Honoré de Balzac
ou
La Bretagne en 1800
Elle était parfaitement belle.Elle lui dit : Qui suis-je pour résister aux désirs de mon Seigneur ? Faire votre volonté sera un sujet de joie jusqu’à ma mort.Elle frappa fortement deux fois son cou et lui sépara la tête du corps.Judith, ch. 8-12-13,
Introduction §
En prenant le sujet de son ouvrage dans la partie la plus grave et aujourd’hui la plus délicate de l’histoire contemporaine, l’auteur s’est trouvé dans la nécessité de déclarer ici, avec une sorte de solennité, qu’il n’a jamais eu l’intention de livrer au ridicule ou au mépris les opinions et les personnes. Il respecte les convictions ; et, pour [vi] la plupart, les personnes lui sont inconnues. Ce ne sera pas sa faute si les choses parlent d’elles-mêmes et parlent si haut. Il ne les a ni créées ni révélées. Il n’a rien demandé à son imagination de tout ce qu’il a traduit sur cette espèce de scène, la seule où un auteur puisse trouver la liberté de la pensée pour exposer un drame dans toute sa vérité. Ici le pays est le pays, les hommes sont les hommes, les paroles sont les paroles mêmes ; et les faits n’ont été reniés ni par les Mémoires publiés aux diverses époques de la Restauration ni par la République française. L’Empire seul les a ensevelis dans les ténèbres de la censure ; et [vii] dire que cet ouvrage n’eût pas vu le jour sous le règne de Napoléon, c’est honorer l’opinion publique qui nous a conquis la liberté.
L’auteur a essayé d’exprimer un de ces événemens tristement instructifs dont la révolution française a été si féconde.
La présence de quelques intéressés lui a prescrit d’en accuser la physionomie avec une rigoureuse exactitude et de n’avoir que la passion permise au peintre : celle de bien présenter un portrait, de distribuer naturellement la lumière et de tâcher de faire croire à la vie des personnages. Mais ce mot d’exactitude veut une [viii] explication. L’auteur n’a pas entendu ainsi contracter l’obligation de donner les faits un à un, sèchement et de manière à montrer jusqu’à quel point on peut faire arriver l’histoire à la condition d’un squelette dont les os sont soigneusement numérotés. Aujourd’hui, les grands enseignemens que l’histoire déroule dans ses pages doivent devenir populaires. D’après ce système, suivi depuis quelques années par des hommes de talent, l’auteur a tenté de mettre dans ce livre l’esprit d’une époque et d’un fait, préférant la discussion au procès-verbal, la bataille au bulletin, le drame au récit. Donc, nul des événemens de cette [ix] nationale discorde, si petit qu’il soit, nulle des catastrophes qui ensanglantèrent tant de champs maintenant paisibles, n’ont été oubliés : les personnages s’y verront de face ou de profil dans l’ombre ou au jour, et les moindres malheurs y seront en action ou en principe.
Cependant, par respect pour beaucoup de gens dont il est inutile d’indiquer les hautes positions sociales et qui ont miraculeusement reparu sur la scène politique, l’auteur a eu soin d’atténuer l’horreur d’une multitude de faits. Il a singulièrement négligé de montrer la part que le clergé a eue dans ces entreprises désastreuses et [x] inutiles. Cette timidité et ce respect sont nés à la lecture des procédures de quelques tribunaux révolutionnaires de l’Ouest, dont les débats, tout succincts et sommaires qu’ils soient, fourmillent de preuves légales qu’il eut été odieux de faire sortir de l’enceinte des greffes ; quoique pour plusieurs familles, certains jugemens soient devenus des témoignages de dévouement et des titres de gloire.
Le caractère donné au Dernier Chouan est tout à la fois un hommage et un vœu. Il déposera de ce respect pour les convictions dont l’auteur est pénétré. Si certaines personnes [xi] minutieuses veulent rechercher quelle est cette noble victime tombée dans l’Ouest sous les balles républicaines, elles auront à choisir entre plusieurs gentilshommes qui succombèrent en dirigeant les insurrections de 1799. Mais quoique les qualités privées d’un jeune seigneur et les renseignemens donnés à l’auteur sur quelques chefs par un vieillard bien instruit des événemens, aient servi à perfectionner le caractère du Dernier Chouan, il se croit obligé d’avouer ici que le véritable chef ne ressemble pas tout-à-fait au héros de ce livre. En dénonçant ainsi les parties romanesques de l’ouvrage, il espère [xii] aider le lecteur à reconnaître la vérité des faits.
Les considérations politiques qui viennent d’être exposées ont engagé l’auteur à mettre son nom à un ouvrage qu’une défiance bien légitime pour un premier livre lui eût conseillé de cacher. Sous le rapport littéraire, il a réfléchi qu’il y a peut-être aujourd’hui de la modestie à signer un livre, lorsque tant de gens ont fait de l’anonyme une spéculation d’orgueil.
Quant à la fable du livre, il ne la donne pas comme bien neuve, l’épigraphe en fait foi, mais elle est déplorablement vraie ; à cette différence [xiii] près, que la réalité est odieuse, et que l’événement qui emploie ici quatre a cinq jours, s’est passé en quarante-huit heures. La précipitation de la véritable catastrophe n’aura peut-être pas encore été assez adoucie ; mais la nature s’est chargée d’excuser l’auteur.
Ignorant, au moment où il écrivait, les destinées de quelques acteurs de son drame, il a déguisé certains noms. Cette précaution, dictée par la délicatesse, a été étendue aux localités.
Le district de Fougères ne lui sera pas assez hostile pour venir l’accuser de l’avoir rendu le théâtre d’événemens [xiv] qui se sont passes à quelques lieues de là. N’était-il pas tout naturel de choisir pour type de la Bretagne en 1800 un des berceaux de la chouannerie, et le site le plus pittoresque peut-être de ces belles contrées ?
Beaucoup de personnes de goût et de petites maîtresses regretteront sans doute que l’auteur ne leur ait pas fait des chouans et des soldats républicains costumés et parlant comme les sauvages de la tragédie d’Alzire ou de l’opéra-comique d’Azémia sont vêtus et s’expriment, relativement aux vrais sauvages ; mais il avait des problèmes plus sérieux à résoudre [xv] que celui de chercher à passer une robe à la Vérité.
Puisse cet ouvrage rendre efficaces les vœux formés par tous les amis du pays pour l’amélioration physique et morale de la Bretagne ! Depuis trente ans environ la guerre civile a cessé d’y régner, mais non pas l’ignorance. L’agriculture, l’instruction, le commerce, n’ont pas fait un seul pas depuis un demi-siècle. La misère des campagnes est digne des temps de la féodalité, et la superstition y remplace la morale du Christ.
L’entêtement du caractère breton est un des plus puissans obstacles à l’accomplissement des plus généreux [xvi] projets. La prospérité de la Bretagne n’est pas une question nouvelle. Elle était le fond du procès entre La Chalotais et le duc d’Aiguillon.
Le mouvement rapide des esprits vers la révolution a empêché jusqu’ici la révision de ce célèbre procès ; mais lorsqu’un ami de la vérité jettera quelque lumière sur cette lutte, les physionomies historiques de l’oppresseur et de l’opprimé prendront des aspects bien différens de ceux que leur a donnés l’opinion des contemporains.
Le patriotisme national d’un homme qui ne cherchait peut-être à faire le bien qu’au profit du fisc et de la royauté, rencontra cet étroit patriotisme [xvii] de localité si funeste au progrès des lumières. Le ministre avait raison, mais il opprimait ; la victime avait tort, mais elle était dans les fers ; et en France le sentiment de la générosité étouffe même la raison. L’oppression est aussi odieuse au nom de la vérité qu’au nom de l’erreur.
M. d’Aiguillon avait tenté d’abattre les haies de la Bretagne, de lui donner du pain en introduisant la culture du blé, d’y tracer des chemins, des canaux, d’y faire parler le français, d’y perfectionner le commerce et l’agriculture, enfin d’y mettre le germe de l’aisance pour le plus grand nombre et la lumière pour [xviii] tous : tels étaient les résultats éloignés des mesures dont la pensée donna lieu à ce grand débat. L’avenir du pays devenait une riche et féconde espérance.
Que de gens de bonne foi seraient étonnés d’apprendre que la victime défendait les abus, l’ignorance, la féodalité, l’aristocratie, et n’invoquait la tolérance que pour perpétuer le mal dans son pays ! Il y avait deux hommes dans cet homme : le Français qui, dans les hautes questions d’intérêt national, proclamait, d’une voix généreuse, les plus salutaires principes ; le Breton, auquel d’antiques préjugés étaient si chers, que, [xix] semblable au héros de Cervantes, il déraisonnait avec éloquence et fermeté aussitôt qu’il s’agissait de guérir les plaies de la Bretagne. La Chalotais Breton a trouvé des successeurs dans quelques hommes qui se sont récemment déclarés les protecteurs de l’ignorance de ce déplorable pays. Mais aussi M. Kératry a représenté l’autre La Chalotais pour l’honneur de l’homme, de sorte que cet illustre Breton ne pouvait être reconstruit qu’avec les deux opinions extrêmes de la Chambre.
Aujourd’hui, en 1829, un journal annonçait qu’un régiment français, composé de Bretons, était débarqué à [xx] Nantes, après avoir traversé la France et occupé l’Espagne sans qu’aucun des hommes sût un mot de français ou d’espagnol. C’était la Bretagne ambulante, traversant l’Europe comme une peuplade gallique.
Voilà un des résultats de la victoire de M. de La Chalotais sur le duc d’Aiguillon.
L’auteur arrêtera là cette observation. Elle n’était pas de nature à entrer dans le livre, et ses développemens auraient trop d’étendue pour une introduction. Si quelques considérations matérielles peuvent trouver place après tous ces credo politiques et littéraires, [xxi] l’auteur prévient ici le lecteur qu’il a essayé d’importer dans notre littérature le petit artifice typographique par lequel les romanciers anglais expriment certains accidens du dialogue.
Dans la nature, un personnage fait souvent un geste, il lui échappe un mouvement de physionomie, ou il place un léger signe de tête entre un mot et un autre de la même phrase, entre deux phrases et même entre des mots qui ne semblent pas devoir être séparés. Jusqu’ici ces petites finesses de conversation avaient été abandonnées à l’intelligence du lecteur. La ponctuation lui était d’un faible secours [xxii] pour deviner les intentions de l’auteur. Enfin, pour tout dire, les points, qui suppléaient à bien des choses, ont été complètement discrédités par l’abus que certains auteurs en ont fait dans ces derniers temps. Une nouvelle expression des sentimens de la lecture orale était donc généralement souhaitée.
Dans ces extrémités, ce signe – qui, chez nous, précède déjà l’interlocution, a été destiné chez nos voisins à peindre ces hésitations, ces gestes, ces repos qui ajoutent quelque fidélité à une conversation que le lecteur accentue alors beaucoup mieux et à sa guise.
Ainsi, pour en donner ici un exemple, [xxiii] l’auteur pourrait faire ce soliloque :
– J’aurais bien fait un errata pour les fautes qu’une impression achevée en hâte a laissées dans mon livre ; mais – qui est-ce qui lit un errata ? – personne.
Chapitre premier §
Dans les premiers jours de l’an VIII et au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et {p. 2} un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de la Pélerine, située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs qui font ce trajet ont coutume de se reposer.
Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une réunion de costumes si bizarres et d’individus appartenant à des localités et des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de les décrire pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui et qui, selon certains critiques, nuisent à la peinture des sentimens.
Quelques-uns de ces paysans, et c’était le plus grand nombre, allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait jusqu’aux {p. 3} genoux et un pantalon de toile blanche très-grossière, dont les fils mal tondus par le tisserand accusaient une malpropreté peu commune. Leurs longs cheveux tombant en mèches plates s’unissaient avec tant de complaisance et d’habitude aux poils de la peau de chèvre en cachant si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur, et les confondre, à la première vue, avec des bestiaux ; mais à travers ces cheveux l’on voyait bientôt briller leurs yeux comme des gouttes de rosée dans une épaisse verdure ; et ces regards, tout en annonçant l’intelligence humaine, causaient plus de terreur que de plaisir. Leurs têtes étaient surmontées d’un bonnet de laine rouge, semblable à ce bonnet phrygien que la république adoptait alors comme emblème de la liberté ; et tous avaient sur l’épaule un gros bâton de {p. 4} chêne noueux au bout duquel pendait un long bissac de toile peu garni.
D’autres portaient, par-dessus leur bonnet, un chapeau de feutre grossier à larges bords et orné d’une espèce de chenille en laine de diverses couleurs qui en entourait la forme. Entièrement vêtus de cette toile dont étaient faits les pantalons et les bissacs des premiers, leur costume ne tenait à la civilisation que par de bien faibles liens. Leurs longs cheveux retombaient sur le collet d’une veste ronde à petites poches latérales et carrées qui n’allait que jusqu’aux hanches, habillement particulier aux paysans de l’Ouest ; et sous cette veste ouverte on distinguait un gilet de même toile à gros boutons. Quelques-uns marchaient avec des sabots, tandis que d’autres tenaient leurs souliers à la main par économie.
{p. 5}En somme, ce costume sali par un long usage, noirci par la sueur ou la poussière, et moins original que le précédent, n’avait d’autre mérite historique que de servir de transition à l’habillement presque somptueux de ceux qui, plus rares, brillaient comme des fleurs au milieu de la troupe.
Ces derniers portaient des pantalons de toile bleue ; leurs gilets rouges ou jaunes et ornés de deux rangées de boutons de cuivre parallèles, étaient semblables à des cuirasses carrées ; ces gilets, ces pantalons de couleurs éclatantes, leur donnaient l’air, au milieu de leurs compagnons en vestes blanches, de bluets et de coquelicots dans un champ de blé. Quelques-uns étaient chaussés avec ces sabots que les paysans de la Bretagne savent faire eux-mêmes ; mais presque tous avaient de gros souliers ferrés et des habits {p. 6} d’un drap fort grossier, taillés comme ces anciens babils français dont le paysan garde encore religieusement la forme. Le col de leur chemise était attaché par des boutons d’argent qui figuraient ou des cœurs ou des ancres ; leurs bissacs paraissaient mieux garnis que ceux des autres, et cinq ou six d’entre eux joignaient à leur équipage de route le luxe d’une gourde suspendue par une ficelle à leur cou.
Au milieu de cette troupe, ça et là, les citadins apparaissaient comme pour marquer le dernier terme de la civilisation de ces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, de claques ou de casquettes, ayant des bottes ou des souliers maintenus par des guêtres, ils présentaient, comme les paysans, des différences remarquables dans leurs costumes. Une dizaine d’entre eux portaient cette veste {p. 7} républicaine, connue sous le nom de carmagnole ; d’autres, comme de riches artisans, étaient vêtus, de la tête aux pieds, en drap de même couleur. Les plus recherchés dans leur mise se distinguaient à des fracs et des redingotes de drap bleu ou vert plus ou moins râpé. Ceux-là étaient de véritables personnages : ils avaient des bottes de diverses formes ; ils badinaient avec de grosses cannes en gens qui font contre fortune bon cœur ; et quelques têtes soigneusement poudrées, des queues assez bien tressées, annonçaient quelques lueurs d’éducation.
En considérant ces hommes comme ramassés au hasard et étonnés de se voir ensemble, on eût dit la population d’un petit bourg chassée de ses foyers par un incendie ; mais l’époque et les lieux donnaient un tout autre intérêt à cette description d’hommes. {p. 8} En effet un observateur, initié dans le secret des discordes civiles qui agitaient la France, pouvait facilement reconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité desquels la république devait compter dans cette troupe, presque entièrement composée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient porté les armes contre leur pays.
Un dernier trait assez saillant ne laissait aucun doute sur les sentimens qui divisaient cette masse d’hommes. Les républicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant aux autres individus de la troupe, s’ils offraient des différences sensibles dans leurs costumes, ils portaient sur leurs figures et dans leurs attitudes cette espèce d’uniforme que donne le malheur. Leurs visages, soit qu’ils fussent hâlés par le soleil et les travaux des champs, soit qu’ils eussent une blancheur {p. 9} citadine, gardaient l’empreinte d’une mélancolie profonde ; leur silence avait quelque chose de farouche ; bourgeois et paysans, tous pliaient sous le joug d’une même pensée, terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figures étaient impénétrables. La lenteur peu ordinaire de leur marche trahissait seule de secrets calculs.
De temps en temps, quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendus à leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à porter ce signe d’une religion détruite, relevaient la tête avec défiance, en secouant leurs cheveux. Alors ils examinaient à la dérobée les bois, les sentiers et les rochers dont la route était encaissée, mais de l’air dont un chien, mettant le nez au vent, essaie de sentir le gibier ; puis, n’entendant que le bruit monotone des pas de leurs silencieux {p. 10} compagnons, ils baissaient de nouveau leurs têtes sombres en reprenant leur contenance de désespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour y vivre, pour y mourir.
La marche de cette colonne sur Mayenne, les élémens hétérogènes qui la composaient et les divers sentimens dont elle était animée s’expliquaient assez naturellement par la présence d’une autre troupe qui formait la tête du détachement.
Cent cinquante soldats environ marchaient en avant avec armes et bagages, sous le commandement d’un Chef de demi-brigade. Il n’est pas inutile de faire observer à ceux qui n’ont pas assisté au drame de la révolution, que cette dénomination remplaçait le titre de colonel, que les patriotes avaient trouvé par trop aristocratique.
{p. 11} Ces soldats appartenaient au dépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjour à Mayenne. Dans ces temps de discordes, les habitans de l’Ouest avaient appelé tous les soldats de la république, des bleus. Ce surnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rouges dont le souvenir est encore assez frais pour en rendre la description superflue. Ce détachement de bleus servait donc d’escorte à ce rassemblement d’hommes assez mécontens d’être dirigée sur Mayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donner un même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leur manquait alors si complètement.
Cette colonne était le contingent d’hommes, péniblement obtenus du district de Fougères et dus par lui, dans la levée que le Directoire exécutif de la république française avait ordonnée, par une loi {p. 12} du 10 messidor précédent, qui demandait à la fois cent millions et cent mille hommes, afin d’envoyer de prompts secours à ses armées, alors battues par les Autrichiens en Italie, par les Prussiens en Allemagne, et menacées en Suisse par les Russes, auxquels Suwarow faisait espérer la conquête de la France.
Les départemens de l’Ouest connus sous le nom de Vendée, la Bretagne et une portion de la Basse-Normandie, pacifiées depuis trois ans par les soins du général Hoche, après une guerre cruelle de quatre années, paraissaient avoir attendu ce moment pour recommencer la guerre.
La république, retrouvant toute son énergie en présence de tant d’agressions, avait d’abord pourvu à la défense des départemens attaqués, en la leur laissant à eux-mêmes, par un des articles de cette loi de messidor. Les Assemblées, n’ayant {p. 13} ni troupes ni argent, éludaient la difficulté par une gasconnade législative. Ne pouvant rien envoyer aux départemens insurgés, le Directoire leur donnait sa confiance. Peut-être aussi espérait-il que cette mesure qui armait les citoyens les uns contre les autres, étoufferait insurrection dans son principe.
Cet article, source de funestes représailles, était ainsi conçu : Il sera organisé des compagnies franches dans les départemens de l’Ouest. L’Ouest prit, devant ces lois, une attitude si hostile que le Directoire, désespérant d’en triompher de prime abord, fit peu de jours après décréter des mesures particulières relativement aux légers contingens dus à l’article qui autorisait les compagnies franches.
Une nouvelle loi promulguée quelques jours avant le commencement de cette {p. 14} histoire et rendue le troisième jour complémentaire de l’an VII qui venait de finir, ordonnait d’organiser en légions ces faibles levées d’hommes. Elles devaient porter le nom des départemens de la Sarthe, de l’Orne, de la Mayenne, d’Île-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire, et ces légions, disait la loi, spécialement employées à combattre les Chouans, ne pourraient sous aucun prétexte être portées aux frontières.
Ces détails seraient fastidieux s’ils étaient moins ignorés ; mais ils donnent à cette époque une physionomie particulière ; ils serviront à expliquer la marche du troupeau d’hommes que conduisaient les bleus, et il n’est pas difficile d’y répandre de la gaieté en faisant observer que ces belles et patriotiques déterminations directoriales n’ont jamais {p. 15} reçu d’autre exécution que leur insertion au Bulletin des Lois. Les décrets de la république n’ayant plus derrière eux de grandes idées morales comme le patriotisme ou la terreur, pour les rendre exécutoires, créaient des millions et des soldats dont rien n’entrait au trésor et à l’armée. Le ressort de la révolution s’était usé en des mains inhabiles ; et alors les lois recevaient dans leur application l’empreinte des circonstances au lieu de les dominer.
Les départemens de la Mayenne et d’Île-et-Vilaine étaient alors commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux, l’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher les contingens de la Bretagne, et surtout celui de Fougères, l’un des plus redoutables foyers de la chouannerie, espérant affaiblir par-là les forces de ces districts menaçans. {p. 16} Il profita des prévisions illusoires de la loi pour affirmer qu’il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires, et qu’il avait à sa disposition un mois de la solde promise par le gouvernement à ces troupes d’exception.
Sur la foi de ces promesses, l’opération qu’il avait été chargé d’accomplir dans un pays aussi mal disposé que l’était la Bretagne, qui, dans ces temps-là, se refusait à toute espèce de service militaire, réussit d’abord, comparativement aux réquisitions précédentes, avec trop de promptitude, pour que ce succès apparent ne devînt pas un sujet d’alarmes pour cet officier. C’était un de ces vieux loups de guérite difficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vit accourir au district une partie des contingens, il soupçonna quelque motif secret à cette prompte réunion d’hommes ; {p. 17} et, sans attendre les retardataires, il prit des mesures pour tâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, place plus rapprochée du centre.
Cependant l’insurrection croissante de ces contrées rendait le succès de ce projet très-problématique ; mais cet officier, qui gardait, selon ses instructions, le plus profond secret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peu rassurantes parvenues de la Vendée, avait tenté, dans la matinée où commence cette histoire, d’arriver à Mayenne par une marche forcée, et il se promettait bien d’exécuter la loi à sa manière, en remplissant les cadres de sa demi-brigade avec ses conscrits bretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre, avait remplacé, pour la première fois, dans les lois, le nom de réquisitionnaire, jadis donné aux recrues républicaines.
{p. 18} Avant de quitter Fougères, il avait fait prendre secrètement à ses soldats les rations de pain nécessaires à la subsistance de toute la troupe, afin de ne pas éveiller à l’avance l’attention des paysans sur le départ ; et il comptait bien ne pas s’arrêter à l’étape d’Ernée où, revenus de leur étonnement, les hommes du contingent auraient pu s’entendre avec les chouans répandus dans les campagnes voisines.
Le morne silence qui régnait dans la troupe des réquisitionnaires surpris par la manœuvre du vieux républicain, et la lenteur de leur marche sur cette montagne, excitaient au plus haut degré la défiance de ce chef de demi-brigade nommé Hulot. Les traits les plus saillans de la description qui précède, étaient pour lui du plus haut intérêt ; aussi marchait-il silencieusement quoiqu’il fût entouré de cinq jeunes officiers qui respectaient {p. 19} la préoccupation de leur chef : mais au moment où Hulot parvint au faîte de la Pélerine, il tourna tout-à-coup la tête, comme par instinct, pour inspecter les visages inquiets des réquisitionnaires, et il ne tarda pas à rompre le silence.
En effet, le retard progressif de ces Bretons avait déjà mis entre eux et leur escorte une distance d’environ deux cents pas ; et Hulot, faisant une petite grimace qui lui était particulière :
– Que diable ont donc tous ces serins-là ? s’écria-t-il d’une voix sonore ; nos conscrits ferment le compas au lieu de l’ouvrir, je crois !
À ces mots, les officiers dont il était accompagné, se retournèrent par un mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut que cause un bruit soudain. Les sergens et les caporaux les imitèrent, et la compagnie s’arrêta sans avoir {p. 20} entendu le mot souhaité de : – Halte !
Si d abord les officiers jetèrent un regard scrutateur sur le détachement qui gravissait, comme une longue tortue, la montagne de la Pélerine, ces cinq jeunes gens que la défense de la patrie avait arrachés, comme tant d’autres, à des études distinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pas encore éteint le sentiment des arts, furent assez frappés du spectacle qui s’offrit à leurs regards, pour laisser sans réponse une observation dont ils ignoraient toute l’importance.
Quoiqu’ils vinssent de Fougères où le tableau, qui se présentait alors, se voit également, mais avec les différences que le changement du point de vue lui fait subir ; ils ne purent se refuser à l’admirer une dernière fois, semblables en cela à ces dilettanti auxquels une musique donne {p. 21} d’autant plus de jouissances qu’ils en connaissent mieux les détails.
Du sommet de la Pélerine, apparaît aux yeux du voyageur la grande vallée du Couësnon dont la ville de Fougères occupe à l’horizon l’un des points culminans. Son château domine, du haut du rocher où il est bâti, trois ou quatre routes importantes, et cette position en fait la clef de la Bretagne.
Alors les officiers découvraient, dans toute son étendue, ce bassin aussi remarquable par la prodigieuse fertilité du sol que par la variété de ses aspects ; de toutes parts, des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtre ; elles déguisent leurs flancs, grisâtres sous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versans des vallons secrets pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vaste enceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend {p. 22} avec mollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. La multitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux héritages tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure une physionomie rare aux paysages de la France, et il renfermait de féconds secrets de beauté, dans les contrastes multipliés dont il déroulait à l’œil les effets larges et pittoresques.
À ce moment, la vue de cet harmonieux pays était animée de l’éclat puissant et fugitif dont la nature se plaît à revêtir parfois ses immortelles créations. Pendant que le détachement traversait le fond de cette longue et large vallée, le soleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches et légères qui, dans les matinées de septembre, voltigent dans les prairies ; et, à l’instant où les soldats se retournèrent, une invisible main semblait {p. 23} enlever à ce paysage le dernier des voiles dont elle l’aurait enveloppé, semblable à ce dernier linceul de gaze diaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ils brillent imparfaitement, en se jouant de la curiosité de l’œil.
Alors le ciel, dans le vaste horizon que les voyageurs embrassèrent, n’offrait pas le plus léger nuage qui pût faire croire, par sa clarté d’argent, que cette voûte bleue fût l’immense firmament. Elle ressemblait plutôt à une écharpe supportée par la ceinture des montagnes à cimes inégales et placée dans les airs pour protéger de son dôme éclatant cette magnifique assemblée de champs, d’héritages, de prairies, d’arbres, de ruisseaux, de fleurs et de bocages, éclairés par le soleil comme par une lampe d’or magiquement suspendue dans un pavillon de fée.
{p. 24}Les regards ne se lassaient pas d’errer sur cet espace où jaillissaient tant de beautés champêtres : le vert d’émeraude des prés irrégulièrement coupés faisait ressortir la verdure foncée des arbres et des haies dont ils étaient entourés. Les yeux hésitaient long-temps à faire un choix dans l’étonnante multiplicité de ces bosquets que les teintes sévères de quelques touffes jaunies enrichissaient des couleurs du bronze ; ils s’attachaient aux contrastes offerts par des champs rougeâtres où le sarrasin récolté s’élevait en gerbes coniques semblables aux faisceaux d’armes que le soldat amoncèle au bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient les guérets 1 des seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de quelques toits d’où sortaient de blanches fumées, les tranchées vives et éclatantes comme l’argent que produisaient les ruisseaux tortueux du Couësnon, attiraient l’œil comme les {p. 25} fleurs brillantes d’une prairie, en tendant de ces piéges d’optique qui rendent l’ame indécise et rêveuse.
La fraîcheur embaumée des brises d’automne, la senteur forte et végétale des forêts, s’élevaient comme un nuage d’encens et enivraient les admirateurs de ce beau pays ; ils contemplaient avec ravissement ses fleurs inconnues, sa végétation vigoureuse, sa verdure rivale de celle des îles d’Angleterre dont il est à peine séparé et dont il porte même le nom.
Quelques bestiaux animaient cette scène déjà si dramatique. Les oiseaux chantaient leurs hymnes du matin, faisant ainsi rendre à la vallée une suave et sourde mélodie qui frémissait dans les airs comme une voix céleste.
Mais si l’imagination recueillie est assez puissante pour apercevoir pleinement {p. 26} les riches accidens d’ombre et de lumière, les fantastiques perspectives qui naissaient des places où manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où s’élevaient des tertres, où s’abaissaient des sinuosités coquettes qui gardaient leurs trésors pour une seconde vue, et les horizons vaporeux des montagnes ; si le souvenir colorie, pour ainsi dire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, les personnes, pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mérite, auront une image imparfaite encore du magique spectacle dont l’ame assez peu impressionnable des officiers fut comme saisie.
Ils pensèrent alors que ces pauvres réquisitionnaires abandonnaient leur pays et leurs chères coutumes pour aller mourir peut-être en des terres étrangères, ils leur pardonnèrent involontairement un retard qu’ils comprirent ; {p. 27} et, avec cette générosité naturelle aux soldats, ils déguisèrent leur condescendance, en manifestant le désir d’examiner les positions militaires de cette merveilleuse contrée.
Mais Hulot, que nous appellerons souvent le commandant, pour nous dispenser de lui donner le nom peu harmonieux de Chef de demi-brigade, était un de ces militaires qui, dans un danger pressant, ne sont pas hommes à se laisser prendre aux charmes des paysages, quand même ce seraient ceux du paradis terrestre ; il secoua donc la tête par un geste négatif ; et, contractant deux sourcils noirs qui donnaient une expression sévère à sa physionomie :
– Pourquoi, diable ! ne viennent-ils pas ? demanda-t-il de nouveau de sa voix grossie par les fatigues de la guerre. Y a-t-il dans le village quelque bonne {p. 28} vierge à laquelle ils donnent une poignée de main ?
– Tu demandes pourquoi ?… lui répondit une voix rauque et sauvage qui lui était inconnue.
En entendant des sons qui semblaient partir de la corne de taureau avec laquelle les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, plutôt que d’un gosier humain, le commandant se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointe d’une épée. Il vit à deux pas de lui un personnage encore plus bizarre qu’aucun de ceux emmenés à Mayenne pour servir la république.
Cet inconnu était un petit homme trapu et large des épaules. Il montrait une tête presque aussi grosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avait plus d’une ressemblance. Ses narines étaient épaisses et son nez court. Ses larges lèvres {p. 29} retroussées par des dents blanches comme de la neige, ses grands et ronds yeux noirs garnis de sourcils menaçans, ses oreilles pendantes et ses cheveux roux appartenaient plutôt au genre des herbivores qu’à notre belle race caucasienne ; enfin l’absence complète des autres caractères de l’homme rendait sa tête nue plus remarquable encore.
Cette face, comme bronzée par le soleil et dont les rudes et anguleux contours offraient une vague analogie avec le granit qui forme le sol de ces contrées, était la seule partie visible du corps de cet être singulier. À partir du cou, il était enveloppé dans une espèce de sarreau ou blouse de toile rousse plus grossière encore que celle des pantalons des réquisitionnaires les moins aisés.
Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu la saye (saga) ou le sayon {p. 30} des Gaulois, finissait à mi-corps : et là, se rattachait à deux fourreaux de peau de chèvre, par des morceaux de bois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leur écorce. Les manches du sarreau étaient assujetties aux poignets par des boutons semblables. Les peaux de biques, pour parler la langue du pays, qui garnissaient ses jambes et ses cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme humaine, et des sabots informes cachaient même ses pieds. Ses longs cheveux, semblables aux poils de ses peaux de chèvre, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deux parties égales, plates et luisantes comme les chevelures de ces statues du moyen-âgé qu’on voit dans quelques cathédrales.
Au lieu de ce bâton noueux que les réquisitionnaires portaient sur leurs épaules, il tenait appuyé sur sa poitrine et élevé {p. 31} en l’air comme un fusil, un fouet énorme dont le cuir habilement tressé paraissait être au moins une fois plus long que celui des fouets ordinaires.
La brusque apparition de cet être bizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelques officiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire qui se repliait sur la colonne en la voyant s’arrêter. Néanmoins cette apparition étonna singulièrement le commandant, mais il n’en parut pas le moins du monde intimidé ; toutefois, son front devint particulièrement soucieux ; et, après avoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé de pensées sinistres :
– Oui, pourquoi, pourquoi ne viennent-ils pas ? le sais-tu ?
– C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent qui prouvait {p. 32} une assez grande difficulté de parler français : c’est que là, dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est la Maine, et là finit la Bretagne !… Puis il frappa fortement le sol en faisant tomber l’énorme manche de son fouet aux pieds mêmes du commandant.
L’impression produite, sur les spectateurs de cette scène, par la harangue laconique de l’inconnu, ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappé au milieu d’une douce musique. Le mot de harangue suffit a peine pour rendre toute la haine, les regrets et les désirs de vengeance qu’exprimèrent son geste hautain, sa parole brève, sa contenance empreinte d’une énergie farouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme à coups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée sur ses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. {p. 33} Il gardait une attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même de la Bretagne, se relevant d’un sommeil de trois années, pour recommencer une guerre où la victoire ne se montrait jamais sans de doubles crêpes.
– Voilà un joli coco ! dit Hulot en se parlant à lui-même ; il m’a l’air d’être l’ambassadeur de gens qui s’apprêtent à parlementer à coups de fusil.
Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandant promena successivement ses regards de cet homme au paysage, du paysage au détachement, du détachement sur les talus abruptes de la route dont les hauts genêts de la Bretagne ombrageaient les crêtes ; puis il les reporta tout-à-coup sur l’inconnu auquel il fit subir comme un muet interrogatoire : il le termina en lui demandant brusquement :
{p. 34}– D’où viens-tu ?
Son œil avide et perçant cherchait à lire ce visage impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris l’expression de torpeur bête dont s’enveloppe un paysan au repos.
– Du pays des Gars ! répondit l’homme sans manifester aucun trouble.
– Ton nom ?
– Marche-à-terre.
– Pourquoi portes-tu encore un surnom de Chouan ?
Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom, regarda le commandant d’un air d’imbécillité si profondément vraie, que le militaire crut n’avoir pas été compris.
– Fais-tu partie de la réquisition de Fougères ?…
À cette demande, Marche-à-terre {p. 35}répondit par un de ces – je ne sais pas, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Il s’assit tranquillement sur le bord du chemin ; il tira de son sarreau quelques morceaux roulés d’une mince et noire galette de sarrasin, repas national dont les tristes délices ne peuvent être comprises que des Bretons ; et il se mit à manger avec une indifférence stupide. Il faisait croire à une absence si complète de toute intelligence, que les officiers le comparèrent tour à tour, dans cette situation, à un des animaux qui broutaient les gras pâturages de la vallée, aux sauvages de l’Ohio et à un Hottentot du cap de Bonne-Espérance.
Cette attitude trompait aussi le commandant qui bannissait déjà ses inquiétudes passagères lorsque, jetant un dernier regard de prudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être le héraut d’un {p. 36}prochain carnage, il vit les cheveux, le sarreau, les peaux de chèvre, couverts d’épines, de débris de feuilles, de brins de bois et de broussailles, comme si le chouan eût fait une longue route à travers les halliers. Alors il lança un coup-d’œil significatif au lieutenant Gérard qui se trouvait à côté de lui, lui serra fortement la main et dit à voix basse :
– Nous avons été chercher de la laine et nous allons revenir tondus.
Tous les officiers étonnés se regardèrent en silence.
Chapitre II §
La scène précédente, décrite avec trop de complaisance peut-être, recevra quelque lumière d’une courte digression qu’il convient de placer ici. Elle servira à mettre dans le secret des craintes du {p. 38} commandant Hulot certaines personnes casanières habituées à douter de tout parce qu’elles ne voient rien, et qui pourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des honnêtes paysans de l’Ouest.
Le mot Gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langue celtique. Il a passé du bas-breton dans le français. Ce mot est de notre langage actuel celui qui contient le plus de souvenirs antiques : le gais était l’arme principale des Galls ou Gaulois ; gaisde signifiait armé ; gaisg, bravoure ; gas, force. Ces rapprochemens prouvent la parenté du mot gars avec ces expressions de la langue de nos ancêtres. Il a de l’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force, courage. Cette dissertation trouve son excuse dans sa nationalité. Elle servira à réhabiliter dans l’esprit de quelques personnes les mots : gars, garçon, garçonnet, garce, {p. 39} garcette, dédaignés comme peu séants, dont l’origine est si guerrière et qui se montreront ça et là dans le cours de cette histoire. – C’est une fameuse garce ! est un éloge peu compris que recueillit madame de Staël dans un petit canton du Vendômois où elle passa quelques jours d’exil.
La Bretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloises ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province où, même de nos jours, la vie sauvage et l’esprit superstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire, flagrans, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habité par nombre de sauvages semblables à celui qui vient de comparaître dans ce récit, les gens de la contrée disent : les gars de telle paroisse.
Ce nom classique est comme un gage {p. 40} de la fidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditions du langage et des mœurs galliques ; aussi leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiques superstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sont encore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout les monumens des Druides. Là, le génie de la civilisation moderne s’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Une incroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi du serment ; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs,
de notre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage, mais aussi une simplicité patriarcale s’accordent à rendre les habitans de ces campagnes plus sauvages et plus pauvres de combinaisons intellectuelles que les Mohicans et les Peaux rouges de l’Amérique septentrionale. La Bretagne est plus curieuse
{p. 41} peut-être que le Canada, par la place qu’elle occupe au centre de l’Europe : les lumières l’entourent sans y porter leur bienfaisante chaleur, et ce pays ressemble à un charbon glacé qui reste obscur au sein d’un brillant foyer.
Les efforts tentés par quelques bons esprits pour conquérir à la prospérité et à la vie sociale cette belle partie de la France, si riche de trésors ignorés, meurent au sein de l’immobilité de toute une population vouée à une immémoriale routine.
Ce malheur s’explique assez par la nature d’un sol encore hérissé de ravins ; de torrens, de haies, de lacs et de marais ; sans routes et sans canaux ; dont les détails de cette histoire feront peut-être ressortir les dangers et la déplorable culture.
La disposition pittoresque de ce {p. 42} pays et les préjugés de ses habitans excluent et la concentration des individus et les bienfaits amenés par la comparaison, l’échange des idées. Par là point de villages. Les constructions précaires que l’on nomme des logis sont clair-semées à travers la contrée. Chaque famille vit dans un désert Les seules réunions connues sont les assemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religion consacrent à l’église de la paroisse. Ces réunions silencieuses dominées par le Recteur, le seul maître de ces esprits grossiers, ne durent que quelques heures.
Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre, le paysan retourne pour une semaine entière dans sa demeure insalubre. Il en sort pour le travail, il y rentre pour dormir. S’il est visité, c’est par ce recteur, l’ame de la contrée. Aussi, était-ce à la voix de ces prêtres que des milliers d’hommes se ruèrent sur la république {p. 43} et ces parties de la Bretagne fournirent cinq ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire, des masses de néophytes à la première chouannerie.
Les frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nom à cette guerre, exerçaient leur périlleux métier de Laval à Fougères ; mais les insurrections de ces campagnes n’eurent rien de noble et l’on peut dire avec assurance que si la Vendée fit du brigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage : la proscription des princes, la religion détruite ne furent pour les chouans que des prétextes de pillage, et les événemens de cette lutte intestine furent empreints de la sauvage âpreté des mœurs de ces contrées.
Aussi, quand de vrais défenseurs de la monarchie vinrent recruter des soldats parmi ces populations ignorantes et {p. 44} belliqueuses, ils essayèrent de donner sous le drapeau blanc, quelque grandeur à ces ignobles entreprises qui avaient rendu la chouannerie odieuse ; mais leurs nobles efforts furent inutiles, et les chouans sont restes comme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peu civilisées d’un pays.
Le tableau de la première vallée offerte par la Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes qui composaient le détachement des réquisitionnaires, la description du gars apparu sur le sommet de la Pélerine, donnent en raccourci une fidèle image de la province et de ses habitans. Une imagination exercée peut, d’après ces détails, concevoir le théâtre et les instrumens de la guerre.
Là en étaient les élémens : les haies brillantes de ces belles vallées cachaient alors d’invisibles agresseurs. Alors {p. 45}chaque champ était une forteresse, chaque arbre méditait un piège, chaque vieux tronc de saule creux gardait un stratagème. Le lieu du combat était partout. Les fusils attendaient sur les routes des bleus que de jeunes filles attiraient en riant sous le feu des canons, sans croire être perfides. Elles allaient en pélerinage avec leurs pères et leurs frères demander des ruses et des absolutions à des vierges de bois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme de ces créatures ignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une fois cette lutte engagée, tout dans le pays devenait dangereux : le bruit comme le silence, la grâce comme la terreur, car il y avait de la gloire à être traître à la France pour Dieu et le roi.
Mais pour rendre exacte et vraie en tout point la peinture de cette guerre, {p. 46} l’historien doit ajouter qu’au moment où la paix de Hoche fut signée, la contrée entière redevint riante et amie ; les familles, qui la veille se déchiraient encore, le lendemain soupèrent sans danger sous le même toit.
À l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes écrites sur les peaux de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincu de la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dont il avait espéré le maintien. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible à la suite d’une inaction de trois années. La révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssable aux esprits modérés. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France, et la république, abandonnée du jeune {p. 47}capitaine qui semblait en être le génie tutélaire, paraissait hors d’état de résister à tant d’ennemis. Le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée par mille petits soulèvemens partiels, prenait un caractère tout nouveau de gravité, puisque les chouans concevaient le dessein d’attaquer une aussi forte escorte.
Telles étaient les réflexions qui se déroulèrent beaucoup moins succinctement dans l’esprit de Hulot, au moment où il crut apercevoir, dans l’apparition de Marche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, car lui seul était dans le secret de son danger.
Le silence dont fut suivie la phrase prophétique du commandant à Gérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pour recouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé, et il {p. 48} ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vint à penser qu’il était déjà environné des horreurs d’une guerre dont les cannibales auraient peut-être renié les atrocités.
Le capitaine Merle et le lieutenant Gérard, ses deux amis, cherchant à s’expliquer la terreur, si nouvelle pour eux, qu’ils lisaient sur la figure de leur chef, contemplaient Marche-à-terre mangeant sa galette au bord du chemin, sans pouvoir établir de rapports entre cette espèce d’animal et l’inquiétude de leur intrépide commandant.
Tout-à-coup le visage de ce dernier s’éclaircit. Tout en déplorant les malheurs de la France, il se réjouit d’avoir à combattre pour elle ; il se promettait joyeusement de ne pas être la dupe des chouans et de pénétrer l’homme si {p. 49}ténébreusement rusé qu’ils lui faisaient l’honneur d’employer contre lui.
Avant de prendre aucune résolution, il se mit à examiner la position où les ennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin, au milieu duquel il se trouvait engage, passait dans une espèce de gorge, peu profonde à la vérité, mais flanquée de bois et où aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils noirs, puis il dit à ses deux amis, d’une voix sourde et très-émue :
– Nous sommes dans un guêpier !…
– Et de quoi avez-vous donc peur ? demanda Gérard.
– Peur ?… reprit le commandant, oui peur, car j’ai toujours eu peur d’être fusillé comme un chien au détour d’un bois sans qu’on vous crie : Qui vive !
{p. 50}– Bah ! dit Merle en riant, qui vive ! est aussi un préjuge.
– Nous sommes donc vraiment en danger ? demanda Gérard aussi étonné du sang-froid de Hulot que de sa passagère terreur.
– Chut ! dit le commandant, nous sommes dans la gueule du loup ; il y fait noir comme dans un four ; et, voyez-vous, j’essaie à lire mon alphabet. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut de cette côte (et il la décora d’une épithète énergique) ; puis il ajouta : Et alors je finirai peut-être par y voir clair.
Et le commandant, tirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre qui, feignant de croire qu’il les gênait, se leva promptement.
– Reste là, chenapan ! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talus où il s’était assis.
{p. 51}De ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement l’insouciant Breton.
– Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basse aux deux officiers ; il est temps de vous dire que la boutique est enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage qui a eu lieu aux assemblées, a encore donné un coup de balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins c’est plus français, de Directeurs viennent de perdre une bonne lame. Bernadotte n’en veut plus.
– Qui le remplace ? demanda vivement Gérard.
– Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bien mauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires, car voilà des fusées qui partent sur les côtes : tous ces hannetons de Vendéens et de chouans sont en l’air, et ceux qui sont derrière {p. 52}ces marionnettes-là ont bien su prendre le moment où nous succombons.
– Comment ! dit Merle.
– Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en étouffant sa voix encore davantage ; les chouans ont déjà intercepté deux fois les courriers, et je n’ai reçu les derniers décrets et les dépêches qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte au moment où il quittait le ministère. Des amis m’ont heureusement écrit confidentiellement sur cette débâcle : Fouché a découvert que le tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Paris d’envoyer un chef à ses canards de l’intérieur ; on pense que Barras trahit la république. Bref, Pitt et les princes ont envoyé un ci-devant, homme vigoureux, plein de talent, qui voudrait, en réunissant les efforts des Vendéens à ceux des chouans, abattre le {p. 53}bonnet de la république. Ce camarade-là a débarqué dans le Morbihan ; je l’ai su le premier, et l’ai appris aux malins de Paris. Le Gars est le surnom qu’il a pris ; car tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des noms qui donneraient la colique à un honnête patriote s’il les portait. Or, notre homme est dans ce district ; l’arrivée de ce chouan-là (il indiqua de nouveau Marche-à-terre) m’annonce qu’il est sur notre dos ; mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, et vous allez m’aider à ramener mes linottes à la cage et plus vite que ça ! Je serais un joli coco si je me laissais engluer comme une corneille, par ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexte d’avoir à épousseter nos chapeaux !
En apprenant ces circonstances {p. 54}secrètes et critiques, les deux officiers qui savaient que leur commandant ne s’alarmait jamais en vain, prirent alors cette contenance grave qu’ont les militaires au fort du danger, lorsque ce sont de ces hommes puissans qui voient un peu loin dans les affaires humaines. Gérard voulut répondre, afin de continuer une conversation féconde en nouvelles politiques dont le commandant paraissait taire une partie ; mais un signe de Hulot arrêta sa langue, et ils regardèrent tous les trois Marche-à-terre.
Ce dernier ne donna pas la moindre marque d’émotion en se voyant surveillé par ces hommes redoutables d’intelligence et de force corporelle. La curiosité des deux officiers, pour lesquels cette sorte de guerre était nouvelle, fut vivement excitée par le commencement d’une affaire qui offrait un {p. 55} intérêt presque romanesque ; aussi en plaisantèrent-ils ; mais Hulot les regarda gravement et leur dit :
– Tonnerre de Dieu ! n’allons pas fumer sur le tonneau, citoyens !… C’est porter de l’eau dans un panier que d’avoir du courage hors de propos ! – Gérard, dit-il ensuite en se penchant à l’oreille du lieutenant, approchez-vous insensiblement de ce brigand-là ; tenez-vous prêt à lui passer votre épée au travers du corps au moindre mouvement suspect : et moi, je vais prendre des mesures pour soutenir la conversation, s’ils veulent l’entamer.
Gérard inclina légèrement la tête en signe d’obéissance ; puis il se mit à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelle on a pu se familiariser : il parut vouloir les examiner plus attentivement et marcha pour ainsi dire sur {p. 56} lui-même et sans affectation ; mais on pense bien que le paysage était la dernière chose qu’il regardât.
De son côté, Marche-à-terre, laissant complètement ignorer si la manœuvre du lieutenant le mettait en péril, jouait avec le bout de son fouet, et l’on eût dit qu’il pêchait à la ligne dans le fossé.
Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant les chouans, le commandant dit tout bas à Merle :
– Donnez dix hommes d’élite à un caporal et allez les poster vous-même au-dessus de nous, à l’endroit du sommet de cette côte où le chemin s’élargit en formant un plateau et d’où vous apercevrez un bon ruban de queue de la route d’Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pas flanqué de bois et d’où le caporal puisse surveiller la campagne. {p. 57}Prenez La-clef-des-cœurs, il est intelligent. Il n’y a pas de quoi rire, je ne donnerais pas un décime de notre peau, si nous ne prenons pas notre bisque !
Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec une promptitude dont il comprenait toute l’importance, le commandant agita la main droite pour réclamer un profond silence des soldats dont il était entouré et qui causaient en jouant. Il ordonna, par un autre geste, de reprendre les armes ; et, lorsque le calme fut établi, il porta les yeux d’un côté de la route à l’autre, écoutant avec une attention inquiète, comme s’il espérait surprendre quelque bruit étouffé, quelques sons d’armes ou des pas précurseurs de la lutte attendue. Son œil noir et perçant semblait sonder les bois à des profondeurs extraordinaires ; mais ne recueillant aucun indice, il consulta le {p. 58} sable de la route, à la manière des sauvages, pour tâcher de découvrir les traces des pas de ces invisibles ennemis dont il connaissait l’audace et les avantages.
Désespéré de ne rien apercevoir qui justifiât ses craintes, il s’avança vers les côtés de la route, en gravit les légères collines avec peine, puis il en parcourut lentement les sommets. Tout-à-coup, sentant l’utilité de son expérience au salut de sa troupe, il descendit ; son visage devint plus sombre, car dans ces temps-là les chefs étaient toujours fâchés de ne pas garder pour eux seuls la tâche la plus périlleuse.
Les autres officiers et les soldats, ayant remarqué la préoccupation d’un chef dont ils aimaient le caractère et connaissaient la valeur, pensèrent alors que son extrême attention annonçait un danger. Incapables d’en soupçonner la gravité, s’ils {p. 59} restèrent immobiles et retinrent presque leur respiration, ce fut par instinct. Semblables à ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de l’habile chasseur dont ils ne comprennent pas l’ordre et auquel ils obéissent ponctuellement, sentant qu’il exerce une intelligence supérieure à la leur ; de même ces soldats regardèrent alternativement la vallée du Couësnon, les bois de la route et la figure sévère de leur commandant, en tâchant d’y lire leur sort : ils se consultaient des yeux et plus d’un sourire se répétait de bouche en bouche.
Quand Hulot fit sa grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passait pour le bel-esprit de la compagnie, dit à voix basse :
– Où diable nous sommes-nous donc fourrés pour que ce vieux troupier de Hulot nous fasse une mine aussi marécageuse ! Il a l’air d’un conseil de guerre !…
{p. 60} Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silence exigé sous les armes régna tout-à-coup.
Au milieu de ce silence solennel, les pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels le sable criait sourdement, rendaient un son régulier qui, mêlé à la voix harmonieuse de la vallée, ajoutait une émotion écrasante à cette anxiété générale. Ce sentiment indescriptible ne peut être compris que de ceux qui, en proie à une attente cruelle dans un profond et nocturne silence, ont senti redoubler les sourds et larges battemens de leur cour en entendant quelque bruit monotone et répété verser l’angoisse comme goutte à goutte dans leur ame riche et forte.
Le commandant se replaçant au milieu de la route, commençait à se demander : Me trompé-je ? Il regardait déjà avec {p. 61} une colère concentrée, qui lui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupide Marche-à-terre : mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dans le regard terne du chouan lui persuada de continuer à prendre ses mesures salutaires.
À ce moment, le capitaine Merle ayant accompli les ordres de Hulot, revint auprès de lui. Alors les muets acteurs de cette scène, semblable à mille autres qui rendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirent avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voir s’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire.
– Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettre à la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nous comptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine de {p. 62}bons lurons, à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenant Lebrun : vous les conduirez rapidement à la queue du détachement. Là, ils appuieront les patriotes qui s’y trouvent et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là, afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par les camarades, là-haut. Je vous attends.
Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandant, regardant tour à tour quatre hommes intrépides dont il connaissait l’adresse et l’agilité, les appela silencieusement en les désignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste à ramener l’index vers le nez, par un mouvement rapide et répété. Ils vinrent.
– Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nous avons mis à la raison ces brigands qui s’appellent des {p. 63} chasseurs du Roi ! Vous savez comment ils se cachaient pour canarder les bleus !
À cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la tête en faisant une moue significative. C’étaient de ces figures héroïques, dont la martialité insouciante et résignée annonçait que, depuis la lutte commencée entre la France et l’Europe, leurs idées n’avaient pas été plus loin que leur giberne en arrière et leur baïonnette en avant. Tout en ramassant leurs lèvres comme une bourse dont on serre les cordons, ils regardèrent leur commandant d’un air attentif et curieux.
– Eh bien ! reprit Hulot qui possédait éminemment l’art de parler au soldat sa langue pittoresque et d’en être aimé ; il ne faut pas que de bons lapins comme nous se laissent embêter par des chouans. Il y en a ici ou je ne me nomme pas Hulot ! Vous allez, à vous quatre, battre les {p. 64} deux côtés de cette route. Le détachement va filer le câble : ainsi suivez ferme, ne descendez pas la garde et éclairez-moi bien cela, vivement. Et il leur montra les dangereux sommets du chemin.
Tous, en guise de remerciement, portèrent le revers de la main à leurs vieux chapeaux à trois cornes, dont le haut-bord, battu par la pluie et affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nommé Larose, sergent connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil :
– On va leur siffler un air de clarinette, mon commandant.
Ils partirent, les uns à droite, les autres à gauche.
Ce ne fut pas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaître des deux côtés de la route : cette anxiété fut partagée par le commandant qui les envoyait à une mort certaine. Il eut un {p. 65} frisson involontaire lorsqu’il ne vit plus le bord pointu de leurs chapeaux. Tous écoutèrent le bruit de leurs pas sur les feuilles sèches avec un sentiment d’autant plus aigu, qu’il était caché plus profondément. Il y a des scènes de guerre où quatre hommes risqués causent plus d’effroi que les milliers de morts étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont des nuances d’attitude et des expressions si multipliées, si fugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler aux souvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques tourner librement autour de ces figures si dramatiques ; car rien de ces orages féconds en détails et riches d’accidens ne peut être décrit sans d’interminables longueurs.
Au moment où les baïonnettes de ces soldats ne brillèrent plus, le capitaine Merle revenait, après avoir accompli les {p. 66} ordres du commandant avec la rapidité de l’éclair. Alors Hulot, par deux ou trois commandemens, mit le reste de la troupe en bataille au milieu du chemin ; il ordonna de regagner le sommet de la Pélerine où stationnait sa petite avant-garde ; puis il marcha le dernier et à reculons afin d’observer les plus légers changemens qui pourraient survenir sur tous les points de cette scène si ravissante par le fait de la nature, si terrible par l’homme.
Il atteignait l’endroit où Gérard gardait Marche-à-terre, lorsque ce dernier, qui avait suivi, d’un œil indifférent en apparence, toutes les manœuvres du commandant, mais qui regardait alors avec une incroyable intelligence les deux soldats qui marchaient vers les bois de la droite de la route, se mit à siffler trois ou quatre fois, de manière à produire le cri clair et perçant de la chouette.
{p. 67}Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ont déjà été cités, employaient ainsi, pendant la nuit, les intonations ou la répétition de ce chant nocturne pour s’avertir des embuscades, des dangers et de tout ce qui les intéressait : de-là leur était venu le surnom de chuin qui signifie chouette ou hibou dans le patois de ce pays, et ce mot corrompu avait donné le nom à la guerre.
En entendant ce sifflement suspect, le commandant s’arrêta et regarda fixement Marche-à-terre. Voulant paraître dupe de la niaise attitude du chouan, afin de le garder près de lui comme un baromètre qui lui indiquât les mouvemens de l’ennemi, il arrêta la main de Gérard qui s’apprêtait à le dépêcher ; puis, plaçant deux soldats à quelques pas de l’espion, il leur ordonna, à haute et intelligible voix, de se tenir prêts à faire feu {p. 68} à son moindre signe de tête. Malgré son imminent danger, Marche-à-terre ne laissa pas paraître la moindre émotion. Le commandant qui l’étudiait, s’apercevant de cette insensibilité, dit à Gérard :
– Le serin n’en sait pas long ! Ah ! ah ! il n’est pas facile de lire sur la figure d’un chouan ; mais il s’est trahi par le désir de montrer son intrépidité. Vois-tu, Gérard, s’il avait joué la terreur, j’allais le prendre pour un imbécile : lui et moi nous faisons la paire, car j’étais au bout de ma gamme. Oh ! nous allons être attaqués ! mais qu’ils viennent, maintenant je suis prêt !
Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d’un air de triomphe, le vieux militaire se frotta les mains, regarda Marche-à-terre d’un air goguenard ; et, croisant avec force les bras sur sa poitrine, il resta au milieu du chemin entre ses {p. 69} deux officiers favoris, attendant le résultat de ses dispositions ; et, sûr du combat, il contempla ses soldats d’un air calme et assuré.
– Oh ! il va y avoir du grabuge !… dit Beau-pied à voix basse ; le commandant s’est frotté les mains.
Chapitre III §
La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le commandant Hulot et son détachement était une de celles où la vie est si réellement mise au jeu, que les hommes un peu supérieurs tiennent {p. 71} à honneur de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit : là, se jugent les hommes en dernier ressort. Le commandant, plus instruit du danger que ses deux amis, mit de l’amour-propre à paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés sur Marche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il attendait bien avec quelque angoisse le bruit de la décharge générale des chouans qu’il croyait cachés, comme des lutins, autour de lui ; mais sa figure resta impassible.
Au moment où tous les yeux des soldats silencieux étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses joues brunes marquées de petite-vérole en retroussant fortement sa lèvre droite, il cligna des yeux, grimace qui était toujours prise pour un sourire par ses soldats ; puis, frappant Gérard sur l’épaule :
– Maintenant que nous voilà calmes, {p. 72} lui dit-il que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?
– Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon commandant ?
– La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse ; l’Europe est contre nous tout entière, et elle a beau jeu cette fois-ci. Pendant que les Directeurs se battent entre eux comme des chevaux dans une écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement, ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés en Italie ; car, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suite des désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataille de Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisse que Suwarow a envahie. Nous sommes enfoncés sur le Rhin ; le Directoire y a envoyé Moreau ; il pourra défendre les frontières… mais la coalition finira par nous {p. 73} écraser, et malheureusement le seul général qui puisse nous sauver est au diable, là-bas en Égypte ! Et comment reviendrait-il au surplus ? L’Angleterre est maîtresse de la mer.
– L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant ! répondit le jeune lieutenant Gérard chez lequel une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. C’est notre révolution qui s’arrêterait. Nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission : ne devons-nous pas aussi conserver l’ame du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées et qui gagnera, j’espère, de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière ; elle la garde d’une main et se défend de l’autre. Si vos nouvelles {p. 74} sont vraies, jamais, depuis dix ans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler : doctrines et pays, tout est prêt à périr.
– Hélas oui ! dit en soupirant le commandant Hulot, et ces polichinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient mener la barque à bien. Bernadotte, Carnot, tout, jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés 2. Bref, il ne reste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché. Il tient tout par la police : aussi est-ce lui qui m’a fait prévenir à temps de cette insurrection ; et encore nous voilà pris, je suis sûr, dans un traquenard.
– Oh ! si l’armée ne se mêle pas un peu de notre gouvernement, dit Gérard, les avocats nous remettront plus mal qu’avant la révolution. Est-ce que ces chafouins-là s’entendent à commander ?…
{p. 75}– J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitent avec les Bourbons ! Tonnerre de Dieu ! s’ils s’entendaient, dans quelle passe nous serions ici, nous autres !…
– Non, non, commandant, nous n’en viendrons pas là. L’armée, comme vous le dites, élèvera la voix, et pourvu qu’elle ne prenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru, j’espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour, après tout, prendre du lin dans une maison et le voir filer à d’autres.
– Oh oui ! dit le commandant, il nous en a furieusement coûté pour changer de costume.
– Eh bien ! dit le capitaine Merle, agissons toujours ici en bons patriotes, et tâchons d’empêcher nos chouans de communiquer avec la Vendée, car s’ils s’entendent et que l’Angleterre s’en mêle, cette fois je ne répondrais pas du bonnet {p. 76} de la République, une et indivisible…
Là, le cri de la chouette se fit entendre à une distance assez éloignée et interrompit la conversation. Alors le commandant inquiet examina Marche-à-terre dont la figure impassible ne donnait pas, pour ainsi dire, signe de vie.
Les conscrits, rassemblés par un lieutenant, étaient réunis comme un troupeau de bétail au milieu de la route, à trente pas environ de la compagnie en bataille ; et derrière eux, à dix pas, se trouvaient les soldats et les patriotes commandés par le lieutenant Lebrun. Le commandant, ayant jeté les yeux sur cet ordre de bataille et regardé une dernière fois le piquet d’hommes postés en avant sur la route, se retournait pour ordonner de se remettre en marche, lorsqu’il aperçut les cocardes tricolores des deux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois de la {p. 77} gauche. Le commandant, ne voyant pas reparaître les deux éclaireurs de la droite, voulut attendre leur retour.
– C’est de-là que la bombe va partir ! dit-il à ses deux officiers en leur montrant le bois où ses deux enfans perdus étaient comme ensevelis.
Pendant que ses deux tirailleurs l’informaient de la sécurité des bois de la gauche, Hulot cessa de regarder Marche-à-terre un moment : alors le chouan se mit à siffler vivement, de manière à faire retentir son cri à une distance prodigieuse ; et, avant qu’aucun de ses deux surveillans l’eût même couché en joue, il leur avait appliqué un coup de fouet qui les renversa sur la berne. Aussitôt, des cris ou plutôt des hurlemens sauvages surprirent les républicains, et une décharge terrible, partie du bois qui surmontait le talus où le chouan s’était assis, abattit sept ou huit {p. 78} soldats. Marche-à-terre, sur lequel cinq à six hommes tirèrent sans l’atteindre, disparut dans le bois après avoir grimpé le talus avec la rapidité d’un chat sauvage. Ses sabots roulèrent dans le fossé, et il fut aisé de lui voir aux pieds les gros souliers non ferrés que portaient habituellement les Chasseurs du Roi.
Aux premiers cris jetés par les chouans, tous les conscrits sautèrent dans le bois à droite, semblables à ces troupes d’oiseaux qui s’envoient à l’approche d’un voyageur.
– Feu ! feu sur eux ! s’écria le commandant.
La compagnie tira sur le bois, mais les conscrits avaient su se mettre tous à l’abri de cette fusillade en s’adossant à des arbres ; et, avant que les armes eussent été rechargées, ils avaient disparu.
– Décrétez donc des légions {p. 79}départementales, hein ! dit Hulot à Gérard. Il faut être bête comme un Directoire pour vouloir compter sur la réquisition de ce pays-ci. Les Assemblées feraient mieux de ne pas nous voter tant d’habits, d’argent et de munitions, et de nous en donner.
– Voilà des crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le pain de munition !… dit Beau-pied, le malin de la compagnie.
À ces mots, des huées et des éclats de rire partis du sein de la troupe républicaine honnirent les déserteurs, mais le silence se rétablit tout-à-coup devant un nouveau spectacle.
Les soldats virent descendre péniblement du talus les deux chasseurs que le commandant avait envoyés 3 battre les bois de la droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade qui abreuvait le terrain de son sang. Les deux pauvres soldats étaient parvenus à moitié de la pente, {p. 80} lorsque Marche-à-terre montra sa face hideuse. Il ajusta si bien les deux bleus qu’il les acheva d’un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. À peine avait-on vu sa grosse tête, que trente canons de fusil se levèrent, mais semblable à une figure fantasmagorique, il avait disparu derrière les fatales touffes de genêts.
Ces événemens qui exigent tant de mots, se passèrent en une minute ; en une minute aussi les patriotes et les soldats de l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.
– En avant ! s’écria le commandant.
La compagnie se porta rapidement à l’endroit élevé et découvert où le piquet avait été placé. Là, le commandant mit la compagnie en bataille ; et, n’apercevant aucune démonstration hostile de la part des chouans, il espéra que la délivrance {p. 81} des conscrits était le seul but de cette embuscade.
– Leurs cris, dit-il à ses deux amis, m’annoncent qu’ils ne sont pas nombreux ; marchons au pas accéléré, nous atteindrons peut-être Ernée sans les avoir sur notre dos.
Ces mots furent entendus d’un conscrit patriote. Il sortit des rangs et se présenta à Hulot.
– Mon général, j’ai déjà fait cette guerre-là en contre-chouan ; peut-on vous en toucher deux mots ?
– C’est un avocat, dit le commandant à l’oreille de Merle, cela se croit toujours à l’audience. – Allons, plaide ! répondit-il au jeune Fougerais qui s’approcha de lui pour lui dire à voix basse :
– Mon commandant, les chouans ont sans doute apporté des armes aux hommes dont ils viennent de se recruter, et si nous {p. 82} levons la semelle devant eux, ils iront nous attendre à chaque coin de bois, et nous tueront jusqu’au dernier avant que nous arrivions à Ernée. Il faut plaider comme tu le dis, mais avec des cartouches. Pendant la bataille qui durera encore plus de temps que tu ne le crois, l’un de mes camarades ira chercher la garde nationale et les compagnies franches de Fougères ; et quoique nous ne soyons que des conscrits, tu verras si nous sommes de la race des corbeaux !…
– Tu crois donc les chouans bien nombreux ?…
– Vois, citoyen commandant !
Il amena Hulot à un endroit du plateau où le sable avait été remué comme avec un râteau ; et, le conduisant assez avant dans un sentier, ils virent les vestiges du passage d’un grand nombre d’hommes : {p. 83} les feuilles étaient comme empreintes sur la terre qui semblait battue.
– Ceux-là sont les gars de Vitré, dit le Fougerais ; ils ont été se joindre aux Bas-Normands.
– Comment te nommes-tu, citoyen ? demanda Hulot.
– Gudin, mon commandant.
– Eh bien ! Gudin, je te fais sergent de tes bourgeois, car tu m’as l’air d’un homme solide. Je te charge de choisir celui de tes camarades qu’il faut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côté de moi. D’abord, va avec tes réquisitionnaires prendre les fusils, les gibernes et les habits des pauvres camarades que ces brigands-là ont couchés dans le chemin. Vous ne resterez pas ici à manger des coups de fusil sans en rendre.
Les intrépides Fougerais allèrent chercher la dépouille des morts, et la {p. 84} compagnie entière les protégea par un feu bien nourri dirigé sur le bois, de manière qu’ils réussirent à dépouiller les morts sans perdre un seul homme.
– Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, feront de fameux fantassins si jamais la gamelle leur sourit.
L’émissaire choisi par Gudin partit en courant par un sentier détourné des bois de gauche.
Alors les soldats, occupés à visiter leurs armes, s’apprêtaient au combat : le commandant les passant en revue des yeux leur sourit ; et restant quelques pas en avant avec ses deux officiers favoris, tous attendirent de pied ferme l’attaque des chouans. Le silence régna de nouveau pendant un instant ; mais il ne fut pas de longue durée.
Trois cents chouans, dont les costumes étaient identiques avec ceux des {p. 85} réquisitionnaires, débouchèrent par les bois de la droite : ils vinrent tumultueusement et en poussant de véritables hurlemens, occuper toute la route devant le faible bataillon des bleus. Le commandant rangea ses soldats en deux parties égales présentant chacune un front de dix hommes. Il plaça au milieu de ces deux troupes ses douze réquisitionnaires équipés en toute hâte, et se mit à leur tête.
Cette petite armée était protégée par deux ailes de vingt-cinq hommes chacune, qui manœuvrèrent sur les deux côtés du chemin, sous les ordres de Gérard et de Merle. Ils devaient prendre à propos les chouans par leurs flancs, et les empêcher de s’égailler.
Cette expression du patois de ces contrées signifiait se répandre dans la campagne et s’y placer de manière à tirer les bleus sans danger : alors les troupes {p. 86} républicaines ne savaient où prendre leurs ennemis.
Ces dispositions, faites par le commandant avec la rapidité exigée en cette circonstance, ayant donné une incroyable confiance aux soldats, ils marchèrent sur les chouans en silence.
Au bout de trois minutes exigées par la marche des deux corps l’un vers l’autre, une décharge à bout portant eut lieu et répandit la mort dans les deux troupes. À ce moment, les deux ailes républicaines auxquelles les chouans n’avaient pu rien opposer, arrivèrent sur leurs flancs, et semèrent la mort et le désordre au milieu de leurs ennemis par des fusillades vives et serrées. Cette manœuvre rétablit presque l’équilibre numérique entre les deux partis ; mais le propre des chouans était une intrépidité et une constance que rien ne surprenait : ils ne bougèrent pas, leur {p. 87} perte ne les ébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent d’envelopper la petite troupe noire et bien alignée des bleus, qui, tenant peu d’espace, ressemblait à une reine d’abeilles au milieu d’un essaim.
Il s’engagea un de ces combats horribles où le bruit de la mousqueterie est rarement entendu, où il est remplacé par le cliquetis de ces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat corps à corps, et où la supériorité numérique décide, à courage égal, de la victoire. Les chouans l’auraient emporté de prime-abord si les deux ailes, commandées par Merle et Gérard, n’avaient pas réussi à opérer deux ou trois décharges en écharpe sur ceux qui se trouvaient en queue. Ils auraient dû rester dans leurs positions et continuer ainsi
d’ajuster avec adresse leurs terribles adversaires ; mais les soldats de ces deux ailes, animés par la vue des dangers {p. 88} que couraient ces héroïques bataillons de bleus alors complètement entourés par les Chasseurs du Roi, se jetèrent sur la route comme des furieux, la baïonnette en avant, et rendirent la partie plus égale pour quelques instans.
Les deux troupes se livrèrent alors à un acharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de l’esprit de parti qui firent de cette guerre une guerre de sauvages. Chacun, attentif à son danger, devint silencieux. La scène fut sombre et froide comme la mort. Au milieu de ce silence, on n’entendait, à travers le cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds, que les exclamations sourdes et graves de ceux qui, blessés grièvement ou mourans, tombaient à terre.
Au sein du parti républicain, les douze réquisitionnaires défendaient avec un tel courage le commandant, occupé à donner {p. 89} des avis et des ordres multipliés, que plus d’une fois deux ou trois soldats crièrent : – Bravo, les recrues !
Hulot, impassible et l’œil à tout, remarqua bientôt parmi les chouans un homme, entouré comme lui d’une troupe d’élite, et qui devait être leur chef. Il était intéressant de pouvoir le reconnaître ; mais Hulot essaya vainement et à plusieurs reprises de distinguer les traits de son adversaire : les bonnets rouges et les chapeaux à grands bords des chouans lui dérobaient toujours cette figure intéressante. En revanche, il aperçut, aux côtés du général ennemi, Marche-à-terre, dont la voix rauque répétait les ordres et dont la carabine ne restait pas inactive.
Néanmoins le commandant, impatienté de cette contrariété renaissante, mit l’épée à la main ; et, animant ses réquisitionnaires, il chargea sur le centre des chouans {p. 90} avec une telle furie qu’il fit pour un moment parmi les défenseurs du chef une large trouée qui lui permit de l’entrevoir. Malheureusement sa figure était entièrement cachée par un chapeau à vastes bords orné d’une énorme cocarde blanche, que le mouvement brusque causé par l’attaque de Hulot avait fait retomber sur son front ; mais le commandant put saisir et graver dans sa mémoire l’ensemble de ce personnage.
Ce jeune chef, car Hulot ne lui donna pas plus de vingt-cinq ans, portait une veste de chasse en drap vert ; sa ceinture blanche contenait des pistolets ; ses gros souliers étaient ferrés comme ceux des chouans, et des guêtres de chasseur montant jusqu’aux genoux et s’adaptant à une culotte de coutil très-grossier complétaient ce costume qui laissait voir une taille moyenne, mais svelte et bien prise.
{p. 91} Furieux de voir les bleus arriver jusqu’à lui, il releva brusquement son chapeau et s’avança ; il fut promptement entouré de Marche-à-terre et de quelques chouans alarmés. Alors Hulot crut apercevoir, à travers les intervalles laissés par les têtes qui se pressaient, un large cordon bleu en sautoir orner le gilet blanc que la veste entr’ouverte du jeune homme permettait de voir. Les yeux du commandant, attirés d’abord par l’éclat de cette décoration royale, complètement oubliée alors, se portèrent sur-le-champ sur un visage qu’il perdit bientôt de vue, forcé par les accidens du combat de veiller à la sûreté et aux évolutions de sa petite troupe.
Aussi, à peine vit-il des yeux étincelans dont il ne distingua pas la couleur, des cheveux blonds et des traits assez délicats brunis par le soleil ; mais il remarqua un cou nu dont une {p. 92}cravate noire, lâche et à peine nouée, faisait ressortir la blancheur.
L’attitude fougueuse et animée du jeune chef était militaire, à la manière de ceux qui veulent dans un combat une certaine poésie de convention. Sa petite main gantée agitait en l’air une épée presque flamboyante ; il y avait de l’élégance et de la force dans sa contenance. Son exaltation consciencieuse, rehaussée par les charmes de la jeunesse et des manières distinguées, en faisait une gracieuse image de cette aristocratie bannie à laquelle on ne saurait refuser de brillantes qualités. Il contrastait vivement avec Hulot qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette énergique république pour laquelle ce vieux soldat combattait, et dont cette figure sévère, cet uniforme bleu à revers rouges usés, les épaulettes noircies et pendantes {p. 93} derrière les épaules, peignaient si bien les besoins et le caractère.
La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrent pas à Hulot, qui s’écria en voulant le joindre :
– Ah ! ah ! beau danseur d’opéra, avance donc, que je te démolisse !
Et le chef des chouans, courroucé de son désavantage momentané, s’avança par un mouvement de désespoir ; mais au moment où ses gens le virent se hasarder ainsi, ils se ruèrent sur les bleus. Tout-à-coup sa voix douce et claire domina le bruit du combat :
– Ici saint Lescure est mort ! Ne le vengerez-vous pas ?
À ces mots magiques, l’effort des chouans devint terrible, et les soldats de la république eurent une peine inouie à se maintenir sans rompre leur petit ordre de bataille.
{p. 94} – Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogradant pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués, car jamais les chouans n’ont livré de bataille… Mais, tant mieux, on ne nous tuera pas comme des chiens, le long de la route !
Puis, élevant la voix de manière à faire retentir les bois :
– Allons, vivement, mes lapins ! Allons-nous nous laisser embêter par ces brigands !…
Le verbe par lequel nous remplaçons ici l’expression dont se servait le brave commandant, n’en est qu’un faible équivalent ; mais les vétérans la reconnaîtront facilement, et ce récit évitera, aux dépens de la vérité, d’être entaché de mauvais goût.
– Gérard, Merle, reprit le commandant, rappelez vos hommes, formez-les en bataillon, reformez-vous en arrière, {p. 95} tirez sur ces chiens-là et finissons-en.
L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté, car en entendant la voix de son adversaire, le jeune chef s’écria :
– Par la sainte vierge d’Auray, ne les lâchez pas ! égaillez-vous !
Alors, quand les deux ailes commandées par Merle et Gérard se séparèrent du gros de la mêlée, chaque petit bataillon fut suivi par un nombre de chouans obstinés double du leur.
Ces vieilles peaux de bique entourèrent de toutes parts les soldats de Merle et de Gérard, en poussant de nouveau des cris sauvages.
– Taisez-vous donc, canards, on ne s’entend pas tuer !… s’écria Beau-pied.
Cette plaisanterie ranima le courage.
Au lieu de se battre sur un seul point, les bleus se défendirent sur trois endroits {p. 96} du plateau de la Pélerine, et le bruit de la fusillade éveilla tous les échos de ces vallées naguère si paisibles.
Chapitre IV §
La victoire aurait pu rester indécise pendant des heures entières, ou la lutte se serait terminée faute de combattans, car bleus et chouans montraient un courage égal ; et depuis plus d’une heure la furie allait en croissant, lorsque dans le {p. 98} lointain un bruit de tambour résonna faiblement. D’après la direction de cette harmonie guerrière, le corps qu’elle annonçait devait traverser la vallée de Couësnon.
– C’est la garde nationale de Fougères !… s’écria Gudin d’une voix forte ; Vannier l’aura rencontrée.
À cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef des chouans et de Marche-à-terre, les Chasseurs du Roi firent un mouvement rétrograde, que réprima un cri sauvage jeté par Marche-à-terre. Alors, sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par le chef à ce dernier, et transmis par lui aux chouans en bas-breton, ceux-ci, opérèrent leur retraite avec une habileté qui déconcerta même le commandant des républicains.
Au premier ordre, les plus valides des chouans se mirent en ligne et présentèrent un front respectable, derrière {p. 99} lequel les blessés et le reste des leurs se retirèrent pour charger leurs fusils ; puis, tout-à-coup, avec cette agilité dont Marche-à-terre avait déjà offert l’exemple, les blessés gagnèrent le haut de l’éminence dont la route était flanquée à droite. Ils y furent suivis de la moitié des chouans qui la gravirent lestement et en occupèrent le sommet, ne montrant plus aux bleus que leurs têtes énergiques ; se faisant un rempart des arbres, ils dirigèrent les canons de leurs fusils sur les restes de l’escorte qui, d’après les commandemens réitérés de Hulot, s’était rapidement mise en ligne, afin d’opposer sur la route un front redoutable au front menaçant des chouans.
Ces derniers reculèrent lentement en défendant le terrain, et pivotant de manière à se ranger sous le feu de leurs camarades. Quand ils atteignirent le {p. 100} fossé qui bordait la route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé, dont le sommet était occupé par les leurs, et ils les rejoignirent en essuyant bravement le feu de peloton des républicains qui mirent assez d’adresse en les fusillant pour joncher le fossé ; mais les Chasseurs du Roi qui couronnaient l’escarpement répondirent par un feu soutenu également meurtrier.
À ce moment, la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combat : sa présence termina cette affaire. Les gardes nationaux et quelques soldats échauffés franchissaient déjà le fossé et allaient s’engager dans les bois ; mais le commandant leur cria de sa voix martiale :
– Voulez-vous vous faire démolir là-bas ?…
Alors ils rejoignirent le bataillon
{p. 101} mal-traité de la république à qui le champ de bataille était resté.
Tous les vieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils se hissèrent, et les soldats crièrent d’une voix unanime à deux reprises : Vive la République !… Les blessés eux-mêmes, assis sur l’accotement de la route, partagèrent cet enthousiasme, et Hulot ému pressa la main de Gérard en lui disant :
– Hein ! voilà ce qui s’appelle des lapins !…
Merle fut chargé d’ensevelir les morts dans un large fossé de la route. D’autres soldats s’occupèrent du transport des blessés : les charrettes et les chevaux d’une ferme voisine furent mis en réquisition ; et l’on s’empressa d’y placer sur les dépouilles des morts les camarades souffrans.
Avant de partir, la garde nationale de {p. 102} Fougères livra à Hulot un chouan dangereusement blessé qu’elle avait pris dans le fossé de la côte abrupte par où s’échappèrent les Chasseurs du Roi, et où il avait roulé, trahi par ses forces expirantes.
– Merci de votre coup de main, citoyens, dit. le commandant ; sans vous, nous passions un rude quart-d’heure ! Prenez garde à vous, la guerre est décidément commencée ; adieu, mes braves.
Puis Hulot se tournant vers le prisonnier :
– Quel est le nom de ton général ? lui demanda-t-il.
– Le Gars !…
– Qui ? – Marche-à-terre ?…
– Non, le Gars !…
– D’où le Gars est-il venu ?
À cette question, le Chasseur du Roi, {p. 103} dont la figure rude et sauvage était abattue par la douleur de ses blessures, garda le silence ; il prit son chapelet et récita des prières.
– Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravate noire ? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt et Cobourg.
À ces mots, le chouan qui n’en savait pas si long, releva fièrement la tête : – Envoyé par Dieu et le Roi !…
Il prononça ces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandant voyant qu’il était difficile d’obtenir des aveux d’un homme mourant, dont toute la contenance trahissait un fanatisme obscur, détourna la tête en fronçant le sourcil. Deux soldats, les amis de ceux que Marche-à-terre avait si brutalement dépêchés d’un coup de fouet sur l’accotement de la route, car ils y étaient morts, se reculèrent de quelques pas ; et, ajustant {p. 104} le chouan dont les yeux fixes ne se baissèrent pas devant les canons dirigés sur lui, ils le tirèrent à bout portant et il tomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pour le dépouiller, il cria fortement : Vive le Roi !
– Oui, oui, dit La-clef-des-cœurs, va-t’en manger de la galette chez ta bonne Vierge, sournois ! Ne vient-il pas nous crier au nez vive le tyran, quand on le croit frit !
– Tenez, mon commandant, dit Beau-pied, voici les papiers du brigand ?
– Oh ! oh ! s’écria La-clef-des-cœurs, venez donc voir ce fantassin du bon Dieu qui a des couleurs sur l’estomac !…
Hulot et quelques soldats entourèrent alors le corps entièrement nu du chouan.
Ils aperçurent sur sa poitrine une espèce de tatouage de couleur bleuâtre qui représentait un cœur enflammé : c’était le {p. 105} signe de ralliement des initiés de la confrérie du Sacré-Cœur. Au-dessous de cette image, Hulot put lire : Marie Lambrequin, sans doute le nom du chouan.
– Tu vois bien, La-clef-des-cœurs ! dit Beau-pied ; eh bien ! tu serais cent décades à deviner à quoi sert ce fourniment-là ?
– Est-ce que je me connais aux uniformes du pape ?… répliqua La-clef-des-cœurs.
– Tu fais la guerre en pousse-caillou, et tu ne t’instruiras jamais ! reprit Beau-pied ; tu ne vois donc pas qu’on a promis à ce coco-là qu’il ressusciterait, et il s’est peint le gésier pour se reconnaître.
À cette saillie, qui n’était pas sans fondement, Hulot lui-même ne put s’empêcher de partager l’hilarité générale. À ce moment Merle acheva de faire {p. 106} ensevelir les morts, et les blessés avaient été, tant bien que mal, arrangés dans deux charrettes par leurs camarades. Les autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deux files le long de ces ambulances improvisées, descendaient le revers de la montagne qui regarde le Maine et d’où l’on aperçoit la belle vallée de la Pélerine, la sœur et la rivale de celle de Couësnon. Alors Hulot, accompagné de ses deux amis, Merle et Gérard, suivit lentement ses soldats, en souhaitant d’arriver sans malheur à Ernée où les blessés devaient trouver des secours.
Ce combat, presque ignoré à travers les grands événemens qui se préparaient en France, prit le nom du lieu où il fut livré. Il marqua beaucoup au milieu des événemens qui servirent de prélude à la seconde guerre des chouans, par le changement qu’il annonçait dans leur manière {p. 107} de guerroyer. Ils n’avaient jamais attaqué jusqu’alors des détachemens aussi considérables.
Selon les conjectures de Hulot, le jeune général royaliste qu’il avait aperçu devait être le Gars, ce chef envoyé en France par les princes. Cette circonstance rendait le commandant aussi inquiet après sa triste victoire qu’au moment où il soupçonna l’embuscade. Il se retourna à plusieurs reprises pour contempler le plateau de la Pélerine qu’il laissait derrière lui et d’où arrivait encore, par intervalles, le son étouffé des tambours de la garde nationale qui descendait dans la vallée de Couësnon, comme les bleus descendaient eux-mêmes dans la vallée de la Pélerine.
– Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, qui puisse deviner le motif de l’attaque des chouans {p. 108} car, pour eux, les coups de fusil sont un commerce, et je ne vois pas encore ce qu’ils gagnent à ceux-ci… Ils auront au-moins perdu cent vingt hommes, et nous, dit-il, en retroussant sa joue droite et clignant des yeux pour sourire, et nous tout au plus quarante !… Tonnerre de Dieu ! je ne comprends pas la spéculation !… Ils pouvaient bien se dispenser de nous attaquer… Nous aurions passé comme des lettres à la poste ; et je ne vois pas à quoi leur a servi de nous faire des boutonnières ?
Et il montra par un geste triste les deux charrettes de blessés.
– Mais, mon commandant, ils y ont gagné nos cent cinquante serins ! répondit Merle.
– Les réquisitionnaires auraient sauté comme des grenouilles dans le bois, que nous ne les aurions pas été repêcher, {p. 109} surtout après avoir essuyé une bordée ! répliqua Hulot. – Non, non, reprit-il ; il y a quelque chose là-dessous.
Il se retourna encore vers la Pélerine.
– Tenez ! s’écria-t-il, voyez !
Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés de ce fatal plateau, leurs yeux exercés reconnurent facilement Marche-à-terre et quelques chouans qui l’occupaient de nouveau.
– Allez au pas accéléré ! cria Hulot à sa troupe ; ouvrez le compas et faites marcher plus vite que ça ces chevaux-là. Ont-ils les jambes gelées ? Ces bêtes-là seraient-elles des Pitt et Cobourg ?
Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvement rapide.
– Quant au mystère dont je ne puis percer l’obscurité, Dieu veuille, mes amis, dit-il aux deux officiers, qu’il ne se débrouille pas par des coups de fusil à {p. 110} Ernée !… J’ai bien peur d’apprendre que la route de Mayenne nous est encore coupée par les sujets du roi.
Le problème de stratégie qui hérissait la moustache du commandant Hulot, ne causait pas, en ce moment, une moins vive inquiétude aux gens qu’il avait aperçus sur le sommet de la Pélerine.
Aussitôt que le bruit du tambour de la garde nationale fougeraise ne retentit plus et que Marche-à-terre eut aperçu les bleus atteindre le pied de la longue rampe qu’ils avaient descendue, il fit entendre gaiement le cri de la chouette et les chouans reparurent, mais moins nombreux. Plusieurs d’entre eux étaient sans doute occupés à placer les blessés dans les maisons du village de la Pélerine, situé au bas de la montagne, dans la vallée de Couësnon. Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès de {p. 111} Marche-à-terre : à quatre pas d’eux, le jeune chef, assis sur une roche de granit, semblait absorbé dans les nombreuses pensées excitées par les difficultés que son entreprise présentait déjà.
Marche-à-terre, formant avec sa main une espèce d’auvent au-dessus de son front pour garantir ses yeux de l’éclat du soleil, contemplait avec une sinistre inquiétude la route que suivaient les républicains à travers la vallée de la Pélerine : ses petits yeux noirs et perçans essayaient de découvrir ce qui se passait sur l’autre rampe, à l’horizon de la vallée.
– Les bleus vont intercepter le courrier ! dit d’une voix farouche celui des chefs qui se trouvait le plus près de Marche-à-terre.
– Par la sainte vierge d’Auray ! reprit un autre, pourquoi nous as-tu fait battre ? Était-ce pour sauver ta peau ?
{p. 112} Marche-à-terre lui lança un regard comme venimeux, et, frappant le sol de sa lourde carabine :
– Suis-je le chef ?… Mais si vous vous étiez battus, comme moi, pas un de ces bleus-là n’aurait échappé ! répondit-il en montrant les restes du détachement de Hulot. Alors peut-être la voiture serait-elle arrivée jusqu’ici.
– Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils penseraient à l’escorter ou à la retenir, si nous les avions laissé passer tranquillement ? Tu as voulu sauver ta peau de chien, parce que tu ne croyais pas les bleus en route ! et, pour son grouin, ajouta-t-il en se tournant vers les autres, il nous a fait saigner et nous perdrons encore ces vingt mille francs de bon or…
– Chien toi-même !… s’écria Marche-à-terre en se reculant de trois pas et ajustant son agresseur ; ce ne sont pas les {p. 113} bleus que tu hais, c’est l’or que tu aimes !… Tiens, tu mourras sans confession, vilain damné, qui n’as pas communié cette année !…
Cette insulte irrita le chouan au point de le faire pâlir, et un sourd grognement sortit de sa poitrine pendant qu’il se mit en mesure de mirer Marche-à-terre.
Le jeune chef s’élança entre eux. Comme cette conversation avait été tenue en bas-breton, il demanda l’explication de la dispute en frappant chaque carabine avec le canon de la sienne : les armes tombèrent des mains aux deux chouans.
– Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant son discours, c’est d’autant plus mal à eux de m’en vouloir, que j’ai laissé en arrière Pille-miche qui saura peut-être sauver la voiture des griffes des voleurs !…
{p. 114} Et il montra les bleus par un geste de main.
– Comment ! s’écria le jeune homme devenu pourpre de colère ; c’est donc pour arrêter une voiture publique que vous restez encore ici !… lâches qui n’avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j’ai commandé !… Mais comment triompherait-on avec de semblables intentions ? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils des brigands ?… Par la sainte vierge d’Auray ! nous avons à faire la guerre à la république et non aux diligences… Je déclare que ceux qui désormais se rendront coupables d’attaques aussi honteuses, sans qu’elles soient autorisées par moi, ne recevront pas l’absolution et ne profiteront pas des faveurs réservées aux braves serviteurs du Roi.
Un sourd murmure s’éleva du sein de cette troupe. Il était facile de voir que {p. 115} l’autorité importante et difficile à établir sur ces hordes indisciplinées allait être compromise ; et le jeune chef, auquel ce mouvement n’avait pas échappé, cherchait déjà à sauver sa douteuse autorité, lorsque le trot d’un cheval retentit au milieu du silence. Toutes les têtes se tournèrent dans la direction présumée du personnage qui survenait.
C’était une jeune femme assise en travers sur un petit cheval breton. Elle le mit au galop pour arriver plus vite auprès de la troupe des chouans, aussitôt qu’elle aperçut le jeune homme.
– Qu’avez-vous donc ?… demanda-t-elle en regardant tour à tour les chouans et leur chef.
– Croiriez-vous, Madame, qu’ils attendent la correspondance de Mayenne à Fougères pour la piller, quand nous venons d’avoir, pour délivrer nos gars de {p. 116} Fougères, une escarmouche qui nous a coûté beaucoup d’hommes sans que nous ayions pu détruire les bleus !
– Eh bien ! où est le mal ? demanda la jeune dame à laquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène ; vous avez perdu des hommes, nous n’en manquons pas ; le courrier porte de l’argent, sans doute, nous en manquons ! Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendrons l’argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est la difficulté ?
– N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir ?… demanda le jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un tel besoin d’argent, que vous ayiez besoin d’en prendre sur les routes.
– J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois, mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en lui {p. 117} souriant avec coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croire que vous vous servirez des chouans sans leur laisser piller par-ci par-là quelques bleus ? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleur comme une chouette ? Or, qu’est-ce qu’un chouan ? D’ailleurs, dit-elle en élevant la voix, n’est-ce pas une action juste ? Les bleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Église et les nôtres ?…
Un autre murmure, bien différent du premier, accueillit ces paroles. Alors le jeune marquis, dont le front se rembrunissait, prit la jeune dame à part et lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé :
– Ces Messieurs viendront-ils à la Vivetière au jour fixé ?
– Oui.
– Permettez que j’y retourne, je ne saurais sanctionner de tels brigandages {p. 118} par ma présence ! Oui, Madame, j’ai dit brigandages. Il y a de la noblesse à être volé, mais…
– Eh bien ! dit-elle en l’interrompant, j’aurai votre part, et cela me fera grand bien ! car ma mère a tellement tardé à m’envoyer de l’argent, que je suis au désespoir.
– Adieu ! s’écria le jeune chef. Et il disparut.
La jeune dame écouta avec un déplaisir marqué le bruit de ses pas. Quand le bruissement des feuilles séchées eut insensiblement cessé, elle resta comme interdite ; mais elle laissa brusquement échapper un geste de dédain et dit à Marche-à-terre qui l’aidait à descendre de cheval :
– Ce jeune homme-là voudrait pouvoir s’arranger à l’amiable avec la République ! – Prr… encore quelques jours et
{p. 119} il changera d’opinion ! – Comme il m’a traitée !…
Elle s’assit sur la roche qui avait servi de siége au marquis et attendit en silence l’arrivée de la voiture.
Ce n’était pas un des moindres phénomènes de cette époque que cette jeune dame noble, jetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contre l’esprit du siècle et poussée par la vivacité de ses sentimens à des actions dont elle n’était pas pour ainsi dire complice ; semblable en cela à tant d’autres qui furent entraînées par une inexplicable exaltation.
Comme elle, beaucoup de femmes jouèrent des rôles ou héroïques ou blâmables dans cette tourmente, et la cause royaliste ne trouva pas d’émissaires plus dévoués et plus actifs qu’elles ; mais nulle peut-être n’eut un moment d’expiation {p. 120} plus terrible que cette dame, lorsque, assise sur le granit de la route, elle ne put refuser son admiration au noble dédain et à la loyauté du jeune chef.
Elle tomba insensiblement dans la rêverie ; d’amers souvenirs lui firent désirer l’innocence de ses premières années et regretter de n’avoir pas été une victime de cette grande et victorieuse révolution dont ses jeunes et jolies mains essayaient d’arrêter la marche.
Chapitre V §
La voiture qui entrait pour quelque chose dans l’attaque des bleus par les chouans avait quitté la petite ville d’Ernée quelques instans avant l’escarmouche des deux partis.
{p. 122} Rien ne peint mieux un pays que l’état de son matériel social ; et, sous ce rapport, cette voiture mérite une mention honorable. La révolution elle-même n’eut pas le pouvoir de la détruire, car elle roule encore de nos jours.
Lorsque M. Turgot remboursa le privilége qu’une compagnie obtint, sous Louis XIV, de transporter exclusivement les voyageurs par tout le royaume, et qu’il institua les entreprises nommées alors les turgotines ; les vieux carrosses de MM. de Vouges, Chanteclaire et veuve Lacombe refluèrent dans les provinces. C’était une de ces mauvaises voitures qui établissait la communication entre Mayenne et Fougères. Quelques entêtés l’avaient jadis nommée, par antiphrase, la turgotine, pour singer Paris, ou en haine d’un ministre qui tentait des innovations.
{p. 123} Cette turgotine était un méchant cabriolet à deux roues très-hautes, au fond duquel deux personnes un peu grosses auraient eu quelque difficulté à tenir. L’exiguité de cette machine prohibant tout bagage un peu lourd, et le coffre qui en formait le siége étant exclusivement réservé au service de la poste, si les voyageurs avaient quelque attirail, ils étaient obligés de le garder entre leurs jambes déjà torturées par le peu d’ampleur de la caisse.
Cette petite caisse ne ressemblait pas mal à un triangle couché sur son sommet. Sa couleur primitive et celle des roues fournissait une éternelle énigme aux voyageurs : deux rideaux de cuir, difficiles à marier et accusant de longs services, devaient protéger les patiens contre le froid et la pluie. Le conducteur, assis sur une banquette semblable à celle des plus mauvais coucous parisiens, {p. 124} participait forcément à la conversation, par la manière dont il était placé entre ses victimes bipèdes et quadrupèdes.
Cet équipage ressemblait assez à ces vieillards décrépits qui ont essuyé nombre de catarrhes, d’apoplexies, et que la mort semble respecter. Semblable à un voyageur sommeillant, il se penchait alternativement en arrière et en avant, comme s’il eût essayé de résister à l’action violente de deux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une route passablement raboteuse.
Ce monument d’un autre âge contenait trois voyageurs qui, en sortant d’Ernée où l’on avait relayé, continuèrent avec le conducteur une conversation commencée depuis long-temps.
– Comment voulez-vous que les chouans se soient montrés par ici ? disait le conducteur ; on vient de me dire que {p. 125} le commandant Hulot n’a pas encore quitté Fougères…
– Oh ! oh ! l’ami, lui répondit le moins âgé des voyageurs, on voit bien que tu ne risques que ta carcasse ; mais si tu avais, comme moi, trois cents écus sur toi, et que tu fusses connu pour un bon patriote, tu ne serais pas si tranquille !
– Vous êtes en tout cas bien bavard ! répondit le conducteur en hochant la tête.
– Brebis comptées, le loup les mange ! reprit le second personnage.
Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir une quarantaine d’années et devait être quelque recteur des environs. Son menton s’appuyait sur un double étage ; son teint était fleuri ; et, quoique gros et court, il déployait une certaine agilité {p. 126} chaque fois qu’il fallait descendre de voiture ou y remonter.
– Seriez-vous des chouans ? s’écria l’homme aux trois cents écus, dont l’opulente peau de bique couvrant un pantalon de bon drap et une veste fort propre annonçaient un riche cultivateur. Par l’ame de Roberspierre, je jure que vous seriez mal reçus !… Et, promenant ses yeux gris du conducteur aux voyageurs, il leur montra deux pistolets à sa ceinture.
– Les Bretons n’ont pas peur de cela ! dit avec dédain le recteur ; et nous n’avons pas l’air de vouloir vous prendre votre argent. Le mot d’argent rendait le conducteur taciturne chaque fois qu’on le prononçait ; or le recteur avait précisément assez d’esprit pour concevoir des doutes sur la réalité des écus du patriote, et croire que leur guide en portait.
{p. 127} – Es-tu chargé, aujourd’hui, Coupiau ? demanda-t-il.
– Oh ! monsieur Gudin, je n’ai quasiment rin, répondit le conducteur.
M. Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle de Coupiau, les trouva également imperturbables pendant cette réponse.
– Tant mieux pour toi !… répliqua le patriote, et alors je pourrai prendre mes mesures pour sauver mon avoir en cas de malheur ! – La dictature qu’il réclamait ainsi révolta Coupiau, qui reprit brutalement :
– Je suis le maître de ma voiture, et pourvu que je vous conduise…
– Es-tu patriote ? es-tu chouan ? lui demanda vivement son adversaire en l’interrompant.
– Ni l’un ni l’autre, lui répondit {p. 128} Coupiau ; je suis postillon et Breton, qui plus est, partant je ne crains ni les bleus ni les gentilshommes.
– Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avec ironie.
– Ils ne font que reprendre ce qu’on leur a ôté, dit le recteur.
Les deux voyageurs se regardèrent, s’il est permis de s’exprimer ainsi, dans le blanc des yeux.
Il existait au fond de la voiture un troisième voyageur qui gardait, au milieu de ces débats, le plus profond silence : le conducteur, le patriote et même M. Gudin son voisin ne faisaient aucune attention à lui.
C’était en effet un de ces voyageurs incommodes et peu sociaux qui sont dans une voiture comme un pourceau résigné que l’on mène les pattes liées au marché voisin. Iis commencent par s’emparer de {p. 129} toute leur place légale, grognent un peu et finissent par dormir sans aucun respect humain.
Le patriote, M. Gudin et le conducteur l’avaient donc laissé à lui-même sur la foi de son sommeil, après s’être aperçus qu’il était inutile de parler à un homme dont la figure, comme pétrifiée, annonçait qu’il passait sa vie à compter des aunes de toile et que son intelligence se bornait à savoir les vendre plus cher qu’elles ne lui coûtaient.
Mais ce petit homme, gros, court et qui semblait s’être pelotonné dans son coin, ouvrait de temps en temps deux petits yeux de faïence ; et, pendant cette discussion, il les avait successivement portés sur chaque interlocuteur avec des expressions d’effroi, de doute et de défiance. Mais ses craintes semblaient n’être causées que par ses compagnons de {p. 130} voyage ; et quand il regardait le conducteur, on eût dit de deux francs-maçons.
À ce moment la fusillade de la Pélerine commença. Coupiau déconcerté arrêta sa voiture.
– Oh ! oh ! dit l’ecclésiastique qui paraissait s’y connaître, c’est un engagement sérieux, car il y a beaucoup de monde.
– L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir qui l’emportera.
Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.
– Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette auberge-là bas ; nous la cacherons, et nous attendrons le résultat de la bataille.
Cet avis parut si sage que Coupiau s’y rendit. Quand le patriote aida le conducteur à cacher la voiture à tous les {p. 131} regards, derrière un tas de fagots de l’auberge, le prétendu recteur dit à Coupiau :
– Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent ?
– Hé, monsieur Gudin, si ce qu’il a entrait dans les poches de Votre Révérence, elles ne seraient pas lourdes !
Les républicains, pressés de gagner Ernée, passèrent devant l’auberge sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée, Gudin et l’aubergiste, stimulés par la curiosité, avancèrent de quelques pas hors de la cour pour assister à ce spectacle. Tout-à-coup le gros ecclésiastique courut à un soldat qui restait en arrière.
– Eh bien, Gudin ! s’écria-t-il, entêté, tu vas avec les bleus… Mon enfant, y penses-tu ?
– Oui, mon oncle, répondit le sergent ; j’ai juré de défendre la France !
{p. 132}– Eh ! malheureux, tu perds ton ame !
– Mon oncle, si le roi avait été à la tête de ses armées, je ne dis pas que…
– Eh ! imbécile, qui te parle du roi ?… Ta république donne-t-elle des abbayes ? Elle a tout renversé ! À quoi veux-tu parvenir ?… Reste avec nous, nous triompherons un jour ou l’autre, et tu deviendras conseiller à quelque parlement.
– Des parlemens ?… dit Gudin d’un ton moqueur. – Adieu, mon oncle !
– Tu n’auras pas trois louis de moi !… dit l’oncle en colère. – Ils se séparèrent.
Pendant le passage de la petite troupe, les fumées du cidre versé par le patriote à Coupiau avaient réussi à obscurcir l’intelligence du conducteur ; mais il se réveilla tout joyeux quand l’aubergiste, qui s’était informé du résultat de la lutte, annonça que les bleus avaient eu l’avantage.
{p. 133}Alors Coupiau remit sa voiture en route. Elle ne tarda pas à se montrer au fond de la vallée de la Pélerine, entre les deux longues rampes, semblable à un débris de vaisseau nageant sur les flots après une tempête.
Hulot était arrivé en haut de la côte que les bleus gravissaient, et d’où l’on apercevait encore la Pélerine dans le lointain. Il se retourna pour voir si les chouans y séjournaient toujours. Le soleil frappant sur les canons de leurs fusils les lui indiqua comme des points brillans. Alors, en jetant un dernier regard sur la vallée qu’il allait quitter pour entrer dans celle d’Ernée, il aperçut l’équipage de Coupiau, débouchant sur la grande route.
– N’est-ce pas la voiture de Mayenne à Fougères ? demanda-t-il à ses deux amis. Les deux officiers, dirigeant à l’envi {p. 134} leurs yeux sur la vieille turgotine, la reconnurent.
– Hé bien ! dit le commandant, comment ne l’avons-nous pas rencontrée ?… Ils se regardèrent en silence.
– Voilà encore une énigme ! s’écria le commandant indigné ; je commence à entrevoir la vérité sans me l’expliquer…
À ce moment Marche-à-terre reconnaissait aussi la turgotine ; il la signala à ses camarades et les éclats de leur joie tirèrent la jeune dame de sa rêverie. Elle s’avança et vit la voiture qui s’approchait avec une fatale rapidité du revers de la Pélerine. La malheureuse turgotine arriva bientôt sur le plateau, et alors les chouans qui s’étaient cachés fondirent sur leur proie avec une avide célérité.
Le voyageur muet se laissa couler au fond de la voiture et s’y cacha {p. 135} soudain en cherchant à garder l’apparence d’un ballot.
– Ah bien ! s’écria Coupiau de dessus son siége, vous avez senti le patriote que voilà, car il a de l’or un plein sac ! – Il leur désigna le paysan.
Un éclat de rire général des chouans accueillit ces paroles et ils crièrent :
– C’est Pille-miche !…
Au milieu de ce rire auquel Pille-miche lui-même répondait comme un écho, Coupiau honteux descendit. Lorsque Pille-miche aida son voisin à quitter la voiture, il s’éleva un murmure de respect :
– C’est l’abbé Gudin ! crièrent deux ou trois voix.
À ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, et les chouans s’agenouillèrent en demandant sa bénédiction. L’abbé la leur donna gravement.
{p. 136}– Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs du Paradis, dit le recteur en frappant sur l’épaule de Pille-miche ; sans lui les bleus nous interceptaient.
Mais l’abbé, apercevant la jeune dame, alla s’entretenir avec elle à voix basse.
Marche-à-terre avait ouvert lestement le coffre du cabriolet ; il montra avec une joie sauvage un sac dont les formes annonçaient qu’il contenait des rouleaux d’or.
Marche-à-terre ne resta pas longtemps à faire les parts. Chaque chouan reçut de lui son contingent avec une telle exactitude, que ce partage n’excita pas la moindre querelle ; puis, s’avançant vers la jeune dame et l’abbé, il leur présenta environ six mille francs.
– Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin ? dit-elle, sentant intérieurement le besoin d’une approbation.
{p. 137} – Comment donc, Madame ! l’Église n’a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation des biens des protestans ? À plus forte raison celle des révolutionnaires qui renient Dieu, détruisent les chapelles, persécutent la religion ! – Et l’abbé accepta cette dîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre. – Au reste, ajouta-t-il, je puis maintenant consacrer tout ce que je possède à la défense de Dieu et du Roi, car j’ai reconnu tout-à-l’heure mon neveu parmi les bleus !…
Coupiau se lamentait et criait qu’il était ruiné.
– Viens avec nous… lui dit Marche-à-terre, et tu auras ta part !
– Mais on croira que j’ai fait exprès de me laisser voler, si je reviens sans avoir essuyé de violence.
– N’est-ce que ça ? dit Marche-à-terre.
{p. 138} À un signal qu’il fit, une décharge eut lieu sur la turgotine.
À cette fusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable que les chouans, naturellement superstitieux, reculèrent d’effroi ; mais Marche-à-terre avait vu sauter la figure pâle du voyageur taciturne, qui soudain était retombé dans un coin de la caisse, semblable à une grenouille qui s’élance à l’eau.
Tu as encore une volaille dans ton poulailler ?… dit tout bas Marche-à-terre à Coupiau. Pille-miche qui comprit la question fit un signe d’intelligence au chouan.
– Oui, répondit le conducteur ; mais je mets pour condition à mon enrôlement avec vous autres, que vous me laisserez conduire ce brave homme sain et sauf à Fougères ; je l’ai juré par la sainte vierge d’Auray.
{p. 139} – Qui est-ce ?… demanda Pille-miche.
– Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.
– Laisse-le donc, reprit Marche-à-terre en poussant Pille-miche par le coude, puisqu’il a juré par la sainte vierge d’Auray, il faut qu’il garde ses promesses ! – Mais, dit le chouan en s’adressant à Coupiau, ne descends pas trop vite la montagne, nous allons te rejoindre et pour cause ; je veux voir le museau de ton voyageur ; nous lui donnerons un passe-port !
À ce moment on entendit le bruit d’un cheval au galop ; le jeune chef apparut tout-à-coup, et la dame honteuse cacha le sac qu’elle tenait à la main.
– Vous pouvez garder cet argent sans scrupule, dit le jeune homme en ramenant en avant le bras de la dame ; voici {p. 140} une lettre que j’ai trouvée pour vous parmi celles qui m’attendaient à la Vivetière. – Elle est de madame votre mère, et je vois, ajouta-t-il, après avoir regardé les chouans qui regagnaient le bois et la voiture qui descendait dans la vallée du Couësnon ; je vois que, malgré ma diligence, je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le ciel que je me sois trompé dans mes soupçons !…
– C’était l’argent de ma pauvre mère !… s’écria la dame après avoir décacheté la lettre dont elle lut les premières lignes.
Quelques rires étouffés retentirent dans le bois, et le jeune homme lui-même ne put s’empêcher de sourire en voyant la dame tenant encore à la main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propre argent. Elle se prit à rire aussi et dit au chef :
– Eh bien ! marquis, Dieu soit loué, {p. 141} pour cette fois je m’en tire sans péché !…
– Vous mettez donc de la légèreté, même à un remords ? dit le jeune homme.
Elle rougit et le regarda avec une contrition si véritable qu’il en fut désarmé.
L’abbé offrit poliment, mais d’un air équivoque, la dîme qu’il venait d’accepter ; et il se disposa à suivre le jeune homme qui se dirigeait vers le chemin détourné par lequel il était venu.
Avant de les rejoindre, la jeune dame fit un signe à Marche-à-terre ; il vint et elle lui dit à voix basse :
– Vous vous porterez en avant de Mortagne ; on m’écrit que les bleus doivent envoyer incessamment à Alençon une forte somme en numéraire, précisément pour subvenir aux préparatifs de la guerre. Si j’abandonne à tes camarades la prise d’aujourd’hui, c’est à condition qu’ils sauront m’en indemniser. Surtout {p. 142} que le Gars ne sache rien de l’expédition ; il veut les défendre et s’y opposerait. En cas de malheur, je l’adoucirai.
– Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit en croupe en abandonnant le sien à l’abbé, nos amis de Paris m’écrivent que cette fois la république essaiera de nous combattre par la ruse et la trahison.
– Ce n’est pas déjà si mal ! répondit-elle. – Ils ont de bonnes idées, ces gens-là ! Je pourrai prendre part à la guerre et trouver des adversaires.
– Je le crois, car Pichegru m’engage à être scrupuleux et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. La république me fait l’honneur de croire que je suis plus dangereux que tous les Vendéens ensemble, et elle compte s’emparer de moi, grâce a mon péché mignon : mais un homme averti en vaut deux.
{p. 143} – Vous défiez-vous de moi ? dit-elle en lui frappant le cœur de la main par laquelle elle se tenait à lui.
– Je vous le dirais, Madame.
– Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouché sera plus dangereuse pour nous que les bataillons mobiles des bleus et les contre-chouans.
– Comme vous le dites, mon révérend !
Ils se perdirent dans un dédale de chemins couverts.
À trois ou quatre portées de fusil du plateau désert qu’ils abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendant quelque temps encore, devinrent fréquentes sur les grandes routes.
Dans un petit fond qui se trouve au sortir du petit village de la Pélerine, Pille-miche et Marche-à-terre avaient arrêté
de nouveau la voiture. Coupiau était {p. 144} descendu de son siége après une molle résistance ; le voyageur taciturne, exhumé de sa cachette par les deux chouans, se trouvait agenouillé sur le chemin.
– Qui es-tu ? lui demandait Marche-à-terre d’une voix sinistre.
Il gardait le silence, lorsque Pille-miche recommença la question en lui donnant un coup de crosse.
– Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, Jacques Pinaud, un pauvre marchand de toile.
Coupiau fit un signe négatif sans croire enfreindre ses promesses ; et, d’après ce signe, Pille-miche ajusta le voyageur, pendant que Marche-à-terre lui donna un ultimatum catégorique en ces termes :
– Tu es trop gras pour avoir les soucis des pauvres ! Si tu te fais encore demander une fois ton véritable nom, {p. 145} voici mon ami Pille-miche qui va devenir celui de tes héritiers.
– Qui es-tu ?
– Je suis d’Orgemont de Fougères.
– Ah ! ah ! s’écrièrent les deux chouans.
– Ce n’est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d’Orgemont, dit Coupiau ; et la Sainte-Vierge m’est témoin que je vous ai bien défendu !…
– Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont de Fougères, reprit Marche-à-terre d’un air presque respectueux, nous allons vous laisser aller tranquillement ; mais comme vous n’êtes ni un bon chouan, ni un maudit bleu, quoique ce soit vous qui ayez acheté les biens de l’abbaye de Juvigny, vous nous paierez, ajouta le chouan en ayant l’air de compter ses associés, trois cents écus de {p. 146} six francs pour votre rançon ; la neutralité vaut bien cela !
– Trois cents écus de six francs !… répétèrent en chœur le malheureux banquier, Pille-miche et Coupiau, mais avec des expressions diverses.
– Hélas ! mon cher monsieur, continua d’Orgemont, je suis ruiné !… L’emprunt forcé de cent millions de cette république du diable qui m’a taxé à une somme énorme, m’a mis à sec !
– Combien t’a-t-elle donc demandé, ta république ?
– Mille écus, mon cher monsieur, répondit le banquier d’un air piteux, croyant obtenir une remise.
– Si ta république te fait des emprunts forcés aussi considérables, tu vois bien qu’il y a tout à gagner avec nous autres : notre gouvernement est moins cher…
{p. 147} Trois cents écus, est-ce donc tant pour ta peau ?…
– Où les prendrais-je ?
– Dans ta caisse ! dit Pille-miche, et qu’ils ne soient pas rognés, ou nous te rognerons les ongles au feu.
– Où vous les paierai-je ?… demanda d’Orgemont.
– Ta maison de campagne de Fougères n’est pas loin de la ferme de Gibarry où demeure mon cousin Galope-chopine, autrement dit le grand-Jacquot ; tu les lui remettras ! dit Pille-miche.
– Ce n’est pas régulier, répondit d’Orgemont.
– Qu’est-ce que cela nous fait ? reprit Marche-à-terre ; songe que s’ils ne sont pas remis à Galope-chopine d’ici à quinze jours, nous te rendrons une petite visite qui te guérirait de la goutte pour toujours si tu l’avais aux pieds.
{p. 148} – Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormais sera Mène-à-bien…
À ces mots les deux chouans s’éloignèrent, et le voyageur remonta dans la voiture qui, grâce au fouet de Coupiau, se dirigea rapidement vers Fougères.
– Si vous aviez eu des armes, lui dit Coupiau, nous aurions pu nous défendre un peu mieux.
– Imbécile, j’ai six mille francs là ! est-ce qu’on peut se défendre avec une somme aussi forte sur soi !…
Mène-à-bien se gratta l’oreille et regarda derrière lui ; mais ses nouveaux camarades avaient complètement disparu.
Chapitre VI §
Hulot et ses soldats avaient atteint Ernée. Il s’y arrêta pour déposer ses blessés à l’hôpital de cette petite ville ; puis, sans que nul événement fâcheux interrompît leur marche, les débris de sa compagnie {p. 150} arrivèrent à Mayenne. Là, le commandant put, le lendemain, résoudre tous ses doutes relativement à la marche du messager et à l’attaque des chouans.
Peu de jours après, les autorités dirigèrent assez de conscrits patriotes pour que Hulot pût remplir le cadre de sa demi-brigade.
Bientôt des nouvelles peu rassurantes sur l’insurrection se succédèrent. Hulot apprit que la révolte était complète sur tous les points où, pendant la dernière guerre, les chouans et les Vendéens avaient établi les principaux foyers de cet incendie. En Bretagne, les royalistes s’étaient rendus maîtres de Pontorson, afin de se mettre en communication avec la mer. La petite ville de Saint-James, située entre Pontorson et Fougères, avait été prise par eux. Ils paraissaient vouloir en faire momentanément leur place {p. 151} d’armes, le centre de leurs magasins et de leurs opérations ; de là, ils pouvaient correspondre sans danger avec la Normandie et le Morbihan. Les chefs subalternes parcouraient les trois pays pour soulever les partisans de la monarchie et arriver à mettre de l’ensemble dans leur entreprise. Ces menées coïncidaient avec les nouvelles venues de la Vendée où des intrigues semblables agitaient la contrée, sous l’influence de quatre chefs célèbres : MM. l’abbé Bernier, d’Autichamp, de Châtillon et Suzannet.
Le chef du vaste plan d’opérations qui se déroulait lentement, mais d’une manière formidable, était réellement le Gars, surnom donné par les chouans à M. le marquis de Montauran, lors de son débarquement. Les renseignemens transmis au ministre par Hulot se trouvaient exacts en tout point. L’autorité {p. 152} de ce chef envoyé du dehors avait été reconnue ; il prenait même, assez d’empire sur les chouans pour leur faire concevoir un but plus noble que le pillage et les excès dont ils souillaient la cause généreuse qu’ils avaient embrassée. Le caractère hardi, la bravoure, le sang-froid, la capacité de ce jeune seigneur, semaient d’incroyables espérances au cœur des ennemis de la république, et jamais la sombre exaltation de ces contrées n’avait annoncé un orage aussi redoutable que celui qui se préparait.
Le silence du gouvernement étonna Hulot. Aucune réponse n’était faite aux rapports et aux demandes qu’il adressait à Paris.
– En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, en fait de gouvernement comme en fait d’argent ? Met-on néant à toutes les pétitions.
{p. 153} Mais la nouvelle du retour magique du général Bonaparte et des événemens du 18 brumaire ne tarda pas à se répandre. Les commandans militaires de l’Ouest comprirent le silence des ministres ; ils n’en furent que plus impatiens d’être délivrés de la responsabilité qui pesait sur eux et devinrent curieux de juger le nouveau gouvernement. En apprenant que le général Bonaparte avait été nommé premier consul de la république, les militaires éprouvèrent une joie très-vive : ils voyaient pour la première fois, un des leurs chefs 4 arriver au maniement des affaires. La France, dont le jeune général était l’idole, tressaillit d’espérance. L’énergie de la nation se renouvela. La capitale, qui avait horreur de la sombre attitude qu’elle gardait depuis long-temps, se livra aux fêtes et aux plaisirs dont elle était sevrée. Les premiers actes du consulat ne diminuèrent aucun espoir, {p. 154} et la liberté même ne s’en effaroucha pas.
Le premier consul fit une proclamation aux habitans de l’Ouest. Ces éloquentes allocutions adressées aux masses et dont il était, pour ainsi dire, l’inventeur, produisaient, dans ces temps de patriotisme et de miracles, des effets prodigieux : cette voix retentissait dans le monde comme la voix d’un prophète, car aucune proclamation n’avait été démentie par la victoire.
Une guerre impie embrase une seconde fois les départemens de l’Ouest.
Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l’Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l’aliment et l’impunité de leurs forfaits.
{p. 155}À de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagemens, ni déclaration de ses principes.
Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par leurs artifices ; c’est à ces citoyens que sont dues les lumières et la vérité.
Des lois injustes ont été promulguées et exécutées ; des actes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des consciences ; partout des inscriptions hasardées sur des listes d’émigrés ont frappé des citoyens ; enfin de grands principes d’ordre social ont été violés.
Les Consuls déclarent que la liberté des cultes étant garantie par la constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens l’usage des édifices destinés aux cultes religieux, sera exécutée.
{p. 156} Le gouvernement pardonnera : il fera grâce au repentir, l’indulgence sera entière et absolue ; mais il frappera quiconque après cette déclaration oserait encore résister à la souveraineté nationale.
– Eh bien ! disait Hulot après la lecture publique de ce discours consulaire, est-ce assez paternel ? Vous verrez cependant que pas un ne se rendra.
Hulot avait raison, Cette proclamation ne servit qu’à raffermir chacun dans son parti.
Quelques jours après, Hulot et ses collègues reçurent des renforts. Le nouveau ministre de la guerre leur manda que l’honorable général Brune était désigné pour aller prendre le commandement des troupes dans l’ouest de la France. Hulot, dont on connaissait l’expérience, {p. 157} eut provisoirement l’autorité dans les départemens de l’Orne et de la Mayenne. Une activité inconnue anima bientôt tous les ressorts du gouvernement, et une circulaire du ministre de la guerre et du ministre de la police générale annonça que des mesures vigoureuses et qui seraient confiées aux chefs des commandemens militaires, avaient été prises pour étouffer l’insurrection dans son principe. Mais les chouans et les Vendéens avaient profité de l’inaction de la république pour soulever les campagnes et s’en emparer entièrement. Aussi, une nouvelle proclamation consulaire fut adressée. Cette fois le général parlait aux troupes.
Il ne reste plus dans l’Ouest que des brigands, des émigrés, des stipendiés de l’Angleterre.
{p. 158}L’armée est composée de plus de soixante mille braves : que j’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloire ne s’acquiert que par les fatigues ; si on pouvait l’acquérir en tenant son quartier-général dans les grandes villes ou en restant dans de bonnes casernes, qui n’en aurait pas ?…
Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée, la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, le froid excessif des nuits ; surprendre vos ennemis à la pointe du jour et exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français.
Faites une campagne courte et bonne ; soyez inexorables pour les brigands ; mais observez une discipline sévère.
Gardes nationales, joignez les efforts {p. 159} de vos bras à celui des troupes de ligne !
Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands, arrêtez-les ! 5 Que nulle part ils ne trouvent d’asile contre le soldat qui va les poursuivre ; et s’il était des traîtres qui osassent les recevoir et les défendre, qu’ils périssent avec eux !
– Quel compère !… s’écria Hulot, c’est comme à l’armée d’Italie, il sonne la messe et il la dit ! Est-ce parler, cela !…
– Oui, mais il parle tout seul, et en son nom, dit Gérard qui commençait à s’alarmer des suites du 18 brumaire.
– Hé ! sainte guérite, qu’est-ce que cela fait, puisque c’est un militaire ! s’écria Merle.
À quelques pas de là, un groupe de soldats s’était attroupé devant la proclamation affichée sur le mur ; et, comme pas {p. 160}un d’eux ne savait lire, ils la contemplaient, les uns d’un air insouciant, les autres avec curiosité, pendant que deux ou trois cherchaient dans les passans un citoyen qui eût la mine de savoir lire.
– Vois donc, la Clef-des-cœurs, ce que c’est que ce chiffon de papier-là, dit Beau-pied d’un air goguenard à son camarade.
– C’est bien facile à deviner ! répondit la Clef-des-cœurs.
À ces mots, tous regardèrent les deux camarades fidèles à jouer leurs rôles.
– Tiens, reprit la Clef-des-cœurs en montrant la vignette grossière placée en tête de la proclamation et où depuis peu de jours un compas remplaçait le niveau de 1793 ; tiens, cela veut dire qu’il faudra que nous autres troupiers nous marchions ferme, car ils ont mis là un {p. 161} compas toujours ouvert : c’est un emblême.
– Mon garçon, ça ne te va pas de faire le savant, cela s’appelle un problême. J’ai servi d’abord dans l’artillerie, reprit Beau-pied, mes officiers ne mangeaient que de ça…
– C’est un emblême.
– C’est un problême.
– Sans vous commander, mon lieutenant, n’est-ce pas que c’est un emblême et non un problême ? demanda la Clef-des-cœurs à Gérard qui, tout pensif, suivait Hulot et Merle.
– C’est l’un et l’autre ! répondit-il gravement.
– Le lieutenant s’est moqué de nous, reprit Beau-pied ; car ce papier-là veut dire que notre général d’Italie est passé consul et que nous allons avoir des capotes et des souliers.
{p. 162} Vers les derniers jours du mois de brumaire, un matin que Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade que des ordres supérieurs avaient concentrée à Mayenne, un exprès envoyé d’Alençon vint lui remettre des dépêches. Pendant leur lecture, Merle et Gérard remarquèrent une assez forte contrariété sur la figure du commandant.
– Allons ! s’écria-t-il avec humeur en serrant les papiers au fond de son chapeau ; deux compagnies vont se mettre en marche avec moi et se diriger sur Mortagne. Les chouans y sont… – Vous m’accompagnerez, dit-il à ses deux amis ; et si j’y comprends un mot, je veux être fait noble. C’est aussi obscur pour moi que la marche du messager le jour de la Pélerine. Je ne suis peut-être qu’une bête ; n’importe, en avant ! il n’y a pas de temps à perdre.
{p. 163} – Mon commandant, qu’est-ce que cette carnassière-là, dit Merle en montrant du bout de sa botte l’enveloppe ministérielle de la dépêche, contient donc pour vous révolutionner ?…
Tonnerre de dieu ! il n’y a rien si ce n’est que l’on nous embête !…
Lorsque le commandant laissait échapper cette expression militaire qui a déjà donné lieu à une observation, elle annonçait toujours quelque tempête. Elle passait dans la demi-brigade pour un thermomètre de la patience du chef. Les intonations remplaçaient les degrés, et la franchise de ce vieux soldat de la république les avait rendus si faciles à compter, que le plus méchant tambour savait son Hulot par cœur, pour peu qu’il joignît à cette connaissance celle des variations de la petite grimace par {p. 164} laquelle le commandant retroussait sa joue droite en clignant des jeux.
Cette fois, le ton de sourde colère que mit Hulot à ce mot, rendit ses deux amis silencieux et circonspects. Les marques même de petite vérole dont son visage guerrier était sillonné paraissaient plus profondes et son teint plus brun que de coutume. Sa large queue bordée de tresses étant revenue sur une de ses épaules quand il remit son chapeau à trois cornes sur sa tête, il la rejeta avec colère et les cadenettes en furent dérangées.
Cependant comme il restait immobile, les poings fermés, les bras croisés avec force sur sa poitrine, la moustache hérissée, Merle se hasarda à lui demander :
– Part-on sur l’heure ?
– Oui, si les gibernes sont garnies ! répondit-il en grommelant.
{p. 165} – Elles le sont.
Hulot fit un geste.
– Portez arme ! par file à gauche, en avant, marche !… dit Merle.
Les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignées par Gérard ; et, au son du tambour, le commandant plongé dans ses réflexions, parut se réveiller. Il sortit de la ville accompagné de ses deux amis auxquels il ne dit pas un mot.
Merle et Gérard se regardèrent silencieusement à plusieurs reprises comme pour se demander – nous tiendra-t-il rigueur ? Et tout en marchant ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs et goguenards sur Hulot qui murmurait entre ses dents de vagues paroles. Plusieurs fois elles résonnèrent comme des juremens aux oreilles des soldats, et personne n’osa souffler mot, car les vieux soldats de la demi-brigade de Hulot gardaient {p. 166} la discipline sévère de ces troupes républicaines qui avaient fait les campagnes d’Italie sous Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient, comme Hulot, les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sous la promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l’armée les avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrer des soldats et des chefs qui se comprissent mieux.
Chapitre VII §
Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis se trouvaient de grand matin sur la route de Paris à Alençon, à une lieue environ de cette dernière ville, vers Mortagne, dans la partie du chemin {p. 168}qui cotoie les beaux pâturages arrosés par les nombreux détours de la Sarthe.
Ces prairies déroulent leurs trésors, leurs vues pittoresques sur la gauche, tandis que la droite est flanquée des bois épais qui se rattachent à la grande forêt de Menibroud. La berne gauche du chemin est perpétuellement encaissée par des fossés dont les terres, sans cesse rejetées sur les champs, y forment de hauts talus couronnés d’ajoncs. C’est le nom donné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étale en buissons épais, fournit une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux pendant l’hiver, mais il servait, en attendant la récolte, à cacher nombre de chouans sur ces chemins auxquels les hautes futaies et la solitude donnaient en quelques endroits un air sombre.
Ces talus et ces ajoncs qui annoncent {p. 169} au voyageur rapproche de la Bretagne rendaient donc cette belle partie de la route aussi fertile en dangers qu’en pâturages ; et ces risques du trajet de Mortagne à Alençon, et d’Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ de Hulot. Enfin le secret de sa colère lui échappa.
Il escortait une vieille calèche qui roulait sur le chemin avec une certaine lenteur, car ses soldats fatigués marchaient assez péniblement ; et, dans le lointain, les compagnies de bleus, auxquelles il avait succédé et qui retournaient à Mortagne, se voyaient sur la route comme des points noirs. Une de ses deux compagnies se tenait à cent pas en arrière de la calèche, l’autre à cent pas en avant, et Hulot marchant entre Merle et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de la calèche, dit tout-à-coup, en serrant la main de Gérard :
{p. 170} – Mille tonnerres ! croiriez-vous que c’est pour accompagner les deux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon que le ministre de la guerre nous, détache de Mayenne !…
– Mais, mon commandant, quand nous avons pris position tout à l’heure auprès des citoyennes, répondit Gérard, vous les avez saluées d’un air qui n’était pas déjà si gauche.
– Hé ! voilà l’infamie !… Ces muscadins de Paris ne nous recommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs femelles !… Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous, en les mettant à la suite d’une jupe ! Oh ! moi, je vais droit mon chemin, et je n’aime pas les zigzags chez les autres. Quand j’ai vu Danton avoir des maîtresses, Barras avoir des maîtresses, je leur ai dit : – « Citoyens, quand la république vous a requis, ce {p. 171} n’est pas pour vous amuser comme on s’amusait dans l’ancien régime. Vous me direz à cela que les femmes… – Oh ! on a des femmes !… c’est juste : de bons lapins, voyez-vous, cela se doit. Mais, assez causé quand vient le danger. » À quoi donc aurait servi de balayer les abus de l’ancien temps si les patriotes recommençaient ?… Voyez le premier consul, c’est là un homme ! Pas de femmes toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot rôle qu’on nous fait jouer ici…
– Ma foi, commandant, répondit Merle en riant, j’ai aperçu le bout du nez de la jeune dame qui est au fond de la calèche, et j’avoue que tout le monde doit se sentir des doigts pour une aussi belle bague… J’éprouve une singulière démangeaison d’aller tourner autour de cette calèche jaune, pour nouer avec les {p. 172} voyageuses un petit bout de conversation.
– Gare à toi, Merle, dit Gérard ; elles sont accompagnées d’un citoyen assez rusé pour te prendre dans un piége.
– Qui ? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d’un côté du chemin à l’autre, comme s’il voyait des chouans ; dont on aperçoit à peine les jambes, et qui, par certains momens, lorsque la calèche cache celles de son cheval, a l’air d’un canard qui lève la tête du milieu d’un pâté ! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser de l’œil cette jolie fauvette…
– Canard, fauvette… oh ! mon pauvre Merle, tu es bien dans les volatiles ; mais ne te fie pas au canard ! Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceux d’une vipère et fins comme ceux d’une femme qui pardonne à son mari. Je me défie {p. 173} moins des chouans que de ces avocats dont les figures ressemblent à une carafe de limonade.
– Bah ! s’écria Merle gaiement, avec la permission du commandant, je me risque ! Cette femme-là a des yeux qui sont comme des étoiles ! On peut tout souffrir après les avoir vus ou pour les voir.
– Il est pris, le camarade ! dit Gérard au commandant, car il commence à dire des bêtises.
Hulot fit sa grimace, haussa les épaules et répondit :
– Avant de prendre le potage, je lui conseille de le sentir !…
– Brave Merle ! reprit Gérard en le voyant par la lenteur de sa marche se laisser graduellement gagner par la calèche ; est-il gai ! C’est le seul homme qui puisse rire de la mort d’un camarade sans être taxé d’insensibilité.
{p. 174} – C’est le vrai soldat français !… dit Hulot d’un ton grave.
– Oh ! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaule pour faire voir qu’il est capitaine, s’écria Gérard en riant, comme si le grade y faisait quelque chose !…
La calèche qui allait atteindre Merle renfermait en effet deux femmes dont l’une paraissait être la demoiselle de compagnie de l’autre.
– Ces femmes-là, disait Hulot, vont toujours deux ensemble !
Un petit homme sec et maigre caracolait à côté de la calèche, tantôt en avant, tantôt en arrière ; mais on ne l’avait pas encore vu adresser la parole à ces deux voyageuses privilégiées. La bizarrerie de l’équipage qui ressemblait à une voiture de charlatan, les bagages nombreux, les cartons de celle que le commandant {p. 175} appelait une princesse, tout, jusqu’au costume de son cavalier servant, avait encore irrité la bile de Hulot.
Le costume de cet inconnu offrait un exact tableau de la mode qui donna lieu aux caricatures des Incroyables. Qu’on se figure ce personnage affublé d’un habit dont les basques étaient si courtes qu’elles laissaient passer cinq ou six pouces du gilet, et les pans si longs qu’ils ressemblaient à une queue. Une cravate énorme semblait, comme le Cocyte, décrire autour de son cou neuf contours, et ce long col supportait une petite tête sortant de ce labyrinthe de mousseline de manière à justifier la comparaison du capitaine Merle.
L’inconnu portait un pantalon collant et des bottes à la Suwaroff ; il avait un gros camée blanc et bleu pour épingle à sa chemise ; deux chaînes de montre {p. 176} s’échappaient parallèlement de sa ceinture ; et ses cheveux, pendant en tire-bouchons de chaque côté des faces, lui couvraient le front.
Enfin, sa tête était enveloppée, comme un bouquet dans un cornet de papier, par le col de sa chemise et le collet de l’habit qui montaient très-haut. Ajoutez à cela l’opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du gilet rouge, de l’habit cannelle, et l’on aura une image fidèle du suprême bon ton auquel obéissaient les élégans au commencement du consulat.
Ce costume tout-à-fait baroque semblait avoir été inventé pour servir d’épreuve à la grâce et montrer qu’il n’y a rien de si ridicule que la mode ne puisse le consacrer.
Le cavalier paraissait avoir atteint l’âge de trente ans, et malgré cette toilette {p. 177} d’empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manières à laquelle on reconnaissait un homme de l’ancienne bonne société appelé, par ses talens, à gouverner la nouvelle. Lorsque le capitaine se trouva près de la calèche, il parut deviner son dessein et il le favorisa en retardant le pas de son cheval. Merle lui avait jeté un regard sardonique ; mais il rencontra un de ces visages impénétrables, accoutumés par les jeux de la révolution à cacher les émotions au cœur.
Au moment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire du capitaine et son épaulette furent aperçus des dames, une voix d’une angélique douceur lui demanda :
– Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire où nous sommes en ce moment ?…
{p. 178} Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue, surtout lorsqu’elle annonce une certaine ignorance des choses. Nul homme ne résiste à la grâce de sa faiblesse ; aussi les mots de – Monsieur l’officier – la forme polie dont la demande était accompagnée portèrent-ils un trouble inconnu dans le cœur du capitaine ; il leva les yeux vers la voyageuse et fut singulièrement désappointé : un voile jaloux cachait ses traits et ses yeux seuls se voyaient à travers comme deux onyx frappées par le soleil.
– Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon. Madame !
– Alençon !…
Ce mot fut prononcé par la dame inconnue avec une sorte de terreur. Elle se rejeta ou plutôt se laissa aller au fond de la voiture, sans y répondre.
{p. 179} – Alençon ! répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance de voir la belle inconnue, se mit à examiner sa compagne.
C’était une fille d’au moins vingt-six ans, blonde, d’une jolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cet éclat nourri qui distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et des environs d’Alençon. Le doux regard de ses yeux bleus n’annonçait pas d’esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elle portait une robe d’étoffe commune, et ses cheveux, relevés à la mode cauchoise sous un petit bonnet sans aucune prétention, rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sans avoir la noblesse convenue dans les salons, n’était pas dénuée de cette dignité naturelle à une jeune fille modeste qui pouvait {p. 180} contempler le tableau de sa vie passée sans y trouver un seul trait à corriger.
D’un regard, Merle devina en elle une de ces fleurs champêtres qui, transportée dans cette serre parisienne où se concentrent tant de rayons flétrissans, n’avait rien perdu de ses couleurs pures et de sa rustique franchise. L’attitude naïve de la jeune fille et son regard apprirent à Merle qu’elle ne voulait pas d’auditeur ; et, quand il s’éloigna, il entendit commencer la conversation entre les deux inconnues.
– Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnarde, que vous n’avez pas seulement pris le temps de vous habiller ; vous voilà belle ?… Si nous allons plus loin qu’Alençon, il faudra y faire une autre toilette…
– Oh ! oh ! Francine, reprit l’inconnue ; voilà la troisième tentative que tu {p. 181} fais pour apprendre le terme et la cause de ce voyage.
– Je ne vous ai jamais parlé de cela…
– Oui, j’ai bien remarqué ton petit manége. C’est à mon école que, de candide et simple que tu étais, tu as pris un peu de ruse. Tu commences à avoir les interrogations en horreur ; et tu as bien raison, mon enfant : de toutes les manières connues d’arracher un secret, c’est la plus niaise.
Eh bien ! reprit Francine, puisqu’on ne peut rien cacher à ces yeux si perçans, convenez, Marie, que votre conduite exciterait la curiosité d’un saint. Hier matin
vous étiez sans ressources ; nous voici aujourd’hui, les mains pleines d’or, courant la poste, protégées par les troupes du gouvernement ; et, ce qui m’effraie, suivies par un homme que je regarde comme votre mauvais génie.
{p. 182} – Qui !… Corentin ? demanda la jeune inconnue avec deux inflexions de voix dont rien ne peut peindre le mépris qu’elles exprimaient, si ce n’est le geste qu’elle fit pour désigner le cavalier.
– Écoute, Francine, reprit-elle ; te souviens-tu de Patriote, ce singe que j’avais habitué à contrefaire Danton et qui nous amusait tant.
– Oui, Mademoiselle.
– Eh bien ! en avais-tu peur ?…
– Il était enchaîné.
– Mais Corentin est muselé, enfant de Dieu.
– Nous badinions avec Patriote des heures entières, dit Francine ; mais il finissait toujours par nous jouer quelque mauvais tour.
À ces mots Francine se plaça vivement au fond de la voiture et auprès de sa {p. 183} maîtresse. Elle lui prit les mains pour les caresser en les pressant avec des manières câlines, s’il est permis de se servir de cette expression familière, et elle lui dit d’une voix affectueuse :
– Mais vous m’avez devinée, Marie, et vous ne me répondez pas. Comment après ces tristesses profondes qui m’ont fait tant de mal, oh ! bien du mal ! pouvez-vous en vingt-quatre heures devenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de vous tuer, méchante ? D’où vient ce changement subit ? J’ai le droit de vous demander un peu compte de votre ame, elle est à moi avant d’être à qui que ce soit, car jamais vous ne serez mieux aimée… Parlez, Mademoiselle !…
– Eh bien ! Francine, ne vois-tu pas autour de nous le secret de ma gaieté… Regarde les houppes jaunies de ces arbres lointains, pas une ne se ressemble… {p. 184} À les contempler de loin on dirait d’une vieille tapisserie de château. Vois ces haies derrière lesquelles il peut se rencontrer des chouans à toute minute. Quand je les regarde, il me semble apercevoir des canons de fusil. J’aime ce renaissant péril qui nous environne. Chaque fois que la route prend un aspect sombre et que je suppose que nous allons entendre des détonations, mon cœur bat, une sensation inconnue m’agite… ; ce n’est ni la peur et toutes ses émotions ravissantes, ni le plaisir ; non, c’est le jeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie… et quand je ne serais joyeuse que d’avoir animé un peu ma vie !…
– Ah ! vous ne me dites rien, cruelle !… Sainte Vierge ! ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle si elle se tait avec moi !…
– Francine ! reprit l’inconnue d’un {p. 185} ton grave, je ne peux pas t’avouer mon entreprise. – Cette fois-ci, oh ! je fais mal, très-mal…
– Pourquoi faire le mal, si tu le vois ?
– Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avais cinquante ans, et à agir comme si j’en avais encore quinze… Tu as toujours été ma raison, ma chère créature, mais dans cette affaire-ci j’essaie d’étouffer ma conscience ; et, dit-elle avec un soupir affreux, je n’y parviens pas ! Or, comment veux-tu que j’aille encore mettre un gros loup comme toi après moi ?… Et elle lui frappa doucement dans la main.
– Hé ! quand, s’écria Francine, t’ai-je reproché tes actions ? Le mal en toi a de la grâce, et la sainte vierge d’Auray que je prie tant pour toi t’absoudrait de tout ! Enfin ne suis-je pas à tes côtés sur cette route, sans savoir où tu vas ?… Puis, dans son effusion, elle lui serra les mains.
{p. 186} – Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner si ta conscience…
– Toujours terrible !… reprit Francine en faisant une petite moue chagrine. – Oh ! ne me diras-tu pas plutôt…
– Rien ! dit la jeune demoiselle d’une voix ferme. Seulement, souviens-toi que je hais cette entreprise encore plus que celui dont la langue dorée me l’a expliquée ! Et encore, va ! si je veux être bien franche avec toi, je ne me suis rendue à leurs désirs que parce que j’ai entrevu un tel mélange de terreur et d’amour, de roses et d’épines, que je n’ai pas voulu m’en aller de ce bas monde sans avoir essayé d’y cueillir des fleurs, au risque de périr ! Mais souviens-toi, pour l’honneur de ma mémoire, que si j’avais été heureuse, l’aspect de la hache prête à tomber sur ma tête ne m’aurait pas fait accepter un rôle dans cette tragédie !…
{p. 187} – Maintenant, dit-elle avec dégoût, si elle n’avait pas lieu, je me jetterais à l’instant dans la Sarthe, et ce ne serait pas un suicide – je n’ai pas encore vécu !
– Oh ! sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui !
– De quoi t’effraies-tu ? Les vicissitudes ordinaires de la vie domestique n’excitent pas ma sensibilité, tu le sais ; mon ame s’en est créé une plus élevée pour supporter de plus fortes épreuves. – Il y a en moi un instinct qui m’avertit que je suis réservée à je ne sais quoi de grand, ou à une jeune mort. – Madame Tallien n’a-t-elle pas fait le 9 thermidor ? Ne puis-je donc pas l’imiter. Elle a eu un tort à mes yeux, c’est de ne pas avoir continué de dominer la révolution. Quand une femme s’est élevée au-dessus des deux sexes, elle ne doit pas quitter l’horizon. – Mais Tallien est un pauvre instrument.
{p. 188} – Veux-tu savoir ce que je cherche ici ? – Un homme !… – Un homme pour lequel je ne sois pas, comme je te l’ai dit, une poupée, mais une compagne. Si je ne suis pas Dieu, je veux être son prophète. Aussi, ma chère enfant, si j’envie le sort d’une femme au monde, c’est celui de madame Bonaparte, même quand on viendrait me dire qu’elle est malheureuse. – Mais oublie ce que je te dis, car c’est la femme de cinquante ans qui a parlé, et, Dieu merci ! la jeune fille de quinze ans reparaît bien vite.
La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le caractère bouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiée aux mystères de cette ame riche d’exaltation ; de cette créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie comme une ombre insaisissable. Après avoir semé à pleines mains sans récolter, {p. 189} l’inconnue était restée vierge d’une multitude de désirs trompés : lassée d’une lutte sans adversaire, elle arrivait, dans son désespoir, à préférer le bien au mal quand il s’offrait comme une jouissance ; le mal au bien, quand il présentait quelque poésie ; la misère à la médiocrité, comme quelque chose de plus grand ; l’avenir sombre et inconnu de la mort à une vie pauvre d’espérances ou même de souffrances. Jamais tant de poudre ne s’était amassée pour l’étincelle, jamais tant de richesses à dévorer pour l’amour ; enfin, jamais aucune fille d’Ève n’avait été pétrie avec plus d’or dans son argile.
Semblable à un ange terrestre, Francine veillait sur cet être en qui elle adorait la perfection, croyant accomplir un céleste message, si elle le conservait au chœur des séraphins d’où il semblait {p. 190} banni, en expiation d’un péché d’orgueil.
– Voici le clocher d’Alençon !… dit le cavalier en s’approchant de la voiture.
– J’ai des yeux ! lui répondit sèchement la jeune dame.
– Et de très-beaux !… dit-il en s’éloignant avec les marques d’une soumission servile, malgré son désappointement.
– Allez, allez plus vite ! dit la dame au postillon ; maintenant, il n’y a rien à craindre ; allez au grand trot, ou au galop, si vous pouvez ; ne sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon !
En passant devant le commandant, elle lui cria d’une voix douce :
– Nous nous retrouverons à l’auberge, commandant ; venez m’y voir ?
– C’est cela ! répliqua le commandant – à l’auberge ! – venez me voir ! – Comme ça vous parle à un chef de demi-brigade !…
{p. 191} Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur la route.
– Ne vous en plaignez pas, commandant, dit en riant Corentin qui essayait de mettre son cheval au galop pour rejoindre la voiture ; elle a votre grade de général dans sa manche !… Et il partit.
– Ah ! que je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là !… dit Hulot à ses deux amis en grognant ; j’aimerais mieux jeter l’habit de général dans un fossé que de le gagner dans un lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là ? Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?…
– Oh ! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plus belle que j’aie jamais vue ! – je crois que vous entendez mal la métaphore : c’est la femme du premier consul, peut-être !
– Bah ! la femme du premier consul est vieille, et celle-ci est jeune, reprit {p. 192} Hulot. D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu du ministre m’a appris qu’elle se nomme mademoiselle de Verneuil. C’est une ci-devant. Est-ce que je ne connais pas ça ! Avant la révolution, elles faisaient toutes ce métier-là ; et alors on devenait en deux temps et six mouvemens chef de demi-brigade : il ne s’agissait que de leur bien dire deux ou trois fois – mon cœur !
Chapitre VIII §
Pendant que le commandant et sa troupe ouvraient le compas, pour se servir de sa propre expression, la calèche avait promptement atteint l’hôtel des {p. 2} Trois-Maures, situé au milieu de la grande rue d’Alençon.
Au son criard de cet équipage, devenu fort rare à cette époque, l’hôte courut se placer sur le pas de sa porte ; et, à l’aspect des deux voyageuses, il salua profondément.
Elles entrèrent lestement dans la cuisine ; et, pendant qu’elles traversaient cette anti-chambre obligée des auberges de l’Ouest, le postillon, arrêtant l’hôte, lui dit à l’oreille :
– Attention, citoyen Brutus ! ce sont de grandes dames, les bleus les escortent. Elles paient comme de ci-devant princesses, ainsi…
– Nous boirons un verre de vin ensemble tout à l’heure, mon garçon !…
Mademoiselle de Verneuil, ayant jeté un coup-d’oeil sur cette cuisine noircie par la fumée et sur une table sanglante où {p. 3} gissaient des viandes crues, se sauva avec la légèreté d’un oiseau dans une salle voisine. Elle cherchait autant à éviter l’aspect et l’odeur de cette cuisine qu’à se soustraire aux attentions d’un chef malpropre et d’une petite femme grosse comme une tour, qui se dirigeaient sur elle, lorsque l’hôte, la cherchant des yeux, courut après les deux voyageuses.
Francine seule était encore sur le seuil de la porte. Alors l’hôte, s’adressant à elle, lui dit, après avoir jeté un regard rapide sur ceux qui pouvaient l’écouter, de manière a donner à ses paroles l’air d’une confidence :
– Si ces dames désirent se faire servir à part, comme je n’en doute pas, j’ai un repas très-délicat, tout préparé pour une dame et son fils. Ces voyageurs-là ne s’opposeront pas à partager leur déjeuner avec vous, ajouta-t-il d’un air mystérieux, {p. 4} ce sont des personnes de condition !
En prononçant ces derniers mots d’une voix plus basse, l’hôte y mit une certaine finesse, comme s’il eût voulu dire : – Vous êtes des nobles et ils le sont ; vous n’aimez pas plus qu’eux à être surveillés ; et peut-être venez-vous pour les voir ?…
Mais à peine cet hôte indiscret avait-il fini, qu’il se sentit appliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet. Il se retourna brusquement et vit derrière lui un petit homme trapu, doucement sorti d’un cabinet voisin, qui, la figure couverte de ses cheveux ramenés sur les yeux, avait par son apparition rendu muets la grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôte pâlit en retournant la tête. Le petit homme se dressa sur ses pieds pour atteindre à l’oreille de l’hôte, et lui dit :
– Vous savez ce que vaut une {p. 5} imprudence, une dénonciation… et de quelle couleur est la monnaie dont nous les payons !… Oh ! nous sommes généreux !…
Il joignit à ses paroles un épouvantable geste.
Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francine par la corpulence de l’hôte, les phrases sourdement prononcées parvinrent à son oreille. Elle resta comme frappée par la foudre en entendant les sons rauques de cette voix bretonne. Elle seule, au milieu de la terreur générale, s’élança dans la cuisine vers le petit homme ; mais ce dernier qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animal sauvage, sortait déjà par une porte latérale qui donnait sur la cour. Ce que Francine put en apercevoir lui fit croire qu’elle se trompait.
Elle ne vit que la peau fauve et noire d’un ours de moyenne taille. Étonnée, {p. 6} elle courut à la fenêtre ; et, à travers les vitres jaunies par la fumée, elle regarda l’inconnu avec stupeur. Il gagnait l’écurie d’un pas traînant ; mais avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l’auberge et de là sur la calèche comme s’il instruisait quelqu’un des destins de la voiture. Alors, malgré les peaux de bique et grâce à ce mouvement qui lui laissa voir le visage, elle reconnut à son énorme fouet et à sa démarche rampante, quoique agile dans l’occasion, le chouan qui portait le nom de – Marche-à-terre.
Elle l’aperçut indistinctement, à travers l’obscurité de l’écurie, se coucher dans la paille à la manière des bêtes et y prendre une position d’où il pouvait voir tout ce qui se passerait dans l’auberge. Il s’était ramassé de telle sorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’aurait {p. 7} facilement pris pour un de ces gros chiens de roulier, tapis en rond et dormant les pattes placées sous leur gueule.
La conduite de Marche-à-terre prouvait à Francine qu’elle n’avait pas été reconnue par le chouan ; et, dans les circonstances délicates où elle se trouvait, elle ne sut si elle devait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entre l’observation menaçante du chouan et l’offre de l’hôte, assez commune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deux moutures d’un sac, piqua la curiosité de Francine.
Abandonnant alors avec vivacité la vitre crasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dans l’obscurité, lui indiquait Marche-à-terre, elle se retourna vers l’aubergiste. Elle le vit dans l’attitude d’un homme qui a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre {p. 8} pour revenir en arrière. Le geste du chouan l’avait pétrifié.
Les cruels raffinemens des supplices dont les Chasseurs du Roi punissaient ceux qu’ils ne faisaient même que soupçonner d’indiscrétion, étaient connus. L’hôte croyait déjà sentir leurs couteaux sur son cou ; le chef regardait l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leurs dénonciateurs ; la grosse petite femme, tenant un couteau de cuisine en l’air d’une main et de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, contemplait son mari avec terreur ; et le marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse horreur.
La curiosité de Francine devint plus vive à cette scène muette, dont l’acteur principal était vu par tous quoique absent. Elle fut flattée de la terrible puissance du chouan, et quoiqu’il n’entrât guère dans {p. 9}son humble caractère de faire des malices de femme de chambre, elle était cette fois trop fortement intéressée à pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de ses avantages.
– Eh bien ! dit-elle gravement à l’hôte qui fut comme réveillé en sursaut par ces paroles, mademoiselle accepte votre proposition.
– Laquelle ?… demanda-t-il avec une surprise réelle.
– Laquelle ? demanda Corentin survenant.
– Laquelle ? demanda mademoiselle de Verneuil.
– Laquelle ? demanda un quatrième personnage qui se trouvait sur la dernière marche de l’escalier et qui sauta légèrement dans la cuisine.
– Eh bien ! de déjeuner avec vos {p. 10}personnes de distinction, répondit Francine impatiente.
– De distinction ?… reprit d’une voix mordante et ironique le personnage arrivé par l’escalier.
Quelle mauvaise plaisanterie d’auberge ! Mais si c’est cette jeune citoyenne, ajouta-t-il en regardant mademoiselle de Verneuil, que tu veux nous donner pour convive, il faudrait être fou pour s’y refuser, brave homme ! – Et il frappa sur l’épaule de l’aubergiste stupéfait. – En l’absence de ma mère j’accepte.
La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisait la hauteur insolente de ces paroles qui attirèrent naturellement l’attention de tous les acteurs de cette scène sur ce nouveau personnage.
L’hôte prit alors la contenance de Pilate cherchant à se laver les mains de la mort de Jésus-Christ ; et rétrogradant de {p. 11}deux pas vers sa grosse femme, il lui dit à l’oreille :
– Tu es témoin que s’il arrive quelque malheur, ce ne sera pas ma faute ! Mais au surplus, ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de tout ça monsieur Marche-à-terre.
Le jeune voyageur était de moyenne taille. Il portait un habit bleu ; de grandes guêtres noires, montant au-dessus du genou, cachaient la ligne de démarcation d’une culotte de drap bleu et de ses bas. Cet uniforme simple et sans épaulettes appartenait aux élèves de l’École-Polytechnique.
D’un seul regard, mademoiselle de Verneuil remarqua sous ce costume sombre des formes élégantes et une habitude dans les poses qui annonçaient une noblesse native. La figure du jeune homme, ordinaire au premier aspect, se {p. 12} distinguait par la conformation de quelques traits où se révélait ce je ne sais quoi dont le charme vient de l’ame.
Un menton à la Bonaparte, une lèvre inférieure qui venait se joindre à la supérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthe sous le chapiteau corinthien, un nez fin, des yeux bleus étincelans, un teint bruni, des cheveux blonds et bouclés, de petites mains et une grande aisance de mouvemens, tout décelait une vie dirigée par des sentimens élevés et l’habitude du commandement.
– Ce jeune homme est un aigle !… se dit mademoiselle de Verneuil.
Voir tout cela d’un clin-d’œil, s’illuminer de l’envie de plaire, pencher la tête de côté par une molle inclination, sourire avec coquetterie, lancer un de ces regards veloutés qui ébranleraient un cœur mort à l’amour, voiler ses longs yeux noirs {p. 13} sous de larges paupières dont les cils fournis et recourbés retombèrent comme un plumage de bistre sur les blancs contours de sa joue, chercher dans la mélodie de sa voix les sons les plus pénétrans, les plus riches pour donner à cette phrase bête – nous vous sommes bien obligées, Monsieur – un charme incroyable ; tout, n’employa pas cinq secondes ; et mademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda un appartement, vit l’escalier, disparut avec Francine comme un feu follet, laissant à l’étranger à deviner si cette réponse était une acceptation ou un refus.
– Quelle est cette femme-là ?… demanda lestement l’élève de l’École-Polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plus stupéfait.
– C’est la citoyenne Verneuil ! dit aigrement Corentin en toisant le jeune {p. 14} homme avec jalousie ; c’est une ci-devant. Qu’en veux-tu faire ?
L’inconnu, qui fredonnait un air républicain, leva la tête avec fierté vers Corentin, et les deux jeunes gens se regardèrent un moment comme deux coqs.
Ce regard mit la haine entre eux pour toute leur vie : autant l’œil bleu du militaire était franc, autant l’œil vert de Corentin annonçait de fausseté et de malice. L’un avait des manières nobles, l’autre insinuantes ; l’un se courbait, l’autre s’élançait ; l’un fascinait, l’autre commandait le respect ; l’un devait dire : conquérons ; l’autre : partageons ?
Un paysan entra, demandant :
– Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici ?
– Que lui veux-tu ?… répondit le jeune homme en s’avançant.
{p. 15} Le paysan salua profondément en remettant une lettre que le jeune élève lut et jeta dans le feu.
Pour toute réponse, il inclina la tête. L’homme partit.
– Tu viens sans doute de Paris, citoyen ? dit alors Corentin en s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance de manières, un air souple et liant qui furent insupportables au citoyen du Gua.
– Oui, répondit-il sèchement.
– Et tu es sans doute promu à quelque grade dans l’artillerie ?…
– Non, citoyen, dans la marine.
– Ah ! tu te rends à Brest ? demanda Corentin d’un ton insouciant.
Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de ses souliers sans vouloir répondre, et démentit bientôt tout ce que sa figure avait fait {p. 16} concevoir de noblesse à mademoiselle de Verneuil. Il s’occupa de son déjeuner avec une légèreté enfantine, questionna le chef et l’hôtesse sur tout, s’étonna des habitudes de province comme un Parisien arraché à sa coque enchantée, manifesta des répugnances de petite-maîtresse, et montra enfin d’autant moins de caractère que sa figure et ses manières en annonçaient davantage.
Corentin sourit de pitié en lui voyant faire la grimace quand il goûta le meilleur cidre.
– Pouah ! s’écria-t-il, comment pouvez-vous boire cela, vous autres ?… Il y a là-dedans à boire et à manger. Je ne m’étonne plus si ce pays-ci est suspect. Je me défierai toujours d’une province où l’on vendange à coups de gaule et où l’on fusille sournoisement les voyageurs sur les routes… N’allez pas nous {p. 17} mettre sur la table une seule carafe de cette médecine-là, mais de bon bordeaux blanc et rouge. Montez voir surtout s’il y a bon feu là-haut, car vous m’avez l’air bien retardés ici en fait de civilisation ! – Ah ! – il soupira – il n’y a qu’un Paris au monde, c’est dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer…
– Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cette fricassée de poulet quand tu as là des citrons… – Quant à vous, madame l’hôtesse, vous m’avez donné des draps si gros que je n’ai pas fermé l’œil cette nuit.
Puis il se mit à jouer avec une grosse canne en lui faisant exécuter avec un soin puéril des évolutions dont le plus ou le moins de fini et d’habileté annonçaient le degré plus ou moins honorable qu’un jeune homme occupait dans la classe des incroyables ou petits-maîtres du consulat.
{p. 18}– Et c’est avec des muscadins comme ça, dit Corentin à l’hôte confidentiellement, qu’on espère relever la marine de la République !…
– Cet homme-là, disait le jeune marin à l’oreille de l’hôtesse, est quelque espion de Fouché ! Il a la police gravée sur la figure, et je jurerais que la tache qu’il conserve au menton est de la boue de Paris… Mais à bon chat bon…
À ce moment une dame entra vers laquelle le marin s’élança avec tous les signes d’un respect extérieur.
– Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc ? Je crois avoir, en votre absence, recruté des convives.
– Des convives ! lui répondit-elle, quelle folie !…
– Mais c’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il à voix basse.
{p. 19}– Elle a péri avec son père, dit-elle brusquement.
– Vous vous trompez, Madame, reprit avec douceur Corentin en appuyant sur le mot madame ; elle a été sauvée au 9 thermidor.
L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula de quelques pas comme pour examiner cet interlocuteur inattendu ; et, fixant sur lui ses yeux noirs pleins de vivacité, elle parut chercher dans quel intérêt il venait affirmer l’existence de mademoiselle de Verneuil.
En même temps Corentin remarqua à la dérobée la jeunesse de cette dame dont la maternité lui devint suspecte en la voyant conserver, malgré un fils d’au moins vingt ans, une peau éblouissante de blancheur, des sourcils arqués encore fournis, des cils peu dégarnis et des cheveux noirs aussi nombreux que {p. 20} les siens paraissaient l’être. Ils s’étaient séparés en deux bandeaux circulaires sur son front et lui donnaient ainsi un air un peu dur que des lèvres roses, minces et droites, ne démentaient pas.
Les rides légères dont sa jolie figure était à peine sillonnée, loin d’annoncer les années, trahissaient des passions jeunes et vives ; et, si ses yeux, tout perçans qu’ils fussent, avaient un léger voile, ils le devaient peut-être à la trop fréquente expression du plaisir. Enfin Corentin s’aperçut qu’elle enveloppait ses formes délicates dans une mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau n’appartenait à aucune des modes dites à la grecque qui régissaient à cette époque les toilettes républicaines.
Or Corentin était un de ces êtres qui sont portés par leur caractère à toujours soupçonner le mal avant le bien, et il {p. 21} conçut à l’instant des doutes sur le civisme des deux voyageurs.
De son côté la dame avait fait aussi avec une égale rapidité l’autopsie morale de la figure de Corentin. Alors elle se tourna vers son fils avec cet air significatif qui se traduit si bien par : – Quel est cet original-là ?… – Est-il de notre bord ?
À cette mentale interrogation, le jeune marin répondit par une attitude, un regard et un geste de main qui disaient : – Je n’en sais ma foi rien, et je m’en défie plus que vous. – Puis, laissant sa mère débrouiller l’échevau, il se tourna vers l’hôtesse à laquelle il dit à l’oreille :
– Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là ; s’il accompagne cette demoiselle et pourquoi ?…
– Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, vous êtes sûr, Monsieur, que mademoiselle de Verneuil existe.
{p. 22}– Elle existe aussi certainement en chair et en os, Madame, que le citoyen du Gua-Saint-Cyr que voici.
Cette réponse renfermait une profonde ironie dont la dame seule avait le secret, et toute autre qu’elle en aurait été déconcertée.
Son fils regarda tout-à-coup fixement Corentin qui tirait froidement sa montre sans paraître se douter des ravages produits par sa réponse.
La dame inquiète et désirant savoir sur-le-champ si cette réponse couvrait une perfidie ou si elle était l’effet du hasard, dit à Corentin de l’air le plus naturel :
– Mon Dieu ! que les routes sont peu sûres. Nous avons été attaqués au-delà de Mortagne par les chouans, et mon fils a manqué de rester sur la place ; il a reçu deux balles dans son chapeau en me défendant.
{p. 23}– Comment, Madame, vous étiez dans le courrier que ces brigands ont dévalisé malgré l’escorte ! On m’a dit à mon passage à Mortagne qu’ils étaient deux mille et que tout le monde avait péri ! Voilà comme on écrit l’histoire !…
Le ton musard que prit Corentin et son air le faisaient en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtrait avec douleur la fausseté d’une nouvelle politique.
– Hélas ! Madame, continua-t-il, si l’on assassine si près de Paris, jugez combien les routes de la Bretagne vont être dangereuses ; si je n’étais pas sûr de profiter de l’escorte de mademoiselle de Verneuil, je retournerais à Paris…
– Ah ! reprit la dame à voix basse, mademoiselle de Verneuil est escortée !…
– Est-elle belle, jeune, jolie ? demanda-t-elle à l’hôtesse.
{p. 24} À ce moment l’hôte interrompit cette conversation dont l’intérêt avait quelque chose de cruel pour les trois personnages qui se trouvaient en présence. Il annonça que le déjeuner était servi. Le jeune marin offrit la main à sa mère avec une attention et une courtoisie peu ordinaires à un fils ; et, invitant Corentin par un geste à les précéder, il lui dit :
– Citoyen, si tu accompagnes la citoyenne Verneuil et qu’elle accepte la proposition de l’hôte, ne te gêne pas…
Quoique l’accent fût leste et peu engageant, Corentin monta. Alors le jeune homme serra vivement la main de la dame, et quand Corentin fut séparé d’eux par sept à huit marches :
– Voilà, dit le marin à voix basse, à quels dangers sans gloire nous exposent vos imprudentes entreprises : nous sommes peut-être découverts. – Comment {p. 25} pourrons-nous échapper ?… Et quel rôle vous me faites jouer !…
Ils arrivèrent tous trois à une chambre assez vaste. Il ne fallait pas avoir fait beaucoup de chemin dans l’Ouest pour reconnaître que l’hôte avait prodigué tous ses trésors dans la décoration du repas et un luxe peu ordinaire dans la salle : la table était soigneusement servie ; le feu brillant de la cheminée avait chassé l’humidité ; et le linge, les siéges, la vaisselle, ne pèchaient pas par la malpropreté.
Corentin s’aperçut facilement que, pour satisfaire ses hôtes, l’aubergiste s’était, pour nous servir d’une expression populaire, mis en quatre. – Donc, se dit-il, ils ne sont pas ce qu’ils veulent paraître. – Ce petit jeune homme est rusé. Je le prenais pour un sot, mais maintenant je le crois plus fin que moi.
Le jeune marin, sa mère et Corentin {p. 26}attendirent la jeune fille que l’hôte avait été prévenir ; mais comme elle ne venait pas, le jeune homme se doutant bien qu’elle faisait des difficultés, sortit en fredonnant : Veillons au salut de l’empire, et se dirigea vers l’appartement qu’elle occupait, dominé par une singulière volonté de vaincre ses scrupules et de l’amener avec lui, autant peut-être pour résoudre les doutes dont son esprit était agité, que pour essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout être masculin a la prétention d’exercer sur une jolie créature féminine.
– Si c’est là un républicain, dit Corentin en le voyant sortir, je veux être pendu ! Il a le mouvement d’épaules des gens de cour. – Et si c’est là sa mère, se dit-il encore en regardant madame du Gua, je suis le pape ! – Ce sont des chouans. – Attention !
Chapitre IX §
La porte ne tarda pas à s’ouvrir. Le jeune marin parut. Il tenait par la main mademoiselle de Verneuil, et il la présenta avec une suffisance pleine de courtoisie.
{p. 28} L’heure qui venait de s’écouler n’avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine, mademoiselle de Verneuil s’était armée d’une toilette de voyage plus redoutable peut-être qu’une parure de bal. Sa simplicité avait cet irrésistible attrait dont tout le secret vient du rôle secondaire qu’une femme, assez belle pour se passer d’ornemens, laisse jouer à la toilette. Elle portait une simple robe verte, mais dont la coupe et le spencer orné de brandebourgs dessinaient, avec une affectation peu convenable à une jeune fille, des formes ravissantes : c’était une taille jeune et flexible, des flancs d’une rare élégance et de gracieuses proportions.
Elle entra en souriant. Ce sourire montrait des dents blanches comme des amandes fraîchement dépouillées de leurs robes brunes, et traçait deux jolies fossettes {p. 29}sur des joues fraîches comme celles d’un enfant. Elle avait quitté sa capote blanche qui l’avait d’abord presque dérobée aux regards du jeune marin, et sa figure apparaissait comme encadrée par les boucles capricieuses de ses cheveux noirs dont les grosses nattes se rattachaient négligemment derrière la tête. Par un privilége digne d’envie, l’accord de ses manières, de sa beauté et de sa toilette, la rendait plus jeune d’au moins cinq années, et madame du Gua se crut libérale en lui donnant vingt ans.
La coquetterie secrète de sa toilette avait fait naître quelque espoir dans le cœur du jeune homme, mais mademoiselle de Verneuil quitta sa main de manière à le désabuser. Elle le salua par une molle inclination de tête sans le regarder, et le laissa là avec une insouciance folâtre dont il resta déconcerté.
{p. 30} Cette réserve n’annonçait aux yeux des étrangers ni précaution ni coquetterie ; c’était indifférence naturelle ou feinte, et l’expression candide du visage de la jeune fille rendait le problème insoluble, car elle ne laissait paraître aucune préméditation de triomphe. Elle semblait avoir été douée de ces jolies petites manières qui séduisent et dont l’amour-propre du jeune marin avait été dupe : aussi regagna-t-il sa place avec une sorte de dépit.
Mademoiselle de Verneuil, suivie de Francine, s’élança vers la sienne ; mais prenant son amie par la main, elle revint vers madame du Gua.
– Madame, lui dit-elle d’une voix caressante, auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, en qui je vois plus une amie qu’un serviteur, dîne avec nous ?… Dans ces temps d’orage, le {p. 31} dévouement ne peut se payer que par le cœur ; c’est tout ce qui nous reste !…
Madame du Gua répondit à cette dernière phrase prononcée à voix basse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait son désappointement de rencontrer une femme beaucoup plus jolie qu’elle ; puisse penchant à l’oreille de son fils :
– Oh ! – temps d’orage – dévouement, Madame… c’est peut-être mademoiselle de Verneuil ! – mais pourquoi n’a-t-elle pas de poudre ?
Les convives allaient s’asseoir, lorsque mademoiselle de Verneuil aperçut Corentin qui continuait de soumettre à une sévère analyse les deux inconnus inquiets de ses regards.
– Citoyen, lui dit-elle avec une ironie plus perçante qu’une bise d’hiver, tu es sans doute trop bien élevé pour suivre {p. 32} ainsi mes pas… En envoyant mes parens à l’échafaud, la république n’a pas eu la magnanimité de me donner de tuteur… Si par une galanterie chevaleresque, inconnue, inouie, tu m’as accompagnée malgré moi – et là elle laissa échapper un soupir amer – je suis décidée à ne pas souffrir que les soins protecteurs dont tu es si prodigue aillent jusqu’à te causer de la gêne, déranger l’heure de tes repas… Je suis en sûreté ici… tu peux me laisser, citoyen curieux…
Elle lui lança un regard fixe et méprisant : elle fut comprise.
Corentin réprima un sourire qui fronçait presque les coins de ses lèvres rusées, et la salua d’une manière respectueuse en lui disant :
– Citoyenne, je me ferai toujours un honneur de t’obéir. La beauté est la seule {p. 33} reine qu’un républicain puisse reconnaître…
En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuil brillèrent d’une joie si naïve ; elle regarda Francine, et non ses hôtes, avec un sourire d’intelligence empreint de tant de bonheur, que madame du Gua, dont la jalousie avait éveillé la prudence, se sentit disposée à abandonner les soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle de Verneuil lui faisait concevoir.
– Oh ! c’est mademoiselle de Verneuil ! dit madame du Gua à l’oreille de son fils.
– Et l’escorte !… lui répondit le jeune homme que le dépit rendait prudent.
Madame du Gua cligna ses yeux, comme pour lui dire qu’elle saurait bien éclaircir ce mystère.
Cependant le départ de Corentin {p. 34} parut détendre les muscles du marin, qui jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards où se révélait plutôt un amour immodéré des femmes que la respectueuse ardeur d’une passion naissante.
La jeune fille n’en devint que plus circonspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame du Gua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans son amer dépit, de jouer aussi l’insensibilité.
Mademoiselle de Verneuil ne parut pas s’apercevoir de ce manége. Elle se montra simple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre de personnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n’exerça aucune sympathie entre elles ; et, chose assez commune mais dédaignée dans les récits, il y eut un embarras vulgaire, une gêne qui détruisirent tout le charme que mademoiselle de {p. 35} Verneuil et le jeune marin s’étaient comme promis une heure avant.
Mais les femmes, même les moins spirituelles, ont un si admirable tact des convenances ou des liens si intimes entre elles, que ce sont toujours elles qui, dans ces occasions, savent rompre la glace ; et, comme si elles eussent eu la même pensée au même moment, les trois belles convives se mirent à plaisanter innocemment leur unique cavalier, et à rivaliser de moqueries, d’attentions, de soins à son égard.
Cette unanimité d’esprit les laissait libres : un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne, ont de la valeur, devenaient alors insignifians. Bref, au bout d’une demi-heure, elles parurent les meilleures amies du monde ; et le jeune marin se surprit à en vouloir autant à mademoiselle de Verneuil de sa liberté {p. 36}d’esprit que de sa réserve. Il était tellement contrarié, qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé son déjeuner avec elle.
– Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, notre chevalier est-il toujours aussi triste ?
– Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert un bonheur qui va s’enfuir, et le secret de ma tristesse est dans la vivacité de mon plaisir.
– Voilà des complimens, reprit-elle en riant, qui sentent plus la cour que la république.
– Il n’a fait qu’exprimer ma pensée, Mademoiselle, dit madame du Gua qui avait ses raisons pour l’apprivoiser.
– Allons, riez donc ! reprit mademoiselle de Verneuil en souriant au jeune homme. Que ferez-vous pour les {p. 37}chagrins, si ce qu’il vous plaît d’appeler un bonheur vous attriste ?
Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisit l’harmonie de cette figure candide, rendit un frêle espoir au marin. Alors souvent leurs yeux se rencontrèrent. Tantôt sans coquetterie, mais par cette inspiration de nature qui entraîne la femme à toujours faire trop ou trop peu, mademoiselle de Verneuil semblait s’emparer de lui par un regard où brillaient les fécondes promesses de l’amour, et tantôt elle opposait à l’expression suppliante de l’étranger une modestie froide et sévère.
Un moment, un seul, où chacun d’eux crut trouver des paupières baissées, ils unirent les sollicitations insensées de leurs yeux, mais ils furent aussi prompts à confondre cette lumière douce et terrible qui bouleverse le cœur, {p. 38}qu’à voiler leurs regards. Honteux d’avoir tant parlé, ils ne se regardèrent plus ; et mademoiselle de Verneuil, jalouse de détruire son ouvrage, resta dans le cercle borné d’une froide politesse, paraissant même attendre avec impatience la fin du repas.
– Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison ? lui demanda madame du Gua.
– Hélas ! Madame, il me semble que je n’ai pas cessé d’y être !
– Pauvre petite ! à votre âge et devant donner si peu de crainte à la république, être menée en criminelle d’État ! Où ? le savez-vous, au moins ?…
Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu’elle inspirait peu d’intérêt à madame du Gua, et s’effaroucha de cette question.
– Madame, répondit-elle, si l’on me {p. 39}traite en criminelle et que mon escorte vous paraisse singulière, je n’en suis pas moins surprise que vous…
– Vous faites donc trembler la république ! dit le jeune homme avec un peu d’ironie.
– Pourquoi ne pas respecter les secrets de Mademoiselle ? reprit madame du Gua.
– Oh ! madame, les secrets d’une jeune personne qui ne connaît de la vie que ses malheurs, ne sont pas bien curieux…
– Mais, répondit madame du Gua pour adoucir l’aigreur de cette conversation, le premier consul a des intentions parfaites ; il va, dit-on, arrêter l’effet des lois contre les émigrés.
– C’est vrai, Madame, dit-elle avec trop de vivacité peut-être ; mais alors pourquoi soulever la Vendée, la Bretagne, incendier la France ?…
{p. 40} Ce cri généreux par lequel elle semblait se faire un reproche à elle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda attentivement mademoiselle de Verneuil, et il ne découvrit sur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le coloris attestait la finesse était impénétrable. Une curiosité invincible l’attacha à cette singulière créature : il ne savait pas encore quel sentiment l’entraînait vers elle, mais avant tout il voulait la comprendre.
– Mais, dit-elle, Madame, allez-vous à Mayenne ?…
– Oui, Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air interrogateur.
– Eh bien ! Madame, continua mademoiselle de Verneuil, puisque monsieur votre fils sert la république – elle prononça ces paroles comme si elle se sentait légère d’un poids immense – vous devez {p. 41} redouter les chouans, et mon escorte n’est pas à dédaigner ; vous m’avez donné à déjeuner, acceptez ma calèche jusqu’à Mayenne…
Le fils et la mère se jetèrent des regards significatifs. Le jeune homme répondit :
– Je ne sais, Mademoiselle, si je fais bien de vous avouer que des intérêts d’une haute importance exigent que nous arrivions cette nuit aux environs de Fougères. Nous n’avons pas encore trouvé de moyens de transport. – Il y a pour nous, ajouta-t-il, tant d’avantages à accepter votre offre, que ce serait nous conduire en égoïstes.
– Nous vivons dans un temps, Monsieur, où rien de ce qui se passe n’est naturel ; j’en suis la preuve vivante : ainsi vous pouvez ajouter une irrégularité de plus à tant de désordres ; et, après tout, on {p. 42}a toujours accepté sans scrupule ce qui est offert avec bonhomie.
– Le voyage ainsi fait ne sera pas sans dangers… reprit-il d’un air fin et courtisan.
– Que craignez-vous ?… demanda-t-elle avec un sourire moqueur ; je n’en vois pour personne.
– Est-ce bien la même femme dont tout à l’heure le regard puissant m’a charmé, qui parle ainsi ? se disait le jeune homme. Quel accent ! Je la hais ! Elle me tend quelque piége !…
À ce moment, le cri clair et perçant d’une chouette qui semblait perchée sur le sommet de la cheminée retentit comme un sombre avis.
– Quel chant funèbre ! dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyage ne commencera pas sous d’heureux présages… Mais comment se trouve-t-il ici des {p. 43} chouettes qui chantent en plein jour ?
– Cela arrive quelquefois, dit le jeune homme froidement. Il regarda sa mère et sa mère le regarda.
– Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur !… – c’est là votre pensée… – ne voyageons pas ensemble.
Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve qui surprirent mademoiselle de Verneuil.
– Oh ! dit-elle avec une impertinence incroyable, je suis loin de vous contraindre : gardons le peu de liberté que nous laisse la république. Si madame était seule, j’insisterais…
Les pas pesans d’un militaire résonnèrent dans le corridor, et le commandant Hulot montra bientôt une mine renfrognée.
– Venez ici, mon colonel, dit en {p. 44} souriant mademoiselle de Verneuil. – Elle lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle. – Occupons-nous, puisqu’il le faut, des affaires de l’État, reprit-elle. Mais riez donc ; qu’avez-vous ? Y a-t-il des chouans ici ?…
Le commandant était resté béant à l’aspect du jeune inconnu qu’il contemplait avec une singulière attention.
– Ma mère, désirez-vous encore du lièvre ?… Mademoiselle Francine, vous ne mangez pas ? disait le marin très-occupé des convives.
Mais la surprise de Hulot, l’attention de mademoiselle de Verneuil, avaient quelque chose de trop sérieux.
– Qu’as-tu donc, commandant ? Est-ce que tu me connaîtrais ? reprit brusquement le jeune homme.
– Peut-être ! répondit le républicain.
{p. 45}– En effet, je crois t’avoir vu venir à l’école.
– Je n’ai jamais été à l’école, répliqua brutalement le commandant. – Et de quelle école sors-tu donc, toi ?…
– De l’École-Polytechnique.
– Ah ! ah ! oui, là où l’on veut faire des militaires dans des dortoirs ! répondit le commandant dont l’aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cette savante pépinière. Mais dans quel corps es-tu ?…
– Dans la marine.
– Ah ! dit Hulot en riant avec malice ; connais-tu beaucoup d’élèves de cette école-là dans la marine ?… – Il n’en sort, reprit-il d’un accent grave, que des officiers d’artillerie et du génie.
Le jeune homme ne se déconcerta pas et dit :
{p. 46}– J’ai fait exception à cause du nom que je porte ; nous avons tous été marins dans notre famille.
– Ah ! reprit Hulot, quel est donc ton nom, citoyen ?
– Du Gua Saint-Cyr.
– Et tu as des papiers ?…
– Est-ce que vous voulez les lire ? demanda impertinemment le jeune marin, dont l’œil bleu plein de malice alla de la figure sombre du commandant à celle de mademoiselle de Verneuil.
– Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, par hasard ?… Allons, donne-moi tes papiers, ou sinon, en route !
– Là, là, mon brave, je ne suis pas un serin. Est-ce que j’ai besoin de te répondre ! Qui es-tu ?
– Le commandant du département, reprit Hulot.
{p. 47}– Oh ! alors mon cas peut devenir très-grave, je serais pris les armes à la main.
Et il tendit un verre de bordeaux au commandant qui répondit :
– Je n’ai pas soif. Allons, voyons ! tes papiers !
À ce moment, un bruit d’armes et les pas de quelques soldats retentirent dans la rue. Hulot alla à la fenêtre et prit un air satisfait qui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Ce signe d’intérêt animale jeune homme, comme si un rayon de soleil eût passé sur sa figure. Il avait mis la main dans son sein, et présentait au commandant les papiers qu’il tira d’un élégant porte-feuille.
Hulot les lut avec une attention soutenue en comparant le signalement du passe-port avec le visage de l’inconnu.
Pendant cet examen, le cri de la {p. 48} chouette recommença ; il était facile d’y distinguer l’accent et les jeux d’une voix humaine ; le commandant rendit au jeune homme ses papiers d’un air moqueur, et lui dit :
– Tout cela est bel et bon, mais il faut me suivre au district ; je n’aime pas la musique, moi !
– Pourquoi l’emmenez-vous au district ? demanda mademoiselle de Verneuil d’une voix altérée.
– Ma petite dame, répondit le commandant en faisant sa grimace habituelle, cela ne vous regarde pas.
Irritée du ton, de l’expression du vieux militaire, et plus encore d’être humiliée ainsi devant le jeune marin, mademoiselle de Verneuil se leva. Là, elle quitta cette attitude de candeur et de modestie dans laquelle elle s’était {p. 49} tenue jusqu’alors. Son teint s’anima, ses yeux brillèrent comme des étoiles.
– Dites-moi, s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte de tremblement dans la voix, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exige la loi ?
– Oui, en apparence ! répondit ironiquement Hulot.
– Eh bien ! j’entends que vous le laissiez tranquille en apparence reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe ? Vous allez l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne. – Il sera dans ma voiture avec madame sa mère. – Pas d’observation, je le veux. – Eh bien ! Quoi ! reprit-elle en voyant Hulot faire sa petite grimace, le trouvez-vous encore suspect ?
– Mais un peu, je pense.
– Que voulez-vous donc en faire ?
– Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la {p. 50} tête avec un peu de plomb. – C’est un étourdi ! reprit le commandant avec ironie.
– Je vous le défends !… s’écria mademoiselle de Verneuil.
– Allons, camarade, dit le commandant en faisant un signe de tête au marin ; allons, dépêchons !
À cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devint calme et sourit.
– N’avancez pas ! dit-elle au jeune homme avec un geste d’une incroyable dignité.
– Oh ! la belle tête ! dit-il à l’oreille de sa mère.
Les deux petites narines, dont le joli nez grec de la jeune fille s’embellissait, fidèles organes de la passion, s’enflèrent comme de petites voiles, et leur courbure {p. 51}voluptueuse donna un charme inexprimable à cette figure où le dépit et mille sentimens irrités et combattus déployèrent des beautés inconnues.
Francine, madame du Gua et son fils s’étaient levés : mademoiselle de Verneuil, s’étant vivement placée entre eux et le commandant qui souriait, défaisait lestement deux brandebourgs de son spencer. Agissant par suite de cet aveuglement dont les femmes sont saisies lorsqu’on attaque fortement leur amour-propre, et flattée ou impatiente d’exercer son pouvoir, comme un enfant d’essayer le nouveau jouet qu’on lui donne, elle présenta au commandant une lettre toute ouverte.
– Lisez ! lui dit-elle avec un sourire sardonique.
Elle se retourna vers le jeune homme ; et, dans l’ivresse de la {p. 52} bienfaisance, elle lui lança un regard où la malice était écrasée sous un feu dévorant. Leurs fronts s’éclaircirent tout-à-coup ; la joie de leurs cœurs jeta son reflet sur leurs figures vivement agitées, et d’écrasantes pensées envahirent leurs ames comme par flots.
Un fin regard de madame du Gua fit craindre à mademoiselle de Verneuil d’être accusée d’amour ; et alors elle demeura la rougeur sur le front, la tête baissée, mais le voile diaphane de ses larges paupières laissa voltiger sous ses longs cils un reflet de la lumière de ses yeux.
Le commandant était pétrifié. Il rendit cette lettre contresignée des ministres, laquelle enjoignait à toutes les autorités, même militaires, d’obéir aux ordres de mademoiselle de Verneuil. Hulot tira son épée du fourreau, la prit, la cassa sur {p. 53}son genou, en jeta les morceaux et dit froidement :
– Mademoiselle, vous êtes belle, mais la république l’est encore plus ; je ne sais pas servir deux maîtresses. Le premier consul aura, dès ce soir, ma démission ; d’autres que Hulot vous obéiront ; là où je ne comprends plus, je m’arrête.
Le silence régna deux secondes. Il fut rompu par mademoiselle de Verneuil. Elle marcha au commandant, lui tendit la main et lui dit :
– Commandant, vous avez la barbe longue, mais vous pouvez m’embrasser, vous êtes un homme.
– Et je m’en flatte, Mademoiselle ! répondit-il en déposant assez gauchement un baiser sur la petite main blanche et polie que lui tendait mademoiselle de Verneuil.
– Quant à toi, camarade, ajouta-t-il {p. 54}en menaçant du doigt le jeune homme, tu l’échappes belle !
– Mon commandant, reprit en riant le jeune inconnu, il est temps que la plaisanterie finisse ; si tu le veux, je vais me rendre avec toi au district.
– Viendras-tu avec Marche-à-terre, ce siffleur invisible ?
– Qui, Marche-à-terre ? demanda le marin avec tous les signes de la surprise la plus vraie.
– N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure ?
– Eh bien ! reprit l’étranger, qu’a de commun ce sifflement et moi ? Je te le demande.
– Il t’a contrarié.
– J’ai cru que les soldats que tu avais commandés, peut-être pour m’arrêter, te prévenaient ainsi de leur arrivée.
{p. 55}– Vraiment, tu as cru cela ?
– Oh ! mon Dieu, oui ! – mais bois donc ton verre de bordeaux, ce vin est délicieux.
Le commandant, surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyable légèreté de ses manières, de la jeunesse de sa figure rendue presque enfantine par les boucles soigneusement frisées de ses blonds cheveux, flottait entre mille soupçons combattus. Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret des regards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil, et il lui demanda brusquement :
– Votre âge, citoyenne ?
– Hélas ! Monsieur l’officier, les lois de la république deviennent bien cruelles… j’ai trente-huit ans.
– Quand on devrait me fusiller, je n’en crois rien, Madame ; et {p. 56} Marche-à-terre est ici, il a sifflé, et vous êtes des…
À ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceux qu’on avait entendus, coupa la parole au commandant. Ce sifflement partant de la cour de l’auberge, Hulot se précipita à la fenêtre du corridor et aperçut le siffleur : c’était un postillon attelant ses chevaux à la calèche de mademoiselle de Verneuil.
Le rusé commandant déposa ses soupçons et revint confus.
– Je lui pardonne, mais il le paiera cher ! dit en riant la mère à l’oreille de son fils, au moment où Hulot rentrait dans la chambre.
Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée une lutte entre la sévérité de ses devoirs et sa bonté naturelle. Il conserva son air bourru, peut-être parce qu’il s’était trompé ; et, prenant le verre de bordeaux :
{p. 57}– Camarade, dit-il, excusez-moi, mais votre école envoie à l’armée des officiers si jeunes…
– Les brigands en ont donc de plus jeunes encore ? demanda en riant le prétendu marin.
– Pour qui preniez-vous donc mon fils ? reprit madame du Gua.
– Pour le Gars, ce chef envoyé aux chouans et aux Vendéens par le cabinet de Londres, et qu’on nomme le marquis de Montauran, je crois. – Le commandant épia encore ces deux figures suspectes.
La mère et le fils se regardèrent avec cette singulière expression de physionomie que prennent successivement deux ignorans présomptueux.
– Connais-tu cela ?
– Non. Et toi ?
{p. 58}– Ni moi.
– Qu’est-ce qu’il nous dit donc là ?
– Il rêve.
Puis le rire insultant et goguenard de la sottise quand elle croit triompher.
Mademoiselle de Verneuil pâlit tout-à-coup en entendant prononcer le nom du général royaliste. Elle regarda à là dérobée le jeune homme ; mais l’altération profonde des manières de la jeune fille et la torpeur qui l’enveloppa ne furent sensibles que pour Francine, qui, depuis longues années, connaissait les imperceptibles nuances de cette figure.
Le commandant était en pleine déroute. Il ramassa les deux morceaux de son épée ; et, regardant mademoiselle de Verneuil dont l’expression céleste avait trouvé le secret d’émouvoir son cœur, il lui dit :
– Quant à vous, Mademoiselle, je ne m’en dédis pas : demain, les tronçons de {p. 59} l’épée de Hulot parviendront à Bonaparte.
– Et que me fait Bonaparte ! votre république ! les chouans, le Roi et le Gars !… s’écria-t-elle avec un emportement qui révéla une lutte terrible dans son ame.
Les caprices ou la passion donnèrent à sa figure des couleurs étincelantes. L’on vit que le monde n’était rien pour elle quand elle y distinguait une créature ; mais tout-à-coup elle rentra dans un calme forcé, en se voyant, comme un acteur sublime, le centre des regards de tous les spectateurs.
Le commandant se leva brusquement ; et alors, inquiète, agitée, mademoiselle de Verneuil le suivit. Ellel ’arrêta dans le corridor ; et, d’un ton solennel, lui demanda :
– Vous aviez donc des raisons bien {p. 60} fortes de soupçonner ce jeune homme d’être le Gars.
– Tonnerre de Dieu ! Mademoiselle, le fantassin qui vous accompagne est venu me prévenir que le courrier où était le jeune du Gua et sa mère avait été arrêté avant-hier du côté de Mortagne, et qu’ils avaient été assassinés par les chouans.
– Oh ! s’il y a du Corentin là-dedans, je ne m’étonne plus de rien ! s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût.
Le commandant s’éloigna, n’osant regarder mademoiselle de Verneuil dont la dangereuse beauté troublait déjà son cœur.
– J’aurais fait la sottise de reprendre mon épée, si j’étais resté deux minutes de plus ! se disait-il en descendant l’escalier.
En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où mademoiselle {p. 61} de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit à l’oreille :
– Toujours le même !… Vous ne périrez que par la femme. Une poupée vous fait tout oublier… Qu’est-ce qu’une demoiselle de Verneuil escortée par les bleus et les désarmant par une lettre qu’elle porte, comme un billet doux, dans son spencer ?
– Eh ! Madame, répondit le jeune homme avec une aigreur qui perça le cœur de la belle dame et la fit pâlir ; cela prouve qu’elle ne me trahira pas ! Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roi nous rassemble. Vous avez eu Charrette à vos pieds… Est-ce que l’univers n’est pas vide pour vous ? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger ?…
La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage, contemple le naufrage de toutes ses espérances, et n’en {p. 62} convoite que plus ardemment de recouvrer sa fortune.
Mademoiselle de Verneuil rentra. Le jeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreints d’une fraternelle espérance. Ils eurent une expression magique. Tout incertain que parût l’avenir, toute éphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’en étaient que plus caressantes.
Ce regard fut rapide, mais il ne put échapper à l’œil terrible de madame du Gua. Elle le comprit. Son front se contracta légèrement, et sa physionomie prit un caractère sinistre de haine sous l’abondance des jalouses pensées qui l’agitèrent.
Francine l’observait :elle vit ses yeux briller, ses joues s’animer, un esprit infernal passer sur son visage en proie à une révolution terrible ; mais l’éclair n’est {p. 63} pas plus vif, la mort plus prompte : elle reprit avec un tel aplomb son air enjoué, que Francine doutait presque d’avoir vu les signes de sa folie.
La jeune campagnarde trembla en reconnaissant une violence, une beauté rivales de celles de mademoiselle de Verneuil ; et elle frémit en pensant aux terribles chocs de deux esprits de cette trempe.
Elle frissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil aller en souriant vers le jeune officier, lui jeter un de ces regards passionnés qui enivrent, puis, lui prenant les deux mains, l’attirer à elle et le mener au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.
– Ah ça ! dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, maintenant, avouez-le-moi… vous n’êtes pas M. du Gua Saint-Cyr ?…
{p. 64}– Si, Mademoiselle…
– Là, vrai, vrai ?
– Vrai, répondit-il ; et je ne vous en ai pas moins une obligation dont je conserverai une respectueuse reconnaissance.
– J’ai cru sauver un émigré, dit-elle en se parlant à elle-même, mais je vous aime mieux républicain ?…
À ces mots échappés de ses lèvres comme par étourderie, elle devint confuse : des teintes ravissantes et plus ou moins empourprées passèrent sur son visage comme des nuages sur un beau ciel. Ses yeux semblèrent rougir. Il n’y avait plus de réserve dans sa contenance ; mais une délicieuse naïveté de sentiment. Elle quitta mollement les mains de l’officier, non par honte de les avoir pressées, mais émue par une pensée trop lourde à porter dans son cœur. Elle le laissa ivre et attéré. {p. 65} Tout-à-coup elle resta surprise de cette liberté, autorisée peut-être par la familiarité de ces aventures de voyage qui ne se nouent si fortement que parce qu’elles cessent aussitôt, et alors reprenant, par un geste de fierté, son attitude virginale, elle salua ses deux compagnons de voyage et disparut avec Francine.
En arrivant dans leur chambre, Francine croisa ses doigts, retourna les paumes de ses jolies mains en se tordant les bras, et contemplant mademoiselle de Verneuil d’un air interrogateur :
– Ah ! Marie, dit-elle, que d’événemens en peu de temps !…
Mademoiselle de Verneuil bondit comme un jeune faon, et sautant au cou de Francine :
– Ah ! voilà, voilà la vie !… Je crois être dans le ciel !
{p. 66}– Dans l’enfer, peut-être !… répliqua Francine.
– Oh ! va pour l’enfer ! reprit mademoiselle de Verneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi ta main !… Sens mon cœur ? comme il bat ; j’ai la fièvre ! – Que le monde entier est peu de chose. – Dans ce désert, il n’y a qu’un homme !… Que de fois j’ai vu cet homme-là dans mes rêves ! Oh ! Que sa tête est belle et son regard puissant. – Comme je l’examinais !… – Les pensées se levaient dans mon ame par masses, mon enfant !
– Vous aimera-t-il ? demanda d’une voix affaiblie la naïve et simple paysanne dont le visage était empreint d’une sourde mélancolie.
– Oh ! ce n’est pas une question !… répondit mademoiselle de Verneuil. Mais, dis donc, Francine, ajouta-t-elle en se montrant à elle dans une attitude moitié {p. 67}sérieuse, moitié comique, il serait donc bien difficile ?
– Oui, mais sans bornes et toujours ?… reprit Francine en souriant à sa belle et imposante maîtresse.
Elles se regardèrent un moment comme interdites, Francine de révéler tant d’expérience, Marie d’apercevoir l’immense avenir.
Mademoiselle de Verneuil resta comme si, penchée sur un précipice affreux, elle en sondait la profondeur. Une pierre avait été jetée dans l’abîme, elle semblait en attendre le son vague et lointain.
– Hé ! c’est mon affaire ! dit-elle en laissant échapper le geste d’un joueur au désespoir ; je ne plaindrai jamais une femme trahie : qu’elle s’en prenne à elle-même ! – Je saurai bien garder, vivant ou mort, l’homme dont j’aurai conquis le cœur !… – Mais, dit-elle avec surprise et {p. 68}après un moment de silence ; d’où sais-tu tout cela, Francine ?…
– Mademoiselle, répondit vivement la paysanne, j’entends des pas dans le corridor.
– Ah ! voilà comme tu réponds !… Mais, dit-elle en écoutant, ce n’est pas lui ! ma petite, je te comprends : je t’attendrai ou te devinerai, dissimulée !…
Francine avait raison. Trois coups frappés à la porte interrompirent cette conversation ; et, sur l’invitation d’entrer que fit mademoiselle de Verneuil d’une voix douce, le capitaine Merle se montra.
Chapitre X §
Après avoir salué militairement mademoiselle de Verneuil, le capitaine s’étant hasardé à lui jeter une œillade, ne trouva rien autre chose à lui dire que : – Mademoiselle, je suis à vos ordres !
{p. 70} – Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votre chef de demi-brigade ? Votre troupeau d’hommes ne s’appelle-t-il pas ainsi ? Ce vieux soldat-là a donc bien peur de moi ?…
– Faites excuse, Mademoiselle, Hulot n’a pas peur ; mais les femmes, voyez-vous, ça n’est pas son affaire ! et ça l’a chiffonné de trouver son général en cornette.
– Cependant, reprit mademoiselle de Verneuil, son devoir était d’obéir à ses supérieurs !… J’aime la subordination, je vous en préviens. – Je ne veux pas qu’on me résiste.
– Cela serait difficile, répondit Merle.
– Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez ici des troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne où je puis arriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour en {p. 71} repartir sans nous y arrêter ? Les chouans ignorent notre petite expédition ; et, en voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, est-ce possible, dites ?
– Oui, mademoiselle.
– Comment est le chemin de Mayenne à Fougères ?
– Rude, il faut toujours monter et descendre ; c’est un vrai pays d’écureuil.
– Partons, partons, dit-elle, et comme nous n’avons pas de dangers à redouter en sortant d’Alençon, allez en avant, nous vous rejoindrons bien.
– On dirait qu’elle a dix ans de grade, se dit Merle en sortant. – Hulot se trompe : cette jeune fille-là n’est pas de celles qui se font des rentes avec un lit de {p. 72} plume. Et, mille cartouches ! si M. le capitaine Merle veut devenir chef de demi-brigade, je ne lui conseille pas de prendre saint Michel pour le diable.
Pendant la conférence de mademoiselle de Verneuil avec le capitaine, Francine était sortie dans l’intention d’examiner par une fenêtre du corridor un point de la cour vers lequel une irrésistible curiosité l’entraînait. Elle le contemplait depuis quelques minutes avec une attention si profonde qu’on aurait pu, à la voir les yeux fixés sur la paille salie et la sombre atmosphère de l’écurie, la croire en prières devant une bonne vierge. Elle aperçut madame du Gua se diriger vers Marche-à-terre avec les précautions d’un chat qui ne veut pas se mouiller les pattes. À son approche, le chouan se leva en gardant devant elle l’attitude du plus profond respect.
{p. 73} Cette étrange aventure éveilla la curiosité de Francine. Légère comme une hirondelle, elle s’élança dans la cour. Elle se glissa le long des murs, de manière à n’être pas aperçue de madame du Gua ; et, parvenue à quelques pas de l’écurie, elle essaya de se cacher derrière la porte. Marchant alors sur la pointe du pied, retenant son haleine, évitant de faire le moindre bruit et serrant sa robe pour empêcher la soie de crier, elle se plaça derrière la porte, sans que l’oreille de Marche-à-terre eût pris l’alarme.
– Et si, après toutes ces informations, disait l’inconnue au chouan, ce n’était pas son nom, tu tireras dessus, et il faudra la tuer sans pitié, comme une chienne enragée.
– C’est entendu ! répondit Marche-à-terre.
La dame s’éloigna. Le chouan, {p. 74} remettant son bonnet de laine rouge sur la tête, restait debout, se grattant l’oreille comme un homme embarrassé, lorsqu’il vit Francine lui apparaître comme par magie.
– Sainte Vierge d’Auray ! s’écria-t-il. Tout-à-coup il laissa tomber son fouet, joignit les mains et demeura en extase. Une faible rougeur illumina ce visage grossier et ses yeux brillèrent comme des diamans perdus dans la fange.
– Est-ce bien la garce à Cottin ?… dit-il d’une voix si sourde, que lui seul pouvait s’entendre. – Êtes-vous godaine !… reprit-il après quelques secondes.
Ce mot assez bizarre de godain, godaine, est un superlatif du patois de ces contrées, qui sert aux amoureux pour exprimer l’accord d’une riche toilette et de la beauté.
– Je n’oserais point vous toucher !… ajouta Marche-à-terre en avançant {p. 75}néanmoins sa large et rude main vers Francine, comme pour s’assurer du poids d’une grosse chaîne d’or qui tournait autour du cou, et descendait jusqu’à la taille de la jeune fille.
– Et vous feriez bien, Pierre !… répondit Francine inspirée par cet instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pas opprimée. Elle se recula avec hauteur après avoir délicieusement joui de la surprise du chouan, mais elle compensa la dureté de ses paroles par un regard plein de douceur, et se rapprochant de lui :
– Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de la jeune demoiselle que j’accompagne ?…
Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta comme l’aurore entre les ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine, le gros fouet qu’il avait laissé {p. 76} tomber et la chaîne d’or, ornement de la toilette de Francine, qui paraissait exercer sur lui des séductions aussi puissantes que le visage de la Bretonne ; puis, comme pour mettre un terme à son inquiétude, il ramassa son fouet et garda le silence.
– Oh ! il n’était pas difficile de deviner que cette dame t’a ordonné de tuer ma maîtresse ! reprit Francine, comme si, connaissant la fidélité et la discrétion du gars, elle eût voulu dissiper ses scrupules.
Alors Marche-à-terre baissa la tête d’une manière significative.
– Eh bien ! Pierre, s’il lui arrive le moindre malheur, si un cheveu de cette tête-là est arraché, si elle vient à courir le moindre danger… nous nous serons vus ici pour la dernière fois, et pour l’éternité, car je serai dans le paradis, moi ! et toi ! – tu iras en enfer !…
Le possédé que l’Église allait jadis {p. 77}exorciser en grande pompe n’était pas plus agité que Marche-à-terre le devint sous cette imprécation prononcée avec une force de croyance qui lui donnait une sorte de certitude. Ses regards, d’abord empreints d’une tendresse sauvage et combattus par les devoirs d’un fanatisme aussi exigeant que celui de l’amour, devinrent tout-à-coup sombres et farouches quand il aperçut l’air impérieux, le ton résolu de la douce et innocente maîtresse qu’il s’était donnée.
Francine interpréta le silence du chouan à sa manière.
– Tu ne veux donc rien faire pour moi ?… lui dit-elle d’un ton de reproche.
À ces mots il jeta sur sa elle des yeux plus noirs que l’aile d’un corbeau.
– Au moins, tu es libre ?… demanda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre.
{p. 78}– Est-ce que je serais là ?… répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais-tu ici ?… Tu es dans les chouans ? tu cours par les chemins comme une bête enragée, cherchant à mordre ?… Oh ! Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi ! Cette belle demoiselle a eu soin de nous : j’ai maintenant deux cents livres de bonne rente ! Elle m’a acheté pour cinq cents écus la grande maison à mon oncle Thomas – et j’ai deux mille livres d’économies !…
Mais son sourire et les trésors de ses yeux brillans échouèrent devant l’expression sauvage et impénétrable de Marche-à-terre.
– Les Recteurs ont dit de se mettre en chasse ! répondit-il ; chaque bleu jeté par terre vaut une indulgence !
– Mais les bleus te tueront peut-être ?…
Pour toute réponse, il laissa aller ses {p. 79}bras, comme pour exprimer une sorte de lassitude de la vie et la modicité de l’offrande faite à Dieu et au Roi.
– Et que deviendrai-je, moi ?… demanda douloureusement Francine.
Marche-à-terre la regarda avec stupidité : ses yeux semblèrent grandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrent parallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont il était couvert ; puis un sourd gémissement sortit de sa poitrine.
– Sainte Vierge d’Auray ! Pierre, voilà donc tout ce que tu me diras après une séparation de dix ans !… Ah ! que tu as changé !
– Je t’aime toujours ! répondit le chouan d’une voix brusque.
– Non ! lui dit-elle à l’oreille, le Roi est avant moi dans ton cœur !
{p. 80}– Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.
– Eh bien ! adieu ! dit-elle avec tristesse.
– Adieu ! répéta Marche-à-terre. Mais il saisit la main de Francine, la serra, la baisa ; et faisant un signe de croix, il se sauva au fond de l’écurie, comme un chien qui a dérobé un os dans une maison étrangère.
– Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte ! As-tu sur toi une chinchoire ?
– Oh ! la belle chaîne !… répondit Pille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau de bique. Il présenta à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf dans lequel les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmes pendant les longues soirées d’hiver.
{p. 81} Le chouan tendit son poignet de manière à y former, en levant le pouce, ce creux où les invalides insèrent leur prise de tabac, et il secoua fortement la chinchoire dont Pille-miche avait dévissé la pointe : il en tomba lentement une poussière impalpable par le petit trou qui terminait le cône. Marche-à-terre recommença sept ou huit fois ce manége silencieux, comme si cette poudre eût possédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout-à-coup, laissant échapper un geste désespéré, il jeta à Pille-miche la chinchoire et ramassa une carabine cachée dans la paille.
– Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin ! dit Pille-miche.
– En route !… s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque ; nous avons de la besogne !
Une trentaine de chouans qui dormaient {p. 82} sous les râteliers et dans la paille, levèrent la tête comme une meute de chiens ; ils virent Marche-à-terre debout, ils disparurent sur-le-champ par une porte qui donnait sur les jardins.
Lorsque Francine sortit de l’écurie, elle trouva la calèche prête à partir. Mademoiselle de Verneuil et ses deux compagnons de voyage étaient déjà montés. La Bretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côté de la femme qui venait d’ordonner sa mort. Le jeune officier se mit en face de Marie ; aussitôt que Francine se fut assise, la calèche partit au grand trot.
Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne ; ses rayons animaient la mélancolie des champs par un certain air de fête et de jeunesse ; la nature semblait faire ses adieux par des sourires.
Francine fut étrangement surprise du {p. 83} silence qui régna d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil, recueillie et réservée, avait repris son attitude de candeur : une longue capote blanche laissait voir difficilement son visage ; elle se tenait les yeux baissés, la tête doucement inclinée, les mains enveloppées dans une espèce de mante où elle avait enseveli ses formes ; si elle levait les yeux, elle les portait sur les paysages qui s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité ; et, certaine d’être admirée, elle semblait se refuser à l’admiration. Mais l’excessive pureté qui donne une touchante harmonie aux créatures faibles ne pouvait pas prêter son charme à cette ame que le nombre et la violence de ses impressions prédestinaient à d’éternels ouragans.
L’inconnu, en proie à une ivresse rare dans la vie, ne cherchait pas encore à s’expliquer le désaccord de cette {p. 84}coquetterie avec l’exaltation du caractère, car cette candeur jouée lui permettait de contempler à son aise cette figure aussi embellie par le calme que par l’agitation ; et en général nous n’accusons guère la source de nos jouissances.
Le mouvement d’une voiture prête de vives couleurs aux méditations de l’amour. La contemplation y abonde en raffinemens inconnus, et l’œil fait d’étranges découvertes de beauté sur ces visages souvent indifférens qui ne peuvent pas se soustraire aux regards auxquels notre ame s’attache comme à la seule distraction qui se présente pour elle dans le voyage.
Le jeune officier se plaisait à imprimer au fond de son ame le souvenir de ces lignes de lumière si pures et si brillantes qui dessinaient les contours du visage de mademoiselle de Verneuil : il admirait la {p. 85} transparence rosée des narines et le double arc qui unissait le nez à la lèvre supérieure ; il comptait les nuances de cette peau d’une blancheur azurée comme la nacre autour des yeux et de la bouche, purpurine sur les joues, matte vers les tempes et sur le cou ; il étudiait, comme dans un tableau, les oppositions de lumière et d’ombre produites par les caprices de ces cheveux noirs qui déguisaient sous leurs rouleaux luisans les méplats de la figure, laissant ça et là sur le front des places d’un éclat argenté ; il attendait avec bonheur le mouvement répété des paupières, les jeux séduisans de la respiration et ceux du sein ; il épiait un accord entre l’expression des yeux et l’imperceptible inflexion des lèvres ; chaque geste lui livrait une ame, chaque mouvement une beauté nouvelle ; et si quelques pensées venaient agiter ces traits si mobiles, si la rougeur s’y {p. 86}infusait, si le sourire y répandait la vie, il savourait les délices de ces fêtes silencieuses ; sa rêverie avait d’écrasantes voluptés.
Rien n’échappait à l’ardent jeune homme : ni cette respiration mutuelle de l’air qui passe, ni la chaleur communicative du plus léger des contacts qui semble alors faire battre à l’unisson des artères séparées : tout était piége pour l’ame, piége pour les sens ; et le silence, loin d’être un obstacle à l’entente des cœurs, devenait un lien commun de leurs pensées.
Quelques regards où ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger apprirent à mademoiselle de Verneuil que ce silence en disait trop ; depuis un moment il était effrayant ; alors, s’adressant à madame du Gua, elle fit quelques-unes de ces demandes insignifiantes qui préludent aux {p. 87}conversations, mais où elle ne put s’empêcher de parler de son jeune partenaire.
– Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre monsieur votre fils dans la marine ? C’est vous condamner à de perpétuelles inquiétudes.
– Mademoiselle, le destin des femmes… des mères est de toujours trembler pour leurs trésors !
– Comme monsieur vous ressemble !…
– Vous trouvez, Mademoiselle ?
Cette innocente légitimation de l’âge que madame du Gua s’était donné, fit sourire le jeune homme et inspira un nouveau dépit à sa prétendue mère. Sa haine se grossissait à chaque regard passionné jeté par le jeune marin sur mademoiselle de Verneuil. Le silence comme les discours, tout allumait en elle une {p. 88}effroyable rage déguisée sous les manières les plus affectueuses.
– Mademoiselle, dit alors l’inconnu, c’est une erreur de croire les marins plus exposés que les autres militaires ; et nous avons sur eux, par rapport à vous, l’avantage immense de rester fidèles…
– Oh ! de force ! répondit en riant mademoiselle de Verneuil.
– C’est toujours de la fidélité ! répliqua madame du Gua d’un ton presque sombre.
Une conversation animée voila, sous les jeux de l’esprit, les désirs, les passions, les espérances des trois voyageurs ; l’accent seul pouvait les trahir, car la parole était discrète. Ces discours, sans intérêt pour cette histoire, apprirent à madame du Gua que la calomnie et la trahison pouvaient seules la faire {p. 89}triompher de cette rivale aussi redoutable par son esprit que par sa beauté.
Les voyageurs eurent bientôt atteint leur escorte, et la voiture roula moins rapidement. Le jeune marin, apercevant une longue côte à monter, proposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Elle parut céder au bon goût des manières et à l’affectueuse politesse du jeune homme ; elle accepta, mais en donnant à son consentement le mérite d’une faveur d’autant plus grande qu’elle paraissait s’écarter du rôle assigné à une jeune fille par les convenances.
– Madame est-elle de mon avis ? demanda-t-elle à madame du Gua. – Voulons-nous nous promener ?…
– Triple coquette ! dit en murmurant la dame qui descendait de voiture.
Alors mademoiselle de Verneuil et l’inconnu marchèrent ensemble mais {p. 90}séparés ; et le marin, dévoré du désir de soumettre cette ame puissante et neuve, jaloux surtout de faire tomber la réserve qu’on lui opposait et dont il était fier, crut réussir en jouant avec la jeune fille à la faveur de cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfois sérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur, qui distinguait les hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais sa rieuse compagne le plaisanta si malicieusement, en lui reprochant ses intentions et en s’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation qui perçaient malgré lui dans ses discours, à travers les broderies de l’esprit, qu’il devina facilement le secret de plaire à cette inconnue.
La conversation changea donc. Aux yeux de la jeune fille, les espérances données par la figure expressive et distinguée de l’étranger se réalisèrent. Lui-même éprouva à {p. 91}chaque instant de nouvelles difficultés à apprécier la sirène dont il s’éprenait de plus en plus. Il s’aperçut que les secrets de sa beauté n’étaient pas tous sur son visage : il suspendit ses jugemens sur une créature qui se faisait un jeu de les rendre tous caducs ; et, après avoir été séduit par la contemplation de sa beauté, il se trouva entraîné dans les renaissantes espérances de découvrir les trésors inconnus de cette ame inconnue.
Cette conversation prit bientôt un caractère d’intimité très-étranger au ton que mademoiselle de Verneuil s’efforça de lui imprimer et de lui conserver. Suivis d’abord par madame du Gua et Francine, ils avaient insensiblement marché plus vite qu’elles, et ils se trouvèrent tout-à-coup seuls, sous les yeux de leurs mentors il est vrai, mais séparés d’eux d’environ une centaine de pas. Ils {p. 92} foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin d’unir le léger retentissement de leurs pas, de se voir comme enveloppés d’un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et ils savouraient le plaisir de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés de tant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourriture apportée par les airs à la mélancolie. Cette union éphémère était comme un présage qu’ils acceptaient en silence.
Leurs discours avaient déjà brillé de toutes les pensées qu’ils se cachaient par d’insignifiantes demandes et d’incompréhensibles réponses dont le sens mystérieux ne pouvait être compris que de leurs cœurs ; lorsqu’ils commencèrent à faire l’éloge de la journée, de sa beauté, de cette heureuse rencontre, de la rupture prochaine de leur liaison, de la {p. 93}facilité qu’on met à s’épancher avec ceux qu’on ne doit jamais revoir ; et là le jeune homme, profitant de la tacite permission qu’ils venaient de se donner, essaya de risquer quelques aveux indirects.
– Remarquez-vous, Mademoiselle, lui disait-il, comme dans le temps de terreur où nous vivons, les sentimens suivent peu la route commune ? Tout, autour de nous, est frappé d’une inexplicable soudaineté : nous aimons, nous haïssons sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche en tout comme la nation dans ses tumultes. Au milieu de ces dangers, les étreintes sont plus vives ; et, comme sur un champ de bataille, on sait tout ce que dit une poignée de main.
– On sent la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle, parce qu’on a {p. 94}peu à vivre. Elle jeta à son jeune compagnon un malicieux regard qui semblait lui montrer le terme de leur court voyage.
– Que pensez-vous de moi ?… demanda-t-il après un moment de silence ; dites-moi votre opinion sans ménagemens.
– Vous voulez acquérir le droit de me parler de moi, répliqua-t-elle en riant. – Je me tairai.
– Et quel malheur nos confidences peuvent-elles donc produire ? – Nous nous quittons, reprit-il d’une voix insinuante ; ne peut-on pas se livrer à son admiration, quand elle n’ouvre aucun avenir, ne laisse aucune espérance ?
Il voulait être contredit, mais sa compagne se connaissait en ruse. Elle se tut, éprouvant trop de plaisir à le voir s’avancer.
{p. 95}– Vous ne répondez pas ? reprit-il. C’est une réponse que le silence.
– Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire. – Vous prenez là une route bien vulgaire…
– Oh ! si nous nous entendons… reprit-il en riant, j’obtiens plus que je n’osais espérer.
Elle sourit. Alors ils se persuadèrent autant sérieusement que par plaisanterie qu’il leur était impossible d’être jamais l’un à l’autre, autre chose que ce qu’ils étaient en ce moment.
Lorsqu’ils eurent élevé ainsi entre eux une barrière de rubans, à la manière des enfans, ils se livrèrent à la dangereuse liberté qu’ils venaient d’acquitter de tout blâme, et le jeune officier dit avec une piquante expression de physionomie :
– Convenons de nous aimer pour rire.
{p. 96}– Ce serait aussi difficile que de faire naufrage sans se noyer, dit-elle ; mais ici nous avons une chaloupe. Elle montra la calèche et madame du Gua qui les suivaient. Comme elle tournait la tête, elle heurta un caillou et fit un faux pas.
– Prenez mon bras ! dit l’inconnu.
– Il le faut bien, étourdi ! vous seriez trop fier si je refusais.
– Prenez garde, Mademoiselle ; voilà la plus grande faveur qu’on puisse accorder à un amant pour rire.
– Eh bien ! ma facilité lui ôtera ses illusions.
– Voulez-vous donc même me défendre du danger des émotions que vous faites naître ?
– Vous donnez bien de la délicatesse à mes motifs ! – Mais cessez de vous entortiller dans ces petites idées de boudoir, {p. 97}ces logogryphes de ruelle. Cela me fatigue. Je n’aime pas cet esprit dont les sots s’incrustent. Voyez ! nous sommes sous un beau ciel, en pleine campagne ; ce cadre-là ne souffre pas de mesquineries, de madrigaux. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-ce pas ? – Pourquoi vous répéter ?… Voudriez-vous, par hasard, me parler de vos sentimens ?… – Elle mit à ces mots une emphase sardonique. – Mais me supposeriez-vous la simplicité de croire à des sympathies soudaines assez puissantes pour faire dominer une vie entière par le souvenir d’une matinée ?
– Non pas d’une matinée, dit-il en tremblant, mais d’une femme…
– Et quelle femme ! reprit-elle en savourant secrètement la douceur de cette louange ; une femme inconnue ! Ah ! que d’attraits elle offre à un de ces tyrans de la création, qu’on m’a dit si orgueilleux {p. 98}du privilége de pouvoir vendre un jour de bonheur pour des années de larmes !…
– Ah ! Mademoiselle, c’est bien quand on aime pour rire qu’on parle d’amour !
Elle sourit en lui répondant : – Ai-je donc parlé d’amour ? Eh bien ! soit. C’est là un secret de conversation entre deux personnes, comme la pluie et le beau temps quand on est en visite. Prenons-le ! je serai ravie d’apprendre sous quel jour vous ferez briller à mes yeux les diamans que vous nous promettez tous. Ce mot d’amour m’a été répété au théâtre, dans les livres, dans le monde, partout… Et quant à contempler le trésor contenu dans l’écrin dont tout homme se plaît à me lire l’étiquette, il faudrait l’ouvrir… je n’ai jamais pu.
– Avez-vous essayé ?
– Oui.
Ce mot fut prononcé avec une telle {p. 99}richesse de sons et une bonne foi si naïve, que le jeune homme étonné recula d’un pas, épiant le visage de mademoiselle de Verneuil comme s’il eût cherché à la convaincre de perfidie : il se refusait à accorder tant d’innocence à une jeune fille dont les idées étaient si libres.
– Mademoiselle, dit-il avec une émotion profonde, vous êtes un ange ou un démon.
– Vous vous trompez, reprit-elle en riant, je suis l’un et l’autre. N’est-ce pas ainsi que vous nommeriez une jeune fille assez belle, si j’en crois ma glace ; mais qui n’a point aimé, n’aime pas, n’aimera jamais. – Et elle lui fit une petite révérence ironique.
– Si vous vous trouvez heureuse ainsi… dit-il en balbutiant
– Oh ! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser que je suis faible, seule, {p. 100} dominée par des conventions sociales qui nous rendent artificieuses, j’envie les priviléges de l’homme ; mais ce sont des trésors que je ne puis posséder, et, tout en voulant jouer la force, je suis comme un avare sans or. Alors j’entrevois souvent que nous ne sommes après tout que le second tome d’un ouvrage en deux volumes : cette pensée a le don de me rendre aussi folle et légère que la flamme bleue d’un foyer ; tantôt j’aperçois notre joug, et il me plaît ; tantôt il me semble horrible, et je m’y refuse : ange et démon, vous l’avez dit.
– Oh ! Mademoiselle, pourquoi nous quittons-nous ce soir ?…
– Ah ! dit-elle en souriant au regard passionné du jeune homme, remontons en voiture, le grand air ne nous vaut plus rien.
Elle se retourna brusquement, {p. 101}l’inconnu la suivit ; et, serrant légèrement le bras de mademoiselle de Verneuil, il l’instruisit par cette douce pression des battemens précipités de son cœur.
Elle marcha plus vite, et lui, n’en étant que plus ardent à obtenir quelque espérance, lui dit en la regardant de côté :
– Voulez-vous que je vous apprenne un secret ?
– Oh ! dites, dites…
– Je ne suis point au service de la république. – Où allez-vous ? – J’irai.
À cette phrase, elle trembla violemment, elle lui retira son bras, se couvrit des mains le visage pour lui dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui altéra ses traits ; mais dégageant tout-à-coup sa figure, elle lui jeta un regard mêlé de terreur et de reproche ; puis, après un court silence, elle lui dit d’une voix attendrissante :
{p. 102}– Oh ! Vous avez donc commencé comme vous auriez fini : – vous
m’avez trompée !… – Est-ce vrai ? dites.
– Oui.
Alors elle tourna le dos à la calèche vers laquelle ils se dirigeaient et se mit à marcher très-vite.
– Mais, reprit l’inconnu, l’air ne nous vaut plus rien.
– Oh ! il a changé ! dit-elle avec un son de voix grave. Elle continua de marcher en proie à des pensées orageuses.
– Vous vous taisez ?… demanda doucement l’étranger, le cœur ému et rempli de cette douce terreur que donne le doute en amour.
– Oh ! dit-elle avec un regard sombre et un accent bref, vous seriez bien impertinent, si ce n’était pas pour rire.
Elle s’arrêta, le toisa d’un air {p. 103}empreint d’une double expression de crainte et de curiosité :
– Qui êtes-vous ? reprit-elle. Le Gars ?… – Sa respiration était haute, ses joues pourpres, ses yeux perçans. – Répondez ?… demanda-t-elle.
– Quel intérêt avez-vous donc à le savoir ?
– Quel intérêt avez-vous à me le cacher ?
Il hésitait, elle se mit à rire, mais forcément.
– Que j’ai sagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez ; car vous êtes de ceux qui mangent volontiers dans la main de leur maîtresse et ne la laissent pas manger dans la leur… Eh bien ! oui, ajouta-t-elle, j’ai un immense intérêt à apprendre qui vous êtes… mais je le sais, votre hésitation le prouve, vous êtes le Gars !
{p. 104}– Eh ! non, répondit-il avec un geste d’impatience.
– Peut-on se jouer avec plus de dédain de la vie et de la mort ? reprit-elle. Monsieur le marquis, vous êtes en danger, entouré d’ennemis, près de succomber peut-être… Hélas ! j’en dis trop… Parlez, parlez ! dit-elle avec une énergie surnaturelle, confiez-vous à moi ? qui êtes-vous ?
– Un marin, prêt à quitter les paysages de l’Océan pour vous suivre partout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheur de vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruire votre curiosité ; pourquoi mêler les graves intérêts de la vie réelle à cette vie idéale où nous nous entendions si bien ?
– Nos ames auraient pu s’entendre, si vous aviez été sincère, dit-elle d’un {p. 105} ton solennel. Mais, Monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger la moindre chose de vous. – Je me tairai.
Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.
– Comme ma vie vous intéresse ! reprit l’inconnu, et qu’avec vous l’on fait de chemin !…
– Sur la grande route, répondit-t-elle avec une froide ironie.
L’obstination que cette jeune fille bizarre mettait à connaître son secret étonna le jeune homme. Il hésitait entre la prudence et l’amour. La durée de ce combat était une insulte pour mademoiselle de Verneuil qui lui fit bien voir qu’elle le jugeait incapable d’aimer. Le dépit d’une femme refusée a de bien puissans attraits. Sa soumission comme sa colère sont si indiscrètes ! Cette plainte, l’arme des faibles, muette ou sonore, {p. 106}attaque tant de fibres, ouvre tant de pores ! Elle pénètre, elle subjugue. Était-ce, chez mademoiselle de Verneuil, une coquetterie de plus ? Elle paraissait trop grande. Alors le jeune homme, confus, essaya de l’entraîner sur un autre terrain.
– Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissa prendre par distraction, pourquoi une révélation qui donnait un avenir à cette journée, a-t-elle terni l’éclat du moment où nos ames s’entendaient ?
Elle soupira, sa marche saccadée avait quelque chose de hagard, elle paraissait souffrir, elle garda le silence.
– En quoi puis-je vous affliger ? Que puis-je faire pour vous apaiser ?
– Dites-moi votre nom !
À son tour il marcha en silence ; ils avancèrent de quelques pas. Tout-à-coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta.
{p. 107}– Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité, mais au milieu d’une agitation secrète qui donna une sorte de tremblement nerveux à ses traits ; je suis charmée de vous rendre un bon office. Ici, nous allons nous séparer. Je pense maintenant que j’ai oublié de m’acquitter d’un devoir que j’avais à remplir à Alençon. – Mon escorte et ma voiture sont trop nécessaires à votre sûreté pour que vous n’acceptiez pas l’une et l’autre. – Vous m’obligerez de laisser à Mayenne ce bagage dont Francine m’a embarrassée ; et, après votre arrivée dans un lieu sûr, vous me renverrez la calèche. – Ne craignez rien des républicains, je vais donner mes ordres au capitaine Merle. – Quant à moi, je puis regagner Alençon à pied avec Francine ; quelques soldats nous accompagneront. – Adieu, Monsieur. Puissiez-vous être heureux !… Adieu.
{p. 108}Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut de la colline.
Le jeune homme stupéfait pâlit. Il ne s’attendait pas au dénouement terrible pour lui d’une passion si forte, car ils ne se trompaient ni l’un ni l’autre.
– Attendez, attendez ! cria-t-il sourdement et avec désespoir en retenant la main de mademoiselle de Verneuil.
Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié sa vie le surprit tellement qu’il inventa une innocente ruse pour tout à la fois lui cacher son nom et satisfaire sa curiosité.
– Oui, dit-il, je suis émigré et condamné à mort. Je suis le marquis de Marigny. L’amour de la France m’y ramène ; et, par l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui la femme du premier consul, j’espère me faire radier de la liste. Si j’échoue, alors je veux {p. 109} mourir sur la terre de mon pays, en combattant auprès de Montauran : il est mon ami, et je vais, à l’aide d’un passe-port qu’il m’a fait parvenir, savoir s’il me reste quelques propriétés en Bretagne.
Pendant qu’il parlait, mademoiselle de Verneuil l’examinait d’un œil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ses paroles ; mais crédule, confiante, elle reprenait lentement une expression de sérénité et s’écria :
– Vous êtes donc sans fortune ?
– À peu près.
– Mais vous êtes libre, plein d’avenir.
Alors ce fut elle qui lui prit le bras et lui montrant l’horizon : – Laissez-moi vous prophétiser une belle vie.
– Belle ! reprit-il, ah ! jamais sans vous.
En entendant cette phrase échappée à une passion forte et vraie, elle se mit à {p. 110} sourire et dit avec une ironie qui n’avait plus rien d’amer :
– L’air ne nous vaut décidément plus rien !… remontons avec nos chaperons.
Chapitre XI. §
La voiture ne tarda pas à rejoindre les deux amans, et ils firent quelques lieues dans le plus profond silence. Leurs yeux ne craignaient plus de se rencontrer : chargés de mille pensées et {p. 112} interprètes fidèles, ils répandirent des émotions inconnues dans ces jeunes ames.
Cependant le marquis se demandait par quel étonnant privilége une jeune fille pouvait allier tant de liberté, tant de connaissances acquises, une ame si agressive, à une modestie, à une pudeur si délicates ; et alors il crut découvrir dans l’extrême chasteté des attitudes la nécessité de paraître chaste. Il osa soupçonner mademoiselle de Verneuil de feinte. S’accusant, pour ainsi dire, d’avoir trop de bonheur, il se querella sur son plaisir et ne voulut plus voir dans cette jeune fille qu’une habile comédienne.
En ce moment, il avait raison contre lui-même : mademoiselle de Verneuil jouait, comme toutes les filles du monde, l’une des premières scènes de l’amour ; et d’autant plus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, elle avait repris cette {p. 113}contenance de pruderie sous laquelle les femmes voilent si bien les orages du cœur. Toutes voudraient s’offrir vierges à l’amour, et la feinte est toujours un hommage rendu à leur amant. Ces réflexions qui passèrent rapidement dans l’ame du marin, lui donnèrent quelque fierté. Une joie délirante l’enivra ; tandis que mademoiselle de Verneuil devint pensive : l’un cueillait une fleur de sa vie, c’était un des mille sentimens qu’il devait éprouver ; l’autre apercevait une vie entière, sa seule vie.
Les yeux de la jeune fille marquèrent parfois de la terreur ; mais opposant à cet effroi le plaisir qu’elle avait à contempler cette figure d’homme empreinte de force, elle s’applaudissait de rencontrer une part plus belle que celle de beaucoup d’autres femmes. Il lui était si doux de voir en son amant un esprit lumineux de sa {p. 114}propre sphère ; de penser que, comme deux cœurs dignes de prier, d’aimer et de s’unir, ils parcourraient les plus hautes régions de la vie ; volant de sommets en sommets d’une même aile, écoutant une même harmonie, redisant un même son, comme deux échos des célestes mélodies, dont l’un serait grave, l’autre faible et doux, mais également fidèle.
L’imagination de mademoiselle de Verneuil lui ayant fait franchir une immense étendue, elle revint sur ses pas. Agissant en cela instinctivement comme toutes les femmes, après être convenue avec elle-même de se donner toute entière, elle voulait, pour ainsi dire, se vendre cher en détail. Elle redemandait au passé toutes ses actions, ses paroles, ses regards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme aimée, avec ce respect nouveau qu’une {p. 115} jeune fille a pour elle-même, quand elle exerce le pouvoir, ce pouvoir avec lequel elle veut long-temps jouer avant de l’abolir.
Devant la pensée d’occuper sans partage l’ame de ce jeune homme, tout prit une physionomie différente : Francine elle-même lui parut plus jolie. Entre le moment où, cinq heures avant, elle se mit en tête de composer son visage et sa voix pour agacer le jeune marin, et le moment présent, où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y avait la différence de l’univers mort à un vivant univers. Elle semblait comprendre les ressorts du monde, entendre leur jeu. Le rire et de joyeuses coquetteries lui cachèrent une immense passion. Elle se présenta comme le malheur – en souriant. Mais à travers les myriades de pensées qui se pressaient dans l’ame de mademoiselle de {p. 116}Verneuil, elle avait parfois quelques sombres révélations de la douleur : son cœur aima cette terrible chance ; elle l’accepta avec plus d’ardeur qu’une autre femme. Le luxe de ses désirs si souvent trompés devait être surpassé par la réalité.
Alors la vie extérieure prit pour elle le caractère d’une fantasmagorie : la calèche passait par des villages, des vallons, des montagnes dont aucun souvenir ne s’imprimait dans son ame. Elle arriva à Mayenne, les soldats de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, elle traversa une ville, elle se remit en route. Les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Elle se trouva sous un ciel de diamans, enveloppée de sa douce lumière et sur la route de {p. 117} Fougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect, sans savoir ce que c’était que Mayenne et Fougères et où elle allait. Quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et dont elle était choisie n’était pas une idée : l’amour est la seule passion dont les paroxismes ne souffrent ni passé ni avenir.
L’aurore qui se levait dans son ame inondait la jeune fille de richesses accablantes : elle semblait vivre des yeux, ou étudier la dangereuse lumière des siens pour s’y familiariser. Si parfois sa voix douce et mélodieuse errait sur ses lèvres légèrement entr’ouvertes, c’était pour jeter dans l’ame de son amant des phrases dénuées de sens, mais qui résonnaient comme les notes fugitives d’un prélude. Messagères ignorantes de la poésie qu’elles portaient et semblables au prisme, ces vagues idées transmettaient les vives {p. 118}couleurs d’une céleste lumière sans en garder l’empreinte.
Jamais deux flammes d’incendie ne réunirent leurs langues jaspées et bleuâtres avec plus de promptitude que ces deux ames leurs désirs et leurs espérances. Cette union avait pour les deux témoins de cet enthousiasme, je ne sais quoi d’effrayant ; car Francine connaissait l’ame de mademoiselle de Verneuil comme l’étrangère celle du marquis. Silencieuses toutes deux, elles semblaient attendre comme le dénouement d’une tragédie ; et elles ne tardèrent pas à voir de nouvelles scènes se développer au milieu d’une nuit dont tous les flambeaux s’étaient allumés pour éclairer les événemens de ce drame.
À peine les quatre voyageurs avaient-ils fait une lieue hors de Mayenne,
qu’ils virent un homme à cheval voltiger autour d’eux comme une ombre. Lorsqu’il {p. 119}atteignit la voiture, il se pencha doucement pour y regarder mademoiselle de Verneuil. Elle reconnut Corentin. Il se permit un signe d’intelligence dont la familiarité avait quelque chose d’équivoque. Son sourire était affreux : la joie de l’enfer et le hurlement du crime heureux ne sont pas plus terribles. Il s’enfuit comme à tire-d’ailes, semblable à une chauve-souris de Ceylan qui a sucé les veines d’un voyageur endormi sous les palmiers. Ce signe, ce sourire, glacèrent mademoiselle de Verneuil. Elle jeta un cri de surprise comme un enfant auquel on vient d’arracher son jouet favori, et cette vision lui apporta une sorte de présage sinistre.
L’inconnu parut désagréablement affecté de cette circonstance qui n’échappait à aucun des voyageurs, mais mademoiselle de Verneuil le pressa légèrement ; et, par {p. 120}un regard, sembla se réfugier dans son cœur comme dans le seul asile qu’elle eût sur terre. Alors le front du jeune homme se dérida et il sourit, comprenant dans son ame que ce regard devenait le dernier sceau de leur union. Ils s’étaient révélé, comme par mégarde, l’étendue et la puissance de leur attachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir la coquetterie : l’amour se montrait un moment sans voile. Ils se turent et craignirent même de s’interroger des yeux. Malheureusement au milieu d’eux une femme voyait tout ; et, comme un avare assistant à un festin, semblait compter les morceaux et leur mesurer la vie.
En proie à leur bonheur, les deux amans avaient parcouru un espace de route dont le postillon seul connaissait la longueur. Ils arrivèrent à cette partie du chemin située au fond de la vallée d’Ernée ; elle forme {p. 121}le premier de ces trois bassins qui ressemblent à des corbeilles pleines de fleurs et à travers lesquels s’étaient passés les événemens qui ont servi d’exposition à cette histoire.
Là, Francine aperçut d’étranges figures se mouvoir à travers les arbres et sur les ceintures de terre dont les champs sont entourés. Ces formes légères semblaient danser sur les prés comme les fantastiques créations de la poésie moderne ; mais quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres, une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant au-dessus des têtes, apprit aux curieux que tout était positif dans cette apparition. L’escorte tombait dans une nouvelle embuscade.
À cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivement d’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil qui, croyant {p. 122} à la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laissé prendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine, secondé par Gérard, dirigea sa petite troupe au pas de course à travers un champ de genêts et d’ajoncs, cherchant les assaillans sans les compter. Les bleus se mirent à battre ces épais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, et répondirent par un feu soutenu à l’attaque des chouans.
Le premier mouvement de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche et de courir au milieu de la route pendant une cinquantaine de pas pour se mettre hors du champ de bataille ; mais honteuse de sa peur et mue par ce sentiment qui nous porte à nous grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeura immobile et tâcha d’examiner froidement le combat.
{p. 123}L’inconnu l’avait suivie. Il lui prit le bras et saisit en même temps la main qu’il plaça sur son cœur.
– Vous voyez ?… dit-elle en souriant ; je pense, comme l’empereur romain, qu’il faut mourir debout !…
À ce moment Francine effrayée lui cria : – Marie ! Marie !…
Mais Francine qui voulait s’élancer hors de la voiture se sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids de cette main énorme lui arracha un cri violent ; elle se retourna et rentra dans le silence en reconnaissant la figure de Marche-à-terre.
– Je devrai donc à deux de vos terreurs, disait l’étranger à mademoiselle de Verneuil, la révélation des deux plus doux secrets du cœur ! Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieux et sacré de Marie !… Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mes angoisses ; {p. 124} Marie, le nom que je prononcerai aussi dans la joie, et que je ne dirai plus maintenant sans commettre une sorte de sacrilége, mettant une femme au même rang que celle qui veille à notre bonheur. Que charme de prier, d’aimer tout ensemble ! Ah ! le cri du pauvre émigré est complet : Dieu, le Roi et ma Dame !
A ces mots ils se serrèrent fortement la main et se regardèrent en silence. L’excès de leur amour leur ôta la force et le pouvoir de l’exprimer. Un rire arrêté, douloureux même, crispa leur visage, et ils souffrirent de leur joie.
– Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger ! dit brutalement Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauques et gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche et appuyant sur chaque mot de manière à jeter l’innocente paysanne dans la stupeur.
{p. 125}Pour la première fois elle apercevait toute la férocité des regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure : son bonnet à une main, sa lourde carabine dans l’autre, court, ramassé comme un gnome et enveloppé de cette blanche lumière si capricieuse dans ses flots qui donnent aux formes de si bizarres aspects, ce sauvage Breton appartenait ainsi plutôt à la féerie qu’au domaine de la réalité. Cette apparition, son reproche eurent quelque chose de la rapidité des fantômes.
Il se tourna brusquement vers l’étrangère avec laquelle il échangea de vives paroles ; mais Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne put y rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre des ordres multipliés. Cette conférence d’une minute fut terminée par un {p. 126}geste impérieux de l’inconnue qui désignait au chouan le groupe formé à cinquante pas de là par les deux amans, comme un Vandale aurait montré un chef-d’œuvre des arts à détruire.
Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard à Francine qu’il semblait plaindre. Il aurait voulu lui parler, la paysanne devina que son silence était forcé. Sa peau rude et tannée parvint à se plisser sur le front et ses sourcils se rapprochèrent. Cette grimace le rendit sans doute plus hideux à l’étrangère, mais l’éclair flamboyant de ses yeux devint presque doux, et Francine lut facilement dans ce regard que toute l’énergie de ce sauvage se courberait sous sa volonté de femme comme un peuplier vigoureux sous l’effort du vent. Elle espéra régner encore, après Dieu, sur ce cœur grossier, et devenir la seconde de ses superstitions en marchant dans son cœur avant les {p. 127}saints et les anges. Elle eut de la terreur et de l’espérance.
L’apparition de Marche-à-terre interrompit, comme un son discord trouble une mélodie, le doux entretien de Marie et de l’étranger.
À ce moment le feu de l’escarmouche roulait avec une étonnante vivacité sans que les deux partis en vinssent aux mains.
– Serait-ce une fausse attaque pour enlever nos voyageurs et leur imposer une rançon !… s’écria Gérard.
– Tu as tes pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte !… répondit Merle en volant sur la route.
Le capitaine ayant tourné la tête avait aperçu Marche-à-terre se diriger de la calèche vers mademoiselle de Verneuil. Il s’élança sur le chouan avec une telle intrépidité que ce dernier eut à peine le {p. 128}temps d’adresser au marquis deux ou trois mots inintelligibles qui semblèrent plutôt un cri sauvage que des paroles. Il sauta comme un oiseau dans un bouquet de bois et disparut.
Quelques minutes après, le feu des chouans se ralentit. Gérard, les voyant gravir les haies et se sauver en très-petit nombre, ne jugea pas à propos de s’engager dans une lutte inutile qui pouvait devenir dangereuse. Il ramena son monde sans avoir essuyé de perte, et l’escorte, reprenant sa position sur le chemin, se remit en marche.
Le capitaine Merle put offrir la main à mademoiselle de Verneuil pour aller remonter en voiture ; le marquis n’y mit aucun obstacle, et la jeune fille étonnée fut contrainte d’accepter. Elle tourna la tête vers son amant, elle le vit immobile. Elle resta stupéfaite du changement subit {p. 129}que les mystérieuses paroles du chouan venaient d’opérer : le jeune émigré marcha lentement, le visage baissé, et son attitude décelait un profond sentiment d’horreur. Elle monta en voiture sans l’abandonner des yeux, mais elle n’en obtint pas la plus légère marque d’attention. Il reprit sa place comme un homme qui rêve.
La calèche recommença à rouler sourdement sur le sable de la route. Au premier regard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, elle vit que tout avait changé : la mort se glissait dans la vie : ce n’était que des nuances peut-être, mais de ces nuances dont les terribles mystères sont lucides aux yeux de toute femme qui aime.
Francine, ayant compris par le regard de Marche-à-terre que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle {p. 130} lui avait ordonné de veiller était en d’autres mains que les siennes, offrait un visage tremblant et pâle ; elle roulait des larmes péniblement réprimées en regardant sa maîtresse.
La dame inconnue contemplait mademoiselle de Verneuil d’un air de triomphe qui avait quelque chose de sinistre. Son visage délicat et perfide cachait mal sous le sourire la malice féminine de la vengeance. Ses yeux perçans dévoraient ; le feu d’une joie ironique brillait sur cette figure jalouse. Parfois elle riait, comme des enfans qui voient un maître sévère punir un camarade dont ils ont partagé la faute sans l’expier, et alors son regard décelait des jouissances anticipées. La lune, jetant sa pâle clarté sur cette tête où la beauté se déshonorait par la finesse satanique du serpent, l’enveloppait d’une couleur blafarde qui la rendait terrible.
{p. 131}Mademoiselle de Verneuil frissonna par instinct en se demandant : – Pourquoi frissonné-je ?… C’est sa mère ! – Mais elle trembla dans ses membres quand cette furie calme, lançant un regard d’intelligence à son prétendu fils, lui montra des yeux mademoiselle de Verneuil comme pour l’inviter ironiquement à poursuivre les élans d’un amour éteint ; et alors la jeune fille se dit : – Est-ce sa mère ?… Elle vit un abîme. Un regard acheva de l’éclairer.
Quant à l’étranger, il pâlissait et rougissait tour à tour. Gardant une attitude dont la contraction de ses traits démontrait le calme, il voilait souvent ses yeux pour dérober les étranges émotions qui l’agitaient. La gracieuse courbure de ses lèvres se détruisait par une compression violente ; parfois son teint jaunissait sous les efforts d’une pensée orageuse ; et mademoiselle {p. 132} de Verneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore de l’amour dans sa fureur. Le silence régna. Le chemin était flanqué de bois qui amenèrent l’obscurité, et les muets acteurs de ce drame cessèrent de s’interroger des yeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, le bruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène ce caractère solennel qui accélère le battement des cœurs. Mademoiselle de Verneuil chercha vainement la cause de ce changement ; mais le souvenir de Corentin passant comme un éclair, elle trembla, par un frisson de fièvre, de sa propre destinée.
Incapable de supporter long-temps cette angoisse, elle chercha, elle attendit, avec la douce patience de l’amour, un des regards du marquis. Alors elle l’interrogea, le supplia peut-être si {p. 133} puissamment, ses yeux humides brillèrent de tant d’amour, sa pâleur et son frisson eurent une éloquence si pénétrante, que le jeune homme chancela : le naufrage n’en fut que plus complet.
– Souffririez-vous, Mademoiselle ?… demanda-t-il.
Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, le regard, le geste, tout servit à convaincre la jeune fille que les événemens de cette journée appartenaient à un mirage de l’ame qui se dissipait alors comme ces nuages à demi-formés, dont le réseau trop clair laisse voir l’azur des cieux et qu’un gros nuage noir vient dévorer.
– Si je souffre ?… reprit-elle en riant forcément. – J’allais vous faire la même question.
– À quel jeu jouez-vous donc ? {p. 134} demanda madame du Gua avec une indicible impertinence.
Ni le marquis ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune fille, doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans puissance. Elle ignorait le secret de cette situation, mais elle avait le pressentiment de pouvoir l’apprendre en un moment ; et peu curieuse de le pénétrer, pour la première fois, peut-être, une jeune fille recula devant un mystère.
La vie humaine est tristement féconde en situations où, par suite d’une méditation trop forte ou d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien, sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouve pas plus de liens dans le passé qu’il ne se rattache à un avenir : tel fut l’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de la voiture, {p. 135}elle y resta comme un arbuste déraciné. Elle ne regarda plus personne. Muette et souffrante, elle s’enveloppa de sa douleur et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus les circonstances de la vie extérieure. Des corbeaux ne tardèrent pas à passer en croassant au-dessus d’eux ; et elle qui, semblable à toutes les ames fortes, avait un coin dans le cœur pour les superstitions, n’y fit aucune attention. Les voyageurs cheminèrent quelque temps au sein d’un profond silence.
Chapitre XII §
– Déjà séparés !… se disait mademoiselle de Verneuil, et cependant rien autour de moi n’a parlé !… Serait-ce Corentin ?… Ce n’est pas son intérêt. Qui donc a pu se lever pour m’accuser ?… À {p. 137}peine aimée, voici déjà l’horreur de l’abandon. J’ai semé l’amour, je recueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma destinée de voir le bonheur à travers un voile ! Les plaisirs ne m’apparaissent que pour se jouer de moi ! Le supplice de Tantale n’est rien, il n’a que faim et soif !
Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus, et souffrit cruellement, mais en secret. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pût trouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Alors elle se releva, et honteuse de donner la mesure de son amour par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montra un visage ou plutôt un masque {p. 138}riant, et forçant un peu sa voix pour en déguiser l’altération.
– Où sommes-nous ?… demanda-t-elle au capitaine Merle qui se tenait toujours à une certaine distance de la voiture.
– À trois lieues et demie de Fougères, Mademoiselle.
– Nous allons donc y arriver bientôt ? lui dit-elle pour l’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque estime au jeune capitaine.
– Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas plus larges, mais beaucoup plus longues que d’autres. Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons, vous apercevrez alors une vallée semblable à celle que nous allons quitter, et à l’horizon vous verrez le sommet de la Pélerine. Dieu veuille que les chouans ne veuillent pas y {p. 139}prendre leur revanche ! Or vous concevez qu’à monter et descendre on n’avance guère, car de la Pélerine vous découvrirez encore…
À ce mot l’inconnu tressaillit pour la seconde fois, mais si légèrement que mademoiselle de Verneuil était la seule qui pût le remarquer.
– Qu’est-ce donc que cette Pélerine ? demanda vivement la jeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographie bretonne.
– C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne son nom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette province de la vallée du Couësnon, à l’extrémité de laquelle est situé Fougères. Nous nous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous emmenions des conscrits qui, pour ne pas quitter leur {p. 140}pays, ont voulu nous tuer sur la limite ; mais Hulot est un rude chrétien qui leur a donné…
– Alors vous avez dû voir le Gars ? demanda-t-elle. Quel homme est-ce ?…
Ses yeux perçans et malicieux interrogèrent les traits du marquis.
– Oh, mon Dieu ! Mademoiselle, répondit Merle toujours interrompu ;il ressemble tellement au citoyen du Gua que, s’il ne portait pas l’uniforme de l’École-Polytechnique, je jurerais qu’il est le chouan.
Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune homme dont elle était dédaignée, mais rien ne trahissait en lui la crainte. Elle l’instruisit par un sourire amer de la découverte d’un secret si traîtreusement gardé par lui ; puis, d’une voix railleuse, enflant ses narines, portant la tête de côté et {p. 141}relevant les coins de ses lèvres avec ironie, elle dit à Merle :
– Ce chef-là, capitaine, donne bien des inquiétudes à Paris. On prétend qu’il a de la hardiesse ; mais s’il s’aventure, m’a-t-on dit, dans certaines entreprises comme un étourneau ?
– Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour solder notre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures, nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête ! – S’il nous rencontrait il en ferait autant de nous, et nous mettrait en deux temps dans ce grand greffe où l’on pourrit avant le jugement dernier.
– Oh ! dit le Gars – car les conjectures de mademoiselle de Verneuil étaient justes – nous n’avons rien à craindre ! Vos soldats n’iront peut-être pas jusqu’à la Pélerine :i ls sont trop fatigués. Si vous y {p. 142}consentez ils pourront se reposer à deux pas d’ici. – Ma mère descend à la Vivetière. En voici le chemin à trois portées de fusil. Ces deux dames pourront y prendre un léger repas. Nous sommes venus d’une seule traite, elles doivent avoir quelque appétit : – et puisque Mademoiselle, dit-il avec une politesse forcée, a eu la générosité de donner à notre voyage autant de sécurité que d’agrément, elle daignera peut-être accepter notre souper… Et capitaine, les temps ne sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à la Vivetière une pièce de cidre à défoncer pour vos hommes… Allez, le Gars n’y aura pas tout pris, du moins ma mère le croit.
– Votre mère ?… reprit mademoiselle de Verneuil avec ironie et trop agitée pour répondre à la singulière invitation dont elle était l’objet.
{p. 143}– Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir, Mademoiselle ?… répondit madame du Gua ; mais j’ai eu le malheur d’être mariée fort jeune, car j’ai eu mon fils à quinze ans.
– Ne vous trompez-vous pas, Madame ? n’est-ce pas à trente ?
L’inconnue pâlit en dévorant le sarcasme par lequel la jeune fille se vengeait de celui qu’elle avait essuyé naguère. Madame du Gua aurait voulu la déchirer, et se trouvait forcée de lui sourire. Essayant alors de reconnaître, même à ses épigrammes, les sentimens dont la jeune fille était animée, elle feignit de ne l’avoir pas comprise et lui dit :
– Jamais les chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là, s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui.
– Oh ! pour cruel… je ne crois pas, {p. 144}répondit mademoiselle de Verneuil, mais il sait mentir !
– Vous le connaissez ?… demanda froidement le marquis.
– Oui, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, et avec lui on court souvent risque d’avoir du strass en acceptant ses diamans.
– Oh ! Mademoiselle ! c’est décidément un malin, reprit le capitaine en
hochant la tête et donnant par un geste expressif la physionomie particulière que ce mot avait alors et qu’il a perdue depuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureux rejetons. Il revient d’un exil où les ci-devant n’ont pas dit-on, toutes leurs aises ;et les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Aussi, ce garçon-là est habile, il pourra nous faire courir long-temps. Il a bien su opposer des compagnies légères à nos compagnies {p. 145}franches et neutraliser les efforts du gouvernement. Si l’on brûle un village, il en brûle deux ; il se développe sur une immense étendue, et nous force ainsi à employer un nombre considérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas de trop ! Oh ! il entend…
– Il assassine sa patrie… dit Gérard d’une voix forte en interrompant.
– Alors, répliqua le marquis, si sa mort délivre le pays, fusillons-le donc bien vite !…
Puis, sondant par un regard l’ame de mademoiselle de Verneuil, il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langage rend toujours imparfaitement la vivacité dramatique et la fugitive finesse.
Le danger rend intéressant ; et, quand il s’agit de mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié ; or, {p. 146}quoique mademoiselle de Verneuil eût les plus fortes présomptions de penser que l’amant dont elle était dédaignée fût ce chef dangereux, elle ne voulait pas encore s’en assurer par son supplice, ayant une toute autre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croire selon sa passion, et se mit à jouer avec le péril.
Son regard empreint d’une perfidie moqueuse montra au marquis les soldats d’un air de triomphe ; et, en lui présentant ainsi l’image de son danger, elle lui fit durement sentir que sa vie dépendait d’un seul mot : déjà ses lèvres paraissaient se mouvoir pour le prononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique, elle interrogea les fibres du visage de son ennemi lié au poteau, et brandit le casse-tête avec grâce, en savourant une vengeance innocente et punissant comme une maîtresse qui aimerait encore.
{p. 147}– Si j’avais un fils comme le vôtre, Madame, dit-elle à l’étrangère épouvantée, je porterais son deuil le jour où je l’aurais livré aux dangers !…
Elle ne reçut point de réponse. Alors elle tourna vingt fois la tête vers les officiers, et la retourna brusquement vers madame du Gua sans pouvoir surprendre entre elle et le marquis des signes secrets qui confirmassent leur intimité. Elle la soupçonnait et n’osait y croire. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et de mort, quand elle tient l’arrêt !
Souriant de l’air le plus calme, le jeune général soutint sans trembler la torture que mademoiselle de Verneuil lui faisait subir. Son attitude et l’expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant des dangers auxquels il s’était soumis, et parfois il semblait dire : – Voici l’occasion de venger votre vanité blessée ! {p. 148} Saisissez-la ! – je serais au désespoir de revenir de mon mépris pour vous !
Mademoiselle de Verneuil se mit à l’examiner de toute la hauteur de sa position avec une impertinence et une dignité apparentes, car au fond de son cœur elle admirait son courage et sa tranquillité. Elle était joyeuse, à son propre insu, de découvrir en lui une antique noblesse et un titre dont presque toutes les femmes aiment l’aristocratie. Elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec toutes les facultés d’une ame forte contre une république tant de fois victorieuse, et de le voir, aux prises avec le danger, déployer cette bravoure si puissante sur le cœur des femmes. Elle le mit à l’épreuve vingt fois, comme le Turc qui essaie le sabre qui doit le défendre dans le péril ; et elle obéissait peut-être aussi à cet instinct qui {p. 149} porte la femme à jouer avec son amant comme le chat joue avec la souris qu’il a prise.
– En vertu de quelles lois condamnez-vous donc les chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle.
– Celle du 14 fructidor dernier qui met hors la loi les départemens insurgés et institue les conseils de guerre ! répondit Gérard.
– Comme vous me considérez attentivement ! dit-elle au marquis.
– Moi vous considérer, Mademoiselle !… – oh ! non…
Elle le regarda fixement sans rougir et lui fit baisser les yeux. Elle était ravie d’être insultée dans ce moment, et d’une voix suave :
– Vous plantez des chardons et récoltez des roses !… lui répondit-elle en souriant avec malice.
{p. 150}Le marquis resta stupéfait. Il contempla un moment cette inexplicable fille dont l’amour triomphait même des plus piquantes injures et qui vengeait par le pardon ce qu’une femme ne pardonne jamais. Ses yeux furent moins sévères et moins froids. Une expression de regret et de mélancolie se glissa dans ses traits comme ces vestiges de flamme qui semblent se poursuivre dans les noirs débris d’un papier brûlé.
Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gage d’une réconciliation cherchée, le regarda tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser ; puis, se penchant au fond de la voiture, elle ne voulut plus risquer sa riche cargaison de bonheur, croyant avoir renoué par ce sourire la guirlande brisée.
Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la grande route et se dirigea vers l’habitation maternelle à {p. 151} travers un chemin creux encaissé de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôt un fossé qu’une route. Les voyageurs laissèrent les soldats gagner lentement à leur suite le manoir dont on apercevait à peine les tours grisâtres du fond de cette route dont la boue argileuse arracha plus d’un juron à l’escorte.
– Cela ressemble furieusement au chemin du paradis ! s’écria Beau-pied.
Grâce à l’expérience du postillon, mademoiselle de Verneuil ne tarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette habitation, située sur la croupe d’une espèce de promontoire, était défendue à l’entrée par deux étangs profonds qui enveloppaient cette langue de terre et ne permettaient d’y arriver que par une étroite chaussée. Elle séparait les deux petits lacs. La partie de cette péninsule qui {p. 152}tenait à la terre et où se trouvaient les jardins était protégée à une certaine distance par un large fossé appuyé de murs épais qui, la plupart du temps, recevait l’eau superflue des étangs avec lesquels il communiquait.
En entendant crier les gonds rouillés de la porte et en passant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par la guerre précédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Le tableau qui s’offrit à ses regards vainquit, par ses couleurs sinistres, les pensées d’amour et de coquetterie dont elle se berçait.
La voiture était entrée dans une grande cour carrée que les rives abruptes des étangs fermaient de deux côtés : ces rives sauvages, baignées par des eaux couvertes d’herbes verdâtres, avaient pour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles. Leurs troncs {p. 153}rabougris, leurs têtes énormes et chenues, sortant des roseaux et des broussailles, ressemblaient à des nains hideux, à des marmousets grotesques dont la réunion avait, à cette heure de la nuit, l’aspect effrayant d’une scène de sorcellerie. Ces haies disgracieuses eurent comme une voix digne d’elles quand les grenouilles sautèrent dans l’eau en criant et que des poules d’eau, réveillées par le bruit de la voiture, volèrent en barbottant sur la surface des étangs.
La cour encombrée d’herbes hautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes nains et parasites, excluait toute idée d’ordre, de splendeur. Le château semblait abandonné depuis long-temps. Les toits paraissaient plier sous la mousse qui les couvrait. Les murs, quoique construits de ces pierres schisteuses dont le sol abonde, offraient de nombreuses lézardes garnies {p. 154} de lierre. Une tour à laquelle aboutissaient deux corps de bâtimens en équerre et dont chacun faisait face à une des berges des étangs, formait tout ce château dont les volets et les portes pendans et pourris, les balustrades rouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber au premier souffle du vent. Il sifflait alors à travers ces vieilles ruines auxquelles la lune donnait, par sa lumière indécise, le caractère et la physionomie d’un spectre.
Il faut avoir vu les couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs et fauves, pour comprendre l’image que suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre. Ses pierres disjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, ses toits à jour lui donnaient tout-à-fait l’air d’un squelette. Les oiseaux de proie qui {p. 155} s’envolèrent en criant ajoutèrent un trait de plus à cette vague ressemblance.
Quelques hauts sapins élevant des bords de l’étang, par-dessus les toits, leur feuillage sombre, les mélèses noirs des jardins et les ifs taillés qui décoraient les angles de la maison, l’encadraient de tristes festons semblables aux tentures d’un convoi. La forme des portes, la grossièreté des ornemens, le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de ces manoirs féodaux dont la Bretagne est encore semée, et qui forment, sur notre sol, comme une histoire monumentale des temps nébuleux qui ont précédé l’établissement de la monarchie absolue.
Mademoiselle de Verneuil, dans l’imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours les formes d’un type convenu, resta frappée de la {p. 156}physionomie funèbre dont ce tableau était redevable à la nuit ou aux misères de l’automne. Sautant légèrement hors de la calèche, elle le contempla toute seule avec terreur en songeant au parti qu’elle devait prendre. Francine entendit alors madame du Gua pousser un soupir de joie en se trouvant hors de l’atteinte des bleus. Une exclamation involontaire lui échappa quand le portail se ferma et qu’elle se vit dans cette espèce de forteresse naturelle.
Le marquis s’était vivement élancé vers mademoiselle de Verneuil ; et, en la voyant, il devina les pensées qui la préoccupaient.
– Ce château, dit-il avec mélancolie, a été ruiné par la guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ont été par vous.
– Et comment ? demanda-t-elle toute surprise.
{p. 157}– Êtes-vous mademoiselle de Verneuil ?… reprit-il d’une voix sourde et altérée.
– Qui vous a dit le contraire ?
– Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté et veillent à déjouer les trahisons dont je pourrais être victime.
– Des trahisons ?… dit-elle d’un air moqueur, vous n’avez pas de mémoire !… C’est dangereux chez un chef de parti ! – Mais du moment où des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos amis !… – Rien n’est comparable aux plaisirs de l’amitié !
Elle s’éloigna vivement par un mouvement de fierté blessée et de dédain, mais elle déploya dans sa démarche et son attitude une noblesse, un désespoir qui {p. 158}attirèrent, comme par magie, le jeune chef auprès d’elle.
– Ajoutez un mot et je vous crois… dit-il d’une voix suppliante.
– Un mot !… reprit-elle avec ironie en serrant ses deux lèvres de manière à leur ôter la forme d’une cerise que l’orage a fendue ; un mot ? – pas seulement un geste.
– Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre sa main qu’elle retira ; si toutefois vous osez bouder un chef de rebelles, maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux et confiant naguère.
Elle le regarda sans colère, et alors il ajouta :
– Vous avez mon secret, je n’ai pas le vôtre.
À cette demande, son front d’albâtre {p. 159} sembla se brunir, elle lui jeta un regard d’homme et répondit :
– Mon secret ? – jamais.
En amour, chaque parole, chaque coup-d’œil ont leurs mystères du moment ; mais là mademoiselle de Verneuil ne livra rien. Tout habile que fût M. de Montauran, le secret de cette exclamation resta impénétrable, quoique le son de la voix de mademoiselle de Verneuil eût trahi des émotions peu ordinaires.
– Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper les soupçons.
– En conservez-vous donc ?… demanda-t-elle en le toisant des yeux comme si elle lui eût dit : – Avez-vous déjà des droits sur moi ?…
– Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis et ferme, le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines, cette escorte…
{p. 160}– Ah ! vous m’y faites penser ! – Mon escorte et moi, lui demanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin seront-ils en sûreté ici !…
– Oui, foi de gentilhomme ! mademoiselle de Verneuil et les siens n’ont rien à craindre chez moi.
La manière ambiguë dont ce serment était prononcé déplut à la jeune fille par le doute qu’il exprimait encore sur l’identité de sa personne ; elle ouvrait la bouche pour le quereller et décider de leur sort commun avant de le suivre au château, quand l’arrivée de madame du Gua lui imposa silence.
Cette dernière avait pu entendre ou deviner une partie de cette conversation. En ce moment elle ne concevait pas de médiocres inquiétudes à l’aspect des deux amans dont l’attitude n’accusait guère d’inimitié. En la voyant, le marquis {p. 161}offrit la main à mademoiselle de Verneuil et s’avança vers la maison avec vivacité comme pour se défaire d’une importune compagnie.
– Je vous gêne !… se dit l’inconnue en restant immobile à sa place. Elle les regarda aller lentement vers le perron où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurent mis entre eux et elle un certain espace.
– Oui, oui, je les gêne ! reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là ne me gênera plus ! – l’étang sera son tombeau ! – Ne tiendrai-je pas bien ta parole de gentilhomme ? – une fois sous cette eau-là, qu’a-t-on à craindre ?
Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac de droite, quand tout-à-coup elle entendit bruire les ronces de la berge et aperçut au clair de la lune la {p. 162}figure de Marche-à-terre se dresser par-dessus l’écorce informe d’un vieux saule. Il fallait le connaître pour le distinguer au milieu de cette assemblée de têtes noueuses parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement.
Madame du Gua jeta autour d’elle un regard de défiance : elle vit le postillon conduire ses chevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché ; et Francine aller vers les deux amans qui en ce moment oubliaient toute la terre ; alors l’inconnue s’avança en mettant un doigt sur ses lèvres pour indiquer le silence, et le chouan comprit plutôt qu’il n’entendit ces paroles :
– Combien êtes-vous ?
– Quatre-vingt-sept.
– Ils ne sont que soixante-deux, je les ai comptés.
{p. 163}– Bien ! reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.
Attentif aux moindres gestes de Francine, il disparut dans l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher des yeux l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.
Chapitre XIII §
Attirées par le bruit de la voiture, sept ou huit personnes apparurent sur le perron et s’écrièrent :
– C’est le Gars ! c’est lui, le voici !
À ces exclamations, d’autres hommes {p. 165} accoururent. Leur présence interrompit la douce conversation des deux amans. Le marquis de Montauran, s’avançant précipitamment vers les gentilshommes, leur fit un signe de main pour leur imposer silence, et leur montra le haut de l’avenue de pommiers par laquelle débouchaient les soldats républicains.
À l’aspect de ces uniformes bleus et rouges si connus d’eux et de ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs effrayés s’écrièrent :
– Seriez-vous donc venu pour nous trahir ?
– Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis en souriant avec amertume. – Ces bleus, reprit-il, sont l’escorte de cette jeune dame à la générosité de qui vous nous devez ce soir. Nous avons été arrêtés à Alençon, et elle nous a miraculeusement délivrés. {p. 166}Nous vous conterons cette aventure-là.
Madame du Gua et Francine étant arrivées jusqu’au perron, le marquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil ; le groupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisser passer ; tous essayèrent d’apercevoir les traits de l’inconnue, et quelques signes que leur fit secrètement madame du Gua rendirent leur curiosité plus vive.
Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle où elle entra une grande table parfaitement servie, qui paraissait préparée pour une vingtaine de convives. Cette salle communiquait à un vaste salon où l’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient en harmonie avec le spectacle de destruction offert parles dehors du château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes et grossières, saillantes et mal {p. 167}exécutées, étaient disjointes et semblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la tristesse de ces salles sans glaces et sans rideaux où quelques meubles séculaires se présentaient ça et là comme les débris d’un champ de bataille. Mademoiselle de Verneuil aperçut sur une table des cartes, des plans, et, dans les angles de l’appartement, des armes et des carabines amoncelées. Tout indiquait une conférence importante entre les chefs des Vendéens et ceux des chouans.
Le marquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuil vermoulu qui se trouvait auprès de la cheminée. Elle s’y assit, et Francine se plaça derrière sa maîtresse en s’appuyant sur le dossier sculpté du meuble antique.
– Vous me permettrez bien de faire un moment la maîtresse de maison ?dit le {p. 168} marquis en quittant les deux étrangères ; et il alla vers les groupes formés par ses hôtes.
Francine les vit tous, sur quelques mots de M. de Montauran, s’empresser de cacher leurs armes, les cartes et tout ce qui pouvait faire soupçonner leurs desseins. Quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peau contenant des pistolets et de longs couteaux de chasse. Le marquis leur recommanda la discrétion, et sortit en s’excusant sur la nécessité de pourvoir à la réception des hôtes incommodes que le hasard lui donnait.
Mademoiselle de Verneuil avait levé ses petits pieds vers le feu et ne semblait occupée que du soin de les réchauffer. Elle laissa partir M. de Montauran sans retourner vers lui son visage attendu par tous les yeux ; et Francine seule put être témoin du changement produit dans {p. 169}l’assemblée par le départ du jeune chef. Tous les gentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue ; et, pendant la sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas un qui ne tournât la tête à plusieurs reprises vers les deux étrangères.
Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître l’héroïne qui décida l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cette histoire le nom de du Gua, pris par elle pour échapper aux dangers de son passage par Alençon. La publication de son nom ne pourrait qu’offenser une famille trop noble pour n’être pas encore profondément affligée des écarts de cette jeune dame dont l’histoire contemporaine ignore encore la destinée actuelle.
Bientôt l’attitude de curiosité de toute l’assemblée devint impertinente et hostile. {p. 170}Quelques exclamations parvinrent à l’oreille de Francine, elle dit un mot à mademoiselle de Verneuil ; et, ne se sentant pas de caractère à supporter l’orage excité par madame du Gua, elle se réfugia dans l’embrasure d’une croisée.
Sa maîtresse se leva, se tourna vers le groupe insolent, y jeta quelques regards pleins de dignité, de mépris même ; et, à l’aspect de ses formes délicates, de sa rare beauté, un murmure flatteur s’échappa involontairement de cette assemblée. Deux ou trois hommes, dont l’extérieur trahissait les habitudes de politesse et de galanterie acquises dans la sphère élevée des cours, s’approchèrent d’elle avec bonne grâce. Elle leur imposa par la fierté de ses regards, et le silence régna un moment. Alors, loin d’être accusée par eux, elle sembla les juger.
Les portraits de fantaisie que son {p. 171}imagination s’était complu à tracer des chefs de cette guerre entreprise pour Dieu et le Roi ressemblaient bien peu aux originaux qu’elle contemplait. Pour elle tout se rétrécit et prit des proportions mesquines, quand elle vit, sauf deux ou trois figures vigoureuses, les visages de ces gentilshommes de province, dénués d’expression et de vie. Ces physionomies annonçaient plutôt des intrigans que des guerriers. La plupart avaient des manières communes. Si quelques têtes originales se montraient, elles étaient rapetissées par les formules et l’étiquette de l’aristocratie. Si elle leur accorda de la finesse, de l’esprit, elle trouva une absence complète de ce grandiose, de cette simplicité auxquels les triomphes et les hommes de la république l’avaient habituée.
Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruines et sous ces {p. 172}ornemens contournés assez bien assortis aux figures, la fit sourire : elle croyait voir un tableau symbolique de la monarchie.
Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins le marquis jouait le premier rôle parmi ces esprits dont le seul mérite était de se dévouer à une cause perdue. Elle le dessina sur cette masse, se plut à le voir écrasant ces figures maigres et grêles, ne se servant de ces intelligences que comme d’instrumens à ses desseins. À ce moment, les pas du marquis retentirent dans la salle voisine : tout-à-coup ses hôtesse séparèrent en plusieurs groupes, et les chuchotemens cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont complotté en l’absence de leur maître, ils s’empressèrent d’affecter l’ordre et le silence.
Le marquis entra, et mademoiselle de Verneuil eut le bonheur de l’admirer au {p. 173} milieu de tous ; il était le plus jeune, le plus beau, le premier d’entre eux. Comme un roi dans sa cour, il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête, des serremens de main, des regards, des paroles d’intelligence ou de reproche, faisant son métier de chef de parti avec une grâce et un aplomb difficiles à supposer à un front encore printanier. Ses paroles mirent un terme à la curiosité dont mademoiselle de Verneuil était devenue l’objet. Lorsqu’il eut établi une espèce d’harmonie dans le salon et satisfait à toutes les exigences, il se rapprocha d’elle avec empressement et lui dit à voix basse :
– Ces gens-là m’ont volé un moment de bonheur.
– Oh ! que je suis contente de vous avoir là, répondit-elle en riant. – Je vous préviens que je suis curieuse : ainsi {p. 174}dites-moi quel est ce jeune homme assez bien mis qui porte une veste de drap vert ?
– C’est le chevalier de Renty, un cadet de famille. Il a de grandes passions et de petits revenus. La révolution l’a surpris criblé de dettes.
– Dévouement forcé ! reprit mademoiselle de Verneuil. – Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde avec lequel il cause ?
– Oh ! dit le marquis en baissant la voix, un homme redoutable ! – C’est l’abbé Gudin, un de ces jésuites qui se sont dévoués à rester en France, malgré l’édit de 1763, qui les a bannis. Pourvu d’une riche abbaye, il a été, quand la révolution la lui a ôtée, le boute-feu de la guerre dans ces contrées. Il est le propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur. Habitué à se servir de la religion comme d’un instrument, il persuade à {p. 175}ses affiliés qu’ils ressusciteront et entretient le fanatisme des paysans par d’adroites prédications.
– Et ce vieillard encore vert, musculeux, dont la figure est si repoussante ? – Tenez, là, il est habillé avec les lambeaux d’une robe d’avocat.
– Avocat ? – il prétend au grade de maréchal-de-camp. N’avez-vous pas entendu parler de Longuy ?
– Ce serait lui ? dit mademoiselle de Verneuil effrayée, vous vous servez de lui !…
– Chut !… il peut vous entendre. – Voyez-vous cet autre qui parle à madame du Gua…
– Qui ? Cet homme en veste déchirée qui appuie tous les doigts de sa main droite sur le panneau comme un pacant ?… dit mademoiselle de Verneuil en riant.
{p. 176}– Vous l’avez deviné ! – c’est un ancien contrebandier.
– Et son voisin, celui qui serre sa pipe de terre blanche ?
– C’est l’ancien garde-chasse du défunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies que j’oppose aux bataillons mobiles. – C’est peut-être le plus consciencieux serviteur que le Roi ait ici.
– Mais elle, qui est-elle ?
– Elle, reprit le marquis. – C’est la dernière maîtresse qu’ait eue Charrette. Elle possède une grande influence sur tout ce monde-là.
– Lui est-elle restée fidèle ?
Là, le marquis fit une petite moue dubitative.
– Et cet officier à moustaches ?
– Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier consul {p. 177}par l’assassinat : s’il persiste, il deviendra célèbre.
– Et vous êtes venu commander à de pareilles gens ! dit-elle avec horreur. – Voilà les défenseurs du roi ! Où sont donc les gentilshommes et les seigneurs ?
– Mais, dit le marquis avec fierté, ils sont répandus dans toutes les cours de l’Europe, et ce sont eux qui enrôlent les Rois, leurs cabinets, leurs armées au service de la maison de Bourbon et les lancent sur cette république qui menace de mort toutes les monarchies, et l’ordre social d’une destruction complète.
– Ah ! répondit-elle avec une généreuse émotion ; soyez désormais la source pure où je puiserai les idées que je dois encore acquérir ! – J’y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtes le seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec des Français et {p. 178}non à l’aide de l’étranger !… Je suis femme, et je sens que si mon enfant me frappait dans sa colère, je lui pardonnerais, – mais s’il me voyait de sang-froid déchirée par un inconnu… – ce serait un monstre.
– Petite républicaine !… dit le marquis en proie à une délicieuse ivresse.
– Républicaine ?… Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas, si vous vous soumettiez au premier consul ! reprit-elle. Mais je ne voudrais pas vous voir à la tête de gens qui pillent un coin de la France, au lieu de combattre la république. – Pour qui vous battez-vous ?… Qu’attendez-vous d’un Roi rétabli sur son trône par vos mains ? – Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre. – Le Roi libéré l’a laissé brûler vive. – Ces hommes-là sont les oints du Seigneur ; il y a du danger à toucher aux choses {p. 179}consacrées. Laissez Dieu seul les placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets de pourpre.
– Vous êtes ravissante ! belle prêcheuse !…
– Ah ! si vous vouliez me laisser vous convertir, nous irions à mille lieues d’ici.
– Tous ces instruments que vous accusez périront dans la lutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave ; ils seront oubliés ; et, si mes efforts sont couronnés de quelques succès, les lauriers du triomphe cacheront tout.
– Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.
– Je ne suis pas le seul ! reprit-il avec une modestie vraie. – Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. 6 – Celui-ci est le marquis de P…, l’agent de l’Angleterre, je le crois de bonne foi.
– Et oubliez-vous Quiberon ? Ah ! vous {p. 180}me faites frémir ! – Oh ! Monsieur, reprit-elle d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont le mystère lui était personnel, il suffit d’une minute pour détruire une illusion et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et le bonheur, je voudrais nous voir hors d’ici ! – et les soldats de la république en sûreté.
– Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser son émotion.
– Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire ? répondit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Je serais au désespoir de régner sur un esclave.
– Monsieur le marquis, dit respectueusement le garde-chasse en interrompant cette conversation, les bleus resteront-ils donc long-temps ici ?
– Ils partiront aussitôt qu’ils se seront {p. 181}reposés !… s’écria mademoiselle de Verneuil.
Le marquis, lançant un regard scrutateur sur l’assemblée, y remarqua de l’agitation ; et, se disposant à quitter mademoiselle de Verneuil, il laissa madame du Gua venir le remplacer. Elle apportait un masque riant et perfide que le sourire amer du jeune chef ne déconcerta pas.
À ce moment Francine jeta un petit cri étouffé que mademoiselle de Verneuil entendit. Elle vit sa fidèle campagnarde s’élancer vers la salle à manger et disparaître. Étonnée, elle regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l’aspect de la pâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrer le secret de la retraite de Francine, elle s’avança vers l’embrasure de la fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les soupçons qu’une imprudence pouvait avoir éveillés. Mais {p. 182}madame du Gua sourit avec une indéfinissable malice, quand, après avoir toutes deux jeté un regard sur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée, mademoiselle de Verneuil sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine, madame du Gua, satisfaite d’être obéie.
Le lac, au bord duquel Marche-à-terre avait comparu dans la cour à l’évocation mentale de cette femme, allait rejoindre le fossé d’enceinte qui protégeait les jardins, en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges comme des étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d’un parc. Le rivage rapide et incliné de ces eaux brillantes passait à vingt toises environ de la croisée. Craintive et rêveuse, Francine s’était plu à contempler sur la surface des eaux les lignes de noirs dessins projetées par les têtes fantastiques des mélèzes et des vieux {p. 183}saules. Elle admirait naïvement l’uniformité de courbure qu’une brise légère imprimait aux jeux de leurs branchages ; et les ondulations de ces arbres dont la base restait fixe la charmaient.
Elle crut apercevoir une de leurs figures capricieuses remuer sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvemens irréguliers et spontanés dont la succession rapide ou variée trahit l’intelligence de la vie des animaux. Cette figure, toute vague qu’elle fût, semblait appartenir à un homme. Elle attribua d’abord sa vision à ces imparfaites configurations produites par la lumière incertaine de la lune mêlée aux feuillages bruns des sapins, mais bientôt une autre tête passa et d’autres têtes se montrèrent dans le lointain. Les petits arbustes de la berge se courbaient pour se relever avec violence, et Francine vit cette longue haie remuer insensiblement {p. 184}comme une tortue. Cette rive tourmentée ressemblait par sa sourde et lente commotion à un de ces grands serpens indiens aux formes fabuleuses : çà et là, à travers les genêts et les hautes épines, des points lumineux, comme ceux des cuirasses diaprées de ces reptiles, inquiétèrent les yeux de la campagnarde défiante.
L’horreur la rendit muette ; elle avança la tête et crut reconnaître la première des figures noires qui marchaient au sein de ce mouvant rivage. Telles indistinctes que fussent les formes, le battement de son cœur lui persuada que c’était Marche-à-terre. Un geste l’éclaira. Impatiente de savoir si cette marche mystérieuse ne cachait pas quelque perfidie, elle venait de s’élancer vers la cour.
Arrivée au milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour les deux corps de logis et les deux berges sans découvrir {p. 185}dans celle qui faisait face à l’aile inhabitée aucune trace de l’émotion intestine dont elle était effrayée. Elle prêta une oreille attentive : bientôt un léger bruissement plus fort que les battemens précipités de son cœur se fit entendre ; il était semblable à celui que produisent les pas d’une bête fauve dans le silence nocturne des forêts. Elle tressaillit, mais ne trembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité lui souffla bien vite une ruse. Elle aperçut la calèche et courut s’y blottir, ne levant sa petite tête qu’avec la précaution du lièvre aux oreilles duquel résonne le bruit d’une chasse lointaine. Elle vit Pille-miche sortir de l’écurie ; il était accompagné de deux paysans ; tous trois portaient des bottes de paille qu’ils étalèrent de manière à former une longue et vaste litière, devant le corps de bâtiment inhabité parallèle à cette berge dangereuse bordée de ronces et d’arbres nains, {p. 186}où la silencieuse adresse avec laquelle les hommes marchaient sur les bords d’un précipice trahissait les apprêts de quelque stratagême horrible.
– Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient dormir là… Assez, Pille-miche, assez !… dit une voix rauque et sourde que Francine reconnut.
– N’y dormiront-ils pas ?… reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche ?… ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.
– Eh ben ! il se fâchera !… répondit Marche-à-terre. – Voilà une voiture qu’il faut rentrer à nous deux !
Pille-miche traîna la calèche par le timon, et Marche-à-terre la poussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine se trouva dans une grange immense et sur le point d’y rester enfermée avant {p. 187}d’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation.
Pille-miche sortit pour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre, quittant la roue, passait le long de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il se sentit arrêté. Une petite main blanche avait saisi les longs crins de la peau de chèvre. Il reconnut des yeux dont la douce flamme exerçait une puissance magnétique sur lui. Il resta un moment comme charmé.
Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée :
– Pierre !… quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin à cette dame et à son fils ? – Que fait-on ici ? Pourquoi te caches-tu ? – Je veux le savoir.
{p. 188}Ces mots donnèrent au visage du chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. Il amena son innocente maîtresse sur le seuil ; et, la tournant vers la lueur blanchissante de la lune, il lui répondit en la regardant avec des yeux semblables à des prunelles sauvages :
– Oui, par ma damnation ! Francine, je te le dirai… Mais quand tu m’auras juré sur ce chapelet-là il tira un vieux chapelet de son sein – sur cette relique que tu connais, de me répondre vérité à une seule demande.
Francine regarda ce chapelet qui, sans doute, était un gage de leur amour, car elle rougit.
– C’est là-dessus, reprit le chouan tout ému, que tu as juré…
Il n’acheva pas, la paysanne appliqua sa main sur les lèvres de son {p. 189}sauvage amant pour lui imposer silence.
– Ai-je donc besoin de jurer ?
Il la prit doucement par la main ; et, la contemplant à son aise un instant :
– La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement mademoiselle de Verneuil ?…
Francine demeura les bras pendans, les paupières baissées, la tête inclinée, pâle, interdite.
– C’est une cat… reprit Marche-à-terre d’une voix terrible.
À ce mot la jolie main lui couvrit encore les lèvres ; mais cette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sa nature : les sourcils du chouan étaient violemment serrés, ses lèvres contractées ; et, montrant les dents comme un chien qui défend son maître, il semblait écumer.
{p. 190}– Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier !… Pourquoi t’ai-je abandonnée ! Vous venez pour nous trahir !… livrer le Gars !… Ces phrases furent plutôt des rugissemens que des paroles.
Francine tremblait comme les feuilles mobiles du bouleau sous l’effort d’une brise ; mais, à ce dernier reproche, elle affronta ce visage sanguinaire, et, levant sur lui des yeux angéliques, elle répondit tranquillement :
– Je gage mon salut que cela est faux !… ce sont des idées de la dame !
À son tour il baissa la tête. Elle lui prit la main, et, le tournant vers elle par un mouvement mignon, elle lui dit d’une voix caressante :
– Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça ?… Écoute, je ne sais pas comment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entends rien ; {p. 191}mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselle est une demoiselle pieuse et ma bienfaitrice – elle est la tienne. Nous sommes comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien de mal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins. Jure-le-moi donc ! Ici je n’ai confiance qu’en toi !
– Je ne commande pas ici ! répondit le chouan d’un ton chagrin. – Son visage devint sombre.
Elle lui prit, pour l’égayer, ses grosses oreilles pendantes, et les lui tordit doucement, comme si elle caressait un chat.
– Eh bien ! promets-moi, reprit-elle en le voyant moins sévère, d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as ?…
Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et fit frémir la pâle Bretonne.
{p. 192}En ce moment critique, l’escorte était parvenue à la chaussée : les pas des soldats et le bruit de leurs armes qui réveillèrent les échos de la cour, parurent mettre un terme à l’indécision de Marche-à-terre.
– Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux la faire rester dans la maison, et… ajouta-t-il, quoi qu’il puisse arriver, restes-y avec elle et garde le silence le plus profond.
– Je te le promets… répondit-elle dans son effroi.
– Eh bien ! rentre – rentre à l’instant et cache ton émotion même à ta maîtresse…
– Oui !
Elle serra la large main du chouan qui la regarda, d’un air paternel, courir avec la légèreté d’un oiseau vers le {p. 193}perron. Alors Marche-à-terre se coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers la coulisse au moment où se lève le rideau tragique.
Chapitre XIV §
– Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritable souricière ?
– Je le vois bien ! répondit le capitaine soucieux.
Les deux officiers s’empressèrent de {p. 195}placer des sentinelles pour s’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent des regards de défiance sur les berges et les alentours du paysage.
– Bah ! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-là en toute confiance ou ne pas y entrer.
– Entrons, répondit Gérard.
Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, se hâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrent un petit front de bandière devant la litière de paille au milieu de laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent en groupes auxquels deux paysans distribuèrent du beurre et du pain de seigle.
Le marquis vint au-devant de Merle et de Gérard et les emmena au salon.
Quand Gérard eut monté le perron, et qu’il regarda les coins des deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leurs {p. 196}branches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.
– Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins, entendez-vous, et vous placerez une sentinelle devant votre front de bandière…
– Nous pouvons allumer notre feu avant de nous mettre en chasse, mon lieutenant ? dit La-clef-des-cœurs.
Gérard inclina la tête.
– Tu vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied ; le lieutenant a raison ! – si Hulot nous commandait, il ne se serait jamais acculé ici ! Nous sommes là comme dans une marmite.
– Es-tu bête ! répondit La-clef-des-cœurs, comment ! toi, le roi des malins, tu ne devines pas que ceci est le château de l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini des capitaines !… Il l’épousera, cela {p. 197}est clair comme une baïonnette bien fourbie ; – ça fera honneur à la demi-brigade, une femme comme ça !…
– C’est vrai, reprit Beau-pied ; tu peux encore ajouter que voilà de bon cidre ; mais je ne le bois pas avec plaisir devant ces chiennes de haies-là ! Il me semble toujours voir dégringoler Larose et Vieux-chapeau dans le fossé de la Pélerine. – Je me souviendrai toute ma vie de la queue de ce pauvre Larose, – elle allait comme un marteau de grande porte !…
– Beau-pied, mon ami, tu as trop d’émagination pour un soldat ; tu devrais faire des chansons à l’institut national.
– Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en as guère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul !…
Le rire de la troupe mit fin à la discussion, car La-clef-des-cœurs ne trouva {p. 198}rien dans sa giberne pour riposter à son antagoniste.
– Viens-tu faire ta ronde ?… Je vais prendre à droite, moi !… lui dit Beau-pied.
– Eh bien ! je prendrai la gauche, répondit son camarade ; mais avant je veux boire un verre de cidre, mon gosier s’est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beau chapeau de Hulot.
Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d’aller explorer était précisément la berge dangereuse observée par Francine.
En entrant dans le salon et en saluant la compagnie, Merlejeta un regard pénétrant sur les hommes qui la
composaient. Le soupçon revenant avec plus de force dans son ame, il alla tout-à-coup vers mademoiselle de Verneuil et lui dit à voix basse :
{p. 199}– Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous ne sommes pas en sûreté ici.
Elle se mit à rire.
– Craindriez-vous quelque chose chez moi ?… demanda-t-elle.
Merle, tout confus, vint rassurer Gérard.
À ce moment la compagnie passa dans la salle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives à un convive assez important qui se faisait attendre.
Mademoiselle de Verneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours au commencement d’un repas, donner quelque attention à cette réunion curieuse dans les circonstances présentes et dont elle avait été en quelque sorte la cause. Un fait la surprit soudain : les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par le caractère imposant de leur {p. 200}physionomie. Leurs longs cheveux tirés des tempes et sur le front, pour se réunir en une queue énorme derrière le cou, dessinaient sur leurs visages ces triangles qui donnent tant de candeur et de noblesse à de jeunes têtes. Ces uniformes bleus râpés, ces paremens rouges usés, tout, jusqu’à ces épaulettes rejetées en arrière par les marches et qui accusaient, même chez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deux militaires des hommes dont ils étaient entourés.
– Oh ! l à est la nation, la liberté !… se dit-elle. Elle jeta un regard sur les royalistes : – et là est un homme, un roi, des priviléges.
Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle, tant elle répondait complètement aux idées qu’on peut avoir de ces soldats français, sifflant un air au milieu des balles et n’oubliant pas le lazzi {p. 201}sur un camarade qui tombe mal. Celle de Gérard imposait : grave et plein de sang-froid, il manifestait en tout une de ces ames vraiment républicaines qui se rencontrèrent en foule à cette grande époque et peuplèrent les armées où tant de dévouemens noblement obscurs imprimèrent une énergie inconnue à ces grands rassemblemens patriotiques.
– Voilà encore un de mes hommes à triple existence ! se dit mademoiselle de Verneuil ; du présent qu’ils dominent, ils ruinent les créations du passé et bâtissent l’avenir…
Cette pensée l’attrista parce qu’elle ne se rapportait pas à son amant ; elle se tourna pour se venger de la république qu’elle haïssait déjà par une autre admiration.
En voyant le marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez {p. 202}fanatiques, assez calculateurs de l’avenir, pour attaquer une république victorieuse au profit d’une monarchie morte, d’une religion détruite, de princes errans, de priviléges expirés :
– Celui-ci, se dit-elle, partage la triple existence de l’autre : accroupi sur des ruines, il veut faire du passé l’avenir.
Alors son esprit nourri d’images hésitait entre la poésie des ruines et la poésie des printemps. Sa conscience lui criait bien que l’un se battait pour un homme, l’autre pour un pays ; mais l’amour lui persuadait que le bonheur du pays dépendait du système défendu par son amant.
En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, le marquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu qui, tout étonné, était prêt à parler. Dérobant son geste aux officiers, {p. 203}le Gars lui fit signe de se taire et il prit place au festin.
À mesure que les deux officiers républicains analysèrent les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu’ils conçurent d’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur prudence. Alors ils redoublèrent d’attention et découvrirent de plaisans contrastes entre les manières des convives et leurs discours : autant leur républicanisme était exagéré, autant les façons de certains d’entre eux étaient aristocratiques. Quelques coups-d’œil surpris entre les initiés et le marquis ; des mots à double sens imprudemment prononcés ; la ceinture de barbe dont les cous de quelques convives étaient garnis, convainquirent les deux officiers de leur danger. La vérité entra dans l’ame des deux amis en {p. 204}même temps. Ils se révélèrent leurs communes pensées par un regard, car madame du Gua les ayant séparés, ils étaient réduits au langage muet de leurs yeux. La situation commandait d’agir avec prudence ; ils épiaient un moment favorable pour s’entendre ; mais un événement imprévu précipita la crise avant qu’ils pussent en connaître toute la gravité.
Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base comme de hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, semblent déplacer beaucoup d’air et croient qu’il faut plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, celui-là avait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer parti ; et, tout en s’agenouillant devant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de ces gentilshommes qui, après avoir fini leur {p. 205}éducation à la cour, reviennent dans leurs terres, et au bout de vingt ans ne veulent pas croire qu’ils s’y sont rouillés. Ils manquent de tact avec un aplomb imperturbable, disent spirituellement une sottise, se défient avec adresse du bien et prennent d’incroyables peines pour donner dans un piége.
Lorsqu’il eut, par une certaine habileté de dents, remis son assiette au niveau des autres, il leva les yeux sur la compagnie : son étonnement redoubla en examinant les deux officiers, et il interrogea d’un regard madame du Gua qui, pour toute réponse, lui montra mademoiselle de Verneuil. En voyant la sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentimens excités par madame du Gua dans l’ame des convives, le gros inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinens et moqueurs qui semblent contenir toute {p. 206}une histoire graveleuse. Il se pencha à l’oreille de son voisin, auquel il dit deux ou trois mots. Ces mots, qui restèrent un secret pour les officiers et mademoiselle de Verneuil, volèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœur de celui qu’ils devaient frapper à mort.
Les chefs des Vendéens et des chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité cruelle ; madame du Gua, ivre de joie, passait des yeux du marquis à ceux de mademoiselle de Verneuil étonnée, en lui lançant des éclairs sombres comme la mort ; les officiers inquiets se consultaient en attendant le résultat de cette scène bizarre ; les fourchettes demeurèrent dans toutes les mains, le silence régna ; tous les regards étaient concentrés sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin qui prit une teinte de {p. 207}cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui sembla couverte d’un crêpe :
– Mort de mon ame ! comte, cela est-il vrai ?…
– Sur mon honneur !… répondit le comte en s’inclinant avec gravité.
Le marquis baissa les yeux un moment. Il les releva bientôt pour les reporter sur mademoiselle de Verneuil. Attentive à ce débat, elle recueillit ce regard – c’était la mort.
– Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger sur l’heure !
Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvres. Elle sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont on vient dissiper le désespoir. Un mépris général pour 7 mademposemme de Verneuil, peint sur toutes les {p. 208} figures, mit le comble à l’indignation des deux républicains. Ils se levèrent.
– Que désirez-vous, citoyens ?… demanda madame du Gua.
– Nos épées, citoyenne, répondit ironiquement Gérard.
– C’est la femme d’un militaire, dit en riant le capitaine, et il ne faut jamais la laisser seule chez les infidèles !… Elles sont au salon.
– Vous n’en avez pas besoin pour manger ?… dit le marquis froidement.
– Non, mais pour combattre !… répondit Gérard en reparaissant ; nous nous verrons ici de plus près qu’à la Pélerine.
L’assemblée resta stupéfaite.
À ce moment une horrible décharge interrompit le silence qui régnait. Les deux officiers s’élancèrent sur le perron ; ils y furent suivis du marquis. Là ils virent une {p. 209}centaine de chouans ajuster, comme s’ils tiraient des lapins, les derniers soldats qui survivaient à leur première décharge et les faire tomber. Les chouans sortaient de cette rive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie ; et, dans cette évolution, après ce dernier coup, on entendit, à travers les cris et les soupirs des mourans, tomber quelques chouans dans les eaux où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre.
Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle en respect.
– Capitaine, dit froidement le marquis à Merle, les hommes comme les nèfles mûrissent sur la paille !
Il lui montra d’un geste de main l’escorte entière des bleus couchée sur la litière ensanglantée où les chouans achevaient les vivans et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité.
{p. 210}– J’avais bien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à la Pélerine ! ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera lourde de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous ?
M. de Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage. Son ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cette exécution militaire qu’il n’avait pas ordonnée, répondaient à tous les vœux secrets de son cœur : dans sa fureur, il aurait voulu anéantir la France. Les bleus égorgés, les deux officiers vivans, tous innocens du crime dont il demandait vengeance, étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur au désespoir.
– J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous !… dit Gérard.
Puis, contemplant ses soldats nus et sanglans, il s’écria :
{p. 211}– Les avoir assassinés lâchement, froidement !…
– Comme Louis XVI, Monsieur !… répondit vivement le marquis.
– Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d’un roi des mystères que ni vous ni moi ne comprendrons jamais.
– Accuser le roi ! s’écria le marquis hors de lui.
– Combattre la France ! répondit Gérard d’un ton de mépris.
– Régicide !
– Parricide !
– Eh bien ! vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer ! s’écria gaiement Merle.
– C’est vrai, dit froidement Gérard.
Il se retourna vers le marquis : – Monsieur, si votre intention est de nous {p. 212} donner la mort, fusillez-nous sur-le-champ !
– Te voilà bien ! reprit le capitaine, toujours pressé dans ta marche !… mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne déjeune pas le lendemain, on soupe !…
Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers la muraille. Pille-miche l’ajusta en regardant le marquis immobile. Le chouan, prenant le silence de son chef pour un ordre, tua le lieutenant. Il tomba comme un arbre. Marche-à-terre courut pour partager cette dépouille avec Pille-miche ; et, semblables à deux corbeaux, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavre encore chaud.
– Si vous voulez achever votre souper, capitaine ? dit le marquis à Merle, – vous êtes libre de venir avec moi…
Le capitaine essuyait une larme.
– Heureusement que je vais te suivre, mon pauvre camarade, dit-il ; je veux {p. 213}boire une rasade à ta san… – Que je suis bête, il est mort !
Il rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix basse, comme s’il s’adressait un reproche :
– C’est cette diablesse de fille qui est cause de ça ! Que dira Hulot ?…
– Cette fille !… s’écria le marquis d’un ton sourd. – Est-ce donc une fille ?…
Le capitaine semblait avoir ordonné la mort du marquis. Ce dernier, pâle, défait, morne, suivait d’un pas chancelant le républicain.
Pendant que cette scène avait lieu, il se passait dans la salle à manger une autre scène à laquelle l’absence du marquis laissa prendre un caractère tellement sinistre, que mademoiselle de Verneuil, ne voyant plus son protecteur, put croire à l’arrêt de mort que les yeux de sa rivale lui lançaient.
{p. 214}Au bruit de la décharge, tous les convives s’étaient levés, moins madame du Gua.
– Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien : – nos gens tuent les bleus !
Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva.
– Mademoiselle que voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une rage sourde, venait nous enlever le Gars ! – Elle venait essayer de le livrer à la République !…
– Je l’aurais pu livrer vingt fois pour une depuis ce matin, et je lui ai peut-être sauvé la vie !… répondit avec noblesse mademoiselle de Verneuil.
Alors madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité de l’éclair. Elle brisa, dans son emportement aveugle, les faibles brandebourgs du spencer de la jeune fille, surprise par cette soudaine irruption. Ses mains hardies et brutales {p. 215}violèrent l’asile sacré où la lettre était cachée : elle déchira l’étoffe, la broderie du corset, la chemise ; et, profitant de cette recherche pour assouvir sa jalousie, elle frappa avec tant d’adresse et de fureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y laissa les traces sanglantes de ses ongles, éprouvant un sombre plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution.
Dans la faible lutte que mademoiselle de Verneuil opposait à sa rivale furieuse, sa capote dénouée tomba :ses cheveux, rompant leurs liens, s’échappèrent en boucles ondoyantes ; son visage rayonna de pudeur ; deux larmes tracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues ; elles rendirent le feu de ses yeux plus puissant ;le tressaillement de la honte la livra toute frémissante aux regards. Des juges même endurcis auraient {p. 216}cru à son innocence en voyant sa douleur.
La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pas qu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s’écriait :
– Voyez, Messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature ?…
– Pas si horrible, dit tout bas le gros convive, auteur du désastre. J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi !…
– Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre contresigné Dubois-Crancé, Fouché et Laplace.
À ces noms, quelques convives levèrent la tête.
– Et en voici la teneur !… continua madame du Gua :
Les commandans militaires de tous grades, les administrateurs de district, {p. 217} les procureurs-syndics, etc., des départemens insurgés, et particulièrement ceux des localités où se trouvera le ci-devant marquis de Montauran, chef des chouans nommé le Gars, devront prêter secours et assistance à mademoiselle Marie de Verneuil et se conformer aux ordres qu’elle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne.
– Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller de cette infamie !… ajouta madame du Gua.
Un mouvement d’horreur se manifesta dans l’assemblée.
– La partie n’est pas égale si la république emploie d’aussi jolies femmes contre nous !… dit gaiement le jeune chevalier de Renty.
– Surtout des samaritaines qui ne {p. 218}mettent rien au jeu ! répliqua madame du Gua.
– Mademoiselle a un domaine qui doit lui rapporter une grosse rente ! dit le garde-chasse.
– La république aime donc bien à rire, qu’elle nous envoie des filles de joie en ambassade ! s’écria l’abbé Gudin.
– Mais Mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs qui tuent, reprit madame du Gua avec une horrible expression qui indiquait le terme de ces plaisanteries.
– Comment donc vivez-vous encore, Madame ?… dit la victime en se relevant, après avoir réparé le désordre de sa toilette.
Cette fierté imprima une sorte de respect et imposa silence à l’assemblée où madame du Gua recueilli tsur les lèvres des chouans une ample moisson de {p. 219}sourires dont l’ironie la mit en fureur.
– Pille-miche, dit-elle en se tournant vers la porte où elle n’aperçut pas, dans son délire, le marquis et le capitaine immobiles spectateurs de cette scène ; Pille-Miche, emporte-la ! – Elle lui désigna du doigt la victime. – C’est ma part du butin, je te la donne… fais-en tout ce que tu voudras !
À ce mot – tout – prononcé par cette femme, l’assemblée entière frissonna.
Les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche qui se montrèrent à la porte derrière le marquis achevaient le tableau. Le supplice apparaissait dans toute son horreur.
Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, recouvrant dans son danger une incroyable présence d’esprit, jeta sur {p. 220}l’assemblée un regard de mépris, se saisit de la lettre que tenait madame du Gua, et levant la tête, l’œil sec et brillant, elle se tourna vers la porte où l’épée de Merle était restée ; mais là elle rencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixes et fermes. Là elle fut blessée dans son cœur. L’amour s’enfuit. La vie lui devint odieuse. Il avait entendu les plaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait le témoin glacé de la prostitution qu’elle endura lorsque les beautés réservées à l’amour essuyèrent tous les regards !… Oh ! elle lui aurait pardonné son mépris, mais non le crime d’avoir été vue ainsi par lui dans l’infamie. Elle amassa dans le regard stupide qu’elle lui lança tous les venins de la haine. Elle sentit naître d’effroyables désirs de vengeance ; mais voyant la mort derrière elle, son {p. 221}impuissance l’étouffa. Il s’éleva en elle comme un tourbillon de folie : son sang bouillonnant lui fit voir le monde comme un incendie ; elle saisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui passa entre le bras et le corps, l’enfonça là jusqu’à la garde ; mais il posa une main sur cette jolie main furieuse, l’arrêta par le poignet ; et, aidé par Pille-miche, il entraîna cette créature égarée hors de la salle.
Ce chouan s’était jeté sur mademoiselle de Verneuil au moment où elle essaya vainement de tuer le marquis, et il la tenait par un bras.
A ce spectacle Francine jeta des cris perçans.
– Pierre ! Pierre ! Pierre !… s’écria-t-elle avec des accens lamentables ; et, tout en criant, elle suivit sa maîtresse.
Le marquis, laissant le capitaine et l’assemblée stupéfaits, ferma la porte de la {p. 222}salle. Quand il arriva sur le perron, il tenait d’une main le poignet de cette femme et la serrait par un mouvement convulsif, tandis que Pille-miche, gardant l’autre bras dans sa main, chassait de ses doigts nerveux une douce peau blanche de manière à se mettre en contact avec des os délicats comme ceux d’un jeune poulet. Mademoiselle de Verneuil, ne sentant que les doigts brûlans du marquis, le regarda froidement et lui dit :
– Monsieur, vous me faites mal !
Il la contempla un moment pendant lequel elle continua ainsi :
– Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cette femme ?
Puis, frissonnant à l’aspect des cadavres qu’elle aperçut étendus sur la paille, elle s’écria :
– La foi d’un gentilhomme !… ah ! ah ! ah !…
{p. 223} Elle rit affreusement et ajouta : – Quelle belle journée !…
– Oui, belle !… répéta-t-il, mais sans lendemain !
Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoir contemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créature à laquelle il essayait encore de supposer l’innocence. Alors, aucun de ces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme ; mais les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna vivement, laissant à Pille-miche sa victime.
– Je mourrai donc sans regret ! dit-elle.
Pille-miche l’entraîna avec une douceur respectueuse : il paraissait embarrassé d’une si belle proie.
Le marquis, poussant un sourire, {p. 224}rentra dans la salle. Il offrit à ses hôtes un visage semblable à celui d’un mort dont aucune main charitable n’aurait fermé les yeux.
Chapitre XV §
La présence du capitaine Merle avait singulièrement surpris les spectateurs de cette tragédie. Ce personnage censé mort, qui se relevait tout-à-coup de dessus le théâtre, était inexplicable ; et, {p. 2}s’interrogeant mutuellement de l’œil, tous les convives le contemplèrent d’un regard étonné.
Le capitaine, en homme qu’on ne prenait jamais sans vert, sourit tristement et leur dit :
– Je ne crois pas, Messieurs, que vous empêchiez un homme qui se met en route de prendre un verre de vin. C’est une des conditions de ma capitulation.
À ces mots prononcés avec cette étourderie française qui devait plaire aux Vendéens, chacun se rassit. C’était à ce moment que le général de Montauran avait reparu.
La figure blanche, le regard terne et immobile du marquis, glacèrent les convives d’effroi. Le silence régna.
– Vous allez voir, s’écria le capitaine, que c’est le mort qui va mettre les vivans en train.
– Ah ! ah ! dit le marquis en laissant {p. 3}échapper le geste d’un homme qui s’éveille, vous voilà, mon conseil de guerre !
Et il lui tendit une bouteille de vin de Graves 8, comme pour lui verser à boire.
– Oh ! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir, voyez-vous !…
À cette saillie, madame du Gua sourit et dit aux convives :
– Allons, épargnons-lui le dessert !…
– Ce n’est pas de cette heure seulement que je vois que vous êtes cruelle dans vos vengeances, Madame, répondit le capitaine ; vous oubliez que vous avez assassiné mon ami ! – Il m’attend et je ne manque pas à mes rendez-vous !…
– Capitaine, dit alors le marquis, vous êtes libre ! – Et il lui jet son gant. – Tenez, voilà un passe-port ; les Chasseurs du Roi savent bien qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.
{p. 4}– Va pour la vie ! répondit Merle, mais vous avez tort ; car je vous réponds de jouer serré avec vous, et je ne vous ferai pas de grâce. – Vous pouvez être habile, vous ne valez pas Gérard, et, si je vous tue, votre tête ne me paiera jamais la sienne !
– Il était donc bien pressé ?… reprit le marquis.
– Adieu ! dit le capitaine ; je pouvais trinquer avec mes bourreaux ; mais je ne reste pas avec les assassins de Gérard.
Il disparut, léger comme l’air, laissant les convives étonnés.
– Eh bien ! Messieurs, que dites-vous des échevins, des chirurgiens et des avocats qui dirigent la république ! demanda froidement le Gars.
– Par la mort-dieu ! marquis, répondit le gros convive, ils sont en tout cas {p. 5} bien mal élevés, car je crois que celui-ci nous a fait une impertinence.
La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créature si dédaignée, si humiliée, qui succombait peut-être en ce moment, lui avait offert dans cette scène des beautés difficiles à oublier, et en sortant il se disait :
– Ce n’est pas là une fille ordinaire, et j’en ferais bien ma femme…
Il désespérait si peu de la sauver des mains de ces sauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve, avait été de la ramener avec lui. Malheureusement, en arrivant sur le perron, il trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour de lui, écouta le silence et n’entendit rien que les rires bruyans et lointains des chouans qui, dans le jardin, buvaient en partageant le butin. Il se hasarda à tourner l’aile fatale devant laquelle ses {p. 6}soldats avaient été fusillés : à la faible lueur de la nuit, il aperçut le groupe des Chasseurs du Roi.
Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s’y trouvaient. À ce moment il se sentit tiré par le pan de son uniforme, se retourna, vit Francine à genoux et suppliante.
– Où est-elle ? demanda-t-il.
– Je ne sais pas, Pierre m’a ordonnée de ne pas m’en mêler. – Il m’a chassée…
– Par où sont-ils allés ?
– Par là ! Elle montra la chaussée.
Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de la lune, et, parmi ces ombres indistinctes, ils en reconnurent une qui leur fit battre le cœur.
L’infortunée paraissait être debout, {p. 7}immobile… Elle était au milieu de ces figures dont les mouvemens accusaient un débat.
– Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine ; c’est égal, marchons !…
– Vous allez vous faire tuer !…
– Je l’ai déjà été une fois aujourd’hui ! dit-il gaiement.
Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrière lequel la scène se passait. Mais, au milieu de la route, Francine s’arrêta.
– Non, je n’irai pas plus loin. – Pierre m’a dit de ne pas m’en mêler – et je le connais, nous allons tout gâter. – Faites ce que vous voudrez, monsieur l’officier, mais éloignez-vous de moi ; si Pierre vous voyait auprès de moi, il vous tuerait.
À ce moment Pille-miche, se montrant hors du portail, appela le postillon resté {p. 8}dans l’écurie. En apercevant le capitaine il s’écria :
– Sainte Vierge d’Auray, le recteur d’Antrain avait bien raison de nous dire que les bleus signent des pactes avec le diable !… Attends, attends, je m’en vais te faire ressusciter, moi !…
Et il dirigea son fusil de chasse sur le capitaine.
– Hé ! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé, voici le gant de ton chef !
– Oui, voilà bien les esprits !… reprit le chouan ; je ne te la donne pas, moi, la vie !… Ave Maria !
Il tira. Le coup de feu atteignit le capitaine à la tête. Il tomba. Quand Francine s’approcha de lui, elle lui entendit murmurer ces dernières paroles :
– J’aime encore mieux rester avec eux que de revenir sans eux !…
{p. 9}Le chouan s’élança sur lui pour le dépouiller en disant :
– Il y a cela de bon dans ces revenans, qu’ils ressuscitent avec leurs habits.
En voyant dans la main du capitaine qui avait fait le geste de montrer le gant du Gars, cette sauve-garde sacrée, il resta stupéfait.
– Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de ma mère ! s’écria-t-il.
Il disparut avec la rapidité d’un oiseau.
Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est nécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, en proie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant à Pille-miche. Francine avait saisi, par un mouvement convulsif, le bras de Marche-à-terre, et, les yeux pleins de larmes, muette {p. 10} d’horreur, elle réclama sa promesse. Ils étaient sur le perron. À quelques pas d’eux Pille-miche entraînait sa victime comme s’il eût tiré après lui un fardeau grossier. Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers le lac ; mais, retenue par un poignet d’acier, elle était forcée de suivre lentement le chouan. Il se retourna plusieurs fois pour la regarder ou presser sa marche, et chaque fois une pensée joviale dessina sur sa figure un épouvantable rire.
– Est-elle godaine ! s’écria-t-il avec emphase.
Ces mots parvinrent à l’oreille de Francine. Une terreur nouvelle lui rendit la parole.
– Pierre ?
– Francine ?
– Il va la tuer.
{p. 11}Marche-à-terre sourit tristement : – Pas encore, dit-il.
– Ah ! j’en mourrai de chagrin.
– Comme tu l’aimes ! s’écria le chouan en lui lançant un regard sombre.
– Si nous sommes riches et heureux un jour, n’est-ce pas à elle que nous le devrons ?
– Je vais essayer de la sauver, mais laisse-moi et ne me suis pas.
Sur-le-champ, le bras de Marche-à-terre resta libre. Francine, en proie à la plus horrible inquiétude, erra dans la cour.
Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier, après être entré dans la grange, avait contraint sa victime à monter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnon pour sortir la calèche.
{p. 12}– Que veux-tu faire de tout cela ? lui demanda Marche-à-terre.
– Ben ! Elle m’a donné la femme, tout ce qui est à elle est à mé.
– Bon pour la calèche, tu en tireras quelque chose, mais la femme elle te sautera au visage comme un chat.
Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit : – Je l’emporte itou chez mé!
– Eh bien, attelons les chevaux ! dit Marche-à-terre.
Quelques minutes après, ils menèrent la calèche hors du portail sur la chaussée ; et Pille-miche, montant sur un des chevaux, allait partir sans s’apercevoir que mademoiselle de Verneuil se préparait à se précipiter dans l’étang.
– Ho ! Pille-miche !
– Quoi ?
{p. 13}– Je t’achète tout ton butin.
– Gausses tu ? demanda le chouan en descendant de cheval.
– Laisse-la moi voir, je te dirai un prix.
L’infortunée fut contrainte de sortir de la calèche et demeura entre les deux chouans qui la tenaient chacun par une main, en la contemplant comme les deux vieillards regardèrent Suzanne dans son bain.
– Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu deux cents livres de bonne rente censive et la maison de Thomas à Ernée ?
– Ben vrai !
– Tope ! lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.
– Oh ! je tope, il y a de quoi avoir des femmes avec ça ! – mais la voiture, à qui {p. 14}sera-t-elle ? reprit Pille-miche en se ravisant.
– À moi ! s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible qui annonçait l’espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses compagnons.
– Mais s’il y avait de l’or dans la voiture ?
– N’as-tu pas topé ?
– Oui, j’ai topé.
– Eh bien ! va chercher le postillon qui est garrotté dans l’écurie.
– Mais s’il y avait de l’or dans…
– Y en a-t-il ? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.
– J’ai une centaine d’écus, répondit l’infortunée.
{p. 15}À ces mots les deux chouans se regardèrent.
– Eh ! mon bon ami, dit Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, boutons-la dans l’étang avec une pierre au cou, partageons les cent écus et ne nous brouillons pas pour une bleue.
– Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon de d’Orgemont ! s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causé par ce sacrifice.
Pille-miche, poussant une espèce de cri rauque, alla chercher le postillon. Sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra. En entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement à l’endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux et les mains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’un meurtre l’avait frappée.
– Va à ta maîtresse, lui dit {p. 16}brusquement le chouan, elle est sauvée, mais nous sommes ruinés.
Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec la rapidité de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps de Merle, il aperçut le gant du Gars qu’une main morte serrait convulsivement encore.
– Oh ! oh ! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là un beau coup ! – Il n’est pas sûr de vivre de ses rentes.
Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil qui était déjà placée dans la calèche avec Francine :
– Tenez, prenez ce gant ! – Si dans la route nos hommes vous attaquaient, criez : Ho ! le Gars ! – Montrez ce passeport-là, et il ne vous arrivera rien.
– Francette, dit-il en se tournant vers elle et lui saisissant fortement la main, nous sommes quittes avec cette femme-là. {p. 17}Viens avec moi et que le diable l’emporte !
– Tu veux que je l’abandonne en ce moment ?… répondit Francine d’une voix douloureuse.
Marche-à-terre se gratta l’oreille, le front ; puis, levant la tête, et armé d’une expression féroce :
– C’est juste, dit-il ; je te laisse à elle huit jours ; passé ce terme, si tu ne viens pas avec moi…
Il n’acheva pas, mais il donna un violent coup du plat de sa main sur l’embouchure de sa carabine ; et, après avoir fait le geste d’ajuster sa maîtresse, il s’échappa sans vouloir entendre de réponse.
Aussitôt que le chouan fut parti, une voix qui semblait sortir de l’étang cria sourdement :
– Madame !… madame !…
{p. 18}Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, car quelques cadavres flottans étaient arrivés jusque-là.
Un soldat caché derrière un arbre se montra, c’était Beau-pied.
– Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suis un homme mort. – Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs a voulu boire a coûté plus d’une pinte de sang !… S’il m’avait imité et fait sa ronde, les pauvres camarades ne seraient pas là comme des galiotes.
Il poussa un soupir et monta derrière la calèche.
Pendant que ces événemens se passaient au dehors, les chefs envoyés de la Vendée et ceux des chouans délibéraient, le verre à la main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquentes libations de vin de Bordeaux animaient cette discussion, qui devint {p. 19}importante et grave à la fin du repas. Au dessert, au moment où la ligne commune des opérations militaires était décidée, les royalistes portèrent une santé aux Bourbons. Là, le coup de feu de Pille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse que ces gais agitateurs allumaient dans leur patrie. Madame du Gua tressaillit ; et, au mouvement de joie qui lui échappa, les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit.
– Il l’aimait !… dit ironiquement madame du Gua. – Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Châtillon ; il sera ennuyeux comme les mouches, si on le laisse broyer du noir.
Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, et put distinguer, aux derniers rayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenue de pommiers {p. 20}avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. À cet aspect, madame du Gua furieuse quitta aussi l’assemblée.
Le marquis, appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante chouans environ qui, après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis aux républicains assassinés. Ces soldats de nouvelle espèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie, buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eaux de l’étang les cadavres des bleus auxquels ils attachaient des pierres. Ce spectacle, joint aux différens tableaux que présentaient les {p. 21} costumes et les expressions sauvages de ces gars insoucians et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pour M. de Châtillon, auquel les troupes vendéennes avaient offert quelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasion pour dire au marquis de Montauran :
– Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de semblables bêtes ?
– Pas grand’chose, n’est-ce pas ? répondit le Gars.
– Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des républicains ?
– Jamais.
– Tiendront-ils devant le feu des canons ?
– Jamais.
– Pourraient-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres ?
– Jamais.
{p. 22}– À quoi donc vous seront-ils bons ?
– À faire trembler la république ! Reprit vivement le marquis, me donner Fougères dans trois jours et la Bretagne dans six ! Allez, Monsieur, dit-il d’une voix plus douce, partez pour la Vendée ; que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Bernier marchent seulement aussi rapidement que moi ; qu’ils ne traitent pas avec le premier consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la main du jeune Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues de Paris.
– Mais la république envoie contre nous soixante mille hommes et le général Brune.
– Soixante mille hommes ! vraiment ? reprit le marquis avec un rire moqueur. Quant au général Brune, il ne viendra pas ! – Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le général {p. 23} Hédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici ! – Me comprenez-vous ?…
En l’entendant parler ainsi, M. de Châtillon regarda le marquis de Montaurand’un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. – Ils s’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable sourire aux pensées qu’ils exprimèrent des yeux :
– Monsieur de Châtillon, ma devise est : Persévérer jusqu’à la mort.
– Vous êtes jeune, marquis ; vos biens n’ont pas tous été vendus…
– Plus la victime est belle, plus belle est l’offrande.
– Vous connaissez le Roi ?
– Oui !
{p. 24}Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité d’une prompte soumission, le marquis pour combattre avec acharnement et forcer les Vendéens par les triomphes qu’il rêvait à persister dans leur entreprise.
Chapitre XVI §
Anéantie par une succession d’événemens qui excitèrent dans son ame tant d’émotions convulsives, mademoiselle de Verneuil se pencha au fond de la voiture après avoir donné au postillon l’ordre de se rendre à Fougères. Plongée {p. 26}dans un même état de stupeur, Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon, craignant quelque nouvelle aventure, communiqua si bien sa terreur aux chevaux qu’il gagna lestement la grande route et arriva en peu de temps au sommet de la Pélerine.
Mademoiselle de Verneuil traversa, par le brouillard épais et blanchâtre du matin, cette large vallée du Couësnon où notre récit a commencé. Au milieu de l’horizon vaporeux, elle entrevit, du haut de la Pélerine, le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Les trois voyageurs en étaient encore séparés d’environ deux lieues. Transie de froid, mais ignorant ses souffrances physiques sous le poids de sa douleur morale, mademoiselle de Verneuil arriva rapidement à Fougères.
Le poste placé à la porte {p. 27} Saint-Léonard, refusant l’entrée de la ville à des inconnus, Marie fut obligée d’exhiber la lettre ministérielle qui l’investissait d’une autorité si nouvelle. Bientôt elle se vit à l’abri de toute entreprise de ses ennemis en entrant dans cette place dont, pour le moment, les habitans presque tous armés étaient les seuls défenseurs. Le postillon ne lui trouva pas d’autre asile que l’auberge de la poste.
– Madame, dit Beau-pied, si vous avez jamais besoin d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie est à vous. Je suis bon là. Je me nomme Beau-pied, sergent à la 1re compagnie des lapins de Hulot, 72e demi-brigade, surnommée la Mayençaise. – Faites excuse de ma condescendance et de ma vanité, mais je ne puis vous offrir que l’ame d’un sergent : je n’ai que ça pour le quart d’heure…
{p. 28}Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.
– Plus on descend bas dans la société, dit amèrement mademoiselle de Verneuil, plus on trouve de sentimens généreux sans ostentation. – Un marquis me rend la mort pour la vie, et un sergent… Oh ! Francine, Francine !…
Lorsque, par les soins de son amie, mademoiselle de Verneuil fut couchée dans un lit bien chaud, la fidèle paysanne demanda pour récompense un mot de cette voix si douce ; mais il ne sortit de ces belles lèvres glacées qu’un son grave et profond.
– On nomme cela une journée, Francine ? – J’ai vieilli !
Le lendemain matin, à son lever, Francine lui annonça Corentin. Elle lui permit d’entrer.
– Francine, dit-elle, mon malheur {p. 29}est donc immense : la vue de Corentin ne va pas me déplaire.
Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millième fois une répugnance instinctive que dix ans de connaissance n’avaient pu adoucir.
– Eh bien ! dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Ce n’était donc pas lui que vous aviez dans vos serres ?
– Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur ; ne me parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.
Il garda le silence, se promena le long de la chambre et jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards obliques et profonds, comme pour deviner les pensées secrètes de cette jeune fille, dont la vue avait assez de portée pour déconcerter, par instant, les hommes les plus habiles.
– J’ai prévu un échec, reprit-il après {p. 30}un moment de silence, et s’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cette ville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouannerie. Voulez-vous y rester ?
Elle répondit par un signe de tête affirmatif qui lui donna lieu d’établir des conjectures, en partie vraies, sur les événemens de la veille.
– J’ai mis en réquisition pour vous une maison nationale qui n’a pas été vendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cette baraque parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard, on y jouit d’une vue ravissante. J’ai tiré parti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir ?
– À l’instant, s’écria-t-elle.
– Mais il me faut encore quelques {p. 31}heures avant d’achever d’y mettre deux choses que je sais vous plaire : l’ordre et la propreté.
– Qu’importe ? dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison, une fosse ; mais que, ce soir, je puisse reposer dans la plus profonde solitude. – Allez, laissez-moi. – Votre présence m’est insupportable. – Je veux rester seule avec Francine ; je m’entendrai mieux avec elle qu’avec moi même peut-être… Adieu.
Ces paroles, prononcées avec volubilité et dont chacune était empreinte d’un accent différent de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrent tout-à-coup une parfaite tranquillité. Le sommeil avait lentement classé les impressions de la journée précédente. Son visage était bien encore en proie à quelques expressions sombres et prophétiques ; mais elles montraient que cette {p. 32}jeune fille possédait le pouvoir d’ensevelir dans son ame les sentimens les plus exaltés, et qu’elle avait l’infernal talent de sourire avec grâce en calculant la mort de sa victime.
Elle demeura seule à contempler sa vengeance et à étudier les ressorts d’une intrigue qui pût amener entre ses mains le marquis tout vivant, comme l’araignée voit, un matin, la mouche tomber dans la toile invisible qu’elle a ourdie. Pour la première fois, elle avait vécu selon ses désirs ; et, de cette vie, il ne lui restait qu’un sentiment, celui de la vengeance, mais la vengeance infinie, complète : c’était sa pensée, son unique passion, toute sa vie. Les paroles, les sourires, les attentions de Francine la trouvèrent muette. Elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle consuma cette longue journée sans qu’un geste, une action, {p. 33}indiquassent qu’elle participât à cette vie extérieure qui rend témoignage de nos pensées, et elle resta couchée sur une ottomane factice qu’elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Le soir, elle laissa tomber négligemment ces mots, en regardant Francine :
– Mon enfant, on vit pour l’amour, mais on meurt pour se venger.
La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuil contenait assez de ressources pour satisfaire au goût qu’il connaissait à cette jeune fille pour le luxe et l’élégance. Il rassembla tout ce qu’il savait devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour sa maîtresse, ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissant qui cherche à courtiser un homme capricieux dont il aurait besoin. Il n’épargna rien, et le {p. 34}lendemain il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de s’y rendre.
Bien qu’elle ne fît que passer de son ottomane d’auberge sur un antique sopha que Corentin avait trouvé, elle prit possession de cette maison comme d’une chose qui lui appartint. Elle montra une insouciance royale pour tout ce qu’elle y trouva, sympathisa avec les moindres meubles et se les appropria si lestement, si facilement, que ces détails vulgaires ne deviennent plus indifférens à la peinture de ces caractères élevés. Il semblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cette demeure.
Elle y vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de son amour.
-( Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue… Je ne lui dois pas la vie. Ô mon {p. 35}premier, mon seul, mon dernier amour, quel sort !
Elle s’élança d’un bond sur Francine effrayée :
– Aimes-tu ? – Oh ! oui, tu aimes, je m’en souviens. – Dieu ! Que je suis heureuse d’avoir auprès de moi une femme pour me comprendre ! – Eh bien ! ma pauvre Francette, quelle effroyable créature que l’homme !… – Il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus légère des épreuves de l’amour. – Mais si le monde entier le repoussait, pour lui mon ame serait un asile ; l’univers accuserait, je l’aurais défendu. – Autrefois je voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaient qu’indifférens ; le monde était triste et non pas horrible ; mais maintenant qu’est le monde sans lui ?… Il va donc vivre sans que je sois près de lui… Non, je l’égorgerai {p. 36}plutôt moi-même dans son sommeil !
Francine épouvantée la contempla un moment en silence.
– Tuer celui qu’on aime ! dit-elle d’une voix douce.
– Oui, quand il n’aime plus !…
Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses mains, se rassit et garda le silence.
Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sans être annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle leva les yeux et frémit.
– Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis ? – Ils sont morts.
– Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de la république.
– Pour moi et par moi, reprit-elle ; – vous allez me parler de la patrie !… La patrie rend-elle la vie à ceux qui {p. 37}meurent pour elle ? les venge-t-elle seulement ?… Moi, je les vengerai ! s’écria mademoiselle de Verneuil d’une voix riche de terreur.
Alors la catastrophe dont elle avait été victime développa tout-à-coup à son imagination ses lugubres images : son ame s’enflamma d’un feu sombre ; et, un mouvement de folie animant cet être gracieux qui comptait la pudeur comme un sens et le mettait au premier rang des artifices comme des ornemens de la femme, elle marcha d’un pas saccadé vers le commandant stupéfait de sa violence.
– Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de vos échafauds une tête qui vaut des milliers de têtes. – Les femmes font rarement la guerre, mais vous pourrez, tout vieux que vous êtes, apprendre à mon école quelques stratagêmes. – Je donnerai pour {p. 38}pâture à vos baïonnettes une famille entière, des aïeux ; l’avenir, le passé, tout périra. – Autant j’ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfide et fausse. Commandant, je veux l’aimer encore !… l’amener dans mon lit… ah ! ah ! ah !… il en sortira pour marcher à la mort ; je n’aurai jamais de rivale… Il a prononcé pardieu lui-même son arrêt – un jour sans lendemain ! – Je vais pêcher aux flambeaux. Je serai moi-même le phare allumé sur le rivage pour attirer la proie du pêcheur… Ah ! ah ! ah ! Ce ne sera pas le premier poisson amorcé par une femme ! Et quel mets servi à la république ! – La république ! reprit-elle d’une voix dont il est difficile de décrire les intonations bizarres ; il mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays ! – La France me vole ma vengeance ! – Ah ! qu’une vie est peu de chose ! une mort n’expie qu’un crime ! – {p. 39}mais s’il n’a qu’une tête à donner, j’aurai une nuit pour lui faire croire qu’il perd plus d’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (elle laissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité !… qu’il ne voie que moi, moi et mes baisers, moi et mes caresses ! Après tout, son sang lavera mon péché.
Là, elle se tut ; et, à travers la pourpre de son visage, Hulot et Corentin s’aperçurent que la colère et le délire n’étouffèrent pas entièrement la pudeur. Elle frissonna violemment de ces derniers mots ; elle en écouta les sons évanouis comme si elle eût douté de les avoir prononcés, et tressaillit naïvement en faisant les gestes involontaires d’une femme à laquelle un voile échappe.
– Mais vous l’avez eu entre les mains ? dit Corentin.
{p. 40}– Est-ce que le chasseur ne vise pas ? répondit-elle.
– Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais ? reprit Hulot.
– Oh ! Alors, commandant, nous ne savions pas que ce serait lui.
Tout-à-coup cette femme agitée, qui se promenait à pas précipités en jetant des regards dévorans aux deux spectateurs de cet orage, se calma.
– Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme ; pourquoi parler ?…
Elle s’assit lentement sur le sopha et fit un geste de dédain pour bannir de sa présence ces deux hommes qu’elle avait comme honte de voir. Le type de cette scène n’est que dans les mouvemens épouvantables de l’Océan, lorsqu’après avoir menacé d’engloutir toute une ville, la mer s’apaise par un sourd, un dernier {p. 41}grondement, et ce calme effraie encore plus que la tempête.
– Quelle femme ! s’écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée ils ont eue à Paris, ces gens de police ! Mais elle ne nous le livrera jamais !… ajouta-t-il en hochant la tête.
– Oh ! si ! répliqua Corentin.
– Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime ? reprit Hulot.
– Oui, mais je suis là, dit Corentin en regardant le commandant étonné.
Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernier le suivit des yeux ; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il poussa un soupir, se disant à lui-même :
– Il y a donc quelquefois du bonheur à n’être qu’une bête comme moi ! Tonnerre ! si je rencontre le Gars, nous nous battrons corps à corps ou je ne me nomme {p. 42}pas Hulot, car si ce renard-là me l’amenait à juger, – maintenant qu’ils ont créé des conseils de guerre, – je me croirais aussi sale que la chemise d’un troupier en déroute.
Les assassinats commis par les chouans et le désir de venger ses deux amis, avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement de sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveau ministre (Berthier) lui déclarait que sa démission n’était pas acceptable dans les circonstances présentes. À la lettre ministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sans l’instruire de la nature des missions dont mademoiselle de Verneuil avait été chargée, il lui écrivait que cet incident, complètement en dehors de la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations ; et que la participation des chefs militaires se bornait à {p. 43} seconder cette entreprise, s’il y avait lieu.
Alors en apprenant par ses rapports que les mouvemens des chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fougères, Hulot avait ramené sur cette place importante, par une marche forcée et nocturne, deux bataillons de sa demi-brigade. Le danger de la patrie, la haine de l’aristocratie dont les partisans menaçaient une étendue de pays considérable, l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieux militaire le feu de la jeunesse.
– Voilà donc cette vie que je désirais ! s’écria mademoiselle de Verneuil quand elle se trouva seule avec Francine. – Telles rapides que soient les heures, elles ont des siècles de pensées ; et ma peau brûlante semble prête à se briser sous les efforts de mon ame qui se débat !
Elle versa quelques larmes ; puis, {p. 44}prenant la main de Francine, sa voix, comme celle du premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissa échapper lentement ces paroles :
– Francine, j’ai beau faire ! je vois toujours ces deux lèvres délicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux dont le feu me faisait oublier les étoiles ; j’entends encore le – hue ! – du postillon, je rêve… et pourquoi tant de haine au réveil ?
Elle poussa un long soupir. Elle se leva ; et, pour la première fois depuis qu’elle habitait cette maison, elle regarda par la fenêtre le pays rangé sous la terreur d’une guerre civile par cet homme puissant qu’elle voulait attaquer à elle seule. Elle vit un coin du paysage, et sortit espérant respirer plus à l’aise sous le ciel.
La situation de sa maison la conduisit naturellement à voir le lieu que l’on {p. 45}nomme à Fougères la Promenade. Elle y vint amenée par ce maléfice de notre ame qui nous fait chercher des espérances dans l’absurde. Les pensées conçues sous l’empire de ce charme se réalisent souvent. Alors on les attribue aux suggestions de cette puissance appelée le pressentiment, pouvoir inexpliqué mais réel, que les passions trouvent toujours prêt à les servir, comme un flatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.
Chapitre XVII §
La situation de la ville de Fougères est féconde en beautés sans gloire, parce qu’elles ont le malheur d’être en France. C’est un nouveau malheur d’avoir à les peindre ; mais pour laisser aux derniers {p. 47}événemens de cette histoire tout l’intérêt qu’ils portent avec eux et les rendre palpables, il est nécessaire de confier au souvenir le soin de présenter à l’imagination les tableaux des paysages pittoresques au sein desquels cette aventure vint se dénouer.
La roche de schiste sur laquelle la ville de Fougères est bâtie se détache de la grande ceinture de montagnes qui forme le bassin de Couësnon, de manière à décrire une gorge où sept à huit petites vallées dues aux caprices des croupes de quelques rochers, étalent les magnificences d’un paysage d’imagination.
Une moitié de la ville jouit, par suite de sa position, de l’immense et large vue qui se déploie au sommet de la Pélerine ; et la partie qui occupe le revers occidental du rocher possède le ravissant aspect de cette gorge où se jouent les riches {p. 48}anfractuosités des petites vallées. Mais il est un point unique d’où l’œil peut embrasser à la fois une portion de la vallée du Couësnon et ces vallons cachés, comme un trésor, entre la ville et les montagnes d’enceinte. Cette place est la promenade où mademoiselle de Verneuil devait nécessairement arriver.
L’église de Saint-Léonard, auprès de laquelle sa maison était située, occupe le sommet du rocher de Fougères. L’art et le temps ont pratiqué autour de cet édifice gothique une esplanade irrégulière, large d’une quarantaine de pieds vers le sud-est et de trente à l’entrée méridionale de l’église. Cette portion de l’esplanade est presque circulaire, et, à ces deux expositions, un mur d’appui sert de balustrade. Le côté du nord tient à la ville dont les premières maisons, vielles comme Hérode et bâties en bois, {p. 49}présentent un front aussi respectable que ceux formés par ces honorables matrones disposées en tapisserie un jour de bal. Cette rangée de maisons, parallèle au flanc septentrional de l’église, figure une espèce d’impasse terminée par une tour carrée à laquelle vient aboutir l’esplanade. Cette tour carrée, d’où la vue s’étend sur les petites vallées, se nomme la tour du Papegaut : c’était sur son couronnement que la maison habitée par mademoiselle de Verneuil avait été bâtie.
Après avoir fait le tour de l’esplanade, mademoiselle de Verneuil descendit par la rue en pente qui mène à la porte Saint-Léonard, afin d’entrer dans la promenade qu’elle avait aperçue à vingt pieds au-dessous d’elle, car la vue immense dont elle jouissait du haut de la plate-forme était interceptée à l’est par {p. 50}l’hôtel de la ville de Fougères. Cette promenade, plantée d’arbres, tourne en effet à cette profondeur autour du rocher comme une large galerie, et son terrain, dû à l’artifice autant qu’à une primitive disposition des schistes, est soutenu d’un mur épais servant de fortification, mais qui cesse à un endroit du rocher dont la pente est tellement rapide et taillée à pic par la nature, qu’il offre une muraille plus solide que celle de l’homme.
Cette partie dangereuse du roc continue, par sa masse indestructible, le mur de fortification jusqu’à la tour du Papegaut en décrivant quelques angles rentrans. Le temps, l’intrépidité des Bretons, un usage immémorial, ont tracé des sentiers étroits sur ces schistes menaçans dont quelques blocs s’avancent comme des ornemens ; l’humidité y nourrit de la verdure qui attire les chèvres, des arbres rachitiques où elles {p. 51}se suspendent, et des bruyères roses pour cacher sous des guirlandes les périls de cette roche noire.
Un large sentier principal commence à vingt pieds au-dessous du mur marié au rocher, et conduit au fond des vallées qui sont situées à cent pieds de profondeur du sol de la promenade. Ce sentier est terminé par quelques degrés nommés l’escalier de la reine Anne. Ils rendent plus abordable et moins dangereux aux piétons le passage des bras de la petite rivière du Nançon.
Ainsi, depuis la porte Saint-Léonard jusqu’à la tour du Papegaut, la ville est défendue par la nature elle-même, car les pieds de ces rochers, ornés d’habitations et de jardins étagés, sont baignés par le Nançon qui les entoure de ses bras. Quelques hommes de garde du poste Saint-Léonard, placés sur la {p. 52}promenade, suffisaient de ce côté pour préserver la ville d’une surprise.
Si ces détails d’une topographie, aussi ingrate dans un livre qu’elle est ravissante à l’œil, ne se classent pas facilement dans l’imagination, elle peut se représenter cette portion du rocher de Fougères comme une de ces immenses tours mauresques en dehors desquelles les architectes sarrasins ont fait tourner par étages de larges balcons merveilleusement soutenus, et qui sont liés entre eux par l’adroite spirale des escaliers.
En effet, autour de l’église Saint-Léonard dont les petites flèches et le clocher donnent au piton qu’elle termine la forme d’un pain de sucre, l’esplanade décrivait une première galerie circulaire ; à vingt pieds au-dessous, la promenade en établissait une seconde ; douze ou quinze pieds plus bas, le chemin de la {p. 53}reine Anne une troisième : puis, entre ce sentier et la vallée du Nançon, les cabanes et les rians jardins étagés y dessinaient, comme sur un large socle, de confuses broderies.
Lorsque mademoiselle de Verneuil entra par la petite barrière de poteaux peints en vert qui se trouvait en face du poste établi à la tour de la porte Saint-Léonard, et qu’elle eut fait quelques pas sur la promenade, la magnificence du spectacle rendit un instant ses passions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande vallée du Couësnon que ses yeux embrassaient depuis le sommet de la Pélerine jusqu’à celui par où passe le chemin de Vitré. Son ame fut agréablement reposée, quand, en laissant cet immense point de vue, elle vit les teintes vaporeuses dont le coucher du soleil teignait les crêtes de la petite chaîne des montagnes de Saint-Sulpice {p. 54}qui forment une ligne parallèle à celle des rochers sur lesquels elle se promenait, et qui ne sont séparées l’une de l’autre que d’une portée de fusil par une vallée de cent et quelques pieds de profondeur.
Au fond de ce vallon, trois ruisseaux du Nançon arrosent une prairie d’un vert d’émeraude, chargée de fabriques comme un jardin anglais et préservée de l’inclémence des vents du nord par les roches de Saint-Sulpice droites, incultes et sombres. Le feuillage jauni des plus hauts peupliers qui frissonnaient sous l’effort d’une brise piquante atteignait à peine les murs des jardins situés au-dessous du sentier de la reine Anne, et il semblait à mademoiselle de Verneuil qu’elle eût le monde à ses pieds. Le Nançon s’échappait par le col de cette gorge resserrée. Pour lui laisser regagner le Couësnon au milieu de la grande vallée, les rochers de {p. 55}Saint-Sulpice faisaient un détour vers le nord, et celui de Fougères abaissait sa croupe luxuriante vers le sud en formant des collines rocailleuses nommées, selon une antique tradition, le Nid-aux-crocs.
La vallée due aux contours différens de ces deux chaînes de rochers porte le nom de Val-de-Gibarry, et ses vertes prairies fournissent une grande partie de ce beurre de la Prévalaye dont jamais une once n’a été vendue aux gourmets abusés.
Après avoir savouré l’extase où la plongèrent les contrastes que présentaient ces deux points de vue, l’un si resserré et si capricieux, l’autre si étendu et si pittoresque, mademoiselle de Verneuil continua de s’avancer vers la tour du Papegaut où finit la promenade. Alors elle découvrit ces trois autres vallées au sein {p. 56}desquelles s’élève ce roc sauvage qui supporte les vieux créneaux et les tours féodales du château de Fougères à la manière de ces têtes ornées de murailles dont se servent les peintres pour représenter les villes.
Mais mademoiselle de Verneuil ne jeta qu’un regard sur les fortifications qui, depuis la tour du Papegaut jusqu’à la porte Saint-Sulpice, couronnent le rocher dont les redans presque droits et disposés en fer-à-cheval ressemblent à un amphithéâtre sur les sombres gradins duquel la végétation puissante de ces contrées se serait assise. Au fond de ce précipice une prairie comme posée dans les eaux de la petite rivière s’étend avec mollesse : les maisons, les tourelles de la ville semblent l’admirer à travers les créneaux.
Les ravissans détails de cette vue {p. 57}furent sans pouvoir sur l’ame de la jeune fille stupéfaite : ni les toits de bardeau du faubourg Saint-Sulpice, ni son église dont la flèche audacieuse ne se voyait plus quand mademoiselle de Verneuil faisait un pas en arrière, tant ces vallées sont profondes ; ni l’antique porte Saint-Sulpice qui joint les remparts au château ; ni même les manteaux séculaires de lierre et de clématite dont s’enveloppaient les murailles de cette forteresse à travers laquelle le Nançon s’échappait en donnant une voix aux moulins, rien ne put attirer ses yeux. Les hauteurs de Rillé étalèrent en vain leurs trésors, en vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d’or et ses nappes rouges sur les gracieuses habitations semées dans les montagnes qui encadraient le paysage, la jeune fille était restée immobile devant les roches de Saint-Sulpice !… L’espérance insensée qui l’avait amenée sur la promenade était miraculeusement {p. 58}comblée. À travers les ajoncs et les genêts qui croissaient sur les sommets opposés, elle croyait avoir reconnu le marquis et plusieurs convives de la Vivetière malgré les peaux de bique dont ils étaient vêtus. Elle pouvait facilement distinguer parmi eux le Gars dont tous les mouvemens se dessinaient avec une rare pureté dans la lumière adoucie du soleil couchant. À quelques pas en arrière du groupe principal, elle vit madame du Gua, sa terrible ennemie.
À force de contempler ces figures lointaines, elle s’accusa d’illusion. À cette heure du jour, la fumée des maisons du faubourg et des vallées formait dans les airs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu’à travers un dais de saphir ; les teintes trop vives du jour commençaient à s’abolir ; le firmament prenait le doux et tendre éclat des perles ; {p. 59}un voile de lumière que la lune essayait de jeter sur ce ravissant paysage, tout tendait à plonger l’ame dans la rêverie et l’aider à croire à l’apparition de ceux qu’elle désire voir. Un moment mademoiselle de Verneuil pensa qu’elle était au sein d’un de ces rêves plus fortement empreints que les autres des couleurs de la vie réelle.
Elle désirait une preuve de son existence extérieure, la haine la lui donna.
L’attention profonde qu’elle accordait aux moindres gestes du marquis l’empêcha de remarquer le soin avec lequel madame du Gua dirigeait une arme vers elle en la mirant à plusieurs reprises. Bientôt un coup de feu réveilla tous les échos des montagnes, et les balles qui sifflèrent à quelques pouces de sa blanche capote apprirent à mademoiselle de Verneuil qu’elle avait servi de but. À l’instant {p. 60}de nombreux qui vive retentissant de sentinelle en sentinelle depuis le château jusqu’à la porte Saint-Léonard, révélèrent la prudence des Fougerais, puisque la partie la moins vulnérable de leurs remparts était aussi bien gardée.
– C’est elle, et c’est lui !… se dit mademoiselle de Verneuil.
Aller à sa recherche, le suivre, le surprendre, se venger, fut une idée conçue et approuvée avec la rapidité de l’éclair.
– Je suis sans armes !… se dit-elle.
Elle songea qu’au moment de son départ à Paris, elle avait jeté dans un des cartons de son bagage un élégant poignard, jadis porté par une sultane. Il lui avait souri de se parer d’une arme. Elle le prit, en venant sur le théâtre de la guerre, comme ces plaisans qui s’approvisionnent {p. 61}d’albums pour les idées qu’ils auront en voyage. Elle ne vit pas le sang à répandre, mais un joli cangiar orné de pierreries et sa lame pure comme un regard. Trois jours auparavant elle l’avait bien vivement regretté, quand, pour se soustraire à l’odieux supplice que lui réservait sa rivale, elle désira lui montrer une gerbe de diamans au milieu de son sein, la défiant ainsi par de la coquetterie jusque dans la mort.
En quelques minutes, elle retourna chez elle, trouva le poignard, le mit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille un vaste schall brun, enveloppa ses cheveux d’une dentelle noire dont elle fit une résille, se couvrit la tête d’un de ces chapeaux à larges bords que portaient les chouans ; et, avec une présence d’esprit rare dans les momens de passion, elle prit le gant du marquis {p. 62}donné par Marche-à-terre comme un passe-port ; puis, après avoir répondu à Francine effrayée : – Que veux-tu ? j’irais le chercher dans l’enfer ! – elle revint sur la promenade.
Le Gars était encore à la même place, mais seul. D’après la direction de sa longue vue, il paraissait examiner avec l’attention scrupuleuse d’un homme de guerre les différens passages du Nançon, le sentier menant à l’escalier de la reine Anne, et le chemin qui, de la porte Saint-Sulpice, tournait entre cette église et les murailles du château, en allant joindre une des trois routes dominées par la forteresse.
Mademoiselle de Verneuil s’élançant à travers les petits sentiers tracés par les chèvres et leurs pâtres dans les schistes qui protégeaient la promenade, gagna l’escalier de le Reine, arriva au {p. 63}fond du précipice, passa le Nançon, traversa le faubourg, devina, comme l’oiseau dans le désert, sa route au milieu des dangereux escarpemens des rochers de Saint-Sulpice, et atteignit bientôt un sentier suspendu sur des blocs de granit comme les nids de mouettes aux bords de la mer. Malgré les genêts, les ajoncs piquans, les rocailles dont il était hérissé, elle se mit à le gravir avec ce degré d’énergie inconnu à l’homme, mais que la femme entraînée par la passion possède momentanément.
La nuit la surprit à l’instant où, parvenue sur les sommets, elle tâchait de reconnaître le marquis à la faveur des pâles rayons de la lune souvent éclipsée par les nuages. Une recherche obstinée faite sans aucun succès et un silence désespérant lui apprirent le départ du chef royaliste.
Cet effort de passion tomba par {p. 64}l’absence de celui que mademoiselle de Verneuil était venue attaquer ; alors elle frissonna involontairement de se trouver seule, dans l’obscurité, au milieu d’un pays inconnu et en proie à la guerre.
Le calme de la nuit, si profond sur les montagnes, permettait d’entendre la moindre feuille errante même à de grandes distances, et ces bruits légers vibraient dans les airs comme pour donner une triste mesure de la solitude ou de l’espace. Le vent, agissant sur la haute région, emportait les nuages avec violence, et l’ame était surprise de la vivacité avec laquelle les sensations du jour et de la nuit se succédaient. Ces soudaines clartés semblaient ne briller que pour plonger chaque fois le voyageur plus avant dans l’abîme des ténèbres.
En cette situation, mademoiselle de Verneuil tourna les yeux vers les {p. 65} maisons de Fougères dont les lueurs domestiques brillaient comme autant d’étoiles terrestres. Une voix intérieure lui demanda pourquoi elle était venue là. Elle vit tout-à-coup la tour du Papegaut distinctement. Elle n’avait qu’une faible distance à parcourir pour y retourner, mais cette distance était un précipice. Elle se souvenait assez des abîmes qui bordaient l’étroit sentier par où elle était venue pour savoir qu’elle courait plus de risques en retournant à Fougères qu’à poursuivre son entreprise. Elle pensa que le gant du marquis devait écarter tous les périls de sa promenade nocturne, à moins qu’elle ne le rencontrât, mais c’était toute son espérance. Madame du Gua seule pouvait être redoutable. A cette idée la jeune fille pressa son poignard.
Elle essaya de marcher vers une maison de campagne dont elle avait entrevu les {p. 66}toits quand elle contempla les rochers de Saint-Sulpice ; elle espérait y trouver un asile jusqu’au lendemain ; mais elle marcha lentement, car elle avait jusqu’alors ignoré la majesté sombre et terrible qui environne un être solitaire, la nuit, au milieu d’un site sauvage où de toutes parts de hautes montagnes penchent leurs têtes comme des géansas semblés, se montrent sous mille formes en combinant leurs effets nocturnes avec ceux des arbres dépouillés et des moindres accidens de terrain. Le frôlement de sa robe, arrêtée par des ajoncs, la fit tressaillir plus d’une fois ; et plus d’une fois elle hâta sa marche pour la ralentir quelques pas plus loin. Cependant son malheur était assez immense pour rendre son ame inaccessible à la terreur. Elle voyait, dans les premiers momens de cette catastrophe, sa vie comme une partie sans enjeu qu’il est indifférent de perdre ou de gagner. {p. 67}Alors le désespoir appelle le danger, et, s’il arrive, plus il est grand, plus est douce la balsamique sensation qui repose le cœur. Aussi fallut-il pour épouvanter mademoiselle de Verneuil que les événemens de cette nuit prissent un caractère auquel les hommes les plus intrépides n’eussent pas résisté.
Elle entendit à une faible distance des bruits étranges. Ils annonçaient de la confusion, du tumulte. Ils étaient distincts et vagues tout à la fois, comme la nuit était tour à tour sombre et lumineuse. L’oreille se fatiguait à les percevoir. Ils semblaient sortir du sein de la terre qui retentissait sous les pieds d’une immense multitude d’hommes. On eût dit qu’ils s’efforçaient de ne pas réveiller les échos, et il ne résultait de leur passage qu’une lutte entre les sens et la pensée.
Un moment de clarté permit à {p. 68}mademoiselle de Verneuil d’apercevoir à quelques pas d’elle une longue et large file de hideuses figures dont la masse générale offrait l’apparence d’un amphithéâtre où les têtes s’agitaient comme les épis d’un champ. Ces hommes se glissaient à la manière des fantômes. Elle les vit à peine, car aussitôt l’obscurité retombant comme un rideau noir les lui déroba. Elle se recula vivement, aussi légère qu’une ombre, et courut sur le haut d’un talus, semblable à un feu follet, pour échapper à trois de ces horribles figures qui venaient à elle avec une sorte de terreur.
– L’as-tu vu ?… demanda l’un.
– J’ai senti un vent froid quand il a passé près de moi, répondit une voix rauque.
– Et moi j’ai respiré, dit le troisième, un air humide et d’une odeur de cimetière.
{p. 69}– Est-il blanc ? reprit le premier.
– Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul de tous ceux qui sont morts à la Pélerine ?…
– Ah pourquoi ? répondit le troisième. – Pourquoi fait-on des préférences à ceux qui sont du Sacré-Coeur ?… – Au surplus j’aime mieux mourir sans confession que d’errer comme lui, sans boire ni manger, ni avoir de sang dans les veines…
– Ah !…
Cette exclamation, ou plutôt ce cri rauque et terrible, partit du groupe, quand un des trois chouans montra du doigt des formes sombres et sveltes, un visage pâle se mouvant au clair de la lune avec une effrayante rapidité, sans qu’ils entendissent le moindre bruit.
– Le voilà ! – Le voici ! – Où est-il ? – Là. – Ici. – Il est parti !…
Ces phrases retentirent comme le {p. 70}murmure monotone des vagues sur la grève.
Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la direction de la maison, et vit les figures indistinctes d’une multitude fuir à son approche en donnant les signes d’une frayeur panique. Elle était comme emportée par une puissance inconnue dont elle subissait l’influence, et sa propre célérité, sa légèreté, devenait un sujet d’effroi pour elle-même. Ces figures, qui se levaient à son approche comme les os de tous les hommes se lèveront au jour du jugement dernier, laissaient échapper des gémissemens qui n’avaient rien d’humain. Elle croyait rêver.
Enfin elle arriva, non sans peine, dans un jardin dévasté dont les haies et les barrières étaient brisées. Une sentinelle l’arrêta, elle lui montra le gant ; la lune venant à éclairer sa figure, la carabine {p. 71}meurtrière échappa des mains du chouan. Elle aperçut de grands bâtimens où quelques lueurs, perçant l’obscurité, indiquaient les pièces habitées. Elle parvint auprès des murs sans rencontrer d’obstacles. La première fenêtre vers laquelle elle se dirigea lui permit de voir madame du Gua et quelques chefs en conférence. Elle se retira violemment et marcha, comme étourdie, à une petite ouverture défendue par de gros barreaux de fer.
Elle distingua, dans une longue salle voûtée, à deux pas d’elle, le marquis seul et triste. Les reflets du feu, devant lequel il occupait une chaise grossière, illuminaient son visage de teintes rougeâtres et vacillantes qui imprimaient à cette scène le caractère d’une vision. Immobile et tremblante, la jeune fille s’approcha son visage des barreaux ; et, par le silence profond qui régnait, elle espéra {p. 72}entendre les moindres paroles prononcées par le marquis dans la rêverie à laquelle il était en proie. En le voyant abattu, découragé, pâle, elle se flatta d’être une des causes de la mélancolie répandue sur ce noble visage. À cet aspect, sa colère se changea en commisération, sa commisération en tendresse, et elle sentit soudain qu’elle n’avait pas été amenée jusque-là par la vengeance. Il se leva, tourna la tête et resta stupéfait en apercevant, comme dans un nuage, la céleste figure de mademoiselle de Verneuil. Un ange n’aurait pas exprimé de plus doux sentimens. Le jeune homme laissa échapper un geste de dédain et s’écria :
– Je la vois donc même quand je veille !… – Je ne croyais pas qu’une créature de cette espèce pût exercer tant d’empire sur moi !…
Ce profond mépris, conçu pour elle, {p. 73}arracha à la jeune fille un rire d’égarement qui fit tressaillir le jeune chef. Il s’élança vers la croisée. Mademoiselle de Verneuil se sauva. Elle entendit près d’elle les pas du marquis, et, pour le fuir, elle ne connut pas d’obstacles : elle eût traversé les murs, volé dans les airs, aurait trouvé le chemin de l’enfer ou serait morte à ses pieds, car elle lisait en traits de flamme ces mots – IL TE MÉPRISE ! écrits devant elle dans l’obscurité, et une voix intérieure les lui criait avec l’éclat d’une trompette.
Après avoir marché sans recueillir aucune perception des lieux par où elle passait, elle s’arrêta en se sentant pénétrée par un vent humide, chargé d’odeurs végétales et fraîches. Effrayée par le bruit des pas de plusieurs personnes, elle descendit, dans l’exaltation de la peur, un escalier qui la mena au fond d’un {p. 74}souterrain. Arrivée à la dernière marche, elle prêta l’oreille ; et, tout en écoutant les pas de ceux dont elle était poursuivie, les gémissemens lugubres d’une voix humaine vinrent ajouter à son horreur. Un jet de lumière parti du haut de l’escalier lui annonça que sa retraite était connue de ses persécuteurs ; mais, pour leur échapper, elle retrouva des forces.
Il lui fut très-difficile de s’expliquer, quelques minutes après et quand elle recueillit ses idées, par quels moyens elle avait pu gravir le faîte du petit mur où elle s’était cachée. Elle ne s’aperçut même pas d’abord de la gêne que la position de son corps lui fit éprouver : cette gêne finit par devenir intolérable. En effet, elle ressemblait, sous l’arceau de la voûte, à la Vénus accroupie qu’un amateur aurait voulu placer dans une niche trop étroite.
{p. 75}Ce mur assez large et construit en granit formait une séparation entre le passage de l’escalier et le caveau d’où partaient les gémissemens. Elle vit bientôt au-dessous d’elle un inconnu couvert de peaux de chèvre descendre lentement les marches et s’avancer dans le souterrain, mais sans faire le moindre mouvement qui annoncât une recherche empressée.
Alors, impatiente de savoir s’il se présenterait quelque chance de salut pour elle, mademoiselle de Verneuil attendit avec anxiété que la lumière portée par l’inconnu jetât quelque clarté à travers ce sombre dédale où l’illumination des voûtes lui permettait déjà d’apercevoir dans le cachot voisin une masse informe.
Il lui sembla que cet objet était un corps humain, et que la victime, placée au milieu du caveau, essayait d’atteindre à une certaine partie de la muraille par {p. 76}des mouvemens violens et répétés, semblables aux brusques contorsions d’une carpe jetée hors de l’eau sur la rive.
Chapitre XVIII §
Une petite torche de résine ne tarda pas à répandre sa lueur bleuâtre et incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie dont l’imagination de mademoiselle de Verneuil avait bruni ces {p. 78}voûtes frappées parles sons d’une prière douloureuse, elle fut obligée de reconnaître que la pièce où pénétra l’inconnu était tout simplement une cuisine souterraine qui paraissait abandonnée depuis long-temps. La masse informe se changea en un petit homme très-gros dont tous les membres avaient été attachés avec une certaine précaution, mais qui semblait avoir été jeté sur les dalles humides sans aucun soin et précipitamment, comme s’il eût été saisi là dans sa fuite et oublié par ceux qui s’en étaient emparés.
À l’aspect de l’étranger, tenant d’une main la torche, de l’autre un fagot, le captif poussa un gémissement si profond qu’il semblait sortir du plus grave tuyau d’un orgue. Ce long soupir retentit comme le dernier cri d’une agonie dans le cœur de mademoiselle de Verneuil, {p. 79}mais ce fut avec tant de puissance, il attaqua si vivement sa sensibilité, qu’elle oublia le lieu, la nuit, sa propre terreur, son désespoir, la gêne horrible de tous ses membres pliés qui s’engourdissaient ; et elle resta immobile, muette, froide.
Le chouan jeta son fagot dans la cheminée après s’être assuré de la solidité d’une vieille crémaillère qui pendait le long d’une vaste plaque en fonte. Il mit le feu au bois à l’aide de sa torche. Quand le foyer flamba, mademoiselle de Verneuil ne reconnut pas sans effroi Pille-miche, cet odieux sauvage auquel sa rivale l’avait livrée. Sa figure, ainsi éclairée par la flamme, ressemblait au lit desséché d’un torrent, tant elle était sillonnée de rides contournées, larges et profondes, dont il était redevable à la vie forestière qu’il menait. La plainte échappée à son prisonnier eut la vertu de {p. 80}dessiner un rire immense sur ce visage brûlé par le soleil.
– Tu vois, dit-il au patient, que les chrétiens de minuit qui cherchent Dieu à tâtons, ne manquent pas à leur parole comme toi… – Ce feu-là va te dégourdir les jambes, la langue et les mains. – Oh ! oh ! je ne vois point de lèchefrite à te mettre sous les pieds ! – Ils sont si dodus, que la graisse pourrait éteindre le feu. – Ta maison est donc bien mal montée qu’on n’y trouve pas de quoi donner à son maître toutes ses aises quand il se chauffe ?
La victime jeta un cri aigu, comme si elle eût espéré percer les voûtes et attirer un libérateur.
– Oh ! vous pouvez chanter à gogo, monsieur d’Orgemont, – ils sont tous couchés là-haut, et Marche-à-terre me suit, il fermera la porte de la cave !…
{p. 81}Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout de sa carabine, le vaste manteau de la cheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, les murs, les fourneaux, essayant ainsi de découvrir le lieu où l’avare avait caché ses trésors. Cette recherche était faite avec une telle habileté que d’Orgemont demeura silencieux, craignant peut-être d’avoir été trahi par quelque serviteur effrayé. Quoiqu’il ne se fût confié à personne, ses habitudes avaient pu donner lieu à des inductions vraies. Pille-miche se retournait parfois brusquement en regardant sa victime comme dans ces jeux d’innocence où les enfans essaient de deviner, par l’expression naïve de celui qui a fait la cachette, s’ils s’en approchent ou s’ils s’en éloignent.
D’Orgemont marqua une terreur vraie ou fausse en voyant le chouan frapper les fourneaux qui rendaient un son {p. 82}creux, et il y amusa quelque temps l’avide crédulité de Pille-miche. À ce moment, trois autres chouans, qui se précipitèrent dans l’escalier, entrèrent tout-à-coup dans la cuisine ; et, à l’aspect de Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sa recherche, non sans jeter sur d’Orgemont un regard empreint de toute la férocité que développa l’avarice trompée.
– Marie Lambrequin est ressuscité !… dit Marche-à-terre en gardant une attitude qui annonçait que tout autre intérêt pâlissait devant une nouvelle aussi grave.
– Ça ne m’étonne pas ! répondit Pille-miche. – Il communiait si souvent ! – Le bon Dieu semblait n’être qu’à lui !
– Ah ! ah ! reprit Mène-à-bien, ça lui a servi comme des souliers à un mort. – Voilà-t-il pas qu’il n’avait pas reçu l’absolution avant cette affaire de la Pélerine, {p. 83}il commet un péché, et l’abbé Gudin dit comme ça qu’il va rester deux mois comme un esprit avant de revenir tout-à-fait ! – Nous l’avons vu tretous passer, – il est pâle, – il est froid, – il est léger, – il sent le cimetière !
– Et Sa Révérence a bien dit que si l’esprit pouvait s’emparer de quelqu’un, il s’en ferait un compagnon… reprit le quatrième chouan.
La figure grotesque de ce dernier interlocuteur tira Marche-à-terre de la rêverie religieuse où l’avait plongé l’accomplissement d’un miracle que la ferveur pouvait renouveler dans tout pieux défenseur de la religion et du roi.
– Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certaine gravité, à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirs de notre sainte religion. C’est un avis que nous donne la bonne {p. 84}vierge d’Auray, d’être inexorables entre nous pour les moindres fautes. Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi la surveillance de Fougères, le Gars y consent ; mais tu sais de quelle farine nous pétrissons la galette d’un traître ?
– Oui, monsieur Marche-à-terre.
– Je te dis cela, tu sais pourquoi… quelques-uns prétendent que tu aimes le cidre et les gros sous : or il ne s’agit pas ici de tondre sur les œufs.
– Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, ce sont deux bonnes chouses qui n’empêchent point le salut.
– Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce sera par ignorance.
– Science ou ignorance, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix qui fit trembler la voûte, je ne le manquerai pas. – Tu m’en réponds, ajouta-t-il en se tournant {p. 85}vers Pille-miche, et je m’en prendrai à ce qui double ta peau de bique.
– Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-terre, reprit Galope-chopine, est-ce qu’il ne vous est pas arrivé un petit brin de croire que les contre-chuins étaient des chuins.
– Mon ami, répliqua Marche-à-terre d’un ton sec, que ça ne t’arrive pas ! – Quant aux envoyés du Gars, ils auront son gant. – Mais depuis cette affaire de la Vivetière, notre grande garce (madame du Gua) y boute un ruban vert.
Pille-miche poussa vivement le coude de son camarade en lui montrant d’Orgemont. Le malheureux avare feignait de dormir, espérant être oublié ; mais Marche-à-terre et Pille-miche savaient par expérience que personne n’avait encore sommeillé près des foyers qu’ils allumaient. Le dernier mystère de cette initiation, {p. 86}quoique les paroles eussent été dites à voix basse, pouvait avoir été compris du patient. Les quatre chouans le regardèrent tous un moment en silence. Tout-à-coup, sur un léger signe de main fait par Marche-à-terre, Pille-miche ôta les souliers et les bas de d’Orgemont, Mène-à-bien et Galope-chopine le saisirent à bras-le-corps, le portèrent au feu ; et Marche-à-terre, ayant pris un des liens du fagot, attacha les pieds à la crémaillère. L’ensemble de ces mouvemens et leur incroyable célérité firent pousser à la victime des cris déchirans, et quand Pille-miche rassembla les charbons sous les jambes du malheureux : je suis chrétien comme vous.
– Tu mens par ta gorge ! lui répondit Marche-à-terre, {p. 87}car ton frère a renié Dieu… et toi ? – tu as acheté l’abbaye de Juvigny.
– Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pas de vous payer.
– Nous t’avions donné quinze jours : deux mois se sont passés, et voilà Galope-chopine qui n’a rien reçu.
– Tu n’as rien reçu, Galope-chopine ? demanda l’avare avec désespoir…
– Rin, – rin ! monsieur d’Orgemont, répondit Galope-chopine effrayé.
Les crisqui s’étaient convertis en un sourd grognement continu comme le râle d’un mourant recommencèrent avec une violence inouïe. Les quatre chouans, tous debout devant le patient, semblaient aussi habitués à ce spectacle qu’à voir marcher leurs chiens sans sabots. En les contemplant examiner froidement d’Orgemont qui se tortillait et hurlait, {p. 88}mademoiselle de Verneuil croyait avoir sous les yeux le tableau de quatre voyageurs empressés de regarder si le rôt qui tourne devant la cheminée d’une auberge est assez cuit pour leur être servi.
– Je meurs ! je meurs ! cria la victime… et vous n’aurez pas mon argent.
Pille-miche s’aperçut à la violence des cris que le feu ne mordait pas encore la peau ; il attisa très-artistement les charbons de manière à faire flamber le feu. Alors d’Orgemont dit d’une voix abattue et douloureusement faible :
– Mes amis, déliez-moi. – Que voulez-vous ? – dix mille écus, – cent mille écus…
Cette voix était si lamentable que mademoiselle de Verneuil, oubliant son propre danger, laissa échapper une exclamation d’horreur.
{p. 89}– Qui a parlé ? demanda Marche-à-terre.
Les chouans jetèrent autour d’eux des regards effarés, car ces hommes, si braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaient pas devant un esprit. L’avide Pille-miche ne cessa pas d’écouter la confession que les douleurs croissantes arrachaient à sa victime, et à travers les plaintes, il entendit :
– Dix mille francs ! – eh bien ! oui ! – oh ! je meurs… – ah ! Ils sont sous le premier pommier. – Oh ! sainte Vierge ! – au fond du jardin, à gauche… Vous êtes des brigands… des voleurs… vous… je meurs… dix mille francs.
– Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous faut des livres ! – Les écus de la républiqueont des figures d’hérétiques qui n’auront jamais cours.
{p. 90}– Ils sont en livres, en bons louis d’or… déliez-moi… déliez-moi… vous avez ma vie… mon trésor !…
Ils se regardèrent en cherchant celui d’entre eux en qui ils avaient assez de confiance pour le laisser aller déterrer la somme ; mais cette cruauté de cannibales fit tellement horreur à mademoiselle de Verneuil, que, malgré son ignorance du rôle que sa toilette bizarre, ses cheveux épars, sa figure pâle lui avaient assigné, elle s’écria d’un son de voix faible et grave :
– Ne craignez-vous pas la colère de Dieu ? – Détachez-le, barbares !
Les chouans levèrent la tête, ils aperçurent dans l’ombre et comme dans les airs la vision indistincte de ce visage blanc dont les yeux brillaient d’une lumière d’étoile : ils s’enfuirent soudain comme si l’ange exterminateur de {p. 91}l’Apocalypse eût rompu sur eux le premier sceau.
Mademoiselle de Verneuil sauta dans la cuisine avec la légèreté d’une ombre et courut à la victime. Les liens du fagot cédèrent quand elle la retira violemment du feu, et elle coupa du tranchant de son poignard les cordes qui l’attachaient. Quand d’Orgementfut libre et debout, la première expression de son visage fut un rire douloureux, mais sardonique.
– Allez, allez au pommier ! brigands, dit-il. – Oh ! oh ! voilà deux fois que je les leurre, ils ne me reprendront pas – à une troisième !
À ce moment, une voix de femme retentit au dehors.
– Un esprit ! un esprit ! criait madame du Gua ; c’est elle, vous dis-je, mille écus à qui m’apportera sa tête.
Mademoiselle de Verneuil pâlit, l’avare {p. 92}sourit ; et, lui prenant la main, il l’attira sous le manteau de la cheminée, l’empêcha de laisser les traces de leur passage en la conduisant de côté de manière à ne pas déranger le feu qui n’occupait qu’un très-petit espace ; il fit partir un ressort, la plaque de fonte s’enleva. Elle était retombée sans bruit, quand leurs ennemis communs rentrèrent dans le caveau. La jeune fille comprit alors le but des mouvemens de carpe du malheureux avare, quand il était lié et seul.
– Voyez-vous, Madame ! s’écria Marche-à-terre, l’esprit a pris le bleu pour compagnon !…
L’effroi dut être profond, car le silence qui régna fut un silence religieux et – infini. D’Orgement et sa compagne, immobiles, entendirent un son lourd ; et, quelques secondes après, des voix {p. 93}tremblantes dirent d’un accent bas et onctueux :
– Ave Maria Auriaca gratiâ plenâ, Dominus tecum, etc.
– Ils prient, les imbéciles ! s’écria d’Orgemont.
– N’avez-vous pas peur, dit mademoiselle de Verneuil en interrompant son compagnon, de découvrir…
Un rire ironique du vieil avare arrêta la parole sur les lèvres de la jeune fille.
– La plaque est scellée dans une table de granit de quatre pieds de profondeur. Nous les entendons, mais ils ne nous entendent pas !…
Et, prenant doucement la main de mademoiselle de Verneuil, il la plaça vers une fissure par où sortaient des bouffées de vent frais. Mademoiselle de Verneuil devina que cette ouverture avait été {p. 94}habilement pratiquée dans le tuyau de la cheminée.
– Ah ! ah ! reprit d’Orgemont, – les jambes me cuisent un peu – cette jument de charrette, comme on l’appelait à Nantes, n’est pas si sotte que de les contredire. Elle sait bien que, s’ils n’étaient pas si brutes, ils ne se battraient pas contre leurs intérêts ! – La voilà qui prie avec eux, mais je voudrais bien la voir. – Elle doit être curieuse à dire son ave à la Vierge. – Elle ferait mieux de détrousser quelque diligence pour me rembourser les quatre mille francs qu’elle me doit ! Avec les intérêts, – les frais, ça va bien à quatre mille – sept cent – quatre-vingts – francs et des centimes…
La prière étant finie, les chouans se levèrent et partirent. Le vieux d’Orgemont serra la main de mademoiselle de Verneuil comme pour la prévenir que le {p. 95}danger existait toujours. En effet le silence était si profond qu’ils entendirent le léger bruit de deux respirations, les battemens de deux cœurs.
– Non ! non, Madame, s’écria Pille-miche, après dix minutes d’un pénible silence, vous resteriez là dix ans, ils ne reviendront pas !…
– Mais elle n’est pas sortie !… elle est ici !
– Non, Madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. – Le diable n’a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, un assermenté !
– Comment ! toi – Pille-miche – avare comme lui ! – tu ne devines pas que le vieux cancre aura bien pu dépenser quelques milliers de francs pour construire dans les fondations de cette voûte un réduit dont l’entrée est habilement déguisée par un secret !…
{p. 96}L’avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé à Pille-miche.
– Ben vrai !… dit-il.
– Reste ici, reprit madame du Gua. – Trouve-la. – Je te paie un seul coup de fusil par le pillage de tout ce que tu verras d’argent dans le trésor ! – Si tu veux que je te pardonne de l’avoir vendue quand je te la donnais à tuer, – obéis-moi.
– Je ne lui ai pourtant prêté qu’à neuf pour cent !… dit l’avare. – Il est vrai que j’ai une caution hypothécaire ! – Mais enfin, vous voyez comme elle est reconnaissante ! – Allez, Madame, si Dieu nous punit du mal, le diable est là pour nous punir du bien, et l’homme, au milieu d’eux, ne sachant rien de l’avenir, m’a toujours fait l’effet d’une règle de trois.
Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier. L’air, en passant par {p. 97}son larynx, semblait y rencontrer deux vieilles cordes détendues.
Le bruit que firent Pille-miche et madame du Gua en sondant de nouveau les murs, les voûtes et les dalles, parut rassurer d’Orgemont. Il saisit la main de mademoiselle de Verneuil et l’aida à monter une petite vis saint-gilles très-étroite, pratiquée dans l’épaisseur d’un mur de granit. Après avoir gravi une vingtaine de marches, la lueur faible d’une lampe descendit obliquement vers leurs têtes. Elle jeta sa pâle et tremblotante clarté sur les deux êtres que le hasard venait de réunir. L’avare s’arrêta, se tourna vers sa compagne, et se mit à examiner son visage comme s’il eût regardé, manié et remanié une lettre de change douteuse à escompter ; puis il poussa son terrible soupir.
– En vous mettant ici, dit-il après une {p. 98}minute de silence, je vous ai remboursé intégralement le service que vous m’avez rendu, et je ne vois pas pourquoi je vous donnerais…
– Oh ! Monsieur, laissez-moi là. – Je ne vous demande rien.
Ces derniers mots et peut-être la noblesse répandue sur cette belle figurer assurèrent le petit vieillard, car il ajouta, non sans un soupir :
– Ah ! en vous conduisant ici, j’en ai trop fait pour ne pas continuer…
Il la prit par la main ; et, l’aidant à monter quelques marches assez singulièrement disposées, il l’introduisit moitié de bonne grâce, moitié rechignant, dans un petit cabinet de quatre pieds carrés, éclairé par une lampe suspendue à la voûte. Il était facile de voir que l’avare avait pris toutes ses précautions pour passer plus d’un jour dans cette retraite, {p. 99}si les événemens de la guerre civile l’y reléguaient.
– N’approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir !… dit tout à coup d’Orgemont, en mettant avec assez de précipitation sa main entre le schall de la jeune fille et la muraille qui semblait fraîchement recrépie.
Le geste du vieil avare produisit un effet tout contraire à celui qu’il attendait. Mademoiselle de Verneuil regarda soudain devant elle et vit, dans un angle, à un pas d’elle, une petite construction de la hauteur d’un homme. Elle jeta un cri de terreur en devinant, par les formes de l’enduit, qu’une créature humaine avait été placée debout dans cette tombe. D’Orgemont lui fit un signe effrayant pour l’engager au silence, et ses petits yeux d’un bleu de faïence annoncèrent autant d’effroi que ceux de sa compagne.
{p. 100}– Sotte !… croyez-vous que je l’aie assassiné ?… – C’est mon frère. – Là il varia son soupir d’une manière lugubre. – Il a été le premier recteur qui se soit assermenté. Voilà le seul asile où il ait été en sûreté contre la fureur des chouans et des autres prêtres. – Poursuivre un digne homme qui avait tant d’ordre ! C’était mon aîné ! – il n’y a eu que lui qui ait eu la patience de m’apprendre le calcul décimal. – Oh ! c’était un bon prêtre : il avait de l’économie, de l’ordre et savait amasser. – Il y a quatre ans qu’il est mort, – je ne sais pas de quelle maladie ; mais, voyez-vous, ces prêtres, ça a l’habitude de dire de temps en temps leur messe et de s’agenouiller ; il n’a peut-être pas pu rester long-temps debout ici comme moi… – Je l’ai mis là ; car autre part, ils l’auraient déterré !… – Un jour je pourrai l’ensevelir en terre sainte, comme il disait, le pauvre homme…
{p. 101}Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard ; et dans ce moment sa perruque rousse parut moins laide à la jeune fille. Mais comme elle détournait les yeux par un secret respect pour sa douleur, l’avare, malgré son attendrissement, lui dit :
– N’approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir !…
Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil, espérant l’empêcher d’examiner plus attentivement les parois de ce cabinet dont l’air trop raréfié la suffoquait déjà. Cependant elle réussit, tant sa curiosité était forte, à dérober un coup-d’œil à son argus, et, d’après les bizarres proéminences des murs, elle supposa que l’avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent et d’or.
Depuis un moment d’Orgemont était plongé dans un ravissement grotesque : {p. 102}la moitié de sa figure exprimait la douleur causée par la cuisson légère de ses jambes nues et bleues ; sa terreur de voir un être humain au milieu de ses trésors se lisait aussi dans chaque ride ; mais ses yeux perdaient insensiblement la rigueur de ceux d’un chat pour exprimer, par un feu inaccoutumé, qu’il n’était pas insensible à la généreuse émotion qu’excitait le périlleux voisinage de la jeune fille. Sa peau douce et blanche attirait le baiser. Un regard noir et velouté amenait au cœur du vieillard des vagues si abondantes de sang et de chaleur, qu’il ne savait plus si c’était un signe de vie ou de mort.
– Êtes-vous mariée ?… lui demanda-t-il d’une voix tremblante.
– Non ! dit-elle en souriant.
– J’ai quelque chose… reprit-il en poussant son soupir, quoique je ne sois {p. 103}pas aussi riche qu’ils le disent tous. Une jeune fille comme vous doit aimer les diamans, les bijoux, les équipages, – l’or ! – Il regarda d’un air effaré autour de lui. – J’ai tout cela à donner, – après ma mort, – hé ! Hé ! – si vous vouliez ?… Il hésita d’achever.
L’œil du vieillard décelait tant de calcul même dans cet amour éphémère, qu’en agitant sa belle tête comme un pendule prêt à s’arrêter, mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de penser que l’avare ne songeait à l’épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d’un autre lui-même.
– L’argent, dit-elle en enflant ses jolies narines et jetant à d’Orgemont un regard d’ironie dont il fut à la fois heureux et fâché, l’argent n’est pas le but de ma course ! – Vous seriez trois fois {p. 104}plus riche que vous ne l’êtes, si tout l’or que j’ai refusé était là…
– N’approchez pas du mur, vous pourriez…
– Et l’on ne me demandait cependant qu’un regard !… ajouta la jeune fille avec une incroyable fierté.
– Vous avez eu tort, c’était une excellente spéculation. Mais songez donc…
– Songez, reprit mademoiselle de Verneuil, que je viens d’entendre une voix dont toutes vos richesses et vous ne paieraient pas deux mots ! – Elle a retenti là…
Et avant que l’avare eût pu l’empêcher, la jeune fille, touchant du doigt une petite gravure enluminée qui représentait Louis XV à cheval, la fit mouvoir. Elle vit tout-à-coup au-dessous d’elle le marquis debout, lui tournant le dos et occupé à charger un tromblon. {p. 105}L’ouverture cachée par le petit panneau sur lequel l’estampe était collée semblait répondre à quelque ornement du plafond de la chambre voisine. C’était celle de l’avare, et, comme la plus propre sans doute, elle avait été donnée au général royaliste.
D’Orgemont repoussa avec la plus grande précaution la vieille estampe, et regardant la jeune fille d’un air sévère :
– N’ajoutez pas un mot, si vous aimez la vie. – Vous n’avez pas jeté, lui dit-il à l’oreille, votre grappin sur un petit bâtiment. – Savez-vous, ma jolie colombe, que le marquis de Montauran possède pour trois cent mille livres de revenus en terres affermées. Elles n’ont pas encore été vendues, et un décret des consuls, que j’ai lu dans le Primidi de l’Île-et-Vilaine, vient d’arrêter le séquestre… – Ah ! ah ! vous le trouvez plus joli homme, {p. 106}n’est-ce pas ? – Vos yeux brillent comme deux louis d’or tout neufs.
Les regards de mademoiselle de Verneuil s’étaient fortement animés en entendant résonner de nouveau une voix bien connue. La vengeance semblait avoir étouffée tout autre sentiment dans le cœur de la jeune fille. Depuis qu’elle était là, debout, comme enfouie dans une mine d’argent, le ressort de son ame courbée sous ces événemens s’était redressé. Elle semblait avoir pris une résolution sinistre et entrevoir les moyens de la mettre à exécution.
– On ne revient pas d’un tel mépris !… se dit-elle, et, s’il ne doit plus m’aimer, je ne veux le laisser à aucune femme sur la terre…
– Non, l’abbé, non, s’écriait le jeune chef ;il faut que cela soit ainsi !…
– Monsieur le marquis, reprit l’abbé {p. 107}Gudin avec hauteur, vous scandaliserez toute la Bretagne en donnant ce bal à Saint-James. – Ce sont des prédicateurs, et non des danseurs qui remueront les villages. – Ayez des fusils et non des violons.
– L’abbé, vous avez assez d’esprit pour savoir que ce n’est que dans une assemblée générale de tous nos partisans que je saurai ce que je puis entreprendre avec eux. Une fête est plus favorable pour examiner leurs physionomies et connaître leurs intentions que tous les espionnages possibles, dont, au surplus, j’ai horreur.
Mademoiselle de Verneuil tressaillit.
– Me prenez-vous, continua-t-il, pour un idiot avec votre danse, et ne figureriez-vous pas de bon cœur dans une chaconne pour vous retrouver à Juvigny. – Ignorez-vous que les Bretons sortent {p. 108}de la messe pour aller danser ! – Ignorez-vous aussi que messieurs Hyde de Neuville et d’Andigné ont eu il y a cinq jours une conférence avec le premier consul sur la question de rétablir Sa Majesté Louis XVIII, et que si je m’habille en ce moment pour aller risquer un coup de main aussi téméraire que l’est celui-ci, c’est uniquement pour ajouter le poids de nos souliers ferrés à leurs paroles. – Ignorez-vous que les chefs de la Vendée parlent de se soumettre ?… Ah ! Monsieur, l’on a évidemment trompé les princes sur l’état de la France : les dévouemens dont on les entretient sont des dévouemens de position. – L’abbé, si j’ai mis le pied dans le sang, je ne veux y mettre le coude qu’à bon escient. – Je me suis dévoué au Roi et non pas à quatre cerveaux brûlés, à six hommes perdus de dettes, à des chauffeurs, à…
{p. 109}– Dites tout de suite, Monsieur, à des abbés qui perçoivent des contributions sur le grand chemin pour soutenir la guerre !… reprit l’abbé Gudin.
– Pourquoi ne le dirai-je pas ? répondit aigrement le marquis. Je dirai plus, les temps héroïques de la Vendée sont passés…
– Jeune homme, nous pouvons faire des miracles sans vous !…
– Oui, comme celui de Marie Lambrequin ?… dit en riant le marquis ; mais sans rancune, l’abbé ; je sais que vous payez de votre personne, que vous tirez un bleu aussi bien que vous dites un oremus. Dieu aidant, j’espère vous voir assister, la mitre en tête, au sacre du Roi !…
Cette dernière phrase eut sans doute un pouvoir magique sur l’abbé, car on {p. 110}entendit sonner sa carabine, et il s’écria :
– J’ai cinquante cartouches dans mes poches, monsieur le marquis, et ma vie est au Roi !…
– Voilà encore un de mes débiteurs… dit l’avare à mademoiselle de Verneuil. Je ne parle pas de cinq à six cents malheureux écus qu’il m’a empruntés, mais d’une dette de sang qui, j’espère, s’acquittera ! – Il ne lui arrivera jamais autant de mal que je lui en ai souhaité. Il avait juré la mort de mon frère, et c’est lui qui a soulevé le pays contre le pauvre homme, et pourquoi ? – pour avoir obéi aux lois et à sa conscience…
L’avare prêta une oreille attentive à un endroit de sa retraite connu de lui, et après un moment de silence :
– Les voilà qui décampent, tous ces brigands-là ! – Ils vont faire encore {p. 111} quelque miracle ! – pourvu qu’ils n’essaient pas de me dire adieu comme la dernière fois – en mettant le feu à la maison.
Une demi-heure environ s’écoula pendant laquelle mademoiselle de Verneuil et d’Orgemont se regardèrent l’un l’autre comme s’ils eussent été des tableaux, et tout-à-coup une voix rude et grossière, que mademoiselle de Verneuil croyait avoir déjà entendue, s’écria :
– Il n’y a plus de danger, monsieur d’Orgemont ; cette fois-ci j’ai ben gagné mes dix écus !…
– Jeune fille, dit l’avare, jurez-moi de fermer les yeux !
Mademoiselle de Verneuil plaça une de ses mains sur ses paupières, mais le vieillard souffla la lampe pour plus de précaution. Il prit sa libératrice par la main, l’aida à faire sept ou huit pas dans un passage difficile, et au bout de quelques minutes, {p. 112}il lui ôta doucement le voile volontaire qu’elle gardait sur les yeux. Elle se trouvait dans la chambre que le marquis de Montauran venait de quitter.
– Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vous pouvez partir. – Ne regardez pas ainsi autour de vous. – Vous n’avez pas d’argent ?… – Tenez, voici quatre écus, ils sont rognés, mais ils passeront. En sortant du jardin vous trouverez un sentier qui vous mènera au district. – Vous verrez sur le chemin une ferme. – C’est la maison de Galope-chopine. – Comme les chouans sont à Fougères, il n’est pas présumable que vous puissiez y pénétrer. – Si vous avez besoin d’un asile, entrez chez Galope-chopine. En disant : – bonjour, bécanière ! à Barbette sa femme, elle vous cachera. Si Galope-chopine vous découvrait, ou il vous prendra pour l’esprit s’il fait nuit, ou ces {p. 113}quatre écus l’attendriront s’il fait jour… Adieu ! – nos comptes sont soldés… – adieu, rose de Paris ! – Si vous vouliez, – il montra par un geste les champs et sa maison, – tout cela serait à vous !
Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de remerciement à cet être singulier et elle réussit à lui arracher un soupir dont les tons furent très-variés.
– Vous me rendrez sans doute mes quatre écus. – Remarquez bien que je ne parle pas d’intérêts. – Vous pourrez les remettre à mon crédit chez maître Douleure, le notaire de Fougères. – Il ferait notre contrat, beau trésor ! – Adieu.
– Adieu !… dit-elle en souriant et le saluant de la main.
– S’il vous faut de l’argent… lui cria-t-il, je vous en prêterai à cinq… oui, à cinq seulement. – Ai-je dit cinq ?
Elle était partie.
{p. 114}– Ça m’a l’air d’être une bonne fille aussi noble peut-être que belle, mais cependant – je changerai le secret de la cheminée.
Quoique la nuit jetât encore sur la campagne un voile d’autant plus épais que la lune s’était couchée lorsque mademoiselle de Verneuil marcha sous le ciel, elle crut renaître. La fraîcheur du matin ranima son visage qui depuis quelques heures semblait frappé d’une atmosphère brûlante. Elle essaya de trouver le sentier indiqué par l’avare, mais l’obscurité était si forte qu’elle marcha au hasard et avec la timidité que lui inspirait la crainte de tomber dans les précipices. Ce doute salutaire lui sauva la vie, car elle s’arrêta tout-à-coup en sentant que la terre allait lui manquer si elle faisait un pas de plus. Le vent plus frais qui caressait ses cheveux, {p. 115}le murmure des eaux, une espèce d’instinct, tout servit à lui indiquer qu’elle se trouvait sur les rochers de Saint-Sulpice. Elle s’attacha à un arbre, attendant l’aurore au milieu du silence et des ténèbres.
Chapitre XIX §
Une lueur rouge parut sur les sommets de l’Est, comme des feux allumés nuitamment pour un signal de liberté ; mais cette rougeur légère permit aux montagnes de conserver dans leurs flancs {p. 117} des ombres bleuâtres. Elles contrastèrent avec les vapeurs blanches qui se formaient au sein des vallées. Bientôt le soleil éleva faiblement son disque de rubis. Les cieux le reconnurent.
Sur l’écharpe grise des nuages du matin, encore retenus par des étoiles comme par d’étincelantes patères de la décoration des nuits, quelques espaces s’éclaircirent, laissant percer à travers les mailles de ce vaste réseau une lumière faible mais claire. On dirait des yeux bleus qui s’ouvrent après un long sommeil. Les teintes indécises des touffes, le clocher de Saint-Léonard, les rochers et les prés ensevelis avec leurs couleurs reparurent ;et les arbres, qui formaient comme le panache des montagnes du levant, se dessinèrent dans la lumière naissante, semblables aux dentelures gothiques des cathédrales.
{p. 118} Le soleil se dégagea par un gracieux élan du milieu des rubans de feu, d’ocre et de saphir, qui le retenaient, et mademoiselle de Verneuil admira les artifices successifs des lignes de lumière qui s’harmoniaient de colline en colline, se répondant comme des échos et jetant partout la couleur des tons les plus riches. Les nuages s’enfuirent, se faisant pardonner leur lutte insensée par les jeux les plus grotesques, et la lumière accabla la nature.
Les oiseaux chantaient, la vie se réveilla agaçante. Une brise légère et piquante frissonna dans l’air. Mais à peine la jeune fille avait-elle eu le temps d’abaisser ses regards sur la terre, sur les masses majestueuses et les détails romantiques de ce paysage, que, par un phénomène qui n’est pas rare dans ces fraîches contrées meublées de vallons, les {p. 119} vapeurs blanches s’élevèrent comme un manteau de neige, jusqu’aux plus hauts sommets de l’horizon, ensevelissant toute la région sous le blanc linceul des hivers. Les vallées disparurent, et mademoiselle de Verneuil ne vit plus qu’une de ces mers de glace qui couronnent les Alpes. Bientôt cette nuageuse atmosphère roula des vagues comme l’Océan et souleva des lames compactes et impénétrables : elles se balancèrent mollement, elles ondoyèrent, puis elles tourbillonnèrent violemment. Leurs flots frappées des rayons du soleil eurent des teintes d’un rose vif et prirent ça et là les transparences d’un lac d’argent mat et fluide. Mais grâces à un vent du nord, le dernier soleil de l’automne dissipa cette conjuration de la terre, et les brouillards laissèrent leur pluie riche d’oxide sur les gazons.
Alors mademoiselle de Verneuil {p. 120} étonnée aperçut, dessous ce rideau de théâtre qui se levait, une masse fauve et immense, placée sur le rocher de Fougères. C’étaient sept à huit cents chouans armés et menaçans. Le faubourg qu’elle voyait à ses pieds ressemblait à une fourmilière. Le chemin du château jusqu’à la porte Saint-Sulpice était occupé par une armée. Enfin trois mille hommes, arrivés comme par magie, attaquèrent cette ville qui semblait dormir. Ses remparts verdoyans, ses vieilles tours grises allaient succomber. Hulot avait veillé.
Une batterie, cachée sur une éminence qui se trouvait au fond de la cuvette décrite par les remparts, répondit au premier feu des chouans en prenant en écharpe le chemin du château. La mitraille nettoya la route, elle la balaya pour nous servir du mot des militaires. Une compagnie sortit de la porte {p. 121} Saint-Sulpice ; et, profitant de la stupeur des chouans, occupa le chemin et commença un feu meurtrier sur l’ennemi. Les chouans n’essayèrent même pas de résister, car les remparts du château se couvrirent de soldats comme si l’art du machiniste y eût appliqué des lignes bleues, et le feu de la forteresse protégea celui des républicains.
Cependant les chouans, maîtres de la petite vallée du Nançon, avaient gravi les galeries du rocher et parvenaient à la promenade. Ils y montèrent. En un instant elle fut couverte de peaux de bique qui lui donnèrent l’apparence d’un toit de chaume bruni par le temps. En ce moment le bruit infernal des détonations qui se faisaient entendre dans la partie de la ville qui regardait la vallée du Couësnon, annonçait que Fougères était entièrement cerné et attaqué sur tous les {p. 122} points. Le feu qui se manifesta sur le revers oriental du rocher, prouvait même que les faubourgs étaient incendiés par les chouans. Cependant les flammèches des toits de genêt et de bardeau cessèrent bientôt, et quelques colonnes de fumée noire indiquèrent que l’incendie s’éteignait.
Des nuages blancs et bruns, s’élevant de toutes parts, dérobèrent encore une fois la scène à mademoiselle de Verneuil ; mais le vent ayant enlevé ce brouillard de poudre, elle vit que le commandant républicain avait changé sa batterie de manière à pouvoir prendre successivement en file la vallée du Nançon, le sentier de la Reine et le rocher. Quant au plateau de la promenade, Hulot vit ses ordres admirablement bien exécutés. Deux pièces placées au poste de la porte Saint-Léonard abattirent la fourmilière de chouans qui {p. 123} s’étaient emparés de cette position ; et, sur l’esplanade supérieure, des gardes nationaux de Fougères se montrèrent à propos pour achever de chasser l’ennemi.
Ce combat d’une demi-heure ne coûta pas vingt hommes aux bleus ; et déjà, dans toutes les directions, les chouans battus et écrasés se retiraient d’après les ordres réitérés du Gars qui voyait sa défaite du haut d’une roche.
Le commandant avait fait transporter son artillerie dans le plus grand secret ; car la seule nouvelle de l’arrivée de ses munitions et même celle de sa présence aurait suffi à M. de Montauran pour abandonner cette entreprise désespérée. Mais Hulot désirait autant donner une leçon au Gars que le Gars pouvait souhaiter de réussir dans son coup de main pour influer sur les déterminations du premier consul, de manière qu’il était difficile {p. 124} que cette affaire se passât autrement.
Au premier coup de canon, le marquis comprit que ce serait une folie de mettre de l’amour-propre à une entreprise manquée, et qu’il ne lui servirait à rien de risquer la vie de ses chouans. Aussi envoya-t-il sur-le-champ sept ou huit émissaires porter ses instructions pour une prompte retraite sur tous les points. Le commandant, apercevant son adversaire entouré d’un nombreux conseil au milieu duquel était madame du Gua, essaya de tirer une volée sur le rocher, mais la place avait été trop habilement choisie pour que le jeune marquis n’y fût pas en sûreté.
D’attaqué Hulot devint agresseur, car aux premiers mouvemens qui indiquèrent l’intention du marquis, la compagnie placée sous les murs du château se mit en devoir de couper la retraite {p. 125} aux chouans en s’emparant des issues supérieures de la vallée du Nançon.
Mademoiselle de Verneuil, épousant la cause des vaincus, se tourna vers l’autre issue ; mais elle aperçut les bleus, sans doute vainqueurs de l’autre côté de Fougères, revenir de la vallée du Couësnon par le Val-de-Gibarry pour s’emparer du large sentier qui conduisait du Nid-au-crocs 9 sur la partie des rochers Saint-Sulpice où se elle se trouvait, et qui formait l’issue inférieure de la vallée du Nançon. Ainsi les chouans renfermés dans l’étroite prairie de cette gorge semblaient devoir périr jusqu’au dernier, tant les prévisions du vieux commandant républicain avaient été justes et ses mesures habilement prises.
Mais sur ces deux points, les canons qui servirent si bien Hulot étant impuissans, il s’établit deux luttes acharnées, {p. 126} et, la ville de Fougères une fois préservée, l’affaire prit le caractère de deux engagemens partiels.
Mademoiselle de Verneuil trouva dans cette entreprise de désespoir un tel attrait de curiosité qu’elle resta immobile à contempler les tableaux animés qui s’offraient à ses regards. Elle comprenait alors tous les mystères de la nuit qui venait de finir. Bientôt le combat qui avait lieu au bas du sentier, par lequel elle avait gravi la veille les sommets de Saint-Sulpice, eut un double intérêt pour elle, car le marquis et ses amis, voyant les bleus triompher des chouans, s’élancèrent afin de secourir leurs hommes.
En ce moment les pieds du long rocher dont elle occupait le faîte, furent couverts d’une multitude de groupes furieux où se décidèrent des questions de vie et {p. 127} de mort sur un terrain et avec des armes plus favorables aux chouans.
Insensiblement cette arène mouvante gagna dans l’espace. Les combats singuliers envahirent les rochers. Alors Mademoiselle de Verneuil eut un moment d’effroi en voyant un peu tard les chouans, remontés sur les sommets, défendre avec fureur les deux sentiers dangereux qui y conduisaient. Les combattans semblaient être dans les airs et au-dessus des précipices.
Les deux issues de cette montagne étant occupées, mademoiselle de Verneuil se mit à fuir avec la légèreté d’une biche. Alors elle se souvint des recommandations du vieil avare, et chercha des yeux la ferme dont il lui avait parlé. Après avoir couru pendant trois ou quatre minutes, elle aperçut dans le lointain une étable qu’elle jugea dépendre {p. 128} de la maison de Galope-chopine. Ce chouan devait être au combat, Barbette était sans doute toute seule. S’encourageant par ces suppositions, mademoiselle de Verneuil espéra être bien reçue ; et, qu’après quelques heures passées dans cette habitation, elle pourrait retourner à Fougères puisque, selon toute apparence, Hulot allait triompher. Le bruit des fusillades lui donna des ailes, et bientôt elle atteignit la chaumière dont elle avait entrevu le toit.
À l’aspect du tableau qui s’offrit à ses regards, elle hésita quelque temps à s’avancer. Ses yeux virent en deux secondes, mais malheureusement la description des objets qu’elle aperçut exige plus d’une phrase.
L’espèce d’étable qu’elle découvrit de loin était l’habitation même. Le sentier suivi par elle l’avait amenée auprès d’une {p. 129} espèce de hangar dont le toit, couvert en genêt, était soutenu par quatre gros arbres qui gardaient encore leurs écorces. Un mur en torchis formait le fond de ce hangar, sous lequel se trouvaient un pressoir à cidre, une aire à battre le sarrasin, et quelques instruments aratoires. Appuyée à l’un de ces poteaux, la jeune fille restait indécise, car il s’agissait de franchir un marais fangeux qui servait de cour à la maison.
Elle examina un moment la situation de cette espèce de hutte. Elle était garantie des vents du nord par une éminence qui s’élevait au-dessus du toit. Les pousses d’orme, les bruyères et les fleurs du rocher la couronnaient de leurs guirlandes. Un escalier champêtre pratiqué entre le hangar et la maison permettait aux habitans d’aller respirer l’air pur de cette petite roche.
{p. 130} De l’autre côté de la cabane, l’éminence s’abaissait brusquement, laissait voir une suite de champs dont le premier dépendait sans doute de cette ferme. Ils dessinaient de gracieux bocages séparés par des haies en terre, plantées d’arbres, et dont la première complétait l’enceinte de la cour. Le chemin qui conduisait à ces champs était fermé par un gros tronc d’arbre à moitié pourri dont le nom fournira plus tard une digression qui servira à caractériser le pays.
Maintenant que l’on se figure, s’il est possible, entre l’escalier creusé dans les schistes et le sentier fermé par ce gros arbre, devant le marais et sous cette roche pendante, des pierres de granit grossièrement taillées, superposées les unes aux autres et formant les quatre angles des murs de cette chaumière, afin de donner quelque solidité au mauvais pisé, {p. 131} aux planches et aux fragmens de schiste qui en étaient les principaux matériaux.
Une moitié du toit avait été couverte en genêt au lieu de paille ; et l’autre moitié en bardeau, espèce de merrain long, étroit, taillé en forme d’ardoise. La partie de la chaumière au toit de genêt était une étable ouverte. Une mauvaise claie empêchait les animaux d’en sortir. Le toit en bardeau annonçaient la portion habitée par les êtres humains.
Cette maison devait au voisinage de la ville quelques améliorations complètement perdues à deux lieues plus loin. Elle participait tout-à-fait de l’instabilité de la vie à laquelle 10 les guerres et les usages de la féodalité avaient si fortement subordonné les mœurs du serf, qu’aujourd’hui encore les paysans de beaucoup de ses contrées nomment une demeure le château habité par leurs seigneurs.
{p. 132} Enfin, la jeune fille remarqua çà et là, dans la fange de la cour, des fragmens de granit disposés de manière à tracer jusqu’à l’habitation un chemin qui n’était pas sans danger. En entendant le bruit de la mousqueterie se rapprocher sensiblement, elle sauta de pierre en pierre, comme si elle traversait un ruisseau, et se dirigea vers l’entrée de la maison.
Elle était fermée par une de ces portes qui se composent de deux parties séparées dont l’inférieure est en bois plein et massif ;et dont la supérieure défendue par un volet sert de fenêtre. Le type de cette porte existe beaucoup plus orné dans beaucoup de boutiques des petites villes de la France, et la partie supérieure y est presque toujours armée d’une sonnette d’alarme. Mais la porte de la ferme de Galope-chopine s’ouvrait au moyen d’un loquet de bois {p. 133} digne de l’âge d’or. La partie supérieure n’avait pas même le luxe du vitrage. Ce lourd volet restait toujours ouvert pendant la journée, car la lumière ne pouvait pénétrer que par-là dans la chambre. L’unique croisée destinée à transmettre le jour consistait en un grossier vitrage de plomb garni de carreaux qu’il était facile de prendre pour des fonds de bouteille.
Quand elle fit tourner la porte sur ses gonds criards, elle sentit d’effroyables vapeurs alcalines sortir par bouffées de cette chaumière. Elle vit que le mur intérieur qui servait de séparation entre les deux classes d’êtres avait été ruiné en partie par les coups de pied des quadrupèdes. Au premier aspect, l’intérieur de la ferme ne démentait pas l’extérieur. Mademoiselle de Verneuil se demandait s’il était possible que des enfans vécussent dans {p. 134} cette fange organisée, quand un petit gars en haillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, lui présenta tout-à-coup une figure fraîche, blanche et rose, des joues bouffies, des yeux vifs, des dents d’ivoire et une chevelure blonde tombant en boucles ondoyantes sur ses épaules demi-nues. Ses membres étaient forts, son attitude avait cette grâce d’étonnement, cette naïveté qui agrandit les yeux d’un enfant ; ils semblaient flotter dans un fluide vital. Il était sublime de beauté.
– Où est ta mère ?… dit mademoiselle de Verneuil d’une voix douce et en se baissant pour lui baiser les yeux.
L’enfant se glissa comme une anguille, après avoir reçu le baiser, et disparut derrière un tas de fumier qui se trouvait, entre le sentier et la maison, sur la croupe de l’éminence ; car Galope-chopine, comme tous les cultivateurs bretons, mettait {p. 135} ses engrais dans des lieux élevés, par un système d’agriculture qui leur est propre.
Mademoiselle de Verneuil se trouva maîtresse du logis pour quelques secondes. L’inventaire n’était pas difficile à faire. La chambre où elle attendait Barbette formait toute la maison. L’ornement principal était une immense cheminée dont un longue tablette de granit bleu formait le manteau. L’étymologie de ce mot avait sa preuve dans un lambeau découpé en rond qui pendait le long de cette table. Il était de serge verte bordée d’un ruban vert pâle. Une bonne Vierge en plâtre peint occupait le milieu du manteau. Sur le socle de la statue mademoiselle de Verneuil lut deux vers d’une poésie religieuse fort répandue dans le pays :
À la Mère de Dieu,Protectrice de ce lieu.
{p. 136} Derrière la vierge une effroyable image tachée de rouge et de bleu représentait Saint Labre. Un lit de serge verte, dit en tombeau, une informe couchette d’enfant, un rouet, des chaises grossières, un buffet garni de quelques ustensiles de ménage complétaient, à peu de chose près, le mobilier de Galope-chopine.
Devant la croisée était une longue table de châtaignier munie de deux bancs du même bois, mais poli par l’user. Les sombres teintes des vitres de la fenêtre leur donnaient une couleur d’acajou. Au fond de la chambre et dans une espèce de niche, mademoiselle de Verneuil vit une immense pièce de cidre, sous le bondon de laquelle elle remarqua une humidité produite par une boue jaunâtre qui creusait le plancher formé de morceaux de granit assemblés par un argile roux. Il était évident que le maître du logis {p. 137} n’avait pas volé le surnom que les chouans lui donnaient.
Mademoiselle de Verneuil leva les yeux comme pour fuir ce spectacle ; alors il lui sembla avoir vu toutes les chauves-souris de la terre, tant elle aperçut de toiles pendantes où les araignées se balançaient comme sur des escarpolettes.
Deux énormes pichés, pleins de cidre, se trouvaient sur la longue table. Ce sont des espèces de cruches de terre brune dont le modèle existe dans quelques pays de la France et dont un Parisien peut avoir l’idée, en supposant aux pots dans lesquels les gourmets servent le beurre de Bretagne, un ventre plus arrondi, verni par places inégales et nuancé de taches fauves comme un coquillage. Cette cruche est terminée par une espèce de gueule, assez semblable à la tête d’une grenouille prenant l’air hors de l’eau.
{p. 138} Au bout de ces trois secondes d’attente qui ont coûté tant de mots pour décrire tout ce qui s’était offert aux yeux de mademoiselle de Verneuil, son attention s’était portée sur ces deux pichés ; mais le bruit du combat devenant plus distinct et plus terrible, elle regardait de tous côtés pour découvrir un endroit propre à se cacher, lorsque Barbette entra.
– Bonjour, Bécanière !… lui dit-elle en retenant un sourire involontaire à l’aspect d’une figure qui ne ressemblait pas mal à ces têtes dont les architectes ornent les clefs de la voûte des croisées.
– Ah ! ah ! vous venez d’Orgemont ! répondit Barbette d’un air peu empressé.
– Où allez-vous me mettre ? – car voici les chouans…
– Là… reprit Barbette aussi stupéfaite de la beauté que de l’étrange accoutrement de la créature qu’elle voyait et {p. 139} qu’elle n’osait comprendre dans son sexe. – Là ! dans la cachette du prêtre.
Et elle la mena à la tête de son lit, la fit entrer dans la ruelle ; mais elles frissonnèrent toutes deux en entendant les pas d’un inconnu qui sautait dans le marais fangeux. Barbette n’eut que le temps de détacher un des rideaux du lit et d’y envelopper mademoiselle de Verneuil ; car, en se retournant, elle se trouva face à face avec l’agresseur.
– La vieille, où peut-on se cacher ici ?… Je suis le comte de ***.
Mademoiselle de Verneuil tressaillit en reconnaissant la voix de ce terrible convive dont quelques paroles, restées un secret pour elle, avaient causé la catastrophe de la Vivetière.
– Hélas !… vous voyez, Monseigneur. – Il n’y a rin ici ! – Ce que je peux faire de mieux est de sortir – je veillerai – si {p. 140} les bleus viennent, j’avertirai, car si je restais ils brûleraient ma maison !…
Et Barbette sortit, car elle n’avait pas assez d’intelligence pour concilier les intérêts de deux êtres qui avaient les mêmes droits à la cachette.
– J’ai deux coups à tirer !… dit le comte avec désespoir ; mais ils m’ont déjà dépassé, et j’aurais bien du malheur si, en revenant par ici, il leur prenait fantaisie de regarder sous le lit !…
Il déposa légèrement son fusil auprès de la colonne où mademoiselle de Verneuil se tenait debout enveloppée dans la serge verte. Elle crut l’entendre se baisser pour s’assurer s’il pouvait passer sous le lit. Il allait infailliblement voir les pieds de la jeune fille. Elle y pensa ; et alors, dans ce moment désespéré, elle saisit le fusil, sauta vivement dans la chaumière, et menaça le comte qui partit d’un éclat {p. 141} de rire en la reconnaissant ; car, pour se cacher, elle avait quitté son vaste chapeau de chouan, et ses cheveux s’échappaient en grosses touffes de dessous sa résille de dentelle noire.
– Ne riez pas, comte, vous êtes mon prisonnier. Si vous faites un geste, vous saurez ce dont est capable une femme offensée !…
À ce moment le comte et mademoiselle de Verneuil se regardaient avec de bien diverses émotions ; car des voix confuses s’écriaient dans les rochers :
– Sauvez le Gars ! – sauvez le Gars ! – Égaillez-vous ! – égaillez-vous !…
Mais la voix aigre de Barbette domina pour les deux ennemis de la chaumière tout le tumulte extérieur.
– Ne vois-tu pas les soldats ? s’écria-t-elle. Viens-tu ici, petit méchant gars, {p. 142} ou je vais à toi ! – Veux-tu attraper des coups de fusil… Allons-sauve-toi.
Pendant tous ces petits événemens qui se passèrent en moins d’une seconde, un bleu sauta dans le marais.
– Beau-pied 11 ! lui cria mademoiselle de Verneuil.
Beau-pied accourut à cette voix et ajusta beaucoup mieux que sa belle libératrice le comte devenu blanc de stupeur.
– Aristocrate, dit le malin soldat, ne bouge pas ou je te démolis comme la Bastille, – en deux temps !…
– Monsieur Beau-pied, reprit mademoiselle de Verneuil d’une voix douce et caressante, vous me répondez de ce prisonnier. Faites comme vous voudrez, mais il faudra me le rendre sain et sauf à Fougères…
– Suffit, Madame !
{p. 143} – La route jusqu’à Fougères est-elle libre maintenant ?
– Elle est sûre, à moins que les chouans ne ressuscitent !…
Mademoiselle de Verneuil, s’armant avec une sorte de gaieté du léger fusil de chasse du prisonnier, sourit avec ironie en lui disant :
– Adieu, monsieur le comte, au revoir…
Et elle s’élança dans le sentier après avoir repris son large chapeau.
– J’apprends un peu trop tard, dit amèrement le comte, qu’il ne faut jamais plaisanter avec l’honneur de celles qui n’en ont pas !…
– Si tu ne veux pas que je t’envoie dans ton ci-devant Paradis, s’écria durement Beaupied, aristocrate, ne dis rien contre cette personne-là !…
{p. 144} Mademoiselle de Verneuil revint à Fougères par le sentier qui unissait le contour des roches de Saint-Sulpice au Nid-au-crocs 12. Quand elle atteignit cette dernière éminence et qu’elle courut à travers les détours du seul petit chemin tortueux pratiqué sur les aspérités du granit, elle admira cette jolie petite vallée du Nançon naguère si turbulente. Vue de là elle ressemblait à une rue de verdure où les rochers figuraient les maisons et au bout de laquelle les vieilles tours grises du château annonçaient le monument auquel elle paraissait conduire.
Mademoiselle de Verneuil rentra par la porte Saint-Léonard, car le petit sentier venait aboutir tout auprès. Les habitans, encore inquiets de cette bataille qui, d’après les coups de fusil qu’on entendait dans le lointain, semblait devoir durer toute la journée, attendaient le retour {p. 145} de la garde nationale pour reconnaître l’étendue de leurs pertes.
En voyant mademoiselle de Verneuil paraître dans son bizarre équipage, les cheveux en désordre, un fusil à la main, son schall et sa robe souillés par les murs et mouillés de rosée, la curiosité des habitans assemblés fut vivement excitée, car le pouvoir, la beauté, la singularité de cette jeune fille, avaient déjà mis à Fougères plus d’une langue en activité.
Chapitre XX §
Francine avait attendu pendant toute la nuit, en proie à d’horribles inquiétudes. À l’aspect de sa maîtresse, elle jeta un cri d’épouvante. Un petit geste, plein d’amitié et de gentillesse, imposa silence à la Bretonne.
{p. 147} – Je ne suis pas morte, mon enfant ! dit mademoiselle de Verneuil ; mais il me semble que je viens d’entendre lire un chant du Dante à mon maître d’Italien : – J’ai été cette nuit en enfer. – Ah ! je voulais des émotions en partant de Paris ! – J’en ai eu, ajouta-t-elle avec gaieté.
Francine voulut sortir pour commander un repas, en faisant observer à sa maîtresse qu’elle devait en avoir grand besoin.
– Oh ! dit mademoiselle de Verneuil, la parure avant tout, ma chère créature !
Et Francine ne fut pas médiocrement surprise d’entendre sa maîtresse désigner pour cette toilette matinale la robe la plus élégante et les accessoires les plus gracieux qui eussent été mis dans les cartons de voyage.
Après le repas, mademoiselle de Verneuil procéda à sa toilette avec la {p. 148} recherche et les soins minutieux qu’une femme met à cette œuvre capitale, quand elle doit apparaître aux yeux d’une personne chère, au milieu du tumulte d’un bal. Francine ne s’expliquait pas la gaieté moqueuse de sa maîtresse. Ce n’était pas la joie de l’amour, une femme ne se trompe pas à son expression, c’était une malice concentrée qui n’annonçait rien de bon. Le rire d’un ange déchu au moment où il rend un saint son complice n’est pas plus amer.
Mademoiselle de Verneuil, jetant un coup-d’œil sur sa chambre dont la fenêtre offrait l’aspect d’un riche panorama, drapa elle-même les rideaux, approcha le canapé du feu, se mit dans un jour favorable à sa figure, et dit à Francine de se procurer à tout prix des fleurs dans la ville, afin de donner à l’appartement un air de fête.
{p. 149} Elle se coucha voluptueusement sur le canapé, autant pour se reposer que pour s’offrir aux regards dans une attitude de grâce et de faiblesse dont certaines femmes connaissent tout le pouvoir. Une molle langueur, la pose provoquante de ses pieds dont la petite pointe perçait à peine sous les plis coquets de la robe, l’abandon du corps, la courbure du col, tout, jusqu’à l’inclinaison des doigts effilés d’une main d’ivoire qui pendait au-dessus d’un oreiller comme les blanches clochettes d’une touffe de jasmin, tout s’accordait avec les regards pour exercer d’irrésistibles séductions. Elle s’amusait à brûler des parfums, essayant de répandre dans l’air ces douces émanations qui attaquent si puissamment les fibres de l’homme. Un demi-jour tendait çà et là les piéges du clair-obscur, et le fusil du comte était appuyé au marbre de la cheminée.
{p. 150} Lorsque Francine eut rapporté des fleurs, mademoiselle de Verneuil en dirigea l’emploi de la manière la plus pittoresque ; et, quand elle eut jeté un dernier regard de satisfaction sur l’ensemble, elle dit à Francine d’envoyer réclamer chez le commandant le prisonnier qu’elle avait fait.
Vingt minutes s’étaient à peine écoulées, que les pas pesans du vieux militaire retentirent dans le salon qui précédait la chambre de mademoiselle de Verneuil.
– Eh bien ! commandant, où est mon captif ?
– Je viens de commander un piquet de douze hommes pour le fusiller comme pris les armes à la main.
– Vous avez disposé de mon prisonnier ! dit-elle. – Écoutez, commandant : la mort d’un homme après le combat ne {p. 151} doit pas être un bien grand régal pour vous, si j’en crois votre physionomie. – Eh bien ! Rendez-le moi ! 13 – Mettez ce sursis à sa mort sur mon compte. Je vous déclare qu’il m’est devenu très-essentiel. Il va coopérer sans s’en douter à l’accomplissement de nos projets. Au surplus, le fusiller serait commettre un acte aussi absurde que de tirer sur un ballon quand il ne faut qu’un coup d’épingle pour le désenfler. – Pour Dieu, laissez les cruautés à l’aristocratie. Les républiques sont généreuses. N’auriez-vous pas pardonné, vous, aux victimes de Quiberon et à tant d’autres. – Allons, envoyez vos douze hommes faire une ronde et venez vite ensemble dîner avec moi. – Il n’y a plus qu’une heure de jour, et – voyez-vous, ma toilette manquerait tout son effet, ajouta-t-elle en souriant.
– Mais, Mademoiselle… dit le commandant surpris.
{p. 152} – Eh bien ! quoi ?… Je vous entends… Allez, allez, le comte ne vous échappera pas. Tôt ou tard ce gros papillon-là viendra se brûler à vos bougies !…
Et elle montra en riant la carabine qui était à côté d’elle.
Le commandant haussa légèrement les épaules comme un homme qui obéit à regret aux désirs d’une jolie femme, et il revint une demi-heure après suivi de son prisonnier.
Mademoiselle de Verneuil se laissa complaisamment surprendre par eux. Elle parut confuse d’avoir été vue par le comte négligemment couchée. Mais après avoir lu dans les yeux du gentilhomme qu’elle n’avait pas manqué son effet, elle se leva et reçut ses deux convives avec une grâce, une politesse parfaites. Rien d’étudié ni de forcé dans les poses, le sourire, la démarche ou la voix, ne {p. 153} trahissait sa préméditation ou ses desseins. Tout était en harmonie ; et aucun trait trop saillant ne donnait à penser qu’elle affectât les manières d’un monde où elle n’eût pas vécu. Quand le royaliste et le républicain furent assis, elle regarda le comte d’un air sévère.
Le gentilhomme avait encore assez d’usage pour savoir que l’offense commise envers la jeune fille lui vaudrait un arrêt de mort. Malgré ce soupçon, il n’était ni gai, ni triste, mais il avait l’air d’un homme qui ne s’était pas habitué à des dénouemens brusques. Cependant, à l’aspect de mademoiselle de Verneuil, son cœur éprouva quelque émotion. Il lui sembla qu’il serait ridicule d’avoir peur de la mort devant une jolie femme. L’air sévère dont elle le regardait en ce moment lui donna des idées. Il se dit en lui-même que ce serait un vrai coup de {p. 154} maître que de paraître amoureux d’elle.
– Et qui sait, pensait-il, si une couronne de comte à espérer ne lui plaira pas mieux qu’une couronne de marquis perdue. – Montauran est sec comme un clou, et moi !… – Il se regarda d’un air satisfait. – Or, le moins qui puisse m’arriver, c’est de sauver ma tête !…
Mais ses réflexions diplomatiques étaient bien inutiles, car l’amour qu’il se promettait de feindre pour mademoiselle de Verneuil devint graduellement si puissant en présence de cette dangereuse créature, qu’il perdit après quelques minutes toute son assurance.
– Monsieur le comte, dit la jeune fille, vous êtes mon prisonnier ! – J’ai seule le droit de disposer de vous : – votre exécution n’aura lieu que de mon consentement, et – j’ai trop de curiosité pour vous laisser fusiller maintenant.
{p. 155} – Et si j’allais m’entêter à garder le silence ?… répondit-il gaiement.
– Avec une femme honnête – peut-être ; – mais, avec une fille ? – allons donc, monsieur le comte, – impossible !
Ces mots, remplis d’une ironie amère, furent sifflés, comme dit Sully en parlant de la duchesse de Beaufort, d’un bec si fin, si affilé, que le gentilhomme étonné se contenta de regarder sa cruelle antagoniste.
– Tenez, reprit-elle d’un air moqueur, pour ne pas vous démentir, je vais être comme ces créatures-là, – bonne fille. – Voici votre carabine.
Et elle lui présenta son arme par un geste plein de gentillesse.
– Foi de gentilhomme ! vous agissez, Mademoiselle…
– Ah ! dit-elle en l’interrompant, j’ai assez de la foi des gentilshommes. – C’est {p. 156} sur cette parole que je suis entrée à la Vivetière. – Votre chef m’avait juré que moi et mes gens nous y serions en sûreté.
– Quelle infamie ! s’écria Hulot en frissonnant.
– La faute en est à monsieur le comte ! reprit-elle en montrant à Hulot le gentilhomme. – Certes, le Gars avait bonne envie de tenir sa parole ; mais monsieur a répandu sur moi je ne sais quelle calomnie qui a confirmé toutes celles que supposait une femme…
– Mademoiselle, dit le comte tout troublé, la tête sous la hache, j’affirmerais n’avoir dit que la vérité…
– En disant quoi ?
– Que vous aviez été la…
– Dites le mot-la maîtresse…
– Du marquis de… l’un de mes amis, répondit le comte.
– Maintenant je pourrais vous laisser {p. 157} aller au supplice, reprit-elle froidement et sans paraître émue de l’accusation consciencieuse du comte qui resta stupéfait de l’insouciance apparente ou feinte qu’elle montrait pour ce reproche. – Mais, reprit la jeune fille en riant, écartez pour toujours la sinistre image de ces morceaux de plomb, car vous ne m’avez pas plus offensée que cet ami dont vous voulez que j’aie été… – fi donc ! – Écoutez, monsieur le comte, n’êtes-vous pas venu chez mon père, le duc de Verneuil ?… – eh bien !…
Jugeant sans doute que Hulot était de trop pour une confidence aussi importante que celle qu’elle avait à faire, mademoiselle de Verneuil attira le comte à elle par un geste et lui dit quelques mots à l’oreille.
Le comte laissa échapper une sourde exclamation de surprise, et il regarda {p. 158} d’un air hébété mademoiselle de Verneuil qui, tout-à-coup, compléta le souvenir qu’elle venait d’évoquer en s’appuyant à la cheminée dans l’attitude d’innocence et de naïveté d’un enfant.
Le comte fléchit un genou.
– Mademoiselle, s’écria-t-il, je vous supplie de m’accorder mon pardon, tout indigne que j’en suis !
Elle lui tendit la main qu’il sollicitait, il la baisa et elle lui dit :
– Vous n’avez pas plus raison maintenant dans votre repentir que dans votre insolente supposition à la Vivetière. – Mais ce sont des mystères qui sont au-dessus de votre intelligence ! – Qu’il vous suffise de savoir, monsieur le comte, reprit-elle gravement, que la fille du duc de Verneuil se souvient assez du plaisir qu’elle a eu à croquer les dragées du comte de ***, ou que la fiancée du {p. 159} marquis de…, votre ami, a trop d’élévation dans l’ame pour ne pas vivement s’intéresser à vous.
– Même après une insulte ! dit le comte avec une sorte de regret mélancolique.
– Il y a des personnes trop haut situées pour que l’insulte les atteigne jamais, monsieur le comte, et je suis du nombre !…
En prononçant ces paroles, la jeune fille prit une attitude de noblesse et de fierté qui imposa au comte et rendit toute cette intrigue beaucoup moins claire pour Hulot.
Le commandant, mettant la main à sa moustache, regarda d’un air inquiet mademoiselle de Verneuil, mais elle lui fit un signe d’intelligence comme pour avertir qu’elle ne s’écartait pas de son plan.
{p. 160} – Maintenant, reprit-elle après le moment de silence dont ses derniers mots furent suivis, – maintenant, causons ! – Francine, allumez les bougies !…
Elle amena fort adroitement la conversation sur ce temps qui était, en si peu d’années, devenu l’ancien régime. Elle reporta si bien le comte à cette époque par la vivacité de ses observations et de ses tableaux ; elle donna tant d’occasions au gentilhomme d’avoir de l’esprit par la complaisante finesse avec laquelle elle lui ménagea des reparties, que le comte finit par trouver qu’il n’avait jamais été si aimable. Cette idée le rajeunit, et il essaya de faire partager à la séduisante jeune fille la bonne opinion qu’il avait de lui-même.
Cette malicieuse femme se plaisait à essayer sur lui tous les ressorts de la coquetterie, et elle y mettait d’autant plus {p. 161} d’adresse que c’était un jeu pour elle. Ainsi tantôt elle lui laissait croire à de rapides progrès, et tantôt, comme étonnée de la vivacité du sentiment qu’elle éprouvait, elle lui manifestait une froideur dont il était charmé, et qui servait à augmenter insensiblement cette passion impromptue 14. Elle ressemblait parfaitement à un pêcheur qui lève légèrement sa ligne pour reconnaître si l’appât réussit. Le pauvre comte mettait tous ses souvenirs à contribution. Il s’était déjà laissé prendre à la manière étourdie et innocente avec laquelle sa libératrice accepta deux ou trois complimens qu’il avait assez bien tournés, et alors l’émigration, la république et les chouans furent à mille lieues de sa pensée.
Hulot se tenait droit, immobile et silencieux comme le dieu Terme, car son défaut d’instruction le rendit tout-à-fait {p. 162} inhabile à la conversation. Il se doutait bien qu’elle devait être très-spirituelle ; mais tous les efforts de son intelligence tendaient à bien la comprendre, afin de savoir si les deux interlocuteurs ne complotaient pas à mots couverts contre la république.
– Montauran, Mademoiselle, a de la naissance, il est bien élevé, joli garçon ; mais il ne connaît pas du tout la galanterie. Il n’a pas vu Versailles. – Au lieu de faire des noirceurs, il donnera des coups de couteau. Il peut aimer violemment, c’est vrai, mais il n’aura jamais cette fine fleur de manières qui distinguait Lauzun, Adhémar, Coigny et tant d’autres… – Il ne connaît pas cet art aimable de dire de jolies choses, qui, après tout, convient mieux aux femmes que de la métaphysique ! – Non, il n’a rien de tout cela !
{p. 163} – Je m’en suis bien aperçue ! répondit mademoiselle de Verneuil…
– Ah ! se dit le comte, elle a eu une inflexion de voix et un regard qui prouvent que j’ai avancé mes affaires.
Il lui offrit la main, car Francine était venue annoncer le dîner.
Mademoiselle de Verneuil fit les honneurs du repas avec une politesse et un tact qui ne pouvaient avoir été acquis que par une longue habitude de la vie recherchée des gens de cour. Le comte ne cherchait plus à s’expliquer le rôle joué par cette sirène, il était fasciné.
– Allez-vous-en ! dit-elle à Hulot en sortant de table. – Vous lui feriez peur. – Mais si je suis seule avec lui je saurai en tirer tout ce que nous avons intérêt à connaître ; car il en est au point où un homme croit tout ce qu’une femme veut lui faire croire…
{p. 164} – Et après ? demanda le commandant.
– Oh ! Libre ! répondit-elle, il sera libre comme l’air…
– Il a cependant été pris les armes à la main.
– Non, dit-elle par une de ces plaisanteries sophistiques que les femmes opposent à une raison péremptoire, je l’avais désarmé.
– Comte, dit-elle au gentilhomme en rentrant, je viens d’obtenir votre liberté ; mais rien pour rien ?… ajouta-t-elle en souriant et mettant sa tête de côté comme pour l’interroger.
– Demandez tout ! s’écria-t-il dans l’ivresse de son ame, je mets tout à vos pieds !… Et il s’avança pour saisir la main de la jeune fille en essayant de faire prendre ses désirs pour de la reconnaissance.
{p. 165} Mademoiselle de Verneuil n’était pas fille à se méprendre ; et, tout en souriant de manière à donner quelque espérance à cet amant :
– Me feriez-vous repentir de ma confiance ? dit-elle en se reculant de quelques pas.
– L’imagination d’une jeune fille va plus vite que celle d’une femme ! répondit-il en riant.
– Elles ont plus à perdre.
– C’est vrai, l’on est défiant quand on porte un trésor.
– Quittons ce langage-là, répondit-elle, vous finiriez par vous faire écouter, car Dieu sait si j’aime les complimens ! – Vous donnez un bal à Saint-James ?… – J’ai entendu dire que vous aviez établi là vos magasins, vos arsenaux. C’est le siége de votre gouvernement, votre place forte… À quand le bal ?
{p. 166} – À demain soir.
– Vous ne vous douteriez pas que c’est à ce bal que vous devez la vie ! Écoutez-moi : cette dame, mon implacable ennemie, pouvait, jalouse, irritée, donner à ma mission la plus odieuse interprétation et soupçonner mon caractère et mon nom d’infamie ! Mais vous autres, généreux et hommes enfin, ne pouviez-vous pas supposer une mission de paix à une jeune fille de vingt-deux ans, et expliquer ainsi mon pouvoir de faire cesser ou poursuivre les hostilités ? Ah ! voilà des blessures dont mon cœur saigne encore ! Comment, monsieur le comte, le marquis de Montauran n’a-t-il pas su voir que mon ame n’enferme pas de trahison pour lui !…
– Montauran, Montauran ! s’écria le comte, est un ambitieux qui ne sait pas apprécier une femme !…
{p. 167} – S’il ne m’avait pas caché, jusqu’à la Vivetière, son véritable nom, reprit-elle, nous serions tous heureux à cette heure.
Elle soupira.
– Calomniée, méconnue, je veux arriver à mon but avec l’obstination d’une femme. J’irai à votre bal. Je vous demande de m’accorder votre protection du moment où j’y paraîtrai jusqu’au moment où j’en sortirai.
– Je ne veux pas de votre parole, dit-elle en lui voyant mettre la main sur son cœur. J’abhorre les sermens, ils ont trop l’air d’une précaution. Dites-moi simplement que vous vous engagez à garantir ma personne de toute entreprise criminelle et honteuse. Promettez-moi de réparer votre tort en proclamant que je suis réellement mademoiselle de Verneuil, et nous serons quittes. {p. 168} Hé ! donner deux heures de protection à la danse d’une femme, ce n’est pas une rançon bien chère. Allez – vous ne valez pas une obole de plus… Et, par un sourire, elle ôta toute amertume à l’épigramme.
– Que demanderez-vous pour la carabine ? dit le comte en riant.
– Oh ! plus que pour vous.
– Quoi ?
– Le secret ! Il n’est rien au monde, croyez-moi, comte, comme une femme pour connaître une femme, et, si vous dites un mot, je puis périr en chemin : hier certains messagers de plomb m’ont averti des dangers que j’ai à courir sur la route. – Oh ! Cette dame est aussi leste à la chasse qu’à la toilette. Jamais femme de chambre ne m’a déshabillée… Ah ! dit-elle en s’interrompant, faites en sorte que je n’aie plus à craindre au bal…
{p. 169} – Vous y serez sous ma protection !… répondit le comte avec orgueil. – Mais vous ne viendrez à Saint-James que pour Montauran ?demanda-t-il d’un air triste.
– J’y vais pour m’en venger !… dit-elle. – Le regard qu’elle jeta sur le comte fut pour lui le coup de grâce. – Maintenant, il est temps que vous sortiez. Je vais vous conduire moi-même hors de la porte Saint-Léonard : je ne veux confier votre tête à personne, car vous vous faites ici une guerre de cannibales.
– Vous vous intéressez donc un peu à moi ! s’écria le comte. Ah ! Mademoiselle, permettez-moi d’espérer que vous ne serez pas insensible à l’amitié du comte de ***. – Il faut se contenter de ce sentiment, n’est-ce pas ? ajouta-t-il d’un air de fatuité.
– Allez, devin ! dit-elle avec cette {p. 170} joyeuse expression que prend une femme pour faire un aveu qui ne compromet ni sa dignité ni son secret.
Puis, prenant un schall dont elle s’entoura soigneusement, elle accompagna le comte jusqu’au Nid-aux-crocs, après avoir ordonné au poste de respecter sa retraite. Arrivée au bout du sentier, elle lui dit :
– Comte, soyez discret, même avec le marquis. Et elle mit un doigt sur ses deux lèvres.
Le comte, enhardi par l’air de bonté de mademoiselle de Verneuil, lui prit la main. Elle la lui laissa comme une faveur ; et, en la baisant, il lui dit :
– Oh ! Mademoiselle, comptez sur moi à la vie, à la mort. Ne vous dois-je pas maintenant autant qu’à ma mère ? Cependant j’aurai bien de la peine à n’avoir pour vous que du respect…
{p. 171} Il s’élança dans le sentier.
Après l’avoir vu gagner les rochers de Saint-Sulpice, elle hocha la tête en signe de satisfaction et se dit à elle-même à voix basse :
– Ce gros garçon-là m’a livré plus que sa vie pour sa vie ! La femme n’a qu’une ruse, mais elle est bonne. Auprès de nous les hommes oublient décidément tout ce qu’ils ont de bon sens. Celui-ci ferait tout par moi, rien pour moi ! – une créature ou un créateur, voilà la différence entre un homme et un autre !
Elle n’acheva pas, jeta un regard de désespoir vers le ciel, et, poussant un long soupir, elle regagna lentement la porte Saint-Léonard.
Hulot et Corentin l’attendaient.
– Encore huit jours, s’écria-t-elle, et… – Elle s’arrêta en voyant qu’ils n’étaient pas seuls. – Et il tombera sous {p. 172} vos fusils, dit-elle à l’oreille de Hulot.
Sa contenance et son visage n’accusaient aucun remords, car il y a cela d’admirable chez les femmes qu’elles n’ont jamais raisonné leurs actions les plus blâmables : le sentiment les entraîne. Il y a du naturel même dans leur dissimulation, et c’est chez elles seules que le crime se rencontre sans bassesse. La plupart du temps elles ne savent pas comment cela s’est fait.
Le commandant recula d’un pas et la regarda d’un air de goguenarderie militaire difficile à rendre.
– Je vais à Saint-James, au bal donné par les chouans, et…
– Mais, dit Corentin en l’interrompant, il y a cinq lieues ; voulez-vous que je vous accompagne ?
– Vous vous occupez beaucoup, lui {p. 173} dit-elle, d’une chose à laquelle je ne pense jamais, – de vous.
Ces derniers mots étaient perçans. Le mépris qu’elle témoignait à Corentin plut singulièrement à Hulot qui hocha la tête en la voyant disparaître vers Saint-Léonard.
Corentin la suivit des yeux ; et, sur sa figure, éclatait une sourde conscience de la fatale supériorité qu’il croyait pouvoir exercer sur cette charmante créature. Il ressemblait à ces gens odieux qui sont accablés vingt fois par jour des innocens regards des malades, mais dont le coup-d’œil terrible agit dans les circonstances rares et difficiles où il faut les contenir.
Mademoiselle de Verneuil, de retour chez elle, s’empressa de délibérer sur ses parures de bal. Francine, habituée à ne jamais comprendre les fins de sa maîtresse {p. 174} par les moyens qu’elle lui voyait employer, chercha les cartons, et y trouva une robe grecque, car alors tout subissait le système grec. La parure complète agréa à mademoiselle de Verneuil. Tous les accessoires furent rassemblés, et la toilette put tenir dans un très-petit 15 carton facile à porter.
– Francine, mon enfant, je vais courir les champs ; vois si tu veux rester ici ou me suivre.
– Rester !… s’écria Francine. Et qui vous habillerait ? grand Dieu !
– Où as-tu mis le gant que je t’ai rendu ce matin ?
– De qui ?
– De qui ! Francine ? le gant de qui ! Vas-tu me demander aussi qui te l’a donné ?
Francine rougit et tira de son corset {p. 175} le gant du marquis remis par Marche-à-terre.
– Tu te trompes un peu dans cette affaire-ci, Francine, dit-elle en riant. Couds à ce gant-là un ruban vert, – puis prépare-toi à me suivre. – Surtout, prenons de l’argent !…
Alors, s’apercevant que Francine tenait des pièces nouvellement frappées, elle s’écria :
– Il ne faut que cela pour nous faire assassiner. – Envoie Jérémie éveiller Corentin. – Non, il nous suivrait ! – Envoie-le chez le commandant demander de ma part des écus de six francs !…
Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petits détails, elle pensait à tout. Pendant que Francine achevait les préparatifs de cet inconcevable départ, mademoiselle de Verneuil se mit à essayer de contrefaire le cri de la chouette, {p. 176} de manière à pouvoir faire illusion, et, avant le départ, elle était parvenue à imiter complètement le signal de Marche-à-terre.
À l’heure de minuit elle sortit par la porte Saint-Léonard et gagna le petit sentier du Nid-aux-crocs. Elle s’aventura, suivie de Francine, à travers la campagne.
Elle allait d’un pas ferme, car elle était animée par cette volonté forte qui donne à la démarche et au corps je ne sais quel caractère de puissance. Sortir d’un bal de manière à éviter un rhume, est pour les femmes une affaire importante et long-temps combinée ; mais jetez la passion dans ces cœurs-là, le corps devient de bronze. Cette entreprise aurait long-temps flotté dans l’ame d’un homme audacieux, elle avait à peine souri à mademoiselle de Verneuil que, pour elle, les dangers étaient autant d’amorces.
{p. 177} – Tu pars sans te recommander à Dieu !… dit Francine qui s’était retournée pour contempler le clocher de Saint-Léonard.
Mademoiselle de Verneuil sourit.
La pieuse Bretonne s’arrêta, joignit les mains, et dit un Ave à la Sainte-Vierge d’Auray, pour qu’elle rendît ce voyage heureux. Mademoiselle de Verneuil resta pensive et confuse en regardant prier son amie.
Chapitre XXI §
Mademoiselle de Verneuil et sa compagne arrivèrent promptement à la chaumière de Galope-chopine. Le bruit de leurs pas, tout léger qu’il fût, éveilla un de ces gros chiens à la fidélité desquels {p. 179} les Bretons confient les loquets de bois de leurs portes. Il accourut vers les deux étrangères, et ses aboiemens devinrent si menaçans que la peur s’empara des deux conspiratrices. Elles se mirent à crier au secours en rétrogradant de quelques pas.
Elles entendirent bientôt crier les gonds rouillés de la porte du logis, et Galope-chopine, levé à la hâte, montra sa mine ténébreuse. Mademoiselle de Verneuil lui présenta le gant du marquis de Montauran.
– Il faut, dit-elle, que je me rende promptement à Saint-James. M. le comte de *** m’a dit que ce serait toi qui m’y conduirais et me servirais de défenseur. Ainsi, Galope-chopine, procure-nous à moi et à Mademoiselle deux ânes pour monture ; et prépare-toi à nous accompagner, car notre temps est précieux. Si {p. 180} nous n’arrivons pas avant demain soir à Saint-James, nous ne verrons ni le Gars ni le bal.
Galope-chopine, tout ébaubi, prit le gant, le tourna, retourna, et alluma une chandelle. Elle était, comme tout ce qui se présente aux regards dans ce malheureux pays, une preuve de l’ignorance qui y règne relativement aux principes commerciaux les plus vulgaires. La chandelle que consomme la partie la plus nombreuse de sa population y est importée du nord de l’Europe ; elle est en résine, grosse comme le petit doigt et de la couleur du pain d’épice.
Après avoir vu le ruban vert, avoir regardé mademoiselle de Verneuil, s’être gratté l’oreille, avoir bu un piché de cidre dont il offrit une part à la belle dame, Galope-chopine la laissa assise devant la table sur le banc de châtaignier {p. 181} poli, et alla chercher les deux ânes.
La lueur violette que jetait la chandelle exotique, n’était pas assez forte pour dominer les jets capricieux de la lune qui nuançaient par des points lumineux les tons noirs du plancher et des meubles de la chaumière enfumée. Le petit gars avait levé sa jolie tête étonnée, et au-dessus de ses beaux cheveux, deux vaches montraient, à travers les trous du mur de l’étable, leurs muffles rouges et leurs gros yeux brillans. Le grand chien, dont la physionomie n’était pas la moins intelligente, semblait examiner les deux étrangères avec plus de soin qu’aucun des habitans de la hutte. Un peintre aurait admiré long-temps les effets de nuit de ce tableau ; mais mademoiselle de Verneuil, peu curieuse d’entrer en conversation avec Barbette qui se dressait sur son séant comme un spectre et {p. 182} commençait à ouvrir de grands yeux en la reconnaissant, échappa par la fuite à l’air empesté de ce taudis et aux questions que la Bécanière avait à lui faire.
S’enveloppant dans sa mante, elle monta lestement l’escalier du rocher qui abritait la hutte de Galope-chopine ; et, parvenue sur le faîte, elle admira les immenses détails des vues partielles offertes par ce pays. Ses points de vue subissaient, comme les brimborions d’un kaléidoscope, autant de changemens que l’on faisait de pas en avant ou en arrière, vers le haut des sommets ou le bas des vallées.
Alors la lumière nuageuse de la lune enveloppait, comme d’une brume lumineuse, l’église gothique de Saint-Léonard et tout le paysage. C’est aux imaginations tendres qu’il faut parler des prodigieux effets de l’interfusion de cette {p. 183} voluptueuse lumière à travers les découpures et les cintres d’une église qui, dans la nuit, avait quelque chose de la légèreté d’un ouvrage en filigrane. Les esprits amoureux de poésie comprennent seuls la mélancolie que cette lueur douce fait naître dans l’ame, par les apparences fantastiques qu’elle donne aux arbres et aux monumens, et par les couleurs qu’elle jette dans les eaux dont les mouvemens, semblables aux jeux des diamans, sont alors bien plus en harmonie avec les méditations que lorsqu’ils éclatent sous les feux du soleil. Mais comment faire partager à tous les cœurs le charme auquel mademoiselle de Verneuil s’abandonnait en voyageant sur tous les points lumineux que les immenses projections des ombres détachaient des masses ?…
– Le jour, se disait-elle, a quelque chose de mâle et de superbe, mais la {p. 184} nuit est femme ! – Ah ! s’il m’aimait, quel bonheur ce serait d’être là avec lui ! Mais nous sommes peut-être aussi fortement séparés que le sont les rochers de Saint-Sulpice de celui de Saint-Léonard. – C’est pour l’éternité !
En ce moment le silence fut troublé par l’éloquence des ânes, et mademoiselle de Verneuil redescendit promptement à la cabane du chouan. Francine était déjà en selle. Ils partirent.
Galope-chopine était armé d’un fusil de chasse à deux coups, et portait une longue peau de bique qui lui donnait l’air de Robinson Crusoë. Son visage bourgeonné et plein de rides se voyait à peine sous ce large chapeau que les paysans conservent comme une tradition des anciens temps, orgueilleux d’avoir conquis à travers leur servitude l’antique ornement des têtes seigneuriales. Cette {p. 185} nocturne caravane, protégée par ce guide dont le costume, l’attitude et la figure avaient quelque chose de patriarcal, ressemblait à cette scène de la fuite en Égypte due aux sombres pinceaux de Rembrandt.
Galope-chopine, faisant rarement usage de la grande route, guida mademoiselle de Verneuil à travers l’immense dédale des chemins de traverse de la Bretagne. Alors mademoiselle de Verneuil comprit la guerre des chouans.
En pénétrant dans ces routes tortueuses elle put apprécier l’état de ces campagnes qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru si ravissantes. Il est difficile à la pensée de concevoir une image exacte de cette multitude de champs. Autour de chacun d’eux et depuis un temps immémorial, les paysans ont élevé un mur en terre, haut de six pieds, de forme {p. 186} prismatique sur la cime duquel s’élèvent des châtaigniers, des chênes et des hêtres. Ce mur, ainsi planté, est une haie. Les longues branches des arbres qui la couronnent étant presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent au-dessus un immense berceau. Ces chemins, tristement encaissés par ces murs tirés d’un sol argileux, ressemblent aux fossés des places de guerre. Lorsque le granit qui, dans ces contrées, arrive jusqu’à fleur de terre, n’y montre pas ses formes anti-diluviennes, ils deviennent alors tellement impraticables que la moindre charrette ne peut y rouler qu’à l’aide de deux paires de bœufs et de deux chevaux petits et vigoureux. Mais les chemins sont si habituellement marécageux, que l’usage a forcément établi dans le champ et le long de la haie un sentier pour les piétons. Ce sentier se nomme une rote. Cette rote commence et finit avec {p. 187} chaque pièce de terre. Pour passer d’un champ dans un autre, il faut donc remonter la haie au moyen d’un escalier factice que la pluie rend souvent très-glissant. Les voyageurs avaient encore bien d’autres obstacles à vaincre dans ces routes tortueuses. Chaque morceau de terre ainsi fortifié a son entrée. Cette entrée, d’environ dix pieds de largeur, est fermée par ce qu’on appelle des échaliers.
L’échalier est un tronc ou une forte branche d’arbre dont un des bouts est percé de part en part. Il s’emmanche alors par ce bout dans une autre pièce de bois informe qui sert de pivot. L’extrémité de l’échalier se prolonge un peu au-delà de son pivot, de manière à recevoir une charge assez pesante pour former un contre-poids et permettre même à un enfant de manœuvrer cette singulière fermeture champêtre dont l’autre {p. 188} extrémité repose dans un trou fait à la partie intérieure de la haie. Quelquefois les paysans économisent la pierre du contre-poids en laissant dépasser le gros bout du tronc de l’arbre ou de la branche.
Cette clôture varie suivant le génie de chaque propriétaire : souvent l’échalier consiste en une seule branche d’arbre dont les deux bouts sont scellés par de la terre dans la haie argileuse. Souvent il a l’apparence d’une porte carrée, composée de plusieurs menues branches d’arbres placées de distance en distance comme les bâtons d’une échelle mise en travers : alors cette porte tourne d’un côté comme un échalier et roule à l’autre bout sur un morceau de bois plat et rond, semblable à une petite roue pleine, percée par le milieu.
Ces haies et ces échaliers donnent au sol la physionomie d’un immense {p. 189} échiquier dont chaque case serait un de ces champs. Ce champ, parfaitement isolé du reste du monde, est enclos comme une cité, protégé comme elle par des remparts ; il a sa porte à défendre et offre à des assaillans la plus périlleuse de toutes les conquêtes.
En effet le paysan breton croit engraisser la terre qui se repose en y encourageant la venue de genêts immenses, arbuste si bien traité dans ces contrées qu’il arrive en peu de temps à hauteur d’homme. Cette opinion, digne de gens qui placent leurs fumiers dans la partie la plus élevée de leurs cours, entretient sur le sol et dans la proportion d’un champ sur quatre, des forêts de genêts, au sein desquelles on peut dresser mille embuches. Joignez à cela la présence de quelques vieux pommiers à cidre, étendant leurs branches basses et par conséquent {p. 190} mortelles aux productions du sol qu’elles couvrent ; entourez chaque arpent de ces haies qui portent d’immenses arbres à racines gourmandes et prennent le quart du terrain ; vous aurez une idée de la culture et de la physionomie du pays que parcourait alors mademoiselle de Verneuil.
On ne sait si c’est au besoin d’éviter les contestations ou à une paresseuse 16 facilité d’enfermer les bestiaux sans les garder, que ces clôtures formidables sont dues ; mais leur présence rend le pays imprenable, la guerre des masses impossible ; et alors on conçoit que la guerre de partisan y devienne interminable. Cinq cents hommes peuvent y défier les troupes d’un royaume. Là était tout le secret de la guerre des chouans.
Mademoiselle de Verneuil comprit alors la nécessité où se trouvait la {p. 191} république d’étouffer la discorde plutôt par des moyens de police et de diplomatie, que par l’emploi inutile de la force militaire. Que faire en effet contre des gens assez habiles pour mépriser la possession des villes et s’assurer celle de ces imprenables campagnes ? Comment ne pas négocier lorsque toute la force de ces paysans aveuglés résidait dans un chef habile et entreprenant ? Elle admira le génie du ministre qui devinait du fond d’un cabinet le secret de la paix. Elle s’éleva aux considérations qui agissent sur ces hommes assez puissans pour voir tout un empire d’un regard et dont les actions, criminelles aux yeux de la foule, ne sont que les jeux d’une pensée immense. Il y a chez ces ames terribles, on ne sait quel partage du pouvoir de la fatalité et du destin, on ne sait quelle prescience dont les signes les élèvent tout-à-coup : la foule les cherche un moment {p. 192} parmi elle, elle lève les yeux et les voit planer.
Ces pensées légitimaient aux yeux de mademoiselle de Verneuil le but atroce de sa vengeance. Elle ennoblissait et fortifiait ses désirs de toutes les idées qui lui arrivaient ; et ce travail de l’ame lui communiquait assez d’énergie pour supporter les étranges fatigues de son voyage.
Au bout de chaque héritage, Galope-chopine était forcé de faire descendre les deux voyageuses pour les aider à gravir les passages difficiles des haies. Lorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées de reprendre leurs montures et de se confier aux chemins fangeux qui se ressentaient de l’approche de l’hiver. La combinaison de ces grands arbres, des chemins creux et des clôtures, entretenait dans les bas-fonds une humidité glaciale {p. 193} qui enveloppait souvent les trois voyageurs d’un manteau de neige.
Après bien des travaux pénibles sans intérêt pour cette histoire, ils atteignirent, au lever du soleil, les bois de Marignay. Alors le voyage devint moins difficile dans le large sentier de la forêt. La lumière boréale de l’aurore, le dais formé par les branches et l’épaisseur des arbres, les mirent à l’abri de l’inclémence du ciel, et les difficultés multipliées qu’ils avaient eu à surmonter d’abord ne se représentèrent plus.
À peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois, qu’ils entendirent dans le lointain un murmure confus de voix et le bruit d’une sonnette dont les sons argentins n’avaient pas cette monotonie que leur imprime la marche des bestiaux. Galope-chopine écouta cette mélodie très-attentivement, tout en {p. 194} cheminant. Bientôt une bouffée de vent lui apporta quelques mots psalmodiés dont l’harmonie agit fortement sur lui, et alors il dirigea les montures fatiguées dans un sentier qui paraissait devoir écarter les voyageurs du chemin de Saint-James.
Il fit la sourde oreille aux représentations de mademoiselle de Verneuil, et elle ne fut pas médiocrement inquiète à l’aspect de ce nouveau chemin.
À droite et à gauche, d’énormes rochers de granit, posés les uns sur les autres, offraient de bizarres configurations. À travers ces blocs, d’immenses racines d’arbres, semblables à de gros serpens, se glissaient pour aller chercher loin de la naissance du tronc les sucs nourriciers de quelques hêtres séculaires. Chacun des côtés de la route ressemblait à ces grottes souterraines, célèbres par leurs stalactites. Il y {p. 195} avait des précipices cachés par d’énormes festons de pierre où la verdure sombre du houx et des fougères s’alliait aux taches verdâtres et blanchâtres des mousses. L’aridité se mêlait à la culture, la grâce à l’horreur.
Les trois voyageurs firent quelques pas dans un étroit sentier ; et, tout-à-coup, le plus étonnant des spectacles vint s’offrir aux regards de mademoiselle de Verneuil. Un bassin demi-circulaire, entièrement composé de quartiers de granit, formait un amphithéâtre parfait dans les gradins informes duquel de hauts sapins noirs et des châtaigniers jaunis s’élevaient les uns sur les autres en présentant l’aspect d’un cirque agrandi par d’immenses proportions. Les premières assises de granit étaient décorées comme les flancs du sentier que mademoiselle de Verneuil venait de parcourir. Le soleil de {p. 196} l’hiver semblait plutôt verser de sombres couleurs qu’épancher sa lumière à travers les arbres de ce théâtre où l’automne avait jeté le tapis fauve de ses feuilles séchées.
Au centre de cette église, dont le déluge avait été l’architecte, s’élevaient trois énormes pierres druidiques. Elles formaient un vaste autel. Une ancienne bannière d’église y était fixée. Dans l’enceinte, une centaine d’hommes agenouillés, la tête nue, priaient avec ferveur. Un prêtre commençait la messe. Elle était servie par deux autres ecclésiastiques. La négligence des vêtemens sacerdotaux déchirés, ces hommes prosternés devant un autel sans pompe, la nudité de la croix, l’étonnante énergie du temple, la voix faible du prêtre retentissant comme un murmure dans l’espace, l’attention de toutes ces figures {p. 197} empreintes de conviction, l’unité de sentiment qui les ramenait vers l’autel, l’heure, le lieu, l’époque, tout donnait à cette scène le caractère antique des premiers temps du christianisme.
Là mademoiselle de Verneuil resta frappée d’admiration. Cette messe dite au fond des bois, ce culte renvoyé par la persécution vers sa source, la poésie des temps anciens hardiment jetée au milieu d’une nature capricieuse et bizarre, ces chouans armés et désarmés, cruels et prians, hommes et enfans, tout cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait vu et imaginé. Elle se souvenait bien d’avoir admiré dans son enfance les pompes de cette église romaine si flatteuses pour les sens ; mais elle ne connaissait pas encore Dieu tout seul, sa croix sur l’autel, l’autel sur la terre, et, au lieu des feuillages découpés sur les arceaux gothiques, les {p. 198} arbres de l’automne soutenant le dôme du ciel ; au lieu des mille couleurs projetées par les vitraux, le soleil glissant à peine ses rayons rougeâtres et ses reflets assombris sur l’autel, sur le prêtre et sur les assistans. Les hommes n’étaient plus là qu’un fait et non un système : c’était une prière et non une religion.
Mais l’homme qui consentait par son silence à laisser à ce tableau toutes ses harmonies, ne tarda pas à apparaître au sein de cette scène mystérieuse et à l’animer de ses passions et de ses haines.
À l’arrivée de mademoiselle de Verneuil, l’évangile s’achevait. Bientôt elle aperçut, non sans quelque effroi, l’abbé Gudin. Elle se déroba précipitamment à ses regards en profitant d’un immense fragment de granit qui lui servit de retraite. Elle y attira vivement Francine, et essaya d’arracher {p. 199} Galope-chopine de la place qu’il avait choisie pour participer aux bienfaits de cette cérémonie. Elle se convainquit bientôt de l’inutilité de ses efforts. Elle espéra échapper au danger qui la menaçait en remarquant que, par la nature du terrain, elle serait la première à se retirer ; mais force lui fut d’être un impatient auditeur du jésuite. À la faveur d’une large fissure des rochers, elle le vit gravir un quartier de granit tombé dont il se fit une chaire, et il commença le prône en ces termes :
In nomine Patris et Filii, et Spiritus Sancti.
Tous les assistans firent le signe de la croix.
– Mes chers frères, reprit-il, nous prierons d’abord pour les trépassés : Jean Cochegrue, Nicolas Laferté, Joseph Brouet, François Parquoi et Sulpice Coupiau, tous de cette paroisse et {p. 200} tous morts des blessures qu’ils ont reçues au combat de la Pélerine et au siége de Fougères.
De profundis, etc.
Alors ce psaume fut récité 17 suivant l’usage : un verset était dit par les assistans et un verset par les clercs, avec une ferveur qui était d’un bon augure pour la prédication.
Lorsque le psaume des morts fut achevé, l’abbé Gudin continua d’une voix dont la violence alla toujours en croissant ; car l’habile jésuite n’ignorait pas que la véhémence du débit était le plus puissant des argumens pour persuader ses sauvages auditeurs. Il s’écria :
« Ces défenseurs de Dieu, chrétiens, vous ont donné l’exemple du devoir. N’êtes-vous pas honteux de ce qu’on peut dire de vous dans le paradis ? Sans ces bienheureux qui ont dû être reçus {p. 201} à bras ouverts par tous les saints, notre Seigneur pourrait croire que votre paroisse est habitée par des Mahométisches !… – Comment ! dit-on dans la Bretagne, dans le ciel et chez le Roi, les bleus ont renversé les autels, ils ont tué les recteurs, ils ont assassiné le Roi et la Reine, ils veulent prendre tous les paroissiens de Bretagne pour en faire des bleus comme eux et les envoyer se battre hors de leurs paroisses, dans des pays bien éloignés… et les gars de Marignay sont restés les bras ballans ? – Oh ! oh ! Cette république de damnés a vendu à l’encan les biens de l’Église et des seigneurs, elle en a partagé le prix entre ses bleus ; puis, pour se nourrir d’argent comme elle se nourrit de sang, elle vient de décréter de prendre trois livres sur les écus de six livres, comme elle veut emmener trois hommes sur six, et les gars de Marignay n’ont pas pris leurs {p. 202} fusils pour chasser les bleus de Bretagne ? – Ah ! ah !… le paradis leur sera refusé, et ils ne pourront jamais faire leur salut.
C’est donc de votre salut, chrétiens, qu’il s’agit. C’est votre ame que vous sauverez en combattant pour la religion et le Roi. La sainte Vierge d’Auray elle-même m’est apparue avant-hier à deux heures et demie. Elle m’a dit comme je vous dis : – Tu es un prêtre de Marignay ? – Oui, Madame. – Eh bien, je suis la sainte Vierge d’Auray, mère de Dieu. Je suis toujours à Auray et encore ici, parce que je suis venue pour que tu dises aux gars de Marignay qu’il n’y a pas de salut à espérer pour eux s’ils ne s’arment pas, et tu leur refuseras l’absolution de leurs péchés, à moins qu’ils ne servent Dieu. Tu béniras leurs fusils, et les gars qui seront sans péché ne manqueront pas les bleus, parce que leurs fusils seront consacrés.
{p. 203} Elle a disparu en laissant sous le chêne de la Patte-d’oie une odeur d’encens. J’ai marqué l’endroit. Une belle Vierge de bois y a été placée par M. le recteur de Saint-James. Or, la mère de Pierre Leroi dit Marche-à-terre, y étant venue prier le soir, a été guérie de ses douleurs, à cause des bonnes œuvres de son fils. La voilà au milieu de vous et vous la verrez de vos yeux marcher toute seule. C’est un miracle. Il a été fait, comme la résurrection du bienheureux Marie Lambrequin, pour vous prouver que Dieu n’abandonnera jamais la cause des Bretons quand ils combattront pour ses serviteurs et pour le Roi.
Ainsi, mes chers frères, si vous voulez faire votre salut et vous montrer les défenseurs du Roi notre seigneur, vous devez obéir à tout ce que vous commandera celui que le Roi a envoyé et que nous {p. 204} nommons le Gars. Alors vous ne serez plus comme des Mahométisches, et vous vous trouverez avec les gars de toute la Bretagne, sous la bannière de Dieu. Vous pourrez reprendre dans les poches des bleus tout l’argent qu’ils auront volé ; car, si pendant que vous ferez la guerre vos champs ne sont pas semés, le Seigneur vous abandonnera les dépouilles de ses ennemis.
Voulez-vous, chrétiens, qu’il soit dit que les gars de Marignay sont en arrière des gars du Morbihan, des gars de Saint-Georges, de ceux de Vitré, d’Antrain, qui tous sont au service de Dieu et du Roi ? Leur laisserez-vous tout prendre et resterez-vous comme des hérétiques, les bras croisés, quand tant de Bretons font leur salut et sauvent leur Roi ? – Vous abandonnerez tout pour moi ! a dit l’Évangile. N’avons-nous pas déjà {p. 205} abandonné les dîmes, nous autres ! Abandonnez donc tout pour faire cette guerre sainte !… Vous serez comme les Machabées, tout vous sera pardonné. – Vous trouverez au milieu de vous les recteurs et leurs curés, et vous triompherez !
Faites attention à ceci, chrétiens, dit-il en terminant : pour aujourd’hui seulement nous avons le pouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui ne profiteront pas de cette faveur, ne retrouveront plus la sainte Vierge d’Auray aussi miséricordieuse, et elle ne les écouterait plus comme elle l’a fait dans la guerre précédente. »
Cette prédication soutenue par l’éclat d’un organe emphatique et des gestes multipliés qui mirent l’orateur tout en eau, produisit en apparence peu d’effet. Tous les paysans immobiles et debout, les yeux attachés sur l’orateur, ressemblaient à des statues ; mais mademoiselle de {p. 206} Verneuil remarqua bientôt que cette attitude générale était le résultat d’un charme jeté par l’abbé sur cette foule. Il avait, à la manière des grands acteurs, manié tout un public comme un seul homme.
Le prédicateur avait parlé aux intérêts et aux passions. Il avait absous d’avance les excès. Sa parole mensongère venait de délier les seuls liens qui retinssent ces hommes grossiers dans l’observation des préceptes de la morale. Il avait prostitué le sacerdoce, car dans ces temps de révolution, chacun faisait, au profit de son parti, une arme de ce qu’il tenait, et la croix pacifique des temples devenait un instrument de guerre comme le soc nourricier des charrues.
Ne rencontrant aucun visage avec lequel elle pût s’entendre, mademoiselle de Verneuil se retourna pour regarder Francine ; mais elle ne fut pas {p. 207} médiocrement surprise de lui voir partager cet enthousiasme et dire son chapelet à l’aide de celui de Galope-chopine qui le lui avait sans doute abandonné pendant la prédication.
– Francine ! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peur d’être une Mahométische ?
– Oh ! Mademoiselle, répliqua la Bretonne, voyez donc là-bas la mère de Pierre qui marche…
L’attitude de Francine annonçait une conviction si profonde, que mademoiselle de Verneuil comprit alors tout le secret de ce prône, l’influence du clergé sur les campagnes, et les prodigieux effets de la scène qui commença sous ses yeux.
Les paysans les plus voisins de l’autel s’avancèrent un à un, et s’agenouillèrent en offrant leurs fusils au prédicateur {p. 208} qui les remettait sur l’autel. Galope-chopine lui-même se hâta d’aller présenter son fusil. Les trois prêtres entonnèrent l’hymne du Veni Creator. Le célébrant, prenant l’encensoir, enveloppa cette masse d’instrumens de mort d’un nuage de fumée bleuâtre, en décrivant des dessins que l’encensoir semblait entrelacer dans l’air. Lorsque la brise fraîche de la matinée eut enlevé le nuage, les fusils furent distribués par ordre. Chaque homme le recevait à genoux et les trois prêtres récitaient une prière latine en le lui rendant. Lorsque les hommes armés revinrent à leurs places, l’enthousiasme sourd et profond de l’assistance éclata d’une manière formidable, mais attendrissante.
– Domine, salvum fac regem !…
Telle était la prière que le prédicateur avait entonnée d’une voix retentissante et {p. 209} que par deux fois l’assistance chanta violemment.
Leurs cris eurent quelque chose de sauvage et de guerrier : les deux notes du mot regem, dont la signification était connue de ces paysans, furent attaquées avec tant d’énergie, que mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de reporter ses pensées avec attendrissement sur la famille des Bourbons exilés. Ces souvenirs éveillèrent ceux de sa vie passée. Sa mémoire ne lui retraça que les fêtes de cette cour maintenant dispersée, au sein desquelles elle avait brillé. Ces images la firent songer à ce bal où elle allait revêtir la vengeance des livrées de la joie. La figure du marquis s’introduisit dans cette rêverie. Alors elle laissa, avec la mobilité d’une femme, le tableau qui était devant ses yeux : pensant qu’elle n’avait pas d’ornemens pour parer sa tête au bal, elle {p. 210} fut séduite par l’idée de se coiffer avec une branche de houx, dont les feuilles crispées et les baies rouges attiraient en ce moment son attention. Le marquis occupait exclusivement son ame quand elle reprit le chemin de Saint-James
– Oh ! oh ! dit Galope-chopine, mon fusil pourra rater des oiseaux, mais des bleus – jamais !… Et il hocha la tête en signe de satisfaction.
Mademoiselle de Verneuil examina alors attentivement la figure de son guide : elle était un parfait modèle de toutes celles qu’elle venait de voir. Elle ne trahissait certes pas autant de combinaisons d’idées que celle d’un enfant. Une joie naïve ridait les joues et le front de Galope-chopine quand il regardait son fusil ; mais aussi une religieuse conviction jetait dans d’expression de sa joie et de son visage quelques traits {p. 211} sombres, quelque chose de fanatique qui, pour un moment, faisait participer cette figure autant de l’état sauvage que de la civilisation.
Ils atteignirent bientôt un village, c’est-à-dire la réunion de quatre ou cinq habitations semblables à celle de Galope-chopine. Là, pendant que mademoiselle de Verneuil achevait un repas dont le beurre, le pain et le laitage firent tous les frais, la troupe des nouveaux chouans arriva. Ils étaient conduits par le recteur qui tenait un crucifix, et un des gars précédait la procession en portant la bannière de l’autel.
Alors mademoiselle de Verneuil se trouva forcément réunie à ce détachement qui se rendait comme elle à Saint-James.
Chapitre XXII §
Vers le coucher du soleil, les trois voyageurs arrivèrent à Saint-James. Cette petite ville doit son nom aux Anglais qui la bâtirent au quatorzième siècle, pendant leur domination en Bretagne.
{p. 213} Avant d’y entrer, mademoiselle de Verneuil fut témoin d’une étrange scène de guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoup d’attention, car elle craignit d’être reconnue par quelques-uns de ses ennemis, et cette peur lui fit hâter sa marche.
Cinq à six mille paysans étaient campés dans un champ. Leurs costumes, assez semblables à ceux des réquisitionnaires de la Pélerine, excluaient toute idée de guerre. Cette réunion tumultueuse d’hommes ressemblait à celle d’une grande foire. Il fallait même quelque attention pour découvrir qu’ils étaient armés, car les peaux de bique si diversement façonnées cachaient leurs fusils. L’arme la plus visible était la faux par laquelle quelques-uns remplaçaient les fusils qu’on devait leur distribuer. Les uns buvaient et mangeaient ; les autres {p. 214} se battaient ou se disputaient à haute voix. La plupart étaient couchés par terre et dormaient. Il n’y avait nulle apparence d’ordre et de discipline. Cependant mademoiselle de Verneuil crut apercevoir dans le lointain un officier, habillé en rouge et qui devait être au service d’Angleterre, occupé à faire exécuter quelques manœuvres à des gens vêtus d’uniformes mal confectionnés ; puis elle remarqua, au milieu du mouvement d’essaim qui agitait cette masse, deux officiers qui apprenaient à quelques chouans, plus intelligens que les autres, à manœuvrer deux pièces de canon qui paraissaient former toute l’artillerie de l’armée royaliste.
Des hurlemens accueillirent l’arrivée des gars de Marignay qui furent reconnus à leur bannière.
À la faveur du mouvement que cette {p. 215} troupe et les recteurs excitèrent dans le camp, mademoiselle de Verneuil put le traverser sans danger et s’introduire dans la ville.
Elle atteignit une petite auberge de peu d’apparence et qui n’était pas très-éloignée de la maison où se donnait le bal. La ville avait été envahie par tant de monde, qu’après toutes les peines imaginables, elle n’obtint qu’une mauvaise petite chambre. Lorsqu’elle y fut installée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartons qui contenaient la toilette de sa maîtresse, il resta debout dans une attitude d’attente et d’irrésolution incroyable. En tout autre moment, mademoiselle de Verneuil se serait amusée à voir ce qu’est un paysan breton sorti de sa paroisse par une influence étrangère à ses habitudes ; mais elle rompit le charme, en tirant de sa {p. 216} bourse quatre écus de six francs qu’elle présenta au chouan.
– Prends donc ! dit-elle à Galope-chopine ; et, si tu veux m’obliger, tu retourneras sur-le-champ à Fougères, sans passer par le camp ni goûter au cidre.
Le chouan, étonné d’une telle libéralité, regardait tour à tour les quatre écus qu’il avait pris et mademoiselle de Verneuil ; mais elle fit un geste de main, il disparut.
– Comment pouvez-vous le renvoyer, Mademoiselle ? demanda Francine. N’avez-vous pas vu comme la ville est entourée ! – Comment la quitterons-nous ? – Qui vous protégera ici ?…
– N’as-tu pas ton protecteur ! dit mademoiselle de Verneuil en sifflant sourdement d’une manière moqueuse, à la manière de Marche-à-terre dont elle essaya de contrefaire l’attitude.
Francine rougit, puis sourit tristement {p. 217} de la gaieté de sa maîtresse ; enfin elle lui dit : – Mais où est le vôtre ?
Mademoiselle de Verneuil tira brusquement son poignard et le montra à la Bretonne effrayée qui se laissa aller sur une chaise, en joignant les mains :
– Qu’es-tu donc venue chercher ici, Marie ? s’écria-t-elle d’une voix suppliante qui ne demandait pas de réponse.
Mademoiselle de Verneuil était occupée à contourner les branches de houx qu’elle avait cueillies et disait :
– Je ne sais pas si ce houx sera bien joli dans les cheveux ? – J’aurai trop l’air de dire : Prenez garde ! – Cependant ces deux nuances de vert, ces filets blancs et ces dards étincelans ont quelque chose d’original. – Il n’y a guère qu’un visage aussi éclatant que le mien pourra l’être qui puisse supporter {p. 218} une aussi sombre coiffure. – Qu’en dis-tu, Francine ?…
C’était au milieu de mille propos semblables qui annonçaient la plus grande liberté d’esprit, que cette singulière fille procédait à sa toilette.
Une robe de mousseline des Indes assez courte et semblable à un linge mouillé, révéla les contours délicats de ses formes. Elle revêtit une petite tunique rouge dont les plis nombreux et graduellement plus allongés à mesure qu’ils approchaient de ses flancs élégans, dessinaient le cintre gracieux des tuniques grecques. Ce voluptueux vêtement des prêtresses antiques rendit impénétrable la robe indécente que la mode de cette époque permettait aux femmes de porter. La ceinture de cette tunique était très-riche. La jeune fille, voulant encore modifier l’impudeur de la mode, couvrit d’une gaze très-claire {p. 219} ses blanches épaules que le corsage trop décolleté de la tunique laissait voir. Elle tourna les longues nattes de ses cheveux de manière à leur faire former derrière la tête ce cône imparfait et aplati qui donne tant de grâce à la figure de quelques statues antiques, par la prolongation factice de la tête. Quelques boucles réservées au-dessus du front retombèrent de chaque côté de son visage en longs rouleaux brillans.
En ce moment ses doigts légers ouvrirent des jours, comblèrent quelques intervalles, séparant, rassemblant l’ébène des cheveux avec cet art dans lequel les femmes de France n’ont point de rivales. Quand elle eut, par un sourire, donné son approbation à cet édifice d’air et de jais dont les moindres dispositions faisaient ressortir les beautés de son visage, elle y posa la couronne de houx {p. 220} qu’elle avait préparée. Les nombreuses baies rouges répétaient heureusement au milieu de cette coiffure la couleur de la tunique. Tout en tortillant quelques feuilles pour produire des oppositions capricieuses entre les sens et les revers, mademoiselle de Verneuil regarda dans une glace l’ensemble de sa toilette et dit comme si elle eût été entourée de flatteurs :
– Je suis horrible ce soir ! – J’ai l’air d’une statue de la Liberté. – Je vais leur faire l’effet de la République… Au surplus, ajouta-t-elle, je veux tout braver !
Elle plaça avec soin son cangiar au milieu de son corset en laissant passer la touffe de rubis dont le manche était orné. Leurs feux rougeâtres donnèrent une grâce de plus à sa toilette en attirant les yeux sur les trésors voilés que sa rivale avait si indignement prostitués.
{p. 221} Francine ne put se résoudre à quitter sa maîtresse. Quand elle la vit prête à partir, elle sut trouver, pour l’accompagner au bal, des prétextes dans tous les obstacles que les beautés de la Bretagne ont à surmonter en allant à une fête. Ne fallait-il pas qu’elle débarrassât mademoiselle de Verneuil du manteau dont elle s’était enveloppée ; de la double chaussure que les dangers du trajet avaient nécessitée, tout sablé que fût le chemin ; et du voile de gaze sous lequel elle avait dérobé sa tête aux regards des gens du pays, attirés par la curiosité autour de la maison où la fête avait lieu ? La foule était si nombreuse, qu’elles s’avancèrent entre deux haies de chouans. Francine n’essaya pas de retenir sa maîtresse, mais après lui avoir rendu les derniers services exigés par la coquetterie, elle resta toute triste dans la chambre où elle était, ne voulant pas l’abandonner aux hasards {p. 222} de sa destinée sans être à même de voler à son secours. La fidèle Bretonne ne prévoyait que des malheurs.
Une scène assez étrange avait lieu dans l’appartement de M. de Montauran, au moment où mademoiselle de Verneuil se rendait à la fête.
Le jeune marquis achevait sa toilette et passait un large ruban bleu qui devait servir à le faire reconnaître comme le premier personnage de cette assemblée, lorsque l’abbé Gudin entra d’un air inquiet et lui dit :
– Monsieur le marquis, venez vite. Vous seul pourrez calmer l’orage qui s’est élevé, je ne sais à quel propos, entre les chefs. – Ils parlent de quitter le service du Roi. – Je crois que ce diable de Cottereau, le contrebandier, est cause de tout le tumulte. – Ces querelles-là sont toujours causées par une niaiserie. – {p. 223} Madame du Gua lui a reproché, m’a-ton dit, d’arriver au bal très-mal vêtu…
– Il faut que cette femme soit folle !… s’écria le marquis, pour vouloir…
– Cottereau, reprit l’abbé, a répliqué que si vous lui aviez donné l’argent promis au nom du Roi…
– Assez, assez, l’abbé. Je comprends tout maintenant. Cette scène a été convenue, n’est-ce pas ?… et vous êtes l’ambassadeur…
– Moi, monsieur le marquis ! reprit l’abbé en interrompant. – Je vais vous appuyer vigoureusement, et vous me rendrez, j’espère, la justice de croire que le rétablissement de nos autels en France, celui du Roi sur le trône de ses pères, sont pour mes humbles travaux de bien plus puissans attraits que cet évêché de Rennes…
L’abbé n’osa poursuivre.
{p. 224} Le marquis souriait tristement en suivant l’abbé Gudin dans une salle où retentissaient de violentes clameurs.
– Je ne reconnais ici l’autorité de personne !… s’écriait le contrebandier en jetant des regards enflammés à tous ceux qui l’entouraient, et il portait la main à la poignée de son sabre.
– Reconnaissez-vous celle du bon sens ?… lui demanda froidement le marquis.
Le farouche contrebandier se retourna, et, reconnaissant le général des armées catholiques, il garda le silence.
– Qu’y a-t-il donc, Messieurs ?… dit le jeune chef en examinant tous les visages.
– Il y a, monsieur le marquis, reprit Cottereau, embarrassé comme un homme du peuple qui reste d’abord sous le joug du préjugé devant un grand {p. 225} seigneur, mais qui ne connaît plus de bornes aussitôt qu’il a franchi la barrière, parce qu’il ne voit alors qu’un égal – il y a, dit-il, que vous venez fort à propos. Je ne sais pas dire des paroles dorées, aussi je m’expliquerai rondement. – J’ai commandé cinq cents hommes pendant tout le temps de la dernière guerre. – Depuis que nous avons repris les armes, j’ai su trouver pour le service du Roi mille têtes aussi dures que du fer. – Voici sept ans que je risque ma vie pour la bonne cause, je ne vous le reproche pas, mais – toute peine mérite salaire. – Or, pour commencer, je veux qu’on m’appelle monsieur de Cottereau. Je veux que le grade de colonel me soit reconnu, sinon je traite de ma soumission avec le premier consul !… parce que, voyez-vous, monsieur le marquis, j’ai un créancier diablement importun et qu’il faut toujours satisfaire !… – Le voilà !… {p. 226} ajouta-t-il en se frappant le ventre.
– Les violons sont-ils venus ?… demanda le marquis à madame du Gua avec un accent moqueur.
Mais le contrebandier avait brutalement traité un sujet trop important, et ces esprits ambitieux et calculateurs étaient depuis trop long-temps en suspens sur ce qu’ils avaient à espérer du Roi, pour que le dédain du jeune chef pût mettre un terme à cette scène.
Longuy se plaça vivement devant M. de Montauran et lui dit avec un calme affecté :
– Prenez garde, monsieur le marquis ; vous traitez trop légèrement des hommes qui ont quelque droit à la reconnaissance de celui que vous représentez ici. – Nous savons que Sa Majesté vous a donné tout pouvoir pour attester nos services qui doivent trouver leur {p. 227} récompense dans ce monde – ou dans l’autre, car chaque jour l’échafaud est dressé pour nous. – Je sais que, pour moi, le grade et les honneurs de lieutenant-général…
– Vous voulez dire maréchal-de-camp ?…
– Non, monsieur le marquis ; j’ai rempli ces fonctions-là dans la dernière guerre, sous Charrette. Le grade dont je parle ne pouvant pas m’être contesté, je ne plaide pas en ce moment pour moi, mais pour tous mes intrépides frères d’armes, dont les services ont besoin d’être constatés. – Votre signature et vos promesses leur suffiront aujourd’hui. – Et, dit-il à voix basse, j’avoue qu’ils se contentent de peu de chose. – Mais, reprit-il à haute voix, quand le soleil se lèvera dans le château de Versailles pour éclairer des jours heureux, alors les serviteurs du Roi qui lui {p. 228} auront aidé à conquérir la France, en France, pourront obtenir des grâces pour leurs familles, des pensions pour les veuves, et la restitution des biens qu’on leur a, si mal à propos, confisqués… Écoutez, monsieur le marquis, les preuves ne sont pas inutiles : je ne me défierai jamais du Roi, mais bien de ces cormorans de ministres et de courtisans qui lui corneront aux oreilles des billevesées comme : le bien public, la France, la couronne… que sais-je… Et l’on se moquera d’un loyal Vendéen ou d’un brave chouan, parce qu’il sera vieux et que la brette qu’il aura tirée pour la bonne cause lui battra dans des jambes maigries de souffrances… Trouvez-vous que nous ayons tort ?…
– Vous parlez admirablement bien, monsieur de Longuy, mais un peu trop tôt !… répondit le marquis.
– Écoutez donc, marquis, lui dit {p. 229} le comte de *** à voix basse, il a, par ma foi, débité de bonnes choses ! – Vous êtes sûr, vous, d’avoir toujours l’oreille du Roi ; – mais, nous autres, nous n’irons que de loin en loin voir le maître ; et – je vous avoue que si vous ne me donniez pas votre parole de gentilhomme de me faire obtenir la charge de Grand-maître des Eaux-et-forêts de France, en temps et lieu – du diable, si je risquerais mon cou. Conquérir la Normandie au Roi !… ce n’est pas une petite tache, aussi j’espère bien avoir l’Ordre. – Mais, ajouta-t-il en rougissant, nous avons le temps de penser à cela ! – Dieu me préserve d’imiter ces pauvres hères et de vous harceler ! – Vous parlerez de moi au Roi, et tout sera dit.
Alors, chacun des chefs trouva le moyen de faire savoir au marquis d’une manière plus ou moins ingénieuse le prix {p. 230} exagéré qu’il attendait de ses services. L’un demandait modestement le gouvernement de Bretagne, l’autre une baronnie, celui-ci un grade, celui-là un commandement. Tous voulaient des pensions.
– Eh bien ! Renty, dit le marquis au jeune chevalier, tu ne veux donc rien, toi ?…
– Ma foi, marquis, il ne reste que la couronne de France, mais je pourrais bien m’en accommoder…
– Eh ! Messieurs, dit l’abbé Gudin d’une voix tonnante, songez donc que si vous êtes si empressés, vous gâterez tout au jour de la victoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé de faire des concessions aux révolutionnaires ?…
– Les jacobins !… s’écria le contrebandier. Je réponds au Roi d’employer mes mille hommes à les pendre !…
{p. 231} – Monsieur de Cottereau, reprit le marquis, j’aperçois quelques personnes invitées qui se rendent ici. Nous devons rivaliser de zèle et de soins pour les décider à coopérer à notre sainte entreprise, et – vous comprenez que ce n’est pas le moment de nous occuper des plus justes demandes…
En parlant ainsi, le marquis s’avançait vers la porte comme pour aller au-devant de quelques nobles des environs qu’il avait entrevus ; mais le hardi contrebandier lui barra le passage d’un air soumis et respectueux.
– Non, non, monsieur le marquis ; excusez-moi ; mais les jacobins nous ont trop bien appris que ce n’est pas celui qui fait la moisson qui mange la galette. Signez-moi ce chiffon de papier, et demain je vous amène quinze cents gars, sinon – je me rends…
{p. 232} Le marquis regarda fièrement autour de lui. Il vit que la hardiesse du vieux brigand et son air résolu ne déplaisaient à aucun des spectateurs de ce débat.
Un seul homme assis dans un coin semblait n’avoir pris aucune part à la scène. Il était occupé à charger de tabac une pipe de terre blanche. L’air de mépris qui régnait sur sa figure, son attitude modeste et le regard compatissant que le marquis rencontra dans ses yeux, lui firent examiner ce serviteur généreux. Il reconnut le garde-chasse de madame du Gua et alla brusquement à lui.
– Et toi ?… lui dit-il, que demandes-tu ?…
– Oh ! monsieur le marquis, que le Roi rende à mon jeune maître la terre que les bleus lui ont prise, et je ne tirerai jamais de daim sans penser que, sauf la {p. 233} sainte Vierge d’Auray, nous devons tout au Roi.
– Mais toi ?…
– Oh moi ! Monseigneur veut rire !…
Le marquis serra la main calleuse du Breton, et il dit à madame du Gua dont il s’était rapproché :
– Madame, je puis périr dans mon entreprise avant d’avoir eu le temps de faire parvenir au Roi un rapport fidèle sur les armées catholiques de la Bretagne. Si vous voyez la Restauration, – n’oubliez pas ce brave homme. – Il y a plus de noblesse en lui que dans tous ces gens-là !… Et il montra les chefs qui attendaient avec une certaine impatience que le jeune marquis fît droit à leurs demandes. Tous tenaient à la main des papiers déployés où leurs services avaient sans doute été constatés par les généraux {p. 234} royalistes des guerres précédentes. Ils murmuraient déjà à voix basse.
Au milieu d’eux, l’abbé Gudin, le comte de *** et le chevalier de Renty se consultaient pour aider le marquis à repousser des prétentions aussi exagérées ; car l’abbé trouvait la position du jeune chef très-délicate.
Tout-à-coup le marquis promenant ses yeux bleus, brillans d’ironie, sur cette assemblée, dit d’une voix douce et claire :
– Messieurs, je ne sais pas si les pouvoirs que le Roi a daigné me confier, sont assez étendus pour que je puisse satisfaire à vos demandes. Il n’a peut-être pas prévu tant de zèle et de dévouement. Vous allez juger vous-même de mes devoirs… – Je les accomplirai peut-être ! – Il disparut et revint promptement en tenant à la main une lettre déployée, revêtue du sceau et de la signature royale.
{p. 235} – Voici les lettres patentes en vertu desquelles vous devez m’obéir. Elles m’autorisent à gouverner la province de Bretagne au nom du Roi et à reconnaître les services des officiers de ses armées.
Un mouvement de satisfaction éclata dans l’assemblée. Les chouans s’avancèrent vers le marquis, en décrivant autour de lui un cercle respectueux. Tous les yeux étaient attachés sur la signature du Roi. Le jeune chef se tenait debout devant la cheminée où brillait un feu très-ardent. Il se retourna et jeta les lettres dans le foyer. Elles furent consumées en un clin-d’œil.
– Je ne veux plus commander, s’écria le jeune homme, qu’à ceux qui verront un Roi dans le Roi, et non une proie à dévorer… Vous êtes libres, Messieurs, de m’abandonner…
{p. 236} Un cri de vive le Roi !… fut poussé par madame du Gua, l’abbé Gudin, le garde-chasse, le jeune chevalier de Renty et par le comte enthousiasmés. Les autres chefs hésitèrent un moment, mais, entraînés par le son généreux que l’ame du marquis venait de rendre, ils affectèrent des visages rians.
– Allons danser !… s’écria le chevalier, et advienne que pourra !… – Après tout, ajouta-t-il gaiement, il vaut mieux, mes amis, s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Battons-nous d’abord, et nous verrons après.
– Ah ! c’est vrai, ça ! – Sauf votre respect, monsieur le chevalier, dit le garde-chasse à voix basse, je n’ai jamais vu demander dès le matin le prix d’une journée !
L’assemblée se dispersa dans les salons {p. 237} où quelques personnes étaient déjà arrivées.
Le marquis essaya de déposer l’air sombre et la mélancolie qui altéraient son visage ; mais les chefs, honteux de la scène qui venait d’avoir lieu, aperçurent aisément les défauts du masque qu’il s’efforçait de garder. L’assemblée atteignit alors ce moment critique par lequel commencent tous les bals. Les danseuses assises attendaient avec impatience d’être assez en nombre pour commencer, et leurs regards se tournaient vers la porte chaque fois qu’un nom prononcé d’une voix sonore annonçait soit des cavaliers, soit des rivales en beauté ou en toilette. Les hommes, rassemblés en groupe au milieu du salon, causaient à voix basse, mais avec chaleur. Leurs yeux distraits erraient sur les femmes avec une insouciance dont elles se vengeaient en {p. 238} critiquant leurs parures. Madame du Gua, qui semblait faire les honneurs du bal, essayait de tromper l’impatience des femmes en adressant successivement à chacune d’elles les flatteries d’une petite conversation. Déjà l’on entendait les notes criardes des instrumens que l’on mettait d’accord, lorsque madame du Gua apercevant le marquis dont la figure avait repris une expression presque sinistre, alla brusquement à lui :
– Ce n’est pas, j’ose l’espérer, la scène très-ordinaire que vous avez eue avec ces manans qui peut vous accabler ?… lui dit-elle.
Elle n’obtint pas de réponse ; le marquis croyait encore entendre la voix prophétique de mademoiselle de Verneuil, lorsque, dans le salon de la Vivetière, elle l’engageait à abandonner la lutte des rois contre les peuples. Mais ce jeune {p. 239} homme avait trop d’élévation dans l’ame, trop d’orgueil et peut-être trop de conviction pour délaisser l’œuvre de sa pensée. Il se décidait en ce moment à poursuivre courageusement son entreprise. Il releva la tête avec fierté, et alors la voix de madame du Gua parvint à son oreille.
– Vous êtes sans doute à Fougères ? disait-elle avec une amertume qui révélait l’inutilité des efforts qu’elle avait tentés pour distraire le marquis. – Ah ! Monsieur, je donnerais mon sang pour vous la mettre entre les mains et vous voir heureux avec elle !…
– Pourquoi donc avoir tiré avec tant d’adresse sur elle ?
– Parce que je la voudrais morte ou dans vos bras. – Oui, Monsieur, j’ai pu aimer le marquis de Montauran le jour où j’ai cru voir en lui un héros… – Maintenant je n’ai plus pour lui {p. 240} qu’une douloureuse amitié, en le voyant séparé de la gloire par le cœur nomade d’une fille d’Opéra !
– Pour de l’amour… reprit le marquis avec l’accent de l’ironie, vous me jugez bien mal !… – Les femmes savent mieux que nous encore qu’il ne va pas sans l’estime et le respect. – Si j’aimais cette fille-là, Madame, je la désirerais moins… et – sans vous, – peut-être, n’y penserais-je déjà plus.
– La voici ! dit brusquement madame du Gua.
La précipitation du marquis à tourner la tête la fit sourire avec malignité. L’éclat jeté par les bougies dont l’appartement était garni, permit à madame du Gua de découvrir quelque espérance pour son amour sur les traits du marquis, lorsque, ramenant sa tête vers elle, {p. 241} il sourit lui-même de cette ruse de femme.
– De quoi riez-vous donc ? demanda le comte de ***.
– D’une bulle de savon qui s’évapore ! répondit madame du Gua joyeuse. Le marquis, à ce qu’il dit du moins, n’en revient pas aujourd’hui d’avoir senti son cœur battre pour cette fille de la Vivetière !… – Vous savez ?…
– Cette fille !… reprit le comte avec un accent de reproche. – Madame, c’est à l’auteur du mal à le réparer… Je vous donne ma parole d’honneur qu’elle est bien réellement la fille du duc de Verneuil.
– Monsieur le comte, dit le marquis d’une voix profonde et altérée, laquelle de vos deux paroles croire ?… celle de la Vivetière ou celle de Saint-James ?
Une voix éclatante annonça mademoiselle de Verneuil. Le comte s’élança vers {p. 242} la porte, offrit la main à la belle inconnue avec les marques du plus profond respect ; et, la présentant à travers la foule curieuse au marquis et à madame du Gua :
– Ne croire que celle-ci ! répondit-il au chef stupéfait.
Madame du Gua pâlit.
Un moment la jeune fille resta debout. Elle jeta un regard orgueilleux sur cette assemblée où ses yeux cherchèrent les convives de la Vivetière dont elle recueillit les hommages respectueux. Elle attendit la salutation forcée de sa rivale, sans même regarder le marquis. Après avoir rendu avec une grâce affectueuse un léger salut de protection à madame du Gua, elle la regarda en souriant et se laissa reconduire par le comte à une place d’honneur. Elle s’assit auprès de sa rivale qui croyait rêver, mais à qui un instinct naturel fit prendre un air riant et affectueux.
{p. 243} La mise extraordinaire et la beauté de mademoiselle de Verneuil excitèrent un moment les murmures de l’assemblée. Lorsque le marquis et madame du Gua tournèrent leurs regards sur les convives de la Vivetière, ils les virent dans une attitude de surprise, mais respectueux. Chacun d’eux paraissait chercher les moyens de rentrer en grâce auprès de la jeune fille. L’étonnement des principaux chefs à l’apparition de cette belle inconnue n’avait échappé à personne. La République et la Chouannerie semblaient être en présence.
Chapitre XXIII §
– Mais c’est une magie, Mademoiselle ! – Il n’y a que vous au monde pour surprendre les gens. – Comment ! venir toute seule ? disait madame du Gua.
– Toute seule ! répéta mademoiselle {p. 2} de Verneuil ; ainsi vous n’aurez ce soir qu’une victime !
– Oh ! vous êtes bien cruelle ! reprit madame du Gua. Je ne puis vous exprimer combien j’éprouve de plaisir à vous revoir ! J’étais accablée par le souvenir de mes torts envers vous, et je ne savais à quel saint me vouer pour expier ma faute et la réparer.
– Mais n’avez-vous pas invoqué la Vierge d’Auray et saint Pille-miche ?…
Madame du Gua se mordit les lèvres.
– Quant à la faute, reprit la jeune fille, elle n’est pas grande ! – Ces Messieurs savent que je suis bien faite, voilà tout. – Il n’y a que ces pauvres diables de bleus qu’on a tués. – Oh ! je les ai sur le cœur. Quant à vous, Madame, vous m’avez rendu un si grand service, qu’il excuse même la raideur de votre correspondance.
{p. 3} – Je ne me souviens pas, Mademoiselle, d’avoir eu l’honneur de vous écrire…
– Vos balles me sont cependant très-exactement parvenues à Fougères !…
Madame du Gua perdit contenance en se sentant presser la main par sa belle rivale qui lui souriait avec une grâce insultante. Le marquis était resté immobile, mais en ce moment il saisit fortement le bras du comte :
– Vous m’avez indignement trompé, lui dit-il, et vous avez compromis jusqu’à mon honneur ! – Je ne suis pas un Géronte de comédie, et il me faut votre vie ou vous aurez la mienne !…
– Marquis, reprit le comte avec hauteur, je suis prêt à vous donner toutes les explications que vous désirerez.
Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine.
{p. 4} L’orchestre faisait entendre son harmonie ; mais la curiosité l’emporta : personne ne bougea. Les plus ignorans étaient déjà dans le secret de cette scène.
– Mais, Mademoiselle, reprit madame du Gua, quel service assez immense ai-je donc eu l’honneur de vous rendre, pour mériter… Et elle se pinçait les lèvres avec une sorte de rage.
– Oh ! Madame, répondit mademoiselle de Verneuil, votre petite noirceur m’a éclairée sur le caractère du marquis de Montauran. – Je vous l’abandonne bien volontiers. – Quel homme affreux ! – Avec quelle impassibilité il me laissait périr !…
– Que venez-vous donc chercher ici ?… dit vivement madame du Gua.
– L’estime et la considération que vous m’aviez enlevées à la Vivetière, Madame. – Quant au reste… soyez bien {p. 5} tranquille – un retour n’est jamais de l’amour.
Madame du Gua prit alors la main de mademoiselle de Verneuil avec cette affectueuse gentillesse de mouvemens que les femmes ne craignent jamais de déployer entre elles, surtout en présence des hommes, puis elle lui dit :
– Eh bien ! ma pauvre petite, je suis enchantée de vous voir si raisonnable, et si le service que je vous ai rendu a été d’abord bien rude ; – et elle pressa la main qu’elle tenait, en éprouvant l’envie de la déchirer, lorsque ses doigts lui révélèrent la moelleuse finesse de la peau de sa rivale – il sera du moins complet. – Écoutez : – je connais le caractère du Gars, dit-elle avec un sourire perfide ; eh bien ! il vous aurait trompée :i l ne veut et ne peut épouser personne !…
– Ah !…
{p. 6} – Oui, Mademoiselle, il n’a accepté sa dangereuse mission que pour mériter la main de mademoiselle de R…n.
– Ah ! ah !…
Mademoiselle de Verneuil n’en dit pas davantage. Le jeune chevalier de Renty, impatient de se faire pardonner la plaisanterie qui avait donné le signal des injures à la Vivetière, s’avança vers elle. La jeune fille lui tendit la main et s’élança pour prendre place au quadrille.
Madame du Gua figurait aussi dans la grotesque assemblée de ces danseuses dont les toilettes rappelaient les modes de la cour exilée. Toutes les dames avaient de la poudre. Ces derniers vestiges des parures de l’année 1789 semblèrent si ridicules aux hommes, que leurs yeux se tournèrent, en attendant le signal de la danse, sur mademoiselle de Verneuil, dont la toilette proscrite à haute voix, {p. 7} mais enviée in petto par les femmes, lui attirait l’attention générale. Sa beauté vainquit les répugnances, et elle recueillit d’abord des hommages unanimes.
En ce moment le marquis et le comte rentrèrent dans la salle de bal et arrivèrent derrière mademoiselle de Verneuil. Elle ne se retourna pas. Quand même une glace ne lui aurait pas appris la présence du marquis, elle l’eût devinée par la contenance de madame du Gua qui, placée à deux pas d’elle, attendait, d’un œil indifférent en apparence, la lutte qui devait tôt ou tard se déclarer entre les deux amans.
Le marquis s’entretenait avec le comte et deux autres personnes. La conversation qu’il soutenait ne l’empêcha pas d’entendre les propos interrompus des cavaliers et des danseuses qui, selon les caprices de la contredanse, venaient {p. 8} occuper momentanément la place de mademoiselle de Verneuil et de ses voisines.
– Oh ! mon Dieu, oui, Madame, elle est venue toute seule, disait l’un.
– Il faut être bien hardie ! répondit la danseuse.
– Mais si j’étais habillée ainsi, je me croirais toute nue ! dit une autre dame.
– Oh ! ce n’est pas un costume décent, répliquait le cavalier ; mais elle est si belle ! et il lui va à ravir !
– Voyez ? – Elle danse avec une telle perfection, que j’en suis honteuse pour elle. – Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à une danseuse de l’Opéra ? Répliqua la dame jalouse.
– Croyez-vous qu’elle vienne ici pour traiter au nom du premier consul ? demandait une troisième dame.
{p. 9} – Quelle plaisanterie ! répondit le cavalier.
– Elle n’apportera guère d’innocence en dot !… dit en riant la danseuse.
Le Gars se retourna brusquement pour voir la femme qui se permettait cette épigramme. Madame du Gua, immobile, regarda le marquis d’un air facile à traduire par : – Vous voyez ce qu’on en pense !…
– Madame, dit en riant le comte à la danseuse, ennemie de mademoiselle de Verneuil, il n’y a encore que des dames qui la lui ont ôtée…
Le marquis pardonna intérieurement au comte tous ses torts.
Mademoiselle de Verneuil revint à sa place en dansant. Lorsque le Gars se hasarda à jeter un regard sur cette figure brillante, dont toutes les grâces étaient révélées par le jour séducteur des bougies, la sirène fit une insolente pirouette ; et, {p. 10} lui tournant le dos, s’entretint avec son cavalier, en laissant parvenir à l’oreille du marquis les sons les plus caressans de sa voix.
– Le premier consul nous envoie des ambassadeurs bien dangereux !… lui disait le chevalier de Renty.
– Monsieur, reprit-elle, vous m’avez déjà dit cela à la Vivetière.
– Mademoiselle, vous avez la mémoire du roi ! repartit le chevalier mécontent de sa maladresse.
– Pour pardonner les injures, il faut bien s’en souvenir !… reprit-elle vivement en le tirant d’embarras par un sourire.
– Sommes-nous tous compris dans cette amnistie ?… demanda le marquis.
Mademoiselle de Verneuil s’était élancée à la danse avec une ivresse enfantine, laissant le marquis interdit et sans réponse.
{p. 11} Il la contempla avec une froide mélancolie. Elle s’en aperçut. Alors elle pencha la tête par un de ces mouvemens coquets que la gracieuse proportion de son col lui permettait d’avoir, et qui donnait à sa tête ces singulières attitudes d’ironie et de dédain, de colère et de moquerie, de candeur et de finesse, si éloquemment commentées par ses regards et ses sourires. Ses yeux noirs scintillèrent. En elle tout devint magie et séduction.
Elle déploya les mystérieuses richesses d’une danse prestigieuse, imprimant à sa voluptueuse tunique rouge de molles ondulations et des torsions rapides qui attestèrent la rare perfection du corps. Ses mouvemens eurent une pétillante vivacité, une grâce sylphique, qui firent croire qu’elle se balançait dans une atmosphère magnétique où son passage excitait des étincelles, car ses {p. 12} vêtemens semblaient jeter de la lumière. Elle attirait comme l’espoir, elle échappait comme un souvenir. La voir ainsi, c’était ne jamais l’oublier ! Elle le savait, et la conscience qu’elle eut alors de sa beauté répandit sur sa figure un charme inexprimable.
Le marquis sentant s’élever dans son cœur un tourbillon d’amour, de rage et de folie, serra violemment la main du comte et s’éloigna.
– Eh bien ! il est donc parti ?… demanda mademoiselle de Verneuil en revenant à sa place par une succession de petits bonds qu’une pirouette termina.
Le comte, fidèle aux usages de la cour et croyant qu’il recevrait tôt ou tard la récompense de ses soins, s’élança dans la salle voisine, et fit à la jeune fille un signe d’intelligence en lui ramenant le Gars.
{p. 13} – Il est à moi ! se dit-elle en examinant dans la glace le marquis dont la figure doucement agitée rayonnait d’espérance.
Elle le reçut en boudant et sans mot dire, mais elle le quitta en souriant. Elle le sentait si supérieur, qu’elle ne résistait pas au plaisir de le tyranniser et de lui faire acheter bien cher de douces paroles même fausses.
La contredanse étant finie, elle se laissa reconduire à sa place par son jeune cavalier. Aussitôt elle se vit entourée des gentilshommes de la Vivetière. Chacun d’eux sollicita le pardon de son erreur par des flatteries plus ou moins grossières ; mais celui que mademoiselle de Verneuil aurait voulu voir à ses pieds n’approcha pas du groupe au milieu duquel elle jouait le rôle d’une reine.
– Il se croit encore aimé, se dit-elle, {p. 14} et ne veut pas être confondu avec les indifférens !…
Elle refusa de danser ; puis elle se mit, comme si cette fête eût été donnée pour elle, à errer de quadrille en quadrille, appuyée sur le bras du comte de *** auquel elle se plut à témoigner quelque familiarité.
Tous les détails de l’aventure de la Vivetière étaient connus, grâce aux soins de madame du Gua. Cette femme adroite espérait, en affichant ainsi mademoiselle de Verneuil et le marquis, mettre un obstacle de plus à leur réunion. Aussi étaient-ils devenus l’objet de l’attention générale. Le marquis n’osait aborder sa maîtresse ; car le sentiment de ses torts la lui rendait presque terrible. De son côté, la jeune fille, tout en paraissant contempler le bal, épiait du coin de l’œil {p. 15} les mystères de la figure calme en apparence du chef des chouans.
– Il fait horriblement chaud ici, dit-elle à son cavalier. – Je vois à M. de Montauran un front tout humide. Menez-moi de l’autre côté, que je puisse respirer… – J’étouffe.
Et elle désigna au comte le salon voisin par un geste de tête. Cette pièce était occupée par des joueurs. Le marquis s’y trouva bientôt à quelques pas de mademoiselle de Verneuil.
Le jeune chef avait deviné le sens des paroles de sa maîtresse au seul mouvement des lèvres. Il osa espérer qu’elle ne s’éloignait de la foule que pour le revoir ; et, bénissant l’ingénieuse compassion de ces ames si délicates dans leurs ruses, cette faveur supposée rendit à son amour une violence inconnue. En suivant d’un air gauche la jeune fille, il sentit {p. 16} avec désespoir, par le mouvement de son cœur, que sa passion se réveillait plus forte de toutes les commotions passées, et qu’elle avait grandi de toutes les résistances qu’il s’était plu à lui opposer depuis quelques jours.
La dignité froide et sévère de mademoiselle de Verneuil tua son espérance. Ce regard, si doux, si velouté pour le comte, devenait sec et sombre quand par hasard il rencontrait les yeux du marquis. Alors la tête du jeune homme s’égara. Il alla lentement vers la jeune fille, mais avec une expression de figure empreinte de tant de démence, qu’elle abandonna le bras du comte et recula de quelques pas. Le marquis poussa un soupir ; et, faisant un effort pénible, il dit d’une voix sourde :
– Ne me pardonnerez-vous donc pas ?
– L’amour, lui répondit-elle avec {p. 17} froideur, ne pardonne rien – ou pardonne tout…
Il laissa échapper un mouvement de joie.
– Mais, reprit-elle, il faut aimer !… Il demeura anéanti.
Elle avait repris le bras du comte et s’était élancée dans une espèce de boudoir attenant à la salle de jeu. Le marquis la suivit.
– Vous m’écouterez !… s’écria-t-il avec l’accent du désespoir.
– Vous feriez croire, Monsieur, répondit-elle, que je suis venue ici pour vous et non par respect pour moi-même. Si vous ne cessez cette odieuse poursuite, – je me retire.
– Eh bien ! dit-il, laissez-moi vous parler seulement pendant le temps que je {p. 18} pourrai garder dans la main ce charbon ardent ?…
Il se baissa vers le foyer, saisit le débris flamboyant d’un chêne et le serra violemment.
Mademoiselle de Verneuil rougit. Elle dégagea vivement son bras de celui du comte et regarda le marquis avec étonnement. Le comte, s’éloignant doucement, les laissa seuls. La folle action de son amant avait ébranlé le cœur de la jeune fille ; car, en amour, rien n’est plus persuasif qu’une bêtise.
– Vous me prouvez là, dit-elle en essayant de lui faire jeter le charbon qu’il tenait, que vous me livreriez encore au plus cruel de tous les supplices. – Vous êtes extrême en tout. – Sur la foi d’un sot et les calomnies d’une femme, vous avez cru celle qui venait de vous sauver la vie – capable de vous vendre !…
{p. 19} – Oui, dit-il en versant une larme, j’ai été une fois en ma vie cruel envers vous !… Mais oubliez-le toujours, et moi – je ne l’oublierai jamais.
– Oh ! rois sans clémence, il faut donc tout vous sacrifier !
– Marie, écoutez-moi. – J’ai été indignement trompé ! – J’ai cru d’autres yeux que les vôtres. – Mais il y a dans la vie humaine des momens d’une si fallacieuse ivresse, qu’ils expliquent la puissance du démon. – Tant de circonstances dans cette fatale journée se sont trouvées contre vous !…
– Que vous disaient-ils donc de moi ?… reprit-elle en le regardant avec dignité.
– Que vous étiez une prostituée…
– Et… demanda-t-elle, cette idée suffisait pour éteindre votre amour ?…
Il hésitait à répondre, elle fit un geste {p. 20} de dédain, et baissa les yeux, car ils perdaient toute leur splendeur.
– Mais vous étiez venue faire éclore cet amour, afin de livrer ma tête à la république… reprit-il.
– Et vous avez accueilli ces soupçons ?
– Oh ! Marie, maintenant, je ne veux plus croire que vous…
– Mais jetez donc le feu !… Vous êtes fou. – Voulez-vous ouvrir cette main !…
Ce fut avec la joie dans le cœur, dans les yeux, dans le sourire et sur le front, qu’il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts des mains délicates de la jeune fille. Il ne sentait que le plaisir aigu d’être fortement pressé par ses doigts mignons et caressans, blancs comme l’albâtre, parfumés comme l’iris. Elle jeta un petit cri de triomphe quand elle réussit à ouvrir la main {p. 21} puissante de son amant. Le sang avait éteint le charbon.
– Eh bien ! à quoi cela vous a-t-il servi ? dit-elle toute ravie.
Elle déchira la fine batiste de son mouchoir, et se mit à garnir de charpie une plaie blanche et peu profonde que le marquis couvrit bientôt de son gant. Cette scène assez inexplicable pour un spectateur avait un secret témoin. Madame du Gua, arrivée sur la pointe du pied dans le salon de jeu, jetait de furtifs regards sur les deux amans, aux yeux desquels elle se dérobait avec adresse, en se penchant en arrière à leurs moindres mouvemens.
– C’est bien ! reprit mademoiselle de Verneuil.
Elle regarda le marquis avec malignité, puis elle lui dit tout-à-coup :
{p. 22} – Si tout ce qu’ils vous ont dit de moi était vrai ?…
– Ah ! terrible créature !
Le marquis se mit à marcher à grands pas. La jeune fille, assise sur une ottomane, suivit avec joie les progrès de l’affreuse torture que, dès son arrivée, elle avait commencé à faire subir à sa victime.
– Eh bien ! je t’aimerais encore !… s’écria-t-il en restant devant elle les bras fortement croisés sur la poitrine. – Il m’est impossible de vous bannir de mon cœur ! L’air que je respire en votre absence me tue, – et en votre présence, – j’abdique ma raison : – Êtes-vous satisfaite ?
– Mais, continua-t-elle en épiant les contractions rapides des traits du marquis, m’épouseriez-vous ?… – Cette demande le pétrifia. Le silence régna entre eux quelques secondes. – Vous {p. 23} réfléchissez ? reprit-elle avec un sourire amer.
– Mademoiselle, reprit le jeune homme très-ému, votre doute justifie le mien.
– Monsieur le marquis, on nous écoute ! s’écria mademoiselle de Verneuil en se levant. Mais elle se rassit, car elle pensa qu’elle allait désespérer sa rivale.
– Ah ! reprit le jeune homme, saisissant la main de la jeune fille et la pressant avec force, voulez-vous donc me laisser dans l’enfer ?
– Et vous, ne m’y avez-vous pas plongée depuis cinq jours ?
– Vous m’aimez !… – Elle m’aime ! Elle m’aime encore ! s’écria-t-il.
– Vous ne répondez pas à ma demande, demanda-t-elle avec froideur.
{p. 24} – Mademoiselle, en ce moment j’ai encore assez de raison pour sentir que je n’en ai plus… Pourquoi vous promettre aujourd’hui ce que je refuserais demain ! Aimer une prostituée qui aurait vendu ma tête !… – Je préfère être livré par elle après l’avoir possédée, à l’éternelle horreur de mépriser la mère de mes enfans. Mais maintenant que l’honneur impose silence à mon amour, m’écouteriez-vous d’un air calme et d’un œil joyeux, si vous n’étiez pas digne de moi ?
– Ah ! que vous m’avez fait souffrir ! j’en suis fière à présent ! – Ce moment efface tout.
Elle retomba sur l’ottomane et des larmes coulèrent en abondance sur ses joues enflammées. La coquette connaissait toute la puissance de ses yeux quand ils étaient noyés de pleurs.
– Eh bien ! dit-il tout hors de lui, {p. 25} pourquoi pleurer ?… Prends ma vie, mais sèche tes larmes…
– Oh ! mon amour ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, – ah ! je parlerai, dussé-je mourir de douleur ! – Mais non pas ici, où de nouveaux malheurs m’attendent peut-être !
Et elle montra du doigt au marquis les plis flottans de la robe de madame du Gua. Elle essuya ses larmes ; et se penchant à l’oreille du jeune homme qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur de son haleine :
– Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous me reconduirez à Fougères. Pour la seconde fois, je me fie à vous. – Vous fierez-vous à moi ?
Un sourire fut la réponse du marquis. Ils revinrent ensemble dans la salle de bal. L’observateur le plus perspicace eût été bien embarrassé de pouvoir distinguer sur {p. 26} la figure de mademoiselle de Verneuil si l’amour avait triomphé de la haine, ou la haine de l’amour. L’impénétrable douceur de ses yeux, le ravissant sourire de ses lèvres, la rapidité des mouvemens d’une danse animée, gardèrent les secrets de son cœur, comme la mer ceux du criminel qui lui a confié un cadavre pesant. Il y eut un moment où l’assemblée entière laissa échapper un murmure d’admiration : ce fut quand la jeune fille, ayant son amant pour danseur, se mit comme dans ses bras, et, l’œil sous le sien, brilla comme un ange qui descend sur terre. Deux heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil et le marquis étaient au fond d’une berline attelée de quatre chevaux vigoureux. Francine les accompagnait. Surprise de les voir les mains entrelacées et le cœur d’intelligence, elle était restée muette, hésitant à accuser sa maîtresse de perfidie ou d’amour. Grâce {p. 27} au silence et à l’obscurité de la nuit, le marquis ne put remarquer l’agitation dont mademoiselle de Verneuil était tourmentée à mesure qu’elle approchait de Fougères.
Aux faibles teintes du crépuscule, ils aperçurent dans le lointain le clocher de Saint-Léonard. À la première montagne, les deux amans eurent à la fois la même pensée : ils descendirent de voiture et se mirent à gravir la colline, comme en souvenir de leur première rencontre. Lorsque mademoiselle de Verneuil eut pris le bras du marquis et fait quelques pas, elle remercia le jeune homme, par un sourire, de ce qu’il respectait le long silence gardé par elle ; mais en arrivant sur le sommet du plateau, elle sortit tout-à-fait de sa rêverie.
– N’allez pas plus avant, dit-elle, {p. 28} mon pouvoir ne vous sauverait plus des bleus aujourd’hui.
M. de Montauran marquant quelque surprise, elle sourit tristement et lui montra du doigt un fragment de granit, comme pour lui ordonner de s’asseoir. Elle resta debout dans une attitude de mélancolie. Les déchirantes émotions de son ame ne lui permettaient plus de déployer ces artifices dont elle avait été si prodigue : en ce moment, elle se serait agenouillée sur des glaçons ! Ce fut après avoir contemplé le marquis par un regard empreint de la plus profonde douleur, que, simple et naturelle, elle lui dit ces affreuses paroles :
– Tout ce que vous avez soupçonné de moi est vrai ! – Le marquis laissa échapper un geste. – Ah ! par grâce, dit-elle en joignant les mains, écoutez-moi sans m’interrompre ! après – vous m’abandonnerez !
{p. 29} – Je suis bien, reprit-elle d’une voix sourde, la fille de M. de Verneuil, mais sa fille naturelle. Ma mère expia sa faute par quinze années de larmes et de misère. Elle mourut à Alençon. Ce fut à son lit de mort seulement qu’elle implora en ma faveur l’homme qui l’avait abandonnée. Elle me voyait sans amis, sans fortune, sans avenir !…
Là, mademoiselle de Verneuil ne put retenir quelques larmes qui roulèrent sur ses joues comme des gouttes de rosée.
– J’arrivai chez mon père. Je le trouvai sans remords : cet homme toujours présent sous le toit que je quittais, avait oublié ma mère. Il m’accueillit avec plaisir et me reconnut parce que j’étais belle et qu’il se revoyait jeune en moi. C’était un de ces seigneurs qui, sous le règne précédent, mirent leur gloire à rire de la {p. 30} vertu, à mépriser les femmes, à tuer la pudeur en France, à épouvanter le vice, à montrer comment on pouvait se faire pardonner un crime en le commettant avec grâce. – Je n’ajouterai rien, il est mon père ! – Cependant, laissez-moi vous expliquer comment l’ame naïve et la profonde sensibilité, seul trésor que j’apportasse à Paris, ont été gâtées. Le salon de mon père et ceux où il me produisit professaient cette philosophie moqueuse dont la France s’enthousiasmait parce qu’elle était exprimée avec esprit. Les conversations brillantes qui flattèrent mon oreille, se recommandaient par la finesse des aperçus, par un sens mystérieux ou par de piquantes découvertes. – Tantôt c’était une épigrammatique expression des sentimens qu’on peignait d’autant mieux qu’on ne les éprouvait pas. – Tantôt ces hommes mettaient toute une aventure dans un mot. – {p. 31} Péchant souvent par trop d’esprit, ils fatiguaient les femmes par une concision trop profonde. Enfin parler d’amour à une femme était devenu un art. Le langage avait perdu l’abandon et le naturel. – J’ai faiblement résisté à ce torrent. – Cependant mon ame – pardonnez-moi cet orgueil – était assez passionnée pour sentir que l’esprit avait desséché tous les cœurs. – Mes yeux lassés de voir des diamans voulaient des fleurs. – Mais le résultat de la vie que j’ai menée dans cette atmosphère, est une lutte perpétuelle de mon ame contre les habitudes vicieuses que j’y ai contractées. Quelques gens supérieurs s’étaient plu à développer en moi cette liberté de pensée, ce mépris de l’opinion qui font perdre à la femme de son charme. Hélas ! le malheur n’a pas eu le pouvoir de détruire les défauts que me donna l’opulence !… – Cet aveu vous expliquera bien des mystères.
{p. 32}« Mon père, poursuivit-elle après avoir laissé échapper un soupir, M. le duc de Verneuil, mourut après m’avoir reconnue par un testament qui diminuait considérablement la fortune de mon frère, son fils légitime. Un matin, je me trouvai sans asile et sans protecteur. Mon frère attaquait le testament qui me faisait riche. Trois années passées au sein d’une famille opulente avaient développé ma vanité. Mon père, en satisfaisant à toutes mes fantaisies, avait créé en moi des besoins de luxe, des habitudes que mon ame jeune et naïve n’expliquait pas.
Un ami de mon père, le marquis de…, âgé de soixante-dix ans, s’offrit à me servir de tuteur. Je me retrouvai, peu de jours après, dans une maison brillante, et jouissant de tous les avantages que la cruauté processive d’un frère me refusait sur le cercueil même de notre père.
{p. 33}Tous les soirs le vieux marquis venait passer auprès de moi quelques heures. Ce vieillard ne me faisait entendre que des paroles douces et consolantes. À l’aspect de ses cheveux blancs, aux preuves touchantes qu’il me donnait d’une tendresse paternelle, je n’hésitais pas à reporter sur son cœur tous les sentimens du mien. Je jouais avec lui comme avec un père. Je pouvais me croire sa fille : il me prodiguait les parures, il satisfaisait à mes caprices, et même aux plus dispendieux. Un soir, j’appris que tout Paris me croyait la maîtresse de ce pauvre vieillard. Il était désormais hors de mon pouvoir de reconquérir une innocence que je n’avais pas perdue. L’homme qui avait abusé de mon inexpérience ne pouvait être ni un amant, ni un époux. Et moi aussi, Monsieur, j’ai pu croire à l’existence du démon !… Dans la semaine où je fis cette horrible {p. 34} découverte et la veille du jour fixé pour mon union avec celui dont j’avais exigé le nom, – seule réparation qu’il me pût offrir, – cet homme honorable partit pour Coblentz. Je fus honteusement chassée d’une petite maison dont il n’était que le locataire.
Jusqu’à présent, je vous ai dit la vérité comme si j’étais devant Dieu ; mais maintenant, ne demandez pas à une infortunée le compte des souffrances ensevelies dans sa mémoire. Ce serait exhumer des spectres plus odieux que la mort. Un jour, Monsieur, je me trouvai sous la protection de Danton !… Quelques jours plus tard, l’ouragan renversait le chêne immense vers lequel j’avais tourné mes faibles bras. En rentrant dans le sombre et horrible domaine de la misère, je résolus cette fois de mourir. Mais la mort est bien amère ! – Maintenant, j’ai {p. 35} appris à ne plus la craindre ! – Je ne sais si l’amour de la vie, l’espoir de fatiguer le malheur et de trouver au fond de cet abîme sans fin un bonheur qui me fuyait, furent à mon insu mes conseillers ; mais j’acceptai la mission d’aller pour trois cent mille francs me faire aimer d’un inconnu que je devais livrer à la république.
Je vous ai vu, Monsieur !… Votre regard perçant a éclairé l’horreur funèbre de cette entreprise. Ce fut en vous sauvant des mains du commandant Hulot que j’abjurai mon rôle. Alors il me sembla que j’avais fait un pénible sommeil, et qu’en me réveillant je me retrouvais à seize ans. – N’étais-je pas à Alençon, où mon enfance me livrait ses souvenirs ? Oui, j’ai eu la folle simplicité de croire que l’amour me donnait un baptême d’innocence. Un moment j’ai pensé que {p. 36} j’étais vierge encore puisque je n’avais pas encore aimé…
Hélas ! Monsieur, ce soir, votre passion m’a paru si vraie qu’une voix m’a crié : – Pourquoi le tromper ? – Vous n’avez pas à craindre que je vous livre, car nous ne nous reverrons jamais. Un jour de misère m’a fait perdre l’avenir. Si je ne vous aimais pas tant, j’aurais pu acheter le bonheur par mon silence.
Mais laissez-moi et sans regret, je suis très-heureuse encore : vous ne me repoussez pas. – Et – j’emporte le dernier de vos regards, celui que vous me jetâtes alors que nous tenant par la main nous avons senti tous deux un mutuel mouvement de folie au milieu de cette assemblée… – Je possède un trésor ! s’écria-t-elle avec désespoir. – Adieu ! »
Elle s’élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice et disparut. Mais {p. 37} à peine avait-elle fait quelques bonds, que, revenant sur ses pas, elle profita des redans de la roche pour se cacher ; et, levant un peu la tête, elle examina le marquis avec une curiosité mêlée de terreur.
Alors il était impossible de deviner le secret de cette scène : était-ce une torture de plus dont elle enrichissait sa vengeance ? était-ce un artifice ? Ou comptant sur plus d’amour que ne lui en portait son amant, avait-elle été effrayée de l’expression sauvage de sa figure qui, pendant ces aveux, lui offrit, à plusieurs reprises, l’impassibilité qui donna tant d’horreur à leur lutte de la Vivetière ?… Elle vit le marquis se lever et marcher comme un homme ivre ou plutôt comme un condamné conduit au supplice.
– Serait-ce donc une tête faible ?… se {p. 38} dit-elle lorsqu’il eut disparu et qu’elle se sentit séparée de lui.
Elle tressaillit. Puis tout-à-coup elle se dirigea vers Fougères à grands pas, comme si elle eût craint d’être suivie par le marquis dans une ville où il aurait trouvé la mort.
– Eh bien ! Francine, que t’a-t-il dit ? demanda-t-elle à sa fidèle Bretonne lorsqu’elles furent réunies.
– Hélas ! Marie, il m’a fait pitié. Vous autres grandes dames, vos paroles sont des coups de poignard.
– Comment donc était-il en t’abordant ?
– Est-ce qu’il m’a vue ? – Oh ! Marie, il t’aime !
– Quand il m’aura sacrifié ses espérances, ses préjugés, le Roi et sa vie, peut-être aura-t-il réparé sa faute, et {p. 39} croirai-je alors être aimée !… Ah ! Francine, dit-elle en se cachant le visage de ses mains, mon cœur s’emplit de compassion pour les souffrances de celle que je verrai douter de l’amour d’un homme ! – Ah ! flotter entre la haine et l’amour ! Horreur !… – Il n’y a pas entre le paradis et l’enfer la place de poser mon pied.
Éloignée de son amant, et après avoir ainsi accompli son terrible destin, elle s’abandonna à tout son désespoir. Cette belle figure, qui avait été jusque-là soutenue par tant de sentimens, s’altéra. Après deux jours, dont toutes les heures furent disputées aux souffrances par l’espoir, mademoiselle de Verneuil perdit et l’éclat de sa beauté et cette fraîcheur dont le principe est dans l’absence de toute passion ou dans l’ivresse du bonheur.
{p. 40} Hulot et Corentin étaient venus la voir peu de temps après son arrivée, curieux de connaître le résultat de sa folle entreprise. Elle les reçut d’un air riant.
– Eh bien ! dit-elle au commandant dont la figure soucieuse avait une expression très-interrogative, le renard revient à portée de vos fusils… et vous allez remporter là une bien glorieuse victoire !…
– Qu’est-il donc arrivé ? demanda négligemment Corentin en jetant à mademoiselle de Verneuil un de ces regards obliques par lesquels les diplomates espionnent la pensée.
– Ah ! répondit-elle, ma vengeance a commencé. – Il est plus épris que jamais !… – je l’ai contraint à nous accompagner jusqu’aux portes de Fougères…
– Mais là, reprit Corentin, votre {p. 41} pouvoir a cessé… L’amour de notre ci-devant n’est pas encore plus fort que sa peur.
Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de mépris à Corentin. – Vous le jugez donc par vous-même ?…
– Eh bien ! reprit-il, pourquoi ne l’avez-vous pas amené jusque chez vous ?
– S’il m’aimait, commandant, dit-elle à Hulot en lui jetant un regard plein de malice, m’en voudriez-vous beaucoup de le sauver ?…
Le vieux soldat ne répondit que par sa petite grimace, et Corentin reprit en riant :
– Je n’ai jamais vu personne plaisanter avec plus de grâce que vous ; parfois vous êtes cruelle…
– Oh ! je le serai toujours pour vous ! répliqua-t-elle.
{p. 42} – Je vois, Mademoiselle, dit Hulot sans amertume, que je dois m’apprêter à combattre.
– Vous n’êtes pas en mesure. Je leur ai vu plus de six mille hommes à Saint-James. Mais – que deviendraient ces gens-là sans lui ! Je pense comme le ministre : – sa tête est tout.
– Eh bien ! l’aurons-nous ? demanda Corentin impatienté.
– Peut-être ! répondit-elle avec insouciance.
Chapitre XXIV §
– Il paraît, citoyen diplomate, que tu te laisses périodiquement mettre en déroute par cette fille-là ? Disait Hulot à Corentin, quand ils se trouvèrent à quelques pas de la maison.
{p. 44} – Il est tout naturel, citoyen commandant, répliqua Corentin d’un air pensif, que dans tout ce qu’elle nous a dit, tu n’aies vu que du feu. Vous autres fusiliers, vous ne connaissez guère la lutte des idées. Mais il existe d’autres guerres que la vôtre !… Employer habilement les passions des hommes – ou des femmes – comme des ressorts que l’on fait mouvoir au profit de l’État ; mettre les rouages à leur place dans cette grande machine que vous appelez un gouvernement, et se plaire à y renfermer les plus indomptables sentimens comme des détentes dont on s’amuse à surveiller la puissance et le jeu… C’est créer, c’est se placer comme Dieu au centre de l’univers.
– En tout cas, j’aime mieux mon métier que le tien, répliqua sèchement le militaire, et vous ferez tout ce que vous {p. 45} voudrez avec vos ruses ; je vais, moi, me mettre en campagne avec des lapins qui ne boudent pas ! Je prendrai en face l’ennemi que tu veux saisir par derrière.
– Oh ! tu peux te préparer à marcher, reprit Corentin. D’après ce que la jolie citoyenne m’a laissé deviner, toute impénétrable qu’elle te semble, tu vas avoir à t’escarmoucher ! – Je te procurerai avant peu le plaisir d’un tête-à-tête avec le chef des brigands.
– Comment ça ?… demanda Hulot en se reculant d’un pas pour mieux regarder cet étrange personnage.
Mademoiselle de Verneuil aime le Gars ! reprit Corentin d’un voix sourde. Elle en est peut-être aimée, et – un noble, – un marquis, – cordon-bleu, – jeune, spirituel, – qui sait même s’il n’est pas encore riche… – Que de tentations !… Elle serait bien sotte de {p. 46} ne pas opérer pour son compte, en tachant de l’épouser plutôt que de nous le livrer ! – Elle cherche à nous amuser, à me trahir peut-être… Cependant j’ai lu dans ses yeux quelque incertitude. – Tôt ou tard, les deux amans auront un rendez-vous, – il est déjà convenu, je crois… Eh bien ! je vais me mettre à leur piste. Et tu sais… quand à la chasse on tient la mère, on a bientôt les petits. À moins d’erreur, je te mènerai demain à la pipée ! – ’étourneau sera englué…
En achevant ces paroles, Corentin retomba dans une rêverie qui ne lui permit pas de lire le profond dégoût que trahissait le visage du loyal militaire ; car à mesure que Hulot cherchait à pénétrer cette mystérieuse intrigue, il s’en indignait davantage.
La répugnance qu’il avait d’abord conçue pour Corentin, devint {p. 47} tout-à-coup de l’horreur, quand ce sbire de Fouché lui découvrit froidement le mécanisme de la partie qu’il jouait. Les sentimens du vieux soldat devinrent en quelque sorte contraires à son devoir. Il s’intéressa peut-être plus à son ennemi qu’à mademoiselle de Verneuil, et résolut de contrarier Corentin en tout ce qui ne nuirait pas essentiellement aux succès et aux vœux du gouvernement. Il se promettait intérieurement de chercher toutes les occasions de laisser à l’ennemi de la république le moyen de périr honorablement, avant d’être la proie du bourreau dont Corentin se faisait le pourvoyeur. Aussi Hulot tourna le dos au Machiavel subalterne en grommelant ces mots :
– Si le premier consul m’écoutait, il laisserait ces renards-là combattre les aristocrates : ils sont dignes les uns des autres ; et il emploierait les soldats à toute autre chose.
{p. 48} Corentin regarda froidement le militaire s’éloigner. Il l’avait deviné. Ses yeux, reprenant une expression sardonique, annoncèrent toute sa supériorité intellectuelle.
– Donnez trois aunes de drap bleu et un morceau de fer au côté à ces animaux-là, et ils s’imaginent qu’en politique on ne doit tuer les hommes que d’une façon.
Il se promena lentement pendant quelques minutes, et se dit tout-à-coup :
– Oui, l’heure est venue, l’argent sera ma foi bien gagné, car ma faction peut être longue.
Il entra dans une maison voisine de celle où demeurait mademoiselle de Verneuil. Un moment après, un observateur aurait distingué la figure pâle et chafouine de cet homme d’État, à travers les vitres d’une fenêtre d’où il pouvait apercevoir tout ce qui se passerait dans {p. 49} l’impasse formé par la rangée de maisons parallèle à Saint-Léonard.
La nuit, une faible lumière éclaira cette sinistre figure ; et, le lendemain matin, Corentin était encore avec la patience du chat attentif au moindre bruit et occupé à soumettre chaque passant à une sévère analyse. Il avait tout épié sans avoir eu lieu de s’alarmer. La journée qui commençait était un jour de marché. Quoique, dans ces temps calamiteux, les paysans se hasardassent difficilement à venir à la ville, Corentin vit un petit homme à figure ténébreuse et couvert d’une peau de bique se diriger vers la maison de mademoiselle de Verneuil, après avoir jeté autour de lui des regards assez insoucians. Il portait à son bras un petit panier rond et d’une forme écrasée. Corentin descendit dans l’intention d’attendre le paysan à sa sortie, mais {p. 50} tout-à-coup il sentit que s’il pouvait arriver à l’improviste chez mademoiselle de Verneuil, il surprendrait peut-être d’un seul regard les secrets cachés dans le panier de cet émissaire. D’ailleurs la renommée lui avait appris qu’il était presque impossible de lutter avec quelque succès contre le silence des impénétrables réponses des Bretons et des Normands.
– Galope-chopine !… s’écria mademoiselle de Verneuil lorsque Francine introduisit le chouan. – Serais-je donc aimée ?… se dit-elle à voix basse.
Un espoir instinctif répandit de brillantes couleurs sur son teint et la joie dans son cœur. Galope-chopine regarda alternativement la maîtresse du logis et Francine, en jetant sur cette dernière des yeux de méfiance ; mais un signe de mademoiselle de Verneuil le rassura.
{p. 51} – Madame !… dit-il. – Approchant deux heures, il sera chez moi.
L’émotion ne permit pas à mademoiselle de Verneuil de faire d’autre réponse qu’un signe de tête. Un Samoïède l’eut compris. En ce moment, les pas de Corentin retentirent dans le salon. Galope-chopine ne se troubla pas le moins du monde lorsque le regard et le tressaillement de mademoiselle de Verneuil lui indiquèrent un danger. Quand l’espion montra sa figure rusée, le chouan avait élevé la voix à fendre la tête.
– Ah ! ah ! disait-il à Francine, il y a beurre de Bretagne et beurre de Bretagne !… Vous voulez du Gibarry et vous ne voulez donner que onze sous de la livre ?… – Il ne fallait pas m’envoyer quérir ! C’est de bon beurre, ça.
Et déjà son panier, promptement {p. 52} découvert, laissait voir deux petites mottes de beurre façonnées.
– Faut être juste, ma bonne dame ; allons, mettez un sou !
Sa voix caverneuse ne trahissait aucune émotion. Ses yeux verts, ombragés de gros sourcils grisonnans, soutinrent sans faiblir le regard perçant de Corentin.
– Allons, tais-toi, bon homme, tu n’es pas venu ici vendre du beurre ! – Le métier que tu fais, mon vieux, te rendra quelque jour plus court de la tête. – Et Corentin le frappant amicalement sur l’épaule, ajouta : – On ne peut pas être long-temps à la fois l’homme des chouans et l’homme des bleus !
Galope-chopine eut besoin de toute sa présence d’esprit pour dévorer sa rage et ne pas repousser cette accusation sans fondement. Il se contenta de répondre :
{p. 53} – Monsieur veut se gausser de moi !
Corentin lui avait tourné le dos. Tout en saluant mademoiselle de Verneuil dont le cœur se serra, il pouvait facilement examiner le chouan dans la glace. Galope-chopine, se croyant hors de la vue de ce fatal ennemi, consulta par un regard Francine qui, de la main, lui indiqua la porte en disant :
– Venez avec moi, mon bon homme, nous nous arrangerons toujours bien.
Rien n’avait échappé à Corentin : ni la contraction que le sourire de mademoiselle de Verneuil déguisait mal, ni sa rougeur et le changement de ses traits, ni l’inquiétude du chouan, ni le geste de Francine. Il avait tout vu. Convaincu que Galope-chopine était un émissaire du marquis, il l’arrêta par les longs poils de sa peau de chèvre au moment où il sortait ; et, ramenant devant lui le {p. 54} paysan qui se laissa faire, il le regarda fixement en lui disant :
– Où demeures-tu, mon ami, j’ai besoin de beurre…
– Mon bon monsieur… répondait le chouan.
– Corentin ! s’écria mademoiselle de Verneuil en interrompant la réponse de Galope-chopine, vous êtes bien hardi de venir chez moi à cette heure, et de me surprendre ainsi ! – À peine suis-je habillée… Laissez ce paysan tranquille, il ne comprend pas plus vos ruses que je n’en conçois les motifs. – Allez, brave homme !
Galope-chopine hésita un instant à partir. Cette indécision naturelle ou jouée d’un pauvre diable ne sachant à qui obéir, trompait déjà Corentin, lorsque le chouan, sur un geste impératif de la jeune fille, s’éloigna à pas pesans.
{p. 55} En ce moment, mademoiselle de Verneuil et Corentin se contemplèrent en silence. Cette fois les yeux limpides de Marie ne purent soutenir l’éclat du feu sec que distillait le regard de cet homme. L’air résolu avec lequel il pénétra dans la chambre, une expression de visage qu’elle ne lui connaissait pas, le son mat de sa voix grêle, sa démarche, tout l’effraya. Elle comprit qu’une lutte secrète commençait entre eux et qu’il déployait contre elle tous les pouvoirs d’une sinistre influence. Elle eut une vue plus distincte et plus complète de l’abîme où elle était poussée. La vie humaine est pleine de ces révélations subites de la destinée. Mademoiselle de Verneuil essaya de secouer le froid glacial de ses pressentimens en puisant des forces dans son amour.
– Corentin, reprit-elle avec une {p. 56} sorte de gaieté, j’espère que vous allez me laisser faire ma toilette ?
– Marie !… dit-il. – Oh ! permettez-moi, Mademoiselle, de vous donner ce nom ! – Vous ne me connaissez pas encore ! – Écoutez : un homme moins perspicace que moi aurait déjà découvert votre amour pour le marquis de Montauran. Je vous ai à plusieurs reprises offert et mon cœur et ma main. Vous ne m’avez pas trouvé digne de vous… – Peut-être avez-vous raison. Mon ambition et mes maximes vous ont donné peu d’estime pour moi ; – vous êtes juge d’un homme qui s’offre à vous ; – mais songez, Marie, que je vous aime. Voici plus de dix ans que dure ma persévérance… Eh bien ! vous allez peut-être prendre de moi une idée qui me sera plus favorable. – N’agitez pas ainsi votre jolie tête. – Si le marquis vous aime, épousez-le. Mais – assurez-vous {p. 57} bien de sa sincérité. Je serais au désespoir de vous savoir trompée… Si vous me voyez si résigné, n’attribuez cette résolution qu’à ma prudence. Je ne suis pas assez niais pour vouloir posséder une femme malgré son cœur. C’est moi et non vous que j’accuse de l’inutilité de mes efforts. J’ai espéré vous conquérir à force de douceur. Je vous ai protégée selon mes principes. En vous proposant une entreprise qui n’était pas exempte de blâme pour des esprits timorés, je n’avais que votre fortune en vue. Pour moi, que je réussisse ou que j’échoue, je saurai faire servir maintenant toute espèce de résultat au succès de mes desseins. Si vous épousiez M. de Montauran, je serais charmé de servir utilement la cause des Bourbons, à Paris. J’ai déjà été membre du club de Clichy ; et une circonstance qui me mettrait en correspondance avec {p. 58} les princes, me déciderait à abandonner les intérêts d’une république qui marche à la décadence. Le général Bonaparte est trop habile pour ne pas sentir qu’il lui est impossible d’être à la fois en Allemagne, en Italie et ici où la révolution succombe. Il n’a fait le 18 brumaire que pour obtenir des Bourbons de plus forts avantages en traitant de la France avec eux. Les esprits supérieurs doivent le devancer dans cette carrière-là. Trahir la France est encore un de ces scrupules que, nous autres aristocrates, nous laissons aux sots. Je ne vous cache pas que j’ai les pouvoirs nécessaires pour entamer des négociations avec les chefs des chouans, aussi bien que pour les tuer. Il ne faut imiter des Anglais que leur politique. Ainsi parlez-moi à cœur ouvert. Je vous en donne l’exemple. Ce chef de demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, si vous vouliez tromper sa {p. 59} surveillance, je ne vous serais pas inutile. Songez qu’il a infesté les vallées de contre-chouans et qu’il surprendrait bien promptement vos rendez-vous ! En restant ici, sous ses yeux, vous êtes à la merci de sa police. Voyez avec quelle rapidité il a su que ce chouan était chez vous ! Avec quelle sagacité militaire ne doit-il pas comprendre que vos moindres mouvemens dénonceront ceux du marquis si vous en êtes aimée !
Mademoiselle de Verneuil n’avait jamais entendu de voix plus affectueuse. Corentin était toute bonne foi, toute confiance. Le cœur de la pauvre fille recevait si facilement des impressions généreuses qu’elle allait livrer son secret au serpent qui l’enveloppait dans ses replis ; cependant elle pensa que rien ne prouvait la sincérité de cet artificieux langage.
{p. 60} – Eh bien ! répondit-elle, vous avez deviné, Corentin ; oui, j’aime le marquis et je n’en suis pas aimée ! du moins je le crains ; et ce rendez-vous qu’il me donne doit cacher quelque piége.
– Mais, répliqua Corentin, vous nous avez dit hier qu’il vous avait accompagnée jusqu’à Fougères… S’il eût voulu exercer des violences contre vous, vous ne seriez pas ici.
– Vous avez le cœur sec, Corentin. Vous pouvez établir de savantes combinaisons sur les événemens de la vie humaine, mais non pas sur ceux d’une passion. Voilà peut-être d’où vient ma répugnance pour vous. Puisque vous êtes si clairvoyant, cherchez à comprendre comment un homme dont je me suis séparée violemment avant-hier, m’attend avec impatience aujourd’hui, sur la route {p. 61} de Mayenne, dans une maison de Florigny, vers le soir…
À cet aveu qui semblait échappé dans un emportement assez naturel à cette créature franche et passionnée, Corentin rougit, il jeta sur elle et à la dérobée un de ces regards perçans qui vont chercher l’ame. La naïveté des yeux de mademoiselle de Verneuil le trompa, et il répondit avec une bonhomie factice :
– Voulez-vous que je vous accompagne de loin ? J’aurais avec moi des soldats déguisés, et nous serions prêts à vous obéir.
– J’y consens ! dit-elle ; mais promettez-moi-sur votre honneur… – Oh ! non, je n’y crois pas ! – par votre salut, mais vous ne croyez pas en Dieu ! – par votre ame… – vous n’en avez peut-être pas… Quelle assurance pouvez-vous donc me donner de votre fidélité ?… Et {p. 62} je me fie à vous cependant ! Je remets en vos mains plus que ma vie – mon amour ou ma vengeance !
Un léger sourire apparut sur la figure blafarde de Corentin et révéla à mademoiselle de Verneuil l’étendue de son danger. Le sbire, dont les narines se contractaient au lieu de se dilater, prit la main de sa victime ; il la baisa avec les marques du respect le plus profond, et la quitta en lui faisant un salut qui n’était pas dénué d’une certaine grâce aristocratique.
Trois heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil, craignant le retour de Corentin, s’était préparée à tous les périls de son entrevue avec le marquis de Montauran. Elle sortit furtivement par la porte Saint-Léonard, gagna le petit sentier du Nid-aux-crocs qui conduisait dans la vallée du Nançon, et se crut {p. 63} sauvée lorsqu’elle marcha sans témoins à travers le dédale des sentiers qui menaient à la cabane de Galope-chopine. La jeune fille allait gaiement, conduite par l’espoir de trouver enfin le bonheur, et par le désir de soustraire son amant, son époux peut-être, à la mort.
Pendant ce temps-là, Corentin était à la recherche du commandant. Il eut de la peine à reconnaître Hulot, en le trouvant sur une petite place où il s’occupait de quelques préparatifs militaires. En effet, le brave vétéran avait fait un sacrifice dont le mérite sera difficilement apprécié. Sa queue et ses moustaches étaient coupées. Ses cheveux, soumis au régime ecclésiastique, avaient un œil de poudre. Portant de gros souliers ferrés, ayant troquée son vieil uniforme bleu et son épée contre une peau de bique, armé d’une ceinture de pistolets et d’une {p. 64} lourde carabine, il passait en revue trois cents habitans de Fougères dont les costumes auraient pu tromper l’œil du chouan le plus exercé. L’esprit belliqueux de cette petite ville et le caractère breton se déployaient dans cette scène qui n’était pas nouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques sœurs apportaient elles-mêmes à leurs fils, à leurs frères, la gourde d’eau-de-vie ou les pistolets oubliés. Des vieillards s’enquéraient de la bonté et du nombre des cartouches de ces gardes nationaux dont la gaieté annonçait plutôt une partie de chasse qu’une expédition dangereuse. Il semblait que, pour eux, les rencontres de la chouannerie où les Bretons des villes se battaient avec les Bretons des campagnes eussent remplacé les tournois de la chevalerie. Cet enthousiasme patriotique avait peut-être pour principe quelques acquisitions de biens nationaux ; mais les bienfaits de {p. 65} la révolution mieux appréciés dans les villes, l’esprit de parti et l’amour national pour la guerre, entraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot émerveillé parcourait les rangs en demandant des renseignemens à Gudin, sur qui il avait reporté tous les sentimens d’amitié jadis voués à Merle et à Gérard. Un grand nombre d’habitans contemplaient les préparatifs de l’expédition en comparant la singulière tenue de leurs compatriotes tumultueux à celle d’un bataillon de la demi-brigade de Hulot. Le front immobile et silencieusement aligné des bleus attendait, sous la conduite des officiers, les ordres du commandant que tous les yeux suivaient de groupe en groupe. En parvenant auprès du vieux chef de demi-brigade, Corentin ne put s’empêcher de sourire du changement opéré sur la figure de Hulot. Il avait l’air d’un portrait qui ne ressemblait plus à l’original.
{p. 66} – Qu’y a-t-il donc de nouveau ?… lui demanda Corentin.
– Viens faire avec nous le coup de fusil et tu le sauras… lui répondit le commandant.
– Oh ! je ne suis pas de Fougères !… répliqua Corentin.
– Cela se voit bien, citoyen ! lui dit Gudin.
Quelques rires moqueurs partirent de tous les groupes voisins.
– Crois-tu, reprit Corentin, qu’on ne puisse servir la France qu’avec des baïonnettes !… Et, tournant le dos aux rieurs, il s’adressa à une femme pour apprendre le but et la destination de cette expédition.
– Hélas ! mon bon homme, les chouans sont déjà à Florigny ! On dit qu’ils sont plus de douze cents et qu’ils veulent prendre Fougères.
{p. 67} – Florigny !… s’écria Corentin pâlissant. Le rendez-vous n’est pas là ! – Est-ce bien, reprit-il, Florigny sur la route de Mayenne ?…
– Il n’y a pas deux Florigny ! lui répondit la femme en lui montrant le chemin terminé par le sommet de la Pélerine.
– Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez ? demanda Corentin au commandant.
– Un peu ! répondit brusquement Hulot.
– Il n’est pas à Florigny ! répliqua Corentin. Dirigez sur ce point votre bataillon et la garde nationale ; mais gardez avec vous quelques-uns de vos contre-chouans et attendez-moi.
– Il est trop malin pour être fou ! s’écria le commandant en voyant Corentin s’éloigner à grands pas. – C’est bien le roi des espions !
{p. 68} En ce moment Hulot donna l’ordre du départ à son bataillon. Les soldats républicains marchèrent sans tambour et silencieusement le long du faubourg étroit qui menait sur la route de Mayenne. On les vit dessiner comme une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres et les maisons. Les gardes nationaux déguisés les suivaient ; mais Hulot resta sur la petite place avec Gudin et une vingtaine des plus braves jeunes gens, attendant Corentin, dont l’air mystérieux avait piqué sa curiosité.
Ce dernier apprit par Francine elle-même le départ de mademoiselle de Verneuil. Cette circonstance justifia ses soupçons. Interrogeant les moindres indices de cette fuite, il fut instruit par les soldats de garde au poste de la porte Saint-Léonard du passage de la belle inconnue par le Nid-aux-crocs. Alors il {p. 69} courut sur la promenade ; et là, ses yeux de lynx aperçurent Marie, s’enfuyant avec la légèreté d’un oiseau à travers les sentiers. Les haies dépouillées de feuilles lui permirent de deviner vers quel point ses pas se dirigeaient.
– Ah ! s’écria-t-il, tu dois aller à Florigny et tu y tournes le dos ! – Je ne suis qu’un sot, elle m’a joué ! – Mais patience ! j’allume ma lampe de jour…
Corentin, devinant alors à peu près le lieu du rendez-vous des deux amans, accourut sur la place au moment où Hulot allait la quitter et rejoindre ses troupes.
– Halte ! mon général ! cria-t-il ; et le commandant se retourna.
En un instant Corentin instruisit le soldat des événemens dont il avait si habilement saisi la trame, et Hulot, frappé de la perspicacité des conjectures du diplomate, lui saisit vivement le bras.
{p. 70} – Mille tonnerres ! citoyen curieux, tu as raison. Ces brigands-là font peut-être là-bas une fausse attaque ! Les deux colonnes mobiles que j’ai envoyées inspecter les environs entre la route d’Antrain et de Vitré, ne sont pas encore revenues ; ainsi, nous trouverons des renforts dans la campagne.
– Gudin, dit-il au jeune Fougerais, cours avertir le capitaine Lebrun qu’il peut se passer de moi à Florigny pour frotter les brigands, et reviens plus vite que ça. – Tu connais les sentiers, je t’attends pour aller à la chasse du ci-devant et venger les assassinats de la Vivetière. – Tonnerre de Dieu ! comme il court !… – Gérard aurait-il aimé ce garçon-là !
À son retour, Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmentée de quelques soldats pris aux différens postes de la {p. 71} ville. Le commandant, confiant au jeune Fougerais une douzaine de ses compatriotes qu’il lui laissa choisir, lui ordonna de se diriger par la porte Saint-Léonard afin de suivre le revers oriental des montagnes de Saint-Sulpice, où était située la cabane de Galope-chopine. Puis, se mettant lui-même à la tête du reste de la troupe, il marcha vers les hauteurs occidentales de ces collines en sortant par la porte Saint-Sulpice.
Corentin, certain d’avoir remis la destinée de celui dont il avait juré la perte entre les mains de ses plus implacables ennemis, se rendit promptement sur la promenade pour mieux saisir l’ensemble des dispositions militaires de Hulot. Il ne tarda pas à voir la petite escouade de Gudin déboucher par la vallée du Nançon et longer les rochers du côté de la grande vallée du Couësnon, pendant que {p. 72} Hulot, débusquant le long du château de Fougères, gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur les sommets des rochers de Saint-Sulpice. Ainsi les deux troupes allaient se déployer sur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons enveloppés d’un givre blanc décrivaient de riches arabesques et jetaient sur la campagne un reflet blanchâtre qui permettait de voir, comme des lignes grises, ces deux petits corps d’armée en mouvement.
Arrivé sur le plateau des rochers, Hulot détacha de sa troupe tous les soldats qui étaient en uniforme. Corentin les vit établir, par les ordres de l’habile commandant, une ligne de sentinelles ambulantes, séparées chacune par un espace convenable et dont la première devait correspondre avec Gudin et la dernière avec Hulot, de manière qu’aucun buisson ne devait échapper aux baïonnettes de {p. 73} ces trois lignes mouvantes qui allaient traquer les montagnes et les champs.
– Il est rusé, ce vieux loup de guérite ! s’écria Corentin en perdant de vue les canons luisans des derniers fantassins.
Chapitre XXV §
Les douze jeunes Fougerais conduits par l’adjudant Gudin atteignirent bientôt 1e versant que forment les rochers de Saint-Sulpice en s’abaissant par petites collines dans la vallée de Gibarry. Alors {p. 75} leur jeune chef, quittant le chemin, sauta lestement l’échalier du premier champ de genêts qu’il rencontra, en se faisant suivre par six de ses compatriotes.
Les six autres se dirigèrent, d’après ses ordres, dans les champs de droite, afin d’opérer les recherches de chaque côté des chemins. Une petite gelée avait heureusement affermi le terrain. Gudin s’élança vivement vers un pommier dont les branches étincelantes de festons occupaient le centre du champ.
Au bruissement produit par la marche des sept contre-chouans à travers l’océan blanchâtre des genêts givrés, sept ou huit têtes d’hommes se cachèrent derrière quelques châtaigniers dont les haies du champ étaient couronnées. Malgré les reflets du givre qui éclairaient la campagne et malgré leur vue exercée, les Fougerais {p. 76} n’aperçurent pas d’abord leurs adversaires qui s’étaient fait un rempart de la haie.
– Chut ! les voici ! dit Beau-pied qui le premier leva la tête. – Les brigands nous ont excédés, mais, puisque nous les avons au bout de nos fusils, ne les manquons pas, ou, nom d’une pipe ! nous sommes indignes d’entrer même dans les troupes du pape !
Cependant les yeux perçans de Gudin avaient fini par découvrir les canons dirigés vers sa petite escouade. En ce moment, par une amère dérision, huit grosses voix crièrent qui vive ! et huit coups de fusil partirent. Les balles sifflèrent autour des contre-chouans. L’un d’eux en reçut une dans le bras, et un autre tomba. Les cinq Fougerais qui restaient sains et saufs ripostèrent par une décharge et répondirent : – Amis !…
{p. 77} Puis ils marchèrent rapidement sur les ennemis, afin de les atteindre avant qu’ils eussent rechargé leurs armes.
– Nous ne savions pas si bien dire ! s’écria l’adjudant en reconnaissant les uniformes et les vieux chapeaux de sa demi-brigade. – Nous avons agi en vrais Bretons : nous nous sommes battus avant de nous expliquer !…
Les huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissant Gudin.
– Dame ! mon adjudant, qui diable ne vous prendrait pas pour des brigands sous vos peaux de bique !… s’écria douloureusement Beau-pied.
– Où en êtes-vous ? lui demanda Gudin.
– Mon adjudant, nous sommes à la recherche d’une douzaine de chouans qui s’amusent à nous échiner. Nous courons comme des rats empoisonnés ; mais, à {p. 78} force de sauter ces échaliers et ces haies que le tonnerre confonde, nos compas se sont rouillés. Je crois que les brigands doivent être maintenant dans les environs de cette grande baraque d’où vous voyez sortir de la fumée !…
– Bon ! s’écria Gudin. – Vous autres, dit-il aux huit soldats, vous allez vous replier sur les rochers de Saint-Sulpice, à travers les champs, et vous appuierez la ligne de sentinelles que le commandant a établie. Il ne faut pas que vous restiez avec nous autres puisque vous êtes en uniforme. Nous voulons, mille cartouches ! venir à bout de ces chiens-là ; car le Gars est avec eux ! – Les camarades vous en diront plus long. – Filez sur la droite, et n’administrez pas de coups de fusil à six de nos peaux de bique que vous pourrez rencontrer.
Gudin, laissant ses deux blessés sous le {p. 79} dôme blanc du pommier, se dirigea vers la maison de Galope-chopine que Beau-pied venait de lui indiquer. La colonne d’épaisse fumée qui sortait de la cheminée lui servit de boussole.
Pendant que l’adjudant était mis sur la piste des chouans par une rencontre assez commune dans cette guerre et qui aurait pu devenir plus meurtrière, le petit détachement que commandait Hulot avait atteint sur sa ligne d’opérations un point parallèle à celui où le jeune adjudant était parvenu sur la sienne.
Le vieux militaire, à la tête de ses contre-chouans, se glissait silencieusement le long des haies, avec toute l’ardeur d’un jeune homme. Il sautait les échaliers encore assez légèrement, jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs, écoutant le moindre bruit comme un chasseur. Au troisième champ dans lequel il entra, {p. 80} il aperçut une femme d’une trentaine d’années, occupée à labourer la terre avec une houe.
Elle était courbée et travaillait avec courage, tandis qu’un petit garçon âgé d’environ sept à huit ans, armé d’une serpe, secouait le givre de quelques ajoncs qui avaient poussé çà et là, les coupait et les mettait en tas.
Au bruit que fit Hulot en retombant lourdement de l’autre côté de l’échalier, le petit garçon et sa mère levèrent la tête. Hulot prit facilement cette jeune femme pour une vieille. Des rides venues avant le temps sillonnaient son front et la peau de son cou. Elle était grotesquement vêtue d’une peau de bique usée, et si elle n’avait pas eu une robe de toile jaune et sale, marque distinctive de son sexe, Hulot n’aurait su à quelle espèce la paysanne appartenait, car les {p. 81} longues mèches de ses cheveux noirs étaient cachées sous un bonnet de laine rouge. Les haillons dont le petit gars était à peine couvert, laissaient voir la blancheur de sa peau.
– Ho ! ho ! la vieille, dit Hulot d’un ton bas à cette femme en s’approchant d’elle. – Où est le Gars ?…
En ce moment les vingt contre-chouans qui suivaient Hulot franchirent les enceintes du champ.
– Ah ! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d’où vous venez ! 18… répondit la femme après avoir jeté un regard de défiance sur la troupe.
– Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars à Fougères, vieille carcasse ? répliqua brutalement Hulot. Par la sainte vierge d’Auray ! as-tu vu passer le Gars ?
– Je ne sais pas ce que vous voulez {p. 82} dire, répondit la femme en se courbant pour reprendre son travail.
– Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les bleus qui nous poursuivent !… s’écria Hulot.
À ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regard de méfiance sur les contre-chouans en leur répondant :
– Comment les bleus peuvent-ils être à vos trousses ? J’en viens de voir passer sept à huit regagnant Fougères par le chemin d’en haut !…
– Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordre avec son nez !… reprit Hulot. Tiens, regarde, vieille bique !…
Et le commandant lui montra du doigt, à une cinquantaine de pas en arrière, trois ou quatre de ses sentinelles dont les chapeaux, les uniformes et les fusils étaient faciles à reconnaître.
{p. 83} – Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie au secours du Gars ?… reprit-il avec colère.
– Ah ! excusez, reprit la femme ; mais il est si facile d’être trompé ! – De quelle paroisse êtes-vous donc ?…
– De Saint-Georges !… s’écrièrent deux ou trois voix, et nous mourons de faim.
– Eh bien ! tenez, répondit la femme, voyez-vous cette fumée ? – là-bas – c’est ma maison.
En suivant les routes de droite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverez peut-être mon homme en route. Galope-chopine doit faire le guet pour avertir le Gars, puisque vous savez qu’il vient aujourd’hui chez nous, ajouta-t-elle avec orgueil.
– Merci, bonne femme !… répondit Hulot. – En avant, vous autres, tonnerre de Dieu !…
{p. 84} À ces mots, le détachement suivit au pas de course le commandant qui s’engagea dans les sentiers indiqués.
En entendant le juron peu catholique du soi-disant chouan, la femme de Galope-chopine pâlit. Elle regarda les guêtres et les peaux de bique des jeunes Fougerais, s’assit par terre, serra son enfant dans ses bras et dit :
– Que la sainte Vierge d’Auray et le bienheureux saint Labre aient pitié de nous ! Je ne crois pas que ce soient nos gens ? Leurs nippes sont trop fraîches et ils ont des biques toutes neuves ! – Cours par le chemin d’en bas prévenir ton père ! dit-elle au petit garçon qui disparut comme un daim à travers les genêts et les ajoncs.
Cependant mademoiselle de Verneuil n’avait rencontré sur sa route aucun des partis bleus ou chouans qui se {p. 85} pourchassaient les uns les autres dans le labyrinthe de champs dont la cabane de Galope-chopine était environnée. En apercevant une colonne bleuâtre s’élever du tuyau à demi-détruit de la cheminée de cette triste habitation, elle éprouva une de ces violentes palpitations de cœur dont les coups précipités et sonores semblent monter dans le cou comme des flots. Elle s’arrêta, s’appuya de la main sur une branche d’arbre, et contempla cette fumée qui devait servir de fanal à tout le monde. Jamais elle n’avait ressenti d’émotion aussi écrasante.
– Ah ! je l’aime !… se dit-elle avec une sorte de désespoir. – Eh ! qu’est-ce donc que la vie – sans l’amour !
Tout-à-coup elle franchit, par trois ou quatre petits bonds, l’espace qui la séparait de la chaumière, et se trouva dans {p. 86} la cour dont la gelée avait durci la fange. Le gros chien s’élança encore contre elle en aboyant ; mais, sur un seul mot prononcé par la grosse voix de Galope-chopine, il remua la queue et se tut.
En entrant dans la chaumine, mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards rapides qui embrassent tout : le marquis n’y étant pas, elle respira plus librement, et reconnut avec plaisir que le chouan s’était efforcé de restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de sa tanière. Galope-chopine saisit sa carabine, salua silencieusement la jeune fille et sortit. Elle le suivit jusque sur le seuil et le vit disparaître d’un pas rapide. Le chouan prit le large sentier qui commençait à droite de sa cabane, et dont le gros arbre pourri, duquel il a été déjà parlé, défendait l’entrée, en formant là un échalier à moitié ruiné.
{p. 87} Du seuil de la porte, mademoiselle de Verneuil pouvait voir une suite de champs dont les échaliers présentaient à l’œil comme une enfilade de portes. La nudité des arbres et des haies laissait la vue s’étendre sur ce paysage attristé par l’hiver. C’était sans doute par-là que le marquis devait venir.
Lorsque le large chapeau de Galope-chopine eut tout-à-fait disparu, mademoiselle de Verneuil se retourna et vit à sa gauche le hangar de bois couvert en genêts qui lui cachait entièrement Fougères. Alors elle jeta les yeux sur la partie de la vallée du Couësnon qui s’offrait à ses regards, comme une vaste nappe de mousseline blanche. Le ciel était gris et chargé de neige. Elle sentait des feux dévorans dans son cœur, éprouvant une angoisse que l’espoir seul pouvait lui faire tolérer.
{p. 88} Enfin, elle vit à l’endroit où un petit rideau de bois terminait l’enfilade d’échaliers, un jeune homme apparaître, et sauter les barrières comme un écureuil. Il courait avec une étonnante rapidité.
– C’est lui ! dit-elle. – Ses palpitations recommencèrent.
Il était vêtu comme un chouan. Il portait son tromblon en bandoulière derrière sa peau de bique ;et, sans une grâce indéfinissable qu’il s’efforçait de bannir de ses mouvemens, il aurait été méconnaissable.
Mademoiselle de Verneuil se retira précipitamment dans la cabane par un de ces mouvemens instinctifs que l’on n’explique pas plus que ceux de la peur ; mais bientôt elle le vit à deux pas d’elle devant la cheminée de granit où brillait un feu clair et animé. Ils se contemplèrent un moment en silence, et mademoiselle {p. 89} de Verneuil interdite baissa les yeux. Ils se trouvèrent tous deux sans voix, craignirent de se regarder, et même de faire un mouvement. Une même espérance unissait leur pensée, un même doute les séparait. C’était une angoisse, c’était une volupté.
– Monsieur, dit enfin mademoiselle de Verneuil d’une voix émue, le soin de votre sûreté m’a seul amenée ici…
– Ma sûreté ?…
– Oui, reprit-elle ;tant que je resterai à Fougères, votre vie est compromise !… – Nos ennemis sont redoutables par leur habileté ; et, pour dissiper les dangers qui vous attendaient ici, il m’a fallu employer leurs armes, – le mensonge et la dissimulation… – Mais vous ne m’écoutez pas ?
– Je vous vois !… répondit-il.
– Ne vous souvenez-vous déjà plus {p. 90} de ce que je vous ai confié ? Lui demanda-t-elle en tremblant.
– En voulez-vous donc faire un obstacle à notre bonheur ?
À ces mots, il s’approcha d’elle en essayant de la saisir par la taille.
Elle recula de quelques pas ; et, le regardant avec douleur :
– Monsieur le marquis, dit-elle, quel espoir avez-vous donc conçu en apprenant que je viendrais ici ?…
– L’espoir de ne vous laisser à aucun être vivant, de vous posséder ou de mourir !
– Je ne vous comprends pas ! dit-elle froidement en arrêtant la main du marquis. Elle sentait un réseau de glace s’appesantir sur elle.
– Quoi ! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n’aimiez pas, et vous ne {p. 91} voulez pas faire le bonheur d’un homme qui vous adore, dont vous remplirez la vie, qui jure de n’être qu’à vous et que vous aimez… Oui, vous m’aimez… Nous ne sommes ni l’un ni l’autre de trempe à ne pas parler franchement. Écoute-moi, Marie, – m’aimes-tu ?…
– Oui !… dit-elle.
– Eh bien !… sois à moi !…
– Oh ! s’écria-t-elle avec horreur, je vous comprends maintenant. Ah ! Monsieur le marquis, sachez qu’il n’y a pas de femme qui ne fasse avec bonheur les sacrifices que vous me demandez ! Mais c’est quand l’innocence absout les dons de l’amour ? Oubliez-vous donc la cruelle vérité que vous m’avez arrachée à coups de poignard ? Votre maîtresse sera peut-être la seconde des femmes de la terre ; mais votre épouse sera la première ! Ah ! vous ne m’avez jamais aimée ! – Et moi ! – {p. 92} j’ai cru que vous seul entre les hommes pouviez aimer comme nous !… – Votre femme ? – Je ne suis pas digne de l’être. – Je le deviendrais, que je ne vous épouserais pas encore ; car si j’ai la conscience de vous apporter en dot d’immenses plaisirs, je sais que je n’aurai jamais cette patience, cette douceur de tous les instans, cette touchante et vertueuse, – oui, vertueuse harmonie ! – qui seules donnent le bonheur domestique !… – Je ne veux pas être non plus votre maîtresse !… – Non, – non, – cent fois non. – S’il y a mille voix qui me crient dans le cœur que je serais la plus heureuse femme de la terre en étant même seulement votre servante, celle qui vous rendra les services les plus humbles, – si tous les battemens de mon cœur me poussent à te suivre… – il y a une ombre – là – entre nous, qui m’arrête… – Je vois, là, ma mère… – Sa voix défaillante {p. 93}fait retentir dans mon cœur ces paroles que j’ai tant de fois entendues : Quinze ans de larmes pour un jour de gloire !… – Eh bien !… ce jour me tente !… – Il ne me semble pas trop chèrement payé par quinze ans de malheur. – Oh ! non, – non, ne me croyez pas ?… – Ah ! être à vous, être aimée de vous, et courir l’horrible chance de recueillir, dans le monde, un regard de mépris !… – jamais. – Je ne veux plus vous voir. – Vos yeux m’ôtent et la raison et le sentiment de ma propre existence ! – Non, je ne vis pas en moi, mais en toi… – Ah ! se dit-elle d’un son de voix guttural, j’ai donc eu l’impudeur de le lui dire… – Oh ! adieu ! ne me suivez pas, il y a le malheur entre nous, et, si nous nous unissions jamais, ce serait un double malheur !…
Elle était tout-à-fait égarée. Quelques {p. 94} sanglots sourds et profonds se firent passage dans son gosier presque sec, et elle s’élança vers la porte. Le marquis la retint.
– Il s’agit de notre vie ! s’écria-t-il d’un son de voix effrayant. Ah ! ma chère Marie, veux-tu te condamner à cette existence errante, aux scènes, aux dangers, aux horreurs de la lutte que j’entreprends ? En aurais-tu le courage ?
Elle le regarda avec une sauvage fierté.
– Vous le demandez ? Ah ! le ciel ne nous a pas destinés l’un à l’autre : – nous n’avons pas les mêmes pensées.
Il accueillit ce reproche par un sourire si doux, que la jeune fille sentit s’évanouir dans son cœur toutes les belles résolutions qu’elle venait de prendre.
– Adieu, Monsieur, reprit-elle ; soyez heureux ! Puis se rapprochant de lui elle ajouta : – Ne faites aucune tentative pour {p. 95}venir me voir : vous seriez perdu ! nous sommes sous les yeux d’un argus !
Mais la coquetterie qu’elle mit à prononcer ces impérieuses paroles et la finesse du regard qu’elle jeta annoncèrent que son cœur démentait ses lèvres.
– Eh bien ! après-demain, si vous voyez dès le matin de la fumée sur les rochers de Saint-Sulpice, le soir je serai chez vous !… J’aurai tout bravé !
– Monsieur, dit-elle avec énergie, ne me surprenez pas, ou alors je vous livrerais moi-même à vos bourreaux, – sans regret ! – Me comprenez-vous ?
– J’accepte le défi, répondit-il en riant.
– Vous vous jouez cruellement de moi !… s’écria-t-elle, et vous risquez ou votre vie ou notre bonheur.
– Oh ! Marie, ne sais-tu plus rien deviner ? s’écria-t-il.
{p. 96}– Mais tu m’aimes donc bien ?… dit-elle.
Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux ; il lut sur le visage brûlant de la jeune fille un délire égal au sien, et alors il lui tendit les bras.
Une sorte de folie entraînait mademoiselle de Verneuil. Quoique cette folie fût combattue par un tressaillement violent et intérieur et qu’elle vit sa perte écrite dans les yeux du jeune chef où elle lisait une avide et impatiente ivresse, elle alla tomber mollement, mais avec lenteur, sur son sein palpitant.
À peine la belle tête de la jeune fille s’était-elle posée sur l’épaule du marquis, à peine leurs cheveux avaient-ils mêlé l’or des boucles à l’ébène des tresses, et caressé leurs visages, qu’un bruit léger retentit au-dehors.
Mademoiselle de Verneuil s’arracha {p. 97} des bras de son amant comme si elle se fût réveillée ; et s’élançant hors de la chaumière avec la légèreté d’une biche, ces pensées orageuses se succédèrent dans son ame aussi rapidement que les trois bonds qui l’amenèrent auprès du hangar :
– Il m’aurait outragée ! – abandonnée ! – Qu’il meure !…
– Ah ! pas encore, cependant !… reprit-elle en apercevant Beau-pied. Elle lui fit un signe que le soldat comprit à merveille, car il tourna brusquement sur ses talons, en feignant de n’avoir rien vu.
Tout-à-coup, mademoiselle de Verneuil se montra sur le seuil de la porte en invitant le jeune chef à garder le plus profond silence, par la manière dont elle se pressait les lèvres sous l’index de sa main droite.
{p. 98}– Ils sont là ! dit-elle avec terreur et d’une voix sourde.
– Qui ?
– Les bleus !
– Ah ! je ne mourrai pas sans un gage !
L’amant désespéré, saisissant la jeune fille froide et sans défense, cueillit sur ses lèvres blanches un baiser qu’elle ne sentit pas. Ils allèrent ensemble sur le seuil de la porte et placèrent leurs têtes de manière à tout découvrir sans être vus. Le marquis, apercevant Gudin à la tête d’une douzaine d’hommes couper le chemin du côté de Fougères, se tourna vers l’enfilade des échaliers :le gros tronc d’arbre pourri était gardé par sept soldats ; alors le marquis, montant sur la pièce de cidre, enfonça le toit de bardeau ; mais il retira précipitamment sa {p. 99}tête du trou qu’il venait de faire : Hulot couronnait la hauteur.
En ce moment, il regarda mademoiselle de Verneuil, et la vue de cette jeune fille pâle, égarée, lui fit jeter un cri de désespoir ; car le trépignement de pieds des trois détachemens qui s’avançaient vers la maison en resserrant leur cercle, vint à retentir dans le silence.
– Sortez la première, dit-il à mademoiselle de Verneuil, vous me préserverez.
La jeune fille se plaça machinalement en face de la porte, pendant que le marquis armait son tromblon. Le jeune chef, mesurant des yeux l’espace qui existait entre le seuil de la cabane et le gros tronc d’arbre, sauta dans le chemin et s’y trouva face à face avec les sept bleus. Un cri général s’éleva. L’audacieux jeune homme déchargea sa mitraille sur ses {p. 100} adversaires et se fit un passage, grâce à l’effet de son arme meurtrière. Les trois corps, réunis précipitamment autour de l’échalier qu’il avait franchi, le virent alors courir dans le champ avec une incroyable célérité.
– Mille noms d’un diable ! vous n’êtes pas Français ! s’écria Hulot d’une voix tonnante.
Mais en même temps qu’il prononçait ces paroles du haut de l’éminence, ses hommes et ceux de Gudin firent une décharge générale qui heureusement n’arrêta pas la course rapide du marquis.
Quoique ce dernier fût arrivé à l’échalier qui se trouvait au bout du premier champ, Gudin s’élança avec une telle violence sur ses pas, qu’il atteignit l’échalier au moment où le marquis courait dans le second champ. Alors, en entendant ce redoutable adversaire à {p. 101}quelques toises de lui, le marquis redoubla de vitesse. Ils arrivèrent presque en même temps au second échalier ; mais le chouan, en le sautant, lança si adroitement son tromblon au nez de Gudin que cet accident retarda son persécuteur de quelques pas.
Il est impossible de dépeindre l’anxiété de mademoiselle de Verneuil et l’intérêt que toute la troupe de Hulot et Hulot lui-même manifestaient à ce spectacle. Ils faisaient tous silencieusement les gestes des deux coureurs.
Au troisième échalier, on vit l’adjudant se baisser pour ramasser quelque chose, et il laissa ainsi gagner du terrain au chouan, qui lui avait jeté son porte-feuille et une bourse pleine d’or. Enfin ils atteignirent ensemble le rideau blanc formé par le petit bois ; mais là, l’adjudant rétrograda soudain par un demi-tour et {p. 102}effaça son corps derrière un pommier. Une vingtaine de chouans se montrèrent et tirèrent sur l’arbre. Alors toute la petite troupe de Hulot s’élança au pas de course pour sauver Gudin qui, sans armes, revenait de pommier en pommier, saisissant, pour chaque fuite rétrograde, le moment où les Chasseurs du Roi chargeaient leurs armes. Son danger dura peu. Les contre-chouans mêlés aux bleus et Hulot à leur tête vinrent soutenir le jeune adjudant à la place où le marquis avait laissé son tromblon. Alors les yeux perçans de l’intrépide Fougerais aperçurent son adversaire épuisé, assis sous un des arbres du petit bouquet de bois. Laissant ses camarades occuper les chouans, Gudin fit un détour, tourna les vingt Chasseurs du Roi qui s’étaient retranchés derrière une haie latérale, et il se dirigea vers le marquis avec la vivacité d’une bête fauve. À {p. 103}cette manœuvre, les chouans poussèrent d’effroyables cris qui servirent d’avertissement à leur chef ; puis, après avoir tiré sur les contre-chouans avec un rare bonheur, ils essayèrent de leur tenir tête ; mais ceux-ci gravirent courageusement la haie dont leurs ennemis se faisaient un rempart et prirent une sanglante revanche.
Les Chasseurs du Roi sautèrent alors dans le chemin qui longeait le champ dans l’enceinte duquel cette scène avait eu lieu, et s’emparèrent des hauteurs d’où Hulot était descendu. Avant que les bleus eussent eu le temps de se reconnaître, les chouans prirent pour retranchemens des anfractuosités dont cette partie des rochers était semée, et à l’abri desquelles ils pouvaient tirer sans danger les soldats de Hulot, si ceux-ci faisaient quelque démonstration de vouloir venir les y combattre.
{p. 104}Huit chouans étaient restés morts ou mourans dans le champ où cette lutte d’un moment avait eu lieu ; et, pendant que Hulot, suivi de quelques soldats, allait lentement vers le petit bois, les Fougerais demeurèrent pour dépouiller les morts et achever les vivans.
– Si je perds ce jeune homme-là !… s’écria Hulot en regardant le bois avec attention, je ne veux plus faire d’amis !
– Ah ! ah ! dit un des camarades de Gudin, voilà un oiseau qui a des plumes jaunes !
Et il montrait à ses compatriotes une bourse pleine de pièces d’or qu’il venait de trouver dans la poche d’un gros homme vêtu de noir.
– Mais qu’a-t-il donc là ?… reprit un autre qui tira un bréviaire de la redingote du mort.
– C’est pain béni ! – c’est un prêtre ! {p. 105}s’écria-t-il. Et il jeta le bréviaire à terre.
– Celui-ci n’avait que deux écus de six francs ! – Le voleur ! dit un troisième Fougerais, il nous fait banqueroute.
– Oui, répondit un soldat, mais il a une fameuse paire de souliers ! Et il se mit en devoir de les lui prendre.
– Tu les auras s’ils tombent dans ton lot ! lui répliqua le premier des Fougerais, en les arrachant des pieds du mort et les lançant au tas des effets qu’un quatrième s’occupait lestement à faire, pendant qu’un autre recevait l’argent, afin de faire les parts quand tous les soldats de l’expédition seraient réunis.
Une vingtaine de soldats et une trentaine de contre-chouans étaient réunis autour de onze morts dont les corps dépouillés et nus avaient été jetés auprès du sillon tracé au bas de la haie où le combat avait eu lieu.
{p. 106}– Soldats !… s’écria Hulot d’une voix sévère, je vous défends de partager ces haillons. Formez vos rangs et plus vite que ça !
– Mon commandant ! dit un soldat en montrant à Hulot des souliers au bout desquels les cinq doigts de ses pieds se voyaient à nu ;bon pour l’argent ! mais cette chaussure-là, ajouta-t-il en désignant de la crosse de son fusil la paire de souliers ferrés, objet de sa convoitise ; cette chaussure-là, mon commandant, m’irait comme un gant ?
– Tu veux à tes pieds des souliers anglais !… lui répliqua Hulot.
– Commandant ! dit respectueusement un des Fougerais, on a toujours partagé !…
– Je ne vous empêche pas, vous autres, de suivre vos usages !… répliqua durement Hulot en l’interrompant.
{p. 107}– Tiens, Gudin, prends cette bourse-là ; – elle contient trois louis : tu as eu de la peine, et le commandant ne s’y opposera pas ! dit à l’adjudant un de ses anciens camarades.
Hulot regarda Gudin de travers, il le vit pâlir.
– C’est la bourse de mon oncle !… s’écria le jeune homme.
Alors tout épuisé qu’il était par la fatigue, il fit quelques pas vers le monceau de cadavres. Le premier corps qui s’offrit à ses regards était précisément celui de son oncle ; mais à peine en vit-il le visage rubicond sillonné de bandes bleuâtres, les bras raidis et la plaie du coup de feu, car il jeta un cri étouffé et s’écria :
– Marchons, mon commandant !…
La troupe de bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeune ami en lui donnant le bras.
{p. 108}– Tonnerre de Dieu ! cela ne sera rien !… lui disait le vieux soldat.
– Mais il est mort !… répondit Gudin ; – mort. – C’était mon seul parent. – Il m’aimait. – Le Roi serait revenu et tout le pays aurait voulu ma tête, que le bon homme m’aurait caché dans sa soutane !
– Qu’a-t-il donc ? disaient les gardes nationaux restés à se partager les dépouilles ; le bon homme est riche, et, comme ça, il n’a pas eu le temps de faire un testament par lequel il l’aurait déshérité !…
Le partagé fait, les contre-chouans ne tardèrent pas à rejoindre le petit bataillon de bleus qu’ils suivirent de loin.
Chapitre XXVI §
Pour la première fois, peut-être, une horrible inquiétude se glissa sous les bardeaux de la chaumière auprès de laquelle la lutte avait eu lieu.
Barbette et son petit gars portant tous {p. 110}deux sur leur dos, l’une une pesante charge d’ajoncs, l’autre une provision d’herbes pour les bestiaux, revinrent à l’heure où la famille prenait le repas du soir. En entrant dans la chaumière, la mère et l’enfant cherchèrent en vain des yeux Galope-chopine : jamais cette misérable chambre ne leur parut si grande, tant elle était vide. Le foyer sans feu et morne, l’obscurité, le silence, avaient une voix.
Quand la nuit vint, Barbette s’empressa d’allumer un feu clair et deux oribus. Ce mot inconnu est le nom donné aux chandelles de résine dans tout le pays compris entre les rivages de l’Armorique et la Loire-Inférieure ; et il est même encore usité en-deçà d’Amboise et dans les campagnes du Vendômois, du Dunois, etc.
Barbette mettait à ces apprêts cette lenteur attentive dont les actions sont {p. 111} frappées quand un sentiment profond les domine. La pauvre femme écoutait le moindre bruit ; et, souvent trompée par le sifflement des raffales du vent, elle allait sur la porte de sa misérable hutte et revenait triste. Elle nettoya deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longue table de noyer. Elle regarda à plusieurs reprises son garçon qui surveillait la cuisson des galettes de sarrasin. Il y eut un moment où les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur les deux clous qui servaient à supporter la carabine de son père. – La mère frissonna en regardant comme lui cette place vide. Le silence n’était interrompu que par les mugissemens des vaches qui voyaient la lumière à travers les fentes de la cloison, ou par les gouttes de cidre qui tombaient périodiquement de la bonde du tonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans trois écuelles de terre brune une espèce {p. 112} de soupe composée de lait, de galette coupée par petits morceaux et de châtaignes cuites.
– Ils se sont battus dans la pièce qui dépend de la Béraudière !… dit le petit gars.
– Vas-y voir !… répondit la mère.
Le gars y courut, reconnut au clair de la lune le monceau de cadavres ; et, n’y trouvant point son père, il revint en sifflant et tout joyeux, parce qu’il avait ramassé quelques pièces de cent sous foulées aux pieds par les vainqueurs et oubliées à terre.
Il trouva sa mère assise sur une escabelle et occupée à filer du chanvre au coin du feu. Il fit un signe négatif à Barbette qui n’osa croire à quelque chose d’heureux ; et, comme dix heures sonnaient à Saint-Léonard, le petit gars se {p. 113} coucha après avoir marmotté une prière à la sainte Vierge d’Auray.
Au petit jour, Barbette poussa un cri de joie ; car elle entendit retentir dans le lointain un bruit de gros souliers ferrés ; et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.
– Grâces à saint Labre à qui j’ai promis un beau cierge, le Gars a été sauvé ! N’oublie pas que nous devons maintenant trois cierges au saint.
Puis, Galope-chopine saisit un piché et l’avala tout entier sans reprendre haleine une seule fois. Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eut débarrassé de sa carabine et qu’il se fut assis sur le banc de noyer, il dit en s’approchant du feu :
– Comment les bleus et les contre-chouans sont-ils donc venus ici ? – On se battait à Florigné ? Qui est-ce qui a pu leur dire que le Gars était chez nous ?
{p. 114} La femme pâlit.
– Les contre-chouans m’ont persuadé qu’ils étaient des gars de Saint-Georges, répondit-elle en tremblant, et c’est moi qui leur ai dit où était le Gars…
Galope-chopine, pâlissant à son tour, laissa son écuelle sur le bord de la table.
– Je t’ai envoyé not’ gars pour te prévenir, reprit Barbette effrayée, il ne t’a pas, trouvé !
Le chouan se leva ;et, dans sa fureur, il frappa si violemment sa femme, qu’elle alla tomber à trois pas de là sur le lit, pâle, morte.
– Garce maudite ! tu m’as tué !… dit-il. Mais, saisi d’épouvante, il prit sa femme dans ses bras : – Barbette !… s’écria-t-il, Barbette ! – Sainte-Vierge ! j’ai eu la main trop lourde !…
– Crois-tu, dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terre vienne à le savoir ?…
{p. 115} – Le Gars, répondit le chouan, a cherché comment il avait pu être trahi…
– Marche-à-terre l’a-t-il entendu se plaindre ?
– Pille-miche et Marche-à-terre étaient à Florigné.
Barbette respira plus librement.
– S’ils touchent à un cheveu de ta tête, dit-elle, je rincerai leurs verres avec du vinaigre !…
– Ah ! je n’ai plus faim ! s’écria tristement Galope-chopine.
Sa femme poussa devant lui l’autre piché plein, il n’y fit pas même attention. Alors deux grosses larmes sillonnèrent les joues de Barbette et humectèrent les rides de ce visage fané.
– Écoute, femme, il faudra demain matin amasser des fagots au dret de Saint-Léonard sur les rochers de {p. 116} Saint-Sulpice et y mettre le feu. C’est un signal convenu entre le Gars et le vieux recteur de Saint-Georges.
– Il ira donc à Fougères ?
– Oui, chez sa belle garce ! – J’ai à courir aujourd’hui à cause de ça ! – Je crois ben qu’il va l’enlever ; car je vais louer des chevaux sur la route de Saint-Malo.
Là-dessus, Galope-chopine fatigué se coucha ; et, quelques heures après, il se remit en course.
Le lendemain matin, Galope-chopine rentra après s’être soigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avait confiées. En apprenant que Marche-à-terre et Pille-miche ne s’étaient pas présentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme. Elle partit pour les roches de Saint-Sulpice, où la veille elle avait préparé sur le mamelon qui faisait face à {p. 117} Saint-Léonard quelques fagots couverts de givre. Elle emmena par la main son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé.
À peine son fils et sa femme avaient-ils disparu derrière le toit de genêt du hangar, que Galope-chopine entendit deux hommes sauter un des échaliers du sentier de droite, et insensiblement il vit à travers un brouillard assez épais des formes anguleuses se dessiner comme des ombres indistinctes.
– C’est Pille-miche et… Marche-à-terre !… ajouta-t-il mentalement ; et il tressaillit.
Les deux chouans apparurent dans la petite cour, et leurs visages ténébreux ne ressemblaient pas mal, sous leurs grands chapeaux usés, à ces figures que les peintres s’amusent à faire avec des paysages.
{p. 118} – Bonjour, Galope-chopine ! dit gravement Marche-à-terre.
– Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le mari de Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés ? – J’ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu.
– Ce n’est pas de refus, mon cousin, dit Pille-miche.
Les deux chouans entrèrent.
Ce début n’ayant rien d’effrayant pour le maître du logis, il s’empressa d’aller à sa grosse tonne emplir trois pichés, pendant que Marche-à-terre et Pille-miche s’étant assis de chaque côté de la longue table sur le banc sec et luisant, coupaient des galettes et les garnissaient d’un beurre gras et jaunâtre qui, sous le couteau, laissait jaillir de petites bulles de lait. Galope-chopine ayant posé les trois pichés pleins de cidre et {p. 119} couronnés de mousse, les trois chouans se mirent à manger ; mais de temps en temps le maître du logis jetait un regard de côté sur Marche-à-terre dont il s’empressait de satisfaire la soif.
– Il fait froid, dit Pille-miche.
Le chouan se leva et alla fermer la partie supérieure de la porte : alors le jour affaibli par le brouillard, ne pénétrant plus que par la petite fenêtre, éclairait à peine la table et les deux bancs ; mais le feu répandit une lueur rougeâtre sur le fond de la chambre.
En ce moment Galope-chopine ayant achevé de remplir une seconde fois les pichés de ses deux hôtes, les mettait devant eux sur la table, lorsqu’il vit les deux chouans jeter à terre leurs larges chapeaux d’un air triste, solennel, et ils refusèrent de boire. Leurs gestes et le regard par lequel ils se consultèrent fit {p. 120} frissonner Galope-chopine. Il crut apercevoir du sang sur leurs têtes coiffées par les sombres bonnets de laine rouge.
– Apporte-nous ton couperet ?… dit Marche-à-terre.
– Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’en voulez-vous donc faire ?…
– Allons, cousin, tu le sais bien…
Les deux chouans se levèrent ensemble en saisissant leurs carabines.
– Monsieur Marche-à-terre, je n’ai rin dit sur le Gars…
– Va chercher ton couperet !…
Le malheureux Galope-chopine heurta le bois grossier de la couche de son garçon, et trois pièces de cent sous roulèrent sur le plancher, Pille-miche les ramassa.
– Oh ! oh ! les bleus t’ont donné des pièces toutes neuves !… s’écria Marche-à-terre.
{p. 121} – Aussi vrai que voilà l’image de saint Labre, reprit Galope-chopine, je n’ai rin dit. – Barbette a pris les contre-chouans pour les gars de Saint-Georges.
– Pourquoi parles-tu d’affaires à ta femme ?… répondit brutalement Marche-à-terre.
Alors, à un signe de ce dernier, Pille-miche l’aida à saisir la victime. En se trouvant entre les mains des deux chouans, Galope-chopine n’ayant plus de force tomba sur les genoux ;et, levant vers les bourreaux des mains désespérées :
– Mes bons amis, mon cousin, je ne suis pas en état de mourir ! Me laisserez-vous partir sans confession ?… Vous avez le droit de prendre ma vie, mais non celui de me faire perdre la bien-heureuse éternité.
– C’est juste, dit Marche-à-terre en regardant Pille-miche. Les deux chouans {p. 122} restèrent un moment dans le plus grand embarras et sans pouvoir résoudre ce cas de conscience. Alors Galope-chopine écouta le moindre bruit causé par le vent, comme s’il conservait quelque espérance. Le son de la goutte de cidre qui tombait périodiquement du tonneau lui fit jeter un regard sur la pièce de cidre et soupirer tristement. Tout-à-coup, son cousin le prit par un bras, l’entraîna dans un coin et lui dit :
– Confesse-moi tous tes péchés ! Je les redirai à un prêtre de la véritable église ; il me donnera l’absolution ; et, s’il y a des pénitences à faire, je les ferai !
Galope-chopine obtint quelque répit, par la manière dont il accusa ses péchés ; mais, malgré le nombre et les circonstances des crimes dont il se fit coupable, il finit par atteindre le bout de son chapelet.
{p. 123} – Hélas ! dit-il en terminant ; après tout, mon cousin, puisque je te parle comme à un confesseur, je t’assure par le saint nom de Dieu, que je n’ai guère à me reprocher que d’avoir par-ci par-là un peu trop beurré mon pain – et j’atteste saint Labre que voici au-dessus de la cheminée, que je n’ai rin dit sur le Gars ! Non, mes bons amis, je n’ai pas trahi.
– Allons, c’est bon, cousin, relève-toi, tu diras tout cela au bon Dieu, dans le temps comme dans le temps.
Alors les deux chouans saisirent de nouveau la victime, la couchèrent sur le banc de châtaignier poli, témoin de tant de repas joyeux, et elle ne leur donna d’autre signe de résistance que ces mouvemens convulsifs produits par l’instinct de l’animal. Galope-chopine poussa quelques hurlemens sourds qui cessèrent aussitôt que le son lourd du couperet {p. 124} eut retenti, sa tête ayant été tranchée d’un seul coup. Marche-à-terre la saisit par une touffe de longs cheveux ; et, en sortant de la chaumière, il chercha et trouva dans le grossier chambranle de la porte un clou autour duquel il tourna fortement les mèches de cheveux qu’il tenait, laissant ainsi pendre cette tête sanglante dont il ne ferma même pas les yeux.
Les deux chouans se lavèrent les mains sans aucune précipitation, reprirent leurs chapeaux, leurs carabines, et s’élancèrent dans les halliers en sifflant l’air de la ballade du Capitaine. Pille-miche entonna même d’une voix enrouée ces strophes prises au hasard dans cette naïve chanson dont les rustiques cadences et les vers furent emportés par le vent :
À la première villeSon amant l’habilleTout en satin blanc ;Elle était si belleQu’on lui tendait les voilesDans tout le régiment.
Cette mélodie devint insensiblement confuse à mesure que les chouans s’éloignèrent ; mais le silence de la campagne était si profond que des notes éparses parvinrent à l’oreille de Barbette qui revenait au logis en tenant son petit gars par la main. Rarement une paysanne entend froidement ce chant populaire dans l’ouest de la France ; aussi, Barbette commença-t-elle gaiement les premières strophes de la ballade :
Allons, partons, belle,Partons pour la guerre,Partons, il est temps.Brave capitaineQue ça ne te fasse pas de peine,Ma fille n’est pas pour toi.Le père prend sa filleQui la déshabilleEt la jette à l’eau.Capitaine, plus sage,Se jette à la nage,La ramène à bord.Allons, partons, belle, etc.
Barbette fredonnait les premières notes de ce refrain, quand tout-à-coup
sa langue resta glacée. La pauvre femme demeura immobile et un grand cri étouffé sortit de sa bouche béante.
– Qu’as-tu, mère ?… demanda l’enfant.
– Marche tout seul !… s’écria sourdement Barbette en lui retirant la main et le poussant avec une incroyable rudesse ; marche, tu n’as plus ni père ni mère…
L’enfant criait déjà en se frottant {p. 127} l’épaule, mais il vit la tête clouée, et son frais visage garda silencieusement la convulsion nerveuse que les pleurs donnent aux traits. Il regarda la tête de son père avec un air stupide qui ne trahissait aucune émotion, ouvrit de grands yeux, et sa jeune figure abrutie par l’ignorance arriva par degrés jusqu’à exprimer une curiosité sauvage.
Tout-à-coup Barbette reprit la main de son enfant, la serra violemment, et elle l’entraîna d’un pas rapide dans la maison. Un des souliers de Galope-chopine lui était tombé des pieds pendant que Pille-miche et Marche-à-terre le couchaient sur le banc. Ce soulier, sans doute foulé aux pieds par les deux chouans, avait été placé par un effet du hasard de manière à se remplir de sang.
– Ôte ton sabot !… dit la mère à son fils. – Mets ton pied là-dedans. Bien. – {p. 128} Souviens-toi toujours, s’écria-t-elle d’un son de voix lugubre, que tu as mis le soulier de ton père, et ne te mets jamais une chaussure aux pieds sans te rappeler celle qui était pleine du sang versé par les chuins. – Tue, tue, tue les chuins.
En ce moment elle agita sa tête par un mouvement si convulsif que les mèches de ses cheveux noirs retombèrent sur son cou et donnèrent à sa figure une expression sinistre.
– C’est devant saint Labre, reprit-elle, que je t’ordonne d’être fidèle aux bleus !… Tu seras soldat pour venger ton père ! – Imite-moi. – Ils ont pris la tête de mon homme, je vais donner aux bleus celle du Gars !…
Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’empara d’un petit sac d’argent dont elle connaissait la cachette, reprit la main {p. 129} de son fils étonné, l’entraîna violemment sans lui laisser le temps de reprendre son sabot, et ils marchèrent tous deux d’un pas rapide vers Fougères, sans que l’un ou l’autre retournât la tête vers la chaumière qu’ils abandonnaient.
Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochers de Saint-Sulpice, Barbette attisa le feu du fanal, et son gars l’aida à le couvrir de genêts verts chargés de givre afin de rendre la fumée plus forte.
– Il durera plus que ton père, que moi, que le Gars !… dit Barbette d’un air farouche en montrant le feu à son fils.
Chapitre XXVII §
Au moment où la pauvre veuve de Galope-chopine et son fils au pied sanglant regardaient, avec une sombre expression de vengeance et de curiosité, tourbillonner la fumée dont ils venaient {p. 131} de grossir la perfide colonne, mademoiselle de Verneuil avait les yeux attachés sur cette roche et tâchait, mais en vain, d’y découvrir le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, s’étant insensiblement épaissi, avait enseveli toute la région sous un triste voile précurseur de l’hiver, dont les teintes grises cachaient les masses lointaines du paysage.
Tour à tour la jeune fille regardait d’un œil sombre les rochers, le château, les édifices qui ressemblaient dans ce brouillard à des brouillards plus noirs. Auprès de sa fenêtre quelques arbres se détachaient de ce fond bleuâtre comme ces madrépores que la mer laisse entrevoir quand elle est calme. Le soleil donnait à peine au ciel la couleur blafarde de l’argent terni ; et si, par hasard, ses rayons coloraient d’une rougeur douteuse les branches nues des arbres où {p. 132} vibraient encore quelques feuilles opiniâtres, mademoiselle de Verneuil croyait voir en eux des squelettes. Ce spectacle de la nature était d’accord avec tous les sentimens qui agitaient son ame au désespoir.
– Marie ! tu le livreras donc ?… lui demanda Francine qui vint auprès de sa maîtresse à pas lents et sans avoir fait de bruit.
– Oui, répondit mademoiselle de Verneuil avec brusquerie. – Ah ! pourquoi me suis-je laissée aller à l’aimer. – L’aimer ! reprit-elle, je l’ai adoré, idolâtré !… – Je ne sais quel démon m’a fait pénétrer au fond de son cœur… – Ah ! la femme qui aime doit bien se garder d’avoir cette fatale curiosité. Si tu avais pu voir son sourire et la joie de son regard quand il a cru me posséder. – Il n’y a qu’égoïsme dans ces cœurs-là. – Je {p. 133} pouvais me donner, mon enfant, mais devait-il m’accepter ? – Veux-tu que je te dise la vérité ? Ils nous aiment comme ils aiment de beaux chevaux, de beaux tableaux, que sais-je !… et ils essayent de tout se procurer à bon marché. Pendant un bien court moment, j’ai cru réaliser ma céleste illusion en imaginant avoir rencontré ce noble et pur amour qui enflamme également les cœurs, ne laisse la tyrannie à aucun, et rend la volonté, le plaisir, la vie unanimes. – Je t’en parle froidement, je suis morte. – Je sens que cet homme-là est le seul parmi les millions d’hommes vivans qui puisse animer ma vie ; pour lui seul, je l’aurais donnée. – S’il eût été heureux d’avoir une fleur, j’aurais été la lui cueillir – où ? – parmi des tigres. – Mais découvrir que mon idole est de marbre ! oh ! c’est là une douleur ! – Il sait mourir pour un roi auquel il est indifférent, qui peut-être, en ce {p. 134} moment, se moque de lui !… et il ne risque rien pour moi. – Il est heureux de penser que je l’aime plus qu’il ne m’aime parce qu’il pourra se jouer de moi : – tout me ravir et ne me rien donner ! – Il songe à me rendre coupable, selon ses idées mesquines, pour avoir le droit de ne plus m’estimer un jour, et de m’abandonner. – M’a-t-il offert son nom, sa main, sa fortune, son rang ? – Non ! – Eh ! qu’il y ait ou non un anneau à mon doigt, que je sois marquise, riche, ce sont les dernières pensées de mon cœur. – Ah ! ma richesse, mes honneurs, ma gloire, c’était lui, lui aujourd’hui, lui ce soir, demain, lui pour un siècle, pour toujours, pendant l’éternité…
Elle fondit en larmes et reprit en sanglotant 19 :
– Non, non, il y a toujours eu dans {p. 135} ses manières un reste de mépris, et – je le mérite ! – Que suis-je après tout ? – Ah ! j’en mourrai !… – Mais je suis bien sotte ?… Il viendra peut-être, – qu’il vienne !… – Cette nuit, il apprendra que mariée ou non, jamais je ne puis être abandonnée de l’homme que je serrerai dans mes bras. Non, je suis trop belle, trop aimante, trop !… – Non, non… s’écria-t-elle, on ne me quitte pas moi !… et je lui mesurerai la vengeance à l’offense… – Il mourra au désespoir.
Quand elle s’arrêta, oppressée par la violence même de ses trop nombreuses pensées auxquelles les expressions manquaient, Francine lui dit d’une voix douce :
– Mais s’il voulait t’éprouver ?…
Mademoiselle de Verneuil tressaillit violemment ; elle fit quelques pas en {p. 136} arrière, se laissa aller sur son canapé, et y resta immobile, pensive.
– M’éprouver ? reprit-elle, l’insolent ! Mettre du calcul ?… il ne m’aime pas. – Qu’il meure ! – Et – ne m’en parle jamais…
– Lui ne pas t’aimer, Marie ! mais ce charbon ardent…
– Eh ! les hommes souffrent quelquefois bien davantage pour gagner un pari ; et – j’étais l’enjeu… – Il périra, te dis-je ! Suis-je donc bien cruelle ? Il ira mourir couvert de caresses, de baisers qui vaudront bien vingt ans de vie peut-être !…
– Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, ce n’est pas dans la violence que nous autres femmes pouvons trouver le bonheur ! Si, comme tant d’autres, tu dois être victime de ton amour, {p. 137} sois-le noblement ! 20– Ne livre pas ce jeune homme à ses ennemis, je t’en supplie ! – Tu l’aimes encore : – ne sois ni sa maîtresse ni son bourreau. – Garde son image au fond de ton cœur sans te la rendre toi-même cruelle. – S’il n’y avait aucune joie dans un amour sans espoir, que deviendrions-nous, pauvres femmes que nous sommes !… Je crois que Dieu, ce Dieu, Marie, auquel tu ne penses jamais, nous récompensera d’avoir obéi à notre vocation sur la terre : – aimer et souffrir ! – C’est toi qui m’as la première appris cette parole à la fois triste et joyeuse. – Ah ! qu’il y a de trésors dans la résignation et la paix !…
– Petite chatte, répondit mademoiselle de Verneuil en caressant la main de Francine, que ta voix est douce et séduisante ! Que la raison a d’attraits sous ta forme ! Je voudrais bien t’obéir…
{p. 138} Mais bientôt toutes les pensées orageuses qui venaient d’agiter la jeune fille, revinrent, et la voix suave de Francine ne réussit par toujours à dominer leur tumulte. Mademoiselle de Verneuil finit par s’occuper de sa toilette avec une extrême attention, qui ne l’empêche pas néanmoins de soumettre ses souvenirs d’amour et ses espérances à cette analyse profonde dont les femmes possèdent si bien le secret. Cent fois elle dérangea, par des mouvemens comme électriques, les heureuses combinaisons dont la jolie Bretonne enrichissait le gracieux édifice de sa coiffure. Le sort du marquis était lié à tous les accidens de la coquetterie. Mademoiselle de Verneuil condamnait son amant en crêpant les cheveux d’une boucle, ou en rendant ses nattes plus brillantes, et elle le laissait vivre en étudiant malicieusement à son miroir les effets d’un regard de côté, d’un sourire, d’un pli {p. 139} léger du front, d’une attitude de colère, d’amour ou de dédain.
– Eh bien ! Francine, dit-elle, que veux-tu ?… – S’il vient – nous verrons. – Ce jour est le dernier de nos jours nébuleux : – il est gros de sa mort ou de notre bonheur.
– Ce brouillard est odieux, ajouta-telle en regardant de nouveau les sommets voilés de Saint-Sulpice.
Alors elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et de mousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepter le jour de manière à semer dans la chambre un clair-obscur voluptueux et tendre.
– Francine, dit-elle, ôte ces babioles qui encombrent la cheminée. – N’y laisse que la pendule et les deux vases de Saxe dans lesquels j’arrangerai moi-même les fleurs d’hiver que Corentin m’a trouvées… {p. 140} – Sors toutes les chaises : – je ne veux voir ici que le canapé et un seul fauteuil. – Quand tu auras fini, mon ange, tu brosseras le tapis, de manière à rendre quelque lustre à ses couleurs, puis tu garniras de bougies les bras de cheminée et les flambeaux…
Mademoiselle de Verneuil regarda long-temps et avec attention la riche tapisserie tendue sur les murs de cette chambre. Guidée par le coup-d’œil perçant du goût, elle sut trouver parmi les brillantes nuances de la haute-lice les teintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration aux meubles et aux accessoires de ce boudoir par l’harmonie d’une même couleur ou par des caprices semblables dans les oppositions. La même pensée présida à l’arrangement des fleurs dont elle chargea les vases contournés qui ornaient la cheminée. Le canapé fut placé {p. 141} près du foyer. De chaque côté du lit, qui occupait la paroi parallèle à celle où était la cheminée, elle mit, sur deux petites tables dorées, de grands vases de Saxe remplis de feuillages et de fleurs qui exhalèrent les plus doux parfums.
Elle tressaillit plus d’une fois en disposant les plis onduleux du lampas vert au-dessus du lit, et en étudiant les sinuosités de la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. Ces préparatifs ont toujours un indéfinissable secret de bonheur. L’irritation est même telle que souvent une femme a renoncé à quelque idée malfaisante au milieu de ces voluptueux apprêts. Il y a d’abord je ne sais quoi de religieux dans le sentiment qui dirige cette multitude de petits soins pris pour un être aimé qui n’est pas là pour les voir et les récompenser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourire approbateur {p. 142} qu’obtiennent ces gracieux boudoirs quand tout y est en harmonie avec le cœur. Ce sentiment ressemble à celui qui entraîne une jeune fille candide à faire mille folies quand elle est loin de tous les regards et qu’elle pense à celui qu’elle aime en secret.
Au milieu de ces apprêts, les femmes se livrent pour ainsi dire par avance à l’amour. Dans le plus léger détail de leur toilette, en donnant au meuble le plus indifférent je ne sais quelle attitude plus régulière que de coutume, en chassant le plus mince fétu qui pourrait offenser l’œil, il n’est pas de femme qui ne se dise comme mademoiselle de Verneuil le pensait : – Ce soir, je serai heureuse.
Alors la plus innocente inscrit cette suave espérance dans les plis les plus imperceptibles de la soie ou de la mousseline ; insensiblement l’harmonie qu’elle {p. 143} établit autour d’elle prend une physionomie où respire l’amour. Au sein de cette sphère voluptueuse, pour elle, les choses deviennent des êtres : ce seront des témoins, mais elle en fait déjà les complices de la volupté qu’elle espère. À chaque mouvement, à chaque pensée, elle s’est enhardi à voler l’avenir : bientôt, elle n’attend plus, elle n’espère pas ; mais elle accuse le silence et le moindre bruit lui doit un présage : le doute vient poser sur son cœur comme une main crochue : elle brûle, c’est un triomphe, c’est un supplice.
Vingt fois, mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux, dans l’espérance de voir une colonne de fumée s’élever au-dessus des rochers, mais le brouillard semblait à chaque fois avoir pris de nouvelles teintes grises semblables aux plis d’un manteau.
{p. 144} À la dernière fois, la jeune fille laissa retomber la soie verte du rideau par un geste de dépit, en se promettant bien de ne plus venir le relever. Elle regarda d’un air boudeur cette chambre a laquelle elle avait donné une ame et une voix : elle se demanda si ce serait en vain ; puis, se tournant vers Francine, elle lui dit :
– Mon enfant, laisse le salon en désordre…
Et la capricieuse jeune fille accompagna ces mots d’un de ces sourires que les femmes réservent pour leur intimité et dont jamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse.
– Que tu es jolie !… s’écria la petite Bretonne.
– Eh ! folles que nous sommes toutes, un homme ne sera-t-il pas toujours notre plus belle parure !
{p. 145} Francine, laissant mademoiselle de Verneuil mollement couchée sur le sopha, se retira en silence ; car elle devinait bien que l’espoir de sa maîtresse était de la clémence.
Chapitre XXVIII §
– Es-tu sûre de ce que tu me débites-là, ma vieille ?
– Avez-vous des yeux ?… tenez ! – Regardez les rochers de Saint-Sulpice, – là, – au dret de Saint-Léonard.
{p. 147} Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la direction indiquée par le doigt de Barbette ; et, comme le brouillard commençait à se dissiper, il put voir assez distinctement la colonne de fumée blanchâtre dont la femme de Galope-chopine avait parlé.
– Mais quand viendra-t-il ? – Hé, la vieille ! Sera-ce ce soir ou cette nuit ?…
– Mon bon homme, reprit Barbette, je n’en sais rin.
– Pourquoi trahis-tu ton parti ? dit vivement Hulot après avoir attiré la paysanne à quelques pas de Corentin.
– Ah ! Monseigneur le général, voyez le pied de mon gars ? – Ce pied-là est trempé dans le sang de mon homme. – Les chuins l’ont tué, sous votre respect, comme un veau. – Prenez mon gars pour en faire un bleu, mon bon homme ! – Tenez, voilà trois cents écus, gardez-les {p. 148} lui. En les ménageant, il ira loin avec ça, – puisque son père a été douze ans à les amasser…
Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dont les yeux étaient secs.
– Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu devenir ? – Il vaut mieux que tu conserves cet argent.
– Moi, répondit-elle en branlant la tête avec tristesse, je n’ai plus besoin de rin ! – Vous me clancheriez ben au fin fond de la tour de Mélusine, – et elle montra une des tours du château, – que les chuins sauraient ben m’y venir tuer !
Elle embrassa son gars avec une sombre expression de douleur, elle le regarda, versa deux larmes, le regarda encore et disparut.
– Commandant, dit Corentin, voici une de ces occasions qui, pour être mises {p. 149} à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une. – Nous savons tout et nous ne savons rien. – Faire cerner, dès à présent, la maison de mademoiselle de Verneuil, ce serait la mettre contre nous. Nous ne sommes pas, toi, moi, tes contre-chouans et tes deux bataillons, de force à lutter contre cette fille-là, si elle se met en tête de sauver son ci-devant. – Ce garçon-là est homme de cour, c’est un jeune homme, il est rusé. Nous ne pourrons jamais nous en emparer à son entrée à Fougères : – il y est peut-être déjà. – Faire des visites domiciliaires ?… – Absurdité !
– Je m’en vais, dit Hulot impatienté, donner au factionnaire du poste de Saint-Léonard la consigne d’avancer sa promenade de trois pas de plus : il arrivera ainsi en face de la maison de mademoiselle de Verneuil ; je conviendrai d’un {p. 150} signe avec chaque sentinelle ; je me tiendrai au corps-de-garde ; et, quand on m’aura signalé l’entrée d’un jeune homme quelconque, je prends un caporal et quatre hommes, et…
– Et, reprit Corentin en interrompant l’impétueux soldat, si le jeune homme n’est pas le marquis ; si le marquis n’entre pas par la porte ; s’il est déjà chez mademoiselle de Verneuil ; si, si…
Là, Corentin regarda le commandant avec un air de supériorité qui avait quelque chose de si insultant, que le vieux militaire s’écria :
– Mille tonnerres de Dieu ! va te promener, citoyen de l’enfer. Est-ce que tout cela me regarde ! – Si ce hanneton-là vient tomber dans un de mes corps-de-garde, il faudra bien que je le fusille ; si j’apprends qu’il est dans une maison, il faudra bien aussi que j’aille la cerner, le {p. 151} prendre et le fusiller !… mais – du diable si je me creuse la cervelle pour mettre de la boue sur mon uniforme.
– Commandant, la lettre des trois ministres t’ordonne d’obéir à mademoiselle de Verneuil.
– Citoyen, qu’elle vienne elle-même, je verrai ce que j’aurai à faire.
– Eh bien ! citoyen, répliqua Corentin avec hauteur, elle ne tardera pas ! – Elle te dira, elle-même, l’heure et le moment où le ci-devant sera entré ; et, peut-être, ne sera-t-elle tranquille que quand elle t’aura vu poser les sentinelles et cerner sa maison !…
– Le diable s’est fait homme ! se dit douloureusement le vieux chef de demi-brigade en voyant Corentin remonter à grands pas le sentier de la Reine-Anne, où cette scène avait eu lieu, et regagner la porte Saint-Léonard.
{p. 152} – Il me livrera le citoyen Montauran, pieds et poings liés, reprit Hulot ; et je me trouverai embêté d’un conseil de guerre à présider !… – Après tout, dit-il en haussant les épaules, c’est un ennemi de la république, il m’a tué mon pauvre Gérard, et ce sera toujours un noble de moins !… Au diable !
Il tourna lestement sur les talons de ses bottes, et alla visiter tous les postes de la ville en sifflant la Marseillaise.
Chapitre XXIX §
Mademoiselle de Verneuil était plongée dans une de ces méditations dont les mystères restent comme ensevelis dans les abîmes de notre ame et dont les mille sentimens contradictoires ont souvent prouvé {p. 154} à ceux qui en ont été la proie qu’on peut avoir une vie orageuse et passionnée entre quatre murs, sans même se lever de l’ottomane sur laquelle quelques êtres consument leur existence.
La jeune fille, arrivée au bord du précipice, faisait tour à tour passer devant elle les scènes d’amour et de colère qui avaient si puissamment animé sa vie pendant les dix jours qui s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec le marquis. Le doux retentissement des paroles d’amour, les vives images de quelques situations passées luttaient avec succès contre ses désirs de vengeance. En ce moment le bruit d’un pas d’homme retentit dans le salon qui précédait sa chambre ; mademoiselle de Verneuil tressaillit ; et, quand la porte cria, elle tourna vivement la tête, mais elle vit une figure abhorrée : c’était celle de Corentin.
{p. 155} – Petite tricheuse !… dit en riant le sbire ; l’envie de me tromper vous prendra-t-elle encore ? – Ah ! Marie, Marie ! vous jouez un jeu bien dangereux en ne m’intéressant pas à votre partie et ne me consultant pas à chaque coup. – Si le marquis a échappé à son sort…
– Cela n’a pas été votre faute, – n’est-ce pas ? répondit mademoiselle de Verneuil avec une ironie profonde. – Monsieur, reprit-elle d’une voix grave, de quel droit venez-vous chez moi ?
– Chez vous ? demanda-t-il d’un ton amer.
– Vous m’y faites songer, répliqua-t-elle avec noblesse, je ne suis pas chez moi. – Vous avez peut-être sciemment choisi cette maison pour y commettre plus sûrement vos assassinats !… – Je vais en sortir. – J’irais dans un désert pour ne plus voir des… – des espions.
{p. 156} – Cette maison n’est ni à vous ni à moi ! répondit Corentin. Quant à en sortir… vous n’en ferez rien ! ajouta-t-il en lui lançant un regard diabolique.
Mademoiselle de Verneuil se leva par un mouvement d’indignation, s’avança de quelques pas ; mais tout-à-coup elle s’arrêta en voyant Corentin relever le rideau de la fenêtre et sourire.
– Voyez-vous cette colonne de fumée ?… dit-il avec ce calme profond qu’il savait conserver sur sa figure blême, quelque profondes que fussent ses émotions.
– Quel rapport peut-il exister entre de mauvaises herbes qu’on brûle et mon départ ? demanda-t-elle.
– Pourquoi votre voix est-elle si altérée ? reprit Corentin. – Pauvre petite ! Ajouta-t-il d’une voix douce, je sais tout. – Le marquis vient aujourd’hui à {p. 157} Fougères, et ce n’est pas dans l’intention de nous le livrer que vous avez arrangé si voluptueusement ce boudoir, ces fleurs, ces bougies…
Mademoiselle de Verneuil pâlit. Chacun de ses cheveux lui versa une atroce douleur dans la tête ; et, ne pouvant plus se soutenir, elle tomba sur l’ottomane. En voyant la mort du marquis écrite dans les yeux de ce tigre à face humaine, elle ressentit pour son amant un amour qui tenait du délire.
Corentin resta un moment les bras croisés sur la poitrine, moitié content d’une torture qui le vengeait de tous les sarcasmes et du dédain dont la jeune fille l’avait accablé, moitié chagrin de voir souffrir une créature dont il lui était impossible de secouer le joug.
– Elle l’aime !… se dit-il d’une voix sourde.
{p. 158} – L’aimer !… s’écria-t-elle, eh ! qu’est-ce que signifie ce mot ? – Corentin ! – il est ma vie, mon ame, mon souffle !…
Elle se jeta aux pieds de cet homme dont le calme l’épouvantait.
– Ame de boue !… lui dit-elle, j’aime mieux m’avilir pour lui obtenir la vie que de m’avilir pour la lui ôter. – Je veux le sauver au prix de tout mon sang ! – Parle : – que te faut-il ?
Corentin tressaillit.
– Je venais prendre vos ordres, Marie… dit-il d’un son de voix plein de douceur et en la relevant avec une gracieuse politesse. – Oui, Marie, vos injures ne m’empêcheront pas d’être tout à vous, pourvu que vous ne me trompiez plus. – Vous savez, Marie, qu’on ne me dupe jamais impunément.
– Ah ! si vous voulez que je vous aime, Corentin, aidez-moi à le sauver.
{p. 159} – Eh bien ! à quelle heure vient le marquis ? dit-il en s’efforçant de faire cette demande d’un ton calme.
– Hélas ! je n’en sais rien.
Ils se regardèrent tous deux en silence.
– Je suis perdue !… se disait mademoiselle de Verneuil.
– Elle me trompe ! pensait Corentin.
– Marie, reprit-il, j’ai deux maximes : l’une, de ne jamais croire un mot de ce que disent les femmes, c’est le seul moyen de ne pas être leur dupe ; l’autre, de toujours chercher si elles n’ont pas quelque intérêt à faire ou penser le contraire de ce qu’elles ont dit et à s’être conduites en sens inverse des actions qu’elles veulent bien nous révéler. – Je crois que nous nous entendons maintenant ?
– À merveille !… répliqua mademoiselle de Verneuil. – Vous voulez des {p. 160} preuves de ma bonne foi ; mais je les réserve pour le moment où vous m’en aurez donné de la vôtre.
– Adieu, Mademoiselle !… dit sèchement Corentin.
– Allons, reprit la jeune fille en souriant, asseyez-vous, mettez-vous là et ne boudez pas, sinon je saurais bien me passer de vous pour sauver le marquis… Oubliez un peu ces trois cent mille francs que vous voyez toujours étalés devant vous ! – Je puis vous les mettre en or, là, sur cette cheminée, à l’instant où le marquis sera en sûreté.
Corentin se leva, recula de quelques pas et regarda mademoiselle de Verneuil.
– Vous êtes devenue riche en peu de temps ! dit-il d’un ton dont l’amertume était mal déguisée.
Mademoiselle de Verneuil sourit de pitié.
{p. 161} – M. de Montauran, reprit-elle, pourra vous offrir lui-même bien davantage pour sa rançon ! – Ainsi, prouvez-moi que vous avez les moyens de le garantir de tout danger, et…
– Ne pouvez-vous pas, s’écria tout-à-coup Corentin, le faire évader au moment même de son arrivée puisque Hulot en ignore l’heure et…
Il s’arrêta en se reprochant à lui-même d’en trop dire.
– Mais est-ce bien vous qui me demandez une ruse ? reprit-il en souriant de la manière la plus naturelle ? Écoutez, Marie, je suis certain de votre loyauté. Promettez-moi de me dédommager de tout ce que je perds, et j’endormirai si bien cette buse de commandant, que le marquis sera libre à Fougères comme à Saint-James.
– Je vous le promets ! répondit la jeune fille avec une sorte de solennité.
{p. 162} – Non pas ainsi, reprit-il ; jurez-le-moi par votre mère !
Mademoiselle de Verneuil tressaillit ; et, levant une main tremblante, elle fit le serment demandé par cet homme dont les manières venaient de changer subitement.
– Vous pouvez disposer de moi, dit Corentin. Ne me trompez pas et vous me bénirez ce soir.
– Je vous crois, Corentin !… s’écria mademoiselle de Verneuil tout attendrie. Elle le salua par une douce inclination de tête et lui sourit avec une bonté mêlée de surprise en lui voyant sur la figure une expression de tendresse mélancolique.
– Quelle ravissante créature !… s’écria Corentin en s’éloignant. Ne l’aurais-je donc jamais ?… Être aimé comme-elle aime ce marquis et périr demain… je n’hésiterais pas… Elle l’adore ! – Se {p. 163} mettre à mes pieds !… – Elle !… – Oh ! le marquis périra ! – et si je ne puis obtenir cette céleste créature qu’en la plongeant dans un bourbier, – je l’y plongerai.
Ces pensées infligèrent mille supplices différens à Corentin.
– Enfin, se dit-il à lui-même en arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu ; enfin, elle ne se défie peut-être plus de moi… – Cent mille écus… à l’instant ! – Elle me croit avare… – C’est une ruse – ou – elle l’a épousé.
Corentin, perdu dans ses pensées, n’osait prendre une résolution. Le brouillard que le soleil avait dissipé vers le milieu du jour, reprenait insensiblement toute sa force et devint si épais que Corentin n’apercevait plus les arbres même à une faible distance.
– Voilà un nouveau malheur ! se dit-il {p. 164} en rentrant à pas lents chez lui. Il est impossible d’y voir à six pas, le temps les protége… Surveillez donc une maison gardée par un tel brouillard ?…
– Qui vive !… s’écria-t-il en saisissant le bras d’un inconnu qui semblait avoir grimpé sur la promenade à travers les roches les plus périlleuses.
– C’est moi ! répondit naïvement une voix enfantine.
– Ah ! c’est le petit gars au pied rouge ! – Ne veux-tu pas venger ton père ?… lui demanda Corentin.
– Oui ! dit l’enfant.
– C’est bien. – Connais-tu le Gars ?
– Oui.
– C’est encore mieux. – Eh bien ! ne me quitte pas, sois exact à faire tout ce que je te dirai, tu achèveras l’ouvrage de {p. 165} ta mère, et tu gagneras des gros sous… – Aimes-tu les gros sous ?…
– Oui.
– Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars !… Je prendrai soin de toi !…
En ce moment mademoiselle de Verneuil et Francine unissaient tous les efforts de leurs intelligences si riches de ruse et de finesse pour trouver les moyens de soustraire le marquis à la douteuse générosité de Corentin et aux baïonnettes de Hulot.
– Je vais aller le prévenir ! s’écriait la petite Bretonne.
– Folle !… sais-tu donc où il est ? Avec l’instinct du cœur, je serais bien, moi, toute la journée à le chercher, que je ne le rencontrerais peut-être pas.
Après bon nombre de ces projets insensés si faciles à exécuter au coin du feu, mademoiselle de Verneuil s’écria :
{p. 166} – Quand je le verrai, son danger m’inspirera !…
Et elle se plut, comme tous les esprits ardens, à ne prendre son parti qu’au dernier moment, se fiant ou à son étoile ou à cet instinct d’adresse qui abandonne rarement les femmes. Jamais peut-être son cour n’avait frémi par un flux et un reflux de sang et de chaleur aussi large, aussi profond. Une passion bouillante entraînait sa vie.
Tantôt cette jeune fille restait comme stupide, les yeux fixes ; et tantôt, au moindre bruit, elle tressaillait comme ces arbres presque déracinés que les bûcherons agitent fortement avec une corde pour en hâter la chute.
Tout-à-coup une détonation violente, produite par la décharge d’une douzaine de fusils, retentit dans le lointain. {p. 167} Mademoiselle de Verneuil pâlit ; et, saisissant la main de Francine :
– Je meurs !… dit-elle ; ils l’ont tué !
Le pas pesant d’un soldat se fit entendre dans le salon. Francine épouvantée se leva et introduisit un caporal. Le républicain, après avoir fait un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, lui présenta des lettres dont le papier n’était pas très-propre. Le soldat, ne recevant aucune réponse de la jeune fille, lui dit en se retirant :
– Madame, c’est de la part du commandant.
Mademoiselle de Verneuil, en proie à de sinistres pressentimens, lisait une lettre écrite probablement à la hâte par Hulot.
Mademoiselle, mes contre-chouans viennent de s’emparer d’un des {p. 168} messagers du Gars. Parmi les lettres interceptées, celle que je vous transmets peut vous être de quelque utilité, etc.
– Grâce au ciel, ce n’est pas lui qu’ils viennent de tuer !… s’écria-t-elle en jetant la lettre au feu.
Elle respira plus librement et lut avec avidité celle du marquis, car elle était adressée à madame du Gua.
Non, mon ange, je n’irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir, je triomphe de la république : ainsi vous perdez votre gageure avec le comte. La Vendée se soumet, il n’y a plus rien à faire et je repartirai sans doute ; mais à demain les affaires sérieuses…
Là, cette lettre lui échappa des mains, tomba à terre, et la jeune fille ferma les yeux, garda un profond silence, resta {p. 169} penchée en arrière, la tête appuyée sur un coussin, pâle, immobile. Quelques minutes se passèrent ainsi. Elle leva les yeux sur la pendule qui alors marquait quatre heures.
– Et encore monsieur se fait attendre !… dit-elle avec une cruelle ironie.
– Oh ! s’il pouvait ne pas venir !… reprit Francine.
– S’il ne venait pas… dit Marie d’une voix sourde, – j’irais au-devant de lui, moi !… – Mais non, il ne peut pas tarder maintenant. – Francine, – suis-je bien belle ?…
– Tu es bien-pâle !
– Vois, reprit mademoiselle de Verneuil ; dis-moi : cette chambre parfumée, ces fleurs, ces lumières, cette vapeur enivrante que j’aperçois, tout ici pourra-t-il bien donner l’idée d’une vie céleste à celui que je plongerai dans les délices {p. 170} d’une douce conversation, là, auprès de moi, sur ce sopha, devant ce feu, – devant ce lit.
– Ah ! Marie, tu me fais frémir ! Tu ne résisteras donc pas au bonheur de te livrer à celui que tu aimes ? – Comment ne l’ai-je pas deviné ? – Depuis ce matin tu l’as déjà mille fois décidé en faisant de cette chambre un vrai paradis.
– Un paradis ? – ah ! sa mort sera donc bien cruelle !…
– Sa mort ?…
– Tais-toi, ne me parle plus de ce laquais-là. – Comparé à lui, Corentin est une créature noble. – Me comprends-tu ?…
Elle se leva en cachant l’égarement du désespoir et une soif inextinguible de vengeance sous une figure horriblement calme. Sa démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoi d’irrévocable {p. 171} dans ses résolutions. En proie à ses pensées, dévorant son injure et trop fière pour avouer le moindre de ses tourmens, elle alla au poste de la porte Saint-Léonard pour y demander la demeure du commandant.
À peine était-elle sortie de sa maison que Corentin y entra.
– Oh ! M. Corentin, s’écria Francine, si vous vous intéressez à ce jeune homme, sauvez-le, Mademoiselle va le livrer !… Ce misérable papier a tout détruit !…
Corentin prit négligemment la lettre en demandant :
– Et où est-elle allée ?
– Je ne sais.
– Je cours, dit-il, la sauver de son propre désespoir !
Il disparut en emportant la lettre ; et franchissant la maison avec rapidité, {p. 172} il dit à un petit gars qui jouait à la porte :
– Par où s’est dirigée la dame qui vient de sortir ?
Le fils de Galope-chopine fit quelques pas avec Corentin pour lui montrer la rue en pente qui menait à la porte Saint-Léonard.
– C’est par-là, dit-il.
En ce moment quatre hommes entrèrent chez mademoiselle de Verneuil.
– Retourne à ton poste, répondit Corentin. Aie l’air de t’amuser à faire tourner les valets de toutes les persiennes, mais veille bien !…
Chapitre XXX §
Corentin, s’étant rapidement élancé dans la direction indiquée par le petit gars, crut reconnaître mademoiselle de Verneuil au milieu du brouillard, et il la rejoignit effectivement au moment où {p. 174} elle atteignait le poste de la porte Saint-Léonard.
– Qu’allez-vous faire ? dit-il en lui offrant le bras. – Est-il convenable de sortir ainsi toute seule ?
– Où est le commandant ? lui demanda-t-elle.
À peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase, qu’elle entendit tout le mouvement d’une reconnaissance militaire en dehors de la porte Saint-Léonard, et la jeune fille distingua bientôt la grosse voix de Hulot au milieu du tumulte.
– Tonnerre de Dieu !… s’écria-t-il, jamais je n’ai vu moins clair à faire une ronde ! Ce ci-devant a commandé le temps, je crois !…
– De quoi vous plaignez-vous ? Répondit mademoiselle de Verneuil en lui serrant fortement le bras. Ce brouillard {p. 175} peut cacher dans ses ténèbres les instrumens de la vengeance comme ceux de la perfidie. – Monsieur le commandant, ajouta-t-elle à voix basse, il s’agit de prendre avec moi des mesures telles qu’il ne puisse pas échapper aujourd’hui !…
Hulot tressaillit.
– Est-il chez vous ? lui demanda-t-il d’une voix émue.
– Non, répondit-elle, mais vous me donnerez un homme sûr, et je l’enverrai vous avertir de l’arrivée de ce marquis.
– Qu’allez-vous faire ?… dit Corentin avec empressement. Un soldat chez vous l’effaroucherait, mais un enfant, – et j’en trouverai un, – n’inspirera pas de défiance…
– Commandant, reprit mademoiselle de Verneuil, grâce à ce brouillard que vous maudissez, vous pouvez, dès à présent, cerner ma maison. Mettez des {p. 176} soldats partout : placez un poste dans l’église de Saint-Léonard pour vous assurer de l’esplanade sur laquelle donnent les fenêtres de mon salon ; et apostez des hommes, même sur la promenade, car, quoique la fenêtre de ma chambre soit à vingt pieds du sol, le désespoir prête quelquefois la force de franchir heureusement les distances les plus périlleuses. – Écoutez ! – Je le ferai probablement sortir par la porte de la maison ; ainsi, ne donnez qu’à un homme courageux la mission de la surveiller ; car, dit-elle en poussant un soupir, on ne peut pas refuser la bravoure à cet homme-là, – et – il se défendra !
– Gudin !… s’écria le commandant.
Aussitôt le jeune Fougerais s’élança du milieu de la troupe dont Hulot était accompagné et qui avait gardé ses rangs à une certaine distance.
{p. 177} – Écoute, mon garçon, lui dit le vieux militaire à voix basse. – Ce tonnerre de fille nous livre le Gars sans que je sache pourquoi : – c’est égal, – ça n’est pas notre affaire. – Tu prendras dix hommes avec toi et tu te placeras de manière à garder le cul-de-sac au fond duquel est la maison de cette fille ; mais, arrange-toi pour qu’on te voie, toi et tes hommes, le moins possible.
– Oui, mon commandant, je connais le terrain.
– Eh bien ! mon enfant, reprit Hulot, Beau-pied viendra t’avertir de ma part du moment où il faudra agir. – Tâche de joindre toi-même le marquis : – si tu peux le tuer, afin de ne pas me le laisser à fusiller juridiquement, tu seras lieutenant dans quinze jours, ou je ne me nomme pas Hulot.
– Tenez, Mademoiselle, voici un lapin {p. 178} qui ne boudera pas !… dit-il à la jeune fille en lui montrant Gudin. – Il fera bonne garde devant votre maison, et si le ci-devant en sort ou veut y entrer, il ne le manquera pas.
Gudin partit avec une dizaine de soldats.
– Savez-vous bien ce que vous faites !… disait tout bas Corentin à mademoiselle de Verneuil.
Mais la jeune fille ne lui répondit même pas. Elle resta calme et silencieuse en voyant partir successivement une vingtaine d’hommes qui allèrent se placer sous les ordres d’un sous-lieutenant sur la promenade, et une dizaine d’autres qui partirent pour se poster le long des flancs obscurs de l’église Saint-Léonard.
– Il y a des maisons qui tiennent à la mienne, dit-elle à Hulot, cernez-les aussi. Nous ne nous repentirons pas {p. 179} d’avoir su prendre toutes les précautions possibles.
– Elle est enragée !… pensa Hulot.
– Ne suis-je pas prophète !… lui dit Corentin à l’oreille. – Quant à celui que je vais mettre chez elle… – c’est le petit gars au pied sanglant : ainsi…
II n’acheva pas. Mademoiselle de Verneuil s’étant, par un mouvement soudain, élancée vers sa maison, il la suivit en sifflant d’une manière toute particulière. Quand il la rejoignit, elle avait déjà atteint le seuil de la porte où Corentin retrouva le fils de Galope-chopine.
– Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon. – Vous ne pouvez pas avoir d’émissaire plus innocent et plus actif.
– Quand tu auras vu le Gars entrer, quelque chose qu’on te dise, sauve-toi, et viens me trouver au corps-de-garde… {p. 180} Je te donnerai de quoi manger de la galette pendant toute ta vie !…
À ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l’oreille du petit gars, Corentin se sentit presser fortement la main par le jeune Breton qui suivit mademoiselle de Verneuil.
– Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vous voudrez ! s’écria Corentin lorsque la porte se ferma. – Si tu fais jamais l’amour, mon petit marquis, ce sera dans un tombeau !…
Mais Corentin, ne pouvant se résoudre à quitter de vue cette maison fatale, se rendit sur la promenade où il trouva le commandant occupé à donner quelques ordres.
Bientôt la nuit vint : deux heures s’écoulèrent ; et les différentes sentinelles placées de distance en distance, n’avaient rien aperçu qui pût faire soupçonner que {p. 181} le marquis eût franchi la triple enceinte d’hommes attentifs et cachés qui cernaient les trois côtés par lesquels la tour du Papegaut était accessible. – Vingt fois Corentin était allé de la promenade au corps-de-garde, et vingt fois son attente avait été trompée. Son jeune émissaire n’était pas venu. – Le sbire, abîmé dans ses pensées, marchait lentement sur la promenade en éprouvant le martyre que lui faisaient subir trois passions terribles dans leur choc : l’amour, l’avarice, l’ambition.
Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune se levant fort tard, le brouillard et la nuit enveloppaient alors d’effroyables ténèbres les lieux où le drame conçu par cet homme allait se dénouer.
Ce terrible personnage imposa silence à ses passions, se croisa fortement les {p. 182} bras sur la poitrine, et ne quitta pas des yeux la fenêtre qui s’élevait comme un fantôme lumineux au-dessus de cette tour. Quand sa marche le conduisait du côté des vallées au bord des précipices, il épiait machinalement le brouillard sillonné des lueurs pâles qui brillaient çà et là dans les maisons de la ville ou du faubourg au-dessus et au-dessous du rempart. Le silence profond qui régnait n’était troublé que par le murmure du Nançon, par les avis lugubres et périodiques du beffroi, par les pas lourds des sentinelles, ou par le bruit des armes, quand on venait d’heure en heure relever les postes. – Tout était devenu solennel : la vie, les hommes, la nature.
– Il fait noir comme dans la gueule d’un loup, dit Pille-miche.
– Va toujours, répondit {p. 183} Marche-à-terre, et ne parle pas plus qu’un chien mort.
– J’ose à peine respirer ! répliqua le chouan.
– Si celui qui vient de laisser rouler une pierre veut que son cœur serve de gaine à mon couteau, il n’a qu’à recommencer, dit Marche-à-terre d’une voix si douce qu’elle se confondait avec les frissonnemens des eaux du Nançon.
– C’est moi ! répliqua Pille-miche.
– Eh bien ! vieux sac à cidre, reprit le guide farouche, marche comme sur du beurre, sinon, nous allons laisser là nos carcasses plus tôt qu’il ne le faudra.
– Hé ! Marche-à-terre, continua l’incorrigible Pille-miche, qui, s’aidant de ses mains et se hissant sur le ventre, arriva sur la ligne où se trouvait le chef intrépide. Alors, s’approchant de l’oreille de son camarade, il reprit d’une voix si {p. 184} étouffée, que les chouans dont ils étaient suivis n’entendirent pas une syllabe.
– Hé ! Marche-à-terre, s’il en faut croire notre grande garce, il doit y avoir un fier butin là-haut ! Veux-tu faire part à nous deux ?
– Écoute, Pille-miche ! dit Marche-à-terre en s’arrêtant à plat ventre.
Toute la troupe imita ce mouvement, tant les chouans étaient excédés par les difficultés que le précipice opposait à leur marche.
– Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un de ces bons Jean-prend-tout, qui aiment autant donner des coups que d’en recevoir quand il n’y a que cela à choisir. – Nous ne venons pas ici pour chausser les souliers des morts. – Nous sommes diables contre diables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes ! – Madame du Gua nous {p. 185} envoie ici pour sauver le Gars ! – Il est là : tiens, lève ton nez de chien et regarde cette fenêtre, au-dessus de la tour du Papegaut.
En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donna au brouillard l’apparence d’une fumée blanche. Pille-miche serra violemment le bras de Marche-à-terre et lui montra silencieusement, à dix pieds au-dessus d’eux, le fer triangulaire de quelques baïonnettes luisantes.
– Les bleus y sont déjà !… dit Pille-miche, nous n’aurons rien de force.
– Patience ! répondit Marche-à-terre ; si j’ai bien vu, nous devons trouver au bas de la tour du Papegaut, entre les remparts et la promenade, et au-dessus du précipice, une petite place où l’on met toujours du fumier !…
– Si saint Labre, dit Pille-miche, voulait changer en bon cidre le sang qui va {p. 186} couler, les Fougerais en trouveraient demain une terrible provision.
– Chut !…
Et Marche-à-terre couvrit de sa large main la bouche de son ami ; puis, un avis sourdement donné par lui, courut de rang en rang jusqu’au dernier des chouans suspendus dans les airs sur les bruyères des schistes.
En effet, Corentin avait une oreille trop exercée pour n’avoir pas entendu le froissement de quelques arbustes tourmentés par les chouans et le bruit léger des petits fragmens de roche qui roulèrent au bas du précipice. Il était alors arrivé jusqu’au bord de l’esplanade.
Marche-à-terre, qui semblait posséder le don de voir dans l’obscurité, ou dont les sens, continuellement en mouvement, devaient avoir acquis la finesse de ceux des sauvages, avait entrevu Corentin ; ou, {p. 187} comme un chien bien dressé, peut-être l’avait-il senti.
Alors le diplomate eut beau écouter le silence et regarder de tous ses yeux le mur naturel formé par les schistes, il ne put rien découvrir, et la lueur douteuse du brouillard ne lui permit de voir dans une trentaine de chouans que des fragmens du rocher, tant ces corps humains gardèrent l’apparence d’une nature inerte. Le danger de la troupe dura peu. Corentin fut attiré par un bruit très-distinct qui se fit entendre à l’autre extrémité de la promenade, au point où cessait le mur de soutenement et où commençait la pente rapide du rocher. Un petit sentier, qui communiquait à celui de la Reine-Anne, à travers les aspérités des schistes, aboutissait précisément à ce point d’intersection. Au moment où Corentin y arriva, il vit une petite figure s’élever comme par {p. 188} enchantement. Mais quand il avança la main pour s’emparer de cet être fantastique ou réel auquel il ne supposait pas de bonnes intentions, il rencontra les formes rondes et moelleuses d’une femme.
– Que le diable vous emporte, ma bonne ! dit-il en murmurant. Si vous n’aviez pas eu affaire à moi, vous auriez pu attraper une balle dans la tête… Mais d’où venez-vous et où allez-vous à cette heure-ci ?… – Êtes-vous muette ? – C’est cependant bien une femme, se dit-il à lui-même.
Le silence devenant suspect, l’inconnue répondit d’une voix qui annonçait un grand effroi :
– Ah ! mon bon homme, je revenons de la veillée !…
– C’est la prétendue mère du marquis, {p. 189} se dit Corentin. Voyons ce qu’elle va faire.
– Eh bien ! allez par-là, la vieille ! reprit-il à haute voix en feignant de ne pas la reconnaître. – À gauche donc, si vous ne voulez pas être fusillée !
Il resta immobile ; mais voyant madame du Gua se diriger vers la tour du Papegaut, il la suivit de loin avec une adresse diabolique.
Pendant cette fatale rencontre, les chouans s’étaient très-habilement postés sur les tas de fumier vers lesquels Marche-à-terre les avait guidés.
– Voilà la grande garce ! se dit tout bas Marche-à-terre. Et il se dressa sur ses pieds le long de la tour comme aurait pu faire un ours.
– Nous sommes là !… dit-il à la dame.
– Bien ! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver une échelle dans la {p. 190} maison dont le jardin aboutit à six pieds au-dessus du fumier, le Gars serait sauvé. – Vois-tu cet œil-de-bœuf, là-haut ? il donne dans un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher ; c’est là qu’il faut arriver. – Ce pan de la tour au bas duquel vous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné ; et, comme les chevaux sont prêts, si tu as gardé le passage du Nançon, en un quart-d’heure nous devons le mettre hors de danger.
Corentin apercevant dans l’ombre quelques formes indistinctes se mouvoir avec une incroyable adresse, alla sur-le-champ au poste de la porte Saint-Léonard. Il trouva le commandant dormant tout habillé sur le lit de camp.
– Laissez-le donc !… dit brutalement Beau-pied à Corentin, il ne fait que de se poser là !
– Qu’y a-t-il ?… demanda Hulot.
{p. 191} – Les chouans sont ici !… répondit Corentin.
– Tant mieux ! s’écria le commandant tout endormi qu’il était, au moins l’on se battra !…
Lorsque Hulot arriva sur la promenade, Corentin lui montra dans l’ombre la singulière position occupée par les chouans.
– Ils auront trompé les sentinelles que j’ai placées entre l’escalier de la Reine et le château ! s’écria le commandant. Ah ! quel tonnerre de brouillard ! – Mais patience ! je vais envoyer, au pied du rocher, une cinquantaine d’hommes, sous la conduite d’un lieutenant ; car il ne faut pas les attaquer là avant de leur avoir coupé la retraite : ils se laisseraient rouler jusqu’en bas du précipice comme des pierres, sans se casser un membre, tant ces animaux-là sont durs !
La cloche fêlée du beffroi sonna deux {p. 192} heures lorsque le commandant revint sur la promenade, après avoir pris les précautions militaires les plus sévères, afin de se saisir des chouans commandés par Marche-à-terre. En ce moment, tous les postes ayant été doublés, la maison de mademoiselle de Verneuil était devenue le centre d’une petite armée.
Le commandant trouva Corentin absorbé dans la contemplation de la fenêtre qui dominait la tour du Papegaut.
– Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-devant nous embête ; car rien n’a encore bougé.
– Il est là ! s’écria Corentin en montrant la fenêtre. J’ai vu l’ombre d’un homme sur les rideaux ! Je ne comprends pas ce qu’est devenu mon petit gars !… ils l’auront tué ou séduit. – Tiens, commandant, vois-tu ? – Il y a un homme ! – marchons !…
{p. 193} – Je n’irai pas, tonnerre de Dieu ! le saisir au lit. – Il sortira, s’il est entré, et Gudin ne le manquera pas ! s’écria Hulot qui avait ses raisons pour attendre.
– Allons, commandant, je t’enjoins, au nom de la loi, de marcher à l’instant sur cette maison !…
– Tu es encore un joli coco pour vouloir me faire aller !…
Sans s’émouvoir de la colère du commandant, Corentin lui dit froidement :
– Tu m’obéiras !… Et il tira de sa poche un papier. – Voici un ordre en bonne forme, signé du ministre de la guerre, qui t’y forcera. – Est-ce que tu t’imagines que nous sommes assez simples pour laisser cette fille-là agir comme elle l’entend ?…
– Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyer faire… tu me comprends ? – suffit. – Pars du pied gauche, {p. 194} laisse-moi tranquille et plus vite que ça !…
– Mais lis, dit Corentin.
– Ne m’embête pas de tes fonctions !… s’écria Hulot, indigné de recevoir des ordres d’un être aussi méprisable.
En ce moment, le fils de Galope-chopine se trouva au milieu d’eux comme un rat qui serait sorti de terre.
– Le Gars est en route ! s’écria-t-il.
– Beau-pied, dit Hulot à l’oreille du caporal qui se trouvait auprès de lui, cours prévenir l’adjudant de s’avancer sur la maison et de faire un joli petit feu de file : – tu m’entends !
Le caporal partit.
– Par file à gauche, en avant sur la tour !… s’écria le commandant.
Chapitre XXXI §
Les contradictions violentes et instantanées qui donnent des accidens si dramatiques aux passions des ames fortes se rencontrèrent en si grand nombre dans le cœur de mademoiselle de Verneuil, et ses sentimens eurent pendant cette {p. 196} journée une si impétueuse mobilité, qu’il y aurait désormais de la monotonie à vouloir les justifier par des observations minutieuses sur la nature féminine sans doute prodiguées dans ce récit. Une dernière remarque suffira peut-être pour expliquer les événemens du terrible paroxisme dont la jeune fille avait à subir les supplices variés.
Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles nous soumettent à une puissance d’enivrement bien supérieure aux mesquines irritations du vin et de l’opium. La lucidité que contractent alors les idées, la délicatesse des sens trop exaltés, produisent les effets les plus étranges et les plus inattendus : bien des esprits sont sous la tyrannie d’une même idée ; pour quelques-uns, les objets les moins perceptibles se voient clairement, tandis que les choses les plus palpables {p. 197} sont pour eux comme si elles n’existaient pas : c’est une espèce d’ivresse qui fait de la vie réelle une vie semblable à celle des somnambules.
Mademoiselle de Verneuil était en proie à cette exaltation violente, lorsqu’après avoir lu la lettre du marquis, elle s’empressa de tout ordonner pour qu’il ne pût échapper à sa vengeance, comme elle avait naguère tout préparé pour les fêtes splendides de l’amour.
Mais quand elle vit sa maison si soigneusement entourée, par ses ordres, d’un triple rang de baïonnettes, une lueur soudaine brilla dans son ame. Tout-à-coup la jeune fille vit sa propre conduite comme un tableau qui, placé dans un faux jour, s’illumine brusquement par un reflet de soleil. Alors elle pensa avec une sorte d’horreur qu’elle venait de commettre un crime ; et, dans un premier mouvement {p. 198} d’anxiété, elle s’élança vivement vers le seuil de sa porte.
Elle resta un moment immobile, s’efforçant de réfléchir sans pouvoir obtenir une idée. Son existence était comme un rêve pénible : elle doutait de ce qu’elle venait de faire et se demandait pourquoi elle se trouvait dans l’antichambre de sa maison, tenant un enfant inconnu par la main. Devant elle des milliers d’étincelles nageaient en l’air comme des langues de feu. Elle se mit à marcher pour secouer l’horrible torpeur dont elle était enveloppée ; mais, semblable à une personne qui sommeille, aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou ses couleurs vraies. Elle serrait la main du petit garçon avec une violence qui ne lui était pas ordinaire, et l’entraînait par une marche si précipitée, qu’elle semblait avoir l’activité d’une folle.
{p. 199} Elle ne vit rien de tout ce qui se trouvait dans le salon quand elle le traversa, et cependant elle y fut saluée par trois hommes réunis en groupe qui se séparèrent pour lui donner passage.
– La voici ! dit l’un d’eux.
– Qu’elle est belle ! s’écria un vieillard.
– Oui, répondit le premier ; mais comme elle est pâle, agitée…
– Et distraite, ajouta le troisième, car elle ne nous voit pas.
À la porte de sa chambre, mademoiselle de Verneuil aperçut une figure douce et joyeuse, et la voix de Francine fit retentir ces mots à son oreille :
– Marie ! – il est là !…
Alors mademoiselle de Verneuil se réveilla. Elle commença à réfléchir, regarda l’enfant qu’elle tenait, le reconnut et répondit à Francine :
{p. 200} – Enferme ce petit garçon dans l’office, donne-lui à manger, et, si tu veux que je vive, garde-toi bien de le laisser s’évader…
En prononçant ces paroles avec lenteur, la jeune fille avait fixé les yeux sur la porte de sa chambre, et ils y restaient attachés avec une si effrayante immobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait la victime à travers l’épaisseur du bois.
Elle poussa doucement la porte, et la ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis debout devant la cheminée. Il était si fortement éclairé par les jets croisés de la lumière des bougies et par la flamme d’un brillant foyer, qu’il ressemblait à ces anges descendus au milieu d’un nuage de feu dont les reflets donnent aux formes une gracieuse légèreté. Sans être trop recherchée, sa toilette avait un certain air de fête et de {p. 201} parure qui ajoutait à l’éclat de sa personne.
À cet aspect, mademoiselle de Verneuil retrouva toute sa présence d’esprit : ses lèvres, fortement contractées quoiqu’entr’ouvertes, laissèrent voir l’émail de ses dents blanches et dessinèrent un sourire arrêté dont l’expression était plus terrible que voluptueuse. Elle marcha d’un pas lent vers le jeune homme ; et, lui montrant du doigt la pendule, elle lui dit avec une sorte de gaieté :
– Un homme digne d’amour vaut bien la peine qu’on l’attende !…
Mais, abattue par la violence du sentiment dont elle était accablée, elle tomba sur le sopha qui se trouvait auprès de la cheminée.
– Ma chère Marie, êtes-vous séduisante quand vous boudez !… s’écria le marquis en s’asseyant auprès d’elle, lui {p. 202} prenant une main qu’elle laissa prendre et implorant un regard qu’elle lui refusait. – J’espère, continua-t-il d’une voix tendre et caressante, que Marie sera dans un instant bien chagrine d’avoir dérobé sa tête aux yeux de celui qui la nomme, pour la vie, son épouse adorée, sa lumière, son bonheur.
En entendant ces phrases d’amour, la jeune fille se tourna brusquement et le regarda dans les yeux.
– Que signifie ce regard terrible ? reprit-il en riant. Mais pourquoi, Marie, tes jolies petites narines sont-elles si gonflées ? – Pourquoi la pourpre envahit-elle jusqu’à cette belle peau dont la blancheur rend les yeux étincelans ! – Que ta main est brûlante ! – Oh ! mon amour, qu’as-tu ?
– Mon amour ! répondit-elle d’une voix sourde et altérée.
{p. 203} – Oui, dit-il en se mettant à genoux devant elle, prenant les deux mains de la jeune fille entre les siennes et les couvrant de baisers ;oui, mon amour, mon trésor, mon unique amour, ma belle compagne !… – Oh oui ! je suis à toi pour la vie.
Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits se contractèrent, elle rit comme rient les fous et lui dit :
– Tu n’en crois pas un mot, ame plus noire que celle de Marat !
Elle sauta vivement sur le poignard qui se trouvait auprès d’un vase de fleurs ; et, le faisant briller à deux doigts de la poitrine du jeune homme surpris :
– Je ne t’estime pas assez pour te tuer !… Oui, ton sang est trop vil pour être versé par des soldats, et je ne connais pas de bourreau pour toi !…
Ces paroles furent péniblement {p. 204} prononcées d’un ton bas, et elle trépignait des pieds sur le tapis comme un enfant gâté qui s’impatiente.
Le marquis épouvanté s’approcha d’elle en cherchant à la saisir.
– Ne me touchez pas !… s’écria-t-elle en se reculant jusque dans un coin de la chambre par un mouvement d’horreur.
– Elle est folle !… se dit le marquis au désespoir, et il pleura.
– Oui, folle !… répéta-t-elle ;mais pas encore assez pour être ton jouet !… – Se vanter de me posséder ce soir et de m’abandonner demain ! – horreur !… – Me nieras-tu ton propre écrit ? – Ah ! ah ! tu ne savais pas que ce beau chef-d’œuvre serait intercepté !
– À qui donc ai-je écrit ?… demanda-t-il.
– À cette femme chaste qui voulait me tuer !…
{p. 205} Là, les yeux du marquis se séchèrent, il pâlit ; et, serrant le dos du fauteuil qu’il tenait de manière à le briser :
– Si madame du Gua, s’écria-t-il en balbutiant de rage, a été capable de cette noirceur…
Mademoiselle de Verneuil ne retrouvant plus la lettre avait appelé Francine, et la Bretonne était venue.
– Où est cette lettre ?…
– Monsieur Corentin l’a prise.
– Corentin !… – Ah !
Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha, un déluge de larmes sortit de ses yeux, le doute comme la certitude était horrible.
Le marquis se précipita aux pieds de la jeune fille, la serra contre son cœur en lui répétant dix fois ces mots, les seuls qu’il pût prononcer :
{p. 206} – Pourquoi pleurer, mon ange ? où est le mal ? Tes injures sont de l’amour.
L’amoureux jeune homme disait tantôt une parole de cette phrase et tantôt une autre, soit qu’elles fissent un sens ou non ; et il essayait de sécher les larmes par des baisers, il en recueillait avidement les gouttes brillantes, il dévorait sa maîtresse des yeux, il extravaguait.
Tout-à-coup il se sentit presser par elle avec une force surnaturelle. Mademoiselle de Verneuil étouffait. Les larmes, les soupirs étaient sa voix, car si elle voulait parler, son gosier gonflé lui refusait des mots.
– Tu m’aimes donc ?… dit-elle enfin.
– Tu en doutes encore !… répondit-il d’un ton plein de mélancolie.
Elle se dégagea brusquement de ses bras et se sauva comme effrayée et confuse, à deux pas de lui.
{p. 207} – Si j’en doute !… s’écria-t-elle. – Monsieur, – l’amour ne va pas sans l’estime et un respect profond ; or, souvenez-vous de vos refus, et souvenez-vous de mon serment…
Elle vit le marquis sourire avec une si douce ironie que les paroles expirèrent sur ses lèvres. Elle se laissa prendre par la main et conduire jusque sur le seuil de la porte.
Mademoiselle de Verneuil aperçut au fond du salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Le prêtre était en ce moment revêtu de son costume sacerdotal. Des cierges allumés jetaient sur le plafond un éclat aussi doux que l’espérance. Elle reconnut les deux hommes qui l’avaient saluée : c’étaient le comte de *** et le chevalier de Renty, les deux témoins choisis par M. de Montauran.
{p. 208} – Me refuseras-tu ?… lui dit tout bas le marquis.
À cet aspect, la jeune fille resta immobile : en un moment les ravissantes angoisses, les pénibles joies, des craintes plus douces que l’espoir, un espoir plus fécond que le bonheur, un bonheur voisin de la mort, les innombrables délices de l’amour se réveillèrent dans son ame comme une lumière dans la nuit. Elle dévora par une seule palpitation toutes les jouissances d’une longue vie heureuse. C’était la résurrection d’un cœur mort. Son visage resplendit et elle se transfigura. Elle fit tout-à-coup un pas en arrière pour regagner sa chambre, tomba sur les genoux, leva les mains vers le marquis comme si elle se noyait et lui cria :
– Ah ! pardon ! pardon ! pardon.
Sa voix s’éteignit, sa tête se pencha {p. 209} en arrière, ses yeux se fermèrent, et elle resta entre les bras du marquis et de Francine comme si elle eût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, elle rencontra le regard du jeune chef.
– Marie, patience ! cet orage est le dernier !… dit-il.
– Le dernier !… répéta-t-elle. – C’est vrai !
Francine et le marquis se regardèrent avec surprise, mais elle leur imposa silence par un geste.
– Appelez le prêtre !… dit-elle, et laissez-moi seule avec lui.
Ils se retirèrent.
– Mon père, dit la jeune fille au prêtre qui apparut soudain devant elle ; ah ! mon père, dans mon enfance, un vieillard à cheveux blancs, semblable à vous, me répétait souvent qu’avec une {p. 210} foi bien vive on obtenait tout de Dieu !… – Est-ce vrai ?
– C’est vrai ! répondit le prêtre. Tout est possible à celui qui a tout créé.
Alors mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec un incroyable enthousiasme.
– Ô mon Dieu ! dit-elle dans son extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui ! inspire moi ! – Fais ici un miracle, ou prends ma vie.
– Vous serez exaucée ! dit le prêtre attendri.
Mademoiselle de Verneuil vint s’offrir à tous les regards en s’appuyant sur le bras de ce vieux prêtre en cheveux blancs. Une émotion profonde et secrète la livrait à l’amour d’un amant, plus brillante qu’en aucun jour passé ; car une sérénité pareille à celle que les peintres se plaisent à donner aux martyrs, {p. 211} imprimait à sa figure un caractère imposant. Elle tendit la main au marquis, et ils s’avancèrent ensemble vers l’autel où ils s’agenouillèrent.
Ce mariage qui allait être béni à deux pas du lit nuptial ; cet autel, élevé à la hâte et fait d’une antique commode couverte d’un damas vert ; cette croix, ces vases, ce calice, apportés secrètement par un prêtre ; cette fumée d’encens répandue sous des corniches qui n’avaient encore vu que de joyeuses fêtes ; ce prêtre ne portant qu’une étole par-dessus sa soutane ; ces cierges dans un salon, tout formait une scène touchante et bizarre qui achève de peindre ces temps de triste mémoire où la discorde civile avait tout renversé. Alors les cérémonies religieuses avaient toute la grâce des mystères : les enfans étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encore les mères ; comme {p. 212} autrefois, le Seigneur allait, simple et pauvre, consoler les mourans ; et les jeunes filles recevaient pour la première fois le pain sacré, à deux pas de l’endroit où leurs mères avaient caché les poupées avec lesquelles ces enfans jouaient la veille…
L’union du marquis et de mademoiselle de Verneuil allait être consacrée comme tant d’autres unions, par un acte contraire à la législation adoptée ; mais, plus tard, ces mariages bénis pour la plupart au pied des chênes, furent tous reconnus. Le prêtre, qui conservait ainsi les anciens usages jusqu’au dernier moment, était un de ces hommes fidèles à leurs principes au fort des orages. Sa voix pure du serment exigé par la république ne répandait à travers la tempête que des paroles de paix. Il n’attisait pas, comme l’avait fait l’abbé Gudin, le feu de l’incendie ; mais il s’était, avec beaucoup {p. 213} d’autres, voué à la dangereuse mission d’accomplir les devoirs du sacerdoce pour les ames restées catholiques. Afin de réussir dans ce périlleux ministère, il usait de tous les pieux artifices nécessités par la persécution, et le marquis n’avait pu le trouver que dans une de ces excavations qui, de nos jours encore, portent le nom de la cachette du prêtre. La vue de sa figure pâle et souffrante inspirait si bien la prière et le respect, qu’elle suffisait pour donner à cette salle mondaine l’aspect d’une église.
L’acte de malheur et de joie était tout prêt. Avant de commencer la cérémonie, le vénérable prêtre demanda, au milieu d’un profond silence, les noms de la belle fiancée.
– Marie Nathalie, fille de mademoiselle Blanche d’Hautefeuille et de Victor-Amédée, duc de Verneuil.
{p. 214}– Née ?
– Le 11 décembre 1774.
– Où ?
– À Alençon.
– Je ne croyais pas, dit tout bas le comte au chevalier, que Montauran ferait la sottise de l’épouser ! – La fille naturelle d’un duc !… fi donc !… si c’était du Roi encore, passe !…
Les noms du marquis avaient été remplis à l’avance. Les deux amans signèrent et les témoins après. La cérémonie commença. En ce moment, mademoiselle de Verneuil entendit seule le bruit étouffé des fusils et celui de la marche lourde et régulière des soldats qui venaient sans doute relever le poste de bleus qu’elle avait fait placer dans l’église ; alors elle tressaillit et leva les yeux sur la croix nue de l’autel.
{p. 215} – C’est une sainte !… dit tout bas Francine.
– Et une bien belle, répondit le comte.
– Qu’on me donne de ces saintes-là et je serai diablement dévot !… ajouta le chevalier à voix basse.
Lorsque le prêtre fit à mademoiselle de Verneuil la question d’usage, elle répondit par un – oui ! – accompagné d’un soupir profond. Elle se pencha à l’oreille de son mari et lui dit :
– Dans peu vous saurez pourquoi j’ai manqué au serment que j’avais fait de ne jamais vous épouser !…
Lorsqu’après la cérémonie, l’assemblée passa dans une salle où le dîner était servi, et au moment où les convives s’assirent, un domestique arriva tout épouvanté.
La jeune fille se leva brusquement, alla au-devant de lui, suivie {p. 216} de Francine ; et, sur un de ces prétextes que les femmes savent si bien trouver, elle pria le marquis de faire tout seul, pendant un moment, les honneurs du repas, et elle emmena le domestique avant qu’il eût commis une indiscrétion qui serait devenue fatale.
– Ah ! Francine ! se sentir mourir et ne pas pouvoir dire : – Je meurs !… s’écria mademoiselle de Verneuil qui ne reparut plus.
Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémonie qui venait d’avoir lieu. À la fin du repas, et au moment où l’inquiétude du marquis était au comble, la jeune fille revint dans tout l’éclat d’une toilette ravissante. Sa figure était joyeuse et calme, tandis que Francine qui l’accompagnait avait une terreur si profonde, empreinte sur tous les traits, qu’il semblait aux convives voir {p. 217} dans ces deux figures un tableau bizarre où l’extravagant pinceau de Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mort se tenant par la main.
– Messieurs, dit-elle au prêtre, au chevalier et au comte, vous serez mes hôtes pour ce soir ; car il y aurait trop de danger pour vous à sortir de Fougères. Cette bonne fille que voici, – elle désigna Francine, – sera pour vous un chambellan fidèle. Elle a mes instructions. – Pas de rébellion, dit-elle au vénérable prêtre qui allait parler ; j’espère que vous ne désobéirez pas à une femme le jour de ses noces !…
Une heure après, elle se trouva seule avec son amant dans la chambre voluptueuse qu’elle avait si gracieusement disposée.
Ils arrivèrent enfin à ce lit fatal où, comme dans un tombeau, se brisent {p. 218} tant d’espérances ; où le réveil à une belle vie est si incertain ; où meurt, où naît l’amour au gré des ames qui ne s’éprouvent que là.
Marie regarda la pendule qui marquait neuf heures ; et, mesurant des yeux une portion du cadran :
– Six heures à vivre !… se dit-elle.
{p. 219}– J’ai donc pu dormir !… s’écria la marquise réveillée en sursaut par un de ces mouvemens soudains qui nous font tressaillir lorsqu’on a fait la veille un pacte en soi-même afin de s’éveiller le lendemain à une certaine heure.
– Oui, j’ai dormi !… répéta-t-elle en voyant à la lueur des bougies que l’aiguille de la pendule allait bientôt marquer deux heures du matin.
Elle se retourna et contempla son époux. Le marquis dormait, la tête appuyée sur une de ses mains, à la manière des enfans, et de l’autre il serrait celle {p. 220} de sa maîtresse en souriant à demi comme s’il se fût endormi au milieu d’un baiser.
– Ah ! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’un enfant ! Mais pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui dois un bonheur sans nom !…
Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire. Il baisa la main qu’il tenait, et regarda cette perfide créature avec des yeux si étincelans que, n’en pouvant soutenir le ravissant et voluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières comme pour s’interdire à elle-même une dangereuse contemplation. Si la marquise n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, on aurait pu l’accuser de coquetterie, car elle était demi-nue, ses cheveux épars couvraient à peine ses épaules {p. 221} d’albâtre, et en voilant ainsi le feu de ses regards, elle semblait parler.
Les deux amans ne tardèrent pas à relever leurs têtes charmantes et ils se firent mutuellement un signe de reconnaissance plein de gentillesse ; mais, après un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait la belle figure de sa compagne, le marquis, attribuant à un sentiment de mélancolie les nuages répandus sur le front de Marie, lui dit d’une voix douce :
– Pourquoi cette ombre de tristesse, mon amour ?
Elle se jeta sur le sein du marquis et pleura :
– Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t’aie mené ? demanda-t-elle en tremblant.
– Au bonheur.
– À la mort !…
{p. 222} Puis, tressaillant d’horreur, elle s’élança hors du lit ; le marquis étonné la suivit ; sa jeune épouse l’amena près de la fenêtre. Après un geste délirant qui lui échappa, elle releva les rideaux de la croisée, et lui montra du doigt, sur la place, une vingtaine de soldats. La lune ayant dissipé le brouillard, éclairait de sa blanche lumière les habits, les fusils, l’impassible Corentin qui allait et venait comme un chacal attendant sa proie, et le commandant, les bras croisés, immobile, le nez en l’air, les lèvres retroussées, attentif et chagrin.
– Eh ! laissons-les, Marie, et reviens ?
– Pourquoi ris-tu, Alphonse ? c’est moi qui les ai placés là…
– Tu rêves ?
– Non !
Ils se regardèrent un moment, le {p. 223} marquis devina tout, et, la serrant dans ses bras :
– Eh bien ! je t’aime encore !… dit-il.
– Tout n’est donc pas perdu ! s’écria Marie. – Alphonse ?…
– Eh bien ?
– Il y a de l’espoir.
En ce moment, ils entendirent distinctement le cri sourd de la chouette.
Francine sortit tout-à-coup du cabinet de toilette.
– Pierre est là !… dit-elle avec une joie qui tenait du délire.
Chapitre XXXII §
La marquise et Francine revêtirent M. de Montauran d’un costume de chouan, avec cette étonnante promptitude qui n’appartient qu’aux femmes.
Lorsque la marquise vit son époux {p. 225} occupé à charger les armes que Francine apporta, elle s’esquiva lestement après avoir fait un signe d’intelligence à sa fidèle Bretonne.
Francine conduisit alors le marquis dans un petit cabinet de toilette attenant à la chambre, et le jeune chef, en voyant un amas de draps fortement attachés, put se convaincre de l’active sollicitude avec laquelle la Bretonne avait travaillé à tromper la vigilance des soldats.
La lueur de la lune éclairait mal ce cabinet, qu’avec cette présence d’esprit si naturelle aux femmes, Marie et Francine avaient laissé à dessein dans l’obscurité.
– Jamais je ne pourrai passer par là !… dit le marquis en examinant l’étroite baie de l’œil-de-bœuf.
En ce moment, une grosse figure noire {p. 226} en remplit entièrement l’ovale, et une voix rauque, bien connue de Francine, cria doucement :
– Dépêchez-vous, mon général ; ces crapauds de bleus se remuent !…
– Oh ! encore un baiser !… dit une voix tremblante et douce.
Le marquis, dont les pieds atteignaient l’échelle libératrice, mais qui avait encore une partie du corps engagée dans l’œil-de-bœuf, se sentit pressé par une étreinte de désespoir. Il jeta un cri en reconnaissant par ce contact que sa femme avait revêtu des habits d’homme. Il voulut la retenir, elle s’arracha brusquement de ses bras. Alors le marquis se trouva forcé de descendre. Il gardait à la main un lambeau d’étoffe, et la lueur de la lune venant à l’éclairer soudain, il s’aperçut que ce lambeau devait {p. 227} appartenir au gilet qu’il avait porté la veille.
– Halte ! feu de peloton !…
Ces mots, prononcés par Hulot au milieu d’un silence qui avait quelque chose d’horrible, rompirent le charme sous l’empire duquel semblaient être les hommes et les lieux.
Une salve de balles arriva du fond de la vallée jusqu’au pied de la tour et succéda à la décharge que firent les bleus placés sur la promenade. Le feu des républicains n’offrait aucune interruption : il était horrible, impitoyable. Les victimes ne jetèrent pas un cri. Entre chaque décharge le silence était sombre et effrayant. Corentin ayant cependant entendu tomber du haut de l’échelle un des personnages aériens qu’il avait signalés au commandant, soupçonna quelque piége.
{p. 228} – Pas un de ces animaux-là ne chante !… dit-il à Hulot. – Ces deux amans sont bien capables de nous amuser ici par quelque ruse, tandis qu’ils se sauvent peut-être d’un autre côté…
L’espion, impatient d’éclaircir le mystère, envoya le fils de Galope-chopine chercher des lumières.
La supposition de Corentin avait été si bien comprise de Hulot, que le vieux soldat, préoccupé par le bruit d’un engagement très-sérieux qui avait lieu au poste de Saint-Léonard, s’écria :
– C’est vrai… ils ne peuvent pas être deux !…
Et il s’élança vers le corps-de-garde.
– On lui a lavé la tête avec du plomb, mon commandant !… lui dit Beau-pied qui venait à sa rencontre. – Mais il a tué Gudin et blessé trois hommes. – Ah ! l’enragé ! Il avait enfoncé trois rangées {p. 229} de lapins, et aurait gagné les champs sans le factionnaire de la porte Saint-Léonard qui l’a embroché avec sa baïonnette.
En entendant ces paroles, le commandant inquiet se précipita dans le corps-de-garde. En voyant sur le lit de camp le corps ensanglanté que l’on venait d’y placer, il chancela, s’approcha du prétendu marquis ; et, levant avec la précaution d’une mère pour son enfant, le chapeau qui couvrait la figure de la victime.
– Je m’en doutais !… s’écria-t-il en tombant sur une chaise et croisant les bras avec force.
Tous les soldats restèrent immobiles ; car l’action du commandant avait fait dérouler les longues tresses des cheveux noirs d’une femme.
Tout-à-coup le silence fut interrompu par les pas d’une multitude armée. Corentin
entra dans le corps-de-garde {p. 230} en précédant quatre soldats, qui, sur leurs fusils placés en forme de civière, portaient M. de Montauran, auquel plusieurs coups de feu avaient cassé les cuisses. Le marquis fut déposé sur le lit de camp auprès de sa femme ; il l’aperçut et lui saisit la main par un geste convulsif. La mourante tourna péniblement la tête, vit son mari ; et, frissonnant par une secousse horrible à voir, elle murmura ces paroles d’une voix presque éteinte :
– Un jour sans lendemain… tu l’as dit toi-même.
– Portez-les à l’hôpital voisin !… s’écria Corentin.
Hulot prit le sbire par le bras, de manière à lui laisser l’empreinte de ses ongles dans la chair, et lui dit :
– Regarde bien la figure du commandant Hulot pour ne jamais te trouver sur son passage, sinon je te nourrirai la {p. 231} panse de mon bancal !… Et déjà le vieux soldat tirait son sabre hors du fourreau.
– Voilà encore un de ces honnêtes gens qui ne feront jamais fortune, répondit Corentin – quand il fut hors du corps-de-garde.