. Cette stupidité prouve d’ailleurs avec quelle force elles reportent leur esprit vers les sphères célestes ; quoique le voltairien monsieur de Valois prétendît qu’il est extrêmement difficile de décider si les personnes stupides deviennent naturellement dévotes, ou si la dévotion a pour effet de rendre stupides les filles d’esprit. Songez-y bien, la vertu catholique la plus pure, avec ses amoureuses acceptations de tout calice, avec sa pieuse soumission aux ordres de Dieu, avec sa croyance à l’empreinte du doigt divin sur toutes les glaises de {p. 50} la vie, est la mystérieuse lumière qui se glissera dans les derniers replis de cette histoire pour leur donner tout leur relief, et qui certes les agrandira aux yeux de ceux qui ont encore la Foi. Puis, s’il y a bêtise, pourquoi ne s’occuperait-on pas des malheurs de la bêtise, comme on s’occupe des malheurs du génie ? l’une est un élément social infiniment plus abondant que l’autre. Donc mademoiselle Cormon péchait aux yeux du monde par la divine ignorance des vierges. Elle n’était point observatrice, et sa conduite avec ses prétendus le prouvait assez. En ce moment même, une jeune fille de seize ans, qui n’aurait pas encore ouvert un seul roman, aurait lu cent chapitres d’amour dans les regards d’Athanase ; tandis que mademoiselle Cormon n’y voyait rien, elle ne reconnaissait pas dans les tremblements de sa parole la force d’un sentiment qui n’osait se produire. Honteuse elle-même, elle ne devinait pas la honte d’autrui. Capable d’inventer les raffinements de grandeur sentimentale qui l’avaient primitivement perdue, elle ne les reconnaissait pas chez Athanase. Ce phénomène moral ne paraîtra pas extraordinaire aux gens qui savent que les qualités du cœur sont aussi indépendantes de celles de l’esprit que les facultés du génie le sont des noblesses de l’âme. Les hommes complets sont si rares que Socrate, l’une des plus belles perles de l’Humanité, convenait, avec un phrénologue de son temps, qu’il était né pour faire un fort mauvais drôle. Un grand général peut sauver son pays à Zurich et s’entendre avec des fournisseurs. Un banquier de probité douteuse peut se trouver homme d’État. Un grand musicien peut concevoir des chants sublimes et faire un faux. Une femme de sentiment peut être une grande sotte. Enfin, une dévote peut avoir une âme sublime, et ne pas reconnaître les sons que rend une belle âme à ses côtés. Les caprices produits par les infirmités physiques se rencontrent également dans l’ordre moral. Cette bonne créature, qui se désolait de ne faire ses confitures que pour elle et pour son vieil oncle, était devenue presque ridicule. Ceux qui se sentaient pris de sympathie pour elle à cause de ses qualités, et quelques-uns à cause de ses défauts, se moquaient de ses mariages manqués. Dans plus d’une conversation on se demandait ce que deviendraient de si beaux biens, et les économies de mademoiselle10 Cormon, et la succession de son oncle. Depuis long-temps elle était soupçonnée d’être au fond, malgré les apparences, une fille originale. En province il n’est pas permis d’être original : c’est avoir des idées incomprises {p. 51} par les autres, et l’on y veut l’égalité de l’esprit aussi bien que l’égalité des mœurs. Le mariage de mademoiselle Cormon était devenu dès 1804 quelque chose de si problématique que se marier comme mademoiselle Cormon fut dans Alençon une phrase proverbiale qui équivalait à la plus railleuse des négations. Il faut que l’esprit moqueur soit un des plus impérieux besoins de la France pour que cette excellente personne excitât quelques railleries dans Alençon. Non-seulement elle recevait toute la ville, elle était charitable, pieuse et incapable de dire une méchanceté ; mais encore elle concordait à l’esprit général et aux mœurs des habitants qui l’aimaient comme le plus pur symbole de leur vie ; car elle s’était encroûtée dans les habitudes de la province, elle n’en était jamais sortie, elle en avait les préjugés, elle en épousait les intérêts, elle l’adorait. Malgré ses dix-huit mille livres de rente en fonds de terre, fortune considérable en province, elle restait à l’unisson des maisons moins riches. Quand elle se rendait à sa terre du Prébaudet, elle y allait dans une vieille carriole d’osier, suspendue sur deux soupentes en cuir blanc, attelée d’une grosse jument poussive, et que fermaient à peine deux rideaux de cuir rougi par le temps. Cette carriole, connue de toute la ville, était soignée par Jacquelin autant que le plus beau coupé de Paris : mademoiselle y tenait, elle s’en servait depuis douze ans, elle faisait observer ce fait avec la joie triomphante de l’avarice heureuse. La plupart des habitants savaient gré à mademoiselle Cormon de ne pas les humilier par le luxe qu’elle aurait pu afficher ; il est même à croire que, si elle avait fait venir de Paris une calèche, on en aurait plus glosé que de ses mariages manqués. La plus brillante voiture d’ailleurs l’aurait conduite au Prébaudet tout comme la vieille carriole. Or, la Province, qui voit toujours la fin, s’inquiète assez peu de la beauté des moyens, pourvu qu’ils soient efficients.

Pour achever la peinture des mœurs intimes de cette maison, il est nécessaire de grouper, autour de mademoiselle Cormon et de l’abbé de Sponde, Jacquelin, Josette et Mariette la cuisinière qui s’employaient au bonheur de l’oncle et de la nièce. Jacquelin, homme de quarante ans, gros et court, rougeot, brun, à figure de matelot breton, était au service de la maison depuis vingt-deux ans. Il servait à table, il pansait la jument, il jardinait, il cirait les souliers de l’abbé, faisait les commissions, sciait le bois, conduisait la carriole, allait chercher l’avoine, la paille et le foin au {p. 52} Prébaudet ; il restait à l’antichambre le soir, endormi comme un loir. Il aimait, dit-on, Josette, fille de trente-six ans, que mademoiselle Cormon aurait renvoyée si elle se fût mariée. Aussi ces deux pauvres gens amassaient-ils leurs gages et s’aimaient-ils en silence, attendant et désirant le mariage de mademoiselle, comme les Juifs attendent le Messie. Josette, née entre Alençon et Mortagne, était petite et grasse, sa figure, qui ressemblait à un abricot crotté, ne manquait ni de physionomie ni d’esprit ; elle passait pour gouverner sa maîtresse. Josette et Jacquelin, sûrs d’un dénoûment, cachaient une satisfaction qui faisait présumer que ces deux amants s’escomptaient l’avenir. Mariette, la cuisinière, également depuis quinze ans dans la maison, savait accommoder tous les plats en honneur dans le pays.

Peut-être faudrait-il compter pour beaucoup la grosse vieille jument normande bai-brun qui traînait mademoiselle Cormon à sa campagne du Prébaudet, car les cinq habitants de cette maison portaient à cette bête une affection maniaque. Elle s’appelait Pénélope, et servait depuis dix-huit ans ; elle était si bien soignée, servie avec tant de régularité que Jacquelin et mademoiselle espéraient en tirer parti pendant plus de dix ans encore. Cette bête était un perpétuel sujet de conversation et d’occupation : il semblait que la pauvre mademoiselle Cormon, n’ayant point d’enfant à qui sa maternité rentrée pût se prendre, la reportât sur ce bienheureux animal. Pénélope avait empêché mademoiselle d’avoir des serins, des chats, des chiens, famille fictive que se donnent presque tous les êtres solitaires au milieu de la société.

Ces quatre fidèles serviteurs, car l’intelligence de Pénélope s’était élevée jusqu’à celle de ces bons domestiques, tandis qu’ils s’étaient abaissés jusqu’à la régularité muette et soumise de la bête, allaient et venaient chaque jour dans les mêmes occupations avec l’infaillibilité de la mécanique. Mais, comme ils le disaient dans leur langage, ils avaient mangé leur pain blanc en premier. Mademoiselle Cormon, comme toutes les personnes nerveusement agitées par une pensée fixe, devenait difficile, tracassière, moins par caractère que par le besoin d’employer son activité. Ne pouvant s’occuper d’un mari, d’enfants et des soins qu’ils exigent, elle s’attaquait à des minuties. Elle parlait pendant des heures entières sur des riens, sur une douzaine de serviettes numérotées Z qu’elle trouvait mises avant l’O.

{p. 53} – À quoi pense donc Josette ! s’écriait-elle. Josette ne prend donc garde à rien ?

Mademoiselle demandait pendant huit jours si Pénélope avait eu son avoine à deux heures, parce qu’une seule fois Jacquelin s’était attardé. Sa petite imagination travaillait sur des bagatelles. Une couche de poussière oubliée par le plumeau, des tranches de pain mal grillées par Mariette, le retard apporté par Jacquelin à venir fermer les fenêtres sur lesquelles donnait le soleil dont les rayons mangeaient les couleurs du meuble, toutes ces grandes petites choses engendraient de graves querelles où mademoiselle s’emportait. Tout changeait donc, s’écriait-elle, elle ne reconnaissait plus ses serviteurs d’autrefois ; ils se gâtaient, elle était trop bonne. Un jour Josette lui donna la Journée du Chrétien au lieu de la Quinzaine de Pâques. Toute la ville apprit le soir ce malheur. Mademoiselle avait été forcée de revenir de Saint-Léonard chez elle, et son départ subit de l’église, où elle avait dérangé toutes les chaises, fit supposer des énormités. Elle fut donc obligée de dire à ses amis la cause de cet accident.

– Josette, avait-elle dit avec douceur, que pareille chose n’arrive plus !

Mademoiselle Cormon était, sans s’en douter, très-heureuse de ces petites querelles qui servaient d’émonctoire à ses acrimonies. L’esprit a ses exigences ; il a, comme le corps, sa gymnastique. Ces inégalités d’humeur furent acceptées par Josette et Jacquelin, comme les intempéries de l’atmosphère le sont par le laboureur. Ces trois bonnes gens disaient : « Il fait beau temps ou il pleut ! » sans accuser le ciel. Parfois, en se levant, le matin dans la cuisine, ils se demandaient dans quelle humeur se lèverait mademoiselle, comme un fermier consulte les brumes de l’aurore. Enfin, nécessairement mademoiselle Cormon avait fini par se contempler elle-même dans les infiniment petits de sa vie. Elle et Dieu, son confesseur et ses lessives, ses confitures à faire et les offices à entendre, son oncle à soigner avaient absorbé sa faible intelligence. Pour elle, les atomes de la vie se grossissaient en vertu d’une optique particulière aux gens égoïstes par nature ou par hasard. Sa santé si parfaite donnait une valeur effrayante au moindre embarras survenu dans les tubes digestifs. Elle vivait d’ailleurs sous la férule de la médecine de nos aïeux, et prenait par an quatre médecines de précaution à faire crever Pénélope, mais qui la ragaillardissaient. Si Josette, en {p. 54} l’habillant, trouvait un léger bouton épanoui sur les omoplates encore satinées de mademoiselle, c’était un sujet d’énormes perquisitions dans les différents bols alimentaires de la semaine. Quel triomphe si Josette rappelait à sa maîtresse un certain lièvre trop ardent qui avait dû faire lever ce damné bouton. Avec quelle joie toutes deux disaient : – Il n’y a pas de doute, c’est le lièvre.

– Mariette l’avait trop épicé, reprenait mademoiselle, je lui dis toujours de faire doux pour mon oncle et pour moi, mais Mariette n’a pas plus de mémoire que…

– Que le lièvre, disait Josette.

– C’est vrai, répondait mademoiselle, elle n’a pas plus de mémoire que le lièvre, tu as bien trouvé cela.

Quatre fois par an, au commencement de chaque saison, mademoiselle Cormon allait passer un certain nombre de jours à sa terre du Prébaudet. On était alors à la mi-mai, époque à laquelle mademoiselle Cormon voulait voir si ses pommiers avaient bien neigé, mot du pays qui exprime l’effet produit sous ces arbres par la chute de leurs fleurs. Quand l’amas circulaire des pétales tombés ressemble à une couche de neige, le propriétaire peut espérer une abondante récolte de cidre. En même temps qu’elle jaugeait ainsi ses tonneaux, mademoiselle Cormon veillait aux réparations que l’hiver avait nécessitées ; elle ordonnait les façons de son jardin et de son verger, d’où elle tirait de nombreuses provisions. Chaque saison avait sa nature d’affaires. Mademoiselle donnait avant son départ un dîner d’adieu à ses fidèles, quoiqu’elle dût les retrouver trois semaines après. C’était toujours une nouvelle qui retentissait dans Alençon que le départ de mademoiselle Cormon. Ses habitués, en retard d’une visite, venaient alors la voir ; son appartement de réception était plein ; chacun lui souhaitait un bon voyage comme si elle eût dû faire route pour Calcutta. Puis le lendemain matin, les marchands étaient sur le pas de leurs portes. Petits et grands regardaient passer la carriole, et il semblait qu’on s’apprît une nouvelle en se répétant les uns aux autres : – Mademoiselle Cormon va donc au Prébaudet ! Par ici, l’un disait : – Elle a du pain de cuit, celle-là. – Hé ! mon gars, répondait le voisin, c’est une brave personne ; si le bien tombait toujours en de pareilles mains, le pays ne verrait pas un mendiant… Par là, un autre : – Tiens, tiens, je ne m’étonne pas si nos {p. 55} vignobles de haute futaie sont en fleurs, voilà mademoiselle Cormon qui part pour le Prébaudet. D’où vient qu’elle se marie si peu ? – Je l’épouserais bien tout de même, répondait un plaisant : le mariage est à moitié fait, il y a une partie de consentante ; mais l’autre ne veut pas. Bah ! c’est pour monsieur du Bousquier que le four chauffe ! – Monsieur du Bousquier ?… elle l’a refusé. Le soir, dans toutes les réunions, on se disait gravement : – Mademoiselle Cormon est partie. Ou : – Vous avez donc laissé partir mademoiselle Cormon ?

Le mercredi choisi par Suzanne pour son esclandre était, par un effet du hasard, ce mercredi d’adieu, jour où mademoiselle Cormon faisait tourner la tête à Josette pour les paquets à emporter. Donc, pendant la matinée, il s’était dit et passé des choses en ville qui prêtaient le plus vif intérêt à cette assemblée d’adieu. Madame Granson était allée sonner la cloche dans dix maisons, pendant que la vieille fille délibérait sur les encas de son voyage, et que le malin chevalier de Valois faisait un piquet chez mademoiselle Armande d’Esgrignon, sœur du vieux marquis d’Esgrignon11, et la reine du salon aristocratique. S’il n’était indifférent pour personne de voir quelle figure ferait le séducteur pendant la soirée, il était important pour le chevalier et pour madame Granson de savoir comment mademoiselle Cormon prendrait la nouvelle en sa double qualité de fille nubile et de présidente de la Société de Maternité. Quant à l’innocent du Bousquier, il se promenait sur le Cours en commençant à croire que Suzanne l’avait joué : ce soupçon le confirmait dans ses principes à l’endroit des femmes.

Dans ces jours de gala, la table était déjà mise chez mademoiselle vers trois heures et demie. En ce temps le monde fashionable d’Alençon dînait, par extraordinaire, à quatre heures. On y dînait encore, sous l’Empire, à deux heures après midi, comme jadis ; mais l’on soupait ! Un des plaisirs que mademoiselle Cormon savourait le plus, sans y entendre malice, mais qui certes reposait sur l’égoïsme, consistait dans l’indicible satisfaction qu’elle éprouvait à se voir habillée comme l’est une maîtresse de maison qui va recevoir ses hôtes. Quand elle s’était ainsi mise sous les armes, il se glissait dans les ténèbres de son cœur un rayon d’espoir : une voix lui disait que la nature ne l’avait pas si abondamment pourvue en vain, et qu’il allait se présenter un homme entreprenant. Son {p. 56} désir se rafraîchissait comme elle avait rafraîchi son corps ; elle se contemplait dans sa double étoffe avec une sorte d’ivresse, puis cette satisfaction se continuait alors qu’elle descendait pour donner son redoutable coup d’œil au salon, au cabinet et au boudoir. Elle s’y promenait avec le contentement naïf du riche qui pense à tout moment qu’il est riche et ne manquera jamais de rien. Elle regardait ses meubles éternels, ses antiquités, ses laques ; elle se disait que de si belles choses voulaient un maître. Après avoir admiré la salle à manger, remplie par la table oblongue où s’étendait une nappe de neige ornée d’une vingtaine de couverts placés à des distances égales ; après avoir vérifié l’escadron de bouteilles qu’elle avait indiquées, et qui montraient d’honorables étiquettes ; après avoir méticuleusement vérifié les noms écrits sur de petits papiers par la main tremblante de l’abbé, seul soin qu’il prît dans le ménage et qui donnait lieu à de graves discussions sur la place de chaque convive ; alors mademoiselle allait, dans ses atours, rejoindre son oncle, qui, vers ce moment le plus joli de la journée, se promenait sur la terrasse, le long de la Brillante, en écoutant le ramage des oiseaux nichés dans le couvert sans avoir à craindre les chasseurs ou les enfants. Durant ces heures d’attente, elle n’abordait jamais l’abbé de Sponde sans lui faire quelques questions saugrenues, afin d’entraîner le bon vieillard dans une discussion qui pût l’amuser. Voici pourquoi, car cette particularité doit achever de peindre le caractère de cette excellente fille.

Mademoiselle Cormon regardait comme un de ses devoirs de parler : non qu’elle fût bavarde, elle avait malheureusement trop peu d’idées et savait trop peu de phrases pour discourir ; mais elle croyait accomplir ainsi l’un des devoirs sociaux prescrits par la religion qui nous ordonne d’être agréable à notre prochain. Cette obligation lui coûtait tant qu’elle avait consulté son directeur, l’abbé Couturier, sur ce point de civilité puérile et honnête. Malgré l’humble observation de sa pénitente qui lui avoua la rudesse du travail intérieur auquel se livrait son esprit pour trouver quelque chose à dire, ce vieux prêtre, si ferme sur la discipline, lui avait lu tout un passage de saint François de Sales sur les devoirs de la femme du monde, sur la décente gaieté des pieuses chrétiennes qui devaient réserver leur sévérité pour elles-mêmes et se montrer aimables chez elles et faire que le prochain ne s’y ennuyât point. Ainsi pénétrée de ses devoirs, et voulant à tout prix obéir à son {p. 57} directeur qui lui avait dit de causer avec aménité, quand la pauvre fille voyait la conversation s’allanguir, elle suait dans son corset, tant elle souffrait en essayant d’émettre des idées pour ranimer les discussions éteintes. Elle lâchait alors des propositions étranges, comme celle-ci : personne ne peut se trouver dans deux endroits à la fois, à moins d’être petit oiseau, par laquelle, un jour, elle réveilla, non sans succès, une discussion sur l’ubiquité des apôtres à laquelle elle n’avait rien compris. Ces sortes de rentrées lui méritaient dans sa société le surnom de la bonne mademoiselle Cormon. Dans la bouche des beaux esprits de la société, ce mot voulait dire qu’elle était ignorante comme une carpe, et un peu bestiote ; mais beaucoup de personnes de sa force prenaient l’épithète dans son vrai sens et répondaient : – Oh, oui ! mademoiselle Cormon est excellente. Parfois, elle faisait des questions si absurdes, toujours pour être agréable à ses hôtes et remplir ses devoirs envers le monde, que le monde éclatait de rire. Elle demandait, par exemple, ce que le gouvernement faisait des impositions qu’il recevait depuis si long-temps. Pourquoi la Bible n’avait pas été imprimée du temps de Jésus-Christ, puisqu’elle était de Moïse. Elle était de la force de ce country gentleman qui, entendant toujours parler de la Postérité à la Chambre des Communes, se leva pour faire ce speech devenu célèbre : – « Messieurs, j’entends toujours parler ici de la Postérité, je voudrais bien savoir ce que cette puissance a fait pour l’Angleterre ? » Dans ces circonstances, l’héroïque chevalier de Valois amenait au secours de la vieille fille toutes les forces de sa spirituelle diplomatie en voyant le sourire qu’échangeaient d’impitoyables demi-savants. Le vieux gentilhomme, qui aimait à enrichir les femmes, prêtait de l’esprit à mademoiselle Cormon en la soutenant paradoxalement ; il en couvrait si bien la retraite, que parfois la vieille fille semblait ne pas avoir dit une sottise. Elle avoua sérieusement un jour qu’elle ne savait pas quelle différence il y avait entre les bœufs et les taureaux. Le ravissant chevalier arrêta les éclats de rire en répondant que les bœufs ne pouvaient jamais être que les oncles des taures (nom de la génisse en patois). Une autre fois, entendant beaucoup parler des élèves et des difficultés que ce commerce présentait, conversation qui revenait souvent dans un pays où se trouve le superbe haras du Pin, elle comprit que les chevaux provenaient des montes, et demanda pourquoi {p. 58} l’on ne faisait pas deux montes par an ? Le chevalier attira les rires sur lui. – C’est très-possible, dit-il. Les assistants l’écoutèrent. – La faute, reprit-il, vient des naturalistes qui n’ont pas encore su contraindre les juments à porter moins de onze mois. La pauvre fille ne savait pas plus ce qu’était une monte qu’elle ne savait reconnaître un bœuf d’un taureau. Le chevalier de Valois servait une ingrate, car jamais mademoiselle Cormon ne comprit un seul de ses chevaleresques services. En voyant la conversation ranimée, elle ne se trouvait pas si bête qu’elle pensait l’être. Enfin, un jour, elle s’établit dans son ignorance, comme le duc de Brancas, le héros du distrait, se posa dans le fossé où il avait versé, et y prit si bien ses aises, que quand on vint l’en retirer, il demanda ce qu’on lui voulait. Depuis cette époque assez récente, mademoiselle Cormon12 perdit sa crainte, elle eut un aplomb qui donnait à ses rentrées quelque chose de la solennité avec laquelle les Anglais accomplissent leurs niaiseries patriotiques et qui est comme la fatuité de la bêtise. En arrivant auprès de son oncle d’un pas magistral, elle ruminait donc une question à lui faire pour le tirer de ce silence qui la peinait toujours, car elle le croyait ennuyé.

– Mon oncle, lui dit-elle en se pendant à son bras et se collant joyeusement à son côté (c’était encore une de ses fictions, elle pensait : – Si j’avais un mari, je serais ainsi !) ; mon oncle, si tout arrive ici-bas par la volonté de Dieu, il y a donc une raison de toute chose ?

– Certes, fit gravement l’abbé de Sponde qui chérissant sa nièce se laissait toujours arracher à ses méditations avec une patience angélique.

– Alors, si je reste fille, une supposition, Dieu le veut ?

– Oui, mon enfant, dit l’abbé.

– Mais, cependant, comme rien ne m’empêche de me marier demain, sa volonté peut être détruite par la mienne ?

– Cela serait vrai, si nous connaissions la véritable volonté de Dieu, répondit l’ancien prieur de Sorbonne. Remarque donc ma fille que tu mets un si ?

La pauvre fille, qui avait espéré entraîner son oncle dans une discussion matrimoniale par un argument ad omnipotentem, resta stupéfaite ; mais les personnes dont l’esprit est obtus suivent {p. 59} la terrible logique des enfants qui consiste à aller de réponse en demande, logique souvent embarrassante.

– Mais, mon oncle, Dieu n’a pas fait les femmes pour qu’elles restent filles ; car, elles doivent être ou toutes filles, ou toutes femmes. Il y a de l’injustice dans la distribution des rôles.

– Ma fille, dit le bon abbé, tu donnes tort à l’Église qui prescrit le célibat comme la meilleure voie pour aller à Dieu.

– Mais si l’Église a raison, et que tout le monde fût bon catholique, le genre humain finirait donc, mon oncle ?

– Tu as trop d’esprit, Rose, il n’en faut pas tant pour être heureuse.

Un mot pareil excitait un sourire de satisfaction sur les lèvres de la pauvre fille, et la confirmait dans la bonne opinion qu’elle commençait à prendre d’elle-même. Et voilà comment le monde, comment nos amis et nos ennemis sont les complices de nos défauts ! En ce moment, l’entretien fut interrompu par l’arrivée successive des convives. Dans ces jours d’apparat, cette scène locale amenait de petites familiarités entre les gens de la maison et les personnes invitées. Mariette disait au Président du Tribunal, gourmand de haut bord, en le voyant passer : – Ah ! monsieur du Ronceret, j’ai fait les choux-fleurs au gratin à votre intention, car mademoiselle sait combien vous les aimez, et m’a dit : – Ne les manque pas, Mariette, nous avons monsieur le Président.

– Cette bonne demoiselle Cormon ! répondit le justicier du pays. Mariette, les avez-vous mouillés avec du jus au lieu de bouillon ? c’est plus onctueux !

Le Président ne dédaignait point d’entrer dans la chambre du conseil où Mariette rendait ses arrêts, il y jetait le coup d’œil du gastronome et l’avis du maître.

– Bonjour, madame, disait Josette à madame Granson qui courtisait la femme de chambre, mademoiselle a bien pensé à vous, vous aurez un plat de poisson.

Quant au chevalier de Valois, il disait à Mariette, avec le ton léger d’un grand seigneur qui se familiarise : – Eh ! bien, cher cordon bleu, à qui je donnerais la croix de la légion-d’honneur, y a-t-il quelque fin morceau pour lequel il faille se réserver ?

– Oui, oui, monsieur de Valois, un lièvre envoyé du Prébaudet, il pesait quatorze livres.

{p. 60} – Bonne fille ! disait le chevalier en confirmant Josette. Ah ! il pèse quatorze livres !

Du Bousquier n’était pas invité. Mademoiselle Cormon, fidèle au système que vous savez, traitait mal ce quinquagénaire, pour qui elle éprouvait d’inexplicables sentiments attachés aux plus profonds replis de son cœur ; quoiqu’elle l’eût refusé, parfois elle s’en repentait, elle avait tout ensemble comme un pressentiment qu’elle l’épouserait, et une terreur qui l’empêchait de souhaiter ce mariage. Son âme, stimulée par ces idées, se préoccupait de du Bousquier. Sans se l’avouer, elle était influencée par les formes herculéennes du républicain. Quoiqu’ils ne s’expliquassent pas les contradictions de mademoiselle Cormon, madame Granson et le chevalier de Valois avaient surpris de naïfs regards coulés en dessous, dont la signification était assez claire pour que tous deux essayassent de ruiner les espérances déjà déjouées de l’ancien fournisseur, et qu’il avait certes conservées. Deux convives, que leurs fonctions excusaient par avance, se faisaient attendre : l’un était monsieur du Coudrai, le Conservateur des hypothèques ; l’autre, monsieur Choisnel, ancien intendant de la maison d’Esgrignon13, le notaire de la haute aristocratie par laquelle il était reçu avec une distinction que lui méritaient ses vertus, et qui d’ailleurs avait une fortune considérable. Quand ces deux retardataires arrivèrent, Jacquelin leur dit14, en les voyant aller au salon : – Ils sont tous au jardin.

Sans doute les estomacs étaient impatients, car, à l’aspect du Conservateur des hypothèques, un des hommes les plus aimables de la ville, et qui n’avait que le défaut d’avoir épousé, pour sa fortune, une vieille femme insupportable et de commettre d’énormes calembours dont il riait le premier ; il s’éleva le léger brouhaha par lequel s’accueillent les derniers venus en semblable occurrence. En attendant l’annonce officielle du service, la compagnie se promenait sur la terrasse, le long de la Brillante, en regardant les herbes fluviatiles, la mosaïque du lit, et les détails si jolis des maisons accroupies sur l’autre rive, les vieilles galeries de bois, les fenêtres aux appuis en ruines, les étais obliques de quelque chambre en avant sur la rivière, les jardinets où séchaient des guenilles, l’atelier du menuisier, enfin ces misères de petite ville auxquelles le voisinage des eaux, un saule pleureur penché, des fleurs, un rosier communiquent je ne sais quelle grâce, digne des paysagistes. Le chevalier étudiait toutes les figures, car il avait appris que son {p. 61} brûlot s’était très-heureusement attaché aux meilleures coteries de la ville ; mais personne ne parlait encore à haute voix de cette grande nouvelle, de Suzanne et de du Bousquier. Les gens de province possèdent au plus haut degré l’art de distiller les cancans : le moment pour s’entretenir de cette étrange aventure n’était pas arrivé, il fallait que chacun se fût recordé. Donc on se disait à l’oreille : – Vous savez ? – Oui. – Du Bousquier ? – Et la belle Suzanne. – Mademoiselle Cormon n’en sait rien. – Non. – Ah !

C’était le piano du cancan dont le rinforzando allait éclater quand on en serait à déguster la première entrée. Tout-à-coup monsieur de Valois avisa madame Granson qui avait arboré son chapeau vert à bouquets d’oreilles d’ours, et dont la figure pétillait. Était-ce envie de commencer le concert ? Quoiqu’une semblable nouvelle fût comme une mine d’or à exploiter dans la vie monotone de ces personnages, l’observateur et défiant chevalier crut reconnaître chez cette bonne femme l’expression d’un sentiment plus étendu : la joie causée par le triomphe d’un intérêt personnel !… Aussitôt il se retourna pour examiner Athanase, et le surprit dans le silence significatif d’une concentration profonde. Bientôt, un regard jeté par le jeune homme sur le corsage de mademoiselle Cormon, lequel ressemblait assez à deux timbales de régiment, porta dans l’âme du chevalier une lueur subite. Cet éclair lui permit d’entrevoir tout le passé.

– Ah ! diantre, se dit-il, à quel coup de caveçon je suis exposé !

Monsieur de Valois se rapprocha de mademoiselle Cormon pour pouvoir lui donner le bras en la conduisant à la salle à manger. La vieille fille avait pour le chevalier une considération respectueuse ; car certes son nom et la place qu’il occupait parmi les constellations aristocratiques du Département en faisaient le plus brillant ornement de son salon. Dans son for intérieur, depuis douze ans, mademoiselle Cormon désirait devenir madame de Valois. Ce nom était comme une branche à laquelle s’attachaient les idées qui essaimaient de sa cervelle touchant la noblesse, le rang et les {p. 62} qualités extérieures d’un parti ; mais si le chevalier de Valois était l’homme choisi par le cœur, par l’esprit, par l’ambition, cette vieille ruine, quoique peignée comme le saint Jean d’une procession, effrayait mademoiselle Cormon : si elle voyait un gentilhomme en lui, la fille ne voyait pas de mari. L’indifférence affectée par le chevalier en fait de mariage, et surtout la prétendue pureté de ses mœurs dans une maison pleine de grisettes, faisaient un tort énorme à monsieur de Valois, contrairement à ses prévisions. Ce gentilhomme, qui avait vu si juste dans l’affaire de la rente viagère, se trompait en ceci. Sans qu’elle s’en doutât, les pensées de mademoiselle Cormon sur le trop sage chevalier pouvaient se traduire par ce mot : – Quel dommage qu’il ne soit pas un peu libertin ! Les observateurs du cœur humain ont remarqué le penchant des dévotes pour les mauvais sujets, en s’étonnant de ce goût qu’ils croient opposé à la vertu chrétienne. D’abord, quelle plus belle destinée donneriez-vous à la femme vertueuse que celle de purifier à la manière du charbon les eaux troubles du vice ? Mais comment n’a-t-on pas vu que ces nobles créatures, réduites par la rigidité de leurs principes à ne jamais enfreindre la fidélité conjugale, doivent naturellement désirer un mari de haute expérience pratique ! Les mauvais sujets sont des grands hommes en amour. Ainsi, la pauvre fille gémissait de trouver son vase d’élection cassé en deux morceaux. Dieu seul pouvait souder le chevalier de Valois et du Bousquier. Pour bien faire comprendre l’importance du peu de mots que le chevalier et mademoiselle Cormon allaient se dire, il est nécessaire d’exposer deux graves affaires qui s’agitaient dans la ville, et sur lesquelles les opinions étaient divisées. Du Bousquier, d’ailleurs, s’y trouvait mystérieusement mêlé. L’une concernait le curé d’Alençon, qui jadis avait prêté le serment constitutionnel, et qui vainquait en ce moment les répugnances catholiques en déployant les plus hautes vertus. Ce fut un Cheverus au petit pied, et si bien apprécié, qu’à sa mort la ville entière le pleura. Mademoiselle Cormon et l’abbé de Sponde appartenaient à cette Petite-Église sublime dans son orthodoxie, et qui fut à la cour de Rome ce que les ultras allaient être à Louis XVIII. L’abbé surtout ne reconnaissait pas l’Église qui avait transigé forcément avec les constitutionnels. Ce curé n’était point reçu dans la maison Cormon, dont les sympathies étaient acquises au desservant de Saint-Léonard, la paroisse aristocratique d’Alençon. {p. 63} Du Bousquier, ce libéral enragé caché sous la peau du royaliste, savait combien les points de ralliement sont nécessaires aux mécontents qui sont le fond de boutique de toutes les oppositions, et il avait déjà groupé les sympathies de la classe moyenne autour de ce curé. Voici la seconde affaire. Sous l’inspiration secrète de ce diplomate grossier, l’idée de bâtir un théâtre était éclose dans la ville d’Alençon. Les Séides de du Bousquier ne connaissaient pas leur Mahomet, mais ils n’en étaient que plus ardents en croyant défendre leur propre conception. Athanase était un des plus chauds partisans de la construction d’une salle de spectacle, et, depuis quelques jours, il plaidait dans les bureaux de la Mairie pour une cause que tous les jeunes gens avaient épousée. Le gentilhomme offrit à la vieille fille son bras pour se promener ; elle l’accepta, non sans le remercier, par un regard heureux de cette attention, et auquel le chevalier répondit en montrant Athanase d’un air fin.

– Mademoiselle, vous qui portez un si grand sens dans l’appréciation des convenances sociales, et à qui ce jeune homme tient par quelques liens…

– Très-éloignés, dit-elle en l’interrompant.

– Ne devriez-vous pas, dit le chevalier en continuant, user de l’ascendant que vous avez sur sa mère et sur lui pour l’empêcher de se perdre ? Il n’est pas déjà très-religieux, il tient pour l’assermenté ; mais ceci n’est rien. Voici quelque chose de beaucoup plus grave, ne se jette-t-il pas en étourdi dans une voie d’opposition sans savoir quelle influence sa conduite actuelle exercera sur son avenir ! Il intrigue pour la construction du théâtre ; il est, dans cette affaire, la dupe de ce républicain déguisé, de du Bousquier…

– Mon Dieu ! monsieur de Valois, répondit-elle, sa mère me dit qu’il a de l’esprit, et il ne sait pas dire deux ; il est toujours planté devant vous comme un terne

– Qui ne pense à rien ! s’écria le Conservateur des hypothèques. Je l’ai saisi au vol, celui-là ! Je présente mes devoares au chevalier de Valois, ajouta-t-il en saluant le gentilhomme avec l’emphase attribuée par Henri Monnier à Joseph Prud’homme, l’admirable type de la classe à laquelle appartenait le Conservateur des hypothèques.

Monsieur de Valois rendit le salut sec et protecteur du noble qui maintient sa distance ; puis il remorqua mademoiselle Cormon à {p. 64} quelques pots de fleurs plus loin, pour faire comprendre à l’interrupteur qu’il ne voulait pas être espionné.

– Comment voulez-vous, dit le chevalier à voix basse en se penchant à l’oreille de mademoiselle Cormon, que les jeunes gens élevés dans ces détestables lycées impériaux aient des idées ? C’est les bonnes mœurs et les nobles habitudes qui produisent les grandes idées et les belles amours. Il n’est pas difficile, en le voyant, de deviner que ce pauvre garçon deviendra tout à fait imbécile, et mourra tristement. Voyez comme il est pâle, hâve ?

– Sa mère prétend qu’il travaille beaucoup trop, répondit innocemment la vieille fille ; il passe les nuits, mais à quoi ? à lire des livres, à écrire. Quel état cela peut-il donner à un jeune homme d’écrire pendant la nuit ?

– Mais cela l’épuise, reprit le chevalier en essayant de ramener la pensée de la vieille fille sur le terrain où il espérait lui voir prendre Athanase en horreur. Les mœurs de ces lycées impériaux étaient vraiment horribles.

– Oh ! oui, dit l’ingénue mademoiselle Cormon. Ne les menait-on pas promener avec les tambours en tête ? Leurs maîtres n’avaient pas autant de religion qu’en ont les païens. Et on mettait ces pauvres enfants en uniforme, absolument comme les troupes. Quelles idées !

– Voilà quels en sont les produits, dit le chevalier en montrant Athanase. De mon temps, un jeune homme aurait-il jamais eu honte de regarder une jolie femme : et il baisse les yeux quand il vous voit ! Ce jeune homme m’effraie parce qu’il m’intéresse. Dites-lui de ne pas intriguer avec les bonapartistes comme il fait pour cette salle de spectacle ; quand ces petits jeunes gens ne la demanderont pas insurrectionnellement, car ce mot est pour moi le synonyme de constitutionnellement, l’autorité la construira. Puis, dites à sa mère de veiller sur lui.

– Oh ! elle l’empêchera de voir ces gens en demi-solde et la mauvaise société, j’en suis sûre. Je vais lui parler, dit mademoiselle Cormon, car il pourrait perdre sa place à la Mairie. Et de quoi lui et sa mère vivraient-ils ?… Cela fait frémir.

Comme monsieur de Talleyrand le disait de sa femme, le chevalier se dit en lui-même, en regardant mademoiselle Cormon : – Qu’on m’en trouve une plus bête ? Foi de gentilhomme ! la vertu qui ôte l’intelligence n’est-elle pas un vice ? Mais quelle adorable {p. 65} femme pour un homme de mon âge ! Quels principes ! quelle ignorance !

Comprenez bien que ce monologue adressé à la princesse Goritza se fit en préparant une prise de tabac.

Madame Granson avait deviné que le chevalier parlait d’Athanase. Empressée de connaître le résultat de cette conversation, elle suivit mademoiselle Cormon qui marchait vers le jeune homme en mettant six pieds de dignité en avant d’elle. Mais en ce moment Jacquelin vint annoncer que mademoiselle était servie. La vieille fille fit par un regard un appel au chevalier. Le galant Conservateur des hypothèques, qui commençait à voir dans les manières du gentilhomme la barrière que vers ce temps les nobles de province exhaussaient entre eux et la bourgeoisie, fut ravi de primer le chevalier ; il était près de mademoiselle Cormon, il arrondit son bras en le lui présentant, elle fut forcée de l’accepter. Le chevalier se précipita, par politique, sur madame Granson.

– Mademoiselle Cormon, lui dit-il en marchant avec lenteur après tous les convives, ma chère dame, porte le plus vif intérêt à votre cher Athanase, mais cet intérêt s’évanouit par la faute de votre fils : il est irréligieux et libéral, il s’agite pour ce théâtre, il fréquente les bonapartistes, il s’intéresse au curé constitutionnel. Cette conduite peut lui faire perdre sa place à la Mairie. Vous savez avec quel soin le gouvernement du roi s’épure ! Où votre cher Athanase, une fois destitué, trouvera-t-il de l’emploi ? Qu’il ne se fasse pas mal voir de l’Administration.

– Monsieur le chevalier, dit la pauvre mère effrayée, combien ne vous dois-je pas de reconnaissance ! Vous avez raison, mon fils est la dupe d’une mauvaise clique, et je vais l’éclairer.

Le chevalier avait par un seul regard pénétré depuis long-temps la nature d’Athanase, il avait reconnu chez lui l’élément peu malléable des convictions républicaines auxquelles à cet âge un jeune homme sacrifie tout, épris par ce mot de liberté si mal défini, si peu compris, mais qui, pour les gens dédaignés, est un drapeau de révolte ; et, pour eux, la révolte est la vengeance. Athanase devait persister dans sa foi, car ses opinions étaient tissues avec ses douleurs d’artiste, avec ses amères contemplations de l’État Social. Il ignorait qu’à trente-six ans, à l’époque où l’homme a jugé les hommes, les rapports et les intérêts sociaux, les opinions pour lesquels il a d’abord sacrifié son avenir doivent se modifier chez lui, {p. 66} comme chez tous les hommes vraiment supérieurs. Rester fidèle au Côté Gauche d’Alençon, c’était gagner l’aversion de mademoiselle Cormon. Là, le chevalier voyait juste. Ainsi cette société, si paisible en apparence, était intestinement aussi agitée que peuvent l’être les cercles diplomatiques où la ruse, l’habileté, les passions, les intérêts se groupent autour des plus graves questions d’empire à empire. Les convives bordaient enfin cette table chargée du premier service, et chacun mangeait comme on mange en province, sans honte d’avoir un bon appétit, et non comme à Paris où il semble que les mâchoires se meuvent par des lois somptuaires qui prennent à tâche de démentir les lois de l’anatomie. À Paris, on mange du bout des dents, on escamote son plaisir ; tandis qu’en province les choses se passent naturellement, et l’existence s’y concentre peut-être un peu trop sur ce grand et universel moyen d’existence auquel Dieu a condamné ses créatures. Ce fut à la fin du premier service que mademoiselle Cormon fit la plus célèbre de ses rentrées, car on en parla pendant plus de deux ans, et la chose se conte encore dans les réunions de la petite bourgeoisie d’Alençon quand il est question de son mariage. La conversation devenue très verbeuse et animée au moment où l’on attaqua la pénultième entrée, s’était naturellement prise à l’affaire du théâtre et à celle du curé assermenté. Dans la première ferveur où le royalisme se trouvait en 1816, ceux que, plus tard, on appela les Jésuites du pays, voulaient expulser l’abbé François de sa cure. Du Bousquier, soupçonné par monsieur de Valois d’être le soutien de ce prêtre, le promoteur de ces intrigues, et sur le dos duquel le gentilhomme les aurait d’ailleurs mises avec son adresse habituelle, était sur la sellette sans avocat pour le défendre. Athanase, le seul convive assez franc pour soutenir du Bousquier, ne se trouvait pas posé pour émettre ses idées devant ces potentats d’Alençon qu’il trouvait d’ailleurs stupides. Il n’y a plus que les jeunes gens de province qui gardent une contenance respectueuse devant les gens d’un certain âge, et n’osent ni les fronder, ni les trop fortement contredire. La conversation, atténuée par l’effet de délicieux canards aux olives, tomba soudain à plat. Mademoiselle Cormon, jalouse de lutter contre ses propres canards, voulut défendre du Bousquier, que l’on représentait comme un pernicieux artisan d’intrigues, capable de faire battre des montagnes.

{p. 67} – Moi, dit-elle, je croyais que monsieur du Bousquier ne s’occupait que d’enfantillages.

Dans les circonstances présentes, ce mot eut un prodigieux succès. Mademoiselle Cormon obtint un beau triomphe : elle fit choir la princesse Goritza le nez contre la table. Le chevalier, qui ne s’attendait point à un à-propos chez sa Dulcinée, fut si émerveillé qu’il ne trouva pas tout d’abord de mot assez élogieux ; il applaudit sans bruit, comme on applaudit aux Italiens, en simulant du bout des doigts un applaudissement.

– Elle est adorablement spirituelle, dit-il à madame Granson. J’ai toujours prétendu qu’un jour elle démasquerait son artillerie.

– Mais dans l’intimité elle est charmante, répondit la veuve.

– Dans l’intimité, madame, toutes les femmes ont de l’esprit, reprit le chevalier.

Ce rire homérique une fois apaisé, mademoiselle Cormon demanda la raison de son succès. Alors commença le forte du cancan. Du Bousquier fut traduit sous les traits d’un père Gigogne célibataire, d’un monstre qui, depuis quinze ans, entretenait à lui seul l’hospice des Enfants-Trouvés ; l’immoralité de ses mœurs se dévoilait enfin ! elle était digne de ses saturnales parisiennes, etc., etc. Conduite par le chevalier de Valois, le plus habile chef d’orchestre en ce genre, l’ouverture de ce cancan fut magnifique.

– Je ne sais pas, dit-il d’un air plein de bonhomie, ce qui pourrait empêcher un du Bousquier d’épouser une mademoiselle Suzanne Je ne sais qui ; comment la nommez-vous ? Suzette ! Quoique logé chez madame Lardot, je ne connais ces petites filles que de vue. Si cette Suzon est une grande belle fille, impertinente, œil gris, taille fine, petit pied, à laquelle j’ai fait à peine attention, mais dont la démarche m’a paru fort insolente, elle est de beaucoup supérieure comme manières à du Bousquier. D’ailleurs, Suzanne a la noblesse de la beauté ; sous ce rapport, ce mariage serait pour elle une mésalliance. Vous savez que l’empereur Joseph eut la curiosité de voir à Luciennes15 la du Barry, il lui offrit son bras pour la promener ; la pauvre fille, surprise de tant d’honneur, hésitait à le prendre : – La beauté sera toujours reine, lui dit l’empereur. Remarquez que c’était un Allemand d’Autriche, ajouta le chevalier. Mais, croyez-moi, l’Allemagne, qui passe ici pour très-rustique, est un pays de noble chevalerie et de belles manières, surtout vers la Pologne et la Hongrie, où il se trouve des…

{p. 68} Ici le chevalier s’arrêta, craignant de tomber dans une allusion à son bonheur personnel ; il reprit seulement sa tabatière et confia le reste de l’anecdote à la princesse qui lui souriait depuis trente-six ans.

– Ce mot était fort délicat pour Louis XV, dit du Ronceret.

– Mais il s’agit, je crois, de l’empereur Joseph, reprit mademoiselle Cormon d’un petit air entendu.

– Mademoiselle, dit le chevalier en voyant le Président, le Notaire et le Conservateur échangeant des regards malicieux ; madame du Barry était la Suzanne de Louis XV, circonstance assez connue de mauvais sujets comme nous autres, mais que ne doivent pas savoir les jeunes personnes. Votre ignorance prouve que vous êtes un diamant sans tache : les corruptions historiques ne vous atteignent point.

L’abbé de Sponde regarda gracieusement le chevalier de Valois et inclina la tête en signe d’approbation laudative.

– Mademoiselle ne connaît pas l’Histoire ? dit le Conservateur des hypothèques.

– Si vous me mêlez Louis XV et Suzanne, comment voulez-vous que je sache votre histoire ? répondit angéliquement mademoiselle Cormon joyeuse de voir le plat de canards vide et la conversation si bien ranimée, qu’en entendant ce dernier mot tous ses convives riaient la bouche pleine.

– Pauvre petite ! dit l’abbé de Sponde. Quand un malheur est venu, la Charité, qui est un amour divin, aussi aveugle que l’amour païen, ne doit plus voir la cause. Ma nièce, vous êtes présidente de la Société de Maternité, il faut secourir cette petite fille qui trouvera difficilement à se marier.

– Pauvre enfant ! dit mademoiselle Cormon.

– Croyez-vous que du Bousquier l’épouse ? demanda le Président du tribunal.

– S’il était honnête homme, il le devrait, dit madame Granson ; mais vraiment mon chien a des mœurs plus honnêtes…

– Azor est cependant un grand fournisseur, dit d’un air fin le Conservateur des hypothèques en essayant de passer du calembour au bon mot.

Au dessert, il était encore question de du Bousquier qui avait donné lieu à mille gentillesses que le vin rendit fulminantes. Chacun, entraîné par le Conservateur des hypothèques, répondait à un {p. 69} calembour par un autre. Ainsi du Bousquier était un père sévère, – un père manant, – un père sifflé, – un père vert, – un père rond, – un père foré, – un père dû, – un père sicaire. – Il n’était ni père, ni maire ; ni un révérend père ; il jouait à pair ou non ; ce n’était pas non plus un père conscrit.

– Ce n’est toujours pas un père nourricier, dit l’abbé de Sponde avec une gravité qui arrêta le rire.

– Ni un père noble, reprit le chevalier de Valois.

L’Église et la Noblesse étaient descendues dans l’arène du calembour en conservant toute leur dignité.

– Chut ! fit le Conservateur des hypothèques, j’entends crier les bottes de du Bousquier qui, certes, sont plus que jamais à revers.

Il arrive presque toujours qu’un homme ignore les bruits qui courent sur son compte : une ville entière s’occupe de lui, le calomnie ou le tympanise ; s’il n’a pas d’amis, il ne saura rien. Or, l’innocent du Bousquier, du Bousquier qui souhaitait être coupable et désirait que Suzanne n’eût pas menti, du Bousquier fut superbe d’ignorance : personne ne lui avait parlé des révélations de Suzanne, et tout le monde trouvait d’ailleurs inconvenant de le questionner sur une de ces affaires où l’intéressé possède quelquefois des secrets qui l’obligent à garder le silence. Du Bousquier parut donc très-agaçant et légèrement fat, quand la société revint de la salle à manger pour prendre le café dans le salon où quelques personnes étaient déjà venues pour la soirée. Mademoiselle Cormon, conseillée par sa honte, n’osa regarder le terrible séducteur ; elle s’était emparée d’Athanase qu’elle moralisait en lui débitant les plus étranges lieux-communs de politique royaliste et de morale religieuse. Ne possédant pas, comme le chevalier de Valois, une tabatière ornée de princesses pour essuyer ces douches de niaiseries, le pauvre poète écoutait d’un air stupide celle qu’il adorait, en regardant son monstrueux corsage qui gardait ce repos absolu, l’attribut des grandes masses. Ses désirs produisaient en lui comme une ivresse qui changeait la petite voix claire de la vieille fille en un doux murmure, et ses plates idées en motifs pleins d’esprit. L’amour est un faux-monnayeur qui change continuellement les gros sous en louis d’or, et qui souvent aussi fait de ses louis des gros sous.

– Eh ! bien, Athanase, me le promettez-vous ?

{p. 70} Cette phrase finale frappa l’oreille de l’heureux jeune homme à la manière de ces bruits qui réveillent en sursaut.

– Quoi, mademoiselle ? répondit-il.

Mademoiselle Cormon se leva brusquement en regardant du Bousquier qui ressemblait en ce moment à ce gros dieu de la fable que la République mettait sur ses écus ; elle s’avança vers madame Granson et lui dit à l’oreille : – Ma pauvre amie, votre fils est idiot ! Le lycée l’a perdu, dit-elle en se souvenant de l’insistance avec laquelle le chevalier de Valois avait parlé de la mauvaise éducation des lycées.

Quel coup de foudre ! À son insu le pauvre Athanase avait eu l’occasion de jeter ses brandons sur les sarments amassés dans le cœur de la vieille fille ; s’il l’eût écoutée, il aurait pu faire comprendre sa passion : car, dans l’agitation où se trouvait mademoiselle Cormon, un seul mot suffisait ; mais cette stupide avidité qui caractérise l’amour jeune et vrai l’avait perdu, comme quelquefois un enfant plein de vie se tue par ignorance.

– Qu’as-tu donc dit à mademoiselle Cormon ? demanda madame Granson à son fils.

– Rien.

– Rien, j’expliquerai cela ! se dit-elle en remettant à demain les affaires sérieuses, car elle attacha peu d’importance à ce mot en croyant du Bousquier perdu dans l’esprit de la vieille fille.

Bientôt les quatre tables se garnirent de leurs seize joueurs. Quatre personnes s’intéressèrent à un piquet, le jeu le plus cher et auquel il se perdait beaucoup d’argent. Monsieur Choisnel, le Procureur du roi et deux dames allèrent faire un trictrac dans le cabinet des laques rouges. Les girandoles furent allumées ; puis la fleur de la société de mademoiselle Cormon vint s’épanouir devant la cheminée, sur les bergères, autour des tables, après que chaque nouveau couple arrivé eut dit à mademoiselle Cormon : – Vous allez donc demain au Prébaudet ?

– Mais il le faut bien, répondait-elle.

Généralement la maîtresse de la maison parut préoccupée. Madame Granson, la première, s’aperçut de l’état peu naturel où se trouvait la vieille fille : mademoiselle Cormon pensait.

– À quoi songez-vous, cousine ? lui dit-elle enfin en la trouvant assise dans le boudoir.

– Je pense, répondit-elle, à cette pauvre fille. Ne suis-je pas {p. 71} présidente de la Société Maternelle, je vais vous aller chercher dix écus !

– Dix écus ! s’écria madame Granson. Mais vous n’avez jamais donné autant.

– Mais, ma bonne, il est si naturel d’avoir des enfants !

Cette phrase immorale partie du cœur stupéfia la trésorière de la Société Maternelle. Du Bousquier avait évidemment grandi dans l’esprit de mademoiselle Cormon.

– Vraiment, dit madame Granson, du Bousquier n’est pas seulement un monstre, il est encore un infâme. Lorsqu’on a causé préjudice à quelqu’un, ne doit-on pas l’indemniser ? Ne serait-ce pas à lui, plutôt qu’à nous, de secourir cette petite, qui, après tout, me semble un fort mauvais sujet, car il y avait dans Alençon mieux que ce cynique du Bousquier ! Il faut être bien libertine pour s’adresser à lui.

– Cynique ! votre fils vous apprend, ma chère, des mots latins qui sont incompréhensibles. Certes, je ne veux pas excuser monsieur du Bousquier ; mais expliquez-moi comment une femme est libertine en préférant un homme à un autre ?

– Chère cousine, vous épouseriez mon fils Athanase, il n’y aurait là rien que de très-naturel ; il est jeune et beau, plein d’avenir, il sera la gloire d’Alençon ; seulement tout le monde penserait que vous avez pris un si jeune homme pour être très-heureuse ; les mauvaises langues diraient que vous faites vos provisions de bonheur pour n’en jamais manquer ; il y aurait des femmes jalouses qui vous accuseraient de dépravation ; mais, qu’est-ce que cela ferait ? vous seriez bien aimée et véritablement. Si Athanase vous paraît idiot, ma chère, c’est qu’il a trop d’idées ; les extrêmes se touchent. Il vit certes comme une jeune fille de quinze ans ; il n’a pas roulé dans les impuretés de Paris, lui !… Eh ! bien, changez les termes, comme disait mon pauvre mari : il en est de même de du Bousquier par rapport à Suzanne. Vous seriez calomniée, vous ; mais, dans l’affaire de du Bousquier, tout est vrai. Comprenez-vous ?

– Pas plus que si vous me parliez grec, dit mademoiselle Cormon qui ouvrait de grands yeux en tendant toutes les forces de son intelligence.

– Hé ! bien, cousine, puisqu’il faut mettre les points sur les i, Suzanne ne peut pas aimer du Bousquier. Et si le cœur n’est pour rien dans cette affaire…

{p. 72} – Mais, cousine, avec quoi aime-t-on donc, si l’on n’aime pas avec le cœur ?

Ici madame Granson se dit en elle-même ce qu’avait pensé le chevalier de Valois : – Cette pauvre cousine est par trop innocente, cela passe la permission. – Chère enfant, reprit-elle à haute voix, il me semble que les enfants ne se conçoivent pas uniquement par l’esprit.

– Mais si, ma chère, car la Sainte-Vierge…

– Mais, ma bonne, du Bousquier n’est pas le Saint-Esprit !

– C’est vrai, répondit la vieille fille, c’est un homme ! un homme que sa tournure rend assez dangereux pour que ses amis l’engagent à se marier.

– Vous pouvez, cousine, amener ce résultat…

– Hé ! comment ? dit la vieille fille avec l’enthousiasme de la charité chrétienne.

– Ne le recevez plus jusqu’à ce qu’il ait pris une femme ; vous devez aux bonnes mœurs et à la religion de manifester en cette circonstance une exemplaire réprobation.

– À mon retour du Prébaudet, nous reparlerons de ceci, ma chère madame Granson, je consulterai mon oncle et l’abbé Couturier, dit mademoiselle Cormon en rentrant dans le salon qui se trouvait en ce moment à son plus haut degré d’animation.

Les lumières, les groupes de femmes bien mises, le ton solennel, l’air magistral de cette assemblée ne rendaient pas mademoiselle Cormon moins fière que sa société de cette tenue aristocratique. Pour beaucoup de gens, on ne voyait pas mieux à Paris dans les meilleures compagnies. Dans ce moment, du Bousquier, qui jouait au wisth avec monsieur de Valois et deux vieilles dames, madame du Coudrai16 et madame du Ronceret, était l’objet d’une curiosité sourde. Il venait quelques jeunes femmes qui, sous prétexte de regarder jouer, le contemplaient si singulièrement, quoiqu’à la dérobée, que le vieux garçon finit par croire à quelque oubli dans sa toilette.

– Mon faux toupet serait-il de travers ? se dit-il en éprouvant une de ces inquiétudes capitales auxquelles sont soumis les vieux garçons.

Il profita d’un mauvais coup qui terminait un septième rubber, pour quitter la table.

– Je ne peux pas toucher une carte sans perdre, dit-il, je suis décidément trop malheureux.

{p. 73} – Vous êtes heureux ailleurs, dit le chevalier en lui lançant un fin regard.

Ce mot fit naturellement le tour du salon où chacun se récria sur le ton exquis du chevalier, le prince de Talleyrand du pays.

– Il n’y a que monsieur de Valois pour trouver ces sortes de choses, dit la nièce du curé de Saint-Léonard.

Du Bousquier s’alla regarder dans la petite glace oblongue, au-dessus du Déserteur, et ne se trouva rien d’extraordinaire. Après d’innombrables répétitions du même texte varié sur tous les modes, vers dix heures, le départ s’opéra le long de l’embarcadère de la longue antichambre, non sans quelques conduites faites par mademoiselle Cormon à ses favorites qu’elle embrassait sur le perron. Les groupes s’en allaient, les uns vers la route de Bretagne et le Château, les autres vers le quartier qui regarde la Sarthe. Alors commençaient les discours qui, depuis vingt ans, retentissaient à cette heure dans cette rue. C’était inévitablement : – Mademoiselle Cormon était bien ce soir. – Mademoiselle Cormon ?… je l’ai trouvée singulière. – Comme ce pauvre abbé baisse ! Avez-vous vu comme il dort ? Il ne sait plus où sont ses cartes, il a des distractions. – Nous aurons le chagrin de le perdre. – Il fait beau ce soir, nous aurons une belle journée demain ! – Un beau temps pour que les pommiers passent fleur ! – Vous nous avez battus ; mais quand vous êtes avec monsieur de Valois, vous n’en faites jamais d’autres. – Combien a-t-il donc gagné ? – Mais, ce soir, il a gagné trois ou quatre francs. Il ne perd jamais. – Oui, ma foi, savez-vous qu’il y a trois cent soixante-cinq jours dans l’année, et qu’à ce prix-là son jeu vaut une ferme ! – Ah ! quels coups nous avons essuyés ce soir ! – Vous êtes bien heureux, monsieur et madame, vous voilà chez vous ; mais nous, nous avons la moitié de la ville à faire. – Je ne vous plains pas, vous pourriez avoir une voiture et vous dispenser de venir à pied. – Ah ! monsieur, nous avons une fille à marier qui nous ôte une roue, et l’entretien de notre fils à Paris nous emporte l’autre. – Vous en faites toujours un magistrat ? – Que voulez-vous que l’on fasse des jeunes gens ?… Et puis, il n’y a pas de honte à servir le roi. Parfois une discussion sur les cidres ou sur les lins, toujours posée dans les mêmes termes, et qui revenait aux mêmes époques, se continuait en chemin. Si quelque observateur du cœur humain eût demeuré dans cette rue, il aurait toujours su dans quel mois il était, en {p. 74} entendant cette conversation. Mais en ce moment elle fut exclusivement drolatique, car du Bousquier, qui marchait seul en avant des groupes, fredonnait, sans se douter de l’à-propos, l’air fameux de : Femme sensible, entends-tu le ramage ? etc. Pour les uns, du Bousquier était un homme très-fort, un homme mal jugé. Depuis qu’il avait été confirmé dans son poste par une nouvelle institution royale, le Président du Ronceret inclinait vers du Bousquier. Pour les autres, le fournisseur était un homme dangereux, de mauvaises mœurs, capable de tout. En province, comme à Paris, les hommes en vue ressemblent à cette statue du beau conte allégorique d’Addisson, pour laquelle deux chevaliers se battent en arrivant chacun de leur côté au carrefour où elle s’élève : l’un la dit blanche, l’autre la tient pour noire ; puis, quand ils sont tous deux à terre, ils la voient blanche à droite et noire à gauche, un troisième chevalier vient à leur secours et la trouve rouge.

En rentrant chez lui, le chevalier de Valois se disait : – Il est temps de faire courir le bruit de mon mariage avec mademoiselle Cormon. La nouvelle sortira du salon des d’Esgrignon, ira droit à Séez chez l’Évêque, reviendra par les Grands-Vicaires chez le curé de Saint-Léonard, qui ne manquera pas de le dire à l’abbé Couturier ; ainsi mademoiselle Cormon recevra ce boulet ramé dans ses œuvres-vives. Le vieux marquis d’Esgrignon invitera l’abbé de Sponde à dîner, afin d’arrêter un cancan qui ferait tort à mademoiselle Cormon si je me prononçais contre elle, à moi si elle me refusait. L’abbé sera bien et dûment entortillé ; puis mademoiselle Cormon ne tiendra pas contre une visite de mademoiselle d’Esgrignon17 qui lui démontrera la grandeur et l’avenir de cette alliance. L’héritage de l’abbé vaut plus de cent mille écus, les économies de la fille doivent monter à plus de deux cent mille livres, elle a son hôtel, le Prébaudet et quinze mille livres de rente. Un mot à mon ami le comte de Fontaine, et je deviens Maire d’Alençon, Député ; puis, une fois assis sur les bancs de la Droite, nous arriverons à la Pairie, en criant La clôture ! ou À l’ordre !

Rentrée chez elle, madame Granson eut une vive explication avec son fils qui ne voulut pas comprendre la liaison qui existait entre ses opinions et ses amours. Ce fut la première querelle qui troubla l’harmonie de ce pauvre ménage.

Le lendemain, à neuf heures, mademoiselle Cormon, emballée dans sa carriole avec Josette, et qui se dessinait comme une {p. 75} pyramide sur l’océan de ses paquets, montait la rue Saint-Blaise pour se rendre au Prébaudet, où devait la surprendre l’événement qui précipita son mariage, et que ne pouvaient prévoir ni madame Granson, ni du Bousquier, ni monsieur de Valois, ni mademoiselle Cormon. Le hasard est le plus grand de tous les artistes.

Le lendemain de son arrivée au Prébaudet, mademoiselle Cormon était fort innocemment occupée, sur les huit heures du matin, à écouter pendant son déjeuner les divers rapports de son garde et de son jardinier, lorsque Jacquelin fit une vigoureuse irruption dans la salle à manger.

– Mademoiselle, dit-il tout ébouriffé, monsieur votre oncle vous expédie un exprès, le fils à la mère Grosmort, avec une lettre. Le gars est parti d’Alençon avant le jour, et ne le voilà pas moins arrivé. Il a couru presque comme Pénélope ! Faut-il lui donner un verre de vin ?

– Qu’a-t-il pu arriver, Josette, mon oncle serait-il…

– Il n’écrirait pas, dit la femme de chambre en devinant les craintes de sa maîtresse.

– Vite ! vite ! s’écria mademoiselle Cormon après avoir lu les premières lignes, que Jacquelin attelle Pénélope. – Arrange-toi, ma fille, pour avoir tout remballé dans une demi-heure, dit-elle à Josette. Nous retournons à la ville…

– Jacquelin ! cria Josette excitée par le sentiment qu’exprima le visage de mademoiselle Cormon.

Jacquelin, instruit par Josette, arriva disant : – Mais, mademoiselle, Pénélope mange son avoine.

– Hé ! qu’est-ce que cela me fait ! je veux partir à l’instant.

– Mais, mademoiselle, il va pleuvoir !

– Eh ! bien, nous serons mouillés.

– Le feu est à la maison, dit en murmurant Josette piquée du silence que gardait sa maîtresse en achevant la lettre, la lisant et relisant.

– Achevez donc au moins votre café, ne vous tournez pas le sang ! Regardez comme vous êtes rouge.

– Je suis rouge, Josette ! dit-elle en allant se regarder dans une glace dont le tain tombait et qui lui offrit l’image de ses traits doublement renversés. Mon Dieu ! pensa mademoiselle Cormon, si j’allais être laide ! – Allons, Josette, allons, ma fille, habille-moi. Je veux être prête avant que Jacquelin n’ait attelé Pénélope. Si tu {p. 76} ne peux remettre mes paquets dans la voiture, je les laisserai ici, plutôt que de perdre une minute.

Si vous avez bien compris l’excès de monomanie à laquelle le désir de se marier avait fait arriver mademoiselle Cormon, vous partagerez son émotion. Le digne oncle annonçait à sa nièce que monsieur de Troisville, ancien militaire au service de Russie, petit-fils d’un de ses meilleurs amis, souhaitait se retirer à Alençon, et lui demandait l’hospitalité, en se recommandant de l’amitié que l’abbé portait à son grand-père, le vicomte de Troisville, chef d’escadre sous Louis XV. L’ancien Vicaire-Général épouvanté priait instamment sa nièce de revenir pour l’aider à recevoir leur hôte et à lui faire les honneurs de la maison, car la lettre avait éprouvé quelque retard, monsieur de Troisville pouvait lui tomber sur les bras dans la soirée. À la lecture de cette lettre pouvait-il être question des soins que demandait le Prébaudet ? En ce moment, le garde et le fermier, témoins de l’effarouchement de leur maîtresse, se tenaient cois en attendant ses ordres. Quand ils l’arrêtèrent au passage afin d’obtenir leurs instructions, pour la première fois de sa vie mademoiselle Cormon, la despotique vieille fille qui voyait tout par elle-même au Prébaudet, leur dit un comme vous voudrez ! qui les frappa de stupéfaction ; car leur maîtresse poussait le soin administratif jusqu’à compter ses fruits et les enregistrait par sortes, afin de diriger la consommation suivant le nombre de chaque espèce de fruit.

– Je crois rêver, dit Josette en voyant sa maîtresse volant par les escaliers comme un éléphant auquel Dieu aurait donné des ailes.

Bientôt, malgré une pluie battante, mademoiselle sortit du Prébaudet, laissant à ses gens la bride sur le cou. Jacquelin n’osa prendre sur lui de presser le petit trot habituel de la paisible Pénélope, qui, semblable à la belle reine dont elle portait le nom, avait l’air de faire autant de pas en arrière qu’elle en faisait en avant. Voyant cette allure, mademoiselle ordonna d’une voix aigre à Jacquelin d’avoir à faire galoper, à coups de fouet s’il le fallait, la pauvre jument étonnée ; tant elle avait peur de ne pas avoir le temps d’arranger convenablement la maison pour recevoir monsieur de Troisville. Elle calculait que le petit-fils d’un ami de son oncle pouvait n’avoir que quarante ans ; un militaire devait être immanquablement garçon, elle se promettait donc, son oncle aidant, de {p. 77} ne pas laisser sortir du logis monsieur de Troisville dans l’état où il y entrerait. Quoique Pénélope galopât, mademoiselle Cormon, occupée de ses toilettes et rêvant une première nuit de noces, dit plusieurs fois à Jacquelin qu’il n’avançait pas. Elle se remuait dans la carriole sans répondre aux demandes de Josette, et se parlait à elle-même comme une personne qui roule de grands desseins. Enfin, la carriole atteignit la grande rue d’Alençon qui s’appelle la rue Saint-Blaise en y entrant du côté de Mortagne ; mais vers l’hôtel du More elle prend le nom de la rue de la porte de Séez, et devient la rue du Bercail en débouchant sur la route de Bretagne. Si le départ de mademoiselle Cormon faisait grand bruit dans Alençon, chacun peut imaginer le tapage que dut y faire son retour le lendemain de son installation au Prébaudet, et par une pluie battante qui lui fouettait le visage sans qu’elle parût en prendre souci. Chacun remarqua le galop fou de Pénélope, l’air narquois de Jacquelin, l’heure matinale, les paquets cen dessus dessous, enfin la conversation animée de Josette et de mademoiselle Cormon, leur impatience surtout. Les biens de la maison de Troisville se trouvaient situés entre Alençon et Mortagne, Josette connaissait les branches diverses de la famille de Troisville. Un mot dit par Mademoiselle en atteignant le pavé d’Alençon avait mis Josette au fait de l’aventure ; la discussion s’était établie entre elles, et toutes deux avaient arrêté que le de Troisville attendu devait être un gentilhomme entre quarante et quarante-deux ans, garçon, ni riche ni pauvre. Mademoiselle se voyait vicomtesse de Troisville.

– Et mon oncle qui ne me dit rien, qui ne sait rien, qui ne s’informe de rien ? Oh ! comme c’est mon oncle ! il oublierait son nez s’il ne tenait pas à son visage !

N’avez-vous pas remarqué que, dans ces sortes de circonstances, les vieilles filles deviennent comme Richard III, spirituelles, féroces, hardies, prometteuses, et, comme des clercs grisés, ne respectent plus rien ? Aussitôt la ville d’Alençon, instruite en un moment, du haut de la rue Saint-Blaise jusqu’à la porte de Séez, de ce retour précipité accompagné de circonstances graves, fut perturbée dans tous ses viscères publics et domestiques. Les cuisinières, les marchands, les passants se dirent cette nouvelle de porte à porte ; puis elle monta dans la région supérieure. Bientôt ces mots : – Mademoiselle Cormon est revenue ! éclatèrent comme une bombe dans tous les ménages. En ce moment, Jacquelin quittait le banc {p. 78} de bois poli par un procédé qu’ignorent les ébénistes et où il était assis sur le devant de la carriole ; il ouvrait lui-même la grande porte verte, ronde par le haut, fermée en signe de deuil, car pendant l’absence de mademoiselle Cormon l’assemblée n’avait pas lieu. Les fidèles festoyaient alors tour à tour l’abbé de Sponde. Monsieur de Valois payait sa dette en l’invitant à dîner chez le marquis d’Esgrignon. Jacquelin appela familièrement Pénélope qu’il avait laissée au milieu de la rue ; la bête habituée à ce manége tourna d’elle-même, enfila la porte, détourna dans la cour de manière à ne pas endommager le massif de fleurs. Jacquelin la reprit par la bride et mena la voiture devant le perron.

– Mariette ! cria mademoiselle Cormon.

Mais Mariette était occupée à fermer la grande porte.

– Mademoiselle ?

– Ce monsieur n’est pas venu ?

– Non, mademoiselle.

– Et mon oncle ?

– Mademoiselle, il est à l’église.

Jacquelin et Josette étaient en ce moment sur la première marche du perron et tendaient leurs mains pour manœuvrer leur maîtresse sortie de la carriole et qui se hissait sur le brancard en s’accrochant aux rideaux. Mademoiselle se jeta dans leurs bras, car depuis deux ans elle ne voulait plus se risquer à se servir du marchepied en fer et à double maille fixé dans le brancard par un horrible mécanisme à gros boulons. Quand mademoiselle Cormon fut sur le haut du perron, elle regarda sa cour d’un air de satisfaction.

– Allons, allons, Mariette, laissez la grande porte et venez ici.

– Le torchon brûle, dit Jacquelin à Mariette quand la cuisinière passa près de la carriole.

– Voyons, mon enfant, quelles provisions as-tu ? dit mademoiselle Cormon en s’asseyant sur la banquette de la longue antichambre comme une personne excédée de fatigue.

– Mais je n’ai rin, dit Mariette en se mettant les poings sur les hanches. Mademoiselle sait bien que, pendant son absence, monsieur l’abbé dîne toujours en ville ; hier je suis allée le quérir chez mademoiselle Armande.

– Où est-il donc ?

{p. 79} – Monsieur l’abbé, il est à l’église, il ne rentrera qu’à trois heures.

– Il ne pense à rien, mon oncle. N’aurait-il pas dû te dire d’aller au marché ! Mariette, vas-y ; sans jeter l’argent, n’épargne rien, prends-y tout ce qu’il y aura de bien, de bon, de délicat. Va t’informer aux diligences comment l’on se procure des pâtés. Je veux des écrevisses des rus18 de la Brillante. Quelle heure est-il ?

– Neuf heures quart moins.

– Mon Dieu, Mariette, ne perds pas le temps à babiller, la personne attendue par mon oncle peut arriver d’un instant à l’autre ; s’il fallait lui donner à déjeuner, nous serions de jolis cœurs.

Mariette se retourna vers Pénélope en sueur, et regarda Jacquelin d’un air qui voulait dire : Mademoiselle va mettre la main sur un mari, de cette fois.

– À nous deux, Josette, reprit la vieille fille, car il faut voir à coucher monsieur de Troisville.

Avec quel bonheur cette phrase fut prononcée ! voir à coucher monsieur de Troisville (prononcez Tréville), combien d’idées dans ce mot ! La vieille fille était inondée d’espérance.

– Voulez-vous le coucher dans la chambre verte ?

– Celle de monseigneur l’Évêque, non, elle est trop près de la mienne, dit mademoiselle Cormon. Bon pour monseigneur, qui est un saint homme.

– Donnez-lui l’appartement de votre oncle.

– Il est si nu, que ce serait indécent.

– Dame, mademoiselle ! faites arranger en deux temps un lit dans votre boudoir, il y a une cheminée. Moreau trouvera bien dans ses magasins un lit à peu près pareil à l’étoffe de la tenture.

– Tu as raison, Josette. Eh ! bien, cours chez Moreau ; consulte avec lui sur tout ce qu’il faut faire, je t’y autorise. Si le lit (le lit de monsieur de Troisville !) peut être monté ce soir sans que monsieur de Troisville s’en aperçoive, au cas où monsieur de Troisville nous viendrait pendant que Moreau serait là, je le veux bien. Si Moreau ne s’y engage pas je mettrai monsieur de Troisville dans la chambre verte, quoique monsieur de Troisville sera là bien près de moi.

Josette s’en allait, sa maîtresse la rappela.

– Explique tout à Jacquelin, s’écria-t-elle d’une voix formidable et pleine d’épouvante, qu’il aille lui-même chez Moreau ! Ma {p. 80} toilette donc ! Si j’étais surprise ainsi par monsieur de Troisville, sans mon oncle pour le recevoir ! Oh ! mon oncle, mon oncle ! Viens, Josette, tu vas m’habiller.

– Mais Pénélope ! dit imprudemment Josette.

Les yeux de mademoiselle Cormon étincelèrent pour la seule fois de sa vie : – Toujours Pénélope ! Pénélope par ci, Pénélope par là ! Est-ce donc Pénélope qui est la maîtresse ?

– Mais elle est en nage et n’a pas mangé l’avoine !

– Et qu’elle crève ! s’écria mademoiselle Cormon ; mais que je me marie, pensa-t-elle.

En entendant ce mot qui lui parut un homicide, Josette resta pendant un moment interdite ; puis elle dégringola le perron à un geste que lui fit sa maîtresse.

– Mademoiselle a le diable au corps, Jacquelin ! fut la première parole de Josette.

Ainsi tout fut d’accord dans cette journée pour produire le grand coup de théâtre qui décida de la vie de mademoiselle Cormon. La ville était déjà cen dessus-dessous par suite des cinq circonstances aggravantes qui accompagnaient le retour subit de mademoiselle Cormon, à savoir : la pluie battante, le galop de Pénélope essoufflée, en sueur et les flancs rentrés ; l’heure matinale, les paquets en désordre, et l’air singulier de la vieille fille effarée. Mais quand Mariette fit son invasion au marché pour y tout enlever, quand Jacquelin vint chez le principal tapissier d’Alençon, rue de la Porte de Séez, à deux pas de l’église, pour y chercher un lit, il y eut matière aux conjectures les plus graves. On discuta cette étrange aventure au Cours, sur la Promenade ; elle occupa tout le monde, et même mademoiselle Armande chez qui se trouvait le chevalier de Valois. À deux jours de distance, la ville d’Alençon était remuée par des événements si capitaux, que quelques bonnes femmes disaient : – Mais c’est la fin du monde ! Cette dernière nouvelle se résuma dans toutes les maisons par cette phrase : – Qu’arrive-t-il donc chez les Cormon ? L’abbé de Sponde, questionné fort adroitement quand il sortit de Saint-Léonard pour aller se promener au Cours avec l’abbé Couturier, répondit bonifacement qu’il attendait le vicomte de Troisville, gentilhomme au service de Russie pendant l’émigration, et qui revenait habiter Alençon. De deux à cinq heures, une espèce de télégraphe labial joua dans la ville et apprit à tous les habitants que mademoiselle Cormon avait enfin trouvé un {p. 81} mari par correspondance, et qu’elle allait épouser le vicomte de Troisville. Ici l’on disait : Moreau fait déjà le lit. Là, le lit avait six pieds. Le lit était de quatre pieds, rue du Bercail, chez madame Granson. C’était un simple lit de repos chez du Ronceret où dînait du Bousquier. La petite bourgeoisie prétendait qu’il coûtait onze cents francs. Généralement on disait que c’était vendre la peau de l’ours. Plus loin, les carpes avaient renchéri ! Mariette s’était jetée sur le marché pour y faire une rafle générale. En haut de la rue Saint-Blaise, Pénélope avait dû crever. Ce décès se révoquait en doute chez le Receveur-Général. Néanmoins, il était authentique à la Préfecture que la bête avait expiré en tournant la porte de l’hôtel Cormon, tant la vieille fille était accourue avec vélocité sur sa proie. Le sellier qui demeurait au coin de la rue de Séez fut assez osé pour venir demander s’il était arrivé quelque chose à la voiture de mademoiselle Cormon, afin de savoir si Pénélope était morte. Du haut de la rue Saint-Blaise jusqu’au bout de la rue du Bercail, on apprit que, grâce aux soins de Jacquelin, Pénélope, cette silencieuse victime de l’intempérance de sa maîtresse, vivait encore, mais elle paraissait souffrante. Sur toute la route de Bretagne, le vicomte de Troisville était un cadet sans le sou, car les biens du Perche appartenaient au marquis de Troisville, pair de France qui avait deux enfants. Ce mariage était une bonne fortune pour le pauvre émigré, le vicomte était l’affaire de mademoiselle Cormon ; l’aristocratie de la route de Bretagne approuvait le mariage, la vieille fille ne pouvait faire un meilleur emploi de sa fortune. Mais, dans la bourgeoisie, le vicomte de Troisville était un général russe qui avait combattu contre la France, qui revenait avec une grande fortune gagnée à la cour de Saint-Pétersbourg ; c’était un étranger, un des alliés pris en haine par les Libéraux. L’abbé de Sponde avait sournoisement moyenné ce mariage. Toutes les personnes qui avaient le droit d’entrer chez mademoiselle Cormon comme chez eux se promirent d’aller la voir le soir. Pendant cette agitation transurbaine, qui fit presque oublier Suzanne, mademoiselle Cormon n’était pas moins agitée ; elle éprouvait des sentiments tout nouveaux. En regardant son salon, son boudoir, le cabinet, la salle à manger, elle fut saisie d’une appréhension cruelle. Une espèce de démon lui montra ce vieux luxe en ricanant ; les belles choses qu’elle admirait depuis son enfance furent soupçonnées, accusées de vieillesse. Enfin elle eut cette crainte qui s’empare de presque {p. 82} tous les auteurs, au moment où ils lisent une œuvre qu’ils croient parfaite à quelque critique exigeant ou blasé : les situations neuves paraissent usées ; les phrases les mieux tournées, les plus léchées, se montrent louches ou boiteuses ; les images grimacent ou se contrarient, le faux saute aux yeux. De même la pauvre fille tremblait de voir sur les lèvres de monsieur de Troisville un sourire de mépris pour ce salon d’évêque ; elle redouta de lui voir jeter un regard froid sur cette antique salle à manger ; enfin elle craignit que le cadre ne vieillît le tableau. Si ces antiquités allaient jeter sur elle un reflet de vieillesse ? Cette question qu’elle se fit lui donna la chair de poule. En ce moment, elle aurait livré le quart de ses économies pour pouvoir restaurer sa maison en un instant par un coup de baguette de fée. Quel est le fat de général qui n’a pas frissonné la veille d’une bataille ? La pauvre fille se trouvait entre un Austerlitz et un Waterloo.

– Madame la vicomtesse de Troisville, se disait-elle, le beau nom ! Nos biens iraient au moins dans une bonne maison.

Elle était en proie à une irritation qui faisait tressaillir ses plus déliés rameaux nerveux et leurs papilles depuis si long-temps noyées dans l’embonpoint. Tout son sang, fouetté par l’espérance, était en mouvement. Elle se sentait la force de converser, s’il le fallait, avec monsieur de Troisville. Il est inutile de parler de l’activité avec laquelle fonctionnèrent Josette, Jacquelin, Mariette, Moreau et ses garçons. Ce fut un empressement de fourmis occupées à leurs œufs. Tout ce qu’un soin journalier rendait si propre fut repassé, brossé, lavé, frotté. Les porcelaines des grands jours virent la lumière. Les services damassés numérotés A, B, C, D furent tirés des profondeurs où ils gisaient sous une triple garde d’enveloppes défendues par de formidables lignes d’épingles. Les plus précieux rayons de la bibliothèque furent interrogés. Enfin mademoiselle sacrifia trois bouteilles des fameuses liqueurs de madame Amphoux, la plus illustre des distillatrices d’outre-mer, nom cher aux amateurs. Grâce au dévouement de ses lieutenants, mademoiselle put se présenter au combat. Les différentes armes, les meubles, l’artillerie de cuisine, les batteries de l’office, les vivres, les munitions, les corps de réserve furent prêts sur toute la ligne. Jacquelin, Mariette et Josette reçurent l’ordre de se mettre en grande tenue. Le jardin fut ratissé. La vieille fille regretta de ne pouvoir s’entendre avec les rossignols logés dans les {p. 83} arbres pour obtenir d’eux leurs plus belles roulades. Enfin, sur les quatre heures, au moment même où l’abbé de Sponde rentrait, où mademoiselle croyait avoir vainement mis le couvert le plus coquet, apprêté le plus délicat des dîners, le clic-clac d’un postillon se fit entendre dans le Val-Noble.

– C’est lui ! se dit-elle en recevant les coups de fouet dans le cœur.

En effet, annoncé par tant de cancans, un certain cabriolet de poste où se trouvait un monsieur seul avait fait une si grande sensation en descendant la rue Saint-Blaise et tournant la rue du Cours, que quelques petits gamins et de grandes personnes l’avaient suivi, et restaient groupés autour de la porte de l’hôtel Cormon pour le voir entrer. Jacquelin, qui flairait aussi son propre mariage, avait entendu le clic-clac dans la rue Saint-Blaise, il avait ouvert la grand’porte à deux battants. Le postillon, qui était de sa connaissance, mit sa gloire à bien tourner, et arrêta net au perron. Quant au postillon, vous comprenez qu’il s’en alla bien et dûment grisé par Jacquelin. L’abbé vint au-devant de son hôte dont la voiture fut dépouillée avec la prestesse qu’auraient pu y mettre des voleurs pressés. Elle fut remisée, la grand’porte fut fermée, et il n’y eut plus de traces de l’arrivée de monsieur de Troisville en quelques minutes. Jamais deux substances chimiques ne se marièrent avec plus de promptitude que la maison Cormon n’en mit à absorber le vicomte de Troisville. Mademoiselle, de qui le cœur battait comme à un lézard pris par un pâtre, resta héroïquement dans sa bergère, au coin du feu. Josette ouvrit la porte, et le vicomte de Troisville suivi de l’abbé de Sponde se produisit aux regards de la vieille fille.

– Ma nièce, voici monsieur le vicomte de Troisville, le petit-fils d’un de mes camarades de collége. – Monsieur de Troisville, voici ma nièce, mademoiselle Cormon.

– Ah ! le bon oncle, comme il pose bien la question ! pensa Rose-Marie-Victoire.

Le vicomte de Troisville était, pour le peindre en deux mots, du Bousquier gentilhomme. Il y avait entre eux toute la différence qui sépare le genre vulgaire et le genre noble. S’ils avaient été là tous deux, il eût été impossible au libéral le plus enragé de nier l’aristocratie. La force du vicomte avait toute la distinction de l’élégance ; ses formes conservaient une dignité magnifique ; il avait des yeux bleus et des cheveux noirs, un teint olivâtre, et il ne devait pas {p. 84} avoir plus de quarante-six ans. Vous eussiez dit un bel Espagnol conservé dans les glaces de la Russie. Les manières, la démarche, la pose, tout annonçait un diplomate qui avait vu l’Europe. La mise était celle d’un homme comme il faut en voyage. Monsieur de Troisville paraissait fatigué, l’abbé lui offrit de passer dans la chambre qui lui était destinée, et fut ébahi quand sa nièce ouvrit le boudoir transformé en chambre à coucher. Mademoiselle Cormon et son oncle laissèrent alors le noble étranger vaquer à ses affaires avec l’aide de Jacquelin, qui lui apporta tous les paquets dont il avait besoin. L’abbé de Sponde et sa nièce allèrent se promener le long de la Brillante, en attendant que monsieur de Troisville eût fini sa toilette. Quoique l’abbé de Sponde fût, par un singulier hasard, plus distrait qu’à l’ordinaire, mademoiselle Cormon ne fut pas moins préoccupée que lui. Tous deux ils marchèrent en silence. La vieille fille n’avait jamais rencontré d’homme aussi séduisant que l’était l’olympien vicomte. Elle ne pouvait se dire à l’allemande : – Voilà mon idéal ! mais elle se sentait prise de la tête aux pieds, et se disait : – Voilà mon affaire ! Tout à coup elle vola chez Mariette pour savoir si le dîner pouvait subir un retard sans rien perdre de sa bonté.

– Mon oncle, ce monsieur de Troisville est bien aimable, dit-elle en revenant.

– Mais, ma fille, il n’a encore rien dit, fit en riant l’abbé.

– Mais cela se voit dans la tournure, sur la physionomie. Est-il garçon ?

– Je n’en sais rien, répondit l’abbé qui pensait à une discussion sur la grâce émue entre l’abbé Couturier et lui. Monsieur de Troisville m’a écrit qu’il désirait acquérir une maison ici. – S’il était marié il ne serait pas venu seul, reprit-il d’un air insouciant ; car il n’admettait pas que sa nièce pût penser à se marier.

– Est-il riche ?

– Il est le cadet d’une branche cadette, répondit l’oncle. Son grand-père a commandé des escadres ; mais le père de ce jeune homme a fait un mauvais mariage.

– Ce jeune homme ! répéta la vieille fille. Mais il me semble, mon oncle, qu’il a bien quarante-cinq ans, dit-elle ; car elle éprouvait un excessif désir de mettre leurs âges en rapport.

– Oui, dit l’abbé. Mais à un pauvre prêtre de soixante-dix ans, Rose, un quadragénaire paraît jeune.

{p. 85} En ce moment, tout Alençon savait que monsieur le vicomte de Troisville était arrivé chez mademoiselle Cormon. L’étranger rejoignit bientôt ses hôtes, et se prit à admirer la vue de la Brillante, le jardin et la maison.

– Monsieur l’abbé, dit-il, toute mon ambition serait de trouver une habitation semblable à celle-ci. La vieille fille voulut voir une déclaration dans cette phrase, et baissa les yeux. – Vous devez bien vous y plaire, mademoiselle ? reprit le vicomte.

– Comment ne m’y plairais-je pas ! elle est dans notre famille depuis l’an 1574, époque à laquelle un de nos ancêtres, intendant du duc d’Alençon, acquit ce terrain et la fit bâtir, dit mademoiselle Cormon. Elle est sur pilotis.

Jacquelin ayant annoncé le dîner, monsieur de Troisville offrit son bras à l’heureuse fille qui tâcha de ne pas trop s’y appuyer, elle craignait encore tant d’avoir l’air de faire des avances !

– Tout est très-harmonieux ici, dit le vicomte en s’asseyant à table.

– Nos arbres sont pleins d’oiseaux qui nous font de la musique à bon marché ; personne ne les tracasse et toutes les nuits le rossignol chante, dit mademoiselle Cormon.

– Je parle de l’intérieur de la maison, fit observer le vicomte qui ne se donna pas la peine d’étudier mademoiselle Cormon et ne reconnut point sa nullité d’esprit. – Oui, tout y est en rapport, les tons de couleur, les meubles, la physionomie.

– Cependant, elle nous coûte beaucoup, les impositions sont énormes, répondit l’excellente fille frappée du mot rapport.

– Ah ! les impositions sont chères ici ? demanda le vicomte qui préoccupé de ses idées ne remarqua point le coq-à-l’âne.

– Je ne sais pas, dit l’abbé. Ma nièce est chargée de l’administration de nos deux fortunes.

– Les impositions sont des misères pour des personnes riches, reprit mademoiselle Cormon qui ne voulut point paraître avare. Quant aux meubles, je les laisserai comme ils sont et n’y ferai rien changer : à moins que je ne me marie ; car alors il faudra que tout ici soit au goût du maître.

– Vous êtes dans les grands principes, mademoiselle, dit en souriant le vicomte, vous ferez un heureux…

– Jamais personne ne m’a dit un si joli mot, pensa la vieille fille.

{p. 86} Le vicomte complimenta mademoiselle Cormon sur le service, sur la tenue de la maison, en avouant qu’il croyait la province arriérée, et qu’il la trouvait très-comfortable.

– Qu’est-ce que c’est que ce mot-là, bon Dieu ? pensa-t-elle. Où est le chevalier de Valois pour y répondre ? Comfortable ? Y a-t-il plusieurs mots là-dedans ? Allons, du courage, se dit-elle, c’est peut-être un mot russe, je ne suis pas obligée d’y répondre. – Mais, reprit-elle à haute voix en se sentant la langue déliée par l’éloquence que trouvent presque toutes les créatures humaines dans les circonstances capitales, monsieur, nous avons ici la plus brillante société. La ville se réunit précisément chez moi. Vous pourrez en juger tout à l’heure, car quelques-uns de nos fidèles auront sans doute appris mon retour, et viendront me voir. Nous avons le chevalier de Valois, un seigneur de l’ancienne cour, homme d’infiniment d’esprit, de goût ; puis monsieur le marquis d’Esgrignon et mademoiselle Armande sa sœur (elle se mordit la langue et se ravisa) : une fille remarquable dans son genre, ajouta-t-elle. Elle a voulu rester fille pour laisser toute sa fortune à son frère et à son neveu.

– Ah ! fit le vicomte, oui, les d’Esgrignon, je me les rappelle.

– Alençon est très-gai, reprit la vieille fille une fois lancée. On s’y amuse beaucoup, le Receveur-Général donne des bals, le préfet est un homme aimable, monseigneur l’Évêque nous honore quelquefois de sa visite…

– Allons, reprit en souriant le vicomte, j’ai donc bien fait de vouloir revenir, comme le lièvre, mourir au gîte.

– Moi aussi, dit la vieille fille, je suis comme le lièvre, je meurs où je m’attache.

Le vicomte prit le proverbe ainsi rendu pour une plaisanterie, et sourit.

– Ah ! se dit la vieille fille, tout va bien, il me comprend, celui-là !

La conversation se soutint sur des généralités. Par une de ces mystérieuses puissances inconnues, indéfinissables, mademoiselle Cormon retrouvait dans sa cervelle, sous la pression de son désir d’être aimable, toutes les tournures de phrases du chevalier de Valois. C’était comme dans un duel où le diable semble ajuster lui-même le canon du pistolet. Jamais adversaire ne fut mieux couché en joue. Le vicomte était beaucoup trop {p. 87} homme de bonne compagnie pour parler de l’excellence du dîner ; mais son silence était un éloge. En buvant les vins délicieux que lui servait profusément Jacquelin, il paraissait reconnaître des amis et les retrouver avec un vif plaisir, car le véritable amateur n’applaudit pas, il jouit. Il s’informa curieusement du prix des terrains, des maisons, des emplacements ; il se fit longuement décrire par mademoiselle Cormon l’endroit du confluent de la Brillante et de la Sarthe. Il s’étonna de ce que la ville se fût placée si loin de la rivière, la topographie du pays l’occupait beaucoup. Le silencieux abbé laissa tenir à sa nièce le dé de la conversation. Véritablement, mademoiselle crut occuper monsieur de Troisville qui lui souriait avec grâce, et qui s’engagea pendant ce dîner beaucoup plus que ses plus empressés épouseurs ne s’étaient engagés en quinze jours. Aussi, comptez que jamais convive ne fut mieux ouaté de petits soins, enveloppé de plus d’attentions. Vous eussiez dit un amant chéri, de retour dans le ménage dont il fait le bonheur. Mademoiselle prévoyait le moment où il fallait du pain au vicomte, elle le couvait de ses regards ; quand il tournait la tête, elle lui mettait adroitement un supplément du mets qu’il paraissait aimer ; elle l’aurait fait crever s’il eût été gourmand ; mais quel délicieux échantillon n’était-ce pas de ce qu’elle comptait faire en amour ? Elle ne commit pas la sottise de se déprécier, elle mit bravement toutes voiles dehors, arbora tous ses pavillons, se posa comme la reine d’Alençon et vanta ses confitures. Enfin elle pêcha des compliments, en parlant d’elle-même, comme si tous ses trompettes étaient morts. Elle s’aperçut qu’elle plaisait au vicomte, car son désir l’avait si bien transformée, qu’elle était devenue presque femme. Au dessert, elle n’entendit pas sans un ravissement intérieur des allées et des venues dans l’antichambre et des bruits au salon qui annonçaient que sa compagnie habituelle venait. Elle fit remarquer cet empressement à son oncle et à monsieur de Troisville comme une preuve de l’affection qu’on lui portait, tandis que c’était l’effet de la lancinante curiosité qui avait saisi toute la ville. Impatiente de se montrer dans sa gloire, mademoiselle Cormon dit à Jacquelin que l’on prendrait le café et les liqueurs dans le salon où le domestique alla, devant l’élite de la société, étaler les magnificences d’un cabaret de Saxe qui ne sortait de son armoire que deux fois par an. Ces circonstances furent toutes observées par la compagnie en train de gloser à petit bruit.

{p. 88} – Peste ! fit du Bousquier, rien que les liqueurs de madame Amphoux qui ne servent qu’aux quatre fêtes carillonnées !

– C’est décidément un mariage arrangé depuis un an par correspondance, dit monsieur le Président du Ronceret. Le directeur des postes reçoit ici, depuis un an, des lettres timbrées d’Odessa.

Madame Granson frissonna. Monsieur le chevalier de Valois, quoiqu’il eût dîné comme quatre, pâle jusque dans la section senestre de sa figure, sentit qu’il allait livrer son secret et dit : – Ne trouvez-vous pas qu’il fait froid aujourd’hui, je suis gelé ?

– C’est le voisinage de la Russie, fit du Bousquier.

Le chevalier le regarda d’un air qui voulait dire : – Bien joué.

Mademoiselle Cormon apparut si radieuse, si triomphante, qu’on la trouva belle. Cet éclat extraordinaire n’était pas dû seulement au sentiment ; toute la masse de son sang tempêtait en elle-même depuis le matin, et ses nerfs étaient agités par le pressentiment d’une grande crise : il fallait toutes ces circonstances pour lui avoir permis de se ressembler si peu à elle-même. Avec quel bonheur ne fit-elle pas les solennelles présentations du vicomte au chevalier, du chevalier au vicomte, de tout Alençon à monsieur de Troisville, de monsieur de Troisville à ceux d’Alençon ! Par un hasard assez explicable, le vicomte et le chevalier, ces deux natures aristocratiques, se mirent à l’instant même à l’unisson ; elles se reconnurent ; et tous deux ils se regardèrent comme deux hommes de la même sphère. Ils se mirent à causer, debout devant la cheminée. Un cercle se forma devant eux et leur conversation, quoique faite sotto voce, fut écoutée dans un religieux silence. Pour bien saisir l’effet de cette scène, il faut se figurer mademoiselle Cormon occupée à cuisiner le café de son prétendu prétendu, le dos tourné à la cheminée.

M. de Valois

Monsieur le vicomte vient, dit-on, s’établir ici ?

M. de Troisville

Oui, monsieur, je viens y chercher une maison… (mademoiselle Cormon se retourne, la tasse à la main). Et il me la faut grande, pour loger… (mademoiselle Cormon tend la tasse) ma famille. (Les yeux de la vieille fille se troublent.)

M. de Valois

Vous êtes marié ?

M. de Troisville

Depuis seize ans, avec la fille de la princesse Sherbelloff.

{p. 89} Mademoiselle Cormon tomba foudroyée : du Bousquier, qui la vit chanceler, s’élança, la reçut dans ses bras, et l’on ouvrit la porte afin qu’il pût passer sans obstacles avec cet énorme fardeau. Le fougueux républicain, conseillé par Josette, trouva des forces pour emporter la vieille fille dans sa chambre où il la déposa sur le lit. Josette, armée de ciseaux, coupa le corset serré outre mesure. Du Bousquier jeta brutalement des gouttes d’eau sur le visage de mademoiselle Cormon et sur le corsage qui s’étala comme une inondation de la Loire. La malade ouvrit les yeux, vit du Bousquier, et la pudeur lui fit jeter un cri en reconnaissant cet homme. Du Bousquier se retira, laissant entrer six femmes à la tête desquelles était madame Granson rayonnante de joie. Qu’avait fait le chevalier de Valois ? Fidèle à son système, il avait couvert la retraite.

– Cette pauvre mademoiselle Cormon, dit-il à monsieur de Troisville en regardant l’assemblée dont le rire fut réprimé par ses coups d’œil aristocratiques, le sang la tourmente horriblement, elle n’a pas voulu se faire saigner avant d’aller au Prébaudet (sa terre), et voilà l’effet des mouvements du sang au printemps.

– Elle est venue par la pluie ce matin, dit l’abbé de Sponde, elle a pu prendre un peu de froid qui aura causé cette petite révolution à laquelle elle est sujette. Mais ce ne sera rien.

– Elle me disait avant hier qu’elle ne l’avait pas eue depuis trois mois, en ajoutant que ça lui jouerait un mauvais tour, reprit le chevalier.

– Ah ! tu es marié ? dit Jacquelin en regardant monsieur de Troisville qui buvait son café à petits coups.

Le fidèle domestique épousa le désappointement de sa maîtresse, il la devina, il remporta les liqueurs de madame Amphoux offertes au célibataire et non au mari d’une Russe. Tous ces petits détails furent remarqués et prêtèrent à rire. L’abbé de Sponde savait le motif du voyage de monsieur de Troisville ; mais, par un effet de sa distraction, il n’en avait rien dit, ne sachant pas que sa nièce pût porter à monsieur de Troisville le moindre intérêt. Quant au vicomte, préoccupé par l’objet de son voyage et, comme beaucoup de maris, peu pressé de parler de sa femme, il n’avait pas eu l’occasion de se dire marié ; d’ailleurs il croyait mademoiselle Cormon instruite. Du Bousquier reparut et fut questionné à outrance. L’une des six dames descendit en annonçant que mademoiselle {p. 90} Cormon allait beaucoup mieux, et que son médecin était venu ; mais elle devait rester au lit, il paraissait urgent de la saigner. Le salon fut bientôt plein. L’absence de mademoiselle Cormon permit aux dames de s’entretenir de la scène tragi-comique étendue, commentée, embellie, historiée, brodée, festonnée, coloriée, enjolivée qui venait d’avoir lieu et qui devait le lendemain occuper tout Alençon de mademoiselle Cormon.

– Ce bon monsieur du Bousquier, comme il vous portait ! Quelle poigne ! dit Josette à sa maîtresse. Vraiment, il était pâle de votre mal, il vous aime toujours.

Cette phrase servit de clôture à cette solennelle et terrible journée.

Le lendemain, pendant toute la matinée, les moindres circonstances de cette comédie couraient dans toutes les maisons d’Alençon, et, disons-le à la honte de cette ville, elles y causaient un rire universel. Le lendemain, mademoiselle Cormon, à qui la saignée avait fait beaucoup de bien, eût paru sublime aux plus intrépides rieurs s’ils avaient été témoins de la dignité noble, de la magnifique résignation chrétienne qui l’anima quand elle donna le bras à son mystificateur involontaire pour aller déjeuner. Cruels farceurs qui la plaisantiez, pourquoi ne la vîtes-vous pas disant au vicomte : – Madame de Troisville trouvera difficilement ici un appartement qui lui convienne ; faites-moi la grâce, monsieur, d’accepter ma maison pendant tout le temps que vous serez à vous en arranger une en ville.

– Mais, mademoiselle, j’ai deux filles et deux garçons, nous vous gênerions beaucoup.

– Ne me refusez pas, dit-elle avec un regard plein d’attrition.

– Je vous l’offrais dans la réponse que je vous ai faite à tout hasard, dit l’abbé, mais vous ne l’avez pas reçue.

– Quoi, mon oncle, vous saviez…

La pauvre fille s’arrêta. Josette fit un soupir. Ni le vicomte de Troisville ni l’oncle ne s’aperçurent de rien. Après le déjeuner, l’abbé de Sponde emmena le vicomte, comme ils en étaient convenus la veille, pour lui montrer dans Alençon les maisons qu’il pouvait acquérir ou les emplacements convenables pour bâtir.

Restée seule au salon, mademoiselle Cormon dit à Josette d’un air lamentable : – Mon enfant, je suis à cette heure la fable de toute la ville.

– Eh ! bien, mademoiselle, mariez-vous !

{p. 91} – Mais, ma fille, je ne me suis point préparée à faire un choix.

– Bah ! si j’étais à votre place, je prendrais monsieur du Bousquier.

– Josette, monsieur de Valois dit qu’il est si républicain !

– Ils ne savent ce qu’ils disent, vos messieurs : ils prétendent qu’il volait la République, il ne l’aimait donc point, dit Josette en s’en allant.

– Cette fille a étonnamment d’esprit, pensa mademoiselle Cormon qui demeura seule en proie à ses perplexités.

Elle entrevoyait qu’un prompt mariage était le seul moyen d’imposer silence à la ville. Ce dernier échec, si évidemment honteux, était de nature à lui faire prendre un parti extrême, car les personnes dépourvues d’esprit sortent difficilement des sentiers bons ou mauvais dans lesquels elles entrent. Chacun des deux vieux garçons avait compris la situation dans laquelle allait être la vieille fille. Aussi tous deux s’étaient-ils promis de venir dans la matinée savoir de ses nouvelles, et, en style de garçon, pousser sa pointe. Monsieur de Valois jugea que la circonstance exigeait une toilette minutieuse, il prit un bain, il se pansa extraordinairement. Pour la première et dernière fois, Césarine le vit mettant avec une incroyable adresse un soupçon de rouge. Du Bousquier, lui, ce grossier républicain, animé par une volonté drue, ne fit pas la moindre attention à sa toilette, il accourut le premier. Ces petites choses décident de la fortune des hommes, comme de celle des empires. La charge de Kellermann à Marengo, l’arrivée de Blücher à Waterloo, le dédain de Louis XIV pour le prince Eugène, le curé de Denain ; toutes ces grandes causes de fortune ou de catastrophes, l’histoire les enregistre ; mais personne n’en profite pour ne rien négliger dans les petits faits de sa vie. Aussi, voyez ce qui arrive ? La duchesse de Langeais (voir l’Histoire des Treize) se fait religieuse pour n’avoir pas eu dix minutes de patience, le juge Popinot (voir l’Interdiction) remet au lendemain pour aller interroger le marquis d’Espard, Charles Grandet vient par Bordeaux au lieu de revenir par Nantes, et l’on appelle ces événements des hasards, des fatalités. Un soupçon de rouge à mettre tua les espérances du chevalier de Valois, ce gentilhomme ne pouvait périr que de cette manière : il avait vécu par les Grâces, il devait mourir de leur main. Pendant que le chevalier donnait un dernier coup d’œil à sa toilette, le gros du Bousquier entrait au salon de la fille désolée. Cette entrée se combina {p. 92} avec une pensée favorable au républicain, à travers une délibération où le chevalier avait néanmoins tous les avantages.

– Dieu le veut, se dit la vieille fille en voyant du Bousquier.

– Mademoiselle, vous ne trouverez pas mon empressement mauvais ; je n’ai pas voulu me fier à cette grosse bête de René pour savoir de vos nouvelles, et je suis venu moi-même.

– Je vais parfaitement bien, répondit-elle d’une voix émue. Je vous remercie, monsieur du Bousquier, fit-elle après une pause et d’une voix très-accentuée, de la peine que vous avez prise et que je vous ai donnée hier…

Elle se souvenait d’avoir été dans les bras de du Bousquier, et ce hasard surtout lui paraissait un ordre du ciel. Elle avait été vue pour la première fois par un homme, sa ceinture brisée, son lacet rompu, ses trésors violemment lancés hors de leur écrin.

– Je vous portais de si grand cœur que je vous ai trouvée légère.

Ici mademoiselle Cormon regarda du Bousquier comme elle n’avait encore regardé aucun homme dans le monde. Encouragé, le fournisseur jeta sur la vieille fille une œillade qui l’atteignit au cœur.

– C’est dommage, ajouta-t-il, que cela ne m’ait pas donné le droit de vous garder pour toujours à moi. (Elle écouta d’un air ravi.) – Évanouie, là, sur ce lit, entre nous, vous étiez ravissante ; je n’ai jamais vu dans ma vie de plus belle personne, et j’ai vu beaucoup de femmes !… Les femmes grasses ont cela de bien qu’elles sont superbes à voir, elles n’ont qu’à se montrer, elles triomphent !

– Vous voulez vous moquer de moi, fit la vieille fille, et ce n’est pas bien quand toute la ville interprète mal peut-être ce qui m’est arrivé hier.

– Aussi vrai que j’ai nom du Bousquier, mademoiselle, je n’ai jamais changé de sentiments à votre égard, et votre premier refus ne m’a pas découragé.

La vieille fille avait les yeux baissés. Il y eut un moment de silence cruel pour du Bousquier. Mais mademoiselle Cormon prit son parti, elle releva ses paupières, des larmes roulaient dans ses yeux, elle regarda du Bousquier tendrement.

– Si cela est, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, promettez-moi seulement de vivre en chrétien, de ne jamais contrarier mes habitudes religieuses, de me laisser maîtresse de choisir mes directeurs, et je vous accorde ma main, dit-elle en la lui tendant.

{p. 93} Du Bousquier saisit cette bonne grosse main pleine d’écus, et la baisa saintement.

– Mais, dit-elle en lui laissant baiser sa main, je demande encore une chose.

– Elle est accordée, et si elle est impossible, elle se fera (réminiscence de Beaujon).

– Hélas ! reprit la vieille fille, pour l’amour de moi, il faut vous charger d’un péché que je sais être énorme, le mensonge est un des sept péchés capitaux ; mais vous vous en confesserez, n’est-ce pas ? Nous en ferons tous deux pénitence… (Ils se regardèrent tous deux tendrement.) D’ailleurs, peut-être rentre-t-il dans les mensonges que l’Église nomme officieux…

– Serait-elle comme Suzanne ? se disait du Bousquier. Quel bonheur ! – Hé ! bien, mademoiselle ? dit-il à haute voix.

– Il faut, reprit-elle, que vous puissiez prendre sur vous…

– Quoi ?

– De dire que ce mariage était convenu depuis six mois entre nous…

– Charmante femme, dit le fournisseur avec le ton d’un homme qui se dévoue, on ne fait ces sacrifices que pour une créature adorée pendant dix ans.

– Malgré mes rigueurs donc ? lui dit-elle.

– Oui, malgré vos rigueurs.

– Monsieur du Bousquier, je vous avais mal jugé.

Elle lui retendit sa grosse main rouge que rebaisa du Bousquier. En ce moment, la porte s’ouvrit, les deux fiancés regardèrent qui entrait et ils aperçurent le délicieux mais tardif chevalier de Valois.

– Ah ! dit-il en entrant, vous voilà debout, belle reine.

Elle sourit au chevalier et sentit au cœur une pression. Monsieur de Valois, remarquablement jeune et séduisant, avait l’air de Lauzun entrant au Palais-Royal chez Mademoiselle.

– Eh ! cher du Bousquier, dit-il d’un ton railleur, tant il se croyait sûr du succès, monsieur de Troisville et l’abbé de Sponde examinent votre maison comme des toiseurs.

– Ma foi, dit du Bousquier, si le vicomte de Troisville en veut, elle est à lui pour quarante mille francs. Elle me devient fort {p. 94} inutile ! Si mademoiselle me le permet… Il faut que cela se sache. – Mademoiselle, puis-je le dire ? – Oui ! – Hé ! bien, soyez le premier, mon cher chevalier, à qui j’apprenne… (mademoiselle Cormon baissa les yeux) l’honneur, dit l’ancien fournisseur, la faveur que me fait mademoiselle, et que j’ai gardée sous le secret depuis quelques mois. Nous nous marions dans quelques jours, le contrat est rédigé, nous le signerons demain. Vous comprenez que ma maison de la19 rue du Cygne me devient inutile. Je cherchais sous main des acquéreurs, et l’abbé de Sponde, qui le savait, a naturellement conduit chez moi monsieur de Troisville…

Ce gros mensonge avait une telle couleur de vérité, que le chevalier y fut pris. Mon cher chevalier était comme la revanche prise par Pierre-le-Grand sur Charles XII à Pultawa de toutes ses précédentes défaites. Du Bousquier se vengeait là délicieusement de mille traits piquants qu’il avait reçus en silence ; mais, dans son triomphe, il fit un geste de jeune homme, il se passa la main dans son faux toupet, et… il l’enleva.

– Je vous en félicite l’un et l’autre, dit le chevalier d’un air agréable, et souhaite que vous finissiez comme les contes de fées : Ils furent très-heureux et eurent beau–coup D’ENFANTS ! Et il massait une prise de tabac. – Mais, monsieur, vous oubliez que… vous avez un faux toupet, ajouta-t-il d’une voix railleuse.

Du Bousquier rougit, il avait le faux toupet à dix pouces de son crâne. Mademoiselle Cormon leva les yeux, vit la nudité du crâne et baissa les yeux par pudeur. Du Bousquier lança sur le chevalier le plus venimeux regard que jamais crapaud ait arrêté sur sa proie.

– Canailles d’aristocrates qui m’avez dédaigné, je vous écraserai quelque jour ! pensait-il.

Le chevalier de Valois crut avoir ressaisi tous ses avantages. Mais mademoiselle Cormon n’était point fille à comprendre la connexité que mettait le chevalier entre son souhait et le faux toupet, d’ailleurs, l’eût-elle comprise, sa main ne lui appartenait plus. Monsieur de Valois vit bientôt que tout était perdu. En effet, l’innocente fille, en apercevant ces deux hommes muets, voulut les occuper.

– Faites donc tous deux un piquet, dit-elle sans y mettre de malice.

Du Bousquier sourit, et alla, comme futur maître du logis, prendre la table de piquet. Le chevalier de Valois, soit qu’il eût {p. 95} perdu la tête, soit qu’il voulût rester là pour étudier les causes de son désastre, et y remédier, se laissa faire comme un mouton qu’on mène à la boucherie. Il avait reçu le plus violent coup de massue qui puisse atteindre un homme, et un gentilhomme pouvait être étourdi à moins. Bientôt le digne abbé de Sponde et le vicomte de Troisville rentrèrent. Aussitôt mademoiselle Cormon se leva, courut dans l’antichambre, prit son oncle à part et lui dit sa résolution à l’oreille. En apprenant que la maison de la rue du Cygne convenait à monsieur de Troisville, elle pria son futur de lui rendre le service de dire que son oncle la savait à vendre. Elle n’osa pas confier ce mensonge à l’abbé, de peur d’une distraction. Le mensonge prospéra mieux que si c’eût été une action vertueuse. Dans la soirée, tout Alençon apprit la grande nouvelle. Depuis quatre jours, la ville était occupée comme aux jours néfastes de 1814 et de 1815. Les uns riaient, les autres admettaient le mariage, ceux-ci le blâmaient, ceux-là l’approuvaient. La classe moyenne d’Alençon en fut heureuse, elle y vit une conquête. Le lendemain, chez ses amis, le chevalier de Valois dit un mot cruel.

– Les Cormon finissent comme ils ont commencé : d’intendant à fournisseur, il n’y a que la main !

La nouvelle du choix fait par mademoiselle Cormon atteignit au cœur le pauvre Athanase, mais il ne laissa rien transpirer des horribles agitations auxquelles il fut en proie. Quand il apprit le mariage, il était chez le Président du Ronceret où sa mère faisait un boston. Madame Granson regarda son fils dans une glace, elle le trouva pâle ; mais il l’était depuis le matin, car il avait entendu parler vaguement de ce mariage. Mademoiselle Cormon était une carte sur laquelle Athanase jouait sa vie, et le froid pressentiment d’une catastrophe l’enveloppait déjà. Lorsque l’âme et l’imagination ont agrandi le malheur, en ont fait un fardeau trop lourd pour les épaules et pour le front ; quand une espérance long-temps caressée, dont les réalisations apaiseraient le vautour ardent qui ronge le cœur, vient à manquer, et que l’homme n’a foi ni en lui malgré ses forces, ni en l’avenir malgré la puissance divine, alors il se brise. Athanase était un fruit de l’éducation impériale. La fatalité, cette religion de l’Empereur, descendit du trône jusque dans les derniers rangs de l’armée, jusque sur les bancs du collége. Athanase arrêta ses yeux sur le jeu de madame du Ronceret avec une stupeur qui pouvait si bien passer pour de l’indifférence, que madame Granson crut s’être {p. 96} trompée sur les sentiments de son fils. L’apparente insouciance d’Athanase expliquait son refus de faire à ce mariage le sacrifice de ses opinions libérales, mot qui venait d’être créé pour l’empereur Alexandre, et qui procédait, je crois, de madame de Staël par Benjamin Constant. À compter de cette fatale soirée, l’infortuné jeune homme alla se promener à l’endroit le plus pittoresque de la Sarthe, sur une rive d’où les dessinateurs qui se sont occupés d’Alençon se sont placés pour y prendre des points de vue. Il s’y trouve des moulins. La rivière égaie les prairies. Les bords de la Sarthe sont garnis d’arbres élégants de forme et bien jetés. Si le paysage est plat, il ne manque pas des grâces décentes qui distinguent la France où les yeux ne sont jamais ni fatigués par un jour oriental, ni attristés par de trop constantes brumes. Ce lieu était solitaire. En province, personne ne fait attention à une jolie vue, soit que chacun soit blasé, soit défaut de poésie dans l’âme. S’il existe en province un mail, un plan, une promenade d’où se découvre une riche perspective, c’est l’endroit où personne ne va. Athanase affectionna cette solitude animée par l’eau, où les prés reverdissaient sous les premiers sourires du soleil printanier. Ceux qui l’y voyaient assis sous un peuplier, et qui recevaient son regard profond, dirent parfois à madame Granson : – Votre fils a quelque chose.

– Je sais ce qu’il fait ! répondait la mère d’un air satisfait en donnant à entendre qu’il méditait une grande œuvre.

Athanase ne se mêla plus de politique, il n’eut plus d’opinion ; mais il parut, à plusieurs reprises, assez gai, gai d’ironie comme ceux qui insultent à eux seuls tout un monde. Ce jeune homme, en dehors de toutes les idées, de tous les plaisirs de la province, intéressait peu de personnes, il n’était même pas matière à curiosité. Si l’on parla de lui à sa mère, ce fut à cause d’elle. Il n’y eut pas une âme qui sympathisât avec celle d’Athanase ; pas une femme, pas un ami ne vinrent à lui pour sécher ses larmes, il les jeta dans la Sarthe. Si la magnifique Suzanne eût passé par là, combien de malheurs n’aurait pas enfantés cette rencontre, car ces deux êtres se seraient aimés ! Elle y vint cependant. L’ambition de Suzanne eut pour cause le récit d’une aventure assez extraordinaire qui, vers 1799, avait commencé à l’auberge du More, et dont le récit avait ravagé sa cervelle d’enfant. Une fille de Paris, belle comme les anges, avait été chargée par la police de se faire aimer du marquis de Montauran, l’un des chefs envoyés par les {p. 97} Bourbons pour commander les Chouans ; elle l’avait rencontré précisément à l’auberge du More au retour de son expédition de Mortagne : elle l’avait séduit et l’avait livré. Cette fantastique personne, ce pouvoir de la beauté sur l’homme, tout dans l’affaire de Marie de Verneuil et du marquis de Montauran, éblouit Suzanne ; elle éprouva dès l’âge de raison un désir de se jouer des hommes. Quelques mois après sa fuite, elle ne se refusa donc pas à traverser sa ville natale pour aller en Bretagne avec un artiste. Elle voulut voir Fougères où s’était dénouée l’aventure du marquis de Montauran, et parcourir le théâtre de cette guerre pittoresque dont les tragédies, encore peu connues, avaient bercé son jeune âge. Puis elle désirait traverser Alençon dans un si brillant entourage et si bien métamorphosée que personne ne la reconnût. Elle comptait en un seul moment mettre sa mère à l’abri du malheur, et délicatement envoyer au pauvre Athanase la somme qui, dans notre époque, est pour le génie ce qu’était, au Moyen-âge, le cheval de combat et l’armure que Rebecca procure à Ivanhoé.

Un mois se passa dans les plus étranges alternatives, relativement au mariage de mademoiselle Cormon. Il y eut un parti d’Incrédules qui nia le mariage, et un parti de Croyants qui l’affirma. Au bout de quinze jours, le parti des Incrédules reçut un vigoureux échec : la maison de du Bousquier fut vendue quarante-trois mille francs à monsieur de Troisville, qui ne voulait qu’une maison fort simple à Alençon ; car il devait aller plus tard à Paris quand la princesse Sherbellof serait décédée : il comptait attendre paisiblement cet héritage en s’occupant à reconstituer sa terre. Ceci semblait positif. Les Incrédules ne se laissèrent pas accabler. Ils prétendirent que, marié ou non, du Bousquier faisait une excellente affaire ; sa maison ne lui était revenue qu’à vingt-sept mille francs. Les Croyants furent battus par cette péremptoire observation des Incrédules. Choisnel, le notaire de mademoiselle Cormon, n’avait pas encore entendu parler du premier mot relativement au contrat, dirent encore les Incrédules. Les Croyants, fermes dans leur foi, remportèrent, le vingtième jour, une victoire signalée sur les Incrédules. Monsieur Lepressoir, notaire des Libéraux, vint chez mademoiselle Cormon où le contrat fut signé. Ce fut le premier des nombreux sacrifices que devait faire mademoiselle Cormon à son mari. Du Bousquier portait une haine profonde à Choisnel ; il lui attribuait le premier refus qu’il avait essuyé de mademoiselle Armande, {p. 98} et le refus de mademoiselle Armande avait, selon lui, dicté celui de mademoiselle Cormon. Le vieil athlète du Directoire fit si bien auprès de la noble fille, qui croyait avoir mal jugé la belle âme du fournisseur, qu’elle voulut expier ses torts : elle sacrifia son notaire à l’amour ! néanmoins, elle lui communiqua le contrat, et Choisnel, qui était un homme digne de Plutarque, défendit par écrit les intérêts de mademoiselle Cormon. Cette circonstance seule faisait traîner le mariage en longueur. Mademoiselle Cormon reçut plusieurs lettres anonymes. Elle apprit, à son grand étonnement, que Suzanne était une fille aussi vierge qu’elle pouvait l’être elle-même, et que le séducteur au faux toupet ne devait jamais se trouver pour quelque chose en de pareilles aventures. Mademoiselle Cormon dédaigna les lettres anonymes ; mais elle écrivit à Suzanne, dans le but d’éclairer la religion de la Société de Maternité. Suzanne, qui sans doute avait appris le futur mariage de du Bousquier, avoua sa ruse, envoya mille francs à l’Association, et desservit fortement le vieux fournisseur. Mademoiselle Cormon convoqua la Société de Maternité, qui tint une séance extraordinaire, où l’on prit un arrêté portant que le bureau ne secourrait plus les malheurs à échoir, mais uniquement ceux échus. Nonobstant ces menées qui défrayaient la ville de cancans distillés avec friandise, les bans se publiaient aux Églises et à la Mairie. Athanase dut préparer les actes. Par mesure de pudeur publique et de sûreté générale, la fiancée alla au Prébaudet où du Bousquier, flanqué d’atroces et somptueux bouquets, se rendait le matin et revenait pour dîner, le soir. Enfin, par une pluvieuse et triste journée de juin, à midi, le mariage entre mademoiselle Cormon et le sieur du Bousquier, disaient les Incrédules, eut lieu à la paroisse d’Alençon, à la vue de tout Alençon. Les époux se rendirent de chez eux à la Mairie, de la Mairie à l’église dans une calèche, magnifique pour Alençon, que du Bousquier avait fait venir de Paris en secret. La perte de la vieille carriole fut aux yeux de toute la ville une espèce de calamité. Le sellier de la Porte de Séez jeta les hauts cris, car il perdait cinquante francs de rente que lui rapportaient les raccommodages. Alençon vit avec effroi le luxe s’introduisant dans la ville par la maison Cormon. Chacun craignit le renchérissement des denrées, l’exhaussement du prix des loyers, et l’invasion des mobiliers parisiens. Il y eut des personnes assez piquées de curiosité pour donner quelque dix sous à Jacquelin afin de regarder de près la calèche {p. 99} attentatoire à l’économie du pays. Les deux chevaux achetés en Normandie effrayèrent aussi beaucoup.

– Si nous achetons ainsi nous-mêmes nos chevaux, dit la société du Ronceret, nous ne les vendrons donc plus à ceux qui les viennent chercher.

Quoique bête, le raisonnement parut profond en ce qu’il empêchait le pays d’accaparer l’argent étranger. Pour la province, la richesse des nations consiste moins dans l’active rotation de l’argent que dans un stérile entassement. Enfin la meurtrière prophétie de la vieille fille fut accomplie. Pénélope succomba à la pleurésie qu’elle avait gagnée quarante jours avant le mariage, rien ne la put sauver. Madame Granson, Mariette, madame du Coudrai, madame du Ronceret, toute la ville remarqua que madame du Bousquier était entrée à l’église du pied gauche ! présage d’autant plus horrible que déjà le mot La Gauche prenait une acception politique. Le prêtre chargé de lire la formule ouvrit par hasard son livre à l’endroit du De profundis. Ainsi ce mariage fut accompagné de circonstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, que personne n’en augura bien. Tout alla de mal en pis. Il n’y eut point de noces, car les nouveaux mariés partirent pour le Prébaudet. Les coutumes parisiennes allaient donc triompher des coutumes provinciales, se disait-on. Le soir, Alençon commenta toutes ces niaiseries ; et il y eut un déchaînement assez général chez les personnes qui comptaient sur une de ces noces de Gamache qui se font toujours en province, et que la société considère comme lui étant dues. La noce de Mariette et de Jacquelin se fit gaiement : ils furent les deux seules personnes qui contredirent les sinistres prophéties.

Du Bousquier voulut employer le gain fait sur sa maison à restaurer et moderniser l’hôtel Cormon. Il avait décidé de passer deux saisons au Prébaudet, et il y emmena son oncle de Sponde. Cette nouvelle répandit l’effroi dans la ville, où chacun pressentit que du Bousquier allait entraîner le pays dans la funeste voie du comfort. Cette peur s’augmenta quand les gens de la ville aperçurent un matin du Bousquier venant du Prébaudet au Val-Noble pour surveiller ses travaux, dans un tilbury attelé d’un nouveau cheval, ayant à ses côtés René en livrée. Le premier acte de son administration avait été de placer toutes les économies de sa femme en rentes sur le Grand-Livre, lesquelles étaient à 67 fr. 50 cent. Dans l’espace d’une année, pendant laquelle il joua constamment à la hausse, il se fit {p. 100} une fortune personnelle presque aussi considérable que l’était celle de sa femme. Mais ces foudroyants présages, ces innovations perturbatrices furent dépassés par un événement qui se rattachait à ce mariage et le fit paraître encore plus funeste. Le soir même de la célébration, Athanase et sa mère se trouvaient, après leur dîner, devant un petit feu de bourrées, nommées des régalades, et que la servante leur allumait au dessert dans le salon.

– Eh ! bien, nous irons ce soir chez le Président du Ronceret, puisque nous voilà sans mademoiselle Cormon, dit madame Granson. Mon Dieu ! je ne m’habituerai jamais à l’appeler madame du Bousquier, ce nom-là me déchire les lèvres.

Athanase regarda sa mère d’un air mélancolique et contraint, il ne pouvait plus sourire, et il voulait comme saluer cette naïve pensée qui pansait sa blessure sans la guérir.

– Maman, dit-il en reprenant sa voix d’enfance, tant sa voix fut douce, de même qu’il reprenait ce mot abandonné depuis quelques années ; ma chère maman, ne sortons pas encore, il fait si bon là, devant ce feu !

La mère entendit sans la comprendre cette suprême prière d’une mortelle douleur.

– Restons, mon enfant, dit-elle. J’aime certes mieux causer avec toi, écouter tes projets, que de faire un boston où je puis perdre mon argent.

– Tu es belle ce soir, j’aime à te regarder. Puis je suis dans un courant d’idées qui s’harmonient à ce pauvre petit salon où nous avons tant souffert.

– Où nous souffrirons encore, mon pauvre Athanase, jusqu’à ce que tes ouvrages réussissent. Moi, je suis faite à la misère ; mais toi, mon trésor, voir ta belle jeunesse passée sans plaisir ! rien que du travail dans ta vie ! Cette pensée est une maladie pour une mère ; elle me tourmente le soir, et le matin elle me réveille. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait ? de quel crime me punissez-vous ?

Elle quitta sa bergère, prit une petite chaise et se colla contre Athanase de manière à mettre sa tête sur la poitrine de son enfant. Il y a toujours la grâce de l’amour chez une maternité vraie. Athanase baisa sa mère sur les yeux, sur ses cheveux gris, au front, avec la sainte volonté d’appuyer son âme partout où s’appuyaient ses lèvres.

{p. 101} – Je ne réussirai jamais, dit-il en essayant de tromper sa mère sur la funeste résolution qu’il roulait dans sa tête.

– Bah ! ne vas-tu pas te décourager ? Comme tu le dis, la pensée peut tout. Avec dix bouteilles d’encre, dix rames de papier et sa forte volonté, Luther a bouleversé l’Europe ! eh ! bien, tu t’illustreras, et tu feras le bien avec les mêmes moyens qui lui ont servi à faire le mal. N’as-tu pas dit cela ? Moi, je t’écoute, vois-tu ; je te comprends plus que tu ne le crois, car je te porte encore dans mon sein, et la moindre de tes pensées y retentit comme autrefois le plus léger de tes mouvements.

– Je ne réussirai pas ici, vois-tu, maman ; et je ne veux pas te donner le spectacle de mes déchirements, de mes luttes, de mes angoisses. Oh ! ma mère, laisse-moi quitter Alençon ; je veux aller souffrir loin de toi.

– Je veux être toujours à tes côtés, moi, reprit orgueilleusement la mère. Souffrir sans ta mère, ta pauvre mère qui sera ta servante s’il le faut, qui se cachera pour ne pas te nuire si tu le demandais ; ta mère qui alors ne t’accuserait point d’orgueil. Non, non, Athanase, nous ne nous séparerons jamais.

Athanase embrassa sa mère avec l’ardeur d’un agonisant qui embrasse la vie.

– Je le veux cependant, reprit-il. Sans cela, tu me perdrais… Cette double douleur, la tienne et la mienne, me tuerait. Il vaut mieux que je vive, n’est-ce pas ?

Madame Granson regarda son fils d’un air hagard. – Voilà donc ce que tu couves ! On me le disait bien. Ainsi tu pars !

– Oui.

– Tu ne partiras pas sans me tout dire, sans me prévenir. Il te faut un trousseau, de l’argent. J’ai des louis cousus dans mon jupon de dessous, il faut que je te les donne.

Athanase pleura.

– C’est tout ce que je voulais te dire, reprit-il. Maintenant je vais te conduire chez le président. Allons…

Le fils et la mère sortirent. Athanase quitta sa mère sur le pas de la porte de la maison où elle allait passer la soirée. Il regarda long-temps la lumière qui s’échappait par les fentes des volets ; il s’y colla, il éprouva la plus frénétique des joies quand, au bout d’un quart d’heure, il entendit sa mère disant : – Grande indépendance en cœur !

{p. 102} – Pauvre mère ! je l’ai trompée, s’écria-t-il en gagnant la rive de la Sarthe.

Il arriva devant le beau peuplier sous lequel il avait tant médité depuis quarante jours, et où il avait apporté deux grosses pierres pour s’asseoir. Il contempla cette belle nature alors éclairée par la lune ; il revit en quelques heures tout son avenir de gloire : il passa dans les villes émues à son nom ; il entendit les applaudissements de la foule ; il respira l’encens des fêtes, il adora toute sa vie rêvée, il s’élança radieux en de radieux triomphes, il se dressa sa statue, il évoqua toutes ses illusions pour leur dire adieu dans un dernier banquet olympique. Cette magie avait été possible pendant un moment, maintenant elle s’était à jamais évanouie. Dans ce moment suprême il étreignit son bel arbre, auquel il s’était attaché comme à un ami ; puis il mit chaque pierre dans chacune des poches de sa redingote et la boutonna. Il était à dessein sorti sans chapeau. Il alla reconnaître l’endroit profond qu’il avait choisi depuis long-temps ; il s’y glissa résolument en tâchant de ne point faire de bruit, et il en fit très-peu. Quand, vers neuf heures et demie, madame Granson revint chez elle, sa servante ne lui parla pas d’Athanase, elle lui remit une lettre, madame Granson l’ouvrit et lut ce peu de mots : Ma bonne mère, je suis parti, ne m’en veux pas !

– Il a fait là un beau coup ! s’écria-t-elle. Et son linge, et de l’argent ! Il m’écrira, j’irai le retrouver. Ces pauvres enfants se croient toujours plus fins que père et mère. Et elle se coucha tranquille.

La Sarthe avait eu dans la matinée précédente une crue prévue par les pêcheurs. Ces crues d’eaux-troubles amènent des anguilles entraînées de leurs ruisseaux. Or, un pêcheur avait tendu ses engins dans l’endroit où s’était jeté le pauvre Athanase en croyant qu’on ne le retrouverait jamais. Vers six heures du matin, le pêcheur ramena ce jeune corps. Les deux ou trois amies qu’avait la pauvre veuve employèrent mille précautions pour la préparer à recevoir cette horrible dépouille. La nouvelle de ce suicide eut, comme on le pense bien, un grand retentissement dans Alençon. La veille, le pauvre homme de génie n’avait pas un seul protecteur ; le lendemain de sa mort, mille voix s’écrièrent : – « Je l’aurais si bien aidé, moi ! » Il est si commode de se poser charitable gratis. Ce suicide fut expliqué par le chevalier de Valois. Le gentilhomme {p. 103} raconta, dans un esprit de vengeance, le naïf, le sincère, le bel amour d’Athanase pour mademoiselle Cormon. Madame Granson, éclairée par le chevalier, se rappela mille petites circonstances, et confirma les récits de monsieur de Valois. L’histoire devint touchante, quelques femmes pleurèrent. Madame Granson eut une douleur concentrée, muette, qui fut peu comprise. Il est pour les mères en deuil deux genres de douleur. Souvent le monde est dans le secret de leur perte ; leur fils apprécié, admiré, jeune ou beau, sur une belle route et voguant vers la fortune, ou déjà glorieux, excite d’universels regrets ; le monde s’associe au deuil et l’atténue en l’agrandissant. Mais il y a la douleur des mères qui seules savent ce qu’était leur enfant, qui seules en ont reçu les sourires, qui ont observé seules les trésors de cette vie trop tôt tranchée ; cette douleur cache son crêpe dont la couleur fait pâlir celle des autres deuils ; mais elle ne se décrit point, et heureusement il est peu de femmes qui sachent quelle corde du cœur est alors à jamais coupée. Avant que madame du Bousquier ne revînt à la ville, la présidente du Ronceret20, l’une de ses bonnes amies, était allée déjà lui jeter ce cadavre sur les roses de sa joie, lui apprendre à quel amour elle s’était refusée ; elle lui répandit tout doucettement mille gouttes d’absinthe sur le miel de son premier mois de mariage. Quand madame du Bousquier rentra dans Alençon, elle rencontra par hasard madame Granson au coin du Val-Noble ! Le regard de la mère, mourant de chagrin, atteignit la vieille fille au cœur. Ce fut à la fois mille malédictions dans une seule, mille flammèches dans un rayon. Madame du Bousquier en fut épouvantée, ce regard lui avait prédit, souhaité le malheur. Le soir même de la catastrophe, madame Granson, l’une des personnes les plus opposées au curé de la ville, et qui tenait pour le desservant de Saint-Léonard, frémit en songeant à l’inflexibilité des doctrines catholiques professées par son propre parti. Après avoir mis elle-même son fils dans un linceul, en pensant à la mère du Sauveur, madame Granson se rendit, l’âme agitée21 d’une horrible angoisse, à la maison de l’assermenté. Elle trouva le modeste prêtre occupé à emmagasiner les chanvres et les lins qu’il donnait à filer à toutes les femmes, à toutes les filles pauvres de la ville afin que jamais les ouvrières ne manquassent d’ouvrage, charité bien entendue qui sauva plus d’un ménage incapable de mendier. Le curé quitta ses chanvres et s’empressa d’emmener madame Granson dans sa salle où la mère désolée {p. 104} reconnut, en voyant le souper du curé, la frugalité de son propre ménage.

– Monsieur l’abbé, dit-elle, je viens vous supplier… Elle fondit en larmes sans pouvoir achever.

– Je sais ce qui vous amène, répondit le saint homme ; mais je me fie à vous, madame, et à votre parente madame du Bousquier, pour apaiser Monseigneur à Séez. Oui, je prierai pour votre malheureux enfant ; oui, je dirai des messes ; mais évitons tout scandale et ne donnons pas lieu aux méchants de la ville de se rassembler dans l’église… Moi seul, sans clergé, nuitamment…

– Oui, oui, comme vous voudrez, pourvu qu’il soit en terre sainte ! dit la pauvre mère en prenant la main du prêtre et la baisant.

Vers minuit donc, une bière fut clandestinement portée à la paroisse par quatre jeunes gens, les camarades les plus aimés d’Athanase. Il s’y trouvait quelques amies de madame Granson, groupes de femmes noires et voilées ; puis les sept ou huit jeunes gens qui avaient reçu quelques confidences de ce talent expiré. Quatre torches éclairaient la bière couverte d’un crêpe. Le curé, servi par un discret enfant de chœur22, dit une messe mortuaire. Puis le suicide fut conduit sans bruit dans un coin du cimetière où une croix de bois noirci, sans inscription, indiqua sa place à la mère. Athanase vécut et mourut dans les ténèbres. Aucune voix n’accusa le curé, l’évêque garda le silence. La piété de la mère racheta l’impiété du fils.

Quelques mois après, un soir, la pauvre femme, insensée de douleur, et mue par une de ces inexplicables soifs qu’ont les malheureux de se plonger les lèvres dans leur amer calice, voulut aller voir l’endroit où son fils s’était noyé. Son instinct lui disait peut-être qu’il y avait des pensées à reprendre sous ce peuplier ; peut-être aussi désirait-elle voir ce que son fils avait vu pour la dernière fois ? Il y a des mères qui mourraient de ce spectacle, d’autres s’y livrent à une sainte adoration. Les patients anatomistes de la nature humaine ne sauraient trop répéter les vérités contre lesquelles doivent se briser les éducations, les lois et les systèmes philosophiques. Disons-le souvent : il est absurde de vouloir ramener les sentiments à des formules identiques ; en se produisant chez chaque homme, ils se combinent avec les éléments qui lui sont propres, et prennent sa physionomie.

{p. 105} Madame Granson vit venir de loin une femme qui s’écria sur le lieu fatal : – C’est donc là !

Une seule personne pleura là, comme y pleurait la mère. Cette créature était Suzanne. Arrivée le matin à l’hôtel du More, elle avait appris la catastrophe. Si le pauvre Athanase avait vécu, elle aurait pu faire ce que de nobles personnes, sans argent, rêvent de faire, et ce à quoi ne pensent jamais les riches, elle eût envoyé quelque mille francs en écrivant dessus : Argent dû à votre père par un camarade qui vous le restitue. Cette ruse angélique avait été inventée par Suzanne pendant son voyage.

La courtisane aperçut madame Granson, et s’éloigna précipitamment après lui avoir dit : – Je l’aimais !

Suzanne, fidèle à sa nature, ne quitta pas Alençon sans changer en fleurs de nénuphar les fleurs d’oranger qui couronnaient la mariée. Elle, la première, déclara que madame du Bousquier ne serait jamais que mademoiselle Cormon. Elle vengea d’un coup de langue Athanase et le cher chevalier de Valois.

Alençon fut témoin d’un suicide continu bien autrement pitoyable, car Athanase fut promptement oublié par la société qui veut et doit promptement oublier ses morts. Le pauvre chevalier de Valois mourut de son vivant, il se suicida tous les matins pendant quatorze ans. Trois mois après le mariage de du Bousquier, la société remarqua, non sans étonnement, que le linge du chevalier devenait roux, et ses cheveux furent irrégulièrement peignés. Ébouriffé, le chevalier de Valois n’existait plus ! Quelques dents d’ivoire désertèrent sans que les observateurs du cœur humain pussent découvrir à quel corps elles avaient appartenu, si elles étaient de la légion étrangère ou indigènes, végétales ou animales, si l’âge les arrachait au chevalier ou si elles étaient oubliées dans le tiroir de sa toilette. La cravate se roula sur elle-même, indifférente à l’élégance ! Les têtes de nègre pâlirent en s’encrassant. Les rides du visage se plissèrent, se noircirent et la peau se parchemina. Les ongles incultes se bordèrent parfois d’un liséré de velours noir. Le gilet se montra sillonné de roupies oubliées qui s’étalèrent comme des feuilles d’automne. Le coton des oreilles ne fut plus que rarement renouvelé. La tristesse siégea sur ce front et glissa ses teintes jaunes au fond des rides. Enfin, les ruines si savamment réprimées lézardèrent ce bel édifice et montrèrent combien l’âme a de puissance sur le corps ; puisque l’homme blond, le {p. 106} cavalier, le jeune premier mourut quand faillit l’espoir. Jusqu’alors, le nez du chevalier s’était produit sous une forme gracieuse ; jamais il n’en était tombé ni pastille noire humide ni goutte d’ambre ; mais le nez du chevalier barbouillé de tabac qui débordait sous les narines, et déshonoré par les roupies qui profitaient de la gouttière située au milieu de la lèvre supérieure ; ce nez, qui ne se souciait plus de paraître aimable, révéla les énormes soins que le chevalier prenait autrefois de lui-même et fit comprendre, par leur étendue, la grandeur, la persistance des desseins de l’homme sur mademoiselle Cormon. Il fut écrasé par un calembour de du Coudrai qu’il fit d’ailleurs destituer. Ce fut la première vengeance que le bénin chevalier poursuivit ; mais ce calembour était assassin et dépassait de cent coudées tous les calembours du Conservateur des hypothèques. Monsieur du Coudrai, voyant cette révolution nasale, avait nommé le chevalier Nérestan. Enfin, les anecdotes imitèrent les dents ; puis les bons mots devinrent rares ; mais l’appétit se soutint, le gentilhomme ne sauva que l’estomac dans ce naufrage de toutes ses espérances ; s’il prépara mollement ses prises, il mangea toujours effroyablement. Vous devinerez le désastre que cet événement amena dans les idées en apprenant que monsieur de Valois s’entretint moins fréquemment avec la princesse Goritza. Un jour il vint chez mademoiselle Armande avec un mollet devant son tibia. Cette banqueroute des grâces fut horrible, je vous jure, et frappa tout Alençon. Ce quasi-jeune homme devenu vieillard, ce personnage qui sous l’affaissement de son âme passait de cinquante à quatre-vingt-dix ans, effraya la société. Puis il livra son secret, il avait attendu, guetté mademoiselle Cormon ; il avait, chasseur patient, ajusté son coup pendant dix ans, et il avait manqué la bête. Enfin la République impuissante l’emportait sur la vaillante Aristocratie et en pleine Restauration. La forme triomphait du fond, l’esprit était vaincu par la matière, la diplomatie par l’insurrection. Dernier malheur ! une grisette blessée révéla le secret des matinées du chevalier, il passa pour un libertin. Les Libéraux lui jetèrent les enfants trouvés de du Bousquier, et le faubourg Saint-Germain d’Alençon les accepta très-orgueilleusement ; il en rit, il dit : – Ce bon chevalier, que vouliez-vous qu’il fît ? Il plaignit le chevalier, le mit dans son giron, ranima ses sourires, et une haine effroyable s’amassa sur la tête de du Bousquier. Onze personnes passèrent aux d’Esgrignon et quittèrent le salon Cormon.

{p. 107} Ce mariage eut surtout pour effet de dessiner les partis dans Alençon. La maison d’Esgrignon y figura la haute aristocratie, car les Troisville revenus s’y rattachèrent. La maison Cormon représenta, sous l’habile influence de du Bousquier, cette fatale opinion qui sans être vraiment libérale, ni résolument royaliste, enfanta les 221 au jour où la lutte se précisa entre le plus auguste, le plus grand, le seul vrai pouvoir, la Royauté, et le plus faux, le plus changeant, le plus oppresseur pouvoir, le pouvoir dit parlementaire qu’exercent des assemblées électives. Le salon du Ronceret, secrètement allié au salon Cormon, fut hardiment libéral.

À son retour du Prébaudet, l’abbé de Sponde éprouva de continuelles souffrances qu’il refoula dans son âme et sur lesquelles il se tut devant sa nièce ; mais il ouvrit son cœur à mademoiselle Armande à laquelle il avoua que, folie pour folie, il eût préféré le chevalier de Valois à monsieur du Bousquier. Jamais le cher chevalier n’aurait eu le mauvais goût de contrarier un pauvre vieillard qui n’avait plus que quelques jours à vivre. Du Bousquier avait tout détruit au logis. L’abbé dit en roulant de maigres larmes dans ses yeux éteints : – Mademoiselle, je n’ai plus le couvert où je me promène depuis cinquante ans ! Mes bien-aimés tilleuls ont été rasés ! Au moment de ma mort, la République m’apparaît encore sous la forme d’un horrible bouleversement à domicile !

– Il faut pardonner à votre nièce, dit le chevalier de Valois. Les idées républicaines sont la première erreur de la jeunesse qui cherche la liberté, mais qui trouve le plus horrible des despotismes, celui de la canaille impuissante. Votre pauvre nièce n’est pas punie par où elle a péché.

– Que vais-je devenir dans une maison où dansent des femmes nues peintes sur les murs ? Où retrouver les tilleuls sous lesquels je lisais mon bréviaire !

Semblable à Kant qui ne put donner de lien à ses pensées23, lorsqu’on lui eut abattu le sapin qu’il avait l’habitude de regarder pendant ses méditations, de même le bon abbé ne put obtenir le même élan dans ses prières en marchant à travers des allées sans ombre. Du Bousquier avait fait planter un jardin anglais !

– C’était mieux, disait madame du Bousquier sans le penser, mais l’abbé Couturier l’avait autorisée à commettre beaucoup de choses pour plaire à son mari.

Cette restauration ôta tout son lustre, sa bonhomie, son air {p. 108} patriarcal à la vieille maison. Semblable au chevalier de Valois dont l’incurie pouvait passer pour une abdication, de même la majesté bourgeoise du salon des Cormon n’exista plus quand il fut blanc et or, meublé d’ottomanes en acajou, et tendu de soie bleue. La salle à manger, ornée à la moderne, rendit les plats moins chauds, on n’y mangeait plus aussi bien qu’autrefois. Monsieur du Coudrai prétendit qu’il se sentait les calembours arrêtés dans le gosier par les figures peintes sur les murs, et qui le regardaient dans le blanc des yeux. À l’extérieur, la province y respirait encore ; mais l’intérieur de la maison révélait le fournisseur du Directoire. Ce fut le mauvais goût de l’agent de change : des colonnes de stuc, des portes en glace, des profils grecs, des moulures sèches, tous les styles mêlés, une magnificence hors de propos. La ville d’Alençon glosa pendant quinze jours de ce luxe qui parut inouï ; puis, quelques mois après, elle en fut orgueilleuse, et plusieurs riches fabricants renouvelèrent leur mobilier et se firent de beaux salons. Les meubles modernes commencèrent à se montrer dans la ville. On y vit des lampes astrales ! L’abbé de Sponde pénétra l’un des premiers les malheurs secrets que ce mariage devait apporter dans la vie intime de sa nièce bien-aimée. Le caractère de simplicité noble qui régissait leur commune existence fut perdu dès le premier hiver, pendant lequel du Bousquier donna deux bals par mois. Entendre les violons et la profane musique des fêtes mondaines dans cette sainte maison ! l’abbé priait à genoux pendant que durait cette joie ! Puis, le système politique de ce grave salon fut lentement perverti. Le Grand-Vicaire devina du Bousquier : il frémit de son ton impérieux ; il aperçut quelques larmes dans les yeux de sa nièce alors qu’elle perdit le gouvernement de sa fortune, et que son mari lui laissa seulement l’administration du linge, de la table et des choses qui sont le lot des femmes. Rose n’eut plus d’ordres à donner. La volonté de monsieur était seule écoutée par Jacquelin24 devenu exclusivement cocher, par René, le groom, par un chef venu de Paris, car Mariette ne fut plus que fille de cuisine. Madame du Bousquier n’eut que Josette à régenter. Sait-on combien il en coûte de renoncer aux délicieuses habitudes du pouvoir ? Si le triomphe de la volonté est un des enivrants plaisirs de la vie des grands hommes, il est toute la vie des êtres bornés. Il faut avoir été ministre et disgracié pour connaître l’amère douleur qui saisit madame du Bousquier, alors qu’elle fut réduite à l’ilotisme le plus complet. Elle montait souvent en voiture contre son {p. 109} gré, elle voyait des gens qui ne lui convenaient pas ; elle n’avait plus le maniement de son cher argent, elle qui s’était vue libre de dépenser ce qu’elle voulait et qui alors ne dépensait rien. Toute limite imposée n’inspire-t-elle pas le désir d’aller au delà ? Les souffrances les plus vives ne viennent-elles pas du libre arbitre contrarié ? Ces commencements furent des roses. Chaque concession faite à l’autorité maritale fut alors conseillée par l’amour de la pauvre fille pour son époux. Du Bousquier se comporta d’abord admirablement pour sa femme ; il fut excellent, il lui donna des raisons valables à chaque nouvel empiétement. Cette chambre, si long-temps déserte, entendit le soir la voix des deux époux au coin du feu. Aussi, pendant les deux premières années de son mariage, madame du Bousquier se montra-t-elle très-satisfaite. Elle avait ce petit air délibéré, finaud qui distingue les jeunes femmes après un mariage d’amour. Le sang ne la tourmentait plus. Cette contenance dérouta les rieurs, démentit les bruits qui couraient sur du Bousquier et déconcerta les observateurs du cœur humain. Rose-Marie-Victoire craignait tant, en déplaisant à son époux, en le heurtant, de le désaffectionner, d’être privée de sa compagnie, qu’elle lui aurait sacrifié tout, même son oncle. Les petites joies niaises de madame du Bousquier trompèrent le pauvre abbé de Sponde, qui supporta mieux ses souffrances personnelles en pensant que sa nièce était heureuse. Alençon pensa d’abord comme l’abbé. Mais il y avait un homme plus difficile à tromper que toute la ville ! Le chevalier de Valois, réfugié sur le mont sacré de la haute aristocratie, passait sa vie chez les d’Esgrignon ; il écoutait les médisances et les caquetages, il pensait nuit et jour à ne pas mourir sans vengeance. Il avait abattu l’homme aux calembours, il voulait atteindre du Bousquier au cœur. Le pauvre abbé comprit les lâchetés du premier et dernier amour de sa nièce, il frémit en devinant la nature hypocrite de son neveu, et ses manœuvres perfides. Quoique du Bousquier se contraignît en pensant à la succession de son oncle, et ne voulût lui causer aucun chagrin, il lui porta un dernier coup qui le mit au tombeau. Si vous voulez expliquer le mot intolérance par le mot fermeté de principes, si vous ne voulez pas condamner dans l’âme catholique de l’ancien Grand-Vicaire le stoïcisme que Walter Scott vous fait admirer dans l’âme puritaine du père de Jeanie Deans, si vous voulez reconnaître dans l’Église romaine le potiùs mori quàm fœdari que vous admirez dans l’opinion {p. 110} républicaine, vous comprendrez la douleur qui saisit le grand abbé de Sponde alors qu’il vit dans le salon de son neveu le prêtre apostat, renégat, relaps, hérétique, l’ennemi de l’Église, le curé fauteur du serment constitutionnel. Du Bousquier, dont la secrète ambition était de régenter le pays, voulut, pour premier gage de son pouvoir, réconcilier le desservant de Saint-Léonard avec le curé de la paroisse, et il atteignit à son but. Sa femme crut accomplir une œuvre de paix, là où, selon l’incommutable abbé, il y avait trahison. Monsieur de Sponde se vit seul dans sa foi. L’évêque vint chez du Bousquier et parut satisfait de la cessation des hostilités. Les vertus de l’abbé François avaient tout vaincu, excepté le Romain Catholique capable de s’écrier avec Corneille :

Mon Dieu, que de vertus vous me faites haïr !

L’abbé mourut quand expira l’Orthodoxie dans le diocèse.

En 1819, la succession de l’abbé de Sponde porta les revenus territoriaux de madame du Bousquier à vingt-cinq mille livres, sans compter ni le Prébaudet, ni la maison du Val-Noble. Ce fut vers ce temps que du Bousquier rendit à sa femme le capital des économies qu’elle lui avait livrées ; il le lui fit employer à l’acquisition de biens contigus au Prébaudet, et rendit ainsi ce domaine l’un des plus considérables du Département, car les terres appartenant à l’abbé de Sponde jouxtaient celles du Prébaudet. Personne ne connaissait la fortune personnelle de du Bousquier, il faisait valoir ses capitaux chez les Keller à Paris, où il faisait quatre voyages par an. Mais, à cette époque, il passa pour l’homme le plus riche du département de l’Orne. Cet homme habile, l’éternel candidat des Libéraux, à qui sept ou huit voix manquèrent constamment dans toutes les batailles électorales livrées sous la Restauration, et qui ostensiblement répudiait les Libéraux en voulant se faire élire comme royaliste ministériel, sans pouvoir jamais vaincre les répugnances de l’administration, malgré le secours de la congrégation et de la magistrature ; ce républicain haineux, enragé d’ambition, conçut de lutter avec le royalisme et l’aristocratie dans ce pays, au moment où ils y triomphaient. Du Bousquier s’appuya sur le sacerdoce par les trompeuses apparences d’une piété bien jouée : il accompagna sa femme à la messe, il donna de l’argent pour les couvents de la ville, il soutint la congrégation du Sacré-Cœur, il se prononça pour le clergé dans toutes les occasions où le clergé combattit la {p. 111} Ville, le Département ou l’État. Secrètement soutenu par les Libéraux, protégé par l’Église, demeurant royaliste constitutionnel, il côtoya sans cesse l’aristocratie du département pour la ruiner, et il la ruina. Attentif aux fautes commises par les sommités nobiliaires et par le gouvernement, il réalisa, la bourgeoisie aidant, toutes les améliorations que la Noblesse, la Pairie et le Ministère devaient inspirer, diriger, et qu’ils entravaient par suite de la niaise jalousie des pouvoirs en France. L’opinion constitutionnelle l’emporta dans l’affaire du curé, dans l’érection du théâtre, dans toutes les questions d’agrandissement pressenties par du Bousquier, qui les faisait proposer par le parti libéral, auquel il s’adjoignait au plus fort des débats, en objectant le bien du pays. Du Bousquier industrialisa le Département. Il accéléra la prospérité de la province en haine des familles logées sur la route de Bretagne. Il préparait ainsi sa vengeance contre les gens à châteaux, et surtout contre les d’Esgrignon, au sein desquels un jour il fut sur le point d’enfoncer un poignard envenimé. Il donna des fonds pour relever les manufactures de point d’Alençon ; il raviva le commerce des toiles, la ville eut une filature. En s’inscrivant ainsi dans tous les intérêts et au cœur de la masse, en faisant ce que la Royauté ne faisait point, du Bousquier ne hasardait pas un liard. Soutenu par sa fortune, il pouvait attendre les réalisations que souvent les gens entreprenants, mais gênés, sont forcés d’abandonner à d’heureux successeurs. Il se posa comme banquier. Ce Laffitte au petit pied commanditait toutes les inventions nouvelles en prenant ses sûretés. Il faisait très bien ses affaires en faisant le bien public ; il était le moteur des Assurances, le protecteur des nouvelles entreprises de voitures publiques ; il suggérait les pétitions pour demander à l’administration les chemins et les ponts nécessaires. Ainsi prévenu, le gouvernement voyait un empiétement sur son autorité. Les luttes s’engageaient maladroitement, car le bien du pays exigeait que la Préfecture cédât. Du Bousquier aigrissait la noblesse de province contre la noblesse de cour et contre la pairie. Enfin il prépara l’effrayante adhésion d’une forte partie du royalisme constitutionnel à la lutte que soutinrent le Journal des Débats et monsieur de Chateaubriand contre le trône, ingrate opposition basée sur des intérêts ignobles, et qui fut une des causes de triomphe de la bourgeoisie et du journalisme en 1830. Aussi, du Bousquier, comme les gens qu’il représente, eut-il le bonheur de voir passer le convoi de la Royauté, sans qu’aucune {p. 112} sympathie l’accompagnât dans la province désaffectionnée par les mille causes qui se trouvent encore incomplétement énumérées ici. Le vieux républicain, chargé de messes, et qui pendant quinze ans avait joué la comédie afin de satisfaire sa vendetta, renversa lui-même le drapeau blanc de la Mairie aux applaudissements du peuple. Aucun homme, en France, ne jeta sur le nouveau trône élevé en août 1830 un regard plus enivré de joyeuse vengeance. Pour lui, l’avénement de la branche cadette était le triomphe de la Révolution. Pour lui, le triomphe du drapeau tricolore était la résurrection de la Montagne, qui, cette fois, allait abattre les gentilshommes par des procédés plus sûrs que celui de la guillotine, en ce que son action serait moins violente. La Pairie sans hérédité, la Garde nationale qui met sur le même lit de camp l’épicier du coin et le marquis, l’abolition des majorats réclamée par un bourgeois-avocat, l’Église catholique privée de sa suprématie, toutes les inventions législatives d’août 1830 furent pour du Bousquier la plus savante application des principes de 1793. Depuis 1830, cet homme est Receveur-Général. Il s’est appuyé, pour parvenir, sur ses liaisons avec le duc d’Orléans, père du roi Louis-Philippe, et avec monsieur de Folmon, l’ancien intendant de la duchesse douairière d’Orléans. On lui donne quatre-vingt mille livres de rente. Aux yeux de son pays, monsieur du Bousquier est un homme de bien, un homme respectable, invariable dans ses principes, intègre, obligeant. Alençon lui doit son association au mouvement industriel qui en fait le premier anneau par lequel la Bretagne se rattachera peut-être un jour à ce qu’on nomme la civilisation moderne. Alençon, qui ne comptait pas en 1816 deux voitures propres, vit en dix ans rouler dans ses rues des calèches, des coupés, des landaus25, des cabriolets et des tilburys, sans s’en étonner. Les bourgeois et les propriétaires, effrayés d’abord de voir le prix des choses augmentant, reconnurent plus tard que cette augmentation avait un contre-coup financier dans leurs revenus. Le mot prophétique du Président du Ronceret : – Du Bousquier est un homme très-fort ! fut adopté par le pays. Mais, malheureusement pour sa femme, ce mot est un horrible contre-sens. Le mari ne ressemble en rien à l’homme public et politique. Ce grand citoyen, si libéral au dehors, si bonhomme, animé de tant d’amour pour son pays, est despote au logis et parfaitement dénué d’amour conjugal. Cet homme si profondément astucieux, hypocrite, rusé, ce Cromwel {p. 113} du Val-Noble, se comporte dans son ménage comme il se comportait envers l’aristocratie, qu’il caressait pour l’égorger. Comme son ami Bernadotte, il chaussa d’un gant de velours sa main de fer. Sa femme ne lui donna pas d’enfants. Le mot de Suzanne, les insinuations du chevalier de Valois se trouvèrent ainsi justifiés26. Mais la bourgeoisie libérale, la bourgeoisie royaliste-constitutionnelle, les hobereaux, la magistrature et le parti-prêtre, comme disait le Constitutionnel, donnèrent tort à madame du Bousquier. Monsieur du Bousquier l’avait épousée si vieille ! disait-on. D’ailleurs quel bonheur pour cette pauvre femme, car à son âge il était si dangereux d’avoir des enfants ! Si madame du Bousquier confiait en pleurant ses désespoirs périodiques à madame du Coudrai, à madame du Ronceret, ces dames lui disaient : – Mais vous êtes folle, ma chère, vous ne savez pas ce que vous désirez, un enfant serait votre mort ! Puis, beaucoup d’hommes qui rattachaient, comme monsieur du Coudrai, leurs espérances au triomphe de du Bousquier, faisaient chanter ses louanges par leurs femmes. La vieille fille était assassinée par ces phrases cruelles.

– Vous êtes bien heureuse, ma chère, d’avoir épousé un homme capable, vous éviterez les malheurs des femmes qui sont mariées à des gens sans énergie, incapables de conduire leur fortune, de diriger leurs enfants.

– Votre mari vous rend la reine du pays, ma belle. Il ne vous laissera jamais dans l’embarras, celui-là ! Il mène tout dans Alençon.

– Mais je voudrais, disait la pauvre femme, qu’il se donnât moins de peine pour le public, et qu’il…

– Vous êtes bien difficile, ma chère madame du Bousquier, toutes les femmes vous envient votre mari.

Mal jugée par le monde, qui commença par lui donner tort, la chrétienne trouva, dans son intérieur, une ample carrière à déployer ses vertus. Elle vécut dans les larmes et ne cessa d’offrir au monde un visage placide. Pour une âme pieuse, n’était-ce pas un crime que cette pensée qui lui becqueta toujours le cœur : J’aimais le chevalier de Valois, et je suis la femme de du Bousquier ! L’amour d’Athanase se dressait aussi sous la forme d’un remords et la poursuivait dans ses rêves. La mort de son oncle, dont les chagrins avaient éclaté, lui rendit son avenir encore plus douloureux, car elle pensa toujours aux souffrances que son oncle dut éprouver en voyant le {p. 114} changement des doctrines politiques et religieuses de la maison Cormon. Souvent le malheur tombe avec la rapidité de la foudre, comme chez madame Granson ; mais il s’étendit, chez la vieille fille, comme une goutte d’huile qui ne quitte l’étoffe qu’après l’avoir lentement imbibée.

Le chevalier de Valois fut le malicieux artisan de l’infortune de madame du Bousquier. Il avait à cœur de détromper sa religion surprise ; car le chevalier, si expert en amour, devina du Bousquier marié comme il avait deviné du Bousquier garçon. Mais le profond républicain était difficile à surprendre : son salon était naturellement fermé au chevalier de Valois, comme à tous ceux qui, dans les premiers jours de son mariage, avaient renié la maison Cormon. Puis il était supérieur au ridicule, il tenait une immense fortune, il régnait dans Alençon, il se souciait de sa femme comme Richard III se serait soucié de voir crever le cheval à l’aide duquel il aurait gagné la bataille. Pour plaire à son mari, madame du Bousquier avait rompu avec la maison d’Esgrignon, où elle n’allait plus ; mais quand son mari la laissait seule pendant ses séjours à Paris, elle faisait alors une visite à mademoiselle Armande. Or, deux ans après son mariage, précisément à la mort de l’abbé de Sponde, mademoiselle Armande aborda madame du Bousquier au sortir de Saint-Léonard, où elles avaient entendu une messe noire dite pour l’abbé. La généreuse fille crut qu’en cette circonstance elle devait des consolations à l’héritière en pleurs. Elles allèrent ensemble, en causant du cher défunt, de Saint-Léonard au Cours ; et, du Cours, elles atteignirent l’hôtel interdit où mademoiselle Armande entraîna madame du Bousquier par le charme de sa conversation. La pauvre femme désolée aima peut-être à s’entretenir de son oncle avec une personne que son oncle aimait tant. Puis elle voulut recevoir les compliments du vieux marquis qu’elle n’avait pas vu depuis près de trois années. Il était une heure et demie, elle trouva là le chevalier de Valois venu pour dîner, qui, tout en la saluant, lui prit les mains.

– Eh ! bien, chère vertueuse et bien-aimée dame, lui dit-il d’une voix émue, nous avons perdu notre saint ami ; nous avons épousé votre deuil ; oui, votre perte est aussi vivement sentie ici que chez vous… mieux, ajouta-t-il en faisant allusion à du Bousquier.

Après quelques paroles d’oraison funèbre où chacun fit sa phrase, le chevalier prit galamment le bras de madame du Bousquier et le {p. 115} mit sur le sien, le pressa fort adorablement et l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Êtes-vous heureuse au moins ? dit-il avec une voix paternelle.

– Oui, dit-elle en baissant les yeux.

En entendant ce oui, madame de Troisville, la fille de la princesse Sherbellof et la vieille marquise de Castéran vinrent se joindre au chevalier, accompagnées de mademoiselle Armande. Toutes allèrent se promener dans le jardin en attendant le dîner, sans que madame du Bousquier, hébétée par la douleur, se fût aperçue que les dames et le chevalier menaient une petite conspiration de curiosité. « Nous la tenons, sachons le mot de l’énigme ? » était une phrase écrite dans les regards que ces personnes se jetèrent.

– Pour que votre bonheur fût complet, dit mademoiselle Armande, il vous faudrait des enfants, un beau garçon comme mon neveu…

Une larme roula dans les yeux de madame du Bousquier.

– J’ai entendu dire que vous étiez la seule coupable en cette affaire, que vous aviez peur d’une grossesse ? dit le chevalier.

– Moi, dit-elle naïvement, j’achèterais un enfant par cent années d’enfer !

Sur la question ainsi posée, il s’émut une discussion conduite avec une excessive délicatesse par madame la vicomtesse de Troisville et la vieille marquise de Castéran qui entortillèrent si bien la pauvre vieille fille qu’elle livra, sans s’en douter, les secrets de son ménage. Mademoiselle Armande avait pris le bras du chevalier et s’était éloignée, afin de laisser les trois femmes causer mariage. Madame du Bousquier fut alors désabusée des mille déceptions de son mariage ; et comme elle était restée bestiote, elle amusa ses confidentes par de délicieuses naïvetés. Quoique dans le premier moment le mensonger mariage de mademoiselle Cormon fît rire toute la ville bientôt initiée aux manœuvres de du Bousquier, néanmoins madame du Bousquier gagna l’estime et la sympathie de toutes les femmes. Tant que mademoiselle Cormon avait couru sus au mariage sans réussir à se marier, chacun se moquait d’elle ; mais quand chacun apprit la situation exceptionnelle où la plaçait la sévérité de ses principes religieux, tout le monde l’admira. Cette pauvre madame du Bousquier remplaça cette bonne demoiselle Cormon. Le chevalier rendit ainsi pour quelque temps du Bousquier odieux et ridicule, mais le ridicule finit par s’affaiblir ; et quand chacun {p. 116} eut dit son mot sur lui, la médisance se lassa. Puis, à cinquante-sept ans, le muet républicain semblait à beaucoup de personnes avoir droit à la retraite. Cette circonstance envenima la haine que du Bousquier portait à la maison d’Esgrignon à un tel point, qu’elle le rendit impitoyable au jour de la vengeance. Madame du Bousquier reçut l’ordre de ne jamais mettre le pied dans cette maison. Par représailles du tour que lui avait joué le chevalier de Valois, du Bousquier, qui venait de créer le Courrier de l’Orne, y fit insérer l’annonce suivante :

Il sera délivré une inscription de mille francs de rente à la personne qui pourra démontrer l’existence d’un monsieur de Pombreton, avant, pendant ou après l’Émigration.

Quoique son mariage fût essentiellement négatif, madame du Bousquier y vit des avantages : ne valait-il pas mieux encore s’intéresser à l’homme le plus remarquable de la ville, que de vivre seule ? Du Bousquier était encore préférable aux chiens, aux chats, aux serins qu’adorent les célibataires ; il portait à sa femme un sentiment plus réel et moins intéressé que ne l’est celui des servantes, des confesseurs, et des capteurs de successions. Plus tard, elle vit dans son mari l’instrument de la colère céleste, car elle reconnut des péchés innombrables dans tous ses désirs de mariage ; elle se regarda comme justement punie ainsi des malheurs qu’elle avait causés à madame Granson, et de la mort anticipée de son oncle. Obéissant à cette religion qui ordonne de baiser les verges avec lesquelles on administre la correction, elle vantait son mari, elle l’approuvait publiquement ; mais, au confessionnal ou le soir dans ses prières, elle pleurait souvent en demandant pardon à Dieu des apostasies de son mari qui pensait le contraire de ce qu’il disait, qui souhaitait la mort de l’aristocratie et de l’Église, les deux religions de la maison Cormon. Trouvant en elle-même tous ses sentiments froissés et immolés, mais forcée par le devoir à faire le bonheur de son époux, à ne lui nuire en rien, et attachée à lui par une indéfinissable affection que peut-être l’habitude engendra, sa vie était un contre-sens perpétuel. Elle avait épousé un homme dont elle haïssait la conduite et les opinions, mais dont elle devait s’occuper avec une tendresse obligée. Souvent elle était aux anges quand du Bousquier mangeait ses confitures, quand il trouvait le dîner bon ; elle veillait à ce que ses moindres désirs fussent satisfaits. S’il oubliait la bande de son journal sur une table ; au lieu de la jeter, madame {p. 117} disait : – René, laissez cela, monsieur ne l’a pas mis là sans intention. Du Bousquier allait-il en voyage, elle s’inquiétait du manteau, du linge ; elle prenait pour son bonheur matériel les plus minutieuses précautions. S’il allait au Prébaudet, elle consultait le baromètre dès la veille pour savoir s’il ferait beau. Elle épiait ses volontés dans son regard, à la manière d’un chien qui, tout en dormant, entend et voit son maître. Si le gros du Bousquier, vaincu par cet amour ordonné, la saisissait par la taille, l’embrassait sur le front, et lui disait : – Tu es une bonne femme ! des larmes de plaisir venaient aux yeux de la pauvre créature. Il est probable que du Bousquier se croyait obligé à des dédommagements qui lui conciliaient le respect de Rose-Marie-Victoire, car la vertu catholique n’ordonne pas une dissimulation aussi complète que le fut celle de madame du Bousquier. Mais souvent la sainte femme restait muette en entendant les discours que tenaient chez elle les gens haineux qui se cachaient sous les opinions royalistes-constitutionnelles. Elle frémissait en prévoyant la perte de l’Église ; elle risquait parfois un mot stupide, une observation que du Bousquier coupait en deux par un regard. Les contrariétés de cette existence ainsi tiraillée finirent par hébéter madame du Bousquier, qui trouva plus simple et plus digne de concentrer son intelligence sans la produire au dehors, en se résignant à mener une vie purement animale. Elle eut alors une soumission d’esclave, et regarda comme une œuvre méritoire d’accepter l’abaissement dans lequel la mit son mari. L’accomplissement des volontés maritales ne lui causa jamais le moindre murmure. Cette brebis craintive chemina dès lors dans la voie que lui traça le berger ; elle ne quitta plus le giron de l’Église, et se livra aux pratiques religieuses les plus sévères, sans penser ni à Satan, ni à ses pompes, ni à ses œuvres. Elle offrit ainsi la réunion des vertus chrétiennes les plus pures, et du Bousquier devint certes l’un des hommes les plus heureux du royaume de France et de Navarre.

– Elle sera niaise jusqu’à son dernier soupir, dit le cruel Conservateur destitué qui dînait cependant chez elle deux fois par semaine.

Cette histoire serait étrangement incomplète si l’on n’y mentionnait pas la coïncidence de la mort du chevalier de Valois avec la mort de la mère de Suzanne. Le chevalier mourut avec la monarchie, en août 1830. Il alla se joindre au cortége du roi Charles X {p. 118} à Nonancourt, et l’escorta pieusement jusqu’à Cherbourg avec tous les Troisville, les Castéran, les Verneuil, etc. Le vieux gentilhomme avait pris sur lui cinquante mille francs, somme à laquelle montaient ses économies et le prix de sa rente ; il l’offrit à l’un des fidèles amis de ses maîtres pour la transmettre au roi, en objectant sa mort prochaine, en disant que cette somme venait des bontés de Sa Majesté, qu’enfin l’argent du dernier des Valois appartenait à la Couronne. On ne sait si la ferveur de son zèle vainquit les répugnances du Bourbon qui abandonnait son beau royaume de France sans en emporter un liard, et qui dut être attendri par le dévouement du chevalier ; mais il est certain que Césarine, légataire universelle de monsieur de Valois, recueillit à peine six cents livres de rente. Le chevalier revint à Alençon aussi cruellement atteint par la douleur que par la fatigue, et il expira quand Charles X toucha la terre étrangère.

Madame du Valnoble et son protecteur, qui craignait alors les vengeances du parti libéral, se trouvèrent heureux d’avoir un prétexte de venir incognito dans le village où mourut la mère de Suzanne. À la vente qui eut lieu par suite du décès du chevalier de Valois, Suzanne, désirant un souvenir de son premier et bon ami, fit pousser sa tabatière jusqu’au prix excessif de mille francs. Le portrait de la princesse Goritza valait à lui seul cette somme. Deux ans après, un jeune élégant, qui faisait collection des belles tabatières du dernier siècle, obtint de Suzanne celle du chevalier recommandée par une façon merveilleuse. Le bijou confident des plus belles amours du monde et le plaisir de toute une vieillesse, se trouve donc exposé dans une espèce de musée privé. Si les morts savent ce qui se fait après eux, la tête du chevalier doit en ce moment rougir à gauche.

Quand cette histoire n’aurait d’autre effet que d’inspirer aux possesseurs de quelques reliques adorées une sainte peur, et les faire recourir à un codicille pour statuer immédiatement sur le sort de ces précieux souvenirs d’un bonheur qui n’est plus en les léguant à des mains fraternelles, elle aurait rendu d’énormes services à la portion chevaleresque et amoureuse du public ; mais elle renferme une moralité bien plus élevée !… ne démontre-t-elle pas la nécessité d’un enseignement nouveau ? N’invoque-t-elle pas, de la sollicitude si éclairée des ministres de l’instruction publique, la création de chaires d’anthropologie, science dans laquelle {p. 119} l’Allemagne nous devance ? Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toutes parts, ils servent à tout, ils expliquent tout. S’ils sont, selon l’École Humanitaire, les flambeaux de l’histoire, ils sauveront les empires de toute révolution, pour peu que les professeurs d’histoire fassent pénétrer les explications qu’ils en donnent, jusque dans les masses départementales ! Si mademoiselle Cormon eût été lettrée, s’il eût existé dans le département de l’Orne un professeur d’anthropologie, enfin si elle avait lu l’Arioste, les effroyables malheurs de sa vie conjugale eussent-ils jamais eu lieu ? Elle aurait peut-être recherché pourquoi le poète italien nous montre Angélique préférant Médor, qui était un blond chevalier de Valois, à Roland dont la jument était morte et qui ne savait que se mettre en fureur. Médor ne serait-il pas la figure mythique des courtisans de la royauté féminine, et Roland le mythe des révolutions désordonnées, furieuses, impuissantes qui détruisent tout sans rien produire. Nous publions, en en déclinant la responsabilité, cette opinion d’un élève de monsieur27 Ballanche.

Aucun renseignement ne nous est parvenu sur les petites têtes de nègre28 en diamants. Vous pouvez voir aujourd’hui madame du Valnoble à l’Opéra. Grâce à la première éducation que lui a donnée le chevalier de Valois, elle a presque l’air d’une femme comme il faut, en n’étant qu’une femme comme il en faut.

Madame du Bousquier vit encore, n’est-ce pas dire qu’elle souffre toujours ? En atteignant à l’âge de soixante ans, époque à laquelle les femmes se permettent des aveux, elle a dit en confidence à madame du Coudrai dont le mari retrouva sa place en août 1830, qu’elle ne supportait pas l’idée de mourir fille.