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Les Petits Bourgeois

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Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études de mœurs
Scènes de la vie parisienne
Les Petits Bourgeois
[Lov. A187, 1]

DÉDICACE

À CONSTANCE VICTOIRE

Voici, madame, une de ces œuvres qui tombent, on ne sait d’où, dans la pensée et qui plaisent à un auteur, avant qu’il puisse prévoir quel sera l’accueil du public, ce grand juge du moment. Presque sûr de votre complaisance à mon engouement, je vous dédie ce livre : ne doit-il pas vous appartenir comme autrefois la dîme appartenait à l’Église, en mémoire de Dieu qui fait tout éclore, tout mûrir et dans les champs et dans l’intelligence.

Quelques restes de glaise, laissés par Molière au bas de sa colossale statue de Tartuffe, ont été maniés ici d’une main plus audacieuse qu’habile ; mais à quelque distance que je demeure du plus grand des comiques, je serai content d’avoir utilisé ces miettes prises dans l’avant-scène de sa pièce, en montrant l’hypocrite moderne à l’œuvre. La raison qui m’a le plus encouragé dans cette difficile entreprise, fut de la trouver dépouillée de toute question religieuse qui devait être écartée pour vous, si pieuse, et à cause de ce qu’un grand écrivain a nommé l’indifférence en matière de religion.

Puisse la double signification de vos noms être pour le livre une prophétie !

Daignez voir ici l’expression de la respectueuse reconnaissance de qui ose se dire le plus dévoué de vos serviteurs

H. de Balzac.

I
Le Paris qui s’en va §

Le tourniquet Saint-Jean, dont la description parut fastidieuse en son temps au commencement de l’Étude intitulée Une double famille dans les Scènes de la Vie Privée, ce naïf détail du vieux Paris n’a plus que cette existence typographique. La construction de l’Hôtel de ville, tel qu’il est aujourd’hui, balaya tout un quartier. En 1830, les passants pouvaient encore [Lov. A187, 1b] voir le Tourniquet peint sur l’enseigne d’un marchand de vin, mais la maison fut depuis abattue. Rappeler ce service, n’est-ce pas en annoncer un autre du même genre. Hélas ! le vieux Paris disparaît avec une effrayante rapidité. Çà et là, dans cette œuvre, il en restera tantôt un type d’habitation du moyen-âge, comme celle décrite au commencement du Chat-qui-pelote et dont un ou deux modèles subsistent encore ; tantôt la maison habitée par le juge Popinot, rue du Fouarre, spécimen de vieille bourgeoisie ; ici, les restes de la maison de Fulbert, là tout le bassin de la Seine sous Charles IX. Nouvel Old Mortality, pourquoi l’historien de la société française, ne sauverait-il pas ces curieuses expressions du passé, comme le vieillard de Walter Scott rafraîchissait les tombes ? Certes, depuis dix ans environ, les cris de la littérature n’ont pas été superflus, l’art commence à déguiser sous ses fleurs les ignobles façades de ce qui s’appelle à Paris les maisons de produit, et que l’un de nos poëtes compare à des commodes.

Faisons observer ici que la création de la commission municipale del ornamento qui surveille, à Milan, l’architecture des façades sur la rue et à laquelle tout propriétaire est obligé de soumettre son plan, date du douzième siècle. Aussi qui n’a pas admiré dans cette jolie capitale les effets du patriotisme des Bourgeois et des nobles pour leur ville en y admirant des constructions pleines de caractère et d’originalité ?… La spéculation, hideuse, effrénée qui, d’année en année, abaisse la hauteur des étages, découpe un appartement dans l’espace qu’occupait un salon détruit, qui supprime les jardins, influera sur les mœurs de Paris. On sera forcé de vivre bientôt plus au-dehors qu’au-dedans. La sainte vie privée, la liberté du chez soi, où se trouve-t-elle ? Elle commence à cinquante mille francs de rentes. Encore peu de millionnaires se permettent-ils le luxe d’un petit hôtel défendu par une cour sur la rue, protégé de la curiosité publique par les ombrages d’un jardin.

En nivelant les fortunes, le titre du Code qui régit les successions a produit ces phalanstères en moellons qui logent trente familles et qui donnent cent mille francs de rentes. [Lov. A187, 2] Aussi, dans cinquante ans, Paris comptera-t-il les maisons semblables à celle où demeurait, au moment où cette histoire commence, la famille Thuillier, une maison vraiment curieuse et qui mérite les honneurs d’une exacte description, ne fût-ce que pour comparer la Bourgeoisie d’autrefois à la Bourgeoisie d’aujourd’hui.

Ce jour-là, le soir, tous les personnages du drame domestique, le sujet de cette scène, se trouvaient réunis. L’excessive importance de ce récit, la profonde instruction qui en résultera pour les familles exigent ici des soins particuliers. Quelques indications, assez semblables à celles qui servent de sommaire aux pièces de théâtre, seront d’ailleurs d’autant moins déplacées en tête de cette esquisse, qu’elles faciliteront l’introduction des personnages. D’abord, la maison de monsieur Thuillier n’appartenait ni à monsieur ni à madame, mais à mademoiselle Thuillier, sœur aînée de monsieur Thuillier. La situation et l’aspect de cette maison, cadre de ce tableau de mœurs, ont d’ailleurs un parfum de petite bourgeoisie qui peut attirer ou repousser l’attention, au gré des habitudes de chacun.

Cette maison, acquise dans les six mois qui suivirent la révolution de 1830, par mademoiselle Marie-Jeanne-Brigitte Thuillier, fille majeure, est située au milieu de la rue Saint-Dominique d’Enfer, à droite en entrant par la rue d’Enfer, en sorte que le corps de logis habité par les Thuillier, entre cour et jardin, se trouve à l’exposition du midi. Le mouvement progressif par lequel la population parisienne se porte sur les hauteurs de la rive droite de la Seine, en abandonnant la rive gauche, nuisait depuis longtemps à la vente des propriétés du quartier dit Latin, lorsque des raisons, qui seront déduites à propos du caractère et des habitudes de monsieur Thuillier, déterminèrent sa sœur à l’acquisition d’une maison : elle eut celle-ci pour le prix minime de quarante-six mille francs de principal ; les accessoires allèrent à six mille francs, total : cinquante-deux mille francs. Le détail de la propriété, fait en style d’affiche, et les résultats obtenus par les soins de monsieur Thuillier, expliqueront par quels moyens tant de fortunes s’élevèrent en juillet 1830, tandis que tant de fortunes sombraient.

[Lov. A187, 3] Sur la rue, la maison présentait cette façade de moellons ravalée en plâtre, ondée par le temps et rayée par le crochet du maçon, de manière à figurer des pierres de taille. Ce devant de maison est si commun à Paris et si laid, que la ville devrait donner des primes aux propriétaires qui bâtissent en pierre et sculptent les nouvelles façades. Cette face grisâtre, percée de sept fenêtres, était élevée de trois étages et terminée par des mansardes couvertes en tuiles. La porte cochère, grosse, solide, annonçait, par sa façon et son style, que la maison avait été construite sous l’Empire, afin d’utiliser une partie de la cour d’une vaste et ancienne habitation, au temps où le quartier d’Enfer jouissait d’une certaine faveur. D’un côté se trouvait le logement du portier, de l’autre se développait l’escalier de cette première maison. Deux corps de logis, plaqués contre les maisons voisines, avaient jadis servi de remises, d’écuries, de cuisines et de communs à la maison du fond ; mais, depuis 1830, ils furent convertis en magasins. Le côté droit était loué par un marchand de papier en gros, nommé monsieur Métivier neveu, le côté gauche par un libraire nommé Barbet. Les bureaux de chaque négociant s’étendaient au-dessus de leurs magasins, et le libraire demeurait au premier, le papetier au second de la maison située sur la rue. Métivier neveu, beaucoup plus commissionnaire en papeterie que marchand, Barbet, beaucoup plus escompteur que libraire, avaient l’un et l’autre ces vastes magasins pour y serrer l’un des parties de papier achetées à des fabricants nécessiteux, l’autre les éditions d’ouvrages donnés en gage de ses prêts. Le requin de la librairie et le brochet de la papeterie vivaient en très-bonne intelligence, et leurs opérations, dénuées de cette vivacité qu’exige le commerce de détail, amenaient peu de voitures dans cette cour habituellement si [Lov. A187, 4] tranquille, que le concierge était obligé d’arracher l’herbe d’entre quelques pavés. Messieurs Barbet et Métivier, étant à peine ici dans la catégorie des comparses, faisaient quelques rares visites à leurs propriétaires, et leur exactitude à payer leurs termes, les classant parmi les bons locataires, ils passaient pour de très-honnêtes gens aux yeux de la société des Thuillier.

Quant au troisième étage sur la rue, il formait deux appartements, l’un était occupé par monsieur Dutocq, greffier de la justice de paix, ancien employé retraité, habitué du salon de Thuillier ; l’autre par le héros de cette scène ; aussi doit-on se contenter, pour le moment, de déterminer le chiffre de son loyer, sept cents francs, et la position qu’il était venu prendre au cœur de la place, trois ans avant le moment où le rideau se lèvera sur ce drame domestique. Le greffier, garçon de cinquante ans, habitait des deux logements du troisième, le plus considérable, il avait une cuisinière, et le prix de son loyer était de mille francs. Deux ans après son acquisition, mademoiselle Thuillier eut donc sept mille deux cents francs de revenu d’une maison que le précédent propriétaire avait garnie de persiennes, restaurée à l’intérieur, ornée de glaces, sans pouvoir ni la vendre, ni la louer ; et les Thuillier, logés très-grandement, comme on va le voir, jouissaient d’un des plus beaux jardins du quartier dont les arbres ombrageaient la petite rue déserte Neuve Sainte-Catherine.

Cette maison située entre cour et jardin semble avoir été un caprice de bourgeois enrichi, sous Louis XIV, celui d’un président au parlement ou la demeure d’un savant tranquille. Elle avait, dans sa belle pierre de taille avariée par le temps, un certain air de grandeur Louis-quatorzienne (permettez ce barbarisme). Les chaînes de la façade figurent des assises, les tableaux en brique rouge rappellent les côtés des [Lov. A187, 5] écuries à Versailles, les fenêtres cintrées ont des masques pour ornements à la clef du cintre et sous l’appui. Enfin la porte à petits carreaux, dans la partie supérieure, et pleine dans l’inférieure, à travers laquelle on aperçoit le jardin, est de ce style honnête et sans emphase, qui fut souvent employé pour les pavillons de concierge dans les châteaux royaux. Ce pavillon à cinq croisées est élevé de deux étages au-dessus du rez-de-chaussée, et il se recommande par une couverture à quatre pans, terminée en girouette, percée de grandes belles cheminées, et d’œils-de-bœuf. Peut-être ce pavillon est-il le débris de quelque grand hôtel ; mais, après avoir consulté les vieux plans de Paris, il ne s’est rien trouvé qui confirmât cette conjecture ; et, d’ailleurs, les titres de mademoiselle Thuillier accusent pour propriétaire sous Louis XIV, Petitot, le célèbre peintre en émaux, qui tenait cette propriété du président Lecamus ! Peut-être le président demeura-t-il en ce pavillon pendant qu’il faisait construire son fameux hôtel de la rue de Thorigny.

La Robe et l’Art ont donc également passé par là. Mais aussi quelle large entente des besoins et des plaisirs de la vie avait disposé l’intérieur de ce pavillon ! À droite, en entrant dans une salle carrée formant antichambre, se développe un escalier en pierre, sous lequel est la porte de la cave ; à [gauche s’ouvrent les portes d’un salon à] deux croisées donnant sur le jardin et d’une salle à manger donnant sur la cour. Cette salle à manger communique par le côté à une cuisine [attenant] aux magasins de Barbet. Derrière l’escalier s’étend du côté du jardin, un magnifique cabinet long à deux croisées. Le premier et le second étage forment deux appartements complets, et les logements de domestiques sont indiqués sous le comble à quatre pans par les œils-de-bœuf. Un magnifique poêle orne la vaste antichambre carrée dont les deux portes vitrées en face [Lov. A187, 6] l’une de l’autre y répandent la clarté. Cette pièce dallée en marbre blanc et noir, se recommande par un plafond à solives en saillie, jadis peintes et dorées ; mais qui, sous l’Empire sans doute, reçurent une couche de peinture blanche, uniforme. En face du poêle est une fontaine en marbre rouge à bassin de marbre. Les trois portes du cabinet, du salon et de la salle à manger offrent des dessus à cadres ovales dont les peintures attendent une restauration plus que nécessaire. La menuiserie est lourde, mais les ornements ne sont pas sans mérite. Le salon entièrement boisé rappelle le grand siècle, et par sa cheminée en marbre de Languedoc et par son plafond orné dans les angles, et par la forme des fenêtres, encore à petits carreaux. La salle à manger à laquelle on communique du salon par une porte à deux battants est dallée en pierre, les boiseries tout en chêne sans peintures et l’atroce papier moderne a remplacé les tapisseries du vieux temps. Le plafond est en châtaignier à caissons qu’on a respectés. Le cabinet, modernisé par Thuillier, ajoute à toutes les discordances. L’or et le blanc des moulures du salon sont si bien passés qu’on ne voit plus que des lignes rouges à la place de l’or, et le blanc jauni, rayé, s’écaille. Jamais les mots latins otium cum dignitate n’ont eu de plus beau commentaire aux yeux d’un poëte que dans cette noble habitation. La serrurerie de la rampe dans l’escalier est d’un caractère digne du magistrat et de l’artiste ; mais pour retrouver leurs traces aujourd’hui dans les balcons ouvragés du premier étage, dans les restes de cette majestueuse antiquité, les yeux d’un observateur poète sont nécessaires. Les Thuillier et leurs prédécesseurs ont déshonoré très-souvent ce bijou de haute bourgeoisie par les habitudes, les inventions de la petite bourgeoisie. Voyez-vous des chaises en noyer foncées de crin, une table d’acajou à toile cirée, des [Lov. A187, 7] buffets en acajou, un tapis d’occasion sous la table, des lampes en moiré métallique, un petit papier vert américain à bordure rouge, les exécrables gravures en manière noire, et des rideaux de calicot bordés de galons rouges dans cette salle à manger où banquetèrent les amis de Petitot… Comprenez-vous l’effet que font, dans le salon, les portraits de monsieur, de madame et de mademoiselle Thuillier, par Pierre Grassou, le peintre des bourgeois ; des tables de jeu qui ont vingt ans de service, des consoles du temps de l’Empire, une table à thé que supporte une grosse lyre, un meuble d’acajou ronceux garni en velours peint dont le fond est chocolat, sur la cheminée une pendule qui représente la Bellone de l’Empire, des candélabres à colonnes cannelées, des rideaux de damas de laine et des rideaux de mousseline brodée rehaussés par des embrasses en cuivre estampé ?… Sur le parquet s’étend un tapis d’occasion. La belle antichambre oblongue a des banquettes de velours et des parois à tableaux sculptés sont cachées par des armoires de divers temps et venues de tous les appartements précédemment occupés par les Thuillier. Une planche cache la fontaine et on met dessus une lampe fumeuse qui date de 1815. Enfin la peur, cette hideuse divinité, a fait adopter du côté du jardin comme du côté de la cour, de doubles portes garnies de tôle qui se replient sur le mur le jour et qui se ferment à la nuit.

Il est facile d’expliquer la déplorable profanation exercée sur ce monument de la vie privée au dix-septième siècle par la vie privée du dix-neuvième. Au commencement du consulat, peut-être, un maître maçon, acquéreur de ce petit hôtel eut l’idée de tirer parti du terrain en façade sur la rue, et il abattit probablement la belle porte cochère flanquée de petits pavillons qui complétaient ce joli séjour, pour employer un [Lov. A187, 8] mot de la vieille langue, et l’industrie du propriétaire parisien imprime sa flétrissure au front de cette élégance, comme le journal et ses presses, la fabrique et ses dépôts, le commerce et ses comptoirs remplacent l’aristocratie, la vieille bourgeoisie, la finance et la robe partout où elles avaient étalé leurs splendeurs. Quelle étude curieuse que celle des titres de propriété dans Paris. Une maison de santé fonctionne, rue des Batailles, sur la demeure du chevalier Pierre Bayard du Terrail ; le tiers-état a bâti la rue sur l’emplacement de l’hôtel Necker. Le vieux Paris s’en va, suivant les rois qui s’en sont allés. Pour un chef-d’œuvre d’architecture que sauve une princesse polonaise, combien de petits palais tombent, comme la demeure de Petitot aux mains de Thuillier ! Voici les raisons qui firent mademoiselle Thuillier propriétaire de cette maison.

II
Le beau Thuillier §

À la chute du ministère Villèle, monsieur Louis-Jérôme Thuillier, qui comptait alors vingt-six ans de service aux Finances, devint Sous-chef ; mais à peine jouissait-il de l’autorité subalterne d’une place qui jadis fut sa moindre espérance, que les événements de juillet 1830 le forcèrent à prendre sa retraite. Il calcula très-finement que sa pension serait honorablement et lestement réglée par des gens heureux de trouver une place de plus, et il eut raison, car sa pension fut liquidée à dix-sept cents francs.

Lorsque le prudent Sous-chef parla de se retirer de l’administration, sa sœur, beaucoup plus la compagne de sa vie que sa femme, trembla pour l’avenir de l’employé.

– Que va devenir Thuillier ?… fut une question que s’adressèrent avec un effroi [Lov. A187, 9] mutuel madame et mademoiselle Thuillier, alors logées dans un petit troisième rue d’Argenteuil.

– Sa pension à faire régler l’occupera pendant quelque temps, avait dit mademoiselle Thuillier ; mais je pense à un placement de mes économies qui lui taillera des croupières… Oui, ce sera presque de l’administration que de régir une propriété.

– Oh ! ma sœur, vous lui sauverez la vie, s’écria madame Thuillier.

– Mais j’ai toujours songé à cette crise-là dans la vie de Louis ! répondit la vieille fille d’un air protecteur.

Mademoiselle Thuillier avait trop souvent entendu dire à son frère : – Un tel est mort ! il n’a pas survécu deux ans à sa retraite ! Elle avait trop souvent entendu Colleville, l’ami intime de Thuillier, employé comme lui, plaisantant sur cette époque climatérique des bureaucrates, et disant : – Nous y viendrons aussi nous autres !… pour ne pas apprécier le danger que courait son frère. Le passage de l’activité à la retraite est en effet le temps critique de l’employé. Ceux d’entre les retraités qui ne savent pas ou ne peuvent pas substituer des fonctions à celles qu’ils quittent, changent étrangement : quelques-uns meurent, beaucoup s’adonnent à la pêche, occupation dont le vide se rapproche de leur travail dans les Bureaux ; quelques autres, hommes malicieux, se font actionnaires, perdent leurs économies et sont heureux d’obtenir une place dans l’entreprise qui réussit après une première liquidation, en des mains plus habiles qui la guettaient ; l’employé se frotte alors les siennes, entièrement vides, en se disant : – J’avais pourtant deviné l’avenir de cette affaire… Mais presque tous se débattent contre leurs anciennes habitudes.

[Lov. A187, 10] – Il y en a, disait Colleville, qui sont dévorés par le spleen (il prononçait splenne) particulier aux employés, ils meurent de leurs circulaires rentrées, ils ont non pas le ver mais le carton solitaire. Le petit Poiret ne pouvait pas voir un carton blanc bordé de bleu sans que cet aspect bien-aimé le fît changer de couleur, il passait du vert au jaune.

Mademoiselle Thuillier passait pour être le génie de ce ménage ; elle ne manquait ni de force ni de décision, comme son histoire particulière le démontrera. Cette supériorité, d’ailleurs relative à son entourage, lui permettait de bien juger son frère, quoiqu’elle l’adorât. Après avoir vu échouer les espérances qui reposaient sur son idole, elle avait dans son sentiment trop de maternité pour s’abuser sur la valeur sociale du Sous-chef. Thuillier et sa sœur étaient fils du premier concierge du ministère des Finances. Jérôme avait échappé, grâce à sa myopie, à toutes les réquisitions et conscriptions possibles. Le père eut l’ambition de faire de son fils un employé. Dans le commencement de ce siècle, il y eut trop de place à l’armée pour qu’il n’y en eût pas beaucoup dans les bureaux, et le manque d’employés inférieurs permit au gros père Thuillier de faire franchir à son fils les premiers degrés de la hiérarchie bureaucratique. Le concierge mourut en 1814, laissant Jérôme à la veille d’être sous-chef, mais ne lui laissant pour toute fortune que cette espérance. Le gros Thuillier et sa femme, morte en 1810, s’étaient retirés en 1806 avec une pension de retraite pour tout bien, ayant employé leurs gains à donner à Jérôme l’éducation du temps et à le soutenir, ainsi que sa sœur. On connaît l’influence de la Restauration sur la bureaucratie. Il revint des quarante et un départements supprimés une masse d’employés honorables qui demandaient des places inférieures à celles qu’ils occupaient. À ces droits acquis se joignirent les droits des familles [Lov. A187, 11] proscrites ruinées par la Révolution. Pressé entre ces deux affluents, Jérôme se trouva bien heureux de ne pas être destitué sous quelque prétexte frivole. Il trembla jusqu’au jour où, devenu sous-chef par hasard, il se vit certain d’une retraite honorable. Ce résumé rapide explique le peu de portée et de connaissances de monsieur Thuillier. Il avait su le latin, les mathématiques, l’histoire et la géographie qu’on apprend en pension ; mais il en était resté à la classe dite seconde, son père ayant voulu profiter d’une occasion pour le faire entrer au ministère en vantant la main superbe de son fils. Si donc le petit Thuillier écrivit les premières inscriptions au grand livre, il ne fit ni sa rhétorique ni sa philosophie. Engrené dans la machine ministérielle, il cultiva peu les lettres, encore moins les arts, il acquit une connaissance routinière de sa partie ; et, quand il eut l’occasion de pénétrer, sous l’Empire, dans la sphère des employés supérieurs, il y prit des formes superficielles qui cachèrent le fils du concierge ; mais il ne s’y frotta même pas d’esprit. Son ignorance lui apprit à se taire, et son silence le servit ; il s’habitua, sous le régime impérial, à cette obéissance passive qui plaît aux supérieurs, et ce fut à cette qualité qu’il dut, plus tard, sa promotion au grade de sous-chef. Sa routine devint une grande expérience, ses manières et son silence couvrirent son défaut d’instruction. Cette nullité fut un titre quand on eut besoin d’un homme nul. On eut peur de mécontenter deux partis à la chambre qui chacun protégeaient un homme, et le ministère sortit d’embarras en exécutant la loi sur l’ancienneté. Voilà comme Thuillier devint sous-chef. Mademoiselle Thuillier, sachant que son frère abhorrait la lecture, et ne pouvant remplacer les tracas du bureau par aucune affaire, avait donc sagement résolu de le jeter dans les soucis de la [Lov. A187, 12] propriété, dans la culture d’un jardin, dans les infiniment petits de l’existence bourgeoise et dans les intrigues de voisinage.

La transplantation du ménage Thuillier de la rue d’Argenteuil à la rue Saint-Dominique-d’Enfer, les soins nécessités par une acquisition, un portier convenable à trouver, les locataires à faire venir, occupèrent Thuillier de 1831 à 1832. Quand le phénomène de cette transplantation fut accompli, quand la sœur vit que Jérôme résistait à cette opération, elle lui trouva d’autres soins dont il sera question plus tard, mais dont la raison fut prise dans le caractère même de Thuillier, et qu’il n’est pas inutile de donner.

Quoique fils d’un concierge de ministère, Thuillier fut ce qu’on appelle un bel homme, d’une taille au-dessus de la moyenne, svelte, d’une physionomie assez agréable avec ses lunettes, mais effroyable, comme celle de beaucoup de myopes dès qu’il les ôtait, car l’habitude de voir à travers des bésicles avait jeté sur ses prunelles une espèce de brouillard. Entre dix-huit et trente ans, le jeune Thuillier eut des succès auprès des femmes, toujours dans une sphère qui commençait à la petite bourgeoisie et qui finissait aux chefs de division ; mais on sait que sous l’Empire la guerre laissait la société parisienne un peu dépourvue en emmenant les hommes d’énergie sur les champs de bataille, et peut-être, comme l’a dit un grand médecin, est-ce à ce fait qu’est due la mollesse de la génération qui occupe le milieu du dix-neuvième siècle. Thuillier, forcé de se faire remarquer par des agréments autres que ceux de l’esprit, apprit à valser et à danser au point d’être cité ; on l’appelait le beau Thuillier, il jouait au billard en perfection, il savait faire des découpures, son ami Colleville le serina si bien qu’il pouvait chanter les romances à la mode. Il résulta de ces petits savoir-faire cette apparence de [Lov. A187, 13] succès qui trompe la jeunesse et l’étourdit sur l’avenir. Mademoiselle Thuillier, de 1806 à 1814, croyait en son frère comme mademoiselle d’Orléans à Louis-Philippe ; elle était fière de Jérôme, elle le voyait arrivant à une direction générale, à l’aide de ses succès, qui, dans ce temps, lui ouvraient quelques salons où certes il n’aurait jamais pénétré sans les circonstances qui faisaient de la société sous l’Empire une macédoine.

Mais les triomphes du beau Thuillier eurent généralement peu de durée, les femmes ne tenaient pas plus à le garder qu’il ne tenait à les conserver ; il aurait pu fournir le sujet d’une comédie intitulée : le don Juan malgré lui. Ce métier de beau fatigua Thuillier au point de le vieillir ; son visage couvert de rides comme celui d’une vieille coquette, comptait douze ans de plus que son acte de naissance. Il lui resta de ses succès l’habitude de se regarder dans la glace, de se prendre la taille pour la dessiner et de se mettre dans des poses de danseur, qui prolongèrent au delà de la jouissance de ses avantages le bail qu’il avait fait avec ce surnom : – le beau Thuillier !

La vérité de 1806 devint moquerie en 1826. Il conserva quelques vestiges du costume des beaux de l’Empire qui ne messeyent pas d’ailleurs à la dignité d’un ancien sous-chef. Il maintient la cravate blanche à plis nombreux où le menton s’ensevelit et dont les deux bouts menacent les passants à droite et à gauche, en leur montrant un nœud passablement coquet, jadis fait par la main des belles. Tout en suivant les modes de loin, il les approprie à sa tournure, il met son chapeau très en arrière, il porte des souliers et des bas fins en été, ses redingotes allongées rappellent les lévites de l’Empire, il n’a pas encore abandonné les jabots dormants, les gilets blancs ; il joue toujours avec sa badine de [Lov. A187, 14] 1810, il se tient cambré. Personne, à voir Thuillier passant sur les boulevards, ne le prendrait pour le fils d’un homme qui faisait les déjeuners des employés au ministère des finances et qui portait la livrée de Louis XVI, il ressemble à un diplomate impérial, à un vieux préfet. Or, non-seulement mademoiselle Thuillier exploita très-innocemment le faible de son frère en le jetant dans un soin excessif de sa personne, ce qui, chez elle, était une continuation de son culte ; mais encore elle lui donna toutes les joies de la famille en transplantant auprès d’eux un ménage dont l’existence avait été quasi collatérale de la leur. Il s’agit ici de monsieur Colleville, l’ami intime de Thuillier ; mais, avant de peindre Pylade, il est d’autant plus indispensable d’en finir avec Oreste, que l’on doit expliquer pourquoi Thuillier, le beau Thuillier, se trouvait sans famille, car la famille n’existe que par les enfants, et ici doit apparaître un de ces profonds mystères qui restent ensevelis dans les arcanes de la vie privée et dont quelques traits arrivent à la surface au moment où les douleurs d’une situation cachée deviennent trop vives ; il s’agit de la vie de madame et de mademoiselle Thuillier ; car, jusqu’à présent, on n’a vu que la vie en quelque sorte publique de Jérôme Thuillier.

III
Histoire d’une domination §

Marie-Jeanne-Brigitte Thuillier, de quatre ans plus âgée que son frère lui fut entièrement sacrifiée : il était plus facile de donner un état à l’un qu’une dot à l’autre. Le malheur, pour certains caractères est un phare qui leur éclaire les parties obscures et basses de la vie sociale. Supérieure à son frère, et comme énergie et comme intelligence, Brigitte était un de ces caractères [Lov. A187, 15] qui sous le marteau de la persécution, se serrent, et deviennent compacts et d’une grande résistance, pour ne pas dire inflexibles. Jalouse de son indépendance, elle voulut se soustraire à la vie de la loge et se rendre l’unique arbitre de son sort. À l’âge de quatorze ans, elle se retira dans une mansarde à quelques pas de la Trésorerie qui se trouvait rue Vivienne, et non loin de la rue de la Vrillière où s’était établie la Banque. Elle se livra courageusement à une industrie peu connue, privilégiée grâce aux protecteurs de son père, et qui consistait à fabriquer des sacs pour la Banque, pour le Trésor et aussi pour les grandes maisons de la finance. Elle eut, dès la troisième année deux ouvrières ; en plaçant ses économies sur le grand-livre, elle se vit, en 1814, à la tête de trois mille six cents francs de rentes, gagnées en quinze ans. Elle dépensait peu, elle allait dîner presque tous les jours chez son père tant qu’il vécut, et l’on sait d’ailleurs que les rentes, dans les dernières convulsions de l’Empire furent à quarante et quelques francs ; ainsi ce résultat en apparence exagéré s’explique de lui-même. À la mort de l’ancien concierge, Brigitte et Jérôme, l’une âgée de vingt-sept ans, l’autre de vingt-trois, unirent leurs destinées. Le frère et la sœur avaient l’un pour l’autre une excessive affection. Si Jérôme, alors à l’époque de ses succès était gêné, sa sœur, vêtue de bure et les doigts pelés par le fil qui lui servait à coudre, offrait toujours quelques louis à son frère. Aux yeux de Brigitte, Jérôme était le plus bel homme et le plus charmant de l’Empire français. Tenir le ménage de son frère, être initiée à ses secrets de Lindor et de Don Juan, être sa servante, son caniche fut le rêve de Brigitte, elle s’immola presqu’amoureusement à une idole dont l’égoïsme allait être agrandi, sanctifié par elle, elle vendit quinze mille francs sa clientèle à sa première [Lov. A187, 16] ouvrière, et vint s’établir rue d’Argenteuil chez son frère en se faisant la mère, la protectrice, la servante de cet enfant chéri des dames. Brigitte, par une prudence naturelle à une fille qui devait tout à sa discrétion et à son travail, cacha sa fortune à son frère, elle craignit sans doute les dissipations d’une vie d’homme à bonnes fortunes, elle mit seulement six cents francs dans le ménage, ce qui, avec les dix-huit cents francs de Jérôme, permettait de joindre les deux bouts de l’année.

Dès les premiers jours de cette union, Thuillier écouta sa sœur comme un oracle, la consulta dans ses moindres affaires, ne lui cacha rien de ses secrets, et lui fit ainsi goûter aux fruits de la domination qui devait être le péché mignon de ce caractère. Aussi, la sœur aurait-elle tout sacrifié à son frère, elle avait tout mis sur ce cœur, elle vivait par lui. L’ascendant de Brigitte sur Jérôme se corrobora singulièrement par le mariage qu’elle lui procura vers 1814. En voyant le mouvement de compression violent que les nouveaux venus de la Restauration opérèrent dans les bureaux ; et surtout au retour de l’ancienne société qui refoulait la bourgeoisie, Brigitte comprit d’autant mieux que son frère la lui expliqua, la crise sociale où s’éteignaient leurs communes espérances. Plus de succès possibles pour le beau Thuillier chez les nobles qui succédaient aux roturiers de l’Empire ! Thuillier n’était pas de force à se donner une opinion politique, et il sentit aussi bien que sa sœur la nécessité de profiter de ses restes de jeunesse pour faire une fin. Dans cette situation, une fille jalouse comme Brigitte, voulait et devait marier son frère autant pour elle que pour lui, car elle seule pouvait rendre son frère heureux, et madame Thuillier n’était qu’un accessoire indispensable pour avoir un ou deux enfants. Si Brigitte n’eut pas tout l’esprit nécessaire à sa volonté, du moins elle eut l’instinct de [Lov. A187, 17] sa domination, car elle n’avait aucune instruction, elle allait seulement droit devant elle avec l’entêtement d’une nature habituée à réussir. Elle avait le génie du ménage, le sens de l’économie, l’entente du vivre, et l’amour du travail. Elle devina donc qu’elle ne réussirait jamais à marier Jérôme dans une sphère plus élevée que la leur, où les familles s’enquerraient de leur intérieur, et pourraient concevoir des inquiétudes en trouvant une maîtresse au logis, elle chercha dans la couche sociale inférieure des gens à éblouir, et elle rencontra près d’elle un parti convenable.

Le plus ancien des garçons de la Banque, nommé Lemprun, avait une fille unique appelée Modeste. Mademoiselle Modeste Lemprun devait hériter la fortune de sa mère, fille unique d’un cultivateur, et qui consistait en quelques arpents de terre aux environs de Paris que le vieillard exploitait toujours ; puis la fortune du bonhomme Lemprun, un homme sorti de la maison Thélusson, de la maison Keller pour entrer à la Banque, lors de la fondation. Lemprun alors chef de service, jouissait de l’estime et de la considération du gouverneur et des censeurs. Aussi le conseil de la Banque, en entendant parler du mariage de Modeste avec un honorable employé des Finances, promit-il une gratification de six mille francs. Cette gratification ajoutée à douze mille francs donnés par le père Lemprun, et à douze mille francs donnés par le sieur Galard maraîcher d’Auteuil portait la dot à trente mille francs. Le vieux Galard, monsieur et madame Lemprun étaient enchantés de cette alliance, le chef de service connaissait mademoiselle Thuillier pour une des plus dignes, des plus probes filles de Paris. Brigitte fit d’ailleurs reluire ses inscriptions au grand-livre en confiant à Lemprun qu’elle ne se marierait jamais, et ni le chef de service ni sa femme, gens de l’âge d’or, ne se seraient permis de juger [Lov. A187, 18] Brigitte : ils furent surtout frappés par l’éclat de la position du beau Thuillier, et le mariage eut lieu, selon une expression consacrée, à la satisfaction générale. Le gouverneur de la Banque et le secrétaire servirent de témoins à la mariée, de même que monsieur de La Billardière le chef de division et monsieur Rabourdin le chef de bureau furent ceux de Thuillier. Six jours après le mariage, le vieux Lemprun fut victime d’un vol audacieux dont parlèrent les journaux du temps, mais qui fut promptement oublié dans les événements de 1815. Les auteurs du vol ayant échappé, Lemprun voulut solder la différence, et quoique la Banque eut porté ce déficit au compte de pertes, le pauvre vieillard mourut du chagrin que lui causa cet affront, il regardait ce coup de main comme un attentat à sa probité septuagénaire. Madame Lemprun abandonna toute sa succession à sa fille, madame Thuillier, et alla vivre avec son père à Auteuil, où ce vieillard mourut d’accident en 1817. Effrayée d’avoir à gérer ou à louer les marais et les champs de son père, madame Lemprun pria Brigitte, dont la capacité, la probité l’émerveillaient, de liquider la fortune du bonhomme Galard et d’arranger les choses de manière à ce que sa fille en prenant tout lui assurât quinze cents francs de rentes et lui laissât la maison d’Auteuil. Les champs du vieux cultivateur vendus par parties produisirent trente mille francs. La succession de Lemprun en avait donné tout autant, et ces deux fortunes réunies à la dot faisaient en 1818 quatre-vingt-dix mille francs. La dot avait été placée en actions de la Banque au moment où elles valaient neuf cents francs. Brigitte acheta cinq mille francs de rentes pour les soixante mille, car le 5 pour 100 était à soixante, et elle fit mettre une inscription de quinze cents francs au nom de la veuve Lemprun comme usufruitière. Ainsi au commencement de l’année 1818, la pension de six cents francs1 payée [Lov. A187, 19] par Brigitte, les dix-huit cents francs de la place de Thuillier, les trois mille cinq cents francs de rentes de Modeste et le produit de trente-quatre actions de la Banque composaient au ménage Thuillier un revenu de onze mille francs administré sans conseil par Brigitte. Il a fallu s’occuper de la question financière avant tout, non-seulement pour prévenir les objections ; mais encore pour en débarrasser le drame. Tout d’abord, Brigitte donna cinq cents francs par mois à son frère, et conduisit la barque de manière à ce que cinq mille francs défrayassent la maison, elle accordait cinquante francs par mois à sa belle-sœur en lui prouvant qu’elle se contentait de quarante. Pour assurer sa domination par la puissance de l’argent, Brigitte amassait le surplus de ses propres rentes, elle faisait, disait-on, dans les bureaux, des prêts usuraires par l’entremise de son frère qui passait pour un escompteur. Si de 1815 à 1830, Brigitte a capitalisé soixante mille francs, on pourrait expliquer l’existence de cette somme par des opérations dans la rente qui présente une variation de 40 pour 100, et ne pas recourir à des accusations, plus ou moins fondées, dont la réalité n’ajoute rien à l’intérêt de cette histoire.

Dès les premiers jours, Brigitte abattit sous elle la malheureuse madame Thuillier par les premiers coups d’éperon qu’elle lui donna, par le maniement du mors qu’elle lui fit sentir durement. Le luxe de tyrannie était inutile, la victime se résigna promptement. Modeste, bien jugée par Brigitte, dépourvue d’esprit, d’instruction, habituée à une vie sédentaire, à une atmosphère tranquille, avait une excessive douceur de caractère, elle était pieuse dans le sens le plus étendu de ce mot, elle aurait expié par de dures pénitences le tort involontaire d’avoir fait de la peine à son prochain. Elle ignorait tout de la vie, accoutumée à être servie par sa mère, qui faisait elle-même le ménage, et [Lov. A187, 20] obligée à se donner peu de mouvement à cause d’une constitution lymphatique qui se fatiguait des moindres travaux. C’était bien une fille du peuple de Paris où les enfants sont rarement beaux, étant le produit de la misère, d’un travail excessif, de ménages sans air, sans liberté d’actions, sans aucune des commodités de la vie. Lors du mariage, on vit en elle une petite femme d’un blond fade jusqu’à [Lov. A186, 2] la nausée, grasse, lente et d’une contenance fort sotte. Son front, trop vaste, trop proéminent ressemblait à celui d’un hydrocéphale, et sous cette coupole d’un ton de cire, sa figure évidemment trop petite et finissant en pointe comme un museau de souris fit craindre à quelques conviés qu’elle ne devînt folle tôt ou tard. Ses yeux d’un bleu clair, ses lèvres douées d’un sourire presque fixe ne démentaient pas cette idée. Elle eut, dans cette journée solennelle, l’attitude, l’air et les manières d’un condamné à mort qui souhaite que tout finisse au plus tôt. – Elle est un peu boule !… dit Colleville à Thuillier.

Brigitte était bien le couteau qui devait entrer dans cette nature sans défense, elle en présentait le contraste le plus violent. Elle se faisait remarquer par une beauté régulière, correcte, mais usée par les travaux qui dès l’enfance la courbèrent sur des tâches pénibles, ingrates, par les secrètes privations qu’elle s’imposa pour amasser son pécule. Son teint miroité de bonne heure avait des tons d’acier. Ses yeux bruns étaient bordés de noir ou plutôt meurtris. Sa lèvre supérieure était ornée d’un duvet brun qui dessinait une espèce de fumée ; elle avait les lèvres minces, et son front impérieux était rehaussé par une chevelure jadis noire, mais qui tournait au chinchilla. Elle se tenait droite comme une hallebarde, et tout en elle accusait la sagesse de ses trente ans, ses feux amortis, et, comme disent les huissiers, le coût de ses exploits. Pour Brigitte, Modeste ne fut qu’une fortune à prendre, une mère à mater, un sujet de plus dans son empire. Elle lui reprocha bientôt d’être veule, un mot de son langage, et cette jalouse fille qui eût été au désespoir de trouver une belle-sœur active, éprouva de sauvages plaisirs à stimuler l’énergie de cette faible créature. Modeste, honteuse de voir sa belle-sœur déployant son ardeur de haquenée et faisant le ménage, essaya de l’aider, elle tomba malade. Aussitôt, Brigitte fut aux petits soins pour madame Thuillier, elle la soigna comme une sœur aimée, elle lui disait devant Thuillier : – Vous n’avez pas la force, eh ! bien ne faites rien, ma petite !… Elle étala l’incapacité de Modeste avec ce faste de consolations que savent trouver les filles et qui font leurs louanges à elles.

[Lov. A187, 21]Puis, comme ces natures despotiques et qui aiment à exercer leurs forces sont pleines de tendresse pour les souffrances physiques, elle soigna sa belle-sœur de manière à satisfaire la mère de Modeste quand elle vint voir sa fille. Quand madame Thuillier fut rétablie, elle l’appela de manière à être entendue d’elle : Emplâtre, propre à rien, etc. Modeste allait pleurer dans sa chambre, et quand Thuillier l’y surprenait essuyant ses larmes, il excusait sa sœur en disant : – Elle est excellente, mais elle est vive, elle vous aime à sa manière, elle agit ainsi avec moi.

Modeste, en se souvenant d’avoir reçu des soins maternels, pardonnait à sa belle-sœur. Brigitte traitait d’ailleurs son frère comme le roi du logis ; elle le vantait à Modeste, elle en faisait un autocrate, un Ladislas, un pape infaillible. Madame Thuillier, privée de son père et de son grand-père, à peu près abandonnée de sa mère qui la venait voir les jeudis et chez qui l’on allait les dimanches dans la belle saison, n’avait [Lov. A187, 22] que son mari à aimer, d’abord parce qu’il était son mari, puis il restait le beau Thuillier pour elle, enfin il la traitait bien quelquefois comme sa femme ; et toutes ces raisons réunies le lui rendaient adorable ; il lui paraissait d’autant plus parfait qu’il prenait souvent la défense de Modeste et grondait sa sœur, non par intérêt pour sa femme, mais par égoïsme et pour avoir la paix au logis dans le peu de moments qu’il y restait. En effet, le beau Thuillier venait dîner et revenait se coucher très-tard ; il allait au bal, dans son monde, tout seul, et absolument comme s’il était toujours garçon. Aussi les deux femmes étaient-elles toujours en présence. Insensiblement, Modeste prit une attitude passive, et fut ce que Brigitte la voulait, une ilote. La reine Élisabeth de ce ménage passa de la domination à une sorte de pitié pour une victime sans cesse sacrifiée. Elle finit par modérer ses airs de hauteur, ses paroles tranchantes, son ton de mépris, quand elle fut certaine d’avoir rompu sa sœur à la fatigue. Une fois qu’elle aperçut des meurtrissures faites par le collier au cou de sa victime, elle en eut soin comme d’une chose à elle, et Modeste connut des temps meilleurs. En comparant le début à la suite, elle prit une sorte d’affection [Lov. A186, 3] pour son bourreau. La seule chance que la pauvre ilote avait de trouver de l’énergie, de se défendre et de devenir quelque chose au sein d’un ménage alimenté par sa fortune à son insu, sans qu’elle eut autre chose que les miettes de la table, lui fut enlevée. En six ans, Modeste n’eut pas d’enfant. Cette infécondité, qui, de mois en mois, lui fit verser des torrents de larmes, entretint longtemps le mépris de Brigitte qui lui reprochait de n’être bonne à rien, pas même à faire des enfants. Cette vieille fille, qui s’était tant promis d’aimer l’enfant de son frère comme le sien, ne cessa que vers 1820 de gémir sur l’avenir de leur fortune qui, disait-elle, irait au gouvernement. Au moment où commence cette histoire, en 1839, à quarante-six ans, Modeste avait cessé de pleurer, car elle avait acquis la triste certitude de ne pouvoir jamais devenir mère. Chose étrange, après vingt-cinq ans de cette vie où la victime avait fini par désarmer, par lasser le couteau, Brigitte aimait Modeste autant que Modeste aimait Brigitte. Le temps, l’aisance, le frottement perpétuel de la vie domestique qui sans doute avait adouci les angles, usé les aspérités, la résignation et la douceur paschale de Modeste amenèrent un automne serein. Ces deux femmes étaient d’ailleurs réunies par le seul sentiment qui les eut animées : leur adoration pour l’heureux et égoïste Thuillier. Enfin, ces deux femmes, toutes les deux sans enfants, avaient toutes les deux, comme toutes les femmes qui ont vraiment désiré des enfants, pris en amour un enfant. Cette maternité factice mais d’une puissance égale à celle d’une réelle maternité, veut une explication qui mène au cœur de cette scène et à rendre raison du surcroît d’occupations que mademoiselle Thuillier avait trouvé pour son frère.

IV
Colleville §

Thuillier était entré surnuméraire avec Colleville dont il a été question comme de son ami intime. En regard du ménage sombre et désolé de Thuillier, la nature sociale avait placé comme un contraste celui de Colleville, et s’il est impossible de ne pas faire observer que ce contraste fortuit est peu moral, il faut ajouter qu’avant de conclure, il est bon d’aller jusqu’à la fin de ce drame, malheureusement trop vrai, dont l’historien n’est pas d’ailleurs comptable.

Ce Colleville était fils unique d’un musicien de talent, jadis premier violon de l’Opéra sous Francœur et Rebel. [Lov. A187, 24] Il racontait, en son vivant, au moins six fois par mois, les anecdotes sur les répétitions du Devin de Village, il imitait J.-J. Rousseau, et le dépeignait à merveille. Colleville et Thuillier furent amis inséparables, sans secrets l’un pour l’autre, et leur amitié, commencée à quinze ans, n’avait pas encore connu de nuages en 1839. Colleville fut un de ces employés appelés des Cumulards dans les bureaux par dérision2. Ces employés se recommandent par leur industrie. Colleville, bon musicien, devait au nom et à l’influence de son père la place de premier hautbois à l’Opéra-Comique, et tant qu’il fut garçon, Colleville, un peu plus riche que Thuillier, partagea souvent avec son ami. Mais, au rebours de Thuillier, Colleville fit un mariage d’inclination, en épousant mademoiselle Flavie, la fille naturelle d’une célèbre danseuse de l’Opéra, prétendue née de du Bousquier, un des plus riches fournisseurs de cette époque, et qui, s’étant ruiné vers 1800, oublia d’autant plus sa fille qu’il conservait des doutes sur la pureté de la fameuse mime. Par sa tournure et par son origine, Flavie était destinée à un assez triste métier, alors que Colleville, mené souvent chez l’opulent premier sujet de l’Opéra, s’éprit de Flavie, et l’épousa. Le prince qui protégeait, en septembre 1815, l’illustre danseuse, alors sur la fin de sa brillante carrière, donna vingt mille francs de dot à Flavie, et la mère y ajouta le plus magnifique trousseau. Les habitués de la maison, et les camarades de l’Opéra firent des présents en bijoux, en vaisselle, en sorte que le ménage Colleville fut beaucoup plus riche en superfluités qu’en capitaux. Flavie, élevée dans l’opulence, eut tout d’abord un charmant appartement que le tapissier de sa mère meubla, et où trôna cette jeune femme pleine de goût pour les arts, pour les artistes et pour une certaine élégance. Madame [Lov. A187, 25] Colleville était à la fois jolie et piquante, spirituelle et gaie, gracieuse, et, pour tout exprimer d’un mot, bon enfant. La danseuse, âgée de quarante-trois ans, se retira du théâtre, alla vivre à la campagne, et priva sa fille des ressources que présentait son opulence dissipatrice. Madame Colleville tenait une maison très-agréable, mais excessivement lourde. De 1816 à 1826, elle eut cinq enfants. Musicien le soir, Colleville tenait de sept heures à neuf heures du matin, les livres d’un négociant. À dix heures, il était à son bureau. En soufflant ainsi dans un morceau de bois le soir, en écrivant le matin des comptes en partie double, il se faisait de sept à huit mille francs par an. Madame Colleville jouait à la femme comme il faut ; elle recevait les mercredis, elle donnait un concert tous les mois et un dîner tous les quinze jours. Elle ne voyait Colleville qu’à dîner, et le soir quand il rentrait vers minuit. Encore souvent n’était-elle pas revenue. Elle allait au spectacle, car on lui donnait souvent des loges, et elle disait par un mot à Colleville de la venir chercher dans telle maison où elle dansait, où elle soupait. On faisait une excellente chère chez madame Colleville, et la société, quoique mêlée, y était excessivement amusante ; elle recevait les célèbres actrices, les peintres, les gens de lettres, quelques gens riches. L’élégance de madame Colleville allait de pair avec celle de Tullia, premier sujet de l’Opéra qu’elle voyait beaucoup ; mais si les Colleville mangèrent leurs capitaux, et si souvent ils eurent de la peine à finir les mois, jamais Flavie ne s’endetta. Colleville était très-heureux, il aimait toujours sa femme, et il en était toujours le meilleur ami. Toujours accueilli par un sourire ami, et avec une joie communicative, il cédait à une grâce, à des façons irrésistibles. L’activité féroce qu’il déployait dans ses trois emplois, allait d’ailleurs à son caractère, à son tempérament. [Lov. A187, 26] C’était un bon gros homme, haut en couleur, jovial, dépensier, plein de fantaisies. En dix ans, il n’y eut pas une seule querelle dans son ménage. Il passait, dans les bureaux, pour être un peu hurluberlu, comme tous les artistes, disait-on ; mais les gens superficiels prenaient la hâte constante du travailleur pour le va-et-vient d’un brouillon. Colleville eut l’esprit de faire la bête, il vantait son bonheur intérieur, se donna le travers de chercher des anagrammes afin de se poser comme absorbé par cette passion. Les employés de sa division au ministère, les chefs de bureau, les chefs de division même venaient à ses concerts, il glissait de temps en temps, et à propos, des billets de spectacle, car il avait besoin d’une excessive indulgence à cause de ses perpétuelles absences. Les répétitions lui prenaient la moitié de son temps au bureau ; mais la science musicale que lui avait léguée son père, était assez réelle, assez profonde pour lui permettre de n’aller qu’aux répétitions générales. Grâce aux relations de madame Colleville, le théâtre et le ministère se prêtaient aux exigences de la position de ce digne cumulard qui, d’ailleurs, élevait à la brochette un petit jeune homme vivement recommandé par sa femme, un grand musicien futur et qui le remplaçait à l’orchestre avec promesse de sa succession. Et, en effet, en 1827, le jeune homme devint premier hautbois, quand Colleville donna sa démission. Toute la critique sur Flavie consistait en ce mot : Elle est un petit brin coquette madame Colleville ! L’aîné des enfants Colleville, venu en 1816, était le portrait vivant du bon Colleville. En 1818, madame Colleville mettait la cavalerie au-dessus de tout, même des arts, et distinguait alors un sous-lieutenant des dragons de Saint-Chamans, le jeune et riche Charles Gondreville, qui mourut plus tard dans la campagne d’Espagne ; elle avait eu déjà son second fils qu’elle destina dès lors à la carrière [Lov. A187, 27] militaire. En 1820, elle regardait la banque comme la nourrice de l’industrie, le soutien des États, et le grand Keller, le fameux orateur, était son idole ; elle eut alors un fils, François, dont elle résolut de faire plus tard un commerçant, et à qui la protection de Keller ne manquerait jamais. Vers la fin de 1820, Thuillier, l’ami intime de monsieur et de madame Colleville, l’admirateur de Flavie, éprouva le besoin d’épancher ses douleurs au sein de cette excellente femme, et lui raconta ses misères conjugales ; il essayait depuis six ans d’avoir des enfants, et Dieu ne bénissait pas ses efforts, car la pauvre madame Thuillier faisait inutilement des neuvaines ; elle était allée à Notre-Dame de Liesse ! Il dépeignit Modeste de toutes les manières, et ces mots : – Pauvre Thuillier ! sortirent des lèvres de madame Colleville, qui, de son côté, se trouvait assez triste ; elle était alors sans aucune opinion dominante ; elle versa dans le cœur de Thuillier ses chagrins. Le grand Keller, ce héros de la gauche, était en réalité plein de petitesses ; elle connaissait l’envers de la gloire, les sottises de la banque, la sécheresse d’un tribun. L’orateur ne parlait bien qu’à la Chambre, et il s’était fort mal conduit avec elle. Thuillier fut indigné. – Il n’y a que les bêtes qui savent aimer, dit-il ; prenez-moi ! Le beau Thuillier passa pour faire un doigt de cour à madame Colleville, et il fut un de ses attentifs, un mot du temps de l’Empire.

– Ah ! tu en veux à ma femme ! lui dit en riant Colleville, prends garde, elle te plantera là comme tous les autres.

Mot assez fin par lequel Colleville sauva sa dignité de mari dans les bureaux. De 1820 à 1821, Thuillier s’autorisa de son titre d’ami de la maison pour aider Colleville qui l’avait si souvent aidé jadis, et pendant dix-huit mois, il prêta près de dix mille francs au ménage Colleville avec l’intention de ne jamais en parler. En 1821, au printemps, [Lov. A187, 28] madame Colleville accoucha d’une ravissante petite fille, qui eut pour parrain et pour marraine monsieur et madame Thuillier ; aussi fut-elle nommée Modeste-Louise-Caroline-Brigitte. Mademoiselle Thuillier voulut donner un de ses noms à cette petite fille.

Le nom de Caroline fut une gracieuseté faite à Colleville. La vieille maman Lemprun se chargea de mettre la petite créature en nourrice, sous ses yeux, à Auteuil, où Modeste et sa belle-sœur allèrent la voir deux fois par semaine. Aussitôt que madame Colleville fut rétablie, elle dit à Thuillier, franchement et d’un ton sérieux : – Mon cher ami, si nous voulons rester bons amis, ne soyez plus que notre ami ; Colleville vous aime ; eh ! bien, c’est assez d’un dans le ménage.

– Expliquez-moi donc, dit alors le beau Thuillier à Tullia la danseuse, qui se trouvait alors chez madame Colleville, pourquoi les femmes ne s’attachent pas à moi ? Je ne suis pas un Apollon du Belvédère, mais enfin, je ne suis pas non plus un Vulcain ; je suis passable, j’ai de l’esprit, je suis fidèle…

– Voulez-vous la vérité ?… lui répondit Tullia.

– Oui, dit le beau Thuillier.

– Eh ! bien, si nous pouvons aimer quelquefois une bête, nous n’aimons jamais un sot.

Ce mot tua Thuillier, il n’en revint pas ; il eut depuis de la mélancolie, il accusa les femmes de bizarreries.

– Ne t’avais-je pas prévenu ?… lui dit Colleville, je ne suis pas Napoléon, mon cher, et je serais même fâché de l’avoir été ; mais j’ai ma Joséphine… une perle !

Le secrétaire général du ministère des Lupeaulx, à qui madame Colleville crut plus de crédit qu’il n’en avait, de qui, plus tard, elle disait : – C’est une de mes erreurs… [Lov. A187, 29] fut alors pendant quelque temps, le grand homme du salon Colleville ; mais, comme il n’eut pas le pouvoir de faire nommer Colleville dans la division Bois-Levant, Flavie eut le bon sens de se fâcher des soins qu’il rendait à madame Rabourdin, femme d’un chef de bureau, une mijaurée chez laquelle elle n’avait jamais été invitée, et qui, deux fois, lui fit l’impertinence de ne pas venir à ses concerts. Madame Colleville fut vivement atteinte par la mort du jeune Gondreville, elle en fut inconsolable ; elle sentit, disait-elle, la main de Dieu. En 1824, elle se rangea, parla d’économie, supprima les réceptions, s’occupa de ses enfants, voulut être une bonne mère de famille, et ses amis ne lui connurent chez elle aucun favori ; mais elle allait à l’église, elle réformait sa toilette, elle portait des couleurs grises, elle parlait catholicisme, convenances : et ce mysticisme produisit, en 1825, un charmant petit enfant qu’elle appela Théodore, c’est-à-dire, présent de Dieu ! Aussi, en 1826, le beau temps de la Congrégation, Colleville fut-il nommé sous-chef dans la division Clergeot, et devint-il en 1828, percepteur d’un arrondissement de Paris. Colleville obtint la croix de la Légion d’honneur afin qu’il pût un jour faire élever sa fille à Saint-Denis. La demi-bourse obtenue par Keller pour Charles, l’aîné des enfants Colleville, en 1823, fut donnée au second ; Charles passa avec une bourse entière au collége Saint-Louis, et le troisième, objet de la protection de Madame la Dauphine, eut trois quarts de bourse au collége Henri IV.

En 1830, Colleville qui avait eu le bonheur de conserver tous ses enfants, fut obligé, par son attachement à la branche déchue, de donner sa démission ; mais il eut l’habileté d’en traiter en quelque sorte, en obtenant une pension de deux mille quatre cents francs due à son temps de service, et une indemnité de dix mille francs offerte par son successeur, [Lov. A187, 30] et il fut nommé officier de la Légion d’honneur. Néanmoins, il se trouva dans une position difficile ; et, en 1832, mademoiselle Thuillier lui conseilla de venir s’établir près d’eux, en lui faisant entrevoir la possibilité d’obtenir une place à la mairie qu’il eut au bout de quinze jours, et qui valait mille écus. Charles Colleville venait d’entrer à l’École de marine. Les colléges où les deux autres petits Colleville étaient élevés, étaient dans le quartier. Le séminaire de Saint-Sulpice, où devait entrer un jour le petit dernier, se trouvait à deux pas du Luxembourg. Enfin, Thuillier et Colleville devaient finir leurs jours ensemble. En 1833, madame Colleville, alors âgée de trente-cinq ans, vint s’établir rue d’Enfer, au coin de la rue des Deux-Églises, avec Modeste et le petit Théodore. Colleville se trouvait à une distance égale de sa mairie et de la rue Saint-Dominique. Ce ménage, après une existence tour à tour brillante, décousue, pleine de fêtes, reposée, calme, se trouva réduit à l’obscurité bourgeoise, et à cinq mille quatre cents francs pour toute fortune. Modeste avait alors douze ans, elle était belle, il lui fallait des maîtres, elle devait coûter au moins deux mille francs par an ; la mère sentit la nécessité de la placer sous les yeux de son parrain et de sa marraine, elle avait donc aussitôt adopté les propositions, si sages d’ailleurs, de mademoiselle Thuillier, qui, sans prendre aucun engagement, fit entendre assez clairement à madame Colleville que les fortunes de son frère, de sa belle-sœur et la sienne étaient destinées à Modeste. Cette petite fille était restée à Auteuil jusqu’à l’âge de sept ans, adorée par la bonne vieille madame Lemprun, qui mourut en 1829, laissant vingt mille francs d’économies et une maison qui fut vendue pour la somme exorbitante de vingt-huit mille francs. La petite espiègle avait peu vu sa mère et beaucoup mademoiselle et madame Thuillier. [Lov. A187, 31] De 1829, époque de son entrée dans la maison paternelle, à 1833, elle était tombée sous la domination de sa mère qui s’efforçait alors de bien remplir ses devoirs, et qui les outrait, comme toutes les femmes nourries de remords. Flavie, sans être mauvaise mère, tint fort sévèrement sa fille, elle se souvint de sa propre éducation, et se jura secrètement à elle-même de faire de Modeste une honnête femme, et non une femme légère, elle la mena donc à la messe et lui fit faire sa première communion sous la direction d’un curé de Paris, devenu depuis évêque. Modeste fut d’autant plus pieuse que madame Thuillier, sa marraine, était une sainte, et l’enfant adorait sa marraine, elle se sentait plus aimée de la pauvre femme délaissée que de sa mère. De 1833 à 1839, elle reçut la plus brillante éducation, dans les idées de la bourgeoisie. Ainsi les meilleurs maîtres de musique firent d’elle une assez bonne musicienne, elle savait faire proprement une aquarelle, elle dansait à merveille, elle avait appris la langue française et l’histoire, la géographie, l’anglais, l’italien, enfin tout ce que comporte l’éducation d’une demoiselle comme il faut. D’une taille moyenne, un peu grasse, affligée de myopie, elle n’était ni laide ni jolie, elle ne manquait ni de blancheur ni d’éclat, mais elle ignorait entièrement la distinction de manières. Elle avait une grande sensibilité contenue, et son parrain et sa marraine, mademoiselle Thuillier, son père, étaient unanimes sur ce point, la grande ressource des mères, que Modeste était susceptible d’attachement. Une de ses beautés était une magnifique chevelure cendrée, fine ; mais les mains, les pieds avaient une origine bourgeoise. Modeste se recommandait par ses vertus précieuses, elle était bonne, simple, sans fiel, elle aimait son père et sa mère, elle se serait sacrifiée pour eux. Élevée dans une admiration [Lov. A187, 32] profonde de son parrain, et par Brigitte qui s’était fait appeler par elle tante Brigitte, et par madame Thuillier, et par sa mère qui se rapprocha de plus en plus du vieux beau de l’Empire, Modeste avait la plus haute idée de l’ex-sous-chef. Le pavillon de la rue Saint-Dominique produisait sur elle l’effet du château des Tuileries sur un courtisan de la jeune dynastie. Thuillier n’avait pas résisté à l’action de laminoir que produit la filière administrative où l’on s’amincit en raison de son étendue. Usé par le fastidieux travail, autant que ses succès avaient usé l’homme, l’ex-sous-chef avait perdu toutes ses facultés en venant rue Saint-Dominique ; mais sa figure fatiguée, où régnait un air rogue, mélangé d’un certain contentement qui ressemblait à la fatuité de l’employé supérieur, impressionna vivement Modeste. Elle seule passionnait ce blême visage. Elle se savait être la joie de cette maison.

V
La société de monsieur et madame Thuillier §

Les Colleville et leurs enfants devinrent naturellement le noyau de la société que mademoiselle Thuillier eut l’ambition de grouper autour de son frère. Un ancien employé de la division La Billardière, qui, depuis trente ans, demeurait dans le quartier Saint-Jacques, monsieur Phellion, chef de bataillon de la légion, fut promptement retrouvé par l’ancien percepteur et l’ancien sous-chef à la première revue. Phellion était un des hommes les plus considérés dans l’arrondissement. Il avait une fille, ancienne sous-maîtresse dans le pensionnat Lagrave, mariée à un instituteur de la rue Saint-Hyacinthe, monsieur Barniol. Le fils aîné de Phellion était professeur de mathématiques à un collége royal, il donnait des [Lov. A187, 33] leçons, faisait des répétitions, et s’adonnait, selon l’expression du père, aux mathématiques pures. Le second fils était à l’École des ponts et chaussées. Phellion avait neuf cents francs de retraite, et possédait neuf mille et quelques cents [francs] de rentes, fruit de ses économies et de celles de sa femme pendant trente ans de travail et de privations. Il était d’ailleurs propriétaire de la petite maison à jardin qu’il habitait dans l’impasse des Feuillantines. (En trente ans, il ne dit pas une seule fois l’ancien mot cul-de-sac.)

Dutocq, le greffier de la justice de paix, était un ancien employé du ministère ; sacrifié jadis à une de ces nécessités qui se rencontrent dans le gouvernement représentatif, il avait accepté d’être le bouc émissaire dans un [marché douteux] et fut récompensé secrètement par une somme avec laquelle il avait été mis à même d’acheter sa charge de greffier. Cet homme, peu honorable d’ailleurs, l’espion des bureaux, ne fut pas accueilli comme il croyait devoir l’être par les Thuillier ; mais la froideur de ses propriétaires le fit persister à venir chez eux. Resté garçon, cet homme avait des vices ; il cachait assez soigneusement sa vie, et il savait se maintenir par la flatterie auprès de ses supérieurs. Le juge de paix aimait beaucoup Dutocq. Ce honteux personnage sut se faire tolérer chez les Thuillier, par de basses et grossières flatteries qui ne manquent jamais leur effet. Il connaissait à fond la vie de Thuillier, ses relations avec Colleville et surtout avec madame ; on craignit sa redoutable langue, et les Thuillier, sans le mettre dans leur intimité, le souffrirent. La famille qui devint la fleur du salon Thuillier, fut celle d’un pauvre petit employé, jadis l’objet de la pitié des bureaux, et qui, poussé par la misère, avait quitté l’administration en 1827, pour se jeter dans l’industrie avec une idée. Minard entrevit une fortune dans une de ces [Lov. A187, 34] conceptions perverses qui déconsidèrent le commerce français, mais qui, vers 1827, n’avaient pas encore été flétries [Lov. A186, 4] par la publicité. Minard acheta du thé, y mêla moitié de thé qui avait servi et séché de nouveau ; puis il pratiqua sur les éléments du chocolat des altérations qui lui permirent de le vendre à bon marché. Ce commerce de denrées coloniales commencé dans le quartier Saint-Marcel fit de Minard un négociant, il eut une usine, et par suite de ses relations, il put aller aux sources des matières premières, il fit honorablement et en grand le commerce qu’il avait d’abord fait avec indélicatesse, il devint distillateur, il opéra sur d’énormes quantités de denrées, il passait en 1835 pour le plus riche négociant du quartier Maubert, il avait acheté l’une des plus belles maisons de la rue des Maçons-Sorbonne, il avait été adjoint, il était en 1839 maire d’un arrondissement et juge au tribunal de commerce, il avait voiture, une terre auprès de Lagny, sa femme portait des diamants aux bals de la Cour, et il s’enorgueillissait d’une rosette d’officier de la Légion d’honneur à sa boutonnière. Minard et sa femme étaient d’ailleurs d’une excessive bienfaisance. Peut-être voulaient-ils rendre en détail aux pauvres ce qu’ils avaient pris au public. Phellion, Colleville et Thuillier retrouvèrent Minard aux élections, et il s’ensuivit une liaison d’autant plus intime avec les Thuillier et Colleville, que madame Zélie Minard parut enchantée de faire faire à sa demoiselle la connaissance de Modeste Colleville. Ce fut à un grand bal donné par les Minard que Modeste fit son entrée dans le monde, à l’âge de seize ans et demi ; parée, comme le voulait son nom, qui semblait être prophétique pour sa vie. Heureuse de se lier avec mademoiselle Minard, son aînée de quatre ans, elle obligea son parrain et son père à cultiver la maison Minard à salons dorés, à grande opulence, et où se trouvaient quelques célébrités politiques du Juste-Milieu, monsieur Popinot, qui depuis fut ministre du Commerce, Cochin devenu le baron Cochin, un ancien employé de la division Clergeot au ministère des Finances et qui, fortement intéressé dans une maison de droguerie, était devenu l’oracle du quartier des Lombards et des Bourdonnais, conjointement avec monsieur Anselme Popinot. Le fils aîné de Minard, avocat qui visait à succéder aux avocats qui depuis 1830 [Lov. A187, 35] désertèrent le palais pour la politique, était le génie de la maison, et sa mère, aussi bien que son père, aspiraient à le bien marier. Zélie Minard, ancienne ouvrière fleuriste, éprouvait une passion pour les hautes sphères sociales, et voulait y pénétrer par les mariages de sa fille et de son fils, tandis que Minard, plus sage qu’elle et comme imbu de la force de la classe moyenne que la révolution de Juillet infiltra dans les fibres du pouvoir, ne pensait qu’à la fortune, et il hantait le salon des Thuillier afin d’y recueillir des données sur les fortunes que Modeste pouvait recueillir. Il savait, comme Dutocq, comme Phellion, les bruits occasionnés jadis par la liaison de Thuillier avec Flavie, et il avait du premier coup d’œil reconnu l’idolâtrie des Thuillier pour leur filleule. Dutocq, pour être admis chez Minard, le flagorna prodigieusement. Quand Minard, le Rothschild de l’arrondissement, apparut chez les Thuillier, il le compara presque finement à Napoléon, en le retrouvant gros, gras, fleuri, après l’avoir connu maigre, pâle et chétif au bureau. – Vous étiez dans la division La Billardière, comme Bonaparte avant le 18 brumaire, et je vois le Napoléon de l’Empire ! Minard reçut froidement Dutocq et ne l’invita point ; aussi se fit-il un ennemi mortel du venimeux greffier.

Monsieur et madame Phellion, quelque dignes qu’ils fussent, ne pouvaient [Lov. A187, 36] s’empêcher de se livrer à des calculs et à des espérances ; ils pensaient que Modeste serait bien l’affaire du professeur ; aussi, pour avoir comme un parti dans le salon Thuillier, y amenèrent-ils leur gendre, monsieur Barniol, homme considéré dans le faubourg Saint-Jacques, et un vieil employé de la mairie, leur ami intime, à qui Colleville avait en quelque sorte soufflé sa place, car monsieur Laudigeois, depuis vingt ans à la mairie, attendait comme récompense de ses longs services, la secrétairerie obtenue par Colleville. Ainsi, les Phellion formaient une phalange composée de sept personnes, toutes assez fidèles ; la famille Colleville n’était pas moins nombreuse, en sorte que, par certains dimanches, il y avait trente personnes dans le salon Thuillier. Thuillier renoua connaissance avec les Saillard, les Baudoyer, les Falleix, gens considérables du quartier de la place Royale, et qui furent souvent invités à dîner. Madame Colleville était, en femme, la personne la plus distinguée [de] ce monde, comme Minard fils, le professeur Phellion, en étaient les hommes supérieurs ; car tous, sans idées, sans instruction, sortis des rangs inférieurs, offraient les types et les ridicules de la petite bourgeoisie. Quoique tout parvenu suppose un mérite quelconque, Minard était un ballon bouffi, s’épanchant en phrases filandreuses, prenant l’obséquiosité pour de la politesse et la formule pour de l’esprit, il débitait des lieux communs avec un aplomb et une rondeur qui s’acceptaient comme de l’éloquence. Ces mots, qui ne disent rien et répondent à tout, progrès, vapeur, bitume, garde nationale, ordre, élément démocratique, esprit d’association, légalité, mouvement et résistance, intimidation, semblaient à chaque phrase politique inventés pour Minard, qui paraphrasait alors les idées de son journal. Julien Minard, le jeune avocat, souffrait autant de son père [Lov. A187, 37] que son père souffrait de sa femme. En effet, avec la fortune, Zélie avait pris des prétentions, sans avoir jamais pu apprendre le français ; elle était devenue grasse, et ressemblait toujours à une cuisinière épousée par son maître.

Phellion, ce modèle du petit bourgeois, offrait autant de vertus que de ridicules. Subordonné pendant toute sa vie bureaucratique, il respectait les supériorités sociales. Aussi restait-il silencieux devant Minard. Il avait admirablement résisté pour son compte au temps critique de la retraite, et voici comment. Jamais ce digne et excellent homme n’avait pu se livrer à ses goûts. Il aimait la ville de Paris, il s’intéressait aux alignements, aux embellissements, il était homme à s’arrêter devant les maisons en démolition. On pouvait le surprendre intrépidement planté sur ses jambes, le nez en l’air, assistant à la chute d’une pierre qu’un maçon ébranle avec un levier en haut d’une muraille, et sans quitter la place que la pierre ne tombât ; et quand la pierre [était] tombée, il s’en allait heureux comme un académicien le serait de la chute d’un drame romantique. Véritables comparses de la grande comédie sociale, Phellion, Laudigeois et leurs pareils remplissent les fonctions du chœur antique. Ils pleurent quand on pleure, rient quand il faut rire, et chantent en ritournelle les infortunes et les joies publiques, triomphant dans leur coin des triomphes d’Alger, de Constantine, de Lisbonne, d’Ulloa, déplorant également la mort de Napoléon, les catastrophes si funestes de Saint-Merry, de la rue Transnonain ; regrettant les hommes célèbres qui leur sont inconnus. Seulement, Phellion offre une double face, il se partage encore entre les raisons de l’opposition et celles du gouvernement. Qu’on se battît dans les rues, Phellion avait alors le courage de se prononcer devant ses voisins, il allait sur [Lov. A187, 38] la place Saint-Michel, il plaignait le gouvernement et faisait son devoir. Avant et pendant l’émeute, il soutenait la dynastie, œuvre de Juillet ; mais dès que le procès politique arrivait, il tournait aux accusés. Ce girouettisme assez innocent se retrouvait dans ses opinions politiques, il répondait à tout par le colosse du Nord ou par le3 machiavélisme anglais. L’Angleterre est, pour lui, comme pour le Constitutionnel, une commère à deux fins, tour à tour la machiavélique Albion et le pays modèle ; machiavélique quand il s’agit des intérêts de la France froissée et de Napoléon ; pays modèle quand il s’agit des fautes du gouvernement. Il admet avec le journal l’élément démocratique et se refuse dans la conversation à tout pacte avec l’esprit républicain. L’esprit républicain, c’est 1793, c’est l’émeute, la Terreur, la loi agraire. L’élément démocratique est le développement de la petite bourgeoisie, c’est le règne de Phellion. Cet honnête vieillard est toujours digne, la dignité sert à expliquer sa vie. Il a élevé dignement ses enfants, il est resté père à leurs yeux, il tient à être honoré chez lui, comme il honore le pouvoir et ses supérieurs. Il n’a jamais eu de dettes. Juré, sa conscience le fait suer sang et eau à suivre les débats d’un procès, et il ne rit jamais alors même que rient la cour, l’audience et le ministère public. Éminemment serviable, il donne ses soins, son temps, tout, excepté son argent. Félix Phellion, son fils le professeur est son idole, il le croit susceptible d’arriver à [Lov. A186, 5] l’Académie des sciences. Thuillier, entre l’audacieuse nullité de Minard, et la niaiserie carrée de Phellion, était comme une substance neutre ; mais il tenait de l’un et de l’autre par sa mélancolique expérience. Il cachait le vide de son cerveau par des banalités, comme il couvrait la peau jaune de son crâne sous les ondes filamenteuses de ses cheveux gris, ramenés avec un art infini par le peigne de son coiffeur.

– Dans toute autre carrière, disait-il en parlant de l’administration, j’aurais fait une tout autre fortune.

Il avait vu le bien, possible en théorie et impossible en pratique, les résultats contraires aux prémisses ; il racontait les injustices, les intrigues, l’affaire Rabourdin. – Après cela, l’on peut croire à tout et ne croire à rien, disait-il, ah ! c’est une drôle de chose une administration, et je suis bien heureux de ne pas avoir de fils pour ne pas le voir prenant la carrière des places.

Colleville, toujours gai, rond, bonhomme, diseur de quolibets, faisant ses anagrammes, toujours occupé, représentait le Bourgeois capable et gausseur, la faculté sans le succès, le travail opiniâtre sans résultat, mais aussi la résignation joviale, l’esprit sans portée, l’art inutile, car il était excellent musicien, et ne jouait plus que pour sa fille.

Ce salon était donc une espèce de salon de province, mais éclairé par les reflets du continuel incendie parisien, sa médiocrité, ses platitudes suivaient le torrent du siècle. Le mot à la mode et la chose, car à Paris, le mot et la chose est comme le cheval et le cavalier, y arrivaient toujours par ricochets. On attendait toujours monsieur Minard, avant [de] savoir la vérité dans les grandes circonstances. Les femmes y tenaient pour les jésuites, les hommes défendaient l’université ; mais généralement les femmes écoutaient. Un homme d’esprit, s’il avait pu supporter l’ennui de ces soirées, eût ri comme à une comédie de Molière, en y apprenant après de longues discussions des choses semblables à celles-ci.

La Révolution de 1789, pouvait-elle s’éviter ? Les emprunts de Louis XIV l’avaient bien ébauchée. Louis XV, un [Lov. A187, 39] égoïste, homme d’esprit néanmoins4 (il a dit : si j’étais lieutenant de police, je défendrais les cabriolets), [Lov. A187, 40] roi dissolu, vous connaissez son parc aux cerfs, y a beaucoup contribué. Monsieur de Necker, Genevois mal intentionné, a donné le branle. Les étrangers en ont voulu toujours à la France. On reverra la queue au pain. Le maximum a fait beaucoup de tort à la Révolution. En droit, Louis XVI ne devait pas être condamné, il eût été absous par un jury. Bonaparte a fusillé les Parisiens et cette audace lui a réussi, Louis-Philippe s’est appuyé sur cet exemple. Pourquoi Charles X est-il tombé ? Napoléon est un grand homme et les détails qui prouvent son génie appartiennent à ces anecdotes. Il prenait cinq prises de tabac à la minute et dans des poches doublées de cuir, adaptées à son gilet. Il rognait tous les mémoires des fournisseurs, il allait rue Saint-Denis savoir le prix des choses ; il avait Talma pour ami, Talma lui avait appris ses gestes, et néanmoins il s’était toujours refusé à décorer Talma. L’Empereur a monté la garde d’un soldat endormi pour l’empêcher d’être fusillé. Ces choses-là le faisaient adorer du soldat. Louis XVIII, qui cependant avait de l’esprit, a manqué de justice à son égard en l’appelant Monsieur de Buonaparte. Le défaut du gouvernement actuel est de se laisser mener, au lieu de mener, il s’est placé trop bas. Il a peur des hommes d’énergie, il aurait dû déchirer les traités de 1815, et demander le Rhin à l’Europe. On joue trop au ministère avec les mêmes hommes.

– Vous avez assez fait assaut d’esprit comme cela, disait mademoiselle Thuillier, l’autel est dressé, faites votre petite partie.

La vieille fille terminait toujours les discussions dont s’ennuyaient les femmes par cette proposition.

Si tous ces faits antérieurs, si toutes ces généralités ne se trouvaient pas, en forme d’argument pour peindre le cadre de cette scène, donner une idée de l’esprit de cette société, peut-être le drame en aurait-il [Lov. A187, 41] souffert. Cette esquisse est d’ailleurs d’une fidélité véritablement historique, et montre une couche sociale de quelqu’importance comme mœurs, surtout si l’on songe que le système politique de la branche cadette y a pris son point d’appui.

[Lov. A186, 7]

VI
Un personnage principal §

L’hiver de l’année 1839 fut en quelque sorte le moment où le salon des Thuillier atteignit à sa plus grande splendeur. Les Minard y venaient presque tous les dimanches, et commençaient par y passer une heure lorsqu’ils avaient d’autres soirées obligées, et le plus souvent Minard y laissait sa femme en emmenant avec lui sa fille et son fils aîné l’avocat. Cette assiduité des Minard fut déterminée par une rencontre assez tardive d’ailleurs, qui se fit entre messieurs Métivier, Barbet et Minard, par une soirée où ces deux importants locataires restèrent un peu plus tard qu’à l’ordinaire à causer avec mademoiselle Thuillier. Minard apprit de Barbet que la vieille demoiselle lui prenait pour environ trente mille francs de valeurs à cinq et six mois à raison de sept et demi pour cent l’an, et qu’elle en prenait pour une somme égale à Métivier, en sorte qu’elle devait avoir au moins cent quatre-vingt mille francs à manier.

– Je fais l’escompte de la librairie à douze et ne prends jamais que de bonnes valeurs, rien ne m’est plus commode, dit Barbet en terminant. Je dis qu’elle a cent quatre-vingt mille francs, car elle ne peut donner que des effets à quatre-vingt-dix jours à la Banque.

– Elle a donc un compte à la Banque, dit Minard.

– Je le crois, dit Barbet.

Lié avec les régents de la Banque, Minard apprit que mademoiselle Thuillier y avait un compte d’environ deux cent mille francs, garanti par un dépôt de quarante actions. Cette garantie était, dit-on, superflue, la Banque avait des égards pour une personne qui lui était connue et qui gérait les affaires de Modeste Lemprun, la fille d’un des employés qui avait compté autant d’années de services que la Banque en comptait alors d’existence. Mademoiselle Thuillier n’avait jamais d’ailleurs en vingt ans dépassé l’étendue de son crédit. Elle envoyait toujours pour soixante mille francs d’effets par mois à trois mois, ce qui faisait cent quatre-vingt mille francs environ. Les actions déposées représentaient cent vingt mille francs, on ne courait donc aucun risque, car les effets valaient toujours bien [Lov. A186, 8] soixante mille francs ; aussi, dit le censeur, elle nous enverrait le troisième mois cent mille francs d’effets, nous ne lui en rejetterions pas un seul. Elle a une maison à elle qui n’est pas hypothéquée et qui vaut plus de cent mille francs. D’ailleurs toutes ses valeurs viennent de Barbet et de Métivier, et se trouvent avoir quatre signatures y compris la sienne.

– Pour qui mademoiselle Thuillier travaille-t-elle ainsi ? demanda Minard à Métivier.

– Oh ! c’est sans doute pour établir sa Modeste, ils sont tous fous de cette petite.

– Mais cela doit vous aller à vous, dit Minard.

– Oh ! moi, répondit Métivier, j’ai mieux à faire en épousant une de mes cousines, mon oncle Métivier qui m’a donné la suite de ses affaires a cent mille francs de rentes, et n’a que deux filles.

Quelque cachottière que fût mademoiselle Thuillier, qui ne disait rien de ses placements à personne, pas même à son frère, quoiqu’elle englobât dans sa masse les économies faites sur la fortune de madame Thuillier comme sur la sienne, il était difficile que ce jet de lumière ne passât pas sous le boisseau qui couvrait son trésor. Dutocq, qui hantait Barbet avec lequel il avait plus d’une ressemblance dans le caractère et dans la physionomie, avait évalué plus justement que Minard les économies des Thuillier à cent cinquante mille francs en 1838, et il pouvait en suivre secrètement les progrès en calculant les profits à l’aide du savant escompteur Barbet.

– Modeste aura de nous deux cent mille francs comptant, avait dit la vieille fille en confidence à Barbet, et madame Thuillier veut lui assurer au contrat la nue propriété de ses biens. Quant à moi, mon testament est fait. Mon frère aura tout sa vie durant, et Modeste sera mon héritière, sous cette réserve. Monsieur Cardot, mon notaire, est mon exécuteur testamentaire.

Mademoiselle Thuillier avait dès lors poussé son frère à renouer ses anciennes relations avec les Saillard, les Baudoyer, les Falleix, qui tenaient une place analogue à celle des Thuillier et de Minard dans le quartier Saint-Antoine où monsieur Saillard était maire. Cardot le notaire avait présenté son prétendant en la personne de maître Godeschal, avoué, successeur de Derville, homme de trente-six ans, [Lov. A186, 9] capable, ayant payé cent mille francs sur sa charge et que deux cent mille francs de dot acquitteraient. Minard fit congédier Godeschal en apprenant à mademoiselle Thuillier que Modeste aurait pour belle-sœur la fameuse Mariette de l’Opéra.

– Elle en sort, dit Colleville en faisant allusion à sa femme, ce n’est pas pour y rentrer.

– Monsieur Godeschal est d’ailleurs trop âgé pour Modeste, dit Brigitte.

– Et, puis, reprit timidement madame Thuillier, ne faut-il pas la laisser se marier à son goût. Qu’elle soit heureuse !

La pauvre femme avait aperçu dans Félix Phellion, un amour vrai pour Modeste, un amour comme une femme écrasée par Brigitte et froissée par l’indifférence de Thuillier qui s’était soucié de sa femme moins que d’une servante, avait pu rêver l’amour : hardi dans le cœur, timide au-dehors, sûr de lui-même et craintif, concentré pour tous, s’épanouissant dans les cieux. À vingt-trois ans, Félix Phellion était un jeune homme doux, candide comme le sont les savants qui cultivent la science pour la science. Il avait été saintement élevé par un père qui, prenant tout au sérieux, ne lui avait donné que de bons exemples en les lui accompagnant de maximes triviales. C’était un jeune homme de moyenne taille, à cheveux châtain clair, les yeux gris, le teint plein de taches de rousseur, doué d’une voix charmante, d’un maintien tranquille, faisant peu de gestes, rêveur, ne disant que des paroles sensées, ne contredisant personne, et surtout incapable d’une pensée sordide, ou d’un calcul égoïste.

– Voilà, s’était dit souvent madame Thuillier, comment j’aurais voulu mon mari !

Vers le milieu de l’hiver de 1839 à 1840, au mois de février, le salon des Thuillier contenait les divers personnages dont les silhouettes viennent d’être tracées. On approchait de la fin du mois, Barbet et Métivier, ayant chacun à demander trente mille francs à mademoiselle Brigitte, faisaient un whist avec monsieur Minard et Phellion. Une autre table réunissait Julien-l’avocat, sobriquet donné par Colleville au jeune Minard, madame Colleville, monsieur Barniol et madame Phellion. Une bouillotte à un sou la fiche occupait madame Minard, qui ne savait que [Lov. A186, 10] ce jeu-là, deux Colleville, le vieux père Saillard et Baudoyer son gendre, les rentrants étaient Laudigeois et Dutocq. Mesdames Phellion, Baudoyer, Barniol et mademoiselle Minard faisaient un boston, et Modeste était assise auprès de Prudence Minard. Le jeune Phellion écoutait madame Thuillier en regardant Modeste. À l’autre coin de la cheminée trônait sur une bergère la reine Élisabeth de la famille, aussi simplement vêtue alors qu’elle l’était depuis trente ans, car aucune prospérité ne lui aurait fait quitter ses habitudes. Elle avait sur ses cheveux chinchilla un bonnet de gaze noire orné de géranium Charles X. Sa robe à guimpe en stoff raisin de Corinthe coûtait quinze francs. Sa collerette brodée valait six francs, et déguisait peu le profond sillon produit par les deux muscles qui rattachaient sa tête à la colonne vertébrale. Monvel, jouant Auguste dans ses vieux jours, ne montrait pas un profil plus dur que celui de cette autocrate tricotant des chaussettes à son frère. Devant la cheminée se trouvait Thuillier debout, toujours prêt à aller au-devant de ceux qui pouvaient venir, et près de lui se tenait un jeune homme dont l’entrée avait produit un grand effet, quand le concierge, qui les dimanches passait son plus bel habit pour servir, avait annoncé : – Monsieur Olivier Vinet. Une confidence de Cardot au célèbre procureur général, père du jeune magistrat, avait été la cause de cette visite. Olivier Vinet venait de passer du tribunal d’Arcis à celui de la Seine en qualité de substitut du procureur du Roi. Cardot [Lov. A186, 10v]le notaire avait fait dîner chez lui monsieur Thuillier avec le procureur-général qui paraissait devoir être ministre de la Justice, et avec le fils. Cardot évaluait à sept cent mille francs au moins, pour le moment, les fortunes qui devaient échoir à Modeste. Vinet fils avait paru charmé d’avoir le droit d’aller les dimanches chez les Thuillier. Les grosses dots font faire aujourd’hui de grosses sottises sans aucune pudeur. [Lov. A186, 10] Dix minutes après, un autre jeune homme, qui causait avec Thuillier avant l’arrivée du substitut, éleva la voix en élevant une discussion politique et força le magistrat à suivre son exemple par la vivacité que prit le débat. Il était question du vote par lequel la Chambre des députés venait de renverser le ministère du 12 mai, en refusant la dotation demandée pour le duc de Nemours.

– Assurément, disait [Lov. A186, 11] le jeune homme, je suis loin d’appartenir à l’opinion dynastique, et, je suis loin d’approuver l’avènement de la Bourgeoisie au pouvoir. La Bourgeoisie ne doit pas plus qu’autrefois l’Aristocratie être tout l’État. Mais enfin, la Bourgeoisie française a pris sur elle de faire une dynastie nouvelle, une royauté pour elle, et voilà comment elle la traite ! Quand le peuple a laissé Napoléon s’élever ! il en a créé quelque chose de splendide, de monumental, il était fier de sa grandeur, et il a noblement donné son sang et ses sueurs pour construire l’édifice de l’Empire. Entre les magnificences du Trône aristocratique et celles de la pourpre impériale, entre les Grands et le peuple, la Bourgeoisie est mesquine, elle ravale le pouvoir jusqu’à elle au lieu de s’élever jusqu’à lui. Les économies de bout de chandelle de ses comptoirs, elle les exerce sur ses princes. Ce qui est vertu dans ses magasins est faute et crime là-haut. J’aurais voulu bien des choses pour le peuple, mais je n’aurais pas retranché six millions à la nouvelle liste civile. En devenant presque tout, en France, la Bourgeoisie nous devait le bonheur du peuple, de la splendeur sans faste, et de la grandeur sans privilège.

Olivier Vinet, dont le père était un des meneurs de la coalition et dont l’ambition fut déçue, car il rêvait la simarre du Garde des Sceaux, ne savait que répondre ; et il crut bien faire en abondant dans un des côtés de la question.

– Vous avez raison, monsieur, dit le jeune magistrat. Mais avant de parader, la Bourgeoisie a des devoirs à remplir envers la France. Le luxe dont vous parlez passe après les devoirs. Ce qui vous semble si fort reprochable a été la nécessité du moment. La Chambre est loin d’avoir sa part dans les affaires, les ministres sont moins à la France qu’à la Couronne, et le Parlement a voulu que le Ministère eût, comme en Angleterre, une force qui lui fût propre et non pas une force d’emprunt. Le jour où le Ministère agira par lui-même et représentera dans le pouvoir exécutif la Chambre comme la Chambre représente le pays, le Parlement sera très libéral envers la Couronne. Là se trouve la question, je l’expose sans dire mon opinion, car les devoirs de mon ministère emportent, en politique, une espèce de féauté à la Couronne.

– En dehors de la question politique, répliqua le jeune homme, dont l’organe indiquait un provençal, il n’en est pas moins vrai que [Lov. A186, 12] la Bourgeoisie a mal compris sa mission, nous voyons des procureurs-généraux, des premiers présidents, des pairs de France en omnibus, des juges qui vivent de leurs appointements, des préfets sans fortune, des ministres endettés ; tandis que la Bourgeoisie en s’emparant de ces places devait les honorer comme autrefois les honorait l’aristocratie, et au lieu de les occuper pour faire fortune, ainsi que des procès scandaleux l’ont démontré, les occuper en y dépensant ses revenus…

– Qui est ce jeune homme, se disait Olivier Vinet en l’écoutant. Est-ce un parent ? Cardot aurait bien dû m’accompagner pour la première fois.

– Qui est ce petit monsieur ? demanda Minard à Barbet, voici plusieurs fois que je le vois ici.

– C’est un locataire, répondit Métivier en donnant les cartes.

– Un avocat, dit Barbet à voix basse, il occupe un petit appartement au troisième sur le devant. Oh ! ce n’est pas grand-chose, et il n’a rien.

– Comment se nomme ce jeune homme ?… dit Olivier Vinet à monsieur Thuillier.

– Théodose de La Peyrade, il est avocat, répondit Thuillier à l’oreille du substitut.

En ce moment, les femmes aussi bien que les hommes regardaient les deux jeunes gens, et madame Minard ne put s’empêcher de dire à Colleville : – Il est très bien ce jeune homme.

– J’ai fait son anagramme, répondit le père de Modeste, et ses nom et prénoms de Charles-Marie-Théodose de La Peyrade prophétisent ceci : Eh ! Mr payera de la dot des oies é le char… Aussi, ma chère maman Minard, offrez-lui votre cœur, mais gardez-vous bien de lui donner votre fille.

– On trouve ce jeune homme-là mieux que mon fils, dit madame Phellion à madame Colleville, qu’en pensez-vous ?

– Oh ! sous le rapport du physique, dit madame Colleville, une femme pourrait balancer avant de faire un choix.

En ce moment, le jeune Vinet crut agir finement en contentant ce salon plein de petits bourgeois, s’il exaltait la bourgeoisie et il abonda dans le sens du jeune avocat provençal en disant que les gens, honorés de la confiance du gouvernement, devaient imiter le Roi dont la magnificence surpassait de beaucoup celle de l’ancienne Cour, et qu’économiser les émoluments d’une place était une sottise, et d’ailleurs était-ce possible, à Paris surtout où la vie avait triplé de prix, où l’appartement d’un magistrat par exemple coûtait mille écus !… – Mon père, dit-il en terminant, me donne mille écus par an, et avec [Lov. A186, 13] mon traitement à peine puis-je tenir mon rang.

Quand le substitut chevaucha dans cette voie marécageuse où le Provençal l’avait finement conduit, il échangea sans que personne le surprit, une œillade avec Dutocq qui devait rentrer à la bouillotte.

– Et l’on a besoin de tant de places, dit le greffier, qu’on parle de créer deux justices de paix par arrondissement, afin d’avoir douze greffes de plus… Comme si l’on pouvait attenter à nos droits, à ces charges payées à un taux exorbitant.

– Je n’ai pas encore eu le plaisir de vous entendre au Palais, dit le substitut à monsieur de La Peyrade.

– Je suis l’avocat des pauvres, et je ne plaide qu’à la justice de paix, répondit le Provençal.

En écoutant la théorie du jeune magistrat sur la nécessité de dépenser ses revenus, mademoiselle Thuillier avait pris un air de cérémonie dont la signification était assez connue et du jeune provençal et de Dutocq. Le jeune Vinet sortit avec Minard et Julien-l’avocat, en sorte que le champ de bataille resta devant la cheminée au jeune La Peyrade et à Dutocq.

– La haute bourgeoisie, dit Dutocq à Thuillier, se conduira comme autrefois l’aristocratie. La noblesse voulait des filles d’argent pour fumer ses terres, nos parvenus d’aujourd’hui veulent des dots pour mettre du foin dans leurs bottes.

– C’est ce que monsieur Thuillier me disait ce matin, répondit hardiment le provençal.

– Le père, reprit Dutocq, a épousé une demoiselle de Chargebœuf, et il a pris les opinions de la noblesse, il lui faut de la fortune à tout prix, sa femme a un train royal.

– Oh ! dit Thuillier chez qui l’envie des bourgeois les uns contre les autres se réveilla, ôtez à ces gens-là leurs places, et ils retomberaient d’où ils sortent…

Mademoiselle Thuillier tricotait d’un mouvement si précipité qu’on l’eût dit poussée par une machine à vapeur.

– À vous, monsieur Dutocq, dit madame Minard en se levant, j’ai froid aux pieds, ajouta-t-elle en venant auprès du feu, où les ors de son turban firent l’effet d’un feu d’artifices à la lumière des bougies de l’Étoile qui faisaient de vains efforts pour éclairer cet immense salon.

– Ce n’est que de la Saint-Jean, ce substitut-là, dit madame Minard en regardant mademoiselle Thuillier.

– De la Saint-Argent ! dites-vous ? fit le provençal, c’est très-spirituel, madame…

– Mais madame nous a depuis longtemps accoutumés à ces choses-là, dit le beau Thuillier.

Madame Colleville examinait le provençal, et le comparait au jeune Phellion qui causait avec Modeste, sans s’occuper de ce qui se passait autour d’eux. Voici certainement le moment [Lov. A186, 14] de peindre l’étrange personnage qui devait jouer un si grand rôle chez les Thuillier, et qui mérite certes la qualification de Grand Artiste.

VII
Un portrait historique §

Il existe en Provence et sur le port d’Avignon surtout une race d’hommes ou blonds ou châtains, d’un teint doux et aux yeux presque tendres, dont la prunelle est plutôt faible, calme ou languissante que vive, ardente, profonde comme il est assez naturel de la voir aux méridionaux. Faisons observer, en passant, que chez les Corses, les gens sujets aux emportements, aux irascibilités les plus dangereuses, sont souvent des natures blondes et d’une apparente tranquillité. Ces hommes pâles, assez gras, à l’œil quasi trouble, vert ou bleu, sont la pire espèce dans la Provence, et Charles-Marie-Théodose de La Peyrade offrait un beau type de cette race dont la constitution mériterait un soigneux examen de la part de la science médicale et de la physiologie philosophique. Il se met, en mouvement chez eux, une espèce de bile, d’humeur amère qui leur porte à la tête, qui les rend capables d’actions féroces, en apparence faites à froid, et qui sont le résultat d’un enivrement intérieur, inconciliable avec leur enveloppe quasi lymphatique, avec la tranquillité de leur regard bénin.

Le jeune provençal, né d’ailleurs aux environs d’Avignon, était d’une taille moyenne, bien proportionnée, presque gras, d’un ton de chair sans éclat, ni livide, ni mat, ni coloré, mais gélatineux, car cette image peut seule donner l’idée de cette molle et fade enveloppe sous laquelle se cachaient des nerfs moins vigoureux que susceptibles d’une prodigieuse résistance dans certains moments donnés. Les yeux, d’un bleu pâle et froid, exprimaient à l’état ordinaire une espèce de mélancolie trompeuse qui, pour les femmes, devait avoir un grand charme… Le front bien taillé ne manquait pas de noblesse et s’harmoniait à une chevelure fine, rare, châtain clair, naturellement frisée aux extrémités, mais légèrement. Le nez, exactement celui d’un chien de chasse, épaté, fendu du bout, curieux, intelligent, chercheur, et toujours au vent, au lieu d’avoir une expression de bonhomie, était ironique et moqueur ; mais ces deux faces du caractère ne se montraient point, et il fallait que ce jeune homme cessât de s’observer, entrât en fureur pour faire jaillir le sarcasme et l’esprit qui décuplait ses plaisanteries infernales. La bouche, d’une [Lov. A186, 15] sinuosité tout agréable, à lèvres d’une rougeur de grenade, semblait le merveilleux instrument d’un organe presque suave dans le médium auquel Théodose se tenait toujours, et qui dans le haut vibrait aux oreilles comme le son d’un gong. Ce fausset était bien la voix de ses nerfs et de sa colère. Sa figure sans expression, par suite d’un commandement intime, avait une forme ovale. Enfin ses manières, d’accord avec le calme sacerdotal de son visage, étaient pleines de réserve, de convenance, mais il avait du liant, de la continuité dans les façons qui sans aller jusqu’au patelinage ne manquaient pas d’une séduction qui ne s’expliquait plus quand il n’était plus là. Le charme, quand il prend sa source au cœur, laisse des traces profondes, celui qui n’est qu’un produit de l’art, de même que l’éloquence, n’a que des triomphes passagers, il obtient ses effets à tout prix. Mais combien y a-t-il dans la vie privée de philosophes en état de comparer ? Presque toujours, pour employer une expression populaire, le tour est fait quand les gens ordinaires en pénètrent les moyens. Tout, chez ce jeune homme de vingt-sept ans, était en harmonie avec son caractère actuel, il obéissait à sa vocation en cultivant la philanthropie, seule expression qui puisse expliquer le philanthrope.

Théodose aimait le peuple, car il scindait son amour de l’humanité. De même que les horticulteurs s’adonnent aux roses, aux dahlias, aux œillets, aux pélargoniums, et ne font aucune attention à l’espèce qu’ils n’ont pas élue pour leur fantaisie, ce jeune Larochefoucault-Liancourt appartenait aux ouvriers, aux prolétaires, aux misères des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau. L’homme fort, le génie aux abois, les pauvres honteux de la classe bourgeoise, il les retranchait du sein de la Charité. Chez tous les maniaques, le cœur ressemble à ces boîtes à compartiments où l’on met les dragées par sortes, le suum cuique tribuere est leur devise, ils mesurent à chaque devoir sa dose. Il est des philanthropes qui ne s’apitoient que sur les erreurs des condamnés. La vanité fait certainement la base de la philanthropie ; mais chez le jeune provençal, c’était calcul, un rôle pris, une hypocrisie libérale et démocratique, jouée avec une perfection à laquelle aucun acteur n’arriverait. Il n’attaquait pas les riches, il se contentait de ne pas les comprendre, il les [Lov. A186, 16] admettait, chacun selon lui devait jouir de ses œuvres, il avait, disait-il, été fervent disciple de Saint-Simon ; mais il fallait attribuer cette faute à son extrême jeunesse, la société moderne ne pouvait pas avoir d’autre base que l’hérédité. Catholique ardent, comme tous les gens du Comtat, il allait de très grand matin à la messe, et cachait sa piété. Semblable à presque tous les philanthropes, il était d’une économie sordide, et ne donnait aux pauvres que son temps, ses conseils, son éloquence et l’argent qu’il arrachait pour eux aux riches. Des bottes, le drap noir porté jusqu’à ce que les coutures devinssent blanches composaient son costume. La nature avait beaucoup fait pour Théodose en ne lui donnant pas cette mâle et fine beauté méridionale qui crée des exigences d’imagination chez autrui auxquelles il est plus que difficile à un homme de répondre ; tandis qu’il lui suffisait de peu de frais pour plaire, et il était, à son gré, trouvé bien et joli homme ou très-ordinaire.

Jamais, depuis son admission dans la maison Thuillier, il n’avait osé, comme pendant cette soirée, élever la voix et se poser aussi magistralement qu’il venait de le faire avec Olivier Vinet ; mais, peut-être Théodose de La Peyrade n’avait-il pas été fâché d’essayer à sortir de l’ombre où il s’était jusqu’alors tenu ; puis il était nécessaire de se débarrasser du jeune magistrat, comme les Minard avaient précédemment ruiné l’avoué Godeschal. Semblable à tous les esprits supérieurs, car il ne manquait pas de supériorité, le substitut ne s’étant pas baissé jusqu’au point où les fils de ces toiles bourgeoises se voient, venait de donner, comme une mouche, la tête la première dans le piège presqu’invisible où Théodose l’avait amené par une de ces ruses dont ne se seraient pas défiés de plus habiles qu’Olivier.

Pour achever le portrait de l’avocat des pauvres, il n’est pas inutile de raconter ses débuts dans la maison Thuillier. Théodose était venu vers la fin de l’année 1837, alors licencié en droit depuis cinq ans, il avait fait son stage à Paris pour être avocat ; mais des circonstances inconnues et sur lesquelles il se taisait l’avaient empêché de se faire inscrire au tableau des avocats de Paris, il était encore avocat stagiaire. Mais une fois installé [Lov. A186, 17] dans le petit appartement du troisième étage, avec les meubles rigoureusement nécessaires à sa noble profession, exigés d’ailleurs par l’ordre des avocats qui n’admet pas un nouveau confrère, s’il n’a pas un cabinet convenable, une bibliothèque et qui fait vérifier les choses et les lieux, Théodose de La Peyrade devint avocat près la cour royale de Paris. Toute l’année 1838 fut employée à opérer ce changement dans sa situation, et il mena la vie la plus régulière, il étudiait le matin chez lui jusqu’à l’heure du dîner, il allait parfois au palais, aux causes importantes, il se lia fort difficilement selon Dutocq avec Dutocq, et il rendit à quelques malheureux dans le faubourg Saint-Jacques, désignés par le greffier à sa charité, le service de plaider pour eux au tribunal, il fit occuper pour eux par les avoués qui, d’après les statuts de la compagnie des avoués, font à tour de rôle les affaires des indigents, et comme il ne prit que des causes entièrement sûres, il les gagna toutes. Mis en relation avec quelques avoués, il se fit connaître du Barreau par ces traits dignes d’éloges, et ces faits déterminèrent son admission d’abord à la conférence des avocats stagiaires, puis son inscription au tableau de l’ordre. Il devint dès lors, en 1839, l’avocat des pauvres à la justice de paix, et il continua de protéger les gens du peuple. Les obligés de Théodose exprimaient leur reconnaissance et leur admiration chez les portières, malgré les recommandations du jeune avocat, et il en remontait bien des traits jusqu’aux propriétaires. Aussi pendant cette année, les Thuillier, ravis de posséder chez eux un homme si recommandable et si charitable, voulurent l’attirer dans leur salon et questionnèrent Dutocq à son sujet. Le greffier parla comme parlent les envieux, et tout en rendant justice à ce jeune homme, il dit qu’il était d’une avarice remarquable, mais peut-être est-ce l’effet de sa pauvreté, reprit-il. – J’ai eu des renseignements sur lui, d’ailleurs. Il appartient à la famille de La Peyrade, une vieille famille du Comtat d’Avignon, il est venu s’enquérir ici d’un oncle dont la fortune passait pour considérable, il a fini par découvrir la demeure de cet oncle trois jours après la mort du susdit, et le mobilier a payé les frais de l’enterrement et les dettes. Un ami du défunt a donné cent louis à ce pauvre jeune homme en l’engageant à faire son droit et à prendre la carrière judiciaire ; ces cent louis l’ont défrayé pendant trois ans, à Paris où il a vécu comme un moine ; mais n’ayant jamais pu voir ni retrouver le protecteur [Lov. A186, 18] inconnu, le pauvre étudiant fut dans une grande détresse en 1833, car il était venu dans l’hiver de 1829 à Paris. Il fit alors, comme tous les licenciés, de la politique et de la littérature, et il s’est soutenu pendant quelque temps au dessus de la misère, car il ne pouvait rien espérer de sa famille ; son père, le plus jeune frère de l’oncle décédé rue des Moineaux, est à la tête de onze enfants qui vivent sur un petit domaine appelé les Canquoëlles. Il est enfin entré dans un journal ministériel dont le gérant était le fameux Cérizet, si célèbre par les persécutions qu’il a éprouvées sous la Restauration pour son attachement aux libéraux et à qui les gens de la nouvelle gauche ne pardonnent pas de s’être fait ministériel, et comme aujourd’hui le pouvoir défend très peu ses serviteurs les plus dévoués, témoin l’affaire Gisquet, les républicains ont fini par ruiner Cérizet, ceci est pour vous expliquer comment il se fait que Cérizet est expéditionnaire dans mon greffe… Eh ! bien, dans le temps où il florissait comme gérant d’un journal dirigé par le ministère Périer contre les journaux incendiaires, la Tribune et autres, Cérizet, qui est un brave garçon, après tout, mais qui aime un peu trop les femmes, la bonne chère et les plaisirs, a été très utile à Théodose qui faisait la rédaction politique, et sans la mort de Casimir Perier, ce jeune homme eût été nommé substitut à Paris ! En 1834 et 1835, il est retombé, malgré son talent, car sa collaboration au journal ministériel lui a nui. « Sans mes principes religieux, m’a-t-il dit alors, je me serais jeté dans la Seine. » Enfin, il paraît que l’ami de son oncle l’aura su dans le malheur, il a reçu de quoi se faire recevoir avocat ; mais il ignore toujours le nom et la demeure de ce protecteur mystérieux. Après tout, dans ces circonstances, son économie est excusable, et il faut avoir bien du caractère pour refuser ce que lui offrent de pauvres diables à qui son dévouement fait gagner des affaires. Il est indigné de voir des gens spéculant sur l’impossibilité où sont les malheureux de pouvoir avancer les frais d’un procès qu’on leur intente injustement. Oh ! il arrivera, je ne serais pas étonné de voir ce garçon-là dans une position très-brillante, il a de la ténacité, de la probité, du courage ! il étudie, il pioche.

Malgré la faveur avec laquelle il fut accueilli, maître de La Peyrade alla sobrement chez les Thuillier. [Lov. A186, 19] Mais, grondé pour sa réserve, il se montra souvent, il finit par venir tous les dimanches, il fut prié de tous les grands dîners, et il était si familier dans la maison que, s’il arrivait pour parler à Thuillier vers les quatre heures, on le forçait à manger sans cérémonie la fortune du pot. Mademoiselle Thuillier se disait : – Nous sommes sûrs alors qu’il dînera bien, le pauvre jeune homme !

Un phénomène social qui certainement a été observé mais qui n’a pas encore été formulé, publié si vous voulez, et qui mérite d’être indiqué, c’est le retour des habitudes, de l’esprit, des manières de la primitive condition chez certaines gens qui, de leur jeunesse à leur vieillesse, se sont élevés au-dessus de leur premier état. Ainsi Thuillier était redevenu, moralement parlant, fils de concierge, il faisait usage de quelques-unes des plaisanteries de son père, il reparaissait enfin à la surface de sa vie un peu du limon des premiers jours. Environ cinq à six fois par mois, quand la soupe grasse était bonne, il disait comme un propos entièrement neuf, en posant sa cuiller sur son assiette vide : – Çà vaut mieux qu’un coup de pied, le reçût-on dans les os des jambes !… En entendant cette plaisanterie pour la première fois, Théodose qui ne la connaissait pas perdit sa gravité, se mit à rire de si bon cœur que Thuillier, le beau Thuillier, fut caressé dans sa vanité comme jamais il ne l’avait été. Depuis, Théodose accueillait toujours cette phrase par un petit sourire fin. Ce léger détail expliquera comment le matin même de la soirée où Théodose venait d’avoir son engagement avec le jeune substitut, il avait pu dire à Thuillier, en se promenant dans le jardin pour voir l’effet de la gelée : – Vous avez beaucoup plus d’esprit que vous ne le croyez ! et avoir de lui cette réponse : – Dans toute autre carrière, mon cher Théodose, j’aurais fait un grand chemin, mais la chute de l’empereur m’a cassé le cou ! – Il est encore temps ! avait dit le jeune avocat. D’abord qu’a fait ce saltimbanque de Colleville pour avoir la croix ?

Là maître de La Peyrade avait touché la plaie que Thuillier cachait à tous les yeux si bien que sa sœur ne la connaissait pas ; mais le jeune homme intéressé à étudier tous ces bourgeois avait deviné la secrète envie qui rongeait le cœur de l’ex-sous-chef.

– Si vous voulez me faire l’honneur, vous si [Lov. A186, 20] expérimenté, de vous conduire par mes conseils, et surtout de ne jamais parler de notre pacte à personne, pas même à votre excellente sœur, à moins que je n’y consente, je me charge de vous faire décorer aux acclamations de tout le quartier…

– Oh ! si nous réussissions, s’était écrié Thuillier, vous ne savez pas ce que je serais pour vous…

Ceci explique pourquoi Thuillier venait de se rengorger quand, tout à l’heure, Théodose avait eu l’audace de lui donner des opinions.

VIII
Le finale de la soirée §

Dans les arts, et peut-être Molière a-t-il mis l’hypocrisie au rang des arts en classant à jamais Tartufe dans les comédiens, il existe un point de perfection au-dessous duquel vient le talent, et auquel atteint seul le génie ; il est si peu de différence entre l’œuvre du génie et l’œuvre du talent que les hommes de génie peuvent seuls apprécier cette distance qui sépare Raphaël du Corrége, Titien de Rubens. Il y a plus, le vulgaire y est trompé. Le cachet du génie est une certaine apparence de facilité. Son œuvre doit paraître, en un mot, ordinaire au premier aspect, tant elle est toujours naturelle, même dans les sujets les plus élevés. Beaucoup de paysannes tiennent leurs enfants, comme la fameuse Madone de Dresde tient le sien. Eh ! bien, le comble de l’art chez un homme de la force de Théodose est de faire dire de lui plus tard : – Tout le monde y aurait été pris ! Or, dans le salon Thuillier, il voyait poindre la contradiction, il devinait chez Colleville la nature assez clairvoyante et critique de l’artiste manqué. L’avocat se savait déplaisant à Colleville qui, par suite de circonstances inutiles à rapporter, était payé pour croire à la science des anagrammes. Aucune de ses anagrammes5 n’avait failli. On s’était moqué de lui dans les Bureaux, quand en lui demandant l’anagramme du pauvre Auguste, Jean, François Minard, il trouva : J’amassai une si grande fortune, et l’événement justifiait à dix ans de distance l’anagramme. Or, l’anagramme de Théodose était fatale. Celle de sa femme le faisait trembler, il ne l’avait jamais dite, car Flavie Minoret Colleville donnait : La vieille C. nom flétri vole.

[Lov. A186, 21]Déjà plusieurs fois Théodose avait fait quelques avances au jovial secrétaire de la mairie, et il s’était senti repoussé par une froideur peu naturelle chez un homme si communicatif. Quand la bouillotte fut finie, il y eut un moment où Colleville attira Thuillier dans l’embrasure d’une croisée, et lui dit : – Tu laisses prendre trop de pied chez toi à cet avocat, il a tenu ce soir le dé de la conversation.

– Merci, mon ami, un homme averti en vaut deux, répondit Thuillier en se moquant intérieurement de Colleville.

Théodose qui, dans ce moment, causait avec madame Colleville, avait les yeux sur les deux amis, et il devina, par cette prescience dont font usage les femmes qui savent quand et en quel sens on parle d’elles d’un angle de salon à l’autre, que Colleville essayait de lui nuire dans l’esprit du faible et niais Thuillier.

– Madame, dit-il à l’oreille de la dévote, croyez que si quelqu’un est en état de vous apprécier ici, c’est moi. Vous êtes une perle tombée au milieu de la fange, vous n’avez pas quarante-deux ans, car une femme n’a que l’âge qu’elle paraît avoir, et beaucoup de femmes de trente ans ne vous valant pas, seraient heureuses d’avoir votre taille et cette sublime figure où l’amour a passé sans jamais vous satisfaire. Vous vous êtes donnée à Dieu, je le sais, j’ai trop de piété pour vouloir être autre chose que votre [Lov. A187, 60] ami ; mais vous vous êtes donnée à lui parce que vous n’avez jamais trouvé personne digne de vous. Enfin, vous avez été aimée, mais vous ne vous êtes jamais sentie adorée, et j’ai deviné cela… Mais voici votre mari qui n’a pas su vous faire une position en harmonie avec votre valeur, il me hait comme s’il se doutait que je vous aime, et m’empêche de vous dire ce que je crois avoir trouvé pour vous mettre dans la sphère à laquelle vous étiez destinée… Non, madame, dit-il en se levant et à haute voix, ce n’est pas l’abbé Gondrin qui prêchera cette année le carême à notre pauvre Saint-Jacques-du-Haut-Pas, c’est monsieur d’Estival, un de mes compatriotes qui s’est voué à la prédication dans l’intérêt des classes pauvres, et vous entendrez un des plus onctueux prédicateurs que je connaisse, un prêtre d’un extérieur peu agréable, mais quelle âme !…

– Mes souhaits seront donc accomplis, dit la pauvre madame Thuillier, je n’ai jamais pu comprendre les prédicateurs en renom.

Un sourire erra sur les lèvres sèches de mademoiselle Thuillier, et sur celles de plusieurs personnes.

– Ils s’occupent trop de démonstrations théologiques, il y a longtemps que je suis de cette opinion, dit Théodose ; mais je ne parle jamais religion et sans madame Colleville…

– Il y a donc des démonstrations, en théologie, [Lov. A186, 22] demanda naïvement à brûle-pourpoint le professeur de mathématiques.

– Je ne pense pas, reprit Théodose en regardant Félix Phellion, que vous fassiez sérieusement cette question ?

– Mon fils, dit le vieux Phellion arrivant pesamment au secours de son fils en saisissant une expression douloureuse sur le pâle visage de madame Thuillier, mon fils sépare la religion en deux catégories, il la considère au point de vue humain, et au point de vue divin, la tradition, et le raisonnement.

– Quelle hérésie, monsieur, répondit Théodose, la religion est une, elle veut la foi avant tout.

Le vieux Phellion cloué par cette phrase regarda sa femme : – Il est temps, ma bonne amie, et il montra la pendule.

– Oh ! monsieur Félix ! dit Modeste à l’oreille du candide mathématicien, ne seriez-vous pas comme Pascal et Bossuet, savant et pieux ?…

Les Phellion, en se retirant en masse, entraînèrent les Colleville, il ne resta bientôt plus que Dutocq, Théodose et les Thuillier.

Les flatteries adressées par Théodose à Flavie ont les caractères du lieu-commun, mais il est à remarquer, dans l’intérêt de cette histoire, que l’avocat se tenait au plus près de ces esprits vulgaires, il naviguait dans leurs eaux, il leur parlait leur langage. Son peintre était Pierre Grassou, et non Joseph Bridau, son livre était Paul et Virginie, le plus grand poète actuel était Casimir Delavigne ; à ses yeux, la mission de l’art était avant tout l’utilité. Parmentier, l’auteur de la pomme de terre, valait trente Raphaël, l’homme au petit manteau bleu lui paraissait une sœur de charité. Ces expressions de Thuillier, il les rappelait parfois.

– Ce jeune Félix Phellion est tout à fait l’universitaire de notre temps, le produit d’une science qui a mis Dieu de côté. Mon Dieu ! où allons-nous ! Il n’y a que la religion qui puisse sauver la France, car il n’y a que la peur de l’Enfer qui nous préserve du vol domestique, accompli à toute heure au sein des ménages et qui ronge les fortunes les mieux assises. Vous avez tous une guerre au sein de la famille.

Sur cette habile tirade, qui fit une vive impression à Brigitte, il se retira suivi de Dutocq, après avoir souhaité une bonne nuit aux trois Thuillier.

– Ce jeune homme est plein de moyens !… dit sentencieusement Thuillier.

– Oui, ma foi, répondit Brigitte en éteignant les lampes.

– Il a de la religion, dit madame Thuillier en s’en allant la première.

[Lov. A186, 23]– Môsieur, disait Phellion à Colleville, en atteignant à la hauteur de l’École des mines et après s’être assuré qu’ils étaient seuls dans la rue, il est dans mes habitudes de soumettre mes lumières aux autres, mais il m’est impossible de ne pas trouver que ce jeune avocat fait bien le maître chez nos amis les Thuillier.

– Mon opinion à moi, repartit Colleville qui marchait avec Phellion en arrière de sa femme, de Modeste et de madame Phellion serrées toutes trois les unes contre les autres, est que c’est un jésuite, et je n’aime pas ces gens-là… le meilleur n’en vaut rien. Pour moi, le jésuite c’est la fourberie et la fourberie pour fourber, ils fourbent pour le plaisir de fourber, et comme on dit, pour s’entretenir la main. Voilà mon opinion, je ne la mâche pas…

– Je vous comprends, môsieur, répondit Phellion qui donnait le bras à Colleville.

– Non, monsieur Phellion, répondit Flavie en prenant une petite voix de tête, vous ne comprenez pas Colleville, mais je sais bien ce qu’il veut dire, et il fera bien d’en rester là… Ces sortes de sujets ne s’agitent pas dans la rue, à onze heures et devant une jeune personne.

– Tu as raison, ma femme, dit Colleville.

En atteignant à la rue des Deux-Églises que Phellion allait prendre, on se souhaita le bonsoir et Félix Phellion dit alors à Colleville : – Monsieur votre fils François pourrait entrer à l’École polytechnique s’il était vivement poussé, je vous offre de le mettre en état de passer les examens cette année…

– Ceci n’est pas de refus, merci, mon ami, dit Colleville, nous verrons cela.

– Bien, dit Phellion à son fils.

– Ce n’est pas maladroit, s’écria la mère.

– Que voyez-vous donc là ? demanda Félix.

– Mais c’est faire la cour aux parents de Modeste.

– Que je ne trouve pas mon problème, si j’y pensais ! s’écria le jeune professeur, j’ai découvert en causant avec les petits Colleville que François a la vocation des mathématiques et j’ai cru devoir éclairer son père…

– Bien, mon fils, répéta Phellion, je ne te voudrais pas autrement. Mes vœux sont exaucés, j’ai dans mon fils la probité, l’honneur, les vertus citoyennes et privées que je lui souhaitais.

Madame Colleville, une fois Modeste couchée, dit à son mari : – Colleville, ne te prononce donc pas si crûment sur les gens sans les connaître à fond. Quand tu dis jésuites, je sais que tu penses aux prêtres, et fais-moi le plaisir de garder pour toi tes opinions sur la religion, toutes les fois que tu seras en présence [Lov. A186, 24] de ta fille. Nous sommes les maîtres de sacrifier nos âmes, et non celles de nos enfants. Voudrais-tu pour fille d’une créature sans religion ?… Maintenant, mon chat, nous sommes à la merci de tout le monde, nous avons quatre enfants à pourvoir, peux-tu dire que, dans un temps donné, tu n’auras pas besoin de celui-ci, de celui-là ! Ne te fais donc pas d’ennemis, tu n’en as pas, tu es bon enfant et grâce à cette qualité qui, chez toi, va jusqu’au charme, nous nous sommes assez bien tirés de la vie !…

– Assez ! assez ! dit Colleville qui jetait son habit sur une chaise et qui se débarrassait de sa cravate, j’ai tort, tu as raison, ma belle Flavie !…

– À la première occasion, mon gros mouton, dit la rusée commère en tapotant les joues de son mari, tu tâcheras de faire une politesse à ce petit avocat, c’est un finaud, il faut l’avoir pour nous. Il joue la comédie, eh ! joue la comédie avec lui, sois sa dupe en apparence, et s’il a du talent, s’il a de l’avenir, fais-t’en un ami. Crois-tu que je veux te voir longtemps à ta mairie.

– Venez, femme Colleville ? dit en riant l’ancien hautbois de l’Opéra-Comique en se tapant sur le genou pour indiquer à sa femme la place qu’il lui voulait voir prendre, chauffons nos petons et causons ?… Quand je te regarde je suis de plus en plus convaincu de cette vérité que la jeunesse des femmes est dans leur taille…

– Et dans leur cœur…

– L’un et l’autre, reprit Colleville, la taille légère et le cœur lourd…

– Non, grosse bête, profond.

– Ce que tu as de bien, c’est d’avoir conservé ta blancheur, sans avoir recours à l’embonpoint… mais voilà tu as de petits os… tiens Flavie, je recommencerais la vie, je ne voudrais pas d’autre femme que toi…

– Tu sais bien que je t’ai toujours préféré aux autres… Quel malheur que Monseigneur soit mort, sais-tu ce que je te voudrais…

– Non.

– Une place à la ville de Paris, une place de douze mille francs, quelque chose comme caissier, ou à la caisse municipale, ou celle de Poissy, ou facteur.

– Tout cela me va.

– Eh ! bien, si ce monstre d’avocat pouvait quelque chose, il a bien de l’entregent, ménageons-le… je le sonderai… laisse-moi faire… et surtout ne contrarie pas son jeu chez les Thuillier…

Théodose avait touché le point douloureux [Lov. A186, 25] dans le cœur de Flavie Colleville, et ceci mérite une explication qui peut-être aura la valeur d’un coup d’œil synthétique sur la vie des femmes.

IX
Une femme de quarante ans §

À quarante ans, la femme, et surtout celle qui a goûté à la pomme empoisonnée de la passion, éprouve un effroi solennel, elle s’aperçoit qu’il y a deux morts pour elle, la mort du cœur et celle du corps. En faisant des femmes deux grandes catégories qui répondent aux idées les plus vulgaires, les appelant ou vertueuses ou coupables, il est permis de dire qu’à compter de ce chiffre redoutable, elles ressentent une douleur d’une vivacité terrible. Vertueuses et trompées dans les vœux de leur nature, soit qu’elles se soient soumises, soit qu’elles aient enterré leurs révoltes dans leur cœur ou au pied des autels, elles ne se disent pas sans effroi que tout est fini pour elles. Cette pensée a de si étranges et diaboliques profondeurs que là se trouve la raison de quelques-unes de ces apostasies qui parfois surprennent le monde et qui l’épouvantent. Coupables, elles sont dans une de ces situations vertigineuses qui se traduisent souvent, hélas, par la folie ou finissent par la mort, ou se terminent en passions aussi grandes que la situation même. Voici le sens dilemmatique de cette crise : ou elles ont connu le bonheur, s’en sont fait une voluptueuse vie, et ne peuvent que respirer cet air chargé d’encens, s’agiter dans cette atmosphère fleurie où les flatteries sont des caresses, et alors comment y renoncer ? ou, phénomène encore plus bizarre encore que rare, elles n’ont trouvé que de lassants plaisirs en cherchant un bonheur qui les fuyait, soutenues dans cette chasse ardente par les irritantes satisfactions de la vanité, se piquant à ce jeu comme un joueur à sa martingale, et pour elles ces derniers jours de beauté sont le dernier enjeu du ponte au désespoir.

– Vous avez été aimée, et non pas adorée ! Ce mot de Théodose, accompagné d’un regard qui lisait non pas dans le cœur, mais dans la vie, était le mot d’une énigme, et Flavie se sentit devinée. L’avocat avait répété quelques idées que la littérature a rendues triviales ; mais qu’importe de quelle fabrique ou de quelle espèce est la cravache quand elle atteint la plaie du cheval de race ? La poésie était dans Flavie et non pas dans l’ode, de même que le bruit n’est pas l’avalanche, quoiqu’il la détermine. Un jeune officier, deux fats, un banquier, un maladroit petit jeune homme et le pauvre Colleville étaient de tristes essais. Une fois dans sa vie, elle avait été le bonheur, mais [Lov. A186, 26] elle ne l’avait ressenti ; puis la mort s’était hâtée de rompre la seule passion où Flavie avait trouvé du charme. Elle écoutait depuis deux ans la voix de la Religion qui lui disait que ni l’Église, ni la société ne parlent de bonheur, d’amour, mais de devoirs et de résignation, que pour ces deux grandes puissances, le bonheur gît dans la satisfaction causée par l’accomplissement de devoirs pénibles ou coûteux, et que la récompense n’est pas en ce monde. Mais elle entendait en elle-même une voix autrement criarde, et comme sa religion était un masque nécessaire à porter et non une conversion, qu’elle ne le déposait pas en y voyant une ressource, et que la dévotion, feinte ou vraie était une manière d’être appropriée à son avenir, elle restait dans l’Église, comme dans le carrefour d’une forêt, assise sur un banc, lisant les indications de route, et attendant un hasard, en attendant la grande nuit. Aussi sa curiosité fut-elle vivement excitée en entendant Théodose lui formuler sa situation secrète et n’en pas profiter, mais s’attaquer au côté purement extérieur de la vie et lui promettre la réalisation d’un château en Espagne sept ou huit fois renversé. Dès le commencement de l’hiver, elle s’était vue, et à la dérobée, examinée à fond, étudiée par Théodose, elle avait plus d’une fois mis sa robe de moire grise, ses dentelles noires, et sa coiffure de fleurs entortillée de Malines, pour se montrer à son avantage, et les hommes savent toujours quand une toilette a été faite pour eux. L’atroce beau de l’Empire l’assassinait de grosses flatteries, elle était la reine du salon, mais le provençal en disait mille fois plus par un fin regard. Flavie avait attendu de dimanche en dimanche une déclaration, elle se disait : – Il me sait ruinée et n’a pas le sou ! Peut-être est-il réellement pieux. Théodose ne voulait rien brusquer, et comme un habile musicien, il avait marqué l’endroit de sa symphonie où il devait donner le coup sur le tam-tam. Quand il se vit entamé par Colleville auprès de Thuillier, il avait lâché sa bordée, habilement préparée depuis trois ou quatre mois employés à étudier Flavie. Et il avait réussi, comme le matin, auprès de Thuillier. En se couchant, il se disait : – La femme est pour moi, le mari ne peut pas me souffrir, à cette heure, ils se disputent, et je serai le plus fort, car elle fait ce qu’elle veut de son mari.

[Lov. A186, 27]Le provençal s’était trompé en ceci qu’il n’y avait pas eu la moindre dispute, et que Colleville dormait auprès de sa chère petite Flavie pendant qu’elle se disait : – Théodose est un homme supérieur.

Beaucoup d’hommes, de même que La Peyrade, tirent leur supériorité de l’audace ou de la difficulté d’une entreprise, les forces qu’ils y déploient leur grossissent les muscles, ils y dépensent énormément, puis, soit le succès obtenu, soit après la chute, le monde est étonné de les trouver petits, mesquins ou épuisés. Après avoir jeté dans l’esprit des deux personnes de qui dépendait le sort de Modeste, une curiosité qui devait devenir fébrile, Théodose fit l’homme occupé pendant cinq à six jours ; il sortit depuis le matin jusqu’au soir, afin de ne revoir Flavie qu’au moment où le désir aurait atteint chez elle à ce point où l’on passe par dessus toutes les convenances, et de forcer le vieux Beau à venir chez lui. Le dimanche suivant, il fut à peu près certain de trouver madame Colleville à l’église, et ils sortirent en effet tous les deux au même moment, se rencontrèrent dans la rue des Deux-Églises, et Théodose offrit le bras à Flavie qui l’accepta, laissant sa fille aller en avant en compagnie de Théodore6. Ce dernier enfant alors âgé de douze ans, devant entrer au séminaire, était en demi-pension dans l’institution Barniol où il recevait une instruction élémentaire, et naturellement le gendre de Phellion avait restreint le prix de la demi-pension en perspective de l’alliance espérée entre le professeur Phellion et Modeste.

– M’avez-vous fait l’honneur et la faveur de penser à ce que je vous ai si mal dit, l’autre jour, demanda d’un ton câlin l’avocat à la jolie dévote, en lui pressant le bras sur son cœur par un mouvement à la fois doux et fort, car il paraissait se contenir afin de paraître respectueux à contrecœur. Ne vous méprenez pas sur mes intentions, reprit-il en recevant de madame Colleville un de ces regards que les femmes qui ont l’habitude des passions savent trouver et dont l’expression peut également convenir et à une fâcherie sévère et à une collusion de sentiments. Je vous aime comme on aime une belle nature aux prises avec le malheur ; la charité chrétienne embrasse aussi bien les forts que les faibles, et son trésor appartient à tous. Fine, gracieuse, élégante comme vous l’êtes, faite pour être l’ornement du monde le plus élevé, quel homme peut vous voir, sans une immense compassion au cœur, roulant parmi ces odieux bourgeois qui ne savent rien de vous, pas même la valeur aristocratique d’une de vos poses, ou d’un de vos regards, ou d’une coquette inflexion de voix. Ah ! si j’étais riche ! ah, si j’avais le pouvoir, votre mari, qui certainement [Lov. A186, 28] est un bon diable, deviendrait Receveur-général et vous le feriez nommer député ! Mais, moi pauvre ambitieux dont le premier devoir est de taire mon ambition en me trouvant au fond du sac comme le dernier numéro d’un lot de famille, je ne puis que vous offrir mon bras, au lieu de vous offrir mon cœur. J’espère tout d’un bon mariage, et croyez bien que je rendrai ma femme, non-seulement heureuse, mais une des premières dans l’État, en recevant d’elle les moyens de parvenir… Il fait beau, venez faire un tour dans le Luxembourg, dit-il en arrivant à la rue d’Enfer au coin de la maison de madame Colleville, en face de laquelle se trouve un passage qui conduit au jardin par l’escalier d’un petit édifice, le dernier débris du fameux couvent des Chartreux.

La mollesse du bras qu’il tenait indiqua le consentement tacite de Flavie, et comme elle méritait l’honneur d’une espèce de violence, il l’entraîna vivement en ajoutant : – Venez ! nous n’aurons pas toujours un si bon moment. Oh ! dit-il, votre mari nous regarde, il est à la fenêtre, allons lentement.

– Ne craignez rien de monsieur Colleville, dit Flavie en souriant, il me laisse entièrement maîtresse de mes actions.

– Oh ! voilà bien la femme que j’ai rêvée !… s’écria le provençal avec cette extase et cet accent qui n’embrasent que des âmes, et ne sortent que des lèvres méridionales. Pardon, madame, dit-il en se reprenant et revenant d’un monde supérieur à l’ange exilé qu’il regarda pieusement. Pardon, je reviens à ce que je disais… Eh ! comment n’être pas sensible aux douleurs qu’on éprouve soi-même en les voyant le lot d’un être à qui la vie devrait n’apporter que joie et bonheur… Vos souffrances sont les miennes, je ne suis pas plus à ma place que vous n’êtes à la vôtre. Le malheur nous a fait sœur et frère. Ah ! chère Flavie, le premier jour où il me fut donné de vous voir, c’était le dernier dimanche du mois de septembre 1838… Vous étiez bien belle, je vous reverrai souvent dans cette petite robe de mousseline de laine aux couleurs d’un tartan de je ne sais quel clan d’Écosse !… Ce jour-là, je me suis dit : « Pourquoi cette femme est-elle chez les Thuillier, et pourquoi surtout a-t-elle jamais eu des relations avec un Thuillier… »

– Monsieur !… dit Flavie effrayée de la pente rapide que le provençal donnait à la conversation.

– Eh ! je sais tout ! s’écria-t-il en accompagnant ce mot d’un mouvement d’épaule, et je m’explique tout… et je ne vous en estime pas moins… Allez, ce n’est jamais le péché d’une laide, ni d’une bossue… Vous avez à recueillir les fruits de votre faute, et je vous y aiderai ! Modeste sera très-riche, et là [Lov. A186, 29] se trouve pour vous tout votre avenir, vous ne pouvez avoir qu’un gendre, ayez le talent de le bien choisir. Un ambitieux deviendra ministre, un niais vous humiliera, vous tracassera, vous rendra votre fille malheureuse et s’il en perd la fortune, il ne la retrouvera certes pas. Eh ! bien, je vous aime, dit-il, et je vous aime d’une affection sans bornes, vous êtes au dessus d’une foule de petites considérations où s’entortillent les sots. Entendons-nous ?…

Flavie était abasourdie ; elle fut néanmoins sensible à l’excessive franchise de ce langage, et se disait en elle-même : – Il n’est pas cachottier celui-là !… Mais elle s’avouait aussi qu’elle n’avait jamais été si profondément émue et remuée que par ce jeune homme.

– Monsieur, je ne sais pas qui peut vous avoir induit en erreur sur ma vie, ni de quel droit vous…

– Ah ! pardon, madame, reprit-il avec une froideur pleine de mépris, j’ai rêvé… je me suis dit : elle est tout cela, ou n’a que des dehors, je sais maintenant pourquoi vous resterez à jamais au quatrième étage, là-haut, rue d’Enfer, et il commenta sa phrase par un geste énergique en montrant les fenêtres de l’appartement de Colleville qui se voyaient de la grande allée du Luxembourg où ils se promenaient seuls, dans cet immense champ labouré par tant de jeunes ambitions. J’ai été franc, j’attendais la réciprocité. Moi, j’ai eu des jours sans pain, madame, j’ai su vivre, faire mon droit, obtenir le grade de licencié dans Paris, avec deux mille francs pour tout capital, et j’étais entré par la Barrière d’Italie avec cinq francs dans ma poche, en me jurant, comme un de mes compatriotes, d’être un jour un des premiers hommes de mon pays… et l’homme qui souvent a ramassé sa nourriture dans les paniers où les restaurateurs mettent leurs rebuts et qu’ils vident à six heures du matin à leurs portes quand les regrattiers n’en veulent plus… cet homme ne reculera devant aucun moyen… avouable… Eh ! me croyez-vous l’ami du peuple ?… dit-il en souriant, il faut un porte-voix à la Renommée, elle ne se fait guère entendre en parlant [du bout] des lèvres… et sans renom à quoi sert le talent : l’avocat des pauvres sera celui des riches… Est-ce assez m’ouvrir les entrailles, ouvrez-moi votre cœur ?… Dites-moi : Soyons amis, et nous serons tous heureux un jour…

– Mon Dieu ! pourquoi suis-je venue ici, pourquoi vous ai-je donné le bras ?… s’écria Flavie.

– Parce que c’est dans notre destinée ! répondit-il. Et, ma chère et bien-aimée Flavie, ajouta-t-il en lui pressant le bras sur son cœur, vous attendiez-vous à entendre de moi des vulgarités… Nous sommes sœur et frère… voilà tout.

Et il la reconduisait vers le passage pour retourner rue d’Enfer. Flavie éprouvait une terreur au fond du contentement [Lov. A186, 29v] que causent aux femmes les émotions violentes, et elle prit cette épouvante pour l’espèce d’effroi qu’une nouvelle passion occasionne ; mais elle se sentait charmée, et elle marchait en gardant un profond silence.

– À quoi pensez-vous ?… lui demanda Théodose au milieu du passage.

– À tout ce que vous venez de me dire, répondit-elle.

– Mais, dit-il, à nos âges on supprime les préliminaires, nous ne sommes pas des enfants, et nous sommes l’un et l’autre dans une sphère où l’on doit s’entendre. Enfin, sachez-le, ajouta-t-il en débouchant rue d’Enfer, je suis tout à vous…

Et il salua profondément.

[Lov. A186, 29]– Les fers sont au feu ! se dit-il en suivant de l’œil cette proie étourdie.

[Lov. A186, 30]

X
Le mot de l’énigme §

En rentrant chez lui, Théodose trouva sur le palier un personnage en quelque sorte sous-marin de cette histoire, qui s’y trouve comme l’assise enterrée sur laquelle repose la façade d’un palais. La vue de cet homme qui, sans doute avait sonné sans le trouver à sa porte et qui venait de sonner chez Dutocq, fit tressaillir l’avocat provençal, mais en lui-même et sans que rien pût trahir à l’extérieur cette émotion profonde. Cet homme était le Cérizet de qui Dutocq avait déjà parlé, comme de son expéditionnaire, aux Thuillier. Cérizet, qui n’avait que trente-neuf ans, paraissait être un homme de cinquante, tant il était vieilli par tout ce qui peut vieillir les hommes. Sa tête, sans cheveux, offrait un crâne jaunâtre, mal couvert par une perruque que la décoloration avait jaunie. Son masque pâle et flasque, démesurément ridé, semblait d’autant plus horrible qu’il avait le nez rongé, mais pas assez pour pouvoir le remplacer par un faux nez, car depuis la naissance au front jusqu’aux narines, il existait comme la nature le lui avait fait, la maladie, après avoir mangé les ailes du bout, n’y laissait que deux trous de formes bizarres qui viciaient la prononciation et gênaient la parole. Les yeux, primitivement bleus, affaiblis par des misères de tout genre, par des nuits consacrées aux veilles, devenus rouges sur les bords, présentaient des altérations profondes, et le regard, quand l’âme y envoyait une expression de malice, eût effrayé des juges ou des criminels, enfin ceux-là mêmes qui ne s’effrayent de rien. La bouche démeublée, et où se voyaient quelques dents noires, était menaçante, il y venait une salive écumeuse et rare qui ne dépassait point des lèvres pâlies et minces. Cérizet, petit homme moins sec que desséché, tâchait de remédier aux malheurs de sa physionomie par le costume, et s’il n’était pas opulent, il le maintenait dans un état de propreté qui faisait ressortir sa misère. Tout semblait douteux chez lui, tout ressemblait à son âge, à son nez, à son regard. S’il avait aussi bien trente-huit que soixante ans, il était impossible de savoir si son pantalon bleu, déteint, mais étroitement ajusté, serait bientôt à la mode, ou s’il appartenait à celle de l’année 1835. Des bottes avachies, soigneusement cirées, remontées pour la troisième fois, fines autrefois, avaient peut-être foulé des tapis ministériels. La redingote à brandebourgs lavée par des averses, et dont les olives avaient l’indiscrétion de laisser voir leurs moules témoignait par sa forme d’une élégance [Lov. A186, 31] disparue. Le col-cravate en satin cachait assez heureusement le linge, mais par-derrière on le voyait déchiré par l’ardillon de la boucle, et le satin était resatiné par une espèce d’huile distillée par la perruque, aux jours de sa jeunesse. Le gilet ne manquait pas de fraîcheur, mais c’était l’un de ces gilets achetés pour quatre francs et venu des profondeurs d’un étalage de marchand d’habits tout faits. Tout était soigneusement brossé, comme le chapeau de soie luisant et bossué, tout s’harmoniait et faisait accepter les gants noirs qui cachaient les mains de cet employé subalterne dont voici la vie antérieure en une seule phrase. C’était un artiste en Mal, à qui, dès le début, le mal avait réussi, et qui trompé par de premiers succès, continuait à ourdir des infamies en restant dans les termes légaux. Devenu chef d’une imprimerie en trahissant son maître, il avait subi des condamnations comme gérant d’un journal libéral, et en province, sous la Restauration, il était alors devenu l’une des bêtes noires du gouvernement royal, l’infortuné Cérizet, comme l’infortuné Chauvet, comme l’héroïque Mercier ; et il avait dû à cette réputation de patriotisme une place de sous-préfet en 1830 ; six mois après, il fut destitué ; mais il prétendit [être] jugé sans avoir été entendu, et il cria tant que, sous le ministère Casimir Perier, il devint gérant d’un journal contre-républicain soldé par le Ministère ; il en sortit pour faire des affaires, au nombre desquelles se trouva l’une des plus malheureuses commandites condamnées par la police correctionnelle, et il accepta fièrement sa condamnation en la donnant pour une vengeance ourdie par le parti républicain qui, disait-il, ne lui pardonnait pas de lui avoir porté de rudes coups dans son journal, en lui rendant dix blessures pour une. Il avait fait son temps de prison dans une maison de santé. Le pouvoir eut honte d’un homme sorti de l’hospice des Enfants-Trouvés, et dont les habitudes presque crapuleuses, dont les affaires honteuses, faites en société d’un ancien banquier nommé Claparon, avaient enfin amené la déconsidération la plus méritée. Aussi, Cérizet, tombé de chute en chute au plus bas degré de l’échelle sociale, eut-il besoin d’un reste de pitié pour obtenir la place d’expéditionnaire dans le greffe de Dutocq. Au fond de sa misère, cet homme rêvait une revanche, et comme il n’avait plus rien à perdre, il admettait tous les moyens. Dutocq et lui se trouvaient liés par leurs habitudes dépravées. Cérizet était, à Dutocq, dans le quartier, ce que le lévrier est au chasseur. Cérizet, au fait des besoins de tous les malheureux, faisait cette usure [Lov. A186, 32] de ruisseau nommée le prêt à la petite semaine, il partageait avec Dutocq, et cet ancien gamin de Paris devenu le banquier des éventaires, l’escompteur des charrettes à bras, était l’insecte rongeur de deux faubourgs.

– Ah bien, dit Cérizet en voyant Dutocq ouvrant sa porte, puisque Théodose est de retour, allons chez lui…

Et l’avocat des pauvres laissa passer ces deux hommes devant lui. Tous trois, ils traversèrent une petite antichambre carrelée, frottée où le jour reluisait sur une couche d’encaustique rouge, en passant entre des rideaux de percale, et faisant voir une modeste table ronde en noyer, des chaises en noyer, un buffet en noyer, sur lequel était une lampe. De là l’on passait dans un petit salon à rideaux rouges, à meuble en acajou et en velours d’Utrecht rouge, dont la paroi opposée aux fenêtres était occupée par une bibliothèque pleine de livres de jurisprudence. La cheminée était ornée d’une garniture vulgaire : une pendule à quatre colonnes de bois d’acajou, des flambeaux sous verre. Le cabinet où allèrent s’asseoir devant un feu de charbon de terre les trois amis était le cabinet de l’avocat qui débute : un bureau, le fauteuil à bras, des rideaux de soie verte aux fenêtres, un tapis vert, des cartonniers, et un lit de repos, au-dessus duquel se voyait un Christ en ivoire sur un fond de velours. Évidemment la chambre à coucher et la cuisine de l’appartement avaient vue sur la cour.

– Eh ! bien, dit Cérizet, çà va-t-il, marchons-nous.

– Mais oui, répondit Théodose.

– Avouez que j’ai eu, s’écria Dutocq, une fameuse idée en imaginant le moyen d’empaumer cet imbécile de Thuillier…

– Oui, mais je ne suis pas en reste, s’écria Cérizet, je viens ce matin vous donner les cordes pour mettre les poucettes à la vieille fille, et la faire aller comme un toutou… Ne nous abusons pas, mademoiselle Thuillier est tout dans cette affaire : l’avoir à soi, c’est avoir ville gagnée… Parlons peu, mais parlons bien, comme cela se doit entre gens forts. Mon ancien associé, Claparon, vous savez, est un imbécile, et il doit toute sa vie être ce qu’il fut, un plastron. Or, il sert en ce moment de prête-nom à un notaire de Paris associé avec des entrepreneurs qui, notaire et maçons font la culbute ! C’est Claparon qui la gobe, il n’avait jamais fait faillite, il y a commencement à tout, et dans ce moment il est caché dans mon taudis de la rue des Poules où jamais on ne le trouvera. Mon Claparon enrage, il n’a pas le sou, et il y a, dans les cinq à six maisons qui vont se vendre, un bijou de maison, construite tout en pierres de taille, sise aux environs de la Madeleine, [Lov. A186, 33] un devant brodé comme un melon, de sculptures ravissantes, mais qui n’étant pas terminée, sera donnée pour tout au plus cent mille francs ; en y dépensant vingt-cinq mille francs, on aura là peut-être quarante mille francs de rentes d’ici à deux ans. En rendant un service de ce genre à mademoiselle Thuillier, on deviendra son amour, car on lui fera sous-entendre qu’il se rencontre tous les ans des occasions semblables. On s’empare des vaniteux en servant leur amour-propre ou en les menaçant, on tient les avares quand on s’attaque à leur bourse ou quand on la leur remplit. Et, comme après tout, travailler pour la Thuillier, c’est travailler pour nous, il faut la faire profiter de ce bon coup-là.

– Et le notaire… dit Dutocq, pourquoi laisse-t-il aller ça ?

– Eh ! Dutocq, c’est le notaire qui nous sauve ! Le notaire, forcé de vendre sa charge, ruiné d’ailleurs, s’est réservé cette part dans les débris du gâteau. Croyant à la probité de l’imbécile Claparon, il l’a chargé de lui trouver un acquéreur nominal, car il lui faut autant de confiance que de prudence ; nous lui laisserons croire que mademoiselle Thuillier est une honnête fille qui prête son nom au pauvre Claparon, et ils seront dedans tous deux Claparon et le notaire, je dois bien ce petit tour à mon ami Claparon qui m’a laissé porter tout le poids de l’affaire dans sa commandite, et où nous avons été roués par Couture dans la peau duquel je ne vous souhaite pas d’être ! dit-il en laissant briller un éclat de haine infernal dans ses yeux flétris. J’ai dit, Messeigneurs, ajouta-t-il en grossissant sa voix qui passa toute par ses fosses nasales, et prenant une attitude dramatique ; car, dans un moment d’excessive misère, il s’était fait acteur.

Le profond silence par lequel ce dernier couplet de Cérizet fut accueilli permit d’entendre les accents de la sonnette, et Théodose courut à sa porte.

– Êtes-vous toujours content de lui, dit Cérizet à Dutocq, je lui trouve un air… enfin, je me connais en trahisons…

– Il est tellement dans nos mains, dit Dutocq, que je ne me donne pas la peine de l’observer ; mais, entre nous, je ne le croyais pas aussi fort qu’il l’est… Sous ce rapport, nous avons cru mettre un alezan entre les jambes d’un homme qui ne savait pas monter à cheval, et le mâtin est un ancien jockey ! voilà…

– Qu’il y prenne garde ! dit sourdement Cérizet, [Lov. A186, 34] je puis souffler sur lui comme sur un château de cartes ! quant à vous, papa Dutocq, vous pouvez le voir à l’ouvrage et l’observer à tout moment, surveillez-le ! D’ailleurs, j’ai le moyen de le tâter en lui faisant proposer par Claparon de se débarrasser de nous, et nous le jugerions…

– C’est assez bien, çà, dit Dutocq, et tu n’as pas froid aux yeux.

– On est de la manique, et voilà tout, dit Cérizet.

Ces paroles furent échangées à voix basse pendant le temps que Théodose mit à se rendre à sa porte et à en revenir. Cérizet examinait tout dans le cabinet quand l’avocat reparut.

– C’est Thuillier, j’attendais sa visite ; il est dans le salon, dit-il, et il ne faut pas qu’il voie la redingote de Cérizet, ajouta-t-il en souriant, ces brandebourgs-là l’inquiéteraient.

– Bah ! tu reçois des malheureux, c’est dans ton rôle… As-tu besoin d’argent, ajouta Cérizet en sortant cent francs du gousset de son pantalon. Tiens, tiens, cela fera bien…

Et il posa la pile sur la cheminée.

– D’ailleurs, dit Dutocq, nous pouvons nous en aller par la chambre à coucher.

– Eh ! bien, adieu, dit le provençal en leur ouvrant la porte perdue par laquelle on communiquait du cabinet dans la chambre à coucher. – Entrez, mon cher monsieur Thuillier, cria-t-il au Beau de l’Empire, et quand il l’eut vu à la porte de son cabinet, il alla reconduire ses deux associés par sa chambre, par son cabinet de toilette et sa cuisine, dont la porte donnait sur le carré.

– Dans six mois, tu dois être le mari de Modeste, et te trouver sur le trottoir… tu es bien heureux, toi, tu ne t’es pas assis sur les bancs de la police correctionnelle deux fois… comme moi, la première en 1824 pour un procès en tendance… une suite d’articles que je n’avais pas faits, et la seconde fois pour les bénéfices d’une commandite qui nous a passé devant le nez ! Allons, chauffons çà, sac à papier, car Dutocq et moi nous avons crânement besoin, chacun, de nos trente mille francs, et bon courage, mon ami… ajouta-t-il en tendant sa main à Théodose en faisant de ce serrement de main une épreuve.

Le provençal donna sa main droite à Cérizet et lui serra la sienne avec une chaleureuse expression.

– Mon enfant, sois sûr que, dans aucune position, je n’oublierai celle d’où tu m’as tiré pour me mettre à cheval, ici… Je suis votre hameçon, mais vous me donnez la plus belle part, et il faudrait être plus infâme qu’un forçat qui se fait mouchard pour ne pas jouer franc jeu !

Dès que la porte fut fermée, Cérizet regarda par le trou de la serrure afin de voir la figure de Théodose ; mais le provençal s’était retourné pour aller retrouver Thuillier, et il [Lov. A186, 35] ne put surprendre l’expression que prit la physionomie de son associé. Ce ne fut ni du dégoût ni de la douleur, mais de la joie qui se peignit sur cette figure devenue libre. Théodose voyait s’accroître les moyens du succès, et il se flattait de se débarrasser de ses ignobles compères, auxquels il devait tout d’ailleurs. La misère a des profondeurs insondables, à Paris surtout, des fonds vaseux, et quand un noyé revient de ce lit à la surface, il en ramène des immondices attachées à son corps ou à ses vêtements. Cérizet, l’ami jadis opulent, le protecteur de Théodose, était la fangeuse souillure, encore imprimée au provençal, et l’ancien gérant de la commandite devinait qu’il voulait se brosser en se trouvant dans une sphère où la mise décente était de rigueur.

XI
Les honnêtes Phellion §

– Eh ! bien, mon cher Théodose, dit Thuillier, nous avons espéré vous voir chaque jour de la semaine, et chaque soir nous avons vu nos espérances trompées… Comme ce dimanche est celui de notre dîner, ma sœur et ma femme m’ont chargé de vous prier de venir…

– J’ai eu tant d’affaires, dit Théodose, que je n’ai pas eu deux minutes à donner, à qui que ce soit, pas même à vous que je compte au nombre de mes amis, et avec qui j’avais à causer…

– Comment, vous pensez donc bien sérieusement à ce que vous m’avez dit, s’écria Thuillier en interrompant Théodose.

– Si vous ne veniez pas pour nous entendre, je ne vous estimerais pas autant que je vous estime, reprit La Peyrade en souriant, vous avez été sous-chef, donc vous avez un petit reste d’ambition, et, chez vous, elle est diantrement légitime ! Voyons ? entre nous ? quand on voit un Minard, une cruche dorée, aller complimenter le Roi, pavaner aux Tuileries, un Popinot en train de devenir ministre… et vous, un homme rompu au travail administratif, un homme qui a trente ans d’expérience, qui a vu six gouvernements, repiquant ses balsamines… allons donc !… Je suis franc, mon cher Thuillier, je veux vous pousser, parce que vous me tirerez après vous… Eh ! bien, voilà mon plan. Nous allons avoir à nommer un membre du conseil général dans cet arrondissement, il faut que ce soit vous !… Et, dit-il en appuyant sur ce mot, ce sera vous !… Un jour, vous serez le député de l’arrondissement, quand on réélira la Chambre, et cela ne tardera pas… Les voix qui vous auront nommé au conseil municipal vous resteront quand il s’agira de la députation. Fiez-vous à moi…

– Mais quels sont vos moyens ?… s’écria Thuillier fasciné.

– Vous le serez, mais laissez-moi conduire cette longue et difficile affaire. Si vous [Lov. A186, 36] commettez une indiscrétion sur ce qui se dira, se tramera, se conviendra entre nous, je vous laisse, et votre serviteur !

– Oh ! vous pouvez compter sur l’absolue discrétion d’un ancien sous-chef, j’ai eu des secrets…

– Bien, mais il s’agit d’avoir des secrets avec votre femme, avec votre sœur, avec monsieur et madame Colleville.

– Pas un muscle de ma figure ne jouera, dit Thuillier en se mettant au repos.

– Bien, reprit La Peyrade, et je vais vous éprouver. Pour être éligible, il faut payer le cens, et vous ne le payez pas.

– C’est vrai…

– Eh ! bien, j’ai pour vous un dévouement qui va jusqu’à vous livrer le secret d’une affaire et vous faire gagner trente ou quarante mille francs de rentes avec un capital de cent cinquante mille francs au plus… Mais, chez vous, c’est votre sœur qui, depuis longtemps, et vous avez eu raison, a la direction des affaires d’intérêt, elle a, comme on dit, la meilleure judiciaire du monde, il faudra donc me laisser conquérir l’affection, l’amitié de mademoiselle Brigitte en lui soumettant ce placement, et en voici la raison. Si mademoiselle Thuillier n’avait pas foi en mes reliques, nous éprouverions des tiraillements ; puis, est-ce à vous de dire à votre sœur de mettre l’immeuble en votre nom, il vaut mieux que je lui en donne l’idée. Vous serez d’ailleurs juges l’un et l’autre de l’affaire. Quant à mes moyens, eh ! bien, les voici. Phellion dispose d’un quart des voix du quartier, lui [et] Laudigeois y habitent depuis trente ans, on les écoute comme des oracles. J’ai un ami qui dispose d’un autre quart, et le curé de Saint-Jacques qui ne manque pas d’une certaine influence due à ses vertus peut avoir quelques voix. Dutocq, en relation ainsi que le juge de paix, avec les habitants, me servira, surtout si je n’agis pas pour mon compte. Enfin Colleville, comme secrétaire de la mairie, représente un quart des voix…

– Mais vous avez raison, je suis nommé ! s’écria Thuillier.

– Vous croyez ? dit La Peyrade d’un son de voix effrayant d’ironie, eh ! bien, allez seulement prier votre ami Colleville de vous servir, vous verrez ce qu’il vous dira… Jamais le triomphe en matière d’élections ne s’enlève par le candidat, mais par ses amis. Il ne faut jamais rien demander soi-même pour soi-même, il faut se faire prier d’accepter, paraître sans ambition.

– La Peyrade ?… s’écria Thuillier en se levant et prenant la main du jeune avocat, vous êtes un homme très fort…

– Pas autant que vous, mais j’ai mon petit mérite, répondit le provençal en souriant.

– Et si nous réussissons, comment vous récompenserai-je ? demanda naïvement Thuillier.

– Ah ! voilà… vous allez me trouver impertinent ; mais songez qu’il y a chez moi [Lov. A186, 37] un sentiment qui fait tout excuser, car il m’a donné l’esprit de tout entreprendre ! J’aime, et je vous prends pour confident…

– Mais qui ? dit Thuillier.

– Votre chère petite Modeste, répondit La Peyrade, et mon amour vous répond de mon dévouement, que ne ferais-je pas pour mon beau-père ? C’est de l’égoïsme, c’est travailler pour moi…

– Chut ! s’écria Thuillier.

– Eh ! mon ami, dit La Peyrade en prenant Thuillier par la taille, si je n’avais pas pour moi Flavie, et si je ne savais pas tout, vous en parlerais-je ?… Seulement, écoutez-la sur ce sujet, ne lui en touchez pas un mot. Écoutez-moi, je suis du bois dont on fait les ministres, et je ne veux pas Modeste sans l’avoir méritée, aussi ne me la donnerez-vous que la veille du scrutin d’où votre nom sortira le nombre de fois nécessaire pour que ce soit celui d’un député de Paris. Pour être député de Paris, il faut l’emporter sur Minard, il faut donc annuler Minard, il faut garder vos moyens d’influence, et pour obtenir ce résultat, laissez Modeste comme une espérance, nous les jouerons tous… Madame Colleville, vous et moi, nous serons un jour des personnages… Ne me croyez pas d’ailleurs intéressé, je veux Modeste sans fortune, avec des espérances seulement. Vivre en famille, avec vous, vous laisser ma femme au milieu de vous, voilà mon programme. Vous me voyez : je suis sans aucune arrière-pensée. Quant à vous, six mois après votre nomination au conseil général, vous aurez la croix, et quand vous serez député, vous vous ferez faire officier… Quant à vos discours à la Chambre, eh ! bien, nous les écrirons ensemble ! Peut-être faudra-t-il que vous soyez l’auteur d’un livre grave sur quelque matière moitié morale, moitié politique, comme les établissements de charité considérés à un point de vue élevé, comme la réforme du Mont-de-Piété, dont les abus sont effroyables. Attachons une petite illustration à votre nom… Cela fera bien, surtout dans cet arrondissement. Je vous ai dit : « Vous pouvez avoir la croix et devenir membre du conseil général du département de la Seine », eh ! bien, ne croyez en moi, ne pensez à me mettre dans votre famille que quand vous aurez un ruban à votre boutonnière et le lendemain du jour où vous reviendrez de l’Hôtel de Ville. Je ferai plus, cependant, je vous donnerai quarante mille francs de rentes…

– Pour chacune [de] ces trois choses-là, seulement, vous auriez notre Modeste…

– Quelle perle ! dit La Peyrade en levant les yeux au ciel, j’ai la faiblesse de prier Dieu pour elle tous les jours… Elle est charmante, elle tient de vous, d’ailleurs… Allons, est-ce à moi qu’il faut faire des recommandations ! Eh ! mon Dieu ! c’est Dutocq qui [Lov. A186, 38] m’a tout dit. À ce soir, je vais chez les Phellion travailler pour vous. Ah ! il va sans dire que vous êtes à cent lieues de penser à moi pour Modeste… autrement vous me couperiez bras et jambes. Silence là-dessus, même avec Flavie, attendez qu’elle vous en parle. Phellion, ce soir, vous violera pour avoir votre adhésion à son projet et vous porter comme candidat.

– Ce soir ! dit Thuillier.

– Ce soir, répondit La Peyrade, à moins que je ne le trouve pas.

Thuillier sortit en se disant : – Voilà un homme supérieur ! nous nous entendrons toujours bien ; et, ma foi, nous pourrions trouver difficilement mieux que lui pour Modeste ; ils vivraient avec nous, en famille, et c’est beaucoup. Il est brave garçon, bonhomme.

Aux esprits de la trempe de Thuillier, une considération secondaire a toute l’importance d’une raison capitale. Théodose avait été de la plus charmante bonhomie.

La maison vers laquelle il se dirigea quelques moments après avait été l’hoc erat in votis de Phellion pendant vingt ans ; mais c’était aussi la maison des Phellion, comme les brandebourgs de la redingote de Cérizet en étaient les ornements nécessaires. Ce bâtiment plaqué contre une grande maison, [Lov. A187, 85] sans autre profondeur que celle des chambres, une vingtaine de pieds, était terminé à chaque bout par une espèce de pavillon à une seule croisée, il avait pour principal agrément un jardin large d’environ trente toises et plus long que la façade de toute l’étendue d’une cour sur la rue, et d’un bosquet planté de tilleuls au-delà du second pavillon. La cour avait sur la rue, pour fermeture, deux grilles au milieu desquelles se trouvait une petite porte à deux battants. Cette construction, en moellons, enduite de plâtre, élevée de deux étages, était badigeonnée en jaune, et les persiennes peintes en vert, ainsi que les volets du rez-de-chaussée. La cuisine occupait le rez-de-chaussée du pavillon qui donnait sur la cour, et la cuisinière, grosse fille forte, protégée par deux chiens énormes, faisait les fonctions de portière. La façade, composée de cinq croisées et des deux pavillons avancés d’une toise, était d’un style Phellion. Au dessus de la porte, il avait mis une tablette en marbre blanc sur laquelle se lisait en lettres d’or : aurea mediocritas. Sous le méridien tracé dans un tableau de cette façade, il avait fait inscrire cette sage maxime : umbra mea [Lov. A186, 39] vita sit ! Les appuis des fenêtres avaient été récemment remplacés par des appuis en marbre rouge de Languedoc trouvés chez un marbrier. Au fond du jardin, était une statue coloriée qui faisait croire à un passant qu’une nourrice allaitait un enfant. Phellion était son propre jardinier. Le rez-de-chaussée se composait uniquement d’un salon et d’une salle à manger que la cage de l’escalier séparait et dont le palier formait antichambre. Au bout du salon, se trouvait une petite pièce qui servait de cabinet à Phellion. Au premier étage, les appartements des deux époux et celui du jeune professeur ; au dessus, les chambres des enfants et des domestiques, car Phellion, vu son âge et celui de sa femme, s’était chargé d’un domestique mâle, âgé d’environ quinze ans, surtout depuis que son fils avait percé dans l’enseignement. À gauche, en entrant dans la cour, on voyait de petits communs qui servaient à serrer le bois et où le précédent propriétaire logeait un portier. Les Phellion attendaient sans doute le mariage de leur fils le professeur pour se donner cette dernière douceur. Cette propriété, pendant longtemps guignée par les Phellion avait coûté dix-huit mille francs en 1831. La maison était séparée de la cour par une balustrade à base en pierre de taille, garnie de tuiles creuses mises les unes sur les autres et couverte en dalles. Cette défense d’ornement était doublée d’une haie de rosiers de Bengale et il se trouvait au milieu une porte en bois, figurant une grille, placée en face de la double porte pleine de la rue. Ceux qui connaissent l’impasse des Feuillantines comprendront que la maison Phellion, tombant à angle droit sur la chaussée, était exposée en plein midi, et garantie du nord par l’immense mur mitoyen auquel elle était adossée. La coupole du Panthéon et celle du Val-de-Grâce ressemblent à deux géants et diminuent si bien l’air qu’en se promenant dans le jardin, on s’y croit à l’étroit. Rien d’ailleurs n’est plus silencieux que l’impasse des Feuillantines. Telle était la retraite du grand citoyen inconnu qui goûtait les douceurs du repos, après avoir payé sa dette à la patrie en travaillant au ministère des Finances, d’où il s’était retiré Commis d’ordre au bout de trente-six ans de service. En 1832, il avait mené son bataillon de Garde nationale à l’attaque de Saint-Merry, mais ses voisins lui virent les larmes aux yeux d’être obligé de tirer sur des Français égarés. L’affaire était décidée quand la légion [Lov. A186, 40] franchissait au pas de charge le pont Notre-Dame, après avoir débouché sur le quai aux Fleurs. Ce trait lui valut l’estime de son quartier ; mais il y perdit la décoration de la Légion d’honneur. Le colonel dit à haute voix que sous les armes, on ne devait pas délibérer, un mot de Louis-Philippe à la Garde nationale de Metz. Néanmoins la pitié bourgeoise de Phellion et la profonde vénération dont il jouissait dans le quartier le maintenaient chef de bataillon depuis huit ans. Il atteignait à soixante ans et voyait approcher le moment de déposer l’épée et le hausse-col, il espérait que le (Roâ) Roi daignerait récompenser ses services en lui accordant la Légion d’honneur, et la vérité nous force à dire, malgré la tache que cette petitesse imprime à un si beau caractère, que le commandant Phellion se haussait sur la pointe des pieds aux réceptions des Tuileries, il se mettait en avant, il regardait en coulisse le Roi-citoyen quand il dînait à sa table, enfin il intriguait sourdement, et n’avait pas encore pu obtenir un regard du Roi de son choix. Cet honnête homme ne pouvait pas encore prendre sur lui de prier Minard de parler à cet égard pour lui. Phellion, l’homme de l’obéissance passive, était stoïque à l’endroit des devoirs, et de bronze en tout ce qui touchait la conscience. Pour achever ce portrait par celui du physique, à cinquante-neuf ans, Phellion avait épaissi, pour se servir du terme de la langue bourgeoise ; sa figure monotone et marquée de petite vérole était devenue comme une pleine lune, en sorte que ses lèvres, autrefois grosses, paraissaient ordinaires. Ses yeux affaiblis, voilés par des conserves, ne montraient plus l’innocence de leur bleu clair, et n’excitaient plus le sourire, ses cheveux blanchis, tout avait rendu grave ce qui, douze ans auparavant, frôlait la niaiserie et prêtait au ridicule. Le temps, qui change si malheureusement les figures à traits fins et délicats, embellit celles qui, dans la jeunesse ont des formes grosses et massives. Ce fut le cas de Phellion. Il occupait les loisirs de sa vieillesse en composant un abrégé de l’histoire de France, car Phellion était auteur de plusieurs ouvrages adoptés par l’Université.

Quand La Peyrade se présenta, la famille était au complet ; madame Barniol venait donner à sa mère des nouvelles d’un de ses enfants qui se trouvait indisposé. L’élève des Ponts et chaussées passait la journée en famille. Endimanchés, tous, assis devant la cheminée du salon boisé, peint en gris à deux tons, sur des fauteuils en bois [Lov. A186, 41] d’acajou, tressaillirent en entendant Geneviève annoncer le personnage dont ils s’entretenaient à propos de Modeste que Félix Phellion aimait au point d’aller à la messe pour la voir. Le savant mathématicien avait fait cet effort le matin même, et on l’en plaisantait agréablement, tout en souhaitant que Modeste et ses parents reconnussent le trésor qui s’offrait à eux.

– Hélas, les Thuillier me paraissent entichés d’un homme bien dangereux, dit madame Phellion, il a pris ce matin madame Colleville sous le bras, et ils s’en sont allés ensemble dans le Luxembourg.

– Il y a, s’écria Félix Phellion, chez cet avocat quelque chose de sinistre, il aurait commis un crime cela ne m’étonnerait pas…

– Tu vas trop loin, dit Phellion père, il est cousin germain de Tartufe, cette immortelle figure coulée en bronze par notre honnête Molière, car Molière, mes enfants, a eu l’honnêteté, le patriotisme pour base de son génie.

Ce fut là que Geneviève entra pour dire : – Il y a là monsieur de La Peyrade qui voudrait parler à Monsieur.

– À moi ! s’écria Phellion, faites entrer, ajouta-t-il avec cette solennité dans les petites choses qui lui donnait une teinte de ridicule ; mais qui, jusqu’alors avait imposé à sa famille où il était accepté comme un roi.

Phellion, ses deux fils, sa femme et sa fille se levèrent et reçurent le salut circulaire que fit l’avocat.

– À quoi devons-nous l’honneur de votre visite, môsieur, dit sévèrement Phellion.

– À votre importance dans le quartier, mon cher monsieur Phellion, et aux affaires publiques, répondit Théodose.

– Passons alors dans mon cabinet, dit Phellion…

– Non, non, mon ami, dit la sèche madame Phellion, petite femme plate comme une limande et qui gardait sur sa figure la sévérité grimée avec laquelle elle professait la musique dans les pensionnats de jeunes personnes, nous allons vous laisser.

Un piano d’Érard, placé entre les deux fenêtres et en face de la cheminée annonçait les prétentions constantes de la digne bourgeoise.

– Serais-je assez malheureux pour vous faire enfuir, dit Théodose en souriant avec bonhomie à la mère et à la fille. Vous avez une délicieuse retraite ici, reprit-il, et il ne vous manque plus qu’une jolie belle-fille pour que vous passiez le reste de vos jours dans cette aurea mediocritas, le vœu du poète latin, et au milieu des joies de la famille. Vos antécédents vous méritent bien ces récompenses, car, d’après ce qu’on m’a dit de vous, cher monsieur Phellion, vous êtes à la fois un bon citoyen et un patriarche…

– Môsieur, dit [Lov. A186, 42] Phellion embarrassé, môsieur, j’ai fait mon devoir (devoâr) et voilà tout (toute).

Madame Barniol, qui ressemblait à sa mère, autant que deux gouttes d’eau se ressemblent entre elles, regarda madame Phellion et Félix au mot de belle-fille quand Théodose exprima son vœu, de manière à dire : – Nous tromperions-nous. L’envie de causer sur cet incident fit envoler ces quatre personnages dans le jardin, car, en mars 1840, le temps fut presque sec, à Paris, du moins.

– Monsieur le commandant, dit Théodose quand il fut seul avec le digne bourgeois que ce nom flattait toujours, car je suis un de vos soldats, il s’agit d’élection…

– Ah ! oui, nous nommons un conseiller municipal, dit Phellion en interrompant.

– Et, c’est à propos d’une candidature que je viens troubler vos joies du dimanche ; mais peut-être ne sortirons-nous pas en ceci du cercle de la famille.

Il était impossible à Phellion d’être plus Phellion que Théodose était Phellion, il avait les gestes phellion, le parler phellion, les idées phellion.

– Je ne vous laisserai pas dire un mot de plus, répondit Phellion en profitant de la pause que fit Théodose qui attendait l’effet de sa phrase, car mon choix est fait…

– Nous aurons eu la même idée ! s’écria Théodose, les gens de bien peuvent aussi bien que les gens d’esprit se rencontrer…

– Je ne crois pas, répliqua Phellion. Cet arrondissement eut pour représentant à la municipalité le plus vertueux des hommes comme il était le plus grand des magistrats, dans la personne de monsieur Popinot, décédé conseiller à la cour royale… Lorsqu’il s’est agi de le remplacer, son neveu, l’héritier de sa bienfaisance, n’était pas un habitant du quartier ; mais, depuis, il a pris et acheté la maison où demeurait son oncle rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, il est le médecin de l’École polytechnique et celui d’un de nos hôpitaux, c’est une illustration de notre quartier, à ces titres et pour honorer dans la personne du neveu la mémoire de l’oncle, quelques habitants du quartier et moi, nous avons résolu de porter le docteur Horace Bianchon, membre de l’Académie des sciences, comme vous savez, et l’une des jeunes gloires de l’illustre École de Paris… Un homme n’est pas grand à nos yeux uniquement parce qu’il est célèbre, et feu le conseiller Popinot a été, selon moi, presque saint Vincent de Paul…

– Un médecin n’est pas un administrateur, répondit Théodose, et d’ailleurs, il s’agit d’un homme à qui vos intérêts les plus chers vous commandent de faire le sacrifice de ces opinions entièrement indifférentes à la chose publique…

– Ah ! môsieur ! s’écria Phellion en se levant et se posant comme Lafon se posait dans le Glorieux, me mésestimez-vous donc assez pour croire que des intérêts personnels pourront jamais influencer ma conscience politique. Dès qu’il s’agit de la chose publique, je suis citoyen, [Lov. A186, 43] rien de moins, rien de plus.

Théodose sourit en lui-même à l’idée du combat qui s’allait passer entre le père et le citoyen.

– Ne vous engagez pas ainsi, vis-à-vis de vous-même, je vous en supplie, dit La Peyrade, car il s’agit du bonheur de votre cher Félix.

– Qu’entendez-vous par ces paroles ?… reprit Phellion en s’arrêtant au milieu de son salon et s’y reposant, la main passée dans son gilet de droite à gauche, un geste imité du célèbre Odilon Barrot.

– Mais je viens pour notre ami commun, le digne et excellent monsieur Thuillier dont l’influence sur les destinées de la belle Modeste Colleville vous est assez connue, et si comme je le pense votre fils, un jeune homme qui rendrait fières toutes les familles, et dont le mérite est incontestable, courtise Modeste dans des vues honorables, vous ne sauriez rien faire de mieux pour vous concilier l’éternelle reconnaissance de Thuillier que de le proposer aux suffrages de nos concitoyens. Quant à moi, nouveau venu dans le quartier, malgré l’influence que m’y donne quelque bien fait dans les classes pauvres, je pouvais prendre sur moi cette démarche, mais servir les pauvres gens vaut peu de crédit sur les plus forts imposés, et d’ailleurs la modestie de ma vie s’accommoderait peu de cet éclat. Je me suis consacré, môsieur, au service des petits, comme feu le conseiller Popinot, homme sublime, comme vous le disiez, et si je n’avais pas une destinée en quelque sorte religieuse et qui s’accommode peu des obligations du mariage, mon goût, ma seconde vocation serait pour le service de Dieu, pour l’Église… Je ne fais pas de tapage, comme font les faux philanthropes, je n’écris pas, j’agis, car je suis un homme voué tout bonnement à la charité chrétienne… J’ai cru deviner l’ambition de notre ami Thuillier, et j’ai voulu contribuer au bonheur de deux êtres faits l’un pour l’autre en vous offrant les moyens de vous donner accès dans le cœur un peu froid de Thuillier.

Phellion fut confondu par cette tirade admirablement bien débitée, il fut ébloui, saisi ; mais il resta Phellion, il alla droit à l’avocat, lui tendit la main et La Peyrade lui donna la sienne. Tous deux ils se donnèrent une de ces solides poignées de main, comme il s’en est donné, vers août 1830, entre la Bourgeoisie et les hommes du lendemain.

– Môsieur, dit le commandant ému, je vous avais mal jugé ! Ce que vous me faites l’honneur de me confier mourra là !… reprit-il en montrant son cœur. Vous êtes un de ces hommes comme il y en a peu, mais qui consolent de bien des maux, inhérents d’ailleurs à notre état social. Le bien se voit si rarement qu’il est dans notre faible nature de nous défier des apparences… Vous avez en moi un ami, si vous me permettez de m’honorer en prenant ce titre auprès de vous… Mais, vous allez me connaître, môsieur… je perdrais ma propre estime si je proposais Thuillier. [Lov. A186, 44] Non, mon fils ne devra pas son bonheur à une mauvaise action de son père… Je ne changerai pas de candidat, parce que mon Félix y trouve son intérêt… La vertu, môsieur, c’est cela !

La Peyrade tira son mouchoir, se le fourra dans l’œil, y fit venir une larme, et dit en tendant la main à Phellion et détournant la tête : – Voilà, môsieur, le sublime de la vie privée et de la vie politique aux prises. Ne fussé-je venu que pour avoir ce spectacle, ma visite ne serait pas sans fruit. Que voulez-vous ?… à votre place j’agirais de même… Vous êtes ce que Dieu a fait de plus grand : un homme de bien ! Beaucoup de citoyens à la Jean-Jacques, car vous êtes un homme à la Jean-Jacques, et la France ! ô mon pays ! que deviendrais-tu… C’est moi, môsieur, qui sollicite l’honneur d’être votre ami.

– Que se passe-t-il ! s’écria madame Phellion qui regardait la scène par la croisée, votre père et ce monstre d’homme s’embrassent !…

Phellion et l’avocat sortirent et vinrent retrouver la famille dans le jardin.

– Mon cher Félix, dit le vieillard en montrant La Peyrade qui saluait madame Phellion, sois bien reconnaissant pour ce digne jeune homme, il te sera bien plus utile que nuisible…

– Ah ! madame, dit Théodose en emmenant madame Phellion, empêchez le commandant de faire une faute capitale…

Il alla se promener cinq minutes avec madame Barniol et madame Phellion, sous les tilleuls sans feuilles, et il leur donna, dans les circonstances graves que créait l’entêtement politique de Phellion, un conseil dont les effets devaient éclater dans la soirée, et dont la première vertu fut de faire de ces deux dames deux admiratrices de ses talents, de sa franchise, de ses qualités inappréciables. L’avocat fut reconduit par toute la famille en corps, au seuil de la porte sur la rue et tous les yeux le suivirent, jusqu’à ce qu’il eût tourné la rue du Faubourg-Saint-Jacques. Madame Phellion prit le bras de son mari pour revenir au salon, et lui dit : – Eh ! quoi, mon ami, toi si bon père, irais-tu par excès de délicatesse, faire manquer le plus beau mariage que puisse faire notre Félix ?…

– Ma bonne, répondit Phellion, les grands hommes de l’antiquité, tels que Brutus et autres n’étaient jamais pères quand il s’agissait de se montrer citoyens… La Bourgeoisie a bien plus que la noblesse, qu’elle est appelée à remplacer, les obligations des hautes vertus. Monsieur de Saint-Hilaire ne pensait pas à son bras emporté devant Turenne mort… Nous avons nos preuves à faire, nous autres, faisons-les à tous les degrés de la hiérarchie sociale. Ai-je donné ces leçons à ma famille pour les méconnaître au moment de les appliquer !… Non, ma bonne, pleure si tu veux, aujourd’hui, tu m’estimeras demain !… dit-il en voyant sa sèche petite moitié les larmes aux yeux.

Ces grandes paroles [Lov. A187, 94] furent dites sur le pas de la porte sur laquelle était : aurea mediocritas.

– J’aurais dû mettre : et digna ! ajouta-t-il en montrant la tablette ; mais ces deux mots impliqueraient un éloge.

– Mon père, dit Marie-Théodore Phellion, le futur ingénieur des ponts et chaussées, quand toute la famille fut réunie au salon, il me semble que ce n’est pas manquer à l’honneur que de changer de détermination à propos d’un choix indifférent en lui-même à la chose publique.

– Indifférent, mon fils ! s’écria Phellion. Entre nous je puis le dire, et Félix partage mes convictions : monsieur Thuillier est sans aucune espèce de moyens ! il ne sait rien ! Monsieur Horace Bianchon est un homme capable, il obtiendra mille choses pour notre [Lov. A187, 95] arrondissement et Thuillier pas une ! Mais, apprends, mon fils, que changer une bonne détermination pour une mauvaise, par des motifs d’intérêt personnel est une action infâme qui échappe au contrôle des hommes ; mais que Dieu punit. Je suis, ou je crois être pur de tout blâme devant ma conscience, et je vous dois de laisser ma mémoire intacte parmi vous. Aussi rien ne me fera-t-il varier.

– Oh ! mon bon père, s’écria la petite Barniol en se jetant sur un coussin, aux genoux de Phellion, ne monte pas sur tes grands chevaux ! Il y a bien des imbéciles et des niais dans les conseils municipaux, et la France va tout de même, il opinera du bonnet, ce brave Thuillier, songe donc que Modeste aura cinq cent mille francs peut-être.

– Elle aurait des millions ! dit Phellion, je les verrais là… je ne proposerais pas Thuillier, quand je dois à la mémoire du plus vertueux des hommes de faire nommer Horace Bianchon. Du haut des cieux, Popinot me contemple et m’applaudit !… s’écria Phellion exalté. C’est avec de semblables considérations qu’on amoindrit la France et que la bourgeoisie se fait mal juger !

– Mon père a raison, dit Félix sortant d’une rêverie profonde, et il mérite nos respects, et notre amour, comme pendant tout le cours de sa vie modeste, pleine et honorée. Je ne voudrais pas devoir mon bonheur, ni à un remords dans sa belle âme, ni à l’intrigue ; j’aime Modeste autant que j’aime ma famille, mais je mets au dessus de tout cela l’honneur de mon père, et du moment où c’est une question de conscience, chez lui, n’en parlons plus. »

Phellion alla, les yeux pleins de larmes à son fils aîné, le serra dans ses bras, et dit : – Mon fils ! mon fils ! d’une voix étranglée.

[Lov. A187, 96] – C’est des bêtises tout cela, dit madame Phellion à l’oreille de madame Barniol, viens m’habiller, il faut que cela finisse ; je connais ton père il s’est buté. [Pour] mettre à exécution le moyen donné par ce brave et pieux jeune homme, Théodore j’ai besoin de ton bras, tiens-toi prêt, mon fils.

En ce moment Geneviève entra et remit une lettre à monsieur Phellion père.

– Une invitation à dîner pour ma femme et moi chez les Thuillier, dit-il.

XII
Ad majorem Théodosie gloriam ! §

La magnifique et étonnante idée de l’avocat des pauvres avait tout aussi bien bouleversé les Thuillier qu’elle bouleversait les Phellion ; et Jérôme, sans rien confier à sa sœur, car il se piquait déjà d’honneur envers son Méphistophélès, était allé tout effaré chez elle, lui dire : – Bonne petite (il lui caressait toujours le cœur avec ces mots), nous aurons des gros bonnets à dîner aujourd’hui ; je vais inviter les Minard, ainsi soigne ton dîner, j’écris à monsieur et à madame Phellion pour les inviter ; c’est tardif, mais, avec eux, on ne se gêne pas… Quant aux Minard, il faut leur jeter un peu de poudre aux yeux, j’ai besoin d’eux.

– Quatre Minard, trois Phellion, quatre Colleville, et nous, cela fait treize…

– La Peyrade, quatorze, et il n’est pas inutile d’inviter Dutocq, il va m’être utile, j’y monterai.

– Que trafiques-tu donc ? s’écria sa sœur ; quinze à dîner, voilà quarante francs au moins à sortir de notre poche !

– Ne les regrette pas, ma bonne petite, et surtout sois adorable pour notre jeune ami La Peyrade. En voilà un ami… tu en auras des preuves !… Si tu m’aimes, soigne-le comme tes yeux.

Et il laissa Brigitte stupéfaite.

[Lov. A187, 97] – Oh ! oui, j’attendrai des preuves ! se dit-elle. On ne me prend pas par de belles paroles, moi !… C’est un aimable garçon, mais avant de le mettre dans mon cœur… il me faut l’étudier un peu plus que nous ne l’avons fait.

Après avoir invité Dutocq, Thuillier, qui s’était adonisé, se rendit rue des Maçons-Sorbonne, à l’hôtel Minard, pour y séduire la grosse Zélie, déguiser l’impromptu de l’invitation. Minard avait acheté l’une de ces grandes et somptueuses habitations que les anciens ordres religieux s’étaient bâties autour de la Sorbonne, et, en montant un escalier à grandes marches de pierre, à rampe d’une serrurerie qui prouvait combien les arts du second ordre florissaient sous Louis XIII, Thuillier enviait et l’hôtel et la position de monsieur le maire. Ce vaste logis, entre cour et jardin, se recommande par le caractère à la fois élégant et noble du règne de Louis XIII, placé singulièrement entre le mauvais goût de la Renaissance expirant, et la grandeur de Louis XIV à son aurore. Cette transition est accusée en beaucoup de monuments. Les enroulements massifs des façades, comme à la Sorbonne, les colonnes rectifiées d’après les lois grecques commencent à paraître dans cette architecture. Un ancien épicier, un heureux fraudeur, remplaçait là le directeur ecclésiastique d’une institution appelée autrefois l’Économat, et qui dépendait de l’agence générale de l’ancien clergé français, une fondation due au prévoyant génie de Richelieu. Le nom de Thuillier lui fit ouvrir les portes du salon où trônait, dans le velours rouge et l’or, au milieu des plus magnifiques chinoiseries, une pauvre femme qui pesait de tout son poids sur le cœur des princes et princesses aux bals populaires du Château.

– Cela ne donne-t-il pas raison à la caricature ! dit un jour en souriant une [Lov. A187, 98] pseudo-dame d’atours à une duchesse qui ne put retenir un rire à l’aspect de Zélie, harnachée de ses diamants, rouge comme un coquelicot, serrée dans une robe lamée, et roulant comme un des tonneaux de son ancienne boutique.

– Me pardonnerez-vous, belle dame, dit Thuillier en se tortillant et s’arrêtant à sa pose numéro deux de son répertoire de 1807, d’avoir laissé cette invitation sur mon bureau, et d’avoir cru l’avoir envoyée… Elle est pour aujourd’hui, peut-être viens-je trop tard…

Zélie examina la figure de son mari, qui s’avançait pour saluer Thuillier, et elle répondit : – Nous devions aller voir une campagne, dîner chez un restaurateur, à l’hasard ; mais nous renoncerons à nos projets, d’autant plus volontiers, que c’est, selon moi, diablement commun d’aller hors Paris le dimanche.

– Nous ferons une petite sauterie au piano pour les jeunes personnes, si nous [sommes] en nombre, et c’est à présumer ; j’ai mis un mot à Phellion, dont la femme est liée avec madame Pron, la successeur…

– La successrice, dit madame Minard.

– Eh non, ce serait la succeresse, comme on dit la mairesse, reprit Thuillier, des demoiselles Lagrave, et qui est une Barniol.

– Faut-il faire une toilette, dit mademoiselle Minard.

– Ah ! bien oui, s’écria Thuillier, vous me feriez joliment gronder par ma sœur… Non, nous sommes en famille ! Sous l’Empire, mademoiselle, c’était en dansant qu’on se connaissait… D[ans] cette grande époque, on estimait autant un beau danseur qu’un bon militaire… Aujourd’hui, l’on donne trop dans le positif…

– Ne parlons pas politique, dit le maire en souriant. Le Roi est grand, il est habile, je vis dans l’admiration de mon temps et des institutions que nous nous sommes [Lov. A187, 99] données. Le Roi, d’ailleurs, sait bien ce qu’il fait en développant l’industrie ; il lutte corps à corps avec l’Angleterre, et nous lui causons plus de mal pendant cette paix féconde que par les guerres de l’Empire…

– Quel député fera Minard ! s’écria naïvement Zélie ; il s’essaie entre nous à parler, et vous nous aiderez à le faire nommer, pas vrai, Thuillier ?

– Ne parlons pas politique, répondit Thuillier, venez à cinq heures…

– Ce petit Vinet y sera-t-il ? demanda Minard ; il venait sans doute pour Modeste.

– Il peut bien en faire son deuil, répondit Thuillier, Brigitte n’en veut pas entendre parler.

Zélie et Minard échangèrent un sourire de satisfaction.

– Dire qu’il faut s’encanailler avec ces gens-là pour notre fils, s’écria Zélie, quand Thuillier fut sur l’escalier où le reconduisit le maire.

– Ah ! tu veux être député ! se disait Thuillier en descendant. Rien ne les satisfait, ces épiciers ! Oh ! mon Dieu ! que dirait Napoléon en voyant le pouvoir aux mains de ces gens-là !… Moi, je suis un administrateur, au moins !… Quel concurrent ! Que va dire La Peyrade…

L’ambitieux sous-chef alla prier toute la famille Laudigeois, et passa chez Colleville afin que Modeste eût une jolie toilette. Il trouva Flavie assez pensive ; elle hésitait à venir, et Thuillier fit cesser son indécision.

– Ma vieille et toujours jeune amie, dit-il en la prenant par la taille, car elle était seule dans sa chambre, je ne veux pas avoir de secrets pour vous. Il s’agit d’une grande affaire pour moi… Je ne veux pas en dire davantage, mais je puis vous demander d’être particulièrement charmante pour un jeune homme…

– Qui ?

– Le jeune de La Peyrade.

[Lov. A187, 100] – Et pourquoi ? Jérôme7 !…

– Il tient entre ses mains mon avenir ; c’est d’ailleurs un homme de génie. Oh ! je m’y connais… Il y a de ça ! dit Thuillier en faisant le geste d’un dentiste arrachant une dent du fond. Il faut nous l’attacher, Flavie !… et surtout ne lui faisons rien voir, ne lui donnons pas le secret de sa force… Avec lui, je serai donnant donnant.

– Comment ! dois-je être un peu coquette ?…

– Pas trop, mon ange ! répondit Thuillier d’un air fat.

Et il partit sans s’apercevoir de l’espèce de stupeur à laquelle Flavie était en proie.

– C’est une puissance, se dit-elle, que ce jeune homme-là… Nous verrons.

Mais elle se fit coiffer avec des marabouts ; elle mit sa jolie robe gris et rose, laissa voir ses fines épaules sous sa mantille noire, et elle eut soin de maintenir Modeste en petite robe de soie à guimpe avec une collerette à grands plis, et de la coiffer en cheveux, à la Berthe.

À quatre [heures] et demie, Théodose était à son poste ; il avait pris son air niais et quasi servile, sa voix douce, et il alla d’abord avec Thuillier dans le jardin.

– Mon ami, je ne doute pas de votre triomphe, mais j’éprouve le besoin de vous recommander encore une fois un silence absolu. Si vous êtes questionné sur quoi que ce soit, surtout sur Modeste, ayez de ces réponses évasives qui laissent le solliciteur en suspens, et que vous avez su dire autrefois dans les bureaux.

– Entendu, répondit Thuillier. Mais avez-vous une certitude ?…

– Vous verrez le dessert que je vous ai préparé. Soyez modeste, surtout. Voici les Minard, laissez-moi les piper… Amenez-les ici, puis filez.

Après les salutations, La Peyrade eut soin [Lov. A187, 101] de se tenir près de monsieur le maire ; et, dans un moment opportun, il le prit à part et lui dit : – Monsieur le maire, un homme de votre importance politique ne vient pas sans quelques desseins s’ennuyer ici ; je ne veux pas juger vos motifs, je n’y ai pas le moindre droit, et mon rôle ici-bas n’est point de me mêler aux affaires des puissances de la terre ; mais pardonnez à mon outrecuidance, et daignez écouter un conseil que j’ose vous donner. Si je vous rends un service aujourd’hui, vous êtes dans une position à m’en rendre deux demain ; ainsi, au cas où je vous aurais servi, j’écoute en ce moment la loi de l’intérêt personnel. Notre ami Thuillier est au désespoir de n’être rien, et il s’est ingéré de devenir quelque chose, un personnage dans son arrondissement…

– Ah ! ah ! fit Minard.

– Oh ! peu de chose ; il voudrait être nommé membre du conseil municipal. Je sais que Phellion, devinant toute l’influence d’un pareil service, se propose de désigner notre pauvre ami comme candidat. Eh ! bien, peut-être trouverez-vous nécessaire à vos projets de le devancer en ceci. La nomination de Thuillier ne peut que vous être favorable, agréable, et il tiendra bien sa place au conseil général, il y en a de moins forts que lui… D’ailleurs, vous devant un tel appui, certes, il verra par vos yeux, il vous regarde comme un des flambeaux de la ville…

– Mon cher, je vous remercie, dit Minard ; vous me rendez un service que je saurai reconnaître, et qui me prouve…

– Que je n’aime pas ces Phellion, reprit La Peyrade en profitant d’une hésitation du maire, qui eut peur d’exprimer une idée où l’avocat pouvait voir du mépris ; je hais les gens qui font un état de leur probité, qui battent monnaie avec les beaux sentiments.

– Vous les connaissez bien, dit Minard, [Lov. A187, 102] voilà des sycophantes. Cet homme-là, toute sa vie, depuis dix ans, s’explique par ce morceau de ruban rouge, ajouta le maire en montrant sa boutonnière.

– Prenez garde, dit l’avocat, son fils aime Modeste, et il est au cœur de la place.

– Oui, mais mon fils a douze mille francs de rente à lui…

– Oh ! dit l’avocat en faisant un haut-le-corps, mademoiselle Brigitte a dit l’autre jour qu’elle voulait au moins cela chez le prétendu de Modeste. Et, après tout, avant six mois vous apprendrez que Thuillier a un immeuble de quarante mille francs de rente.

– Ah ! diantre ; je m’en doutais, répondit le maire. Eh ! bien, il sera membre du conseil général.

– Dans tous les cas, ne lui parlez pas de moi, dit l’avocat des pauvres qui se pressa d’aller saluer madame Phellion. Eh ! bien, ma belle dame, avez-vous réussi ?

– J’ai attendu jusqu’à quatre heures, mais ce digne et excellent homme ne m’a pas laissé achever, il est trop occupé pour accepter une pareille charge, et monsieur Phellion a lu la lettre par laquelle le docteur Bianchon le remercie de ses bonnes intentions et lui dit que, quant à lui, son candidat est monsieur Thuillier. Il emploie son influence en sa faveur et prie mon mari d’en faire autant.

– Qu’a dit votre admirable époux ?…

– J’ai fait mon devoir, je n’ai pas trahi ma conscience, et maintenant je suis tout à Thuillier.

– Eh ! bien, tout est arrangé, dit La Peyrade. Oubliez ma visite, ayez bien tout le mérite de cette idée. Et il alla vers madame Colleville en se composant une attitude pleine de respect… Madame, dit-il, ayez la bonté de m’amener ici ce bon papa Colleville, il s’agit d’une surprise à faire à Thuillier, et il doit être dans le secret.

Pendant que La Peyrade se faisait artiste avec Colleville, et se laissait aller à de [Lov. A187, 103] très-spirituelles plaisanteries en lui expliquant la candidature et lui disant qu’il devait la soutenir, ne fût-ce que par esprit de famille, Flavie écoutait au salon la conversation suivante qui la rendait stupide, les oreilles lui tintaient.

– Je voudrais bien savoir ce que disent messieurs Colleville et La Peyrade pour rire autant ? demanda sottement madame Thuillier en regardant par la fenêtre.

– Ils disent des bêtises comme les hommes en disent tous entre eux, répondit mademoiselle Thuillier qui souvent attaquait les hommes par un reste d’instinct naturel aux vieilles filles.

– Il en est incapable, dit Phellion8 gravement, car môsieur de La Peyrade est un des plus vertueux jeunes gens que j’aie rencontrés, on sait l’état que je fais de Félix ; eh ! bien, je le mets sur la même ligne, et encore je voudrais à mon fils un peu de la piété ornée de môsieur Théodose.

– C’est en effet un homme de mérite et qui arrivera, reprit Minard, quant à moi, mon suffrage (il ne convient pas de dire ma protection) lui est acquis…

– Il paie plus d’huile à brûler que de pain, dit Dutocq, voilà ce que je sais.

– Sa mère, s’il a le bonheur de la conserver, doit être bien fière de lui, dit sentencieusement madame Phellion.

– C’est pour nous un vrai trésor, ajouta Thuillier, et si vous saviez combien il est modeste, il ne se fait pas valoir.

– Ce dont je puis répondre, reprit Dutocq, c’est que nul jeune homme n’a eu plus noble attitude dans la misère, et il en a triomphé ; mais il a souffert, cela se voit.

– Pauvre jeune homme ! s’écria Zélie, oh ! ces choses-là me font un mal !…

– On peut lui confier son secret et sa fortune, dit Thuillier ; et, dans ce temps-ci, c’est tout ce qu’on peut dire de plus beau [Lov. A187, 104] d’un homme.

– C’est Colleville qui le fait rire, s’écria Dutocq.

En ce moment Colleville et La Peyrade revenaient du fond du jardin les meilleurs amis du monde.

– Messieurs, dit Brigitte, la soupe et le roi ne doivent pas attendre, la main aux dames !…

XIII
Attentat à la modestie municipale de Thuillier §

Cinq minutes après cette plaisanterie issue de la loge de son père, Brigitte eut la satisfaction de voir la table bordée des principaux personnages de ce drame que d’ailleurs son salon allait contenir tous, à l’exception de l’affreux Cérizet. Le portrait de cette vieille faiseuse de sacs serait peut-être incomplet si l’on omettait la description d’un de ses meilleurs dîners. La physionomie de la cuisinière bourgeoise en 1840 est d’ailleurs un de ces détails nécessaires à l’histoire des mœurs, et les habiles ménagères y trouveront des leçons. On n’a pas fait pendant vingt ans des sacs vides, sans chercher les moyens d’en remplir quelques-uns pour soi. Or, Brigitte a ceci de particulier qu’elle unissait à la fois l’économie à laquelle on doit la fortune et l’entente des dépenses nécessaires. Sa prodigalité relative, dès qu’il s’agissait de son frère ou de Modeste, était l’antipode de l’avarice. Aussi se plaignait-elle souvent de ne pas être avare. À son dernier dîner, elle avait raconté comment, après avoir combattu pendant dix minutes et avoir souffert le martyre, elle avait fini par donner dix francs à une pauvre ouvrière du quartier qu’elle savait pertinemment être à jeun depuis deux jours.

– La nature, dit-elle naïvement, a été [Lov. A187, 105] plus forte que la raison.

La soupe offrait un bouillon quasi blanc ; car, même dans une occasion de ce genre, il y avait recommandation à la cuisinière de faire beaucoup de bouillon ; puis, comme le bœuf devait nourrir la famille le lendemain et le surlendemain, moins il fournissait de sucs au bouillon, plus substantiel il était. Le bœuf, peu cuit, s’enlevait toujours à cette phrase dite par Brigitte pendant que Thuillier y plongeait le couteau : – Je le crois un peu dur ; d’ailleurs va, Thuillier, personne n’en mangera, nous avons autre chose !

Ce bouillon était en effet flanqué de quatre plats montés sur de vieux réchauds désargentés et qui, dans ce dîner, dit de la candidature, consistaient en deux canards aux olives ayant en vis-à-vis une assez grande tourte aux quenelles et une anguille à la tartare répondant à un fricandeau sur de la chicorée. Le second service avait pour plat du milieu une sérénissime oie pleine de marrons, une salade de mâches ornée de ronds de betterave rouge faisait vis-à-vis à des pots de crème, et des navets au sucre regardaient une timbale de macaronis. Ce dîner de concierge qui fait noces et festins coûtait tout au plus vingt francs, les restes défrayaient la maison pendant deux jours, et Brigitte disait : – Dame ! quand on reçoit l’argent file !… c’en est effrayant ! La table était éclairée par deux affreux flambeaux de cuivre argenté, à quatre branches et où brillait la bougie économique dite de l’Aurore. Le linge resplendissait de blancheur, et la vieille argenterie à filets était de l’héritage paternel, le fruit d’achats faits pendant la Révolution par le père Thuillier, et qui servirent à l’exploitation du restaurant anonyme qu’il tenait dans sa loge, et qui fut supprimé en 1816 dans tous les ministères. Ainsi la chère était en harmonie avec la salle à manger, avec la maison, avec [Lov. A187, 106] les Thuillier, qui ne devaient pas s’élever au dessus de ce régime et de leurs mœurs. Les Minard, Colleville et La Peyrade échangèrent quelques-uns de ces sourires qui trahissent une communauté de pensées satyriques, mais contenues. Eux seuls connaissaient le luxe supérieur, et les Minard disaient assez leur arrière-pensée en acceptant un pareil dîner. La Peyrade, mis à côté de Flavie, lui dit à l’oreille : – Avouez qu’ils ont besoin qu’on leur apprenne à vivre, et que vous et Colleville vous mangez ce qu’on nomme de la vache enragée, une vieille connaissance à moi ! Mais ces Minard, quelle hideuse cupidité ! Votre fille serait à jamais perdue pour vous ; ces parvenus ont les vices des grands seigneurs d’autrefois sans en avoir l’élégance. Leur fils qui a douze mille francs de rente, peut bien trouver des femmes dans la famille Potasse sans venir passer le râteau de leur spéculation ici… Quel plaisir de [jouer de] ces gens-là comme d’une basse ou d’une clarinette.

Flavie écoutait en souriant, et ne retira pas son pied quand Théodose mit sa botte dessus.

– C’est pour vous avertir de ce qui se passe, dit-il, entendons-nous par la pédale ; vous devez me savoir par cœur, depuis ce matin, je ne suis pas homme à faire de petites malices…

Flavie n’avait pas été gâtée en fait de supériorité ; le ton tranchant de Théodose et l’assurance9 éblouissaient cette femme, à qui l’habile prestidigitateur avait présenté le combat de façon à la mettre entre le oui et le non ; il fallait l’adopter ou le rejeter absolument ; et comme sa conduite était le résultat du calcul, il suivait d’un œil doux, mais avec une intérieure sagacité les effets de sa fascination. Pendant qu’on enlevait les plats du second service, Minard, inquiet de Phellion, dit à Thuillier d’un air grave : – Mon cher Thuillier, si j’ai accepté votre dîner, c’est qu’il s’agissait d’une communication importante à vous faire, et qui vous [Lov. A187, 107] honore trop pour ne pas en rendre témoins tous vos convives…

Thuillier devint pâle.

– Vous m’avez obtenu la croix !… s’écria-t-il en recevant un regard de Théodose et voulant lui prouver qu’il ne manquait pas de finesse.

– Vous l’aurez quelque jour, répondit le maire ; mais il s’agit de mieux que cela. La croix est une faveur due à la bonne opinion d’un ministre, tandis qu’il est question d’une espèce d’élection due à l’assentiment de tous vos concitoyens. En un mot, un assez grand nombre d’électeurs de mon arrondissement ont jeté les yeux sur vous et veulent vous honorer de leur confiance en vous chargeant de représenter cet arrondissement au conseil municipal de Paris qui, comme tout le monde le sait, est le conseil général de la Seine…

– Bravo ! fit Dutocq.

Phellion se leva.

– Môsieur le maire m’a prévenu, dit-il d’une voix émue, mais il est [si] flatteur pour notre ami d’être l’objet de tous les bons citoyens à la fois, et de réunir la voix publique sur tous les points de l’arrondissement, que je ne puis me plaindre de ne venir qu’en seconde ligne, et d’ailleurs au pouvoir l’initiative !… Et il salua Minard respectueusement. – Oui, môsieur Thuillier, plusieurs électeurs pensaient à vous donner leur mandat dans la partie de l’arrondissement où j’ai mes modestes pénates, et il y a cela de particulier pour vous que vous leur fûtes désigné par un homme illustre… (Sensation !) par un homme en qui nous voulions honorer l’un des plus vertueux habitants de l’arrondissement qui en fut pendant vingt ans le père, je veux parler ici de feu monsieur Popinot, en son vivant conseiller à la cour royale et notre conseiller au conseil municipal, mais son neveu, le docteur Bianchon, l’une de nos gloires… [Lov. A187, 108] a décliné, eu égard à ses fonctions absorbantes, la responsabilité dont il pouvait être alors chargé, tout en nous remerciant de nos hommages, et il a, remarquez ceci, il a désigné à nos votes le candidat de môsieur le maire, comme, à son sens, le plus capable, à raison de la place qu’il a naguère occupée, d’exercer la magistrature de l’édilité !…

Et Phellion se rassit au milieu d’une rumeur acclamative.

– Thuillier, tu peux compter sur ton vieil ami, dit Colleville.

En ce moment les convives furent tous attendris par le spectacle que leur donna la vieille Brigitte et madame Thuillier. Brigitte, pâle comme si elle défaillait, laissait couler sur ses joues des larmes qui se succédaient lentement, larmes d’une joie profonde, et madame Thuillier restait comme foudroyée, les yeux fixes. Tout à coup, la vieille fille s’élança dans la cuisine en criant à Joséphine : – Viens à la cave, ma fille !… il faut du vin de derrière les fagots.

– Mes amis, dit Thuillier d’une voix émue, voici le plus beau jour de ma vie, il est plus beau que celui de mon élection, si je puis consentir à me laisser désigner aux suffrages de mes concitoyens (Allons ! allons !), car je me sens bien usé par trente ans de service public, et vous penserez qu’un homme d’honneur doit consulter ses forces et ses capacités avant d’assumer sur soi les fonctions de l’édilité…

– Je n’attendais pas moins de vous, monsieur Thuillier, s’écria Phellion. Pardon ! voici la première fois de ma vie que j’interromps, et un ancien supérieur encore ! mais il y a des circonstances…

– Acceptez ! acceptez, cria Zélie, et nom d’un petit bonhomme, il nous faut des hommes comme vous pour gouverner.

– Résignez-vous, mon chef ! dit Dutocq, et vive le futur conseiller municipal ! Mais [Lov. A187, 109] nous n’avons rien à boire…

– Ainsi, voilà qui est dit, reprit Minard, vous êtes notre candidat.

– Vous présumez beaucoup de moi, répondit Thuillier.

– Allons donc ! s’écria Colleville, un homme qui a trente ans de galères dans les bureaux des Finances est un trésor pour la ville !

– Vous êtes par trop modeste ! dit le jeune Minard ; votre capacité nous est bien connue ; elle est restée comme un préjugé aux Finances…

– C’est vous qui l’avez voulu… s’écria Thuillier.

– Le Roi sera très-content de ce choix, allez ! fit Minard en se rengorgeant.

– Messieurs, dit La Peyrade, voulez-vous permettre à un nouvel10 habitant du faubourg Saint-Jacques une petite observation qui n’est pas sans importance.

La conscience que chacun avait de la valeur de l’avocat des pauvres amena le plus profond silence.

– L’influence de monsieur le maire de l’arrondissement limitrophe, et qui est immense dans le nôtre, où il a laissé de si beaux souvenirs, celle de monsieur Phellion, l’oracle, disons la vérité, fit-il en apercevant un geste de Phellion, l’oracle de son bataillon ; celle non moins puissante que monsieur de Colleville doit à la franchise de ses manières, à son urbanité ; celle de monsieur le greffier de la justice de paix, laquelle ne sera pas moins efficace, et le peu d’efforts que je puis offrir dans ma modeste sphère d’activité, sont des gages de succès ; mais ce n’est pas le succès !… Pour obtenir un rapide triomphe, nous devons nous engager tous à garder la plus profonde discrétion sur la manifestation qui vient d’avoir lieu ici… Nous exciterions, sans le savoir et sans le vouloir, l’envie, les passions secondaires, qui nous créeraient plus tard [Lov. A187, 110] des obstacles à vaincre. Le sens politique de la nouvelle question, la base même de son symptôme et la garantie de son existence est dans un certain partage, dans une certaine limite du pouvoir avec la classe moyenne, la véritable force des sociétés modernes, le siège de la moralité, des bons sentiments, du travail intelligent ; mais nous ne pouvons pas nous dissimuler que l’élection, étendue à presque toutes les fonctions, a fait pénétrer les préoccupations de l’ambition, la fureur d’être quelque chose, passez-moi le mot, à des profondeurs sociales qu’elles n’auraient pas dû agiter. Quelques-uns y voient un bien, d’autres y voient un mal ; il ne m’appartient pas de juger la question en présence d’esprits devant la supériorité desquels je m’incline ; je me contente de la poser pour faire apercevoir le danger que peut courir l’étendard de notre ami. Voyez, le décès de notre honorable représentant au conseil municipal compte à peine huit jours de date, et déjà l’arrondissement est soulevé par des ambitions subalternes. On veut être en vue à tout prix. L’ordonnance de convocation n’aura peut-être son effet que dans un mois. D’ici là, combien d’intrigues !… N’offrons pas, je vous en supplie, notre ami Thuillier aux coups de ses concurrents ! Ne le livrons pas à la discussion publique, cette harpie moderne qui n’est que le porte-voix de la calomnie, de l’envie, le prétexte saisi par les inimitiés, qui diminue tout ce qui est grand, qui salit tout ce qui est responsable, qui déshonore tout ce qui est sacré !… Faisons comme a fait le tiers-parti à la Chambre, restons muets et votons !

– Il parle bien, dit Phellion à son voisin Dutocq.

– Et comme c’est fort de choses !…

L’envie avait rendu le fils de Minard jaune et vert.

– C’est bien dit et vrai, s’écria Minard.

[Lov. A187, 111] – Adopté à l’unanimité, dit Colleville ; messieurs, nous sommes gens d’honneur, il nous suffit de nous être entendus sur ce point.

– Qui veut la fin, veut les moyens, dit emphatiquement Phellion.

En ce moment, mademoiselle Thuillier parut suivie de ses deux domestiques ; elle avait la clef de la cave passée dans sa ceinture, et trois bouteilles de vin de Champagne, trois bouteilles de vin de l’Hermitage, une bouteille de vin de Malaga, furent placées sur la table ; mais elle portait avec une attention presque respectueuse une petite bouteille, semblable à une fée Carabosse qu’elle mit devant elle. Au milieu de l’hilarité causée par cette abondance de choses exquises, fruit de la reconnaissance, et que la pauvre fille, dans son délire, versait avec une profusion qui faisait le procès à son hospitalité de chaque quinzaine, il arrivait de nombreux plats de dessert, des quatre-mendiants en monceaux, des pyramides d’oranges, des tas de pommes, des fromages, des confitures, des fruits confits venus des profondeurs de ses armoires, qui, sans les circonstances, n’auraient pas figuré sur la nappe.

– Modeste, on va t’apporter une bouteille d’eau-de-vie que mon père a eue en 1802 ; fais-en une salade d’oranges ! cria-t-elle à sa belle-sœur. – Monsieur Phellion, débouchez le vin de Champagne ; cette bouteille est pour vous trois. – Monsieur Dutocq, prenez celle-ci ! – Monsieur Colleville, vous qui savez faire partir les bouchons !…

Les deux filles distribuaient des verres à vin de Champagne, des verres à vin de Bordeaux et des petits verres, car Joséphine apporta trois bouteilles de vin de Bordeaux.

– De l’année de la comète, cria Thuillier. Messieurs, vous avez fait perdre la tête à ma sœur.

[Lov. A187, 112] – Et ce soir, du punch et des gâteaux ! dit-elle ; j’ai envoyé chercher du thé chez le pharmacien. Mon Dieu ! si j’avais su qu’il s’agissait d’une élection, s’écriait-elle en regardant sa belle-sœur, j’aurais mis le dinde11 !…

Un rire général accueillit cette phrase.

– Oh ! nous avions une oie, dit Minard fils en riant.

– Les charrettes y versent ! s’écria madame Thuillier en voyant servir des marrons glacés et des meringues.

Mademoiselle Thuillier avait le visage en feu ; elle était superbe à voir, et jamais l’amour d’une sœur n’eut une expression si furibonde.

– Pour qui la connaît ! c’est attendrissant ! s’écria madame Colleville.

Les verres étaient pleins ; chacun se regardait ; on semblait attendre un toast, et La Peyrade dit : – Messieurs, buvons à quelque chose de sublime !…

Tout le monde fut dans l’étonnement.

– À mademoiselle Brigitte !…

On se leva, l’on trinqua, l’on cria : Vive mademoiselle Thuillier ! tant l’expression12 d’un sentiment vrai produit d’enthousiasme.

– Messieurs, dit Phellion en lisant un papier écrit au crayon, au travail, à ses splendeurs, dans la personne de notre ancien camarade, devenu l’un des maires de Paris, à monsieur Minard et à son épouse !

Après cinq minutes de conversation, Thuillier dit : – Messieurs, au Roi et à la famille royale !… Je n’ajoute rien, ce toast dit tout.

– À l’élection de mon frère, dit mademoiselle Thuillier.

– Je vais vous faire rire, dit La Peyrade, qui ne cessait de parler à l’oreille de Flavie, et il se leva : – Aux femmes ! à ce sexe enchanteur à qui nous devons tant de bonheur, sans compter nos mères, nos sœurs [Lov. A187, 113] et nos épouses !…

Ce toast excita l’hilarité générale, et Colleville, déjà gai, cria : – Gredin, tu m’as volé ma phrase.

Monsieur le maire se leva ; le plus profond silence régna.

– Messieurs, à nos institutions ! de là vient la force et la grandeur de la France dynastique !

Les bouteilles disparaissaient au milieu d’approbations données de voisin à voisin sur la bonté surprenante, sur la finesse des liquides.

Modeste Colleville dit timidement : – Maman, me permettrez-vous de faire un toast ?…

La pauvre jeune fille avait aperçu la figure hébétée de sa marraine, oubliée, elle, la maîtresse de la maison, offrant presque l’expression du chien ne sachant à quel maître obéir, allant de la physionomie de sa terrible belle-sœur à celle de Thuillier, consultant les visages, s’oubliant elle-même ; mais la joie sur cette face d’ilote, habituée à n’être rien, à comprimer ses idées, ses sentiments, faisait l’effet d’un pâle soleil d’hiver sous une brume, elle éclairait à regret ces chairs molles et flétries. Le bonnet de gaze orné de fleurs sombres, la négligence de la coiffure, la robe couleur carmélite, dont le corsage offrait pour tout ornement une grosse chaîne d’or, tout, jusqu’à la contenance, stimula l’affection de la jeune Modeste, qui, seule au monde, connaissait la valeur de cette femme, condamnée au silence et qui savait tout autour d’elle, qui souffrait de tout et qui se consolait avec elle et Dieu.

– Laissez-lui faire son petit toast, dit La Peyrade à madame Colleville.

– Va, ma fille, s’écria Colleville ; il y a le vin de l’Hermitage à boire, et il est chenu.

– À ma bonne marraine ! dit la jeune fille en inclinant son verre avec respect et [Lov. A187, 114] le lui tendant.

La pauvre femme, effarouchée, regarda, mais à travers un voile de larmes, alternativement sa sœur et son mari ; mais sa position au sein de la famille était si connue, et l’hommage de l’innocence à la faiblesse avait quelque chose de si beau, que l’émotion fut générale ; tous les hommes se levèrent et s’inclinèrent devant madame Thuillier.

– Ah ! Modeste, je voudrais avoir un royaume à mettre à vos pieds, lui dit Félix Phellion.

Le bon Phellion essuyait une larme, et Dutocq lui-même était attendri.

– Quelle charmante enfant ! dit mademoiselle Thuillier en se levant et allant embrasser sa belle-sœur.

– À moi ! dit Colleville en se posant en athlète. Écoutez bien ! À l’amitié ! – Videz vos verres ! remplissez vos verres ! – Bien. Aux beaux-arts ! la fleur de la vie sociale. Videz vos verres, remplissez vos verres. À pareille fête le lendemain de l’élection !

– Qu’est-ce que cette petite bouteille ?… demanda Dutocq à mademoiselle Thuillier.

– C’est, dit-elle, une des trois bouteilles de liqueur de madame Amphoux ; la seconde est pour le mariage de Modeste, et la dernière pour le jour du baptême de son premier enfant.

– Ma sœur a presque perdu la tête, dit Thuillier à Colleville.

Le dîner fut terminé par un toast porté par Thuillier, et qui lui fut soufflé par Théodose, au moment où la bouteille de Malaga brilla dans les petits verres comme autant de rubis.

– Colleville, messieurs, a bu à l’amitié ; moi, je bois, avec ce vin généreux, à mes amis !…

Un hourra plein de chaleur accueillit cette sentimentalité ; mais, comme dit Dutocq à Théodose : – C’est un meurtre que de donner de pareil vin de Malaga à des [Lov. A187, 115] gosiers du dernier ordre.

– Ah ! si l’on pouvait imiter ça, bon ami ! cria la mairesse en faisant retentir son verre par la manière dont elle suçait la liqueur espagnole, quelle fortune on ferait !

Zélie était arrivée à son plus haut degré d’incandescence ; elle était effrayante.

– Ah ! répondit Minard, la nôtre est faite !

– Votre avis, ma sœur, dit Brigitte à madame Thuillier, est-il de prendre le thé dans le salon13 ?…

Madame Thuillier se leva.

XIV
Deux scènes d’amour §

– Ah ! vous êtes un grand sorcier, dit Flavie Colleville, en acceptant le bras de La Peyrade pour passer de la salle à manger au salon.

– Et je ne tiens, lui répondit-il, à ensorceler que vous, et, croyez-moi, c’est une revanche que je prends, vous êtes devenue aujourd’hui plus ravissante que jamais !

– Thuillier, reprit-elle pour éviter le combat, Thuillier qui se croit un homme politique !

– Mais, chère, dans le monde, la moitié des ridicules sont le fruit de conspirations de ce genre, l’homme n’est pas si coupable en ce genre qu’on le pense. Dans combien de familles ne voyez-vous pas le mari, les enfants, les amis de la maison persuader à une mère, très-sotte, qu’elle a de l’esprit, à une mère de quarante-cinq ans qu’elle est belle et jeune… De là des travers inconcevables pour les indifférents. Tel homme doit sa fatuité puante à l’idolâtrie d’une maîtresse, et sa fatuité de rimailleur à ceux qui furent payés pour lui faire accroire qu’il était un grand poète. Chaque famille a son grand homme, et il en résulte, comme à la [Lov. A187, 116] Chambre, une obscurité générale avec tous les flambeaux de France… Eh ! bien, les gens d’esprit rient entre eux, voilà tout. Vous êtes l’esprit et la beauté de ce petit monde bourgeois ; voilà ce qui m’a fait vous vouer un culte ; mais ma seconde pensée a été de vous tirer de là, car je vous aime sincèrement, et plus d’amitié que d’amour, quoiqu’il se soit glissé beaucoup d’amour, ajouta-t-il en la pressant sur son cœur à la faveur de l’embrasure où il l’avait conduite.

– Madame Phellion tiendra le piano, dit Colleville, il faut que tout danse aujourd’hui. Les bouteilles, les pièces de vingt sous de Brigitte, et nos petites filles ! Je vais aller chercher mon hautbois !

Et il remit sa tasse de café vide à sa femme, en souriant de la voir en bonne harmonie avec Théodose.

– Qu’avez-vous donc fait à mon mari ? demanda Flavie à son séducteur.

– Faut-il vous dire tous nos secrets ?

– Vous ne m’aimez donc pas ? répondit-elle en le regardant avec la sournoiserie coquette d’une femme à peu près décidée.

– Oh ! puisque vous me dites tous les vôtres, reprit-il en se laissant aller à cette exaltation recouverte de gaieté provençale14, si charmante et si naturelle en apparence, je ne voudrais pas vous cacher une peine dans mon cœur… Et il la ramena dans l’embrasure de la fenêtre, et lui dit en souriant : – Colleville a vu, pauvre homme, en moi l’artiste opprimé par tous ces bourgeois, se taisant devant eux parce qu’il serait incompris, mal jugé, chassé, mais il a senti la chaleur du feu sacré qui me dévore. Oui, je suis d’ailleurs, dit-il avec un ton de conviction profonde, artiste en parole à la manière de Berryer, je pourrais faire pleurer des jurés en pleurant moi-même, car je suis nerveux comme une femme. Et, alors, cet homme, à qui toute [Lov. A187, 117] cette bourgeoisie faisait horreur15, en a plaisanté avec moi ; nous avons commencé contre eux, en riant, et il m’a trouvé aussi fort que lui. Je lui ai dit le plan formé de faire quelque chose de Thuillier, et je lui ai fait entrevoir tout le parti qu’il tirerait d’un mannequin politique, ne fût-ce, lui ai-je dit, que pour devenir monsieur de Colleville, et mettre votre charmante femme où je voudrais la voir, dans une bonne recette générale, où vous devriez vous faire nommer député ; car, pour devenir tout ce que vous devez être, il vous suffira d’aller huit ans dans les Hautes ou dans les Basses-Alpes, dans un trou de ville où tout le monde vous aimera, où votre femme séduira tout le monde… Et ceci, lui ai-je dit, ne vous manquera pas, surtout si vous donnez votre chère Modeste à un homme capable d’être influent à la Chambre… La raison, traduite en plaisanterie, a la vertu de pénétrer ainsi plus avant qu’elle ne le ferait toute seule chez certains caractères ; aussi Colleville et moi sommes-nous les meilleurs amis du monde. Ne m’a-t-il pas dit à table : « Gredin, tu m’as volé ma phrase. » Ce soir nous serons à tu et à toi… Puis une petite partie fine, où les artistes, mis au régime de ménage, se compromettent toujours, et où je l’entraînerai, nous rendra tout aussi sérieusement amis, et peut-être plus qu’il ne l’est avec Thuillier, car je lui ai dit que Thuillier crèverait de jalousie en lui voyant sa rosette… Et voilà, ma chère adorée, ce qu’un sentiment profond donne le courage de produire ? Ne faut-il pas que Colleville m’adopte, que je puisse être chez vous de son aveu… Mais, voyez-vous, vous me feriez lécher des lépreux, avaler des crapauds vivants, séduire Brigitte, oui, j’empalerais mon cœur de ce grand piquet-là, s’il fallait m’en servir comme d’une béquille pour me traîner à vos genoux !

– Ce matin, dit-elle, vous m’avez [Lov. A187, 118] effrayée…

– Et ce soir vous êtes rassurée ?… Oui, dit-il, il ne vous arrivera jamais rien de mal avec moi.

– Ah ! vous êtes, je l’avoue, un homme bien extraordinaire !…

– Mais non, les plus petits, comme les plus grands efforts, sont les reflets de la flamme que vous avez allumée, et je veux être votre gendre, pour que nous puissions ne jamais nous quitter… Ma femme, hé mon Dieu, ce ne peut être qu’une machine à enfant, mais l’être sublime, la divinité, ce sera toi, lui glissa-t-il dans l’oreille.

– Vous êtes Satan, lui dit-elle avec une sorte de terreur.

– Non, je suis un peu poète, comme tous les gens de mon pays, allons ! soyez ma Joséphine ?… J’irai vous voir demain à deux heures, et j’ai le désir le plus ardent de savoir où vous dormez, les meubles qui vous servent, la couleur des étoffes, comment sont disposées les choses autour de vous, d’admirer la perle dans sa coquille !…

Et il s’éloigna fort habilement sur cette parole, sans vouloir entendre la réponse.

Flavie, pour qui, dans toute sa vie, l’amour n’avait jamais pris le langage passionné du roman, resta saisie, mais heureuse, le cœur palpitant, et se disant qu’il était bien difficile d’échapper à une pareille influence. Pour la première fois, Théodose avait mis un pantalon neuf, des bas de soie gris et des escarpins, un gilet de soie noire et une cravate de satin noir, sur les nœuds de laquelle brillait une épingle choisie avec goût. Il portait un habit neuf, à la nouvelle mode, et des gants jaunes relevés par le blanc des manchettes, il était le seul homme qui eût des manières, un maintien au milieu de ce salon que les invités remplissaient insensiblement. Madame Pron, née Barniol, était arrivée avec deux pensionnaires de chacune dix-sept ans, confiées à [Lov. A187, 119] ses soins maternels par des familles qui demeuraient à Bourbon et à la Martinique. Monsieur Pron, professeur de rhétorique dans un collége dirigé par des prêtres, appartenait à la classe des Phellion, mais au lieu d’être en surface, de s’étaler en phrases, en démonstrations, de toujours poser en exemples, il était sec et sentencieux. Monsieur et madame Pron, les fleurs du salon Phellion, recevaient les lundis, ils s’étaient liés très-étroitement par les Barniol avec les Phellion. Quoique professeur, le petit Pron dansait. La grande renommée de l’institution Lagrave, à laquelle monsieur et madame Phellion avaient été, pendant vingt ans, attachés, s’était encore accrue sous la direction de mademoiselle Barniol, la plus habile et la plus ancienne des sous-maîtresses. Monsieur Pron jouissait d’une grande influence dans la portion du quartier circonscrite par le boulevard de Mont-Parnasse, le Luxembourg, et la route de Sèvres. Aussi, dès qu’il vit son ami, Phellion, sans avoir besoin d’avis, le prit-il par le bras, pour aller l’initier, dans un coin, à la conspiration Thuillier, et, après dix minutes de conversation, ils vinrent tous les deux chercher Thuillier, et l’embrasure de la fenêtre opposée à celle où restait Flavie entendit sans doute un trio digne, dans son genre, de celui des trois Suisses dans Guillaume-Tell.

– Voyez-vous, vint dire Théodose à Flavie, l’honnête et pur Phellion intrigant !… Donnez une raison à l’homme probe, et il patauge très-bien dans les stipulations les plus sales ; car, enfin, il raccroche le petit Pron, et Pron emboîte le pas, uniquement dans l’intérêt de Félix Phellion, qui tient en ce moment votre petite Modeste… Allez donc les séparer… Il y a dix minutes qu’ils sont ensemble, et que le fils Minard tourne autour d’eux comme un bouledogue irrité.

Félix, encore sous le coup de la profonde émotion que lui avait fait éprouver l’action [Lov. A187, 120] généreuse et le cri parti du cœur de Modeste, quand personne, excepté madame Thuillier, n’y pensait plus, eut une de ces finesses ingénues qui sont l’honnête charlatanisme de l’amour vrai ; mais il n’en était pas coutumier ; les mathématiques lui donnaient des distractions. Il alla près de madame Thuillier, imaginant bien que madame Thuillier attirerait Modeste auprès d’elle. Ce profond calcul d’une16 profonde passion [, Modeste en] sut d’autant plus de gré à Félix, que l’avocat Minard, qui ne voyait en elle qu’une dot, n’eut pas cette inspiration soudaine, et buvait son café tout en causant politique avec Laudigeois, qu’il trouva dans le salon avec monsieur Barniol et Dutocq, par ordre de son père, qui pensait au renouvellement de la législature de 1842.

– Qui n’aimerait pas Modeste ! dit Félix à madame Thuillier.

– Pauvre chère petite, il n’y a qu’elle au monde qui m’aime, répondit l’ilote en retenant ses larmes.

– Eh, madame, nous sommes deux à vous aimer, reprit le candide Mathieu en riant.

– Que dites-vous donc là ?… vint demander Modeste à sa marraine.

– Mon enfant, répondit la pieuse victime, en attirant sa filleule et en la baisant au front, il dit que vous êtes deux à m’aimer…

– Ne vous fâchez pas de cette prédiction, mademoiselle ! dit tout bas le futur candidat de l’Académie des sciences, et laissez-moi tout faire pour la réaliser !… Tenez, je suis fait ainsi : l’injustice me révolte profondément !… Oh ! que le Sauveur des hommes a eu raison de promettre l’avenir aux cœurs doux, aux agneaux immolés !… Un homme qui ne vous aurait qu’aimée, Modeste, vous adorerait après votre sublime élan, à table ! mais à l’innocence seule de consoler le martyr !… Vous êtes [Lov. A187, 121] une bonne jeune fille, et vous serez une de ces femmes qui sont à la fois la gloire et le bonheur d’une famille. Heureux qui vous plaira.

– Chère marraine, de quels yeux monsieur Félix me voit-il donc ?…

– Il t’apprécie, mon petit ange, et je prierai Dieu pour vous…

– Si vous saviez combien je suis heureux que mon père puisse rendre service à monsieur Thuillier… et comme je voudrais être utile à votre frère…

– Enfin, dit Modeste, vous aimez toute la famille !

– Eh ! oui, répondit Félix.

L’amour véritable s’enveloppe toujours des mystères de la pudeur, même dans son expression, car il se prouve par lui-même, il ne sent pas la nécessité, comme l’amour faux, d’allumer un incendie, et un observateur, s’il avait pu s’en glisser un dans le salon Thuillier, aurait fait un livre, en comparant les deux scènes, et voyant les énormes préparations de Théodose et la simplicité de Félix ; l’un était la nature, l’autre était la société ; le vrai et le faux en présence. En apercevant en effet sa fille ravie, exhalant son âme par tous les pores de son visage, et belle comme une jeune fille cueillant les premières roses d’une déclaration indirecte, Flavie eut un mouvement de jalousie au cœur, elle vint à Modeste, et lui dit à l’oreille : – Vous ne vous conduisez pas bien, ma fille, tout le monde vous observe, et vous vous compromettez à causer aussi longtemps seule avec monsieur Félix, sans savoir si cela nous convient.

– Mais, maman, ma marraine est là.

– Ah ! pardon, chère amie, dit madame Colleville, je ne vous voyais pas…

– Vous faites comme tout le monde, répliqua le Saint-Jean-Bouche-d’Or.

Cette phrase piqua madame Colleville, [Lov. A187, 122] qui la reçut comme une flèche barbelée ; elle jeta sur Félix un regard de hauteur, et dit à Modeste : – Viens t’asseoir là, ma fille, en s’asseyant elle-même auprès de madame Thuillier, et désignant une chaise à côté d’elle à sa fille.

– Je me tuerai de travail, dit-il alors à madame Thuillier, ou je deviendrai membre de l’Académie des sciences pour obtenir sa main à force de gloire.

– Ah ! se dit à elle-même la pauvre femme, il m’aurait fallu quelque savant tranquille et doux comme lui !… Je me serais lentement développée à la faveur d’une vie à l’ombre… Mon Dieu, tu ne l’as pas voulu, mais réunis et protège ces deux enfants, ils sont faits l’un pour l’autre.

Et elle resta pensive en écoutant le bruit du sabbat que faisait sa belle-sœur, un vrai cheval à l’ouvrage, et qui, prêtant la main à ses deux servantes17, desservait la table, enlevait tout dans la salle à manger, afin de la livrer aux danseurs et aux danseuses, vociférant comme un capitaine de frégate sur un banc de quart, en se préparant à une attaque.

– Avez-vous encore du sirop de groseille ! allez acheter de l’orgeat, ou : – il n’y a pas beaucoup de verres, peu d’eau rougie, et prenez les six bouteilles de vin ordinaire que je viens de monter. Prenez garde à ce que Coffinet, le portier, n’en prenne ! Caroline, ma fille, reste au buffet. Vous aurez une langue de jambon, dans le cas où l’on danserait encore à une heure du matin. Pas de gaspillage. Ayez l’œil à tout. Passez-moi le balai… mettez de l’huile dans les lampes… et surtout ne faites pas de malheurs… vous arrangerez les restes du dessert afin de parer le buffet ! Voyez si ma sœur viendra nous aider !… Je ne sais pas à quoi elle pense, cette Landore-là !… Mon Dieu qu’elle est lente… Bah ! ôtez les chaises, ils [Lov. A187, 123] auront plus de place.

Le salon était plein des Barniol, des Colleville, des Laudigeois, des Phellion et de tous ceux que le bruit d’une sauterie chez les Thuillier, répandu dans le Luxembourg entre deux et quatre heures, moment où la bourgeoisie du quartier se promène, avait attirés.

– Êtes-vous prête, ma fille ? dit Colleville en faisant irruption dans la salle à manger, il est neuf heures, et ils sont serrés comme des harengs dans votre salon. Cardot, sa femme, son fils, sa fille et son futur gendre viennent d’arriver, accompagnés du jeune substitut Vinet, et le faubourg Saint-Antoine débouche en ce moment. Nous allons passer le piano du salon ici, hein ?

Et il donna le signal en essayant son hautbois dont les joyeux canards furent accueillis par un hourra dans le salon. Il est assez inutile de peindre un bal de cette espèce. Les toilettes, les figures, les conversations, tout y fut en harmonie avec un détail qui doit suffire aux imaginations les moins rigides, car, en toute chose, un seul fait sert de cachet par sa couleur et son caractère. On passait sur des plateaux décolorés par places, dévernis, des verres communs pleins de vin pur, d’eau rougie et d’eau sucrée. Les plateaux où se voyaient des verres d’orgeat, des verres de sirop, s’absentaient fréquemment. Il y eut cinq tables de jeux, vingt-cinq joueurs ! dix-huit danseurs et danseuses ! À une heure du matin, on entraîna madame Thuillier, mademoiselle Brigitte et madame Phellion, ainsi que Phellion père, dans les extravagances d’une contredanse vulgairement appelée la Boulangère, et où Dutocq figura la tête voilée, à la façon des kabyles ! Les domestiques qui attendaient leurs maîtres et ceux de la maison firent galerie, et comme cette interminable contredanse dura une heure, on voulut porter Brigitte en triomphe, [Lov. A187, 124] quand elle annonça son souper ; mais elle entrevit la nécessité de cacher douze bouteilles de vieux vin de Bourgogne. On s’amusait tant, les matrones comme les jeunes filles, que Thuillier trouva le moyen de dire : – Eh ! bien, ce matin nous ne savions guère que nous aurions une pareille fête ce jour !…

– On n’a jamais plus de plaisir, dit le notaire Cardot, que dans ces sortes de bals improvisés. Ne me parlez pas de ces réunions où chacun vient gourmé !…

Cette opinion constitue un axiome dans la bourgeoisie.

– Ah bah ! dit madame Minard, moi j’aime bien papa, j’aime bien maman…

– Nous ne disons pas cela pour vous, madame, chez qui le plaisir a fait élection de domicile, dit Dutocq.

La Boulangère finie, Théodose arracha Dutocq au buffet, où il prenait une tranche de langue, et lui dit : – Allons-nous-en, car il faut que nous soyons demain au petit jour chez Cérizet, pour avoir tous les renseignements sur l’affaire à laquelle nous penserons l’un et l’autre, car elle n’est pas si facile que Cérizet le croit.

– Et comment ? dit Dutocq, en venant manger son morceau de la langue dans le salon.

– Mais vous ne connaissez donc pas les lois ?… J’en sais assez pour être au fait des périls de l’affaire. Si le notaire veut la maison, et que nous la lui soufflions, il a la ressource de la surenchère pour nous la reprendre, et il pourra se mettre dans la peau d’un créancier inscrit. Dans la législation actuelle du régime hypothécaire, quand une maison se vend à la requête d’un des créanciers, si le prix qu’on en retire par l’adjudication ne suffit pas à payer tous les [Lov. A187, 125] créanciers, ils ont le droit de surenchérir ; et le notaire, une fois pris, se ravisera.

– C’est juste ! dit Dutocq. Eh ! bien, nous irons voir Cérizet.

Ces mots : – Nous irons voir Cérizet ! furent entendus par l’avocat Minard, qui suivait immédiatement les deux associés ; mais ils n’avaient aucun sens pour lui. Ces deux hommes étaient si loin de lui, de sa voie et de ses projets, qu’il les écouta sans les entendre.

– Voilà l’une des plus belles journées de notre vie, dit Brigitte, quand elle se trouva seule avec son frère, à deux heures et demie du matin, dans le salon désert, quelle gloire que d’être ainsi choisi par ses concitoyens.

– Ne t’y trompe pas, Brigitte, nous devons tout cela, mon enfant, à un homme…

– À qui !

– À notre ami La Peyrade.

XV
Le banquier des pauvres §

La maison vers laquelle allèrent, non pas le lendemain lundi, mais le surlendemain mardi, Dutocq et Théodose, à qui le greffier fit observer que Cérizet s’absentait le dimanche et le lundi, en profitant de l’absence totale de pratiques pendant ces deux jours, consacrés par le peuple à la débauche ; cette maison est un des traits de la physionomie du faubourg Saint-Jacques, tout aussi important que la maison de Thuillier ou celle de Phellion. On ne sait pas (il est vrai que l’on n’a pas encore nommé de commission pour étudier ce phénomène), on ne sait ni comment ni pourquoi les quartiers de Paris se dégradent et s’encanaillent, au moral comme au physique ; comment le séjour de la Cour et de l’Église, le Luxembourg et le quartier Latin deviennent [Lov. A187, 126] ce qu’ils sont aujourd’hui, malgré l’un des plus beaux palais du monde, malgré l’audacieuse coupole Sainte-Geneviève, celle de Mansard au Val-de-Grâce, et les charmes du Jardin des Plantes ! pourquoi l’élégance de la vie s’en va, comment les maisons Vauquer, les maisons Phellion, les maisons Thuillier, pullulent, avec les pensionnats sur les palais des Stuarts, des cardinaux Mignon, Duperron, et pourquoi la boue, de sales industries et la misère s’emparent d’une montagne au lieu de s’étaler loin de la vieille et noble ville ?… Une fois mort, l’ange dont la bienfaisance planait sur ce quartier, l’usure de bas étage était accourue. Au conseiller Popinot succédait un Cérizet ; et chose étrange, bonne à étudier d’ailleurs, l’effet produit, socialement parlant, ne différait guère. Popinot prêtait sans intérêt, et savait perdre ; Cérizet ne perdait rien, et forçait les malheureux à bien travailler, à devenir sages. Les pauvres adoraient Popinot, mais ils ne haïssaient pas Cérizet. Ici fonctionne le dernier rouage de la finance parisienne. En haut, la maison Nucingen, les Keller, les du Tillet, les Mongenod ; un peu plus bas les Palma, les Gigonnet, les Gobseck ; encore plus bas les Samanon, les Chaboisseau, les Barbet ; puis enfin, après le Mont-de-Piété, cette reine de l’usure, qui tend ses lacets au coin des rues, pour étrangler toutes les misères et n’en pas manquer une, un Cérizet ! La redingote à brandebourgs doit vous annoncer le taudis de cet échappé de la commandite et de la sixième chambre. C’était une maison dévorée par le salpêtre, et dont les murs portaient des taches vertes, ressuaient, puaient comme le visage de ces hommes, sise d’ailleurs au coin de la rue des Poules, et garnie d’un marchand de vin de la dernière espèce, à boutique peinte en gros rouge vif, décorée de rideaux en calicot rouge, garnie d’un comptoir de [Lov. A187, 127] plomb, armée de barreaux formidables. Au dessus de la porte se balançait un affreux réverbère sur lequel on lisait : Hôtel garni. Les murs étaient sillonnés de croix en fer qui attestaient le peu de solidité de l’immeuble appartenant d’ailleurs au marchand de vin ; il en habitait la moitié du rez-de-chaussée et l’entresol. Madame veuve Poiret (née Michonneau) tenait l’hôtel garni, qui se composait du premier, du second et du troisième étage, et où logeaient les plus malheureux étudiants. Cérizet y occupait une pièce au rez-de-chaussée et une pièce à l’entresol, où il montait par un escalier intérieur, éclairé sur une horrible cour dallée, d’où il s’élevait des odeurs méphitiques. Cérizet donnait quarante francs par mois, pour dîner et déjeuner, à la veuve Poiret ; il s’était ainsi concilié l’hôtesse en s’en faisant son pensionnaire, et le marchand de vin en lui procurant une vente énorme, un débit de liqueurs, des bénéfices réalisés avant le lever du soleil. Le comptoir du sieur Cadenet s’ouvrait avant celui de Cérizet qui commençait ses opérations le mardi vers trois heures du matin en été, vers cinq heures en hiver ; l’heure de la grande halle, où se rendaient beaucoup de ses clients ou clientes, déterminait celle de son affreux commerce. Aussi le sieur Cadenet, en considération de cette clientèle entièrement due à Cérizet, ne lui louait-il les deux pièces que quatre-vingts francs par an, et souscrivit-il un bail de douze ans que Cérizet seul avait le droit de rompre, sans indemnité, de trois mois en trois mois. Cadenet apportait tous les jours, lui-même, une bonne et excellente bouteille de vin pour le dîner de son précieux locataire, et quand Cérizet était à sec, il n’avait qu’à dire à son ami : « Cadenet, prête-moi donc cent écus » pour les avoir ; mais il les lui rendait toujours fidèlement. Cadenet eut, dit-on, la preuve que la veuve [Lov. A187, 128] Poiret avait confié deux mille francs à Cérizet, ce qui pourrait expliquer la progression de ses affaires depuis le jour où il s’était établi dans le quartier avec un dernier billet de mille francs, et la protection de Dutocq. Cadenet, animé d’une cupidité que le succès accroissait, avait proposé, depuis le commencement de l’année, une vingtaine de mille francs à son ami Cérizet, que Cérizet refusa, sous prétexte qu’il courait des chances dont les malheurs seraient une cause de brouille avec des associés, il ne pouvait que les prendre à six pour cent, et, dit-il à Cadenet, vous faites mieux que cela dans votre partie… Associons-nous plus tard pour une affaire sérieuse, mais une bonne occasion vaut au moins une cinquantaine de mille francs, et quand vous aurez cette somme, eh ! bien, nous causerons…

Cérizet avait apporté l’affaire de la maison à Théodose, après avoir reconnu qu’entre eux trois, madame Poiret, Cadenet et lui, jamais ils ne pourraient réunir cent mille francs. Le prêteur à la petite semaine était donc excessivement en sûreté dans ce bouge, et il eût, au besoin, trouvé main-forte. Par certaines matinées, il n’y avait pas moins de soixante à quatre-vingts personnes, tant hommes que femmes, soit chez le marchand de vin, soit dans le corridor, assis sur les marches de l’escalier, soit dans le bureau où le défiant Cérizet n’admettait pas plus de six personnes à la fois. Les premiers arrivés retenaient leur tour, et comme chacun ne passait qu’à son numéro, le marchand de vin ou son garçon numérotaient les hommes à leurs chapeaux et les femmes au dos. On se vendait, comme les fiacres sur la place, des numéros de tête pour des numéros de queue. Par certains jours où les affaires à la halle voulaient de la prestesse, un numéro de tête s’achetait un verre d’eau-de-vie et un sou. Les numéros [Lov. A187, 129] sortant appelaient les suivants dans le cabinet de Cérizet, et il s’élevait des disputes. Cadenet mettait le holà, en disant : – Quand vous ferez venir la garde et la police, en serez-vous plus avancés, il fermera boutique.

IL était le nom de Cérizet. Quand, dans la journée une malheureuse femme au désespoir, sans pain chez elle, et voyant ses enfants pâlis, venait emprunter dix ou vingt sous : – Y est- il ? était son mot au marchand de vin ou à son premier garçon.

Cadenet, gros homme court, habillé de bleu, à manches de dessus en étoffe noire, à tablier de marchand de vin, la casquette sur la tête, semblait un ange à ces pauvres mères quand il répondait : – Il m’a dit que vous étiez une honnête femme, et m’a dit de vous donner quarante sous. Vous savez ce que vous aurez à faire…

Et, chose incroyable, il était béni ! béni comme on bénissait jadis Popinot.

On maudissait Cérizet le dimanche matin en réglant les comptes, on le maudissait dans tout Paris le samedi, quand on travaillait afin de lui rendre la somme prêtée et l’intérêt ! Mais il était la providence, il était Dieu, du mardi au vendredi de chaque semaine. La pièce où il se tenait, jadis la cuisine du premier étage, était nue, les solives du plancher, blanchies à la chaux portaient les traces de la fumée. Les murailles le long desquelles il avait mis des bancs, les pavés de grès qui formaient le parquet, gardaient et rendaient tour à tour l’humidité. La cheminée dont la hotte était restée, avait été remplacée par un poêle en fer où Cérizet brûlait de la houille quand il faisait froid. Sous cette hotte, s’étendait un plancher exhaussé d’un demi-pied, d’une toise carrée, où se trouvaient une table valant vingt sous, et un fauteuil en bois sur lequel il y [Lov. A187, 130] avait un rond en cuir vert. Derrière lui, Cérizet avait fait garnir la muraille en planches de bateau. Puis il était entouré d’un petit paravent en bois blanc pour le garantir des vents du côté de la fenêtre et du côté de la porte ; mais ce paravent composé de deux feuilles le laissait recevoir la chaleur du poêle. La fenêtre avait à l’intérieur d’énormes volets doublés de tôle, et maintenus par une barre. La porte se recommandait d’ailleurs par une armature du même genre. Au fond de cette pièce, dans un angle, tournait sur lui-même un escalier venu de quelque magasin démoli, racheté rue Chapon par Cadenet qui l’avait fait ajuster, en supprimant dans le plancher de l’entresol toute communication avec le premier étage, et Cérizet exigea que la porte de l’entresol donnant sur le palier fût murée. Ce domicile était donc une forteresse. En haut, la chambre de cet homme avait pour tout mobilier, un tapis acheté vingt francs, un lit de pensionnaire, une commode, deux chaises, un fauteuil et une caisse en fer en façon de secrétaire, d’un excellent serrurier, acquise d’occasion. Il se faisait la barbe devant la glace de la cheminée, il possédait deux paires de draps en calicot, six chemises en percale et le reste à l’avenant. Une fois ou deux, Cadenet vit Cérizet habillé comme peuvent l’être les élégants, il cachait donc dans le dernier tiroir de sa commode, un déguisement complet avec lequel il pouvait aller à l’Opéra, voire dans le monde, et ne pas être reconnu, car sans la voix, Cadenet lui eût demandé : – Qu’y a-t-il pour votre service ?

Ce qui plaisait le plus en cet homme à ses pratiques, était sa jovialité, ses reparties, il parlait leur langage. Cadenet, ses deux garçons et Cérizet, vivant au sein des plus affreuses misères, conservaient le calme du croque-mort avec les héritiers, de vieux sergents de la garde au milieu des morts, [Lov. A187, 131] ils ne gémissaient pas plus en écoutant les cris de la faim, du désespoir que les chirurgiens gémissent en entendant leurs patients dans les hôpitaux, et ils disaient, comme les soldats et les aides, ces paroles insignifiantes : – Ayez de la patience, un peu de courage, à quoi sert de se désoler, quand vous vous tuerez après ?… On se fait à tout ; un peu de raison, etc.

Quoique Cérizet eût la précaution de cacher l’argent nécessaire à son opération de la matinée dans un double fond de son fauteuil et sur lequel il s’asseyait, de ne prendre que cent francs à la fois qu’il mettait dans les goussets de son pantalon, et de ne puiser à sa réserve qu’entre deux fournées en tenant sa porte fermée et ne la rouvrant qu’après avoir visité ses goussets, il n’avait rien à craindre des différents désespoirs venus de tous les côtés, à ce rendez-vous d’argent. Certainement il existe bien des manières d’être probe ou vertueux, et la Monographie de la vertu18 n’a pas d’autre base que cet axiome social. L’homme manque à sa conscience, il manque ostensiblement à la délicatesse, il forfait à cette fleur de l’honneur qui perdue n’est pas encore la [dé]considération générale, il manque enfin à l’honneur, il ne va pas encore à la police correctionnelle, voleur, il n’est pas justiciable de la cour d’assises ; enfin, après la cour d’assises, il peut être honoré dans le bagne en y apportant l’espèce de probité que les scélérats ont entre eux, et qui consiste à ne pas se dénoncer, à partager loyalement, à courir les mêmes dangers. Eh ! bien, cette dernière probité, qui peut-être est un calcul, une nécessité, dont la pratique offre encore des chances de grandeur [Lov. A187, 132] à l’homme et de retour au bien, régnait absolument entre Cérizet et ses pratiques. Jamais Cérizet ne commettait d’erreurs, ni ses pauvres non plus : on ne se niait rien, réciproquement, ni capital, ni intérêts. Plusieurs fois Cérizet, qui d’ailleurs sortait du peuple, avait rectifié d’une semaine sur l’autre une erreur involontaire au profit d’une malheureuse famille qui ne s’en était pas aperçue. Aussi passait-il pour un chien, mais un chien honnête ; sa parole au milieu de cette cité dolente, était sacrée. Une femme mourut, lui emportant trente francs.

– Voilà mes profits ! dit-il à son assemblée, et vous hurlez après moi. Cependant je ne tourmenterai pas des mioches !… Et Cadenet leur a porté du pain et de la piquette.

Depuis ce trait, habile calcul d’ailleurs, on disait de lui dans les deux faubourgs : – Ce n’est pas un méchant homme !…

Le prêt à la petite semaine, entendu comme l’entendait Cérizet, n’est pas, toute proportion gardée, une plaie aussi cruelle que celle du Mont-de-Piété ; Cérizet donnait dix francs le mardi, sous la condition d’en recevoir douze le dimanche matin. En cinq semaines, il doublait ses capitaux ; mais il y avait bien des transactions ; sa bonté consistait à ne retrouver de temps en temps que onze francs cinquante centimes. On lui redevait des intérêts. Quand il donnait cinquante francs pour soixante à un petit fruitier, ou cent francs pour cent vingt à un marchand de mottes, il courait des risques.

En arrivant par la rue des Postes à la rue des Poules, Théodose et Dutocq aperçurent un rassemblement d’hommes et de femmes, et à la clarté que les quinquets du marchand de vin y jetaient, ils furent effrayés en voyant cette masse de figures rouges, lézardées, grimées, sérieuses de souffrance, flétries, ébouriffées, chauves, [Lov. A187, 133] grasses de vin, maigries par les liqueurs, les unes menaçant, les autres résignées, celles-ci goguenardes, celles-là spirituelles, d’autres hébétées qui s’élevaient sur ces terribles haillons que le dessinateur ne surpasse jamais, même dans ses plus extravagantes fantaisies.

– Je serai reconnu ! dit Théodose en entraînant Dutocq, nous avons fait une sottise de venir le prendre au milieu de ses fonctions…

– D’autant plus que nous ne songeons pas que Claparon est couché dans son taudis dont l’intérieur ne nous est pas connu. Tenez, il y a des inconvénients pour vous, il n’y en a pas pour moi, je puis avoir à causer avec mon expéditionnaire, et je vais aller lui dire de venir dîner, car il y a audience aujourd’hui, nous ne pouvons pas déjeuner, à La Chaumière dans un des cabinets du jardin…

– Mauvais, on peut être écouté sans s’en apercevoir, répondit l’avocat, j’aime mieux le petit Rocher de Cancale, on se met dans un cabinet et l’on parle bas.

– Et si vous êtes vu avec Cérizet ?…

– Eh ! bien, allons au Cheval rouge, quai de la Tournelle.

– Ceci vaut mieux, à sept heures, nous ne trouverons plus personne.

Dutocq s’avança donc tout seul au milieu de ce congrès de gueux, et il entendit son nom répété par la foule, car il était difficile qu’il ne rencontrât pas quelque justiciable, comme Théodose y eût rencontré des clients.

Dans ces quartiers, le juge de paix est le tribunal suprême, et toutes les contestations y meurent, surtout depuis la loi qui a rendu leur compétence souveraine dans les affaires où la valeur du litige ne s’élève pas à plus de cent quarante francs. On fit passage au greffier, non moins redouté que le juge de paix. Il vit sur l’escalier des [Lov. A187, 134] femmes assises sur des marches, horrible étalage, semblable à ces fleurs disposées en gradins, et parmi lesquelles il y en avait de jeunes, de pâles, de souffrantes ; la diversité de couleurs, des fichus, des bonnets, des robes et des tabliers rendait la comparaison peut-être plus exacte que ne doit l’être une comparaison. Dutocq fut presque asphyxié quand il ouvrit la porte de la pièce où déjà soixante personnes avaient passé, laissant leurs odeurs.

– Votre numéro ! le numéro ! crièrent toutes les voix.

– Taisez vos becs ! cria une voix enrouée de la rue, c’est la plume de la justice de paix.

Le plus profond silence régna. Dutocq trouva son expéditionnaire vêtu d’un gilet de peau, jaune comme des gants de la gendarmerie, et Cérizet portait là-dessous un ignoble gilet de laine tricotée. On peut imaginer cette figure malade sortant d’une pareille gaine, et couverte d’un mauvais madras qui laissant voir le front, le cou sans cheveux, restituait à cette tête son caractère à la fois hideux et menaçant, surtout à la lueur d’une chandelle des douze à la livre.

– Ça ne peut pas aller comme ça, papa Lantimèche, disait Cérizet à un grand vieillard qui paraissait avoir soixante-dix ans et qui restait devant lui, son bonnet de laine rouge à la main, montrant une tête sans cheveux, une poitrine à poils blancs à travers son méchant bourgeron, mettez-moi au fait de ce que vous voulez entreprendre ! Cent francs, même à la condition d’en rendre cent [vingt], ça ne se lâche pas comme un chien dans une église…

Les cinq autres pratiques19 parmi lesquelles se trouvaient deux femmes, toutes deux nourrices, l’une tricotant, l’autre allaitant, éclatèrent de rire.

En voyant Dutocq, Cérizet se leva [Lov. A187, 135] respectueusement et alla vivement à sa rencontre en ajoutant :– Vous avez le temps de faire vos réflexions ; car, voyez-vous, ça m’inquiète, une somme de cent francs demandée par un vieux compagnon serrurier.

– Mais s’il s’agit d’une invention ?… s’écria le vieil ouvrier.

– Une invention et cent francs !… Vous ne connaissez pas les lois ; il faut deux mille francs, dit Dutocq, il faut un brevet, il faut des protections…

– C’est vrai, dit Cérizet qui comptait bien sur des hasards de ce genre ; tenez, papa Lantimèche, venez demain matin à six heures, nous causerons, on ne parle pas invention en compagnie…

Et Cérizet écouta Dutocq, dont le premier mot fut : – Si c’est bon, part à nous deux !…

Puis il sortit après lui avoir donné le rendez-vous.

– Pourquoi donc vous êtes-vous levé si matin pour venir me dire cela ? demanda le défiant Cérizet, déjà fâché du : Part à nous deux ! Vous m’auriez bien vu au greffe.

Et il regarda Dutocq en coulisse qui, tout en lui disant la vérité, parlant de Claparon et de la nécessité d’aller vivement dans l’affaire de Théodose, parut s’entortiller.

– Vous m’auriez toujours vu, ce matin, au greffe… répondit Cérizet en reconduisant Dutocq jusqu’à la porte.

– En voilà un, se dit-il en reprenant sa place, qui me semble avoir soufflé sa lanterne pour que je n’y voie plus clair… Eh ! bien, nous lâcherons notre place d’expéditionnaire !… – À vous, ma petite mère, s’écria-t-il, vous inventez des enfants !… c’est amusant, quoique le tour soit bien connu !

XVI
Comment Brigitte fut conquise §

[Lov. A187, 136] Il est d’autant plus inutile de raconter l’entrevue des trois associés, que les dispositions convenues furent la base des confidences de Théodose à mademoiselle Thuillier ; mais il est nécessaire de faire observer que l’habileté déployée par La Peyrade épouvanta presque Cérizet et Dutocq. Dès cette conférence, le banquier des pauvres eut en germe dans sa conscience l’idée de tirer son épingle du jeu, quand il se trouvait en compagnie de joueurs si forts. Gagner la partie à tout prix et l’emporter sur les plus habiles, fût-ce par une friponnerie, est une inspiration de la vanité particulière aux amis du tapis vert. De là vint le terrible coup que La Peyrade devait recevoir. Il connaissait d’ailleurs ses deux associés ; aussi, malgré la perpétuelle contention de ses forces intellectuelles, malgré les soins continuels que voulait son personnage à dix faces, rien ne le fatiguait-il plus que son rôle avec ses deux complices. Dutocq était un grand fourbe, et Cérizet avait joué jadis la comédie ; ils se connaissaient en grimace. Une figure, immobile à la Talleyrand, les eût fait rompre avec le provençal, qui se trouvait dans leurs griffes, et il devait avoir une aisance, une confiance, un jeu franc qui, certes, est le comble de l’art. Faire illusion au parterre est un triomphe de tous les jours, mais tromper mademoiselle Mars, Frédérick Lemaître, Potier, Talma, Monrose, est le comble de l’art. Cette conférence eut donc pour résultat de donner à La Peyrade, aussi sagace que Cérizet, une peur secrète qui, pendant la dernière période de cette immense partie, lui embrasa le sang, lui chauffa le cœur, par moment, au point de le mettre dans l’état morbide du joueur suivant de l’œil la roulette quand il a risqué son dernier enjeu. Les sens ont alors une lucidité dans leur action, l’intelligence prend une portée pour laquelle la science humaine n’a point de mesures.

[Lov. A187, 137] Le lendemain de cette conférence, il vint dîner avec les Thuillier ; et, sous le vulgaire prétexte d’une visite à faire à madame de Saint-Fondrille, la femme de l’illustre savant, avec laquelle il voulait se lier, Thuillier emmena sa femme et laissa Théodose avec Brigitte. Ni Thuillier, ni sa sœur, ni Théodose n’étaient les dupes de cette comédie, et le vieux Beau de l’Empire appelait du nom de diplomatie cette manœuvre.

– Jeune homme, n’abuse pas de l’innocence de ma sœur, respecte-la, dit solennellement Thuillier avant de partir.

– Avez-vous, mademoiselle, dit Théodose en rapprochant son fauteuil de la bergère où tricotait Brigitte, avez-vous pensé à mettre le commerce de l’arrondissement dans les intérêts de Thuillier ?…

– Et comment ? dit-elle.

– Mais, vous êtes en relations d’affaires avec Barbet et Métivier.

– Ah ! vous avez raison ! Nom d’un petit rien ! vous n’êtes pas gauche ! dit-elle après une pause.

– Quand on aime les gens, on les sert ! répondit-il sentencieusement et à distance.

Séduire Brigitte était, dans cette longue bataille entamée depuis deux ans, comme emporter la grande redoute à la Moskowa, le point culminant. Mais il fallait occuper cette fille, comme le diable fut censé dans le Moyen Âge occuper les gens, et de manière à rendre chez elle tout réveil impossible. Depuis trois jours, La Peyrade se mesurait avec sa tâche, et il en avait fait le tour pour en reconnaître les difficultés. La flatterie, ce moyen infaillible entre des mains habiles, échouait sur une fille qui, depuis longtemps, se savait sans aucune beauté. Mais l’homme de volonté ne trouve rien d’inexpugnable, et les Lamarque sauront toujours emporter Caprée. Aussi doit-on ne rien omettre de la mémorable scène qui se passa ce soir-là, tout a sa valeur, les temps [Lov. A187, 138] de repos, les yeux baissés, les regards, les inflexions de voix.

– Mais, répondit Brigitte, vous nous avez déjà prouvé que vous nous aimiez beaucoup…

– Votre frère vous a parlé ?…

– Non, il a dit seulement que vous aviez à me parler…

– Oui, mademoiselle, car vous êtes l’homme de la famille ; mais, en y réfléchissant bien, j’ai trouvé beaucoup de périls pour moi dans cette affaire, on ne se compromet ainsi que pour ses proches… Il s’agit de toute une fortune, trente à quarante mille francs de rentes, et pas la moindre spéculation… un immeuble !… La nécessité de donner une fortune à Thuillier m’avait abusé tout d’abord… cela fascine… Comme je lui ai dit, car à moins d’être un imbécile, on se demande : pourquoi nous veut-il tant de bien ? Et, comme je lui ai dit, donc : en travaillant pour lui, je me suis flatté de travailler pour moi-même. S’il veut être député, deux choses sont absolument nécessaires : payer le cens et faire recommander son nom par une sorte de célébrité. Si je pousse le dévouement jusqu’à penser à l’aider à composer un livre sur le crédit public, sur n’importe quoi… je devais tout aussi bien songer à sa fortune… Et il serait absurde à vous de lui donner cette maison-ci…

– Pour mon frère !… Mais je la lui mettrais demain à son nom… s’écria Brigitte, vous ne me connaissez pas…

– Je ne vous connais pas tout entière, dit La Peyrade, mais je sais de vous des choses qui m’ont fait regretter de ne pas vous avoir tout dit dans l’origine, au moment où j’ai conçu le plan auquel Thuillier devra sa nomination. Il aura des jaloux le lendemain ! et il aura certes une rude tâche ; il faut les confondre, ôter tout prétexte à ses rivaux !

[Lov. A187, 139] – Mais l’affaire… dit Brigitte, en quoi consistent les difficultés ?

– Mademoiselle, les difficultés viennent de ma conscience… et je ne vous servirai certes pas en ceci sans avoir consulté mon confesseur… Quant au monde, oh ! l’affaire est parfaitement légale, et je suis, vous le comprenez, moi l’un des avocats inscrits au tableau, membre d’une compagnie assez rigide, et je suis incapable de proposer une affaire qui donnerait lieu à du blâme… Mon excuse sera d’abord de ne pas en retirer un liard…

Brigitte était sur le gril ; elle avait le visage en feu, cassait sa laine, la renouait, et ne savait quelle contenance tenir.

– On n’a pas, dit-elle, aujourd’hui, quarante mille francs de rentes en immeubles à moins de un million huit cent mille francs…

– Eh ! je vous garantis que vous verrez l’immeuble, que vous en estimerez le revenu probable, et que je peux en rendre Thuillier propriétaire avec cinquante mille francs…

– Eh ! bien, si vous nous faisiez obtenir cela, s’écria Brigitte arrivée au plus haut point d’irritation sous la tourmente de sa cupidité soulevée, allez, mon cher monsieur Théodose…

Elle s’arrêta.

– Eh ! bien, mademoiselle ?…

– Vous auriez travaillé pour vous peut-être.

– Ah ! si Thuillier vous a dit mon secret, je quitte la maison…

Brigitte leva la tête.

– Il vous a dit que j’aimais Modeste.

– Non, foi d’honnête fille, s’écria Brigitte, mais j’allais vous parler d’elle.

– Me l’offrir !… oh ! que Dieu nous pardonne, je ne veux la devoir qu’à elle-même, à ses parents, ou faire choisir… Non, je ne veux de vous que votre bienveillance, votre protection… Promettez-moi, comme Thuillier, pour prix de mes services, votre [Lov. A187, 140] influence, votre amitié ; dites-moi que vous me traiterez comme un fils… et, alors, je vous consulterai… j’en passerai par votre décision, je ne parlerai pas à mon confesseur. Tenez, je l’ai vu depuis deux ans que j’observe la famille où je voudrais porter mon nom et doter de mon énergie… car j’arriverai !… Eh ! bien, vous avez une probité de l’ancien temps, une judiciaire droite et inflexible… vous avez la connaissance des affaires, et l’on aime ces qualités-là près de soi… Avec une belle-mère de votre force, je trouverais la vie intérieure débarrassée d’une foule de détails de fortune qui nous barrent le chemin en politique dès qu’il faut s’en occuper… Je vous ai vraiment admirée dimanche soir… ah ! vous avez été belle ! avez-vous remué tout ça ! Dans dix minutes, je crois, la salle à manger a été libre… Et, sans sortir de chez vous, vous avez trouvé tout ce qu’il fallait pour les rafraîchissements, pour le souper… Voilà, disais-je en moi-même, une maîtresse femme !…

Les narines de Brigitte se dilatèrent, elle respira les paroles du jeune avocat, et il la regarda par un coup d’œil en coulisse afin de jouir de son triomphe ; il avait touché la corde sensible.

– Ah ! dit-elle, je suis habituée au ménage, ça me connaît !…

– Interroger une conscience nette et pure ! reprit Théodose, ah ! cela me suffit !

Il était debout, il reprit sa place, et dit : – Voilà notre affaire, ma chère tante… car vous serez un peu ma tante…

– Taisez-vous, mauvais sujet !… dit Brigitte, et parlez…

– Je vais vous dire tout crûment les choses, et remarquez que je me compromets en vous les disant, car je dois ces secrets-là voyez-vous, à ma position d’avocat… Ainsi, figurez-vous que nous commettons ensemble une espèce de crime de lèse-cabinet ! [Lov. A187, 141] Un notaire de Paris s’est associé avec un architecte, et ils ont acheté des terrains, ils ont bâti dessus, il y a dans ce moment-ci une dégringolade… ils se sont trompés dans leurs calculs… ne nous occupons pas de tout ça… Parmi les maisons que leur compagnie illicite, car les notaires ne doivent pas faire d’affaires, a bâties, il y en a une qui, n’étant pas achevée, éprouve une si grande dépréciation, qu’elle sera mise à prix à cent mille francs, quoique le terrain et la construction aient coûté quatre cent mille francs. Comme il n’y a que des intérieurs à faire, et que rien n’est plus facile à évaluer, que d’ailleurs ces choses-là sont prêtes chez les entrepreneurs qui les donneraient à meilleur marché, la somme à dépenser ne dépassera pas cinquante mille francs. Or, par sa position, la maison rapportera plus de quarante mille francs impôts payés. Elle est toute en pierre de taille, les murs de refend en moellons, la façade est couverte des plus riches sculptures, on y a dépensé plus de vingt mille francs ; les fenêtres sont en glaces, avec des ferrures à nouveau système, dit crémone.

– Eh ! bien, en quoi consiste la difficulté.

– Oh ! la voici, le notaire s’est réservé cette part dans le gâteau qu’il abandonne, et il est sous le nom [de] ses amis l’un des prêteurs qui regardent vendre l’immeuble par le syndic de la faillite, on n’a pas poursuivi, cela coûterait trop cher, l’on vend leur [part sur] publications volontaires, or, ce notaire s’est adressé pour acquérir à l’un de mes clients en lui demandant son nom, mon client est un pauvre diable, et il m’a dit : « Il y a là une fortune en la soufflant au notaire… »

– Dans le commerce, cela se fait !… dit vivement Brigitte.

– S’il n’y avait que cette difficulté, reprit Théodose, ce serait comme disait un de mes amis à ses élèves qui se plaignaient de la [Lov. A187, 142] peine que présentent les chefs-d’œuvre à faire en peinture : « Mon petit si ça n’était pas ainsi, les laquais en feraient ! » Mais, mademoiselle, si l’on attrape cet affreux notaire qui, croyez-le bien, mérite d’être attrapé, car il a compromis bien des fortunes particulières, comme c’est un homme très-fin, quoique notaire, il sera peut-être très-difficile de le pincer deux fois. Quand on achète un immeuble, si ceux qui ont prêté de l’argent dessus ne sont pas contents de le perdre par l’insuffisance du prix, ils ont la faculté, dans un certain délai, de surenchérir en offrant plus, et en gardant l’immeuble pour soi. Si l’on ne peut pas abuser cet abuseur jusqu’à l’expiration20 du délai donné pour surenchérir, il faut substituer une nouvelle ruse à la première. Mais, cette affaire est-elle bien légale ?… peut-on la conduire au profit de la famille où l’on désire entrer ? Voilà ce que depuis trois jours je me demande ?…

Brigitte, il faut l’avouer, hésitait, et Théodose mit alors en avant sa dernière ressource.

– Prenez la nuit pour réflexion, demain nous en causerons…

– Écoutez, mon petit, dit Brigitte en regardant l’avocat d’un air presqu’amoureux, avant tout il faudrait voir la maison. Où est-elle ?…

– Aux environs de la Madeleine ! ce sera le cœur de Paris dans dix ans ! Et si vous saviez, on pensait à ces terrains-là, dès 1819 ! La fortune de du Tillet le banquier vient de là… La fameuse faillite du notaire Roguin, qui porta tant d’effroi dans Paris et un grand coup à la considération de ce corps, qui a entraîné le célèbre parfumeur Birotteau, n’a pas eu d’autre cause, ils spéculaient un peu trop tôt sur ces terrains-là.

– Je me souviens de cela, répondit Brigitte.

[Lov. A187, 143] – La maison pourra, sans aucun doute, être terminée à la fin de cette année, et les locations commenceront vers le milieu de l’an prochain.

– Pouvons-nous y aller demain ?

– Belle tante, je suis à vos ordres.

– Ah ! çà, ne me nommez jamais ainsi devant le monde… Quant à l’affaire, reprit-elle, on ne peut avoir d’avis qu’après avoir vu la maison…

– Elle a six étages, neuf fenêtres de façade, une belle cour, quatre boutiques, et elle occupe un coin… Oh ! le notaire s’y connaît, allez ! Mais vienne un événement politique, et les rentes, toutes les affaires tombent, à votre place, moi, je vendrais tout ce que possède madame Thuillier et tout ce que vous possédez dans les fonds pour acheter à Thuillier ce bel immeuble, et je referais la fortune à cette pauvre dévote avec les futures économies… Les rentes peuvent-elles aller plus haut qu’elles le sont aujourd’hui, cent vingt-deux ! C’est fabuleux, il faut se hâter.

Brigitte se léchait les lèvres, elle apercevait le moyen de garder ses capitaux et d’enrichir son frère aux dépens de madame Thuillier.

– Mon frère a bien raison, dit-elle à Théodose, vous êtes un homme rare, et vous irez loin…

– Il marchera devant moi ! répondit Théodose avec une naïveté qui toucha la vieille fille.

– Vous aurez de la famille, dit-elle.

– Il y aura des obstacles, reprit Théodose, madame Thuillier est un peu folle, elle ne m’aime guère.

– Ah je voudrais bien voir ça !… s’écria Brigitte. Faisons l’affaire, reprit-elle, si elle est faisable, laissez-moi vos intérêts entre les mains.

– Thuillier, membre du conseil général, riche d’un immeuble loué quarante mille francs [Lov. A187, 144] au moins, ayant la décoration, publiant un ouvrage politique, grave, sérieux… sera député lors du renouvellement de 1842… Mais, entre nous, ma petite tante, on ne peut se dévouer à ce point qu’à son vrai beau-père…

– Vous avez raison.

– Si je n’ai pas de fortune, j’aurai doublé la vôtre, et si cette affaire se fait discrètement, j’en chercherai d’autres…

– Tant que je n’aurai pas vu la maison, dit mademoiselle Thuillier, je ne puis me prononcer sur rien…

– Eh ! bien, prenez demain une voiture, et allons, j’aurai demain matin un billet pour voir l’immeuble…

– À demain, vers les midi, répondit Brigitte, en tendant la main à Théodose pour qu’il y topât ; mais il y déposa le baiser le plus tendre et le plus respectueux à la fois que jamais Brigitte eût reçu.

– Adieu mon enfant ! dit-elle quand il fut à la porte. Elle sonna vivement une de ses domestiques, et quand elle se montra : – Joséphine, allez sur-le-champ chez madame Colleville, et dites-lui de venir me parler.

Un quart d’heure après, Flavie entrait dans le salon où Brigitte se promenait en proie à une agitation effrayante.

– Ma petite, il s’agit de me rendre un grand service, et qui concerne notre chère Modeste… Vous connaissez Tullia la danseuse de l’Opéra, j’en ai eu les oreilles rompues par mon frère dans un temps…

– Oui, ma chère, mais elle n’est plus danseuse, elle est madame la comtesse du Bruel, son mari n’est-il pas pair de France ?

– Vous aime-t-elle encore ?…

– Nous ne nous voyons plus…

– Eh ! bien, moi, je sais que Chaffaroux le riche entrepreneur est son oncle… dit la vieille fille. Il est vieux, il est riche, allez voir votre ancienne amie, et obtenez d’elle un mot pour son oncle par lequel elle lui [Lov. A187, 145] dira que ce serait lui rendre le plus éminent service à elle que de donner des conseils d’ami sur une affaire pour laquelle il sera consulté par vous, et nous l’irons prendre chez lui demain à une heure. Mais que la nièce recommande le plus profond secret à l’oncle ! allez, mon enfant ! Modeste, notre chère fille, sera millionnaire, et elle aura de ma main, entendez-vous, un mari qui la mettra sur le pinacle.

– Voulez-vous que je vous dise la première lettre de son nom.

– Dites…

– Théodose de La Peyrade !

– Vous avez raison.

– C’est un homme qui, soutenu par une femme comme vous, peut devenir ministre !…

– C’est Dieu qui nous l’a mis dans notre maison ! s’écria la vieille fille.

En ce moment monsieur et madame Thuillier rentrèrent.

XVII
Le règne de Théodose §

Cinq jours après, dans le mois d’avril, l’ordonnance qui convoquait les électeurs pour nommer le membre du conseil municipal, le 20 de ce mois, fut insérée au Moniteur et placardée dans Paris. Depuis un mois, le ministère, dit du 1er mars, fonctionnait. Brigitte était de la plus charmante humeur ; elle avait reconnu la vérité des assertions de Théodose. La maison, visitée de fond en comble par le vieux Chaffaroux, fut reconnue par lui pour être un chef-d’œuvre de construction ; le pauvre Grindot, l’architecte intéressé dans les affaires du notaire et de Claparon, crut travailler pour lui ; l’oncle de madame du Bruel imagina qu’il s’agissait des intérêts de sa nièce, et il dit qu’avec trente mille francs il terminerait la maison. Aussi, depuis une semaine, La Peyrade [Lov. A187, 146] était-il le Dieu de Brigitte ; elle lui prouvait par les arguments les plus naïvement improbes qu’il fallait saisir la fortune quand elle se présentait.

– Eh ! bien, s’il y a là-dedans quelque péché, lui disait-elle au milieu du jardin, vous vous en confesserez…

– Allons, mon ami, s’écria Thuillier, que diable ! on se doit à ses parents…

– Je m’y déciderai, répondit La Peyrade d’une voix émue, mais aux conditions que je vais poser. Je ne veux pas, en épousant Modeste, être taxé d’avidité, de cupidité… Si vous me donnez des remords, faites au moins que je reste ce que je suis aux yeux du public. Ne donnez à Modeste, toi, mon vieux Thuillier, que la nue propriété de la maison que je vais te faire avoir…

– C’est juste…

– Ne vous dépouillez pas, reprit Théodose, et que ma chère petite tante se comporte de même au contrat. Mettez le reste des capitaux disponibles au nom de madame Thuillier sur le grand livre, et elle fera ce qu’elle voudra. Nous vivrons ainsi en famille, et moi je me charge de faire ma fortune une fois que je serai sans inquiétude sur l’avenir.

– Ça me va, s’écria Thuillier. Voilà le discours d’un honnête homme.

– Laissez-moi vous embrasser sur le front, mon petit, s’écria la vieille fille ; mais comme il faut une dot, nous ferons soixante mille francs à Modeste.

– Pour sa toilette, dit La Peyrade.

– Nous sommes tous trois gens d’honneur, s’écria Thuillier. C’est dit, vous nous faites faire l’affaire de la maison, nous écrirons ensemble mon ouvrage politique, et vous vous remuerez pour m’obtenir la décoration…

– Ce sera, comme vous serez conseiller municipal le 1er mai ! Seulement, bon ami, gardez-moi, vous aussi petite tante, le plus [Lov. A187, 147] profond secret, et n’écoutez pas les calomnies qui m’assassineront, lorsque tous ceux que je vais jouer se retourneront contre moi… Je deviendrai, voyez-vous, un va-nu-pieds, un fripon, un homme dangereux, un jésuite, un ambitieux, un capteur de fortunes… Entendrez-vous ces accusations avec calme ?…

– Soyez tranquille, dit Brigitte.

À compter de ce jour, Thuillier devint bon ami. Bon ami fut le nom que lui donnait Théodose, avec des inflexions de voix d’une variété de tendresse à étonner Flavie. Mais, petite tante, le nom qui flattait tant Brigitte, ne se disait qu’entre les Thuillier, à l’oreille devant le monde, et quelquefois pour Flavie. L’activité de Théodose et de Dutocq, de Cérizet, de Barbet, de Métivier, des Minard, des Phellion, des Laudigeois, de Colleville, de Pron, de Barniol, de leurs amis fut excessive. Grands et petits mettaient la main à l’œuvre. Cadenet procura trente voix dans sa section, il écrivit pour sept électeurs qui ne savaient que faire leur croix. Le 30 avril, Thuillier fut proclamé membre du conseil général du département de la Seine, à la plus imposante majorité, car il ne s’en fallut que de soixante voix qu’il eût l’unanimité. Le 1er mai, Thuillier se joignit au corps municipal pour aller aux Tuileries féliciter le Roi, le jour de sa fête, et il en revint radieux ! Il avait pénétré là sur les pas de Minard.

Dix jours après, une affiche jaune annonçait la vente sur publications volontaires de la maison, sur une mise à prix de soixante-quinze mille francs, l’adjudication définitive devait avoir lieu vers la fin de juillet. À ce sujet, il y eut entre Claparon et Cérizet une convention par laquelle Cérizet assura la somme de quinze mille francs en paroles, bien entendu, à Claparon, au cas où il abuserait le notaire au-delà du délai fixé pour une surenchère. Mademoiselle Thuillier, prévenue par [Lov. A187, 148] Théodose, adhéra pleinement à cette clause secrète, en comprenant qu’il fallait payer les fauteurs de cette infâme trahison. La somme devait passer par les mains du digne avocat. Claparon eut au milieu de la nuit, sur la place de l’Observatoire, un rendez-vous avec son complice, le notaire, dont la charge, quoique mise en vente par une décision de la chambre de discipline des notaires de Paris, n’était pas encore vendue. Ce jeune homme, le successeur de Léopold Hannequin, avait voulu courir à la fortune au lieu d’y marcher ; il se voyait encore un autre avenir, et il essayait de tout ménager. Dans cette entrevue, il était allé jusqu’à dix mille francs pour acheter sa sécurité dans cette sale affaire ; il ne devait les remettre à Claparon qu’après la signature d’une contre-lettre souscrite par l’acquéreur. Ce jeune homme savait que cette somme était le seul capital qui servirait à Claparon pour refaire une fortune, et il se crut sûr de lui.

– Qui, dans tout Paris, pourrait me donner une pareille commission pour une semblable affaire ! lui dit Claparon. Dormez sur vos deux oreilles, j’aurai pour acquéreur visible un de ces hommes d’honneur, trop bêtes pour avoir des idées dans notre genre… C’est un vieil employé retiré, vous lui donnerez les fonds pour payer, et il vous signera votre contre-lettre.

Quand le notaire eut bien laissé voir à Claparon qu’il ne pouvait avoir de lui que dix mille francs, Cérizet en offrit douze mille à son ancien associé, puis il en demanda quinze mille à Théodose, en se réservant de n’en plus remettre que trois mille à Claparon. Toutes ces scènes entre ces quatre hommes furent assaisonnées des plus belles paroles sur les sentiments et sur la probité, sur ce que des hommes destinés à travailler ensemble, à se retrouver se devaient. Pendant que ces travaux sous-marins s’exécutaient au profit de Thuillier, à qui Théodose les désignait [Lov. A187, 149] en manifestant le plus profond dégoût de tremper dans ces tripotages, les deux amis méditaient ensemble sur le grand ouvrage que bon ami devait publier, et le membre du conseil général de la Seine acquérait la conviction qu’il ne pouvait jamais rien être sans cet homme de génie, dont l’esprit l’émerveillait, dont la facilité le surprenait, en voyant chaque jour une nécessité de plus d’en faire son gendre. Aussi, depuis le mois de mai, Théodose dînait-il quatre jours sur les sept de la semaine avec bon ami. Ce fut le moment où Théodose régna sans contestation dans cette famille ; il avait alors l’approbation de tous les amis de la maison. Voici comment : les Phellion, en entendant chanter les louanges de Théodose par Brigitte et par Thuillier, craignirent de désobliger ces deux puissances au moment où ces perpétuels éloges pouvaient les importuner ou paraître exagérés. Il en fut de même chez la famille Minard. D’ailleurs, la conduite de cet ami de la maison fut constamment sublime ; il désarmait la défiance par la manière dont il s’effaçait, il était là comme un meuble de plus ; il fit croire et aux Phellion et aux Minard qu’il avait été chiffré, pesé par Brigitte, par Thuillier, et trouvé trop léger pour jamais être autre chose qu’un bon jeune homme à qui l’on serait utile.

– Il croit peut-être, dit un jour Thuillier à Minard, que ma sœur le couchera sur son testament ; il ne la connaît guère.

Ce mot, l’œuvre de Théodose, calma les inquiétudes que prit le défiant Minard.

– Il nous est dévoué, dit un jour la vieille fille à Phellion, mais il nous doit bien quelque reconnaissance ; nous lui donnons ses quittances de loyer, il est nourri presque chez nous…

Cette rebiffade de la vieille fille inspirée par Théodose, redite d’oreille à oreille dans les familles qui hantaient le salon Thuillier, [Lov. A187, 150] dissipa toutes les craintes, et Théodose appuya les propos échappés à Thuillier et à sa sœur par une servilité de pique-assiette. Au whist, il justifiait les fautes de bon ami. Son sourire fixe et bénin, comme celui de madame Thuillier, était prêt pour toutes les niaiseries bourgeoises de la sœur et du frère. Il obtint, ce qu’il voulait avec le plus d’ardeur, le mépris de ses vrais antagonistes, il s’en fit un manteau pour cacher sa puissance. Il eut, pendant quatre mois, la figure engourdie d’un serpent qui digère et englutine sa proie. Aussi courait-il au jardin avec Colleville ou Flavie, y rire, y déposer son masque, s’y reposer et se retremper en se livrant auprès de sa future belle-mère à des élans nerveux de passion dont elle était effrayée, ou qui l’attendrissaient.

– Est-ce que je ne vous fais pas pitié21 ?… lui disait-il la veille de l’adjudication préparatoire, où Thuillier eut la maison pour soixante-quinze mille francs. Un homme comme moi, ramper à la façon des chats, retenir mes épigrammes, manger mon fiel ! et subir encore vos refus.

– Mon ami, mon enfant !… disait Flavie, un peu de courage22 !…

Ces mots sont un thermomètre qui doit indiquer à quelle température cet habile artiste maintenait son intrigue avec Flavie. La pauvre femme flottait entre son cœur et la morale, entre la religion et la passion mystérieuse.

Cependant le jeune Félix Phellion donnait, avec un dévouement et une constance digne d’éloges, des leçons au jeune Colleville, il prodiguait ses heures ; et il croyait travailler pour sa future famille. Pour reconnaître ces soins, et par le conseil de Théodose, on invitait le professeur à dîner les jeudis chez Colleville, et l’avocat n’y manquait jamais. Flavie faisait tantôt une bourse, tantôt des pantoufles, un porte-cigare à l’heureux jeune homme, qui s’écriait : [Lov. A187, 151] – Je suis trop payé, madame, par le bonheur que je goûte à vous être utile…

– Nous ne sommes pas riches, monsieur, répondait Colleville, mais, sac à papier, nous ne serons pas ingrats. Le vieux Phellion se frottait les mains en écoutant son fils au retour de ces soirées, et il voyait son cher, son noble Félix épousant Modeste !…

Néanmoins, plus elle aimait, plus Modeste devenait sérieuse et grave avec Félix, d’autant plus que sa mère l’avait vivement sermonnée un soir, en lui disant : – Ne donnez aucune espérance au jeune Phellion, ma fille. Ni votre père, ni moi, ne serons les maîtres de vous marier ; vous avez des espérances à ménager, il s’agit bien moins de plaire à un professeur sans le sou que de vous assurer l’affection de mademoiselle Brigitte et de votre parrain. Si tu ne veux pas tuer ta mère, mon ange, oui, me tuer… obéis-moi dans cette affaire aveuglément, et mets-toi bien dans la tête que nous voulons avant tout ton bonheur.

Comme l’adjudication définitive était indiquée à la fin de juillet, Théodose conseilla vers la fin de juin à Brigitte de se mettre en règle, et la veille elle vendit tous les effets publics de sa belle-sœur et les siens. La catastrophe du traité des quatre puissances, véritable insulte à la France, est un fait historique, mais il est nécessaire de rappeler que, de juillet à la fin d’août, les rentes françaises, effarouchées par la perspective d’une guerre à laquelle s’adonna un peu trop monsieur Thiers, tombèrent de vingt francs, et l’on vit le trois pour cent à soixante. Ce ne fut pas tout, cette déroute financière influa sur les immeubles de Paris de la façon la plus fâcheuse, et tous ceux qui se trouvaient en vente se vendirent en baisse. Ces événements firent de Théodose un prophète, un homme de génie aux yeux de Brigitte et de Thuillier, à qui la maison [Lov. A187, 152] fut définitivement adjugée au prix de soixante-quinze mille francs. Le notaire, impliqué dans ce désastre politique, et dont la charge était vendue, se vit dans la nécessité d’aller à la campagne pour quelques jours ; mais il gardait sur lui les dix mille francs de Claparon. Conseillé par Théodose, Thuillier fit un forfait avec Grindot, qui crut travailler pour le notaire en achevant la maison ; et, comme durant cette période les travaux étaient suspendus, que les ouvriers restaient les bras croisés, l’architecte put achever d’une manière splendide son œuvre de prédilection ; pour vingt-cinq mille francs, il dora quatre salons !… Théodose exigea que le marché fût écrit et qu’on mit cinquante mille francs au lieu de vingt-cinq mille francs. Cette acquisition décupla l’importance de Thuillier. Quant au notaire, il avait perdu la tête en présence d’événements politiques, qui furent comme une trombe par une belle journée. Sûr de sa domination, fort de tant de services, et tenant Thuillier par l’ouvrage qu’ils faisaient en commun ; mais admiré surtout de Brigitte, à cause de sa discrétion, car il n’avait jamais fait la moindre allusion à sa gêne, et ne parlait point d’argent, Théodose eut un air un peu moins servile que par le passé. Brigitte et Thuillier lui dirent : – Rien ne peut vous ôter notre estime, vous êtes ici comme chez vous, l’opinion de Minard et de Phellion, que vous semblez craindre, a la valeur d’une strophe de Victor Hugo pour nous ; ainsi, laissez-les dire… levez la tête !…

– Nous avons encore besoin d’eux pour la nomination de Thuillier à la Chambre ! dit Théodose, suivez mes conseils, vous vous en trouverez bien, n’est-ce pas ? Quand vous aurez la maison bien à vous, vous l’aurez eue pour rien, car vous pourrez acheter du trois pour cent à soixante francs, au nom de madame Thuillier, de manière [Lov. A187, 153] à la remplir de toute sa fortune… Attendez seulement l’expiration du délai de la surenchère, et tenez-moi prêts les quinze mille francs pour nos coquins.

Brigitte n’attendit pas, elle employa tous ses capitaux, à l’exception d’une somme de cent vingt mille francs, et faisant le décompte de la fortune de sa belle-sœur, elle acheta douze mille francs de rente dans le trois pour cent, au nom de madame Thuillier, pour deux cent quarante mille francs, dix mille francs de rente, dans le même fonds, à son nom, en se promettant de ne plus se donner les soucis de l’escompte. Elle voyait à son frère quarante mille francs de rente, outre sa retraite, douze mille francs de rente à madame Thuillier, et à elle dix-huit mille francs de rente, en tout soixante-douze mille francs par an, et le logement, qu’elle évaluait à huit mille francs.

– Nous valons bien maintenant les Minard !… s’écria-t-elle.

– Ne chantons pas victoire, lui dit Théodose, le délai de la surenchère n’expire que dans huit jours. J’ai fait vos affaires, et les miennes sont bien délabrées…

– Mon cher enfant !… vous avez des amis !… s’écria Brigitte, et s’il vous fallait vingt-cinq louis, vous les trouveriez toujours ici !…

Théodose échangea sur cette phrase un sourire avec Thuillier, qui l’emmena dehors, et lui dit : – Excusez ma pauvre sœur, elle voit le monde par le trou d’une bouteille… mais si vous aviez besoin de vingt-cinq mille francs… je vous les prêterais… sur mes premiers loyers, ajouta-t-il.

– Thuillier, j’ai une corde autour du cou ! s’écria Théodose. Depuis que je suis avocat, je dois des lettres de change… Mais… motus !… dit Théodose, effrayé lui-même d’avoir laissé partir le secret de sa situation. Je suis entre les pattes de coquins… [Lov. A187, 154] je veux les rouer…

XVIII
Diables contre diables ! §

En disant son secret, Théodose avait eu deux motifs ; éprouver Thuillier, prévenir un coup funeste qui pouvait lui être porté dans la lutte sourde et sinistre depuis longtemps prévue. Deux mots vont expliquer son horrible situation. Au milieu de sa profonde misère, il n’y eut que Cérizet qui vint le voir dans une mansarde, où, par un grand froid, il était couché, faute d’habits. Il n’avait plus qu’une chemise sur lui. Depuis trois jours il vivait d’un pain, en en coupant des morceaux avec une certaine discrétion, et il se demandait : « Que faire ? » au moment où son ancien protecteur se montra, sortant de prison et gracié. Quant aux projets que ces deux hommes firent devant un feu de cotrets, l’un enveloppé de la couverture de son hôte, l’autre de son infamie, il est inutile de les rapporter. Le lendemain, Cérizet qui, dans la matinée, avait rencontré Dutocq, apportait un pantalon, un gilet, un habit, un chapeau, des bottes achetés au Temple, et il emmena Théodose pour lui donner à dîner. Le provençal mangea chez Pinson, rue de l’Ancienne-Comédie, la moitié d’un dîner qui coûta quarante-sept francs. Au dessert, entre deux vins, Cérizet dit à son ami : – Veux-tu me signer pour cinquante mille francs de lettres de change en te donnant la qualité d’avocat ?…

– Tu n’en ferais pas cinq mille francs… dit Théodose.

– Cela ne te regarde pas ; tu les paieras intégralement ; c’est notre part, à monsieur qui te régale et à moi, dans une affaire où tu n’as rien à risquer, mais où tu auras le titre d’avocat, une belle clientèle et la main [Lov. A187, 155] d’une fille de l’âge d’un vieux chien et riche d’au moins vingt à trente mille francs de rentes. Ni Dutocq, ni moi, nous ne pouvons l’épouser ; nous devons t’équiper, te donner l’air d’un honnête homme, te nourrir, te loger, te mettre dans tes meubles… Donc, il nous faut des garanties, je ne dis pas cela pour moi, je te connais ; mais pour monsieur, de qui je serai le prête-nom… Nous t’équipons en corsaire, quoi, pour faire la traite des blanches. Si nous ne capturons pas cette dot-là, nous passerons à d’autres exercices… Entre nous, nous n’avons pas besoin de prendre les choses avec des pincettes, c’est clair… Nous te donnerons les instructions ; car l’affaire doit être prise en longueur ; il y aura du tirage, quoi ! Voilà ! j’ai des timbres…

– Garçon, une plume et de l’encre, dit Théodose.

– J’aime les gens comme ça ! s’écria Dutocq.

– Signe : Théodose de La Peyrade, et mets toi-même : avocat, rue Saint-Dominique-d’Enfer ; sous les mots, accepté pour dix mille : car nous daterons, nous ne te poursuivrons, tout cela secrètement, afin d’avoir sur toi prise de corps. Les armateurs doivent avoir leurs sûretés quand le capitaine et le brick sont en mer.

Le lendemain de sa réception, l’huissier de la justice de paix rendit le service à Cérizet de faire les poursuites en secret ; il venait le soir voir l’avocat, et tout fut mis en règle sans aucune publicité. Le tribunal de commerce rend cent de ces jugements-là par séance. On connaît la rigidité des règlements du conseil de l’ordre des avocats du barreau de Paris. Ce corps et celui des avoués exerce une discipline sévère sur ses membres. Un avocat susceptible d’aller à Clichy serait rayé du tableau. Donc, Cérizet, conseillé par Dutocq, avait pris contre leur mannequin les seules mesures qui pussent [Lov. A187, 156] leur assurer à chacun vingt-cinq mille francs dans la dot de Modeste. En signant ces titres, Théodose n’avait vu que sa vie assurée et la possibilité de faire quelque chose ; mais à mesure que l’horizon s’éclaircissait, à mesure qu’en jouant son rôle, il montait d’échelons en échelons à une position de plus en plus élevée sur l’échelle sociale, il rêvait à se débarrasser de ses deux associés. Or, en demandant vingt-cinq mille francs à Thuillier, il espérait traiter à cinquante pour cent le rachat de ses titres avec Cérizet. Malheureusement, cette infâme spéculation n’est pas un fait exceptionnel ; elle a lieu trop souvent dans Paris sous des formes plus ou moins aiguës pour que l’historien la néglige dans une peinture exacte et complète de la société. Dutocq, libertin fieffé, devait encore vingt mille francs sur sa charge, et dans l’espérance du succès, il espérait, en termes familiers, allonger la courroie jusqu’à la fin de l’année 1840. Jusqu’alors, aucun de ces trois personnages n’avait bronché ni rugi. Chacun sentait sa force et connaissait le danger. Égale était la défiance, égale l’observation, égale l’apparente confiance, également sombres le silence ou le regard, quand de mutuels soupçons fleurissaient à la surface des yeux23 ou dans le discours. Depuis deux mois surtout la position de Théodose acquérait une force de fort détaché. Dutocq et Cérizet tenaient sous leur esquif un amas de poudre, et la mèche était sans cesse allumée ; mais le vent pouvait souffler dessus, et le diable pouvait noyer la poudrière. Le moment où les animaux féroces vont prendre leur pâture a toujours paru le plus critique, et ce moment arrivait pour ces trois tigres affamés. Cérizet disait parfois à Théodose, par ce regard révolutionnaire que deux fois en ce siècle les souverains ont connu : « Je t’ai fait roi, et je ne suis rien. C’est n’être rien que de n’être pas tout. » Une réaction d’envie [Lov. A187, 157] allait son train d’avalanche en Cérizet. Dutocq se trouvait à la merci de son expéditionnaire enrichi. Théodose eût voulu brûler ses deux commanditaires et leurs papiers dans deux incendies. Tous trois s’étudiaient trop à cacher leurs pensées pour ne pas les deviner. Théodose avait une vie de trois enfers, en pensant au-dessous de cartes, à son jeu et à son avenir ! Son mot à Thuillier fut un cri de désespoir ; il jeta la sonde dans les eaux du bourgeois, et n’y trouva que vingt-cinq mille francs.

– Et, se dit-il, revenu chez lui, peut-être rien, dans un mois.

Il prit les Thuillier en une haine profonde. Mais il tenait Thuillier par un harpon entré jusqu’au fond de l’amour-propre avec l’ouvrage intitulé : De l’impôt et de l’amortissement, où il avait coordonné les idées publiées par le Globe saint-simonien, en les colorant d’un style méridional plein de force et leur prêtant une forme systématique. Les connaissances de Thuillier sur la matière avaient beaucoup servi Théodose. Il s’assit sur cette corde, et il résolut de combattre avec une si pauvre base d’opération la vanité d’un sot. Selon les caractères, c’est du granit ou du sable. Par réflexion, il fut heureux de sa confidence.

– En me voyant lui assurer sa fortune par la remise des quinze mille francs, au moment où j’ai tant besoin d’argent, il me regardera comme le Dieu de la probité.

Voici comment Claparon et Cérizet avaient amené le notaire l’avant-veille du jour où le délai de la surenchère expirait. Cérizet, à qui Claparon donna le mot de passe et indiqua la retraite du notaire, alla lui dire : – Un de mes amis, Claparon, que vous connaissez, m’a prié de venir vous voir ; il vous attend après-demain avec dix mille francs, le soir, où vous savez ; il a le papier que vous attendez de lui ; mais je dois être présent à la remise de la somme, car il [Lov. A187, 158] m’est dû cinq mille francs… et je vous préviens, mon cher monsieur, que le nom de la contre-lettre est en blanc.

– J’y serai, dit l’ex-notaire.

Ce pauvre diable attendit jusqu’au lever du soleil, et l’un de ses créanciers, avec qui Cérizet s’entendit, moyennant le partage de la créance, le fit arrêter, et reçut six mille francs, montant de la dette.

– Voilà mille écus, se dit Cérizet, pour faire décamper Claparon.

Cérizet retourna voir le notaire et lui dit : – Claparon est un misérable, monsieur, il a reçu quinze mille francs de l’acquéreur, qui va rester propriétaire… Menacez-le de découvrir à ses créanciers sa retraite, et d’une plainte en banqueroute frauduleuse, il vous donnera moitié.

Dans sa fureur, le notaire écrivit une lettre fulminante à Claparon. Claparon, au désespoir, craignit une arrestation, et Cérizet se chargea de lui procurer un passe-port.

– Tu m’as fait bien des farces, Claparon, dit Cérizet ; mais écoute, tu vas me juger. Je possède pour tout bien mille écus… je vais te les donner ! Pars pour l’Amérique, et commence là ta fortune comme je fais la mienne ici…

Le soir, Claparon, déguisé par Cérizet en vieille femme, partit pour Le Havre en diligence ; Cérizet se trouvait maître des quinze mille francs exigés par Claparon, et il attendit Théodose tranquillement, sans se presser. Cet homme, d’une intelligence vraiment rare, avait, sous le nom d’un créancier d’une somme de deux mille francs, un marchandeur qui ne devait pas venir en ordre utile, formé une surenchère, une idée de Dutocq qu’il s’était empressé de mettre à exécution. Il y voyait un supplément de sept mille francs à recevoir, et il en avait besoin pour ajuster une affaire [Lov. A187, 159] absolument semblable à celle de Thuillier, indiquée par Claparon, que le malheur hébétait. Il s’agissait d’une maison, sise rue Geoffroy-Marie, et qui devait être vendue pour une somme de soixante mille francs. Madame veuve Poiret lui offrait dix mille francs, le marchand de vin autant, et des billets pour dix mille francs. Ces trente mille francs, et ce qu’il allait avoir, joints à six mille francs qu’il possédait, lui permettaient de tenter la fortune, avec d’autant plus de raison que les vingt-cinq mille francs dus par Théodose lui paraissaient certains.

– Le délai de la surenchère est passé, se dit Théodose en allant prier Dutocq de faire venir Cérizet, si j’essayais de me débarrasser de ma sangsue ?…

– Vous ne pouvez pas traiter de cette affaire ailleurs que chez Cérizet, puisque Claparon y est, répondit Dutocq.

Théodose alla donc entre sept et huit heures au taudis du banquier des pauvres, que le greffier avait prévenu le matin de la visite de leur capital-homme. La Peyrade fut reçu par Cérizet dans l’horrible cuisine où se hachaient les misères, où cuisaient les douleurs, et où ils se promenaient dans le sens de la longueur, absolument comme deux bêtes en cage, en jouant la scène que voici.

– Apportes-tu les quinze mille francs ?

– Non, mais je les ai chez moi.

– Pourquoi pas dans ta poche ? demanda très-aigrement Cérizet.

– Tu vas le savoir, répondit l’avocat qui, de la rue Saint-Dominique à l’Estrapade, avait pris son parti.

Ce provençal, en se retournant sur le gril où l’avaient mis ses deux commanditaires, eut une bonne idée qui scintilla du sein des charbons ardents. Le péril a ses lueurs. Il compta sur la puissance de la franchise qui remue tout le monde, même un fourbe. On sait gré presque toujours à [Lov. A187, 160] un adversaire de se mettre nu jusqu’à la ceinture dans un duel.

– Bon ! dit Cérizet, les farces commencent.

Ce fut un mot sinistre qui passa tout entier par le nez en y prenant une horrible accentuation.

– Tu m’as mis dans une position magnifique, et je ne l’oublierai jamais, mon ami, reprit Théodose avec émotion.

– Oh ! comme c’est ça !… dit Cérizet.

– Écoute-moi ; tu ne te doutes pas de mes intentions ?

– Oh si !… répliqua le prêteur à la petite semaine.

– Non.

– Tu ne veux pas lâcher les quinze mille…

Théodose haussa les épaules et regarda fixement Cérizet qui, saisi de ces deux mouvements, garda le silence.

– Vivrais-tu dans ma position en te sachant sous un canon chargé à mitraille, sans éprouver le désir d’en finir ?… Écoute-moi bien. Tu fais des commerces dangereux, et tu serais heureux d’avoir une solide protection au cœur de la justice de Paris… Je puis, en continuant mon chemin, me trouver substitut du procureur du Roi, peut-être avocat du Roi, dans trois ans… Aujourd’hui, je t’offre une part d’amitié discrète24 qui te servira bien certainement, ne fût-ce qu’à reconquérir plus tard une place honorable. Voici mes conditions.

– Des conditions !… s’écria Cérizet.

– Dans dix minutes, je t’apporte vingt-cinq mille francs contre la remise de tous les titres que tu as contre moi…

– Et Dutocq et Claparon !… s’écria Cérizet.

– Tu les planteras là… dit Théodose à l’oreille de son ami.

– C’est gentil ! répondit Cérizet, et tu viens d’inventer ce tour de passe-passe en [Lov. A187, 161] te trouvant à la tête de quinze mille francs qui ne sont pas à toi !…

– J’en fais ajouter dix mille… Mais d’ailleurs, nous nous connaissons…

– Si tu as le pouvoir de tirer dix mille francs à tes bourgeois, dit vivement Cérizet, tu leur en demanderas vingt… À trente, je suis ton homme… franchise pour franchise.

– Tu demandes l’impossible ! s’écria Théodose. En ce moment, si tu avais affaire à un Claparon, tes quinze mille francs seraient perdus, car la maison est à notre Thuillier…

– Je vais aller le lui dire, répliqua Cérizet en montant dans sa chambre d’où Claparon venait de partir, dix minutes avant l’arrivée de Théodose, emballé dans une citadine.

Les deux adversaires avaient parlé, on s’en doute, de manière à ne pas être entendus, et dès que Théodose éleva la voix, par un geste Cérizet fit comprendre à l’avocat que Claparon pouvait les écouter. Les cinq minutes pendant lesquelles Théodose entendit le bourdonnement de deux voix furent un supplice pour lui, car il jouait toute sa vie. Cérizet descendit et vint à son associé, le sourire sur les lèvres, les yeux brillant d’une malice infernale, tressaillant de joie, effrayant Lucifer en gaieté.

– Je ne sais rien, moi !… fit-il en remuant les épaules, mais Claparon a des connaissances, il a travaillé pour des banquiers de haut bord, et il s’est mis à rire en disant : – Je m’en doutais !… Tu seras forcé demain de m’apporter les vingt-cinq mille francs que tu m’offres, et tu n’en auras pas moins à racheter tes titres, mon petit…

– Et pourquoi ?… demanda Théodose en se sentant la colonne vertébrale liquide comme si quelque décharge de fluide électrique intérieure l’eût fondue.

[Lov. A187, 162] – La maison est à nous !

– Et comment ?

– Claparon a formé une surenchère au nom d’un marchandeur, le premier qui l’ait poursuivi, un petit crapaud nommé Sauvaignou ; c’est Desroches l’avoué qui va poursuivre, et demain matin vous allez recevoir la signification… L’affaire vaut la peine que Claparon, Dutocq et moi nous cherchions des fonds… Que serais-je devenu sans Claparon ; aussi lui ai-je pardonné… Je lui pardonne, et tu ne me croirais peut-être pas, mon cher ami, je l’ai embrassé. Change tes conditions !…

Ce dernier mot fut épouvantable à entendre, surtout commenté par la physionomie de Cérizet qui se donnait le plaisir de jouer une [scène] du Légataire, au milieu de l’étude à laquelle il se livrait du caractère du provençal.

– Oh ! Cérizet !… s’écria Théodose, moi qui te voudrais tant de bien !

– Vois-tu, mon cher, entre nous il faut de ça !… et il se frappa le cœur ; tu n’en as pas. Dès que tu crois avoir barre sur nous, tu veux nous aplatir… Je t’ai tiré de la vermine et des horreurs de la faim ! Tu mourais comme un imbécile… Nous t’avons mis en présence de la fortune, nous t’avons passé la plus belle pelure sociale, nous t’avons mis là où il y avait à prendre… et voilà ! Maintenant je te connais ; nous marcherons armés.

– C’est la guerre ! reprit Théodose.

– Tu tires le premier sur moi, dit Cérizet.

– Mais si vous me démolissez, adieu les espérances ; et, si vous ne me démolissez pas, vous avez en moi un ennemi !…

– Voilà ce que je disais hier à Dutocq, répliqua froidement Cérizet ; mais que veux-tu, nous choisirons entre les deux… nous irons selon les circonstances… Je suis bon enfant, reprit-il après une pause ; [Lov. A187, 163] apporte-moi tes vingt-cinq mille francs demain à neuf heures, et Thuillier conservera la maison… Nous continuerons à te servir sur les deux bouts, et tu nous paieras… Après ce qui vient de se passer, mon petit, n’est-ce pas gentil ?…

Et Cérizet frappa sur l’épaule de Théodose avec un cynisme plus flétrissant que ne l’était jadis le fer du bourreau.

– Eh ! bien, donne-moi jusqu’à midi, répondit le provençal, car il y a, comme tu dis, du tirage !…

– Je tâcherai de décider Claparon ; il est pressé, cet homme !…

– Eh ! bien, à demain, dit Théodose en homme qui paraissait avoir pris un parti.

– Bonsoir ami, fit Cérizet d’un ton nasal qui déshonorait le plus beau mot de la langue. En voilà un qui en a, une sucée !… se dit-il en regardant Théodose allant par la rue d’un pas d’homme étourdi.

XIX
Entre avoués §

Quand Théodose eut tourné la rue des Postes, il alla par une marche rapide vers la maison de madame Colleville en s’exaltant en lui-même et se parlant de moments en moments. Il arriva, par le feu de ses passions soulevées et par cette espèce d’incendie intérieur que beaucoup de Parisiens connaissent, car ces situations horribles abondent à Paris, à une espèce de frénésie et d’éloquence qu’un mot fera comprendre. Au détour de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, il s’écria, dans la petite rue des Deux-Églises : – Je le tuerai !…

– En voilà un qui n’est pas content ! dit un ouvrier qui calma par cette plaisanterie l’incandescente folie à laquelle Théodose était en proie. En sortant de chez Cérizet, il avait eu l’idée de se confier à Flavie [Lov. A187, 164] et de lui tout avouer. Les natures méridionales sont ainsi fortes jusqu’à de certaines passions où tout s’écrase. Il entra, Flavie était seule dans sa chambre ; elle vit Théodose et se crut ou violée ou morte.

– Qu’avez-vous ? s’écria-t-elle.

– J’ai… dit-il. M’aimez-vous ? Flavie !

– Oh ! pouvez-vous en douter ?

– M’aimez-vous absolument, là… même criminel ?

– A-t-il tué quelqu’un ? se dit-elle.

Elle répondit par un signe de tête.

Théodose, heureux de saisir cette branche de saule, alla de sa chaise sur le canapé de Flavie, et là, deux torrents de larmes coulèrent de ses yeux, au milieu de sanglots à faire pleurer un juge.

– Je n’y suis pour personne, alla dire Flavie à sa bonne.

Elle ferma les portes et revint auprès de Théodose en se sentant remuée au plus haut degré maternel. Elle trouva l’enfant de la Provence étendu, la tête renversée et pleurant, il avait pris son mouchoir ; le mouchoir, quand Flavie voulut le retirer, était pesant de larmes.

– Mais qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous ? demanda-t-elle.

La nature, plus pénétrante que l’art, servit admirablement Théodose, il ne jouait plus de rôle, il était lui-même, et ces larmes, cette crise nerveuse fut la signature de ses précédentes scènes de comédie.

– Vous êtes un enfant !… dit-elle d’une voix douce en maniant les cheveux de Théodose dans les yeux duquel les larmes se séchaient.

– Je ne vois que vous au monde ! s’écria-t-il en baisant avec une sorte de rage les mains de Flavie, et si vous me restez, si vous êtes à moi comme le corps est à l’âme, comme l’âme est au corps, dit-il en se reprenant avec une grâce infinie ; eh ! bien, j’aurai du courage !

[Lov. A187, 165] Il se leva, se promena.

– Oui, je lutterai, je reprendrai des forces, comme Antée25, en embrassant ma mère ! et j’étoufferai dans mes [mains] ces serpents qui m’enlacent, qui me donnent des baisers de serpent, qui me bavent sur les joues, qui veulent me sucer mon sang, mon honneur ! Oh ! la misère !… Oh ! qu’ils sont grands ceux qui savent s’y tenir debout, le front haut !… J’aurais dû me laisser mourir de faim sur mon grabat, il y a trois ans et demi !… Le cercueil est un lit bien doux en comparaison de la vie que je mène !… Voici dix-huit mois que je mange du bourgeois !… et, au moment d’atteindre à une vie honnête, heureuse, d’avoir un magnifique avenir, au moment où j’avance pour m’attabler au festin social, le bourreau me frappe sur l’épaule… Oui, le monstre ! il m’a frappé sur l’épaule, et m’a dit : « Paie la dîme du diable ou meurs !… » Et je ne les roulerais pas !… Et je ne leur enfoncerais pas mon bras dans la gueule jusqu’à leurs entrailles !… Oh ! si, que je le ferai !… Tenez, Flavie, ai-je les yeux secs ?… Ah ! maintenant je ris, je sens ma force et je retrouve ma puissance… Oh ! dites-moi que vous m’aimez… redites-le ! C’est en ce moment, comme au condamné, le mot : Grâce !

– Vous êtes terrible !… mon ami !… dit Flavie, oh ! vous m’avez brisée.

Elle ne comprenait rien, mais elle tombait sur le canapé comme morte, agitée par ce spectacle, et alors Théodose se mit à ses genoux.

– Pardon !… pardon !… dit-il.

– Mais, enfin, qu’avez-vous ?… demanda-t-elle.

– On veut me perdre. Oh ! promettez Modeste et vous verrez la belle vie à laquelle je vous ferai participer !… Si vous hésitez… Eh ! bien, c’est me dire que vous serez à moi, je vous prends !… [Lov. A187, 166] Et il fit un mouvement si vif que Flavie effrayée se leva, se mit à marcher…

– Oh ! mon ange ! à vos pieds là… Quel miracle ! Bien certainement [Dieu] est pour moi, j’ai comme une clarté, j’ai eu soudain une idée ! Oh ! merci mon bon ange, grand Théodose !… Tu m’as sauvé !

Flavie admira cet être caméléonesque, un genou en terre, les mains en croix sur la poitrine, et les yeux levés vers le ciel, dans une extase religieuse, il récitait une prière, il était le catholique le plus fervent, il se signa. Ce fut beau comme la Communion de saint Jérôme.

– Adieu ! dit-il, avec une mélancolie et une voix qui séduisaient.

– Oh ! s’écria Flavie, laissez-moi ce mouchoir.

Théodose descendit comme un fou, sauta dans la rue et courut chez les Thuillier ; mais il se retourna, vit Flavie à sa fenêtre et lui fit un signe de triomphe.

– Quel homme !… se dit-elle.

– Bon ami, dit-il d’un ton doux et calme presque patelin à Thuillier, nous sommes entre les mains de fripons atroces ; mais je vais leur donner une petite leçon.

– Qu’y a-t-il ? dit Brigitte.

– Eh ! bien, ils veulent vingt-cinq mille francs, et pour nous faire la loi, le notaire ou ses complices ont formé une surenchère ; prenez cinq mille francs sur vous, Thuillier, et venez avec moi, je vais vous assurer votre maison… Je me fais des ennemis implacables !… s’écria-t-il, ils vont vouloir me tuer moralement. Pourvu que vous résistiez à leurs infâmes calomnies et que vous ne changiez jamais pour moi, voilà tout ce que je demande. Qu’est-ce que c’est après tout que cela, si je réussis, vous payerez la maison cent vingt-cinq mille francs au lieu de la payer cent vingt.

– Ça ne recommencera pas ?… demanda Brigitte inquiète et dont les yeux se [Lov. A187, 167] dilatèrent par l’effet d’une violente peur.

– Les créanciers inscrits ont seuls le droit de surenchérir, et comme il n’y a que celui-là qui en ait usé, nous sommes tranquilles. La créance n’est que [de] deux mille francs, mais il faut bien payer les avoués dans ces sortes d’affaires, et savoir lâcher un billet de mille francs au créancier.

– Va, Thuillier, dit Brigitte, va prendre ton chapeau, tes gants, et tu trouveras la somme où tu sais…

– Comme j’ai lâché les quinze mille francs sans succès, je ne veux plus que l’argent passe par mes mains… Thuillier payera lui-même, dit Théodose en se voyant seul avec Brigitte. Vous avez bien gagné vingt mille francs dans le marché que je vous ai fait faire avec Grindot, il croyait servir le notaire, et vous possédez un immeuble qui, dans cinq ans vaudra près d’un million. C’est un coin de boulevard !

Brigitte était inquiète en écoutant, absolument comme un chat, qui sent des souris sous un plancher. Elle regardait Théodose dans les yeux, et malgré la justesse de ses observations, elle concevait des doutes.

– Qu’avez-vous, petite tante ?…

– Oh ! je serai dans des transes mortelles jusqu’à ce que nous soyons propriétaires…

– Vous donneriez bien vingt mille francs, n’est-ce pas, dit Théodose, pour que Thuillier fût ce que nous appelons possesseur incommutable, eh ! bien, souvenez-vous que je vous ai gagné deux fois cette fortune…

– Où allons-nous ?… demanda Thuillier…

– Chez maître Godeschal, qu’il faut prendre pour avoué…

– Mais nous l’avons refusé pour Modeste… s’écria la vieille fille.

– Eh ! c’est bien à cause de cela que j’y vais, répondit Théodose, je l’ai jugé, c’est un [Lov. A187, 168] homme d’honneur et il trouvera beau de vous rendre service.

Godeschal, successeur de Derville, avait été pendant plus de dix ans le maître clerc de Desroches. Théodose, à qui cette circonstance était connue, eut ce nom-là jeté dans l’oreille par une voix intérieure au milieu de son désespoir, et il entrevit la possibilité de réussir à faire tomber des mains de Claparon l’arme avec laquelle Cérizet le menaçait. Mais avant tout, l’avocat devait pénétrer dans le cabinet de Desroches et s’y éclairer sur la situation de ses adversaires. Godeschal, seul, à raison de l’intimité qui subsiste entre le clerc et le patron, pouvait être son guide. Entre eux les avoués de Paris, quand ils sont liés comme le sont Godeschal et Desroches, vivent dans une confraternité véritable, et il en résulte une certaine facilité d’arranger les affaires arrangeables. Ils obtiennent les uns des autres, à charge de revanche, les concessions possibles, par l’application du proverbe passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné, qui se met en devoir, dans toutes les professions, entre ministres, à l’armée, entre juges, entre commerçants, partout où l’inimitié n’a pas élevé de trop fortes barrières entre les parties.

«  Je gagne d’assez bons honoraires à cette transaction », est une pensée qui n’a pas besoin d’être exprimée, elle est dans le geste, dans l’accent, dans le regard. Et comme les avoués sont gens à se retrouver sur ce terrain, l’affaire s’arrange. Le contrepoids à cette camaraderie existe dans ce qu’il faudrait nommer la conscience de métier. Ainsi la société doit croire au médecin qui, faisant œuvre de médecine légale, dit : « Ce corps contient de l’arsenic », aucune considération ne vient à bout de l’amour-propre de l’acteur, de la probité du légiste, de l’indépendance du ministère public. Aussi l’avoué de Paris dit-il, avec la même [Lov. A187, 169] bonhomie : « Tu ne peux pas obtenir ça, mon client est enragé », qu’il répond : « Eh ! bien, nous verrons… » Or, La Peyrade, homme fin, avait assez traîné sa robe au Palais pour savoir combien les mœurs judiciaires serviraient son projet.

– Restez dans la voiture, dit-il à Thuillier, en arrivant rue Vivienne où Godeschal était devenu patron là où il avait fait ses premières armes, vous ne viendrez que s’il se charge de l’affaire.

Il était onze heures du soir, La Peyrade ne s’était pas trompé dans ses calculs en espérant trouver un avoué de fraîche date occupé dans son cabinet à cette heure.

– À quoi dois-je la visite d’un avocat, dit Godeschal en allant au-devant de La Peyrade.

Les étrangers, les gens de province, les gens du monde ne savent peut-être pas que les avocats sont aux avoués ce que sont les généraux aux maréchaux, il existe une ligne d’exception sévèrement maintenue entre l’ordre des avocats et la compagnie des avoués à Paris. Quelque vénérable que soit un avoué, quelque forte que soit sa tête, il doit aller chez l’avocat. L’avoué, c’est l’administrateur qui trace le plan de campagne, qui ramasse les munitions, qui met tout en œuvre, l’avocat livre la bataille. On ne sait pas plus pourquoi la loi donne au client deux hommes pour un, qu’on ne sait pourquoi l’auteur a besoin d’un imprimeur et d’un libraire. L’ordre des avocats défend à ses membres de faire aucun acte du ressort des avoués. Il est très-rare qu’un grand avocat mette jamais le pied dans une étude ; on se voit au Palais ; mais, dans le monde, il n’y a plus de barrière ; et, quelques avocats dans la position de La Peyrade surtout, dérogent en allant quelquefois trouver les avoués, mais ces cas sont rares et sont presque toujours justifiés par une urgence quelconque.

[Lov. A187, 170] – Eh ! mon Dieu, dit La Peyrade, il s’agit d’une affaire grave et surtout d’une question de délicatesse que nous avons à résoudre à nous deux. Thuillier se trouve en bas, dans une voiture, et je viens, non pas à titre d’avocat, mais comme l’ami de Thuillier. Vous seul êtes en position de lui rendre un immense service, et j’ai dit que vous aviez une âme trop noble (car vous êtes le digne successeur du grand Derville), pour ne pas mettre à ses ordres toute votre capacité. Voici l’affaire.

Après avoir expliqué tout à son avantage la rouerie à laquelle il fallait répondre par de l’habileté, car les avoués rencontrent plus de clients menteurs que de clients véraces, l’avocat résuma son plan de campagne.

– Vous devriez, mon cher maître, aller ce soir trouver Desroches, le mettre au fait de cette trame, obtenir de lui qu’il fasse venir demain matin son client, ce Sauvaignou, nous le confesserions entre nous trois, et s’il veut un billet de mille francs outre sa créance, nous le lâcherons, sans compter cinq cents francs d’honoraires pour vous et autant pour Desroches, si Thuillier tient le désistement de Sauvaignou demain à dix heures… Ce Sauvaignou, que veut-il ? son argent ! Eh ! bien, un marchandeur ne résistera guère à l’appât d’un billet de mille francs, quand même il serait l’instrument d’une cupidité cachée derrière. Le débat entre ceux qui le font mouvoir et lui nous importe peu… Voyons, tirez de là la famille Thuillier…

– Je vais aller chez Desroches à l’instant, dit Godeschal.

– Non, pas avant que Thuillier ne vous ait signé un pouvoir et remis cinq mille francs. Il faut mettre argent sur table dans ces cas-là…

Après une entrevue où Thuillier fut gêné, La Peyrade emmena Godeschal en voiture [Lov. A187, 171] et le mit rue de Béthisy, chez Desroches, en alléguant qu’ils passaient par là pour retourner rue Saint-Dominique, et, sur le pas de la porte de Desroches, La Peyrade prit rendez-vous pour le lendemain à sept heures.

L’avenir et la fortune de La Peyrade étaient attachés au succès de cette conférence. Aussi ne doit-on pas s’étonner de le voir passer par-dessus les usages de la compagnie, en venant chez Desroches y étudier Sauvaignou, se mêler au combat, malgré le danger qu’il courait en se mettant sous les yeux du plus redoutable des avoués de Paris. En entrant, et tout en saluant, il observa Sauvaignou. C’était, comme le nom le lui faisait pressentir, un Marseillais, un premier ouvrier placé, comme son nom de marchandeur l’indiquait, entre les ouvriers et le maître menuisier en bâtiment pour soumissionner l’exécution des travaux entrepris. Le bénéfice de l’entrepreneur se compose de la somme qu’il gagne entre le prix du marchandeur et celui donné par le constructeur, déduction faite des fournitures, il ne s’agit que de la main-d’œuvre. Le menuisier, tombé en faillite, Sauvaignou s’était fait reconnaître, par jugement du tribunal de commerce, créancier de l’immeuble, et avait pris inscription. Cette petite affaire avait déterminé la dégringolade. Sauvaignou, petit homme trapu, vêtu d’une blouse en toile grise, ayant une casquette sur la tête, était assis sur un fauteuil. Trois billets de mille francs placés devant lui, sur le bureau de Desroches, disaient assez à La Peyrade que l’engagement avait eu lieu, que les avoués venaient d’échouer. Les yeux de Godeschal parlaient assez, et le regard que Desroches lança sur l’avocat des pauvres fut comme un coup de pic donné dans une fosse. Stimulé par le danger, le provençal fut magnifique ; il mit la main sur les billets de mille francs et les plia pour les serrer.

[Lov. A187, 172] – Thuillier ne veut plus, dit-il à Desroches.

– Eh ! bien, nous voilà d’accord, répondit le terrible avoué.

– Oui, votre client va nous compter soixante mille francs de dépenses faites dans l’immeuble, suivant le marché souscrit entre Thuillier et Grindot. Je ne vous avais pas dit cela hier, dit-il en se tournant vers Godeschal.

– Entendez-vous ça !… dit Desroches à Sauvaignou. Voilà l’objet d’un procès que je ne ferai pas sans des garanties…

– Mais, mes chers messieurs, dit le provençal, je ne puis pas traiter sans avoir vu ce brave homme qui m’a remis cinq cents francs en acompte pour lui avoir signé un chiffon de procuration.

– Tu es de Marseille ? dit La Peyrade en patois à Sauvaignou.

– Oh ! s’il l’entame en patois, il est perdu ! dit tout bas Desroches à Godeschal.

– Oui, monsieur.

– Eh ! bien, pauvre diable, reprit Théodose, on veut te ruiner… Sais-tu ce qu’il faut faire ? Prends ces trois mille francs, et quand l’autre viendra, prends ta règle et donne-lui une raclée en lui disant qu’il est un gueux, qu’il voulait se servir de toi, que tu révoqueras ta procuration, et que tu lui rendras son argent la semaine des trois jeudis. Puis avec ces trois mille cinq cents francs-là, tes économies, va-t’en à Marseille. Et s’il t’arrive quoi que ce soit, viens trouver ce monsieur-là… Il saura bien me trouver, et je te tirerai de presse ; car, vois-tu, je suis non-seulement un bon provençal, mais encore l’un des premiers avocats de Paris, et l’ami des pauvres…

Quand l’ouvrier trouva dans un compatriote une autorité pour sanctionner les raisons qu’il avait de trahir le prêteur à la petite semaine de son quartier, il capitula, demanda trois mille cinq cents francs.

[Lov. A187, 173] – Une bonne raclée, ça valait bien ça, car il pouvait aller en police correctionnelle…

– Non, ne tape que quand il te dira des sottises, lui répondit La Peyrade ; ce sera de la défense personnelle…

Quand Desroches lui eut affirmé que La Peyrade était un avocat plaidant, Sauvaignou signa le désistement contenant quittance des frais, intérêt [et] principal de sa créance, faite par acte double entre Thuillier et lui, tous deux assistés de leurs avoués26 respectifs, afin que cette pièce eût la vertu de tout éteindre.

– Nous vous laissons les quinze cents francs, dit La Peyrade à l’oreille de Desroches et de Godeschal ; mais à la condition de me donner le désistement, je vais l’aller faire signer à Thuillier qui n’a pas fermé l’œil cette nuit, chez Cardot son notaire…

– Bien, dit Desroches. Vous pouvez vous flatter, ajouta-t-il en faisant signer Sauvaignou, d’avoir lestement gagné quinze cents francs.

– Ils sont bien à moi !… monsieur l’escrivain ?… demanda le provençal inquiet déjà.

– Oh ! bien légitimement, répondit Desroches. Seulement, vous allez signifier ce matin une révocation de vos pouvoirs à votre mandataire, à la date d’hier, passez à l’étude, tenez, par là…

Desroches dit à son premier clerc ce qu’il y avait à faire, en enjoignant à un clerc de veiller à ce que l’huissier allât chez Cérizet avant dix heures.

– Je vous remercie, Desroches, dit La Peyrade en serrant la main de l’avoué, vous pensez à tout, je n’oublierai pas ce service-là…

– Ne déposez votre acte chez Cardot qu’après midi.

– Eh ! pays ! cria l’avocat en provençal à Sauvaignou, promène ta Margot toute la [Lov. A187, 174] journée à Belleville, et surtout ne rentre pas chez toi…

– Je vous entends, dit Sauvaignou, la peignée à demain…

– Eh ! donc ? fit La Peyrade en jetant un cri de provençal.

– Il y a là-dessous quelque chose ? disait Desroches à Godeschal au moment où l’avocat revint de l’étude dans le cabinet.

– Les Thuillier ont un magnifique immeuble pour rien, dit Godeschal, voilà tout.

– La Peyrade et Cérizet me font l’effet de deux plongeurs qui se battent sous mer. Que dirai-je à [Cérizet de] qui je tiens l’affaire, demanda-t-il à l’avocat quand il revint de l’étude.

– Que vous avez eu la main forcée par Sauvaignou, répliqua La Peyrade.

– Et vous ne craignez rien ? dit à brûle-pourpoint Desroches.

– Oh ! moi, j’ai des leçons à lui donner.

– Demain, je saurai tout, dit Desroches à Godeschal, rien n’est plus bavard qu’un vaincu !

La Peyrade sortit en emportant son acte. À onze heures il était à l’audience du juge de paix, calme, ferme, et en voyant venir Cérizet pâle de rage, les yeux pleins de venin, il lui dit à l’oreille : – Mon cher, je suis bon enfant aussi, moi ! Je tiens toujours à ta disposition vingt-cinq mille francs en billets de banque contre la remise de tous les titres que tu as contre moi…

Cérizet regarda l’avocat des pauvres sans pouvoir trouver un mot de réponse ; il était vert ; il absorbait sa bile !

XX
Noirceurs de colombes §

– Je suis propriétaire incommutable !… [Lov. A187, 175] s’écria Thuillier en revenant de chez Jacquinot, le gendre et le successeur de Cardot. Aucune puissance humaine ne peut m’arracher ma maison. Ils me l’ont dit.

Les bourgeois croient beaucoup plus à ce que leur disent les notaires qu’à ce que leur disent les avoués. Le notaire est plus près d’eux que tout autre officier ministériel. Le bourgeois de Paris ne se rend pas sans effroi chez son avoué, dont l’audace belligérante le trouble, tandis qu’il monte toujours avec un nouveau plaisir chez son notaire, il en admire la sagesse et le bon sens.

– Cardot, qui cherche un beau logement, m’a demandé l’un des appartements du second étage… reprit-il ; si je veux, il me présentera dimanche un principal locataire qui propose un bail de dix-huit ans, à quarante mille francs, impôts à sa charge… Qu’en dis-tu, Brigitte ?…

– Il faut attendre, répondit-elle. Ah ! notre cher Théodose m’a donné une fière venette !…

– Oh là, bonne amie ; mais tu ne sais donc pas que Cardot m’ayant demandé qui m’avait fait faire cette affaire-là, m’a dit que je lui devais un présent d’au moins dix mille francs. Au fait, je lui dois tout !

– Mais il est l’enfant de la maison, répondit Brigitte.

– Ce pauvre garçon, je lui rends justice, il ne demande rien.

– Eh ! bien, bon ami, dit La Peyrade, en revenant à trois heures de la justice de paix, vous voilà richissime !

– Et par toi, mon cher Théodose…

– Et vous, petite tante, êtes-vous revenue à la vie ?… Ah ! vous n’avez pas eu si peur que moi… Je fais passer vos intérêts avant les miens. Tenez, je n’ai respiré librement que ce matin à onze heures. Maintenant je suis sûr d’avoir à mes trousses un ennemi mortel dans les deux personnes que [Lov. A187, 176] j’ai trompées pour vous. En revenant, je me demandais quelle a été votre influence pour me faire commettre cette espèce de crime ? ou si le bonheur d’être de votre famille, de devenir votre enfant effacera la tache que je me vois sur la conscience.

– Bah ! tu t’en confesseras ! dit Thuillier l’esprit fort.

– Maintenant, dit Théodose à Brigitte, vous pouvez payer en toute sécurité le prix de la maison, quatre-vingt mille francs, les trente mille à Grindot, en tout avec ce que vous avez payé de frais cent vingt mille francs et ces derniers vingt mille font cent quarante mille. Si vous louez à un principal locataire, demandez-lui la dernière année d’avance, et réservez-moi, pour ma femme et moi, tout le premier étage au-dessus de l’entresol. Vous trouverez encore quarante mille francs pour douze ans à ces conditions-là. Si vous voulez quitter ce quartier-ci pour celui de la Chambre, vous aurez bien de quoi vous loger dans ce vaste premier qui a remise, écurie, et tout ce qui constitue une grande existence. Et maintenant, Thuillier, je vais t’avoir la croix de la Légion d’honneur !

À ce dernier trait, Brigitte s’écria : – Ma foi, mon petit, vous avez si bien fait nos affaires que je vous laisse à conclure celle de la maison Thuillier…

– N’abdiquez pas, belle tante, dit Théodose, et Dieu me garde de faire un pas sans vous ; vous êtes le bon génie de la famille. Je pense seulement au jour où Thuillier sera de la Chambre. Vous rentrerez dans quarante mille francs d’ici à deux mois. Et cela n’empêchera pas Thuillier de toucher ses dix mille francs de loyer au premier terme.

Après avoir jeté cet espoir à la vieille27 fille qui jubilait, il entraîna Thuillier dans le jardin, et là, sans barguigner, il lui dit : – Bon ami, trouve moyen de demander [Lov. A187, 177] dix mille francs à ta sœur, et qu’elle ne puisse jamais se douter qu’ils me seront remis, dis-lui que cette somme est nécessaire dans les bureaux pour faciliter ta nomination comme chevalier de la Légion d’honneur, et que tu sais à qui distribuer cette somme.

– C’est cela, dit Thuillier ; d’ailleurs je la lui rendrai sur les loyers.

– Aie-la ce soir, bon ami, je vais sortir pour ta croix, et demain nous saurons à quoi nous en tenir…

– Quel homme tu es ! s’écria Thuillier.

– Le ministère du 1er mars va tomber, il faut obtenir cela de lui, répondit finement Théodose.

L’avocat courut chez madame Colleville, et lui dit en entrant : – J’ai vaincu ; nous aurons pour Modeste un immeuble d’un million dont la nue propriété lui sera donnée au contrat par Thuillier ; mais gardons ce secret, votre fille serait demandée par des pairs de France. Cet avantage ne se fera d’ailleurs qu’en ma faveur. Maintenant habillez-vous, allons chez madame la comtesse du Bruel, elle peut faire avoir la croix à Thuillier. Pendant que vous vous mettrez sous les armes, je vais faire un doigt de cour à Modeste, et nous causerons en voiture.

La Peyrade avait vu, dans le salon, Modeste et Félix Phellion. Flavie avait tant de confiance en sa fille qu’elle l’avait laissée avec le jeune professeur. Depuis le grand succès obtenu dans la matinée, Théodose sentait la nécessité de commencer à s’adresser à Modeste. L’heure de brouiller les deux amants était venue ; il n’hésita point à clouer son oreille à la porte du salon avant d’y entrer, afin de savoir quelle lettre ils épelaient de l’alphabet de l’amour, et il fut convié, pour ainsi dire, à commettre ce crime domestique, en comprenant par quelques éclats de voix qu’ils se querellaient. L’amour, [Lov. A187, 178] selon l’un de nos poètes, est un privilège que deux êtres se donnent de se faire réciproquement beaucoup de chagrin à propos de rien. Une fois Félix élu dans son cœur pour le compagnon de sa vie, Modeste eut le désir, moins de l’étudier que de s’unir à lui par cette communion du cœur par où commencent toutes les affections, et qui, chez les esprits jeunes, amène un examen involontaire. La querelle à laquelle Théodose allait prêter l’oreille prenait sa source dans un dissentiment profond survenu depuis quelques jours entre le mathématicien et Modeste. Cette enfant, le fruit moral de l’époque pendant laquelle madame Colleville essaya de se repentir de ses fautes, était d’une piété solide ; elle appartenait au vrai troupeau des fidèles, et chez elle le catholicisme absolu, tempéré par la mysticité qui plaît tant aux jeunes âmes, était une poésie intime, une vie dans la vie. Les jeunes filles partent de là pour devenir des femmes excessivement légères ou des saintes. Mais, pendant cette belle période de leur jeunesse, elles ont dans le cœur un peu d’absolutisme ; dans leurs idées, elles ont toujours devant les yeux l’image de la perfection, et tout doit être céleste, angélique ou divin pour elles. En dehors de leur idéal, rien n’existe, tout est boue et souillure. Cette idée fait alors rejeter beaucoup de diamants à paille, par des filles qui, femmes, adorent des strass. Or, Modeste avait reconnu non pas l’irréligion, mais l’indifférence de Félix en matière de religion. Comme la plupart des géomètres, des chimistes, des mathématiciens, et des grands naturalistes, il avait soumis la religion au raisonnement : il y reconnaissait un problème insoluble comme la quadrature du cercle. Déiste in petto, il restait dans la religion de la majorité des Français, sans y attacher plus d’importance qu’à la loi nouvelle éclose en juillet. Il fallait Dieu dans le ciel, comme un buste de roi sur un socle à la [Lov. A187, 179] mairie. Félix Phellion, digne fils de son père, n’avait pas mis le plus léger voile sur sa conscience ; il y laissait lire par Modeste avec la candeur, avec la distraction d’un chercheur de problèmes, et la jeune fille mêlait la question religieuse à la question civile ; elle professait une profonde horreur pour l’athéisme ; son confesseur lui disait que le déiste est le cousin germain de l’athée.

– Avez-vous pensé, Félix, à faire ce que vous m’avez promis, demanda Modeste aussitôt que madame Colleville les eut laissés seuls.

– Non, ma chère Modeste, répondit Félix.

– Oh ! manquer à sa promesse ! s’écria-t-elle doucement.

– Il s’agissait d’une profanation, dit Félix. Je vous aime tant, et d’une tendresse si peu ferme contre vos désirs, que j’ai promis une chose contraire à ma conscience. La conscience, Modeste, est notre trésor, notre force, notre appui. Comment vouliez-vous que j’allasse dans une église, m’y mettre aux genoux d’un prêtre en qui je ne vois qu’un homme !… Vous m’eussiez méprisé, si je vous avais obéi.

– Ainsi, mon cher Félix, vous ne voulez pas aller à l’église ?… dit Modeste, en jetant à celui qu’elle aimait un regard trempé de larmes. Si j’étais votre femme, vous me laisseriez aller seule là… Vous ne m’aimez pas comme je vous aime !… car jusqu’à présent j’ai dans le cœur pour un [athée un] sentiment contraire à ce que Dieu veut de moi !…

– Un athée ! s’écria Félix Phellion… Oh ! non. Écoutez, Modeste ?… Il y a certainement un Dieu, j’y crois, mais j’ai de lui de plus belles idées que n’en ont vos prêtres ; je ne le rabaisse pas jusqu’à moi, je tente de m’élever jusqu’à lui… j’écoute la voix qu’il a mise en moi, que les honnêtes gens appellent la conscience, et je tâche de ne pas [Lov. A187, 180] obscurcir les divins rayons qui m’arrivent. Aussi ne nuirai-je jamais à personne, et ne ferai-je jamais rien contre les commandements de la morale universelle, qui fut la morale de Confucius, de Moïse, de Pythagore, de Socrate, comme celle de Jésus-Christ… Je resterai pur devant Dieu, mes actions seront mes prières ; je ne mentirai jamais, ma parole sera sacrée, et jamais je [ne] ferai rien de bas ni de vil… Voilà les enseignements que je tiens de mon vertueux père, et que je veux léguer à mes enfants. Tout le bien que je pourrai faire, je l’accomplirai, même dussé-je en souffrir. Que demandez-vous de plus à un homme ?…

Cette profession de foi de Phellion fit douloureusement hocher la tête à Modeste.

– Lisez attentivement, dit-elle, l’Imitation de Jésus-Christ !… Essayez de vous convertir à la sainte Église catholique, apostolique et romaine, et vous reconnaîtrez combien vos paroles sont absurdes… Écoutez, Félix, le mariage n’est pas, selon l’Église, une affaire d’un jour, la satisfaction de nos désirs, il est fait pour l’éternité… Comment nous serions unis la nuit et le jour, nous devrions faire une seule chair, un seul verbe, nous aurions dans notre cœur deux langages, deux religions, une cause de dissentiment perpétuel, vous me condamneriez à des pleurs que je vous cacherais sur l’état de votre âme, je pourrais m’adresser à Dieu, quand je verrais incessamment sa droite armée contre vous !… Votre sang de déiste et vos convictions pourraient animer mes enfants !… Oh ! mon Dieu ! combien de malheurs pour une épouse ?… Non, ces idées sont intolérables… Oh ! Félix, soyez de ma foi, car je ne puis être de la vôtre ! ne mettez pas des abîmes entre nous… Si vous m’aimiez, vous auriez déjà lu l’Imitation de Jésus-Christ.

Les Phellion, enfants du Constitutionnel, n’aimaient pas l’esprit prêtre ; Félix eut [Lov. A187, 181] l’imprudence de répondre à cette espèce de prière échappée du fond d’une âme ardente : – Vous répétez, Modeste, une leçon de votre confesseur, et rien n’est plus fatal au bonheur, croyez-moi, que l’intervention des prêtres dans les ménages…

– Oh ! s’écria Modeste indignée, et que l’amour seul avait inspirée, vous n’aimez pas !… la voix de mon cœur ne va pas au vôtre ! vous ne m’avez pas comprise, car vous ne m’avez pas entendue, et je vous pardonne, car vous ne savez ce que vous dites.

Elle s’enveloppa dans un silence superbe, et Félix alla battre du tambour avec les doigts sur une vitre de la fenêtre, musique familière de ceux qui se livrent à des réflexions poignantes. Félix, en effet, se posait ces singulières et délicates questions de conscience phellione : – Modeste est une riche héritière, et en cédant, contre la voix de la religion naturelle, à ses idées, j’aurais en vue de faire un mariage avantageux, acte infâme. Je [ne] dois pas, comme père de famille, laisser les prêtres avoir la moindre influence chez moi ; si je cède aujourd’hui, je fais un acte de faiblesse qui sera suivi de beaucoup d’autres pernicieux à l’autorité du père et du mari… Tout cela n’est pas digne d’un philosophe. Et il revint vers sa bien-aimée.

– Modeste, je vous en supplie à genoux, ne mêlons pas ce que la loi, dans sa sagesse, a séparé. Nous vivons pour deux mondes, la société, le ciel. À chacun sa voie pour faire son salut ; mais quant à la société, n’est-ce pas obéir à Dieu que d’en observer les lois. Le Christ a dit : « Donnez à César ce qui appartient à César. » César est le monde politique. Oublions cette petite querelle ?

– Une petite querelle !… s’écria la jeune enthousiaste. Je veux que vous ayez mon cœur comme je veux avoir tout le vôtre, et vous en faites deux parts !… N’est-ce pas le malheur ? Vous oubliez que le mariage est [Lov. A187, 182] un sacrement…

– Votre prêtraille vous tourne la tête, s’écria le mathématicien impatienté.

– Monsieur Phellion, dit Modeste en l’interrompant vivement, assez sur ce sujet.

Ce fut sur ce mot que Théodose jugea nécessaire d’entrer, et trouva Modeste pâle et le jeune professeur inquiet comme un amant qui vient d’irriter sa maîtresse.

– J’ai entendu le mot assez ?… Il y avait donc trop ?… reprit-il en regardant tour à tour Modeste et Félix.

– Nous parlions religion… répondit Félix, et je disais à mademoiselle combien l’influence religieuse était funeste au sein des ménages…

– Il ne s’agissait pas de cela, monsieur, dit aigrement Modeste ; mais de savoir si le mari et la femme peuvent ne faire qu’un seul cœur quand l’un est athée et l’autre catholique.

– Est-ce qu’il y a des athées ?… s’écria Théodose en donnant les marques d’une profonde stupéfaction. Est-ce qu’une catholique peut épouser un protestant ? Mais il n’y a de salut possible pour deux époux qu’en ayant une conformité parfaite en fait d’opinions religieuses !… Moi qui suis, à la vérité, du Comtat, et d’une famille qui compte un pape dans ses ancêtres, car nos armes sont de gueules à clef d’argent, et nous avons pour supports un moine tenant une église et un pèlerin tenant un bourdon d’or, avec ces mots : J’ouvre et je ferme ! pour devise ; je suis là-dessus d’un absolutisme féroce. Mais, aujourd’hui, grâce au système d’éducation moderne, il ne semble pas extraordinaire d’agiter de semblables questions ! Moi, disais-je, je n’épouserais pas une protestante, eût-elle des millions !… et quand même je l’aimerais à en perdre la raison ! On ne discute pas la foi ! Una fides, unus Dominus, voilà ma devise en politique.

– Vous entendez ?… s’écria triomphalement [Lov. A187, 183] Modeste en regardant Félix Phellion.

– Je ne suis pas un dévot ; je vais à la messe à six heures du matin, quand on ne me voit pas ; je fais maigre le vendredi ; je suis enfin un fils de l’Église, et je n’entreprendrais rien de sérieux sans m’être mis en prières, à la vieille mode de nos ancêtres. Personne ne s’aperçoit de ma religion… À la Révolution de 1789, il s’est passé dans ma famille un fait qui nous a tous attachés plus étroitement encore que par le passé à notre sainte mère l’Église. Une pauvre demoiselle de La Peyrade de la branche aînée, qui possède le petit domaine de La Peyrade, car nous, nous sommes Peyrade des Canquoëlles ; mais les deux branches héritent l’une de l’autre ; cette demoiselle épousa, six ans avant la Révolution, un avocat qui, selon la mode du temps, était voltairien, c’est-à-dire incrédule ou déiste, si vous voulez. Il donna dans les idées révolutionnaires et il abonda dans les gentillesses que vous savez, le culte de la déesse Liberté Raison. Il vint dans notre pays imbu, fanatique de la Convention. Sa femme était très-belle ; il la força de jouer le rôle de la Liberté ; la pauvre infortunée est devenue folle !… elle est morte folle ! Eh ! bien, par le temps qui court, nous pouvons revoir 1793 !…

Cette histoire, forgée à plaisir, fit une telle impression sur l’imagination neuve et fraîche de Modeste, qu’elle se leva, salua les deux jeunes gens et se retira dans sa chambre.

– Ah ! monsieur, qu’avez-vous dit là !… s’écria Félix, atteint au cœur par le regard froid que Modeste venait de lui jeter en affectant une profonde indifférence. Elle se croit en déesse de la Raison.

– De quoi s’agissait-il donc ? demanda Théodose.

– De mon indifférence en matière de religion.

– La grande plaie du siècle, répondit Théodose d’un air grave.

[Lov. A187, 184] – Me voici, dit madame Colleville en se montrant habillée avec goût ; mais qu’a donc ma pauvre fille, elle pleure…

– Elle pleure, madame !… s’écria Félix ; dites-lui, madame, que je vais me mettre à étudier l’Imitation de Jésus-Christ.

Et Félix descendit avec Théodose et Flavie, à qui l’avocat serrait le bras de manière à lui faire comprendre que, dans la voiture, il lui explique[rait] la démence du jeune savant.

Une heure après, madame Colleville et Modeste, Colleville et Théodose entraient chez les Thuillier et venaient dîner avec eux. Théodose et Flavie avaient entraîné Thuillier dans le jardin, et Théodose lui dit : – Bon ami, tu auras la croix dans huit jours. Tiens, cette chère amie va te raconter notre visite à madame la comtesse du Bruel…

Et Théodose quitta Thuillier en voyant Desroches amené par mademoiselle Thuillier, il alla, poussé par un affreux et glacial pressentiment, au-devant de l’avoué.

– Mon cher maître, dit Desroches à l’oreille de Théodose, je viens voir si vous pouvez vous procurer vingt-sept mille six cent quatre-vingts francs soixante centimes…

– Vous êtes l’avoué de Cérizet, s’écria l’avocat…

– Il a remis les pièces à Louchard, et vous savez ce qui vous attend, après une arrestation. Cérizet a-t-il tort de vous croire vingt-cinq mille francs dans votre secrétaire, vous les lui avez offerts, il trouve assez naturel de ne pas les laisser chez vous…

– Je vous remercie de votre démarche mon cher maître, dit Théodose, et j’ai prévu cette attaque…

– Entre nous, répondit Desroches, vous l’avez joliment berné… Le drôle ne recule devant rien pour se venger, car il perd tout si vous voulez jeter la robe aux orties et aller en prison…

– Moi !… s’écria Théodose, je paye !… mais, il a cinq acceptations de [Lov. A187, 185] chacune cinq mille francs… qu’en compte-t-il faire ?…

– Oh ! après l’affaire de ce matin je ne puis rien vous dire ; mais mon client est un chien fini, galeux, et il a bien ses petits projets…

– Voyons Desroches ? dit Théodose en prenant le raide et sec Desroches par la taille, les pièces sont-elles encore chez vous…

– Voulez-vous payer ?…

– Oui, dans trois heures.

– Eh ! bien, soyez chez moi à neuf heures, je recevrai vos fonds et vous remettrai les titres, mais à neuf heures et demie, ils seront chez Louchard…

– Eh ! bien, à ce soir, neuf heures… dit Théodose.

– À neuf heures, répondit Desroches dont le regard avait embrassé toute la famille alors réunie dans le jardin, Modeste qui les yeux rouges causait avec sa marraine, Colleville et Brigitte, Flavie et Thuillier. Sur les marches du large perron par lequel on montait du jardin dans la salle d’entrée, Desroches dit à Théodose qui l’avait reconduit jusque-là : – Vous pouvez bien payer vos lettres de change !

Par ce seul coup d’œil, Desroches qui venait de faire causer Cérizet, avait reconnu les immenses travaux de l’avocat.

XXI
Une cliente à Cérizet §

Le lendemain matin, au petit jour, Théodose allait chez le banquier des petits métiers voir l’effet qu’avait produit sur son ennemi le paiement accompli ponctuellement la veille, et faire encore une tentative pour se débarrasser de ce taon. Il trouva Cérizet debout, en conférence avec une femme, et il en reçut une espèce d’invitation impérative de rester à distance, afin de ne pas troubler [Lov. A187, 186] leur entretien. L’avocat fut donc réduit à des conjectures sur l’importance de cette femme, dont déposait l’air soucieux du prêteur à la petite semaine. Théodose eut un pressentiment, excessivement vague d’ailleurs, que l’objet de cette conférence allait influer sur les dispositions de Cérizet, car il lui voyait dans la physionomie ce changement complet que produit l’espérance.

– Mais, ma chère maman Cardinal !…

– Oui, mon brave monsieur…

– Que voulez-vous !…

– Il faut se décider…

Ces commencements ou ces fins de phrases étaient les seules lueurs que la conversation animée et tenue à voix basse, d’oreille à bouche, de bouche à oreille, faisait jaillir sur le témoin immobile, dont l’attention se fixa sur madame Cardinal. Madame Cardinal était une des premières pratiques de Cérizet, elle revendait de la marée. Si les Parisiens connaissent ces sortes de créations particulières à leur terroir, les étrangers n’en soupçonnent pas l’existence, et la mère Cardinal, en style nécrologique, méritait tout l’intérêt qu’elle excitait chez l’avocat. On rencontre tant de femmes de ce genre dans les rues, que le promeneur n’y fait guère plus d’attention qu’aux trois mille tableaux d’une exposition. Mais là, dans cette exposition28, la Cardinal avait toute la valeur d’un chef-d’œuvre isolé, car elle était le type complet de son genre. Elle était montée sur des sabots crottés, mais ses pieds, soigneusement enveloppés de chaussons, ne manquaient pas de longs gros bas drapés. Sa robe d’indienne, enrichie d’un falbalas de boue, portait l’empreinte de la bretelle qui retient l’éventaire, en coupant par derrière la taille un peu bas. Son principal vêtement était un châle, dit cachemire en poil de lapin, dont les deux bouts se nouaient au-dessus de sa tournure, car il faut bien employer le mot du beau monde pour exprimer l’effet que produisait la [Lov. A187, 187] pression de la bretelle transversale sur ses jupes, qui se relevaient en forme de chou. Une rouennerie grossière, qui servait de fichu, laissait voir un cou rouge et rayé comme le bassin de la Villette, quand on y a patiné, sa coiffure était un foulard de soie jaune assez tortillé d’une façon pittoresque. Courte et grosse, d’un teint riche en couleur, la mère Cardinal devait boire son petit coup d’eau-de-vie le matin. Elle avait été belle. La Halle lui reprochait, dans son langage à figures hardies, d’avoir fait plus d’une journée la nuit. Son organe, pour se mettre au diapason d’une conversation honnête, était obligé d’étouffer le son, comme cela se fait dans une chambre de malade ; mais alors il sortait épais et gras de ce gosier habitué à lancer jusqu’aux profondeurs des mansardes les noms du poisson de chaque saison. Son nez à la Roxelane, sa bouche assez bien dessinée, ses yeux bleus, tout ce qui fit jadis sa beauté, se trouvait enseveli dans les plis d’une graisse vigoureuse, où se trahissaient les habitudes de la vie en plein air. Le ventre et les seins se recommandaient par une ampleur à la Rubens.

– Et voulez-vous que je couche sur la paille !… disait-elle à Cérizet. Que me font, à moi les Poupillier… Suis-je pas une Poupillier ?… Où voulez-vous qu’on les fiche, les Poupillier…

Cette sauvage sortie fut réprimée par Cérizet, qui dit à la revendeuse un de ces chut ! prolongés auxquels obéissent tous les conspirateurs.

– Eh ! bien, allez voir ce qu’il en est, et revenez, dit Cérizet en poussant la femme vers la porte, et lui disant là quelques mots à l’oreille.

– Eh ! bien, mon cher ami, dit Théodose à Cérizet, tu as ton argent.

– Oui, répondit Cérizet, nous avons mesuré nos griffes, elles sont de la même dureté, de la même longueur, de la même [Lov. A187, 188] force… Après ?…

– Dois-je dire à Dutocq que tu as reçu hier vingt-sept…

– Oh ! mon cher ami, pas un mot !… si tu m’aimes… s’écria Cérizet.

– Écoute, reprit Théodose, il faut que je sache une bonne fois ce que tu veux ; j’ai l’intention bien formelle de ne pas rester vingt-quatre heures sur le gril où vous m’avez mis. Que tu roues Dutocq, cela m’est parfaitement indifférent ; mais je veux que nous nous entendions… C’est une fortune, vingt-sept mille francs entre tes mains, car tu dois avoir à toi dix mille francs gagnés dans ton commerce, et c’est de quoi devenir honnête homme. Cérizet, si tu me laisses tranquille, si tu ne m’empêches pas de devenir le mari de mademoiselle Colleville, je serai quelque chose comme avocat du Roi à Paris ; tu ne saurais mieux faire que de t’assurer une protection dans cette sphère.

– Voici mes conditions, elles ne souffrent pas la discussion, c’est à prendre ou à laisser. Tu me feras avoir la maison Thuillier à titre de principal locataire par un bon bail de dix-huit ans, et je te remettrai une des cinq autres lettres de change acquittée. Tu ne me trouveras plus sur ton chemin, tu auras affaire à Dutocq pour les quatre autres… Tu m’as mis dedans, Dutocq n’est pas de force à lutter contre toi…

– Je consens à cela, si tu veux donner quarante-huit mille francs de loyer de la maison, la dernière année d’avance, et faire partir le bail du mois d’octobre prochain…

– Oui, mais je ne donnerai que quarante-trois mille francs d’argent, ta lettre de change fera les quarante-huit. J’ai bien vu la maison, je l’ai étudiée, ça me va.

– Une dernière condition, dit Théodose, tu m’aideras contre Dutocq.

– Non, répondit Cérizet, il est assez cuit par moi sans que j’aille encore lui donner des coups de lardoire ; il rendrait tout son [Lov. A187, 189] jus. Faut de la raison. Ce pauvre homme ne sait comment payer les derniers quinze mille francs de sa charge, et c’est bien assez pour toi de savoir qu’avec quinze mille francs, tu peux racheter tes titres.

– Eh ! bien, donne-moi quinze jours pour te faire obtenir ton bail…

– Pas plus tard que jusqu’à lundi prochain ! Mardi, ta lettre de change de cinq mille sera protestée, à moins que tu ne payes lundi, ou que Thuillier ne m’ait accordé le bail.

– Eh ! bien, lundi, soit !… dit Théodose. Sommes-nous amis ?…

– Nous le serons lundi, répondit Cérizet.

– Eh ! bien, à lundi, tu me payeras à dîner, dit en riant Théodose.

– Au Rocher de Cancale, si j’ai le bail, Dutocq en sera… nous rirons… il y a bien longtemps que je n’ai ri…

Théodose et Cérizet se donnèrent une poignée de main, en se disant réciproquement : – À bientôt.

Cérizet ne s’était pas si promptement calmé sans raison. D’abord, selon le mot de Desroches : la bile ne facilite pas les affaires, et l’usurier en avait trop bien senti la justesse pour ne pas froidement se résoudre à tirer parti de sa position, et à juguler (le mot technique) le rusé provençal.

– C’est une revanche à prendre, lui dit Desroches, et vous tenez ce garçon-là… Voyez à en extraire la quintessence.

Or, depuis dix ans, Cérizet avait vu plusieurs personnes enrichies par le métier de principal locataire. Le principal locataire est à Paris aux propriétaires de maisons ce que sont les fermiers aux possesseurs de terres. Tout Paris a vu l’un des plus fameux tailleurs bâtissant sur le fameux emplacement de Frascati, à l’angle du boulevard et de la rue de Richelieu, l’immeuble le plus somptueux, à ses frais et comme principal locataire d’un hôtel, dont le loyer n’est pas [Lov. A187, 190] moindre de cinquante mille francs. Malgré les frais de construction, qui sont d’environ sept cent mille francs, les dix-neuf années de bail présenteront de très-beaux bénéfices.

Cérizet, à l’affût des affaires, avait examiné les chances de gain que pouvait offrir la location de la maison volée par Thuillier, disait-il à Desroches, et il avait reconnu la possibilité de la louer plus de soixante mille francs au bout de six ans. Elle présentait quatre boutiques, deux sur chaque face, car elle occupe un coin de boulevard. Cérizet espéra gagner une dizaine de mille francs au moins par an, pendant douze ans, sans compter les éventualités ni les pots-de-vin donnés à chaque renouvellement de bail par les fonds de commerce qui s’y établiraient, et auxquels il n’accorderait d’abord que six ans de bail. Or, il se proposait de vendre son fonds d’usurier à madame veuve Poiret et à Cadenet pour une dizaine de mille francs ; il en possédait dix environ, il se trouvait donc en position de donner l’année d’avance que les propriétaires ont coutume d’exiger, comme garantie, des principaux locataires. Cérizet avait donc passé la nuit la plus heureuse ; il s’était endormi dans un beau rêve, il se voyait en passe de faire un honnête métier, de devenir bourgeois comme Thuillier, comme Minard, comme tant d’autres. Il renonçait alors à l’acquisition de la maison en construction rue Geoffroy-Marie. Mais il eut un réveil auquel il ne s’attendait point ; il trouva la Fortune debout, lui versant à flots ses cornes dorées, dans la personne de madame Cardinal. Il avait toujours eu des considérations pour cette femme, et il lui promettait, depuis un an surtout, la somme nécessaire pour acheter un âne et une petite charrette, afin qu’elle pût faire son commerce en grand en allant de Paris à la banlieue. Madame Cardinal, veuve d’un fort de la halle, avait une fille unique dont la beauté fut vantée à Cérizet par d’autres commères. [Lov. A187, 191] Olympe Cardinal était âgée d’environ treize ans, quand, en 1837, Cérizet commença le prêt dans le quartier, et dans un but de libertinage infâme, il eut les plus grandes attentions pour la Cardinal, il l’avait tirée de la plus profonde misère en espérant faire [Lov. A186, 46] d’Olympe sa maîtresse ; mais, en 1838, la petite fille avait quitté sa mère, et faisait sans doute la vie, pour employer l’expression par laquelle le peuple parisien peint l’abus des précieux dons de la nature et de la jeunesse. Chercher une fille dans Paris, c’est chercher une ablette en Seine, il faut le hasard d’un coup de filet. Ce hasard était venu. La mère Cardinal, qui pour régaler une commère, l’avait menée au Théâtre de Bobino, lundi, venait de trouver dans la jeune première sa fille que le premier comique tenait sous sa domination, depuis trois ans. La mère, d’abord assez flattée de voir sa fille en belle robe lamée, coiffée comme une duchesse, ayant des bas à jour, des souliers de satin, et applaudie à son entrée, avait fini par lui crier de sa place : – T’auras de mes nouvelles, assassin de ta mère !… Je saurai si de méchants cabotins ont le droit de venir débaucher des filles de treize ans !…

Elle voulut guetter sa fille, à la sortie, mais la jeune première et le premier comique avaient sans doute sauté par dessus la rampe et s’en allèrent dans le gros du public, au lieu de sortir par la porte du théâtre où la veuve Cardinal et la mère Mahoudeau, sa bonne amie, firent un tapage infernal que deux gardes municipaux apaisèrent. Cette auguste institution, devant qui les deux femmes abaissèrent le diapason de leurs voix, fit observer à la mère qu’à seize ans, sa fille avait l’âge du théâtre, et qu’au lieu de crier à la porte après le directeur, elle pouvait le citer à la justice de paix ou à la police correctionnelle, à son choix.

Le lendemain, madame Cardinal se proposait de le consulter, vu qu’il travaillait à la justice de paix ; mais elle fut foudroyée par le portier de la maison où demeurait le vieux Poupillier, son oncle, lequel, lui dit monsieur Perrache, n’avait pas deux jours à vivre, étant à toute extrémité.

– Eh ! bien, que voulez-vous que je fasse ? dit la veuve Cardinal.

– Nous comptons sur vous, ma chère madame Cardinal, vous ne nous oublierez pas pour le bon avis que nous vous donnons. Voici la chose. Dans les derniers temps, votre pauvre oncle, ne pouvant plus se remuer, a eu confiance en moi pour aller toucher les loyers de sa maison, rue Notre-Dame-de-Nazareth, et les arrérages d’une inscription de rente qu’il a sur le Trésor, de dix-huit cents francs…

À cet énoncé, les yeux de la veuve Cardinal devinrent fixes d’errants qu’ils étaient.

– Oui, ma petite, reprit le sieur Perrache, petit portier bossu, et vu que vous êtes la seule [Lov. A186, 47] qui pensiez à lui, qui lui portiez de temps en temps du poisson et qui l’alliez voir, peut-être qu’il ferait des dépositions en votre faveur… Ma femme, dans ces derniers jours-ci, l’a gardé, l’a veillé, mais elle lui a parlé de vous, et il ne voulait pas qu’on vous dise qu’il était si malade… Voyez-vous, il est temps de vous montrer ! Dam ! voilà deux mois qu’il ne va plus à son affaire.

– Avouez, mon vieux gratte-cuir, dit la mère Cardinal au portier, cordonnier de son état, en allant avec une excessive rapidité vers la rue Honoré-Chevalier où logeait son oncle dans une affreuse mansarde, qu’il m’aurait bien poussé du poil dans la main, avant que je pusse imaginer cela !… Quoi, mon oncle Poupillier, riche ! lui, le bon pauvre de l’église Saint-Sulpice.

– Ah ! dit le portier, il se nourrissait bien… il se couchait tous les soirs, avec sa bonne amie, une grosse bouteille de vin de Roussillon. Ma femme en a goûté ; mais, à nous, il nous disait que c’était du vin à six sous ! C’est le marchand de vin de la rue des Cannettes qui le lui fournissait…

– Ne parlez pas de tout cela, mon brave, dit la veuve Cardinal ; j’aurai soin de vous… s’il y a quelque chose.

Ce Poupillier, ancien tambour-major aux Gardes Françaises, avait passé deux ans avant 1789 au service de l’Église en devenant suisse de Saint-Sulpice. La Révolution l’avait privé de son état, et il était tombé dans une misère effroyable, il fut obligé de prendre la profession de modèle, car il jouissait d’un beau physique. À la renaissance du culte, il reprit la hallebarde ; mais en 1816, il fut destitué tant à cause de son immoralité qu’à raison de son grand âge, il passait pour être septuagénaire. Néanmoins, comme retraite, on le souffrit à la porte où il donna de l’eau bénite. En 1820, son goupillon excita l’envie, et il le céda contre la promesse d’être souffert en qualité de pauvre à la porte de l’église. En 1820, riche de quatre-vingts ans sonnés, il s’en octroya quatre-vingt-seize et commença le métier de centenaire. Dans tout Paris, il était impossible de trouver une barbe et des cheveux comme ceux de Poupillier. Il se tenait courbé presque en deux, il tenait un bâton d’une main tremblotante, une main couverte du lichen qui se voit sur les granits, et il tendait le chapeau classique, crasseux, à larges bords, rapetassé, dans lequel tombaient d’abondantes aumônes. Ses jambes entortillées dans des linges et des haillons traînaient d’effroyables sparteries en dedans desquelles il adaptait d’excellentes semelles en crin. Il se saupoudrait le visage d’ingrédients qui simulaient les taches de maladies graves, des rugosités, et il jouait admirablement la sénilité d’un centenaire. Il eut cent ans [Lov. A186, 48] à compter de 1825, et il en avait réellement soixante-dix. Il était le chef des pauvres, le maître de la place, et tous ceux qui venaient mendier sous les arcades de l’église, à l’abri des persécutions des agents de police et sous la protection du suisse, du bedeau, du donneur d’eau bénite, et aussi de la paroisse, lui payaient une espèce de dîme. Quand, en sortant, un héritier, un marié, quelque parrain disait : – Voilà pour vous tous, et qu’on ne tourmente personne, Poupillier, désigné par le suisse, son successeur, empochait les trois quarts des dons et ne donnait qu’un quart à ses acolytes, dont le tribut s’élevait à un sou par jour. En 1820, l’avarice et sa passion pour le bon vin furent les deux sentiments qui lui restèrent ; mais il régla le second et s’adonna tout entier au premier, sans négliger son bien-être. Il buvait le soir, après dîner, l’église fermée ; il s’endormit pendant vingt ans dans les bras de l’ivresse, sa dernière maîtresse. Le matin, au jour, il était à son poste avec tous ses moyens. Du matin à l’heure de son dîner, qu’il allait faire chez le fameux père Lathuile, illustré par Charlet, il rongeait des croûtes de pain pour toute nourriture, et il les rongeait en artiste, avec une résignation qui lui valait d’abondantes aumônes. Le suisse, le donneur d’eau bénite, avec lesquels il s’entendait peut-être, disaient de lui : – C’est le pauvre de l’église, il a connu le curé Languet, qui a bâti Saint-Sulpice, il a été vingt ans suisse, avant et après la Révolution. Il a cent ans. Cette petite biographie connue des dévotes était la meilleure de toutes les enseignes, et aucun chapeau ne fut mieux achalandé dans tout Paris. Il avait acheté la maison en 1826, et sa rente en 1830. D’après la valeur des deux biens, il devait faire six mille francs de recettes par an et les avoir placés dans une usure semblable à celle de Cérizet, car le prix de la maison fut de quarante mille francs et la rente coûta quarante-huit mille francs. La nièce, abusée par son oncle, tout aussi bien que les portiers, les petits fonctionnaires de l’église et les âmes dévotes étaient abusés, le croyait plus malheureux qu’elle, et quand elle avait des poissons avancés, elle les apportait à son oncle. Elle jugea donc nécessaire de tirer parti de ses marchandises et de sa pitié pour un oncle qui devait avoir une foule de collatéraux inconnus, car elle était la troisième et dernière fille Poupillier, elle avait quatre frères ; et son père, commissionnaire à charrette, lui parlait dans son enfance de trois tantes et de quatre oncles, ayant tous les destinées les plus saugrenues. Après avoir vu son oncle, elle prit son train de galop pour venir consulter Cérizet en lui apprenant comment elle avait retrouvé sa fille, et [Lov. A186, 49] les raisons, les observations, les indices qui lui faisaient croire que son oncle Poupillier cachait un tas d’or dans son grabat. La mère Cardinal ne se reconnaissait pas assez forte pour s’emparer de la succession du pauvre, légalement ou illégalement, et elle était venue se confier à Cérizet. L’usurier des pauvres, semblable aux égoutiers, trouvait enfin des diamants dans la fange où il barbotait depuis quatre ans en y épiant un de ces hasards qui, dit-on, se rencontrent au milieu de ces faubourgs d’où sortent quelques héritières en sabots. Tel était le secret de sa mansuétude avec l’homme de qui la ruine avait été jurée. On peut imaginer en quelle anxiété il fut en attendant le retour de la veuve Cardinal, à qui ce profond ourdisseur de trames ténébreuses avait donné les moyens de vérifier ses soupçons sur l’existence du trésor, et à qui sa dernière phrase avait promis tout, si elle voulait s’en remettre à lui du soin de recueillir cette moisson. Il n’était pas homme à reculer devant un crime, surtout quand il voyait chance à le faire commettre par autrui, tout en s’en appliquant les bénéfices. Et il achetait alors la maison de la rue Geoffroy-Marie, et il se voyait enfin bourgeois de Paris, capitaliste en état d’entreprendre de belles affaires !

XXII
Des difficultés qui se rencontrent dans le vol le plus facile §

– Mon cher Benjamin, dit la revendeuse de marée en abordant Cérizet d’un visage enflammé par la rapidité de la course et par la cupidité, mon oncle couche sur plus de cent mille francs en or !… Et je suis certaine que les Perrache, sous couleur de le soigner, ont reluqué le magot !…

– Cette fortune-là, dit Cérizet, partagée entre quarante héritiers ne donnerait pas grand-chose à chacun. Écoutez, mère Cardinal ?… J’épouse votre fille, donnez-lui l’or de votre oncle en dot, et je vous laisserai la rente et la maison… en usufruit.

– Nous ne courrons aucun risque ?…

– Aucun !

– C’est fait ! dit madame veuve Cardinal, quelle belle vie ça me fera six mille francs de rentes.

– Et un gendre comme moi, donc, s’écria Cérizet.

– Je serai donc Bourgeoise de Paris !… dit la Cardinal.

– Maintenant, reprit Cérizet après une pause pendant laquelle le gendre et la [Lov. A186, 50] belle-mère s’embrassèrent, je dois aller étudier le terrain. Ne quittez plus la place, et vous annoncerez aux portiers que vous attendez un médecin, le médecin ce sera moi, n’ayez pas l’air de me connaître.

– Es-tu futé, gros drôle ! dit la mère Cardinal en donnant une tape au ventre de Cérizet en façon d’adieu.

Une heure après, Cérizet, vêtu tout en noir, déguisé par une perruque rousse et par une physionomie artistement dessinée, arriva rue Honoré-Chevalier, en cabriolet de régie. Il demanda qu’on lui indiquât le logement d’un pauvre nommé Poupillier au portier cordonnier, qui lui dit : – Monsieur est le médecin qu’attend madame Cardinal ? Et sur un signe de Cérizet, il le conduisit à un escalier de service, qui menait dans la mansarde occupée par le pauvre. Perrache sortit sur le pas de sa porte, et le cocher du cabriolet, questionné par lui, confirma la qualité que Cérizet se laissait donner.

La maison où demeurait Poupillier est une de celles qui sont sujettes à perdre la moitié de leur profondeur en vertu du plan d’alignement, car la rue Honoré-Chevalier est une des plus étroites du quartier Saint-Sulpice. Le propriétaire, à qui la loi défendait d’élever de nouveaux étages ou de réparer, était obligé de louer cette bicoque dans l’état où il l’avait achetée. Ce bâtiment, excessivement laid sur la rue, se composait d’un premier étage surmonté de mansardes au dessus d’un rez-de-chaussée, et d’un petit corps de logis en équerre sur chaque côté. La cour se terminait par un jardin planté d’arbres qui dépendait de l’appartement du premier étage. Ce jardin, séparé de la cour par une grille, aurait permis à un propriétaire riche de vendre à la ville la maison et de la rebâtir sur l’emplacement de la cour ; mais non-seulement le propriétaire était pauvre, mais encore il avait loué tout le premier étage par un bail de dix-huit ans à un personnage mystérieux sur qui ni la police officieuse du portier ni la curiosité des autres locataires n’avait pu mordre. Ce locataire, alors âgé de soixante-dix ans, avait en 1829 fait adapter un escalier à la fenêtre du corps de logis en retour qui donnait sur le jardin, pour y descendre et s’y promener sans passer par la cour. La moitié du rez-de-chaussée à gauche était occupée par un brocheur qui, depuis dix ans, avait transformé les remises et les écuries en ateliers, et l’autre moitié par un relieur. Le relieur et le brocheur occupaient [Lov. A187, 198] chacun la moitié des mansardes sur la rue. Les mansardes au-dessus d’un des corps de logis en retour dépendaient de l’appartement du mystérieux personnage. Enfin Poupillier payait cent francs pour la mansarde qui couronnait l’autre petit corps de logis à gauche, et où l’on montait par un escalier qu’éclairaient des jours de souffrance. La porte cochère offrait ce renfoncement circulaire indispensable dans une rue étroite où deux voitures ne peuvent se rencontrer.

Cérizet prit une corde qui servait de rampe en gravissant l’espèce d’échelle qui menait à la chambre où se mourait le centenaire, et où l’attendait l’affreux spectacle d’une misère jouée. Or, à Paris, tout ce qui se fait exprès est admirablement réussi. Les pauvres sont en ceci tout aussi forts que les boutiquiers pour leurs étalages, que les faux riches qui veulent obtenir du crédit. Le plancher n’avait jamais été balayé, les carreaux disparaissaient sous une espèce de litière composée d’ordures, de poussière, de boue séchée, de tout ce que jetait Poupillier. Un mauvais poêle en fonte, dont le tuyau se rendait dans le trumeau d’une cheminée condamnée, ornait ce taudis, au fond duquel était une alcôve, un lit dit en tombeau, à pentes et à bonnes grâces [en] serge verte dont les vers avaient fait de la dentelle. La fenêtre, presque aveugle, avait sur ses vitres comme une taie de poussière [et] de crasse qui dispensait d’y mettre des rideaux. Les murs, blanchis à la chaux, offraient au regard une teinte fuligineuse due au charbon et aux mottes que le pauvre brûlait dans son poêle. Sur la cheminée, il y avait un pot à eau ébréché, deux bouteilles et une assiette cassée. Une mauvaise commode vermoulue contenait le linge et les habits propres. Le mobilier consistait en une table de nuit de l’espèce la plus vulgaire, une table valant quarante sous, et deux chaises de cuisine presque dépaillées. Le costume si pittoresque du centenaire était accroché à des clous, et les informes sparteries qui lui servaient de souliers bâillaient au bas. Son [Lov. A187, 199] bâton prestigieux et son chapeau se trouvaient auprès de l’alcôve.

En entrant, Cérizet regarda le vieillard, il était la tête sur un oreiller brun de crasse, sans taie, et son profil anguleux, pareil à celui que dans le dernier siècle des graveurs se sont amusés à faire avec des paysages à roches menaçantes et qu’on voit sur les boulevards, se dessinait en noir sur le fond vert des rideaux. Poupillier, homme de près de six pieds, regardait fixement un objet idéal au pied de son lit, et il ne remua point en entendant grogner la lourde porte armée de fer et à forte serrure qui fermait solidement son domicile.

– A-t-il sa connaissance ? dit Cérizet, devant qui la Cardinal recula, car elle ne le reconnut qu’à la voix.

– À peu près, dit madame Cardinal.

– Venez sur l’escalier, personne ne pourra nous entendre. Voici le plan, reprit Cérizet en parlant à l’oreille de sa future belle-mère. Il est faible, mais il a bon visage, et nous avons bien huit jours à nous ; d’ailleurs je vais aller chercher un médecin qui nous convienne. Je reviendrai mardi avec six têtes de pavot. Dans l’état où il est, voyez-vous, une décoction de pavot le plongera dans un profond sommeil. Je vous enverrai un lit de sangle, sous prétexte de vous faire un coucher pour passer les nuits auprès de votre oncle. Nous le transporterons du lit vert sur le lit de sangle, et quand nous aurons reconnu la somme que contient ce précieux meuble, eh ! bien, nous ne manquerons pas de moyens de transport. Le médecin nous dira s’il est en état de vivre quelques jours et surtout de tester…

– Mon fils !

– Mais il faut savoir qui sont les habitants de cette baraque ! les Perrache peuvent donner l’alarme, et autant de locataires, autant d’espions.

– Bah ! je sais déjà que monsieur du Portail, le [Lov. A187, 200] locataire du premier, un petit vieux, a soin d’une fille folle, que j’entends appeler Lydie depuis ce matin ; elle est au dessous, gardée par une vieille Flamande nommée Katt. Ce vieillard a pour tout domestique un vieux valet de chambre, un autre vieux [domestique] appelé Bruno qui fait tout, excepté la cuisine.

– Mais ce relieur et ce brocheur, ça travaille dès le matin, dit Cérizet. Allons à la mairie, il me faut pour la publication des bans les nom, prénoms de votre fille, et son lieu de naissance, afin de se procurer les actes nécessaires. De samedi prochain en huit, la noce !

– Va-t-il ! va-t-il ce gueux-là ! dit la mère Cardinal en poussant de l’épaule ce redoutable gendre.

En descendant, Cérizet fut surpris de voir le petit vieux, ce du Portail, se promenant dans le jardin avec un des personnages les plus importants du gouvernement, le comte Martial de la Roche-Hugon. Il resta dans la cour examinant cette vieille maison, bâtie sous Louis XIV et dont les murs jaunes, quoiqu’en pierre de taille, pliaient comme le vieux Poupillier, il regardait les deux ateliers et y comptait les ouvriers. Cette maison était silencieuse comme un cloître. Observé lui-même, Cérizet s’en alla, pensant à toutes les difficultés que présentait l’extraction de la somme cachée par le moribond, quoiqu’elle fût sous un petit volume.

– Enlever cela pendant la nuit, se disait-il, les portiers sont aux aguets, et le jour, on sera vu par vingt personnes… On porte assez difficilement vingt-cinq mille francs d’or sur soi…

Les sociétés ont deux termes de perfection : le premier est l’état d’une civilisation où la morale également infusée ôte l’idée du crime, et les jésuites arrivaient à ce terme sublime qu’a présenté l’Église primitive. Le second est l’état d’une civilisation où la surveillance [Lov. A187, 201] des citoyens les uns sur les autres rend le crime impossible. Ce terme que cherche la société moderne, où le crime offre de telles difficultés qu’il faut ne pas raisonner pour en commettre. En effet, aucune des iniquités que la loi n’atteint pas ne reste impunie, et le jugement social est plus sévère encore que celui des tribunaux. Qu’on supprime un testament sans témoins, comme Minoret le maître de poste de Nemours, ce crime est traqué par l’espionnage [de] la vertu comme un vol est observé par la police. Aucune indélicatesse ne passe inaperçue, et partout où il y a lésion, la marque paraît. On ne peut pas plus faire disparaître les biens que les hommes, tant à Paris surtout les choses sont numérotées, les maisons gardées, les rues observées, les places espionnées. Pour exister, le délit veut une sanction, comme celle de la Bourse, comme celle donnée par les clients de Cérizet qui ne se plaignaient point, et qui eussent tremblé de ne plus le trouver à sa cuisine, le mardi.

– Eh ! bien, mon cher monsieur, dit la portière en allant au-devant de Cérizet, comment va-t-il cet ami de Dieu, ce pauvre homme ?…

– Je suis l’homme d’affaires de madame Cardinal, répondit Cérizet, je viens de lui conseiller de se faire faire un lit pour garder son oncle, et vais envoyer un notaire, un médecin et une garde.

– Ah ! je puis bien servir de garde, répondit madame Perrache, j’ai gardé des femmes en couches.

– Eh ! bien, nous verrons, repartit Cérizet, j’arrangerai cela… Qui donc avez-vous pour locataire du premier ?

– Monsieur du Portail !… Oh ! voilà trente ans qu’il loge ici, c’est un rentier, monsieur, un vieillard bien respectable… Vous savez les rentiers, y vivent de leurs rentes… Il a été dans les affaires. Voilà bientôt onze ans qu’il essaye de rendre la raison à la fille d’un de [Lov. A187, 202] ses amis, mademoiselle Lydie de La Peyrade. Oh ! elle est bien soignée, allez, et par les deux plus fameux médecins… Mais jusqu’à présent rien n’a pu lui rendre la raison.

– Mademoiselle Lydie de La Peyrade !… s’écria Cérizet, êtes-vous bien sûre du nom ?

– Madame Katt, sa gouvernante qui fait aussi le peu de cuisine de la maison, me l’a dit mille fois, quoiqu’en général ni monsieur Bruno le domestique, ni madame Katt ne causent. C’est parler à des murailles que de vouloir en obtenir un renseignement… Voilà vingt ans que nous sommes portiers, nous n’avons jamais rien su de monsieur du Portail. Bien mieux mon cher monsieur, il est propriétaire de la petite maison à côté, vous voyez la porte bâtarde, eh ! bien, il peut sortir à sa fantaisie et recevoir du monde par là, sans que nous en sachions rien. Notre propriétaire n’est pas plus avancé que nous là-dessus. Quand on sonne à la porte bâtarde, c’est Bruno qui va ouvrir…

– Ainsi, dit Cérizet, vous n’avez pas vu passer le monsieur avec qui ce petit vieillard mystérieux est en train de causer…

– Tiens, mais non !…

– C’est la fille de l’oncle à Théodose, se dit Cérizet en remontant en cabriolet. Du Portail serait-il le protecteur qui, dans le temps, a envoyé deux mille cinq cents francs à mon ami ?… Si je lui faisais parvenir une lettre anonyme pour l’avertir du danger que vingt mille francs de lettres de change font courir au jeune avocat ?…

Une heure après, un lit de sangle complet arriva pour madame Cardinal, à qui la curieuse portière offrit ses services pour lui donner à manger.

– Voulez-vous voir monsieur le curé, dit la mère Cardinal à son oncle, que la construction du lit occupa beaucoup.

– Je veux du vin, répondit le pauvre, et pas d’autre médicament.

– Comment vous sentez-vous, père29 [Lov. A187, 203] Poupillier ? dit la portière.

– Je ne me sens point, répondit-il en souriant ; voilà douze jours que je ne suis point à mon affaire…

La mendicité religieuse, sa place sous le porche de Saint-Sulpice était l’affaire…

– Ça lui revient, dit la mère Cardinal.

– Ils me volent, ils se passent de moi, reprit-il en lançant des regards menaçants… Ah ! te voilà, ma petite Cardinal, un nom d’église…

– Ah ! ça me fait-il plaisir de vous voir revenu, s’écria la petite Cardinal, qui allait sur quarante ans.

Le centenaire était retombé.

– C’est égal, il pourra tester, comme dit mon singe. Les gens d’affaires ont dans le peuple le surnom de singes. Ce nom est aussi donné aux entrepreneurs.

– Vous ne m’oublierez pas, dit la portière ; c’est moi qui a dit à Perrache d’aller vous quérir.

– Vous oublier ! j’oublierais donc le bon Dieu, ma fille… Aussi vrai que je suis née Poupillier, vous aurez de ce que j’aurai de quoi faire crever votre tablier…

Cérizet revint au commencement de la soirée, après avoir fait toutes les diligences nécessaires pour avoir les expéditions d’actes indispensables à son mariage, et fait publier les bans aux deux mairies. Une seule tasse d’eau de pavot avait procuré le plus profond sommeil au vieux Poupillier. La nièce et Cérizet prirent le centenaire et le transportèrent d’un lit sur l’autre. Puis, avec une rapidité sans pudeur, ils défirent le lit et visitèrent la paillasse, ce coffre-fort des mendiants. La paillasse était vide, mais le lit au lieu d’une sangle, avait un fond en bois comme un tiroir, et la lourdeur de ce lit, que le matin la mère Cardinal n’avait pu remuer, fut expliquée, quand ces deux héritiers s’aperçurent qu’il existait un double fond. À force de recherches, Cérizet finit par [Lov. A187, 204] découvrir que la traverse de devant était masquée au moyen d’une planchette adaptée comme celles qui ferment les boîtes de dominos. Il tira cette languette, et vit quatre tiroirs de trois pouces d’épaisseur, tous pleins de pièces d’or.

– Nous les remplacerons par des gros sous, dit-il en poussant le coude de la mère Cardinal.

– Qu’y a-t-il là ?

– Quatre-vingt-dix mille francs au moins, trente mille par tiroir, répondit Cérizet, la dot de votre fille. Mais replaçons-le sur son lit, car rien ne sera plus facile que d’exploiter cette mine, une fois le secret connu, c’est bien ingénieux…

– Il aura trouvé ce lit d’avare chez quelque marchand de meubles… s’écria la mère Cardinal.

– Voyons si je pourrai porter mille pièces de quarante francs, dit Cérizet en bourrant d’or les deux goussets de son pantalon, où il tint trois cents pièces d’or, les deux poches de son gilet où il en mit deux cents, et les deux poches de sa redingote où il en mit deux cent cinquante dans son mouchoir et deux cent cinquante dans celui de la mère Cardinal. – Ai-je l’air d’être bien chargé ? dit-il en allant et venant.

– Mais, non !…

– Eh ! bien, en quatre voyages, l’or des tiroirs sera chez moi…

Le vieillard endormi fut replacé sur son lit, et Cérizet gagna la place Saint-Sulpice, où il prit un fiacre pour revenir chez lui. Pour ne pas donner de soupçons, il vint une seconde fois accompagné d’un médecin du quartier Saint-Marcel qui avait l’habitude de voir les pauvres, et qui connaissait leurs maladies, et la consultation finit vers neuf heures. Le médecin déclara que le vieillard n’irait pas trois jours, en le voyant si profondément absorbé par la tasse d’eau de pavot ; aussitôt le médecin parti, Cérizet prit une