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Sur Catherine de Médicis

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Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études philosophiques
Sur Catherine de Médicis
{p. 468}
À MONSIEUR LE MARQUIS DE PASTORET
Membre de l’Académie des Beaux-Arts

Quand on songe au nombre étonnant de volumes publiés pour rechercher le point des Alpes par lequel Annibal opéra son passage, sans qu’on puisse aujourd’hui savoir si ce fut, selon Witaker et Rivaz, par Lyon, Genève, le Saint-Bernard et le val d’Aoste ; ou, selon Letronne, Follard, Saint-Simon et Fortia d’Urban, par l’Isère, Grenoble, Saint-Bonnet, le Mont-Genèvre, Fenestrelle et le pas de Suze ; ou, selon Larauza, par le Mont-Cenis et Suze ; ou, selon Strabon, Polybe et de Luc, par le Rhône, Vienne, Yenne et le Mont-du-Chat ; ou, selon l’opinion de quelques gens d’esprit, par Gênes, la Bochetta et la Scrivia, opinion que je partage, et que Napoléon avait adoptée, sans compter le vinaigre avec lequel les roches alpestres ont été accommodées par quelques savants ; doit-on s’étonner, monsieur le marquis, de voir l’histoire moderne si négligée, que les points les plus importants en soient obscurs et que les calomnies les plus odieuses pèsent encore sur des noms qui devraient être révérés ? Remarquons, en passant, que le passage d’Annibal est devenu presque problématique à force d’éclaircissements. Ainsi le père Ménestrier croit que le Scoras désigné par Polybe est la Saône ; Letronne, Larauza et Schweighauser y voient l’Isère ; Cochard, un savant lyonnais, y voit la Drôme ; pour quiconque a des yeux, il se trouve entre Scoras et Scrivia de grandes ressemblances géographiques et linguistiques, sans compter la presque certitude du mouillage de la flotte carthaginoise à la Spezzia ou dans la rade de Gênes ? Je concevrais ces patientes recherches, si la bataille de Cannes était mise en doute ; mais puisque ses résultats sont connus, à quoi bon noircir tant de papier par tant de suppositions qui sont en quelque sorte les arabesques de l’hypothèse ; tandis que l’histoire la plus importante au temps actuel, celle de la Réformation, est pleine d’obscurités si fortes qu’on ignore le nom de l’homme1 qui faisait naviguer un bateau par la vapeur à Barcelone dans le temps que Luther et Calvin inventaient l’insurrection de la pensée ? Nous avons, je crois, la {p. 469} même opinion, après avoir fait, chacun de notre côté, les mêmes recherches sur la grande et belle figure de Catherine de Médicis. Aussi ai-je pensé que mes études historiques sur cette reine seraient convenablement adressées à un écrivain qui depuis si longtemps travaille à l’histoire de la Réformation, et que je rendrais ainsi au caractère et à la fidélité de l’homme monarchique, un public hommage, peut-être précieux par sa rareté.

Introduction §

On crie assez généralement au paradoxe, lorsque des savants, frappés d’une erreur historique, essayent de la redresser ; mais pour quiconque étudie à fond l’histoire moderne, il est certain que les historiens sont des menteurs privilégiés qui prêtent leurs plumes aux croyances populaires, absolument comme la plupart des journaux d’aujourd’hui n’expriment que les opinions de leurs lecteurs.

L’indépendance historique a beaucoup moins brillé chez les laïques que chez les religieux. C’est des Bénédictins, une des gloires de la France, que nous viennent les plus pures lumières en fait d’histoire, pourvu toutefois que l’intérêt des religieux ne fût pas au jeu. Aussi, dès le milieu du dix-huitième siècle, s’est-il élevé de grands et de savants controversistes qui, frappés de la nécessité de redresser les erreurs populaires accréditées par les historiens, ont publié de remarquables travaux. Ainsi, monsieur de Launoy, surnommé le Dénicheur de saints, fit une guerre cruelle aux saints entrés par contrebande dans l’Église. Ainsi, les émules des Bénédictins, les membres trop peu connus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, commencèrent, sur des points historiques obscurs, leurs mémoires si admirables de patience, d’érudition et de logique. Ainsi, Voltaire, dans un intérêt malheureux, avec une passion triste, porta souvent la lumière de son esprit sur des préjugés historiques. Diderot entreprit, dans cette visée, un livre trop long sur une époque de l’histoire impériale de Rome. Sans la révolution française, la critique, appliquée à l’histoire, allait peut-être préparer les éléments d’une bonne et vraie histoire de France dont les {p. 470} preuves étaient depuis si longtemps amassées par nos grands Bénédictins. Louis XVI, esprit juste, a traduit lui-même l’ouvrage anglais par lequel Walpole a essayé d’expliquer Richard III, et dont s’occupa tant le siècle dernier.

Comment des personnages aussi célèbres que des rois ou des reines, comment des personnages aussi importants que des généraux d’armée deviennent-ils un objet d’horreur ou de dérision ? Entre la chanson sur Marlborough et l’histoire d’Angleterre, la moitié du monde hésite, comme on hésite entre l’histoire et la croyance populaire à propos de Charles IX. À toutes les époques où de grandes batailles ont lieu entre les masses et le pouvoir, le peuple se crée un personnage ogresque, s’il est permis de risquer un mot pour rendre une idée juste. Ainsi, de notre temps, sans le Mémorial de Sainte-Hélène, sans les controverses entre les royalistes et les bonapartistes, il n’a tenu presque à rien que le caractère de Napoléon ne fût méconnu. Quelques abbés de Pradt de plus, encore quelques articles de journaux, et d’empereur, Napoléon passait ogre. Comment l’erreur se propage-t-elle et s’accrédite-t-elle ? ce mystère s’accomplit sous nos yeux sans que nous nous en apercevions. Personne ne se doute combien l’imprimerie a donné de consistance et à l’envie qui s’attache aux gens élevés et aux plaisanteries populaires qui résument en sens contraire un grand fait historique. Ainsi, le nom du prince de Polignac est donné dans toute la France aux mauvais chevaux sur lesquels on frappe. Et qui sait ce que l’avenir pensera du coup d’État du prince de Polignac ? Par suite d’un caprice de Shakespeare, et peut-être fut-ce une vengeance comme celle de Beaumarchais contre Bergasse (Begearss), Falstaff est, en Angleterre, le type du ridicule, son nom provoque le rire. C’est le roi des clowns. Au lieu d’être énormément replet, sottement amoureux, vain, ivrogne, vieux, corrupteur, Falstaff était un des personnages les plus importants de son siècle, chevalier de l’ordre de la Jarretière, et revêtu d’un commandement supérieur. À l’avénement de Henri V au trône, sir Falstaff avait au plus trente-quatre ans. Ce général, qui se signala pendant la bataille d’Azincourt et y fit prisonnier le duc d’Alençon, prit en 1420 Montereau, qui fut vigoureusement défendu. Enfin sous Henri VI, il battit dix mille Français avec quinze cents soldats fatigués et mourants de faim ! Voilà pour la guerre. Si de là nous passons à la littérature, chez nous Rabelais, homme sobre qui {p. 471} ne buvait que de l’eau, passe pour un amateur de bonne chère, pour un buveur déterminé. Mille contes ridicules ont été faits sur l’auteur d’un des plus beaux livres de la littérature française, le Pantagruel. L’Arétin, l’ami de Titien et le Voltaire de son siècle, a, de nos jours, un renom en complète opposition avec ses œuvres, avec son caractère, et que lui vaut une débauche d’esprit en harmonie avec les écrits de ce siècle, où le drôlatique était en honneur, où les reines et les cardinaux écrivaient des contes, dits aujourd’hui licencieux. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ce genre. En France, et dans la partie la plus grave de l’histoire moderne, aucune femme, si ce n’est Brunehault ou Frédégonde, n’a plus souffert des erreurs populaires que Catherine de Médicis ; tandis que Marie de Médicis, dont toutes les actions ont été préjudiciables à la France, échappe à la honte qui devrait couvrir son nom. Marie a dissipé les trésors amassés par Henri IV, elle ne s’est jamais lavée du reproche d’avoir connu l’assassinat du roi, elle a eu pour intime d’Épernon qui n’a point paré le coup de Ravaillac et qui connaissait cet homme de longue main ; elle a forcé son fils de la bannir de France, où elle encourageait les révoltes de son autre fils Gaston ; enfin, la victoire de Richelieu sur elle, à la journée des Dupes, ne fut due qu’à la découverte que le cardinal fit à Louis XIII des documents tenus secrets sur la mort d’Henri IV. Catherine de Médicis, au contraire, a sauvé la couronne de France ; elle a maintenu l’autorité royale dans des circonstances au milieu desquelles plus d’un grand prince aurait succombé. Ayant en tête des factieux et des ambitions comme celles des Guise et de la maison de Bourbon, des hommes comme les deux cardinaux de Lorraine et comme les deux Balafré, les deux princes de Condé, la reine Jeanne d’Albret, Henri IV, le connétable de Montmorency, Calvin, les Coligny, Théodore de Bèze, il lui a fallu déployer les plus rares qualités, les plus précieux dons de l’homme d’État, sous le feu des railleries de la presse calviniste. Voilà des faits qui, certes, sont incontestables. Aussi, pour qui creuse l’histoire du seizième siècle en France, la figure de Catherine de Médicis apparaît-elle comme celle d’un grand roi. Les calomnies une fois dissipées par les faits péniblement retrouvés à travers les contradictions des pamphlets et les fausses anecdotes, tout s’explique à la gloire de cette femme extraordinaire, qui n’eut aucune des faiblesses de son sexe, qui vécut chaste au milieu des amours de la cour la plus galante de {p. 472} l’Europe, et qui sut, malgré sa pénurie d’argent, bâtir d’admirables monuments, comme pour réparer les pertes que causaient les démolitions des Calvinistes qui firent à l’art autant de blessures qu’au corps politique. Serrée entre des princes qui se disaient les héritiers de Charlemagne, et une factieuse branche cadette qui voulait enterrer la trahison du connétable de Bourbon sous le trône, Catherine, obligée de combattre une hérésie prête à dévorer la monarchie, sans amis, apercevant la trahison dans les chefs du parti catholique, et la république dans le parti calviniste, a employé l’arme la plus dangereuse, mais la plus certaine de la politique, l’adresse ! Elle résolut de jouer successivement le parti qui voulait la ruine de la maison de Valois, les Bourbons qui voulaient la couronne, et les Réformés, les Radicaux de ce temps-là qui rêvaient une république impossible, comme ceux de ce temps-ci qui cependant n’ont rien à réformer. Aussi tant qu’elle a vécu, les Valois ont-ils gardé le trône. Il comprenait bien la valeur de cette femme, le grand de Thou, quand, en apprenant sa mort, il s’écria : – Ce n’est pas une femme, c’est la royauté qui vient de mourir. Catherine avait en effet au plus haut degré le sentiment de la royauté ; aussi la défendit-elle avec un courage et une persistance admirables. Les reproches que les écrivains calvinistes lui ont faits sont évidemment sa gloire, elle ne les a encourus qu’à cause de ses triomphes. Pouvait-on triompher autrement que par la ruse ? Toute la question est là. Quant à la violence, ce moyen touche à l’un des points les plus controversés de la politique et qui, de notre temps, a été résolu sur la place où l’on a mis un gros caillou d’Égypte pour faire oublier le régicide et offrir l’emblème du système actuel de la politique matérialiste qui nous gouverne ; il a été résolu aux Carmes et à l’Abbaye ; il a été résolu sur les marches de Saint-Roch ; il a été résolu devant le Louvre en 1830, encore une fois par le peuple contre le roi, comme depuis il a été résolu par la meilleure des républiques de La Fayette contre l’insurrection républicaine à Saint-Merri et rue Transnonain2. Tout pouvoir, légitime ou illégitime, doit se défendre quand il est attaqué ; mais, chose étrange, là où le peuple est héroïque dans sa victoire sur la noblesse, le pouvoir passe pour assassin dans son duel avec le peuple. Enfin, s’il succombe, après son appel à la force, le pouvoir passe encore pour imbécile. Le gouvernement actuel tentera de se sauver avec deux lois du même mal qui attaquait Charles X et {p. 473} duquel ce prince voulait se débarrasser par deux ordonnances. Ne sera-ce pas une amère dérision ? La ruse est-elle permise au pouvoir contre la ruse ? doit-il tuer ceux qui le veulent tuer ? Les massacres de la Révolution répondent aux massacres de la Saint-Barthélemi. Le peuple devenu roi a fait contre la noblesse et le roi, ce que le roi et la noblesse ont fait contre les insurgés du seizième siècle. Ainsi les écrivains populaires, qui savent très-bien qu’en semblable occurrence le peuple agirait encore de même, sont sans excuse quand ils blâment Catherine de Médicis et Charles IX. Tout pouvoir, comme le disait Casimir Périer en apprenant ce que devait être le pouvoir, est une conspiration permanente. On admire les maximes antisociales que publient d’audacieux écrivains, pourquoi donc la défaveur qui s’attache en France aux vérités sociales quand elles sont hardiment proclamées ? Cette question explique à elle seule toutes les erreurs historiques. Appliquez la solution de cette demande aux doctrines dévastatrices qui flattent les passions populaires et aux doctrines conservatrices qui répriment les sauvages ou folles entreprises du peuple, vous trouverez la raison de l’impopularité, comme de la popularité de certains personnages. Laubardemont et Laffemas étaient, comme certaines gens d’aujourd’hui, dévoués à la défense du pouvoir auquel ils croyaient. Soldats ou juges, ils obéissaient les uns et les autres à une royauté. D’Orthez aujourd’hui serait destitué pour avoir méconnu les ordres du ministère, et Charles IX lui laissa le gouvernement de sa province. Le pouvoir de tous ne compte avec personne, le pouvoir d’un seul est obligé de compter avec les sujets, avec les grands comme avec les petits.

Catherine, comme Philippe II et le duc d’Albe, comme les Guise et le cardinal Granvelle, ont aperçu l’avenir que la Réformation réservait à l’Europe. Ils ont vu les monarchies, la religion, le pouvoir ébranlés ! Catherine écrivit aussitôt, au fond du cabinet des rois de France3, un arrêt de mort contre cet esprit d’examen qui menaçait les sociétés modernes, arrêt que Louis XIV a fini par exécuter. La révocation de l’Édit de Nantes ne fut une mesure malheureuse qu’à cause de l’irritation de l’Europe contre Louis XIV. Dans un autre temps, l’Angleterre, la Hollande et l’Empire n’eussent pas encouragé chez eux les bannis français et la révolte en France.

Pourquoi refuser de nos jours à la majestueuse adversaire de la plus inféconde des hérésies la grandeur qu’elle a tirée de sa lutte même ? Les Calvinistes ont beaucoup écrit contre le Stratagème de {p. 474} Charles IX ; mais parcourez la France ? en reconnaissant les ruines de tant de belles églises abattues, en mesurant les énormes blessures faites par les Religionnaires au corps social, en apprenant combien de revanches ils ont prises, en déplorant les malheurs de l’individualisme, la plaie de la France actuelle et dont le germe était dans les questions de liberté de conscience agitées par eux, vous vous demanderez de quel côté sont les bourreaux ? Il y a, comme le dit Catherine dans la troisième partie de cette Étude, « malheureusement à toutes les époques des écrivains hypocrites prêts à pleurer deux cents coquins tués à propos. » César, qui tâchait d’apitoyer le sénat sur le parti de Catilina, eût peut-être vaincu Cicéron, s’il avait eu des journaux et une Opposition à ses ordres.

Une autre considération explique la défaveur historique et populaire de Catherine. L’Opposition en France a toujours été protestante, parce qu’elle n’a jamais eu que la négation pour politique ; elle a hérité des théories des Luthériens, des Calvinistes et des Protestants sur les mots terribles de liberté, de tolérance, de progrès et de philosophie. Deux siècles ont été employés par les opposants au pouvoir à établir la douteuse doctrine du libre arbitre. Deux autres siècles ont été employés à développer le premier corollaire du libre arbitre, la liberté de conscience. Notre siècle essaye d’établir le second, la liberté politique.

Assises4 entre les champs déjà parcourus et les champs à parcourir, Catherine et l’Église ont proclamé le principe salutaire des sociétés modernes, una fides, unus dominus, en usant de leur droit de vie et de mort sur les novateurs. Encore qu’elle ait été vaincue, les siècles suivants ont donné raison à Catherine. Le produit du libre arbitre, de la liberté religieuse et de la liberté politique (ne confondons pas avec la liberté civile), est la France d’aujourd’hui. Qu’est-ce que la France de 1840 ? un pays exclusivement occupé d’intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l’Élection, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, n’élève que les médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action du corps politique ; où l’argent domine toutes les questions, et où l’individualisme, produit horrible de la division à l’infini des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l’égoïsme livrera quelque jour à l’invasion. On se dira : Pourquoi pas le tzar, comme {p. 475} on s’est dit : – Pourquoi pas le duc d’Orléans ? On ne tient pas à grand’chose ; mais dans cinquante ans, on ne tiendra plus à rien.

Ainsi, selon Catherine et selon tous ceux qui tiennent pour une société bien ordonnée, l’homme social, le sujet n’a pas de libre arbitre, ne doit point professer le dogme de la liberté de conscience, ni avoir de liberté politique. Mais, comme aucune société ne peut exister sans des garanties données au sujet contre le souverain, il en résulte pour le sujet des libertés soumises à des restrictions. La liberté, non ; mais des libertés, oui ; des libertés définies et caractérisées. Voici qui est conforme à la nature des choses. Ainsi, certes, il est hors du pouvoir humain d’empêcher la liberté de la pensée, et nul souverain ne peut atteindre l’argent. Les grands politiques qui furent vaincus dans cette longue lutte (elle a duré cinq siècles) reconnaissaient à leurs sujets de grandes libertés ; mais ils n’admettaient ni la liberté de publier des pensées antisociales, ni la liberté indéfinie du sujet. Pour eux, sujet et libre sont en politique deux termes qui se contredisaient, de même que des citoyens tous égaux constitue un non-sens que la nature dément à toute heure. Reconnaître la nécessité d’une religion, la nécessité du pouvoir, et laisser aux sujets le droit de nier la religion, d’en attaquer le culte, de s’opposer à l’exercice du pouvoir par l’expression publique, communicable et communiquée de la pensée, est une impossibilité que ne voulaient point les Catholiques du seizième siècle. Hélas ! la victoire du calvinisme coûtera bien plus cher encore à la France qu’elle n’a coûté jusqu’aujourd’hui, car les sectes religieuses et politiques, humanitaires, égalitaires, etc., d’aujourd’hui, sont la queue du calvinisme ; et à voir les fautes du pouvoir, son mépris pour l’intelligence, son amour pour les intérêts matériels où il veut prendre ses points d’appui, et qui sont les plus trompeurs de tous les ressorts, à moins d’un secours providentiel, le génie de la destruction l’emportera de nouveau sur le génie de la conservation. Les assaillants, qui n’ont rien à perdre et tout à gagner, s’entendent admirablement ; tandis que leurs riches adversaires ne veulent faire aucun sacrifice ni en argent ni en amour-propre pour s’attacher des défenseurs.

L’imprimerie vint en aide à l’opposition commencée par les Vaudois et les Albigeois. Une fois que la pensée humaine, au lieu de se condenser comme elle était obligée de le faire pour rester sous la forme la plus communicable, revêtit une multitude d’habillements {p. 476} et devint le peuple lui-même au lieu de rester en quelque sorte divinement axiomatique, il y eut deux multitudes à combattre : la multitude des idées et la multitude des hommes. Le pouvoir royal a succombé dans cette guerre, et nous assistons de nos jours, en France, à sa dernière combinaison avec des éléments qui le rendent difficile, pour ne pas dire impossible. Le pouvoir est une action, et le principe électif est la discussion. Il n’y a pas de politique possible avec la discussion en permanence. Aussi, devons-nous trouver bien grande la femme qui sut deviner cet avenir et qui le combattit si courageusement. Si la maison de Bourbon a pu succéder à la maison de Valois, si elle a trouvé la couronne à prendre, elle l’a due à Catherine de Médicis. Supposez le second Balafré debout, quelque fort qu’ait été le Béarnais, il est douteux qu’il eût saisi la couronne, à voir combien chèrement le duc de Mayenne et les restes du parti des Guise la lui ont vendue. Les moyens nécessaires dont s’est servie Catherine, qui a dû se reprocher la mort de François II et celle de Charles IX, morts tous deux bien à temps pour la sauver, ne sont pas, remarquez-le, l’objet des accusations des écrivains calvinistes et modernes ? S’il n’y eut point d’empoisonnement comme de graves auteurs l’ont dit, il y eut des combinaisons plus criminelles : il est hors de doute qu’elle empêcha Paré de sauver l’un, et qu’elle accomplit sur l’autre un long assassinat moral. La rapide mort de François II, celle de Charles IX si savamment amenée ne nuisaient point aux intérêts calvinistes, les causes de ces deux événements gisaient dans la sphère supérieure et ne furent soupçonnées ni par les écrivains, ni par le peuple de ce temps, elles n’étaient devinées que par les de Thou, les L’Hospital, par les esprits les plus élevés, ou par les chefs des deux partis qui convoitaient ou qui défendaient la couronne et qui trouvaient de tels moyens nécessaires. Les chansons populaires s’attaquaient, chose étrange, aux mœurs de Catherine. On connaît l’anecdote de ce soldat qui faisait rôtir une oie dans le corps de garde du château de Tours pendant la conférence de Catherine et de Henri IV, en chantant une chanson où la reine était outragée par une comparaison avec la bouche à feu du plus fort calibre que possédaient les Calvinistes. Henri IV tira son épée pour aller tuer le soldat ; Catherine l’arrêta, et se contenta de crier à l’insulteur : – Hé ! c’est Catherine qui te donne l’oie ! Si les exécutions d’Amboise furent attribuées à Catherine, si les Calvinistes firent de cette femme {p. 477} supérieure l’éditeur responsable de tous les malheurs inévitables de cette lutte, il en fut d’elle, comme plus tard de Roberspierre qui reste à juger. Catherine fut d’ailleurs cruellement punie de sa préférence pour le duc d’Anjou, qui lui fit faire bon marché des deux aînés. Henri III, arrivé, comme tous les enfants gâtés, à la plus profonde indifférence envers sa mère, se plongea volontairement dans des débauches qui firent de lui ce que sa mère avait fait de Charles IX, un mari sans fils, un roi sans héritiers. Par malheur, le duc d’Alençon, le dernier enfant mâle de Catherine, mourut, et naturellement. Catherine fit des efforts inouïs pour combattre les passions de son fils. L’histoire a conservé le souvenir du souper de femmes nues donné dans la galerie de Chenonceaux, au retour de Pologne, et qui ne fit point revenir Henri III de ses mauvaises habitudes. La dernière parole de cette grande reine a résumé sa politique, qui d’ailleurs est si conforme au bon sens, que nous verrons tous les cabinets la mettant en pratique en de semblables circonstances. – Bien coupé, mon fils, dit-elle quand Henri III vint à son lit de mort lui annoncer que l’ennemi de la couronne avait été mis à mort, maintenant il faut recoudre. Elle indiquait ainsi que le trône devait aussitôt se raccommoder avec la maison de Lorraine et s’en servir, seul moyen d’empêcher les effets de la haine des Guise, en leur rendant l’espoir d’envelopper le roi ; mais cette persistante ruse de femme et d’Italienne qu’elle avait toujours employée, était incompatible avec la vie voluptueuse de Henri III. Une fois la grande mère morte (mater castrorum), la politique des Valois mourut.

Avant d’entreprendre d’écrire l’histoire des mœurs en action, l’auteur de cette Étude avait patiemment et minutieusement étudié les principaux règnes de l’histoire de France, la querelle des Bourguignons et des Armagnacs, celle des Guise et des Valois, qui, chacune, tiennent un siècle. Son intention fut d’écrire une histoire de France pittoresque. Isabelle de Bavière, Catherine et Marie de Médicis, ces trois femmes y tiennent une place énorme, dominent du quatorzième au dix-septième siècle, et aboutissent à Louis XIV. De ces trois reines, Catherine est la plus intéressante et la plus belle. Ce fut une domination virile que ne déshonorèrent ni les amours terribles d’Isabelle, ni les plus terribles encore, quoique moins connues, de Marie de Médicis. Isabelle appela les Anglais en France contre son fils, aima le duc d’Orléans, son beau-frère, et {p. 478} Boisbourdon. Le compte de Marie de Médicis est encore plus lourd. Ni l’une ni l’autre, elles n’eurent de génie politique. Dans ces études et dans ces parallèles, l’auteur acquit la conviction de la grandeur de Catherine : en s’initiant aux difficultés renaissantes de sa position, il reconnut combien les historiens, influencés tous par les protestants, avaient été injustes pour cette reine ; et il lui en est resté les trois esquisses que voici, où sont combattues quelques opinions erronées sur elle, sur les personnages qui l’entouraient et sur les choses de son temps. Si ce travail se trouve parmi les Études philosophiques, c’est qu’il montre l’esprit d’un temps et qu’on y voit clairement l’influence de la pensée. Mais avant d’entrer dans l’arène politique où Catherine se voit aux prises avec les deux grandes difficultés de sa carrière, il est nécessaire de présenter un précis de sa vie antérieure, fait au point de vue d’une critique impartiale, afin qu’on embrasse le cours presque entier de cette vaste et royale existence, jusqu’au moment où commence la première partie de cette Étude.

Jamais il n’y eut, dans aucun temps, dans aucun pays et dans aucune famille souveraine, plus de mépris pour la légitimité que dans la fameuse maison des Medici (Méditchi), dont, en France, le nom se prononce Médicis. On y avait sur le pouvoir la même doctrine qu’aujourd’hui professe la Russie : tout chef à qui le trône va, devient le vrai, le légitime. Mirabeau avait raison de dire : « Il n’y a eu qu’une mésalliance dans ma famille, c’est celle des Médicis ; » car, malgré les efforts des généalogistes à gages, il est certain que les Médicis, avant Avérard de Médicis, gonfalonier de Florence en 1314, étaient de simples commerçants de Florence qui devinrent très-riches. Le premier personnage de cette famille, qui commence à occuper une place importante dans l’histoire de la fameuse République toscane, fut Salvestro de Médicis, devenu gonfalonier en 1378. De ce Salvestro, naquirent deux fils, Cosme et Laurent de Médicis.

De Cosme sont descendus Laurent le Magnifique, le duc de Nemours, le duc d’Urbin, père de Catherine, le pape Léon X, le pape Clément VII, et Alexandre, non pas duc de Florence, comme on le dit, mais duc della città di Penna, titre donné par le pape Clément VII, comme un acheminement au titre de grand-duc de Toscane.

De Laurent sont descendus le Brutus florentin, Lorenzino qui tua le duc Alexandre ; Cosme, le premier grand-duc, et tous les {p. 479} souverains de la Toscane jusqu’en 1737, époque à laquelle s’éteignit la maison.

Mais aucune de ces deux branches, la branche Cosme et la branche Laurent, ne règnent en ligne droite, jusqu’au moment où la Toscane, asservie par le père de Marie de Médicis, a vu ses grands-ducs se succédant naturellement. Ainsi, Alexandre de Médicis, celui qui eut le titre de duc della città di Penna, et qui fut assassiné par Lorenzino, était fils du duc d’Urbin, père de Catherine, et d’une esclave mauresque. Aussi Lorenzino, fils légitime de Laurent, avait-il doublement le droit de tuer Alexandre, et comme usurpateur dans sa maison, et comme oppresseur de la ville. Quelques historiens croient même qu’Alexandre était fils de Clément VII. Ce qui fit reconnaître ce bâtard pour chef de la république et de la famille Médicis, fut son mariage avec Marguerite d’Autriche, fille naturelle de Charles-Quint.

François Médicis, l’époux de Bianca Capello, accepta pour son fils, un enfant du peuple acheté par cette célèbre Vénitienne, et, chose étrange, Ferdinand en succédant à François, maintint cet enfant supposé dans ses droits. Cet enfant, nommé don Antoine de Médicis, fut considéré pendant quatre règnes comme étant de la famille, il se concilia l’affection de chacun, rendit d’importants services à la famille, et fut universellement regretté.

Presque tous les premiers Médicis eurent des enfants naturels, dont le sort a toujours été brillant. Ainsi, le cardinal Jules de Médicis, qui fut pape sous le nom de Clément VII, était fils illégitime de Julien Ier. Le cardinal Hippolyte de Médicis était également un bâtard, peu s’en fallut qu’il ne devînt pape, et chef de la famille.

Quelques faiseurs d’anecdotes veulent que le duc d’Urbin, père de Catherine, lui ait dit : A figlia d’inganno non manca mai figliolanza5 (une fille d’esprit sait toujours avoir des enfants), à propos d’un certain défaut de conformation dont était atteint Henri, second fils de François Ier, son prétendu. Or, Laurent II de Médicis, père de Catherine, qui avait épousé en 1518, en secondes noces, Madeleine de la Tour-d’Auvergne, mourut le 28 avril 1519, quelques jours après sa femme, dont la mort fut causée par l’accouchement de sa fille Catherine. Catherine fut donc orpheline de père et de mère aussitôt qu’elle vit le jour. De là, les étranges aventures de son enfance mêlée aux débats sanglants des Florentins, qui voulaient reconquérir leur liberté, contre les Médicis qui voulaient régner sur {p. 480} Florence et se conduisaient avec tant de circonspection, que le père de Catherine portait le titre de duc d’Urbin. À la mort de Laurent, père de Catherine, le chef légitime de la maison de Médicis, était le pape Léon X, qui fit gouverner Florence par ce fils illégitime de Julien, Jules de Médicis, alors cardinal. Léon X était le grand-oncle de Catherine, et ce cardinal Jules, qui fut Clément VII, n’était son oncle que de la main gauche. C’est ce qui fit si plaisamment nommer ce pape par Brantôme, un oncle en Notre-Dame. Ce fut pendant le siége de Florence, entrepris par les Médicis pour y rentrer, que le parti républicain, non content d’avoir enfermé Catherine, âgée de neuf ans, dans un couvent après l’avoir dépouillée de tous ses biens, voulut l’exposer entre deux créneaux au feu de l’artillerie, sur la proposition d’un nommé Baptiste Cei. Bernard Castiglione6 alla plus loin dans un conseil tenu pour aviser à terminer les affaires, il fut d’avis que, loin de remettre Catherine au pape qui la redemandait, il fallait la livrer aux soldats pour la déshonorer. On voit que toutes les révolutions populaires se ressemblent. La politique de Catherine qui favorisait tant le pouvoir royal, pouvait avoir été conseillée par de telles scènes, qu’une Italienne de neuf ans ne pouvait pas ignorer.

L’élévation d’Alexandre de Médicis, à laquelle le bâtard Clément VII contribua tant, eut sans doute pour principe son illégitimité même, et l’amour de Charles-Quint pour sa fameuse bâtarde Marguerite. Ainsi le pape et l’empereur furent inspirés par le même sentiment. À cette époque, Venise avait le commerce du monde, Rome en avait le gouvernement moral ; l’Italie régnait encore par les poëtes, par les généraux, par les hommes d’État nés chez elle. Dans aucun temps on ne vit dans un pays une si curieuse, une si abondante réunion d’hommes de génie. Il y en eut tant alors, que les moindres princes étaient des hommes supérieurs. L’Italie crevait de talent, d’audace, de science, de poésie, de richesse, de galanterie, quoique déchirée par de continuelles guerres intestines, et quoiqu’elle fût le rendez-vous de tous les conquérants qui se disputaient ses plus belles contrées. Quand les hommes sont si forts, ils ne craignent pas d’avouer leur faiblesse. De là, sans doute cet âge d’or des bâtards. Il faut d’ailleurs rendre cette justice aux enfants illégitimes de la maison de Médicis, qu’ils étaient ardents pour la gloire et l’augmentation de biens et de pouvoir de cette famille. Aussi dès que le duc della città di Penna, le fils de la Mauresque, fut installé {p. 481} comme tyran de Florence, épousa-t-il l’intérêt du pape Clément VII, pour la fille de Laurent II, alors âgée de onze ans.

Quand on étudie la marche des affaires et celle des hommes dans ce curieux seizième siècle, on ne doit jamais oublier que la politique eut alors pour élément une perpétuelle finesse qui détruisait, chez tous les caractères, cette allure droite, cette carrure que l’imagination exige des personnages éminents. Là, surtout, est l’absolution de Catherine. Cette observation fait justice de toutes les accusations banales et folles des écrivains de la Réformation. Ce fut le plus bel âge de cette politique dont le code a été écrit par Machiavel comme par Spinosa, par Hobbes comme par Montesquieu, car le dialogue de Sylla et d’Eucrate contient la vraie pensée de Montesquieu, que ses liaisons avec le parti encyclopédique ne lui permettaient pas de développer autrement. Ces principes sont aujourd’hui la morale secrète de tous les cabinets où se trament les plans de quelque vaste domination. En France, nous avons blâmé Napoléon quand il faisait usage de ce génie italien qu’il avait in cute, et dont les combinaisons n’ont pas toujours réussi ; mais Charles-Quint, Catherine, Philippe II, Jules II, ne se seraient pas conduits autrement que lui dans l’affaire d’Espagne. Dans le temps où naquit Catherine, l’histoire, si elle était rapportée au point de vue de la probité, paraîtrait un roman impossible. Charles-Quint, obligé de soutenir le catholicisme en présence des attaques de Luther, qui menaçait le Trône en menaçant la Tiare, laisse faire le siége de Rome et tient le pape Clément VII en prison. Ce même Clément VII, qui n’a pas d’ennemi plus cruel que Charles-Quint, lui fait la cour pour pouvoir placer Alexandre de Médicis à Florence, et Charles-Quint donne sa fille à ce bâtard. Aussitôt établi, Alexandre, de concert avec Clément, essaye de nuire à Charles-Quint, en s’alliant à François Ier, au moyen de Catherine de Médicis, et tous deux lui promettent de l’aider à reconquérir l’Italie. Lorenzino de Médicis se fait le compagnon de débauche et le complaisant du duc Alexandre, pour pouvoir le tuer. Philippe Strozzi, l’une des plus grandes âmes de ce temps, eut ce meurtre dans une telle estime, qu’il jura que chacun de ses fils épouserait une des filles du meurtrier, et chaque fils accomplit religieusement la promesse du père, quand chacun d’eux, protégé par Catherine, pouvait faire de brillantes alliances, car l’un fut l’émule de Doria, l’autre maréchal de France. Cosme de Médicis, le {p. 482} successeur d’Alexandre, avec lequel il n’avait aucune parenté, vengea la mort de ce tyran de la façon la plus cruelle, et avec une persistance de douze années, pendant lesquelles sa haine fut toujours aussi vivace contre des gens qui lui avaient, en définitif, donné le pouvoir. Il avait dix-huit ans au moment où il fut appelé à la souveraineté ; son premier acte fut de faire déclarer nuls les droits des fils légitimes d’Alexandre, tout en vengeant Alexandre !… Charles-Quint confirma l’exhérédation de son petit-fils, et reconnut Cosme à la place du fils d’Alexandre. Placé sur le trône par le cardinal Cibo, Cosme l’exila sur-le-champ. Aussi le cardinal Cibo accusa-t-il aussitôt sa créature, ce Cosme, qui fut le premier grand-duc, d’avoir voulu faire empoisonner le fils d’Alexandre. Ce grand-duc, jaloux de sa puissance autant que Charles-Quint l’était de la sienne, de même que l’empereur, abdiqua en faveur de son fils François, après avoir fait tuer son autre fils, don Garcias, pour venger la mort du cardinal Jean de Médicis, que Garcias avait assassiné. Cosme Ier et son fils François, qui auraient dû être dévoués corps et âme à la maison de France, la seule puissance qui pût les appuyer, furent les valets de Charles-Quint et de Philippe II, et par conséquent les ennemis secrets, lâches et perfides de Catherine de Médicis, l’une des gloires de leur maison. Tels sont les principaux traits contradictoires et illogiques, les fourberies, les noires intrigues de la seule maison de Médicis. Par cette esquisse, on peut juger des autres princes de l’Italie et de l’Europe ? Tous les envoyés de Cosme Ier à la cour de France eurent dans leurs instructions secrètes l’ordre d’empoisonner Strozzi, le parent de la reine Catherine, quand il s’y trouvait. Charles-Quint fit assassiner trois ambassadeurs de François Ier.

Ce fut au commencement du mois d’octobre 1533, que le duc della città di Penna partit de Florence pour Livourne, accompagné de l’unique héritière de Laurent II, Catherine de Médicis. Le duc et la princesse de Florence, car tel était le titre sous lequel cette jeune fille, alors âgée de quatorze ans, fut désignée, quittèrent la ville, entourés par une troupe considérable de serviteurs, d’officiers, de secrétaires, précédés de gens d’armes et suivis d’une escorte de cavaliers. La jeune princesse ne savait encore rien de sa destinée, si ce n’est que le pape allait avoir à Livourne une entrevue avec le duc Alexandre ; mais son oncle, Philippe Strozzi, lui révéla bientôt l’avenir auquel elle était promise.

{p. 483} Philippe Strozzi avait épousé Clarisse de Médicis, sœur consanguine de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, père de Catherine ; mais ce mariage, fait autant pour convertir à la cause des Médicis un des plus fermes appuis du parti populaire que pour ménager le rappel des Médicis, alors bannis, ne fit jamais varier ce rude champion, qui fut persécuté par son parti pour l’avoir conclu. Malgré les apparents changements de sa conduite, un peu dominée par cette alliance, il resta fidèle au parti populaire, et se déclara contre les Médicis dès qu’il eut pressenti leur dessein d’asservir Florence. Ce grand homme résista même à l’offre d’une principauté que lui fit Léon X. Philippe Strozzi se trouvait en ce moment victime de la politique des Médicis, si vacillante dans les moyens, mais si fixe dans son but. Après avoir partagé les malheurs de la captivité de Clément VII, quand, surpris par les Colonne, il s’était réfugié dans le château Saint-Ange, il fut livré par Clément comme otage et emmené à Naples. Comme le pape, une fois libre, tomba rudement sur ses ennemis, Strozzi faillit perdre la vie, et fut obligé de donner une somme énorme pour sortir de la prison où il était étroitement gardé. Quand il se vit libre, il eut, par une inspiration de la bonhomie naturelle à l’honnête homme, la simplicité de se présenter à Clément VII, qui s’était peut-être flatté de s’en être débarrassé. Le pape devait tellement rougir de sa conduite, qu’il fit à Strozzi le plus mauvais accueil. Strozzi avait ainsi commencé très-jeune l’apprentissage de la vie malheureuse de l’homme probe en politique, dont la conscience ne se prête point aux caprices des événements ; dont les actions ne plaisent qu’à la vertu, qui se trouve alors persécuté par tous : par le peuple, en s’opposant à ses passions aveugles, par le pouvoir, en s’opposant à ses usurpations. La vie de ces grands citoyens est un martyre dans lequel ils ne sont soutenus que par la forte voix de leur conscience et par un héroïque sentiment du devoir social, qui leur dicte en toutes choses leur conduite. Il y eut beaucoup de ces hommes dans la république de Florence, tous aussi grands que Strozzi, et aussi complets que leurs adversaires du parti Médicis, quoique vaincus par leur ruse florentine. Qu’y a-t-il de plus digne d’admiration dans la conjuration des Pazzi, que la conduite du chef de cette maison, dont le commerce était immense, et qui règle tous ses comptes avec l’Asie, le Levant et l’Europe avant d’exécuter ce vaste dessein, afin que s’il succombait, ses correspondants n’eussent rien à perdre. Aussi {p. 484} l’histoire de l’établissement de la maison de Médicis du quatorzième au quinzième siècle est-elle une des plus belles qui restent à écrire, encore que de grands génies y aient mis les mains. Ce n’est pas l’histoire d’une république, ni d’une société, ni d’une civilisation particulière, c’est l’histoire de l’homme politique, et l’histoire éternelle de la Politique, celle des usurpateurs et des conquérants. Revenu à Florence, Philippe Strozzi y rétablit l’ancienne forme de gouvernement, et en fit sortir Hippolyte de Médicis, autre bâtard, et cet Alexandre avec lequel il marchait en ce moment. Il fut alors effrayé de l’inconstance du peuple ; et comme il redoutait la vengeance de Clément VII, il alla surveiller une immense maison de commerce qu’il avait à Lyon, et qui correspondait avec des banquiers à lui à Venise, à Rome, en France et en Espagne. Chose étrange ! ces hommes qui supportaient le poids des affaires publiques et celui d’une lutte constante avec les Médicis, sans compter leurs débats avec leur propre parti, soutenaient aussi le fardeau du commerce et de ses spéculations, celui de la banque et de ses complications, que l’excessive multiplicité des monnaies et leurs falsifications rendaient bien plus difficile alors qu’aujourd’hui. (Le nom de banquier vient du banc sur lequel ils siégeaient, et qui leur servait à faire sonner les pièces d’or et d’argent.) Philippe trouva dans la mort de sa femme, qu’il adorait, le prétexte à donner aux exigences du parti républicain, dont la police devient dans toutes les républiques d’autant plus terrible, que tout le monde se fait espion au nom de la liberté qui justifie tout. Philippe n’était revenu dans Florence qu’au moment où Florence fut obligée d’accepter le joug d’Alexandre ; mais il était allé voir auparavant le pape Clément VII, dont les affaires étaient en assez bon état pour que ses dispositions à son égard fussent changées. Au moment de triompher, les Médicis avaient tant besoin d’un homme tel que Strozzi, ne fût-ce que pour ménager l’avénement d’Alexandre, que Clément sut le décider à siéger dans les conseils du bâtard qui allait commencer l’oppression de la ville, et Philippe avait accepté le diplôme de sénateur. Mais depuis deux ans et demi, de même que Sénèque et Burrhus auprès de Néron, il avait observé les commencements de la tyrannie. Il se voyait en ce moment en butte à tant de méfiance de la part du peuple, et si suspect aux Médicis auxquels il résistait, qu’il prévoyait en ce moment une catastrophe. Aussi, dès qu’il apprit du duc Alexandre la {p. 485} négociation du mariage de Catherine avec un fils de France, dont la conclusion allait peut-être avoir lieu à Livourne, où les négociateurs s’étaient donné rendez-vous, forma-t-il le projet de passer en France et de s’attacher à la fortune de sa nièce, à laquelle il fallait un tuteur. Alexandre, enchanté de se débarrasser d’un homme si peu conciliant dans les affaires de Florence, appuya cette résolution qui lui épargnait un meurtre, et donna le conseil à Strozzi de se mettre à la tête de la maison de Catherine. En effet, pour éblouir la cour de France, les Médicis avaient composé brillamment la suite de celle qu’ils nommaient fort indûment la princesse de Florence, et qui s’appelait aussi la petite duchesse d’Urbin. Le cortége, à la tête duquel marchaient le duc Alexandre, Catherine et Strozzi, se composait de plus de mille personnes, sans compter l’escorte et les serviteurs ; et quand la queue était à la porte de Florence, la tête dépassait déjà le premier village, hors la ville, où se tresse aujourd’hui la paille des chapeaux. On commençait à savoir dans le peuple que Catherine allait épouser un fils de François Ier ; mais ce n’était encore qu’une rumeur qui prit de la consistance aux yeux de la Toscane par cette marche triomphale de Florence à Livourne. D’après les préparatifs qu’elle nécessitait, Catherine se doutait qu’il était question de son mariage, et son oncle lui révéla les projets avortés de son ambitieuse maison, qui avait voulu pour elle la main du Dauphin. Le duc Alexandre espérait encore que le duc d’Albany réussirait à faire changer la résolution du roi de France, qui, tout en voulant acheter l’appui des Médicis en Italie, ne voulait leur abandonner que le duc d’Orléans. Cette petitesse fit perdre l’Italie à la France et n’empêcha point que Catherine fût reine.

Ce duc d’Albany, fils d’Alexandre Stuart, frère de Jacques III, roi d’Écosse, avait épousé Anne de la Tour-de-Boulogne, sœur de Madeleine de la Tour-de-Boulogne, mère de Catherine ; il se trouvait ainsi son oncle maternel. C’est par sa mère que Catherine était si riche et alliée à tant de familles ; car, chose étrange ! Diane de Poitiers, sa rivale, était aussi sa cousine. Jean de Poitiers, père de Diane, avait pour mère Jeanne de la Tour-de-Boulogne, tante de la duchesse d’Urbin. Catherine fut également parente de Marie Stuart, sa belle-fille.

Catherine sut alors que sa dot en argent serait de cent mille ducats. Le ducat était une pièce d’or de la dimension d’un de nos {p. 486} anciens louis, mais moitié moins épaisse. Ainsi cent mille ducats de ce temps représentent environ, en tenant compte de la haute valeur de l’or, six millions d’aujourd’hui, le ducat actuel valant presque douze francs. On peut juger de l’importance de la maison de banque que Philippe Strozzi avait à Lyon, puisque ce fut son facteur en cette ville qui délivra ces douze cent mille livres en or. Les comtés d’Auvergne et de Lauraguais devaient en outre être apportés en dot par Catherine, à qui le pape Clément faisait cadeau de cent mille autres ducats en bijoux, pierres précieuses et autres cadeaux de noces, auxquels le duc Alexandre contribuait.

En arrivant à Livourne, Catherine, encore si jeune, dut être flattée de la magnificence excessive que le pape Clément, son oncle en Notre-Dame, alors chef de la maison de Médicis, déploya pour écraser la cour de France. Il était arrivé déjà dans une de ses galères, entièrement tapissée de satin cramoisi, garnie de crépines d’or, et couverte d’une tente en drap d’or. Cette galère, dont la décoration coûta près de vingt mille ducats, contenait plusieurs chambres destinées à la future de Henri de France, toutes meublées des plus riches curiosités que les Médicis avaient pu rassembler. Les rameurs vêtus magnifiquement et l’équipage avaient pour capitaine un prieur de l’Ordre des Chevaliers de Rhodes. La maison du pape était dans trois autres galères. Les galères du duc d’Albany, à l’ancre auprès de celles de Clément VII, formaient avec elles une flottille assez respectable. Le duc Alexandre présenta les officiers de la maison de Catherine au pape, avec lequel il eut une conférence secrète dans laquelle il lui présenta vraisemblablement le comte Sébastien Montécuculli qui venait de quitter, un peu brusquement, dit-on, le service de l’empereur et ses deux généraux Antoine de Lèves et Ferdinand de Gonzague. Y eut-il entre les deux bâtards, Jules et Alexandre, une préméditation de rendre le duc d’Orléans Dauphin ? Quelle fut la récompense promise au comte Sébastien Montécuculli qui, avant de se mettre au service de Charles-Quint, avait étudié la médecine ? L’histoire est muette à ce sujet. Nous allons voir d’ailleurs de quels nuages ce fait est enveloppé. Cette obscurité est telle que récemment de graves et consciencieux historiens ont admis l’innocence de Montécuculli.

Catherine apprit alors officiellement de la bouche du pape l’alliance à laquelle elle était réservée. Le duc d’Albany n’avait pu que maintenir, et à grand’peine, le roi de France dans sa promesse de {p. 487} donner à Catherine la main de son second fils. Aussi l’impatience de Clément fut-elle si grande, il eut une telle peur de trouver ses projets renversés soit par quelque intrigue de l’empereur, soit par le dédain de la France, où les grands du royaume voyaient ce mariage de mauvais œil, qu’il s’embarqua sur-le-champ et se dirigea vers Marseille. Il y arriva vers la fin de ce mois d’octobre 1533. Malgré ses richesses, la maison de Médicis fut éclipsée par la maison de France. Pour montrer jusqu’où ces banquiers poussèrent la magnificence, le douzain mis dans la bourse de mariage par le pape, fut composé de médailles d’or d’une importance historique incalculable, car elles étaient alors uniques. Mais François Ier, qui aimait l’éclat et les fêtes, se distingua dans cette circonstance. Les noces de Henri de Valois et de Catherine durèrent trente-quatre jours. Il est entièrement inutile de répéter les détails connus dans toutes les histoires de Provence et de Marseille, à propos de cette illustre entrevue du pape et du roi de France, qui fut signalée par la plaisanterie du duc d’Albany sur l’obligation de faire maigre ; quiproquo comique dont a parlé Brantôme, dont se régala beaucoup la cour et qui montre le ton des mœurs à cette époque. Quoique Henri de Valois n’eût que vingt jours de plus que Catherine de Médicis, le pape exigea que ces deux enfants consommassent le mariage, le jour même de sa célébration, tant il craignit les subterfuges de la politique et les ruses en usage à cette époque. Clément, qui, dit l’histoire, voulut avoir des preuves de la consommation, resta trente-quatre jours exprès à Marseille, en espérant que sa jeune parente en offrirait des preuves visibles ; car, à quatorze ans, Catherine était nubile. Ce fut, sans doute, en interrogeant la nouvelle mariée avant son départ, qu’il lui dit pour la consoler ces fameuses paroles attribuées au père de Catherine : A figlia d’inganno, non manca mai la figliuolanza. À fille d’esprit, jamais la postérité ne manque.

Les plus étranges conjectures ont été faites sur la stérilité de Catherine, qui dura dix ans. Peu de personnes savent aujourd’hui que plusieurs traités de médecine contiennent, relativement à cette particularité des suppositions tellement indécentes qu’elles ne peuvent plus être racontées. On peut d’ailleurs lire Bayle, à l’article Fernel. Ceci donne la mesure des étranges calomnies qui pèsent encore sur cette reine dont toutes les actions ont été travesties. La faute de sa stérilité venait uniquement de Henri II. Il eût suffi de remarquer que par un temps où nul prince ne se gênait pour avoir {p. 488} des bâtards, Diane de Poitiers, beaucoup plus favorisée que la femme légitime, n’eut pas d’enfants. Il n’y a rien de plus connu, en médecine chirurgicale, que le défaut de conformation de Henri II, expliqué d’ailleurs par la plaisanterie des dames de la cour qui pouvaient le faire abbé de Saint-Victor, dans un temps où la langue française avait les mêmes priviléges que la langue latine. Dès que le prince se fut soumis à l’opération, Catherine eut onze grossesses et dix enfants. Il est heureux pour la France que Henri II ait tardé. S’il avait eu des enfants de Diane, la politique se serait étrangement compliquée. Quand cette opération se fit, la duchesse de Valentinois était arrivée à la seconde jeunesse des femmes. Cette seule remarque prouve que l’histoire de Catherine de Médicis est à faire en entier ; et que, selon un mot très-profond de Napoléon, l’histoire de France doit n’avoir qu’un volume ou en avoir mille.

Le séjour à Marseille du pape Clément VII, quand on compare la conduite de Charles-Quint à celle du roi de France, donne une immense supériorité au Roi sur l’Empereur, comme en toute chose, d’ailleurs. Voici le résumé succinct de cette entrevue dû à un contemporain.

Sa Saincteté le pape, après avoir esté conduite jusques au palaiz que j’ai dit luy avoir esté préparé par delà le port7, chacun se retira en son quartier, jusques au lendemain que sa dicte Sainteté se prépara pour faire son entrée. Laquelle fut faite en fort grande somptuosité et magnificence, luy estant assis sur une chaire portée sur les espaulles de deux hommes, et en ses habits pontificaux, hormis la tyare, marchant devant lui une haquenée blanche sur laquelle reposoit le sacrement de l’autel, et estoit ladite haquenée conduitte par deux hommes à pied en fort bon équipage avecque des resnes de soye blanche. Puis après, marchoient tous les cardinaux en leurs habits montez sur leurs mulles pontificales, et madame la duchesse d’Urbin en grande magnificence, accompagnée d’un grand nombre de dames et de gentilshommes, tant de France que d’Italie. En ceste compagnie étant le Père Saint au lieu préparé pour son logis, chacun se retira ; et tout ce, fut ordonné, et conduit sans nul désordre ny tumulte. Or ce pendant que le pape faisoit son entrée, le Roy passa l’eau dans une frégate, et alla loger au lieu dont le pape estoit party, pour de ce lieu le lendemain venir faire l’obéissance au Père Saint, comme Roy très-chrestien. […]

{p. 489} Estant le Roy préparé partit pour venir au palaiz où estoit le pape, accompagné des princes de son sang, comme monseigneur le duc de Vendosmois (père du vidame de Chartres), le comte de Sainct-Pol, messieurs de Montpensier et de La Roche-sur-Yon, le duc de Nemours, frère du duc de Savoye, lequel mourut audit lieu, le duc d’Albany et plusieurs autres, tant comtes, barons que seigneurs, estant toujours près du Roy le seigneur de Montmorency, son grand maître. Estant le Roy arrivé au palaiz, fut reçu par le pape et tout le collége des cardinaux, assemblés en consistoire, fort humainement. Ce faict, chacun se retira au lieu à luy ordonné, et le Roy mena avec luy plusieurs cardinaux pour les festoyer, et entre autres le cardinal de Médicis, neveu du pape, homme fort magnifique et bien accompagné. Au lendemain, ceux ordonnés par Sa Saincteté et par le Roy commencèrent à s’assembler pour traiter des choses pour lesquelles l’entrevue se faisoit. Premièrement fut traisté du faict de la foy, et fut prêchée une bulle pour repprimer les Héresies et empescher que les choses ne vinssent en plus grande combustion qu’elles n’estoient. Puis fut conclud le mariage du duc d’Orléans, second fils du Roy, avec Catherine de Médicis, duchesse d’Urbin, nièce de Sa Saincteté, avec les conditions telles ou semblables que celles qui avoient été proposées autrefois au duc d’Albany. Le dict mariage fut consommé en grande magnificence et les espousa nostre Saint-Père (italianisme qui ne s’est pas établi dans la langue. On disait alors en France comme en Italie, un tel a marié la une telle, pour dire l’a épousée). Ce mariage ainsi consommé, le Saint-Père tint un consistoire auquel il créa quatre cardinaux à la dévocion du Roy, scavoir : le cardinal Le Veneur, devant évesque de Lisieux et grand aumosnier, le cardinal de Boulogne de la maison de la Chambre, frère maternel du duc d’Albany, le cardinal de Châtillon de la maison de Colligny, nepveu du sire de Montmorency, le cardinal de Givry.

Quand Strozzi délivra la dot en présence de la cour, il aperçut un peu d’étonnement chez les seigneurs français, ils dirent assez haut que c’était peu de chose pour une mésalliance (qu’auraient-ils dit aujourd’hui ?). Le cardinal Hippolyte répondit alors : « – Vous êtes donc mal instruits des secrets de votre Roy, Sa Sainteté s’oblige à donner à la France trois perles d’une valeur inestimable : Gênes, Milan et Naples. » Le pape laissa le comte Sébastien {p. 490} Montécuculli se présenter lui-même à la cour de France, où il offrit ses services en se plaignant d’Antoine de Lèves et de Ferdinand de Gonzague, ce qui fut cause qu’on l’accepta. Montécuculli ne fit point partie de la maison de Catherine qui fut entièrement composée de Français et de Françaises ; car, par une loi de la monarchie dont l’exécution fut vue par le pape avec le plus grand plaisir, Catherine fut naturalisée Française avant le mariage, par lettres-patentes. Montécuculli, comme Espagnol, fut attaché d’abord à la maison de la reine, sœur de Charles-Quint. Puis il passa quelque temps après au service du Dauphin en qualité d’échanson.

La duchesse d’Orléans se vit entièrement perdue à la cour de François Ier. Son jeune mari s’était épris de Diane de Poitiers, qui certes, comme naissance, pouvait rivaliser Catherine, et se trouvait plus grande dame qu’elle. La fille des Médicis était primée par la reine Éléonor, sœur de Charles-Quint, et par la duchesse d’Étampes, que son mariage avec le chef de la maison de Brosse rendait une des femmes les plus puissantes et les mieux titrées de France. Sa tante la duchesse d’Albany, la reine de Navarre, la duchesse de Guise, la duchesse de Vendôme, la Connétable, plusieurs autres femmes tout aussi considérables, éclipsaient par leur naissance et par leurs droits autant que par leur pouvoir dans la cour la plus somptueuse qu’ait eue un roi de France, sans excepter Louis XIV, la fille des épiciers de Florence, plus illustre, plus riche par la maison de la Tour-de-Boulogne, que par sa propre maison de Médicis.

La position de sa nièce fut si mauvaise et si difficile, que le républicain Philippe Strozzi, très-incapable de la diriger au milieu d’intérêts si contraires, la quitta dès la première année, rappelé d’ailleurs en Italie par la mort de Clément VII. La conduite de Catherine, si l’on vient à songer qu’elle avait à peine quinze ans, fut un modèle de prudence : elle s’attacha très-étroitement au roi son beau-père, qu’elle quitta le moins qu’elle put, elle le suivait à cheval, à la chasse et à la guerre. Son idolâtrie pour François Ier sauva la maison de Médicis de tout soupçon, lors de l’empoisonnement du dauphin. Catherine se trouvait alors, ainsi que le duc d’Orléans, au quartier du roi en Provence, car la France fut bientôt envahie par Charles-Quint, beau-frère du roi. Toute la cour resta sur le théâtre des plaisirs du mariage, devenu celui d’une des guerres les plus cruelles. Au moment où Charles-Quint mis en fuite laissa les os de son armée en Provence, le dauphin revenait vers Lyon par {p. 491} le Rhône ; il s’arrêta pour coucher à Tournon, et, par passe-temps, il fit quelques exercices violents qui furent presque toute l’éducation de son frère et de lui, par suite de leur captivité comme otages. Ce prince eut l’imprudence, ayant très-chaud, au mois d’août, de demander un verre d’eau que Montécuculli lui servit à la glace. Le Dauphin mourut presque subitement. François Ier adorait son fils. Le Dauphin était, selon tous les historiens, un prince accompli. Le père au désespoir donna le plus grand éclat à la procédure suivie contre Montécuculli, il en chargea les plus savants magistrats du temps. Après avoir subi héroïquement les premières tortures sans rien avouer, le comte fit des aveux par lesquels il impliqua constamment l’empereur et ses deux généraux Antoine de Lèves et Ferdinand de Gonzague. Cette procédure ne satisfit point François Ier. Aucune affaire ne fut plus solennellement débattue que celle-ci. Voici ce que fit le roi, d’après le récit d’un témoin oculaire.

Le roy fit assembler à Lion tous les princes de son sang et tous les chevaliers de son ordre et austres gros personnages de son royaume : les légat et nonce du pape, les cardinaux qui se trouvèrent en sa cour, aussi les ambassadeurs d’Angleterre, Escosse, Portugal, Venise, Ferrare et austres ; ensemble tous les princes et gros seigneurs étrangers, tant d’Italie que d’Allemagne, qui pour ce temps-là résidoient en sa cour, comme le duc d’Wittemberg, Alleman ; les ducs de Somme, d’Arianne, d’Atrie ; prince de Melphe (il avait voulu épouser Catherine), et de Stilliane, Napolitain ; le seigneur dom Hippolyte d’Est ; le marquis de Vigeve de la maison Trivulce, Milanois ; le seigneur Jean Paul de Cere, Romain ; le seigneur César Frégose, Génevoi, (Génois de Genova), le seigneur Annibal de Gonzague, Mantouan8, et autres en très-grand nombre. Lesquels assemblés il fit lire en la présence de eux, depuis un bout jusqu’à l’autre, le procès du malheureux homme qui avoit empoisonné feu monsieur le Dauphin, avec les interrogatoires, confessions, confrontations, et austres solemnités accoutumés en procès criminel, ne voulant pas que l’arrêt fût exécuté, sans que tous les assistants eussent donné leur advis sur cest énorme et misérable cas.

La fidélité, le dévouement et l’habileté du comte Montécuculli peuvent paraître extraordinaires par un temps d’indiscrétion générale où tout le monde, même les ministres, parlent du plus petit {p. 492} événement où l’on a mis le doigt ; mais alors les princes trouvaient des serviteurs dévoués, ou savaient les choisir. Il se rencontrait alors des Morey monarchiques, parce qu’il y avait de la foi. Ne demandez jamais rien de grand aux intérêts, parce que les intérêts peuvent changer ; mais attendez tout des sentiments, de la foi religieuse, de la foi monarchique, de la foi patriotique. Ces trois croyances produisent seules les Berthereau de Genève, les Sydney, les Strafford d’Angleterre, les assassins de Thomas Becket comme les Montécuculli, les Jacques Cœur et les Jeanne d’Arc, comme les Richelieu et les Danton, les Bonchamps, les Talmont et aussi les Clément, les Chabot, etc. Charles-Quint se servit des plus hauts personnages pour exécuter les assassinats de trois ambassadeurs de François Ier. Un an après, Lorenzino, cousin germain de Catherine, assassinait le duc Alexandre, après une dissimulation de trois années, et dans des circonstances qui l’ont fait surnommer le Brutus florentin. La qualité des personnages arrêtait si peu les entreprises, que ni la mort de Léon X ni celle de Clément VII n’ont paru naturelles. Mariana, l’historien de Philippe II, plaisante presque en annonçant l’empoisonnement de la reine d’Espagne, fille de France, en disant que : « Pour la gloire du trône d’Espagne, Dieu permit l’aveuglement des médecins qui traitèrent la reine pour une hydropisie » (elle était grosse). Quand le roi Henri II se permit une médisance qui méritait un coup d’épée, il trouva La Châteigneraie pour le recevoir. À cette époque, on servait aux princes et princesses leur manger enfermé dans des boîtes à cadenas, dont ils gardaient la clef. De là le droit de cadenas, honneur qui cessa sous Louis XIV.

Le Dauphin mourut empoisonné de la même manière et du même poison peut-être qui servit à Madame sous Louis XIV. Le pape Clément VII était mort depuis deux ans, le duc Alexandre, plongé dans ses débauches, ne paraissait avoir aucun intérêt à l’élévation du duc d’Orléans. Catherine, âgée de dix-sept ans et pleine d’admiration pour son beau-père, était auprès de lui lors de l’événement ; Charles-Quint seul paraissait avoir intérêt à cette mort, car François Ier réservait son fils à une alliance qui devait agrandir la France. Les aveux du comte furent donc très-habilement basés sur les passions et sur la politique du moment : Charles-Quint fuyait après avoir vu ses armées ensevelies en Provence avec son bonheur, sa réputation et ses espérances de domination. Remarquez que si la torture avait arraché des aveux à un innocent, François Ier lui {p. 493} rendait la liberté de parler, au milieu d’une assemblée imposante, et en présence de gens devant lesquels l’innocence avait quelques chances de triomphe. Le roi, qui voulait la vérité, la cherchait de bonne foi.

Malgré son brillant avenir, la situation de Catherine à la cour ne changea point à la mort du Dauphin ; sa stérilité faisait prévoir un divorce, au cas où son mari monterait sur le trône. Le Dauphin était sous le charme de Diane de Poitiers. Diane osait rivaliser madame d’Étampes. Aussi Catherine redoubla-t-elle de soins et de cajoleries envers son beau-père, en comprenant que son appui n’était que là. Les dix premières années de Catherine furent alors prises par les renaissants chagrins que lui donnaient ses espérances de grossesse incessamment9 détruites, et les ennuis de sa rivalité avec Diane. Jugez de ce que devait être la vie d’une princesse surveillée par une maîtresse jalouse, appuyée par un énorme parti, le parti catholique, et par les deux alliances énormes que la sénéchale fit en mariant ses deux filles, l’une à Robert de La Mark, duc de Bouillon, prince de Sedan, l’autre à Claude de Lorraine, duc d’Aumale.

Catherine, perdue au milieu du parti de madame d’Étampes et du parti de la sénéchale (tel fut pendant le règne de François Ier le titre de Diane) qui divisaient la cour et la politique entre ces deux ennemies mortelles, essaya d’être à la fois l’amie de la duchesse d’Étampes et l’amie de Diane de Poitiers. Celle qui devait être une si grande reine joua le rôle de servante. Elle fit ainsi l’apprentissage de cette politique à deux visages qui fut le secret de sa vie. La reine se trouva plus tard entre les Catholiques et les Calvinistes, comme la femme avait été pendant dix ans entre madame d’Étampes et madame de Poitiers. Elle étudia les contradictions de la politique française : François Ier soutenait Calvin et les Luthériens pour embarrasser Charles-Quint. Puis, après avoir sourdement et patiemment protégé la Réformation en Allemagne, après avoir toléré le séjour de Calvin à la cour de Navarre, il sévit contre elle avec une rigueur démesurée. Catherine vit donc cette cour et les femmes de cette cour jouant avec le feu de l’hérésie, Diane à la tête du parti catholique avec les Guise, uniquement parce que la duchesse d’Étampes soutenait Calvin et les Protestants. Telle fut l’éducation politique de cette reine qui remarqua dans le cabinet du roi de France les errements de la maison de Médicis. Le Dauphin {p. 494} contre-carrait son père en toutes choses, il fut mauvais fils. Il oublia la plus cruelle, mais la plus vraie maxime de la Royauté, à savoir que les trônes sont solidaires, et que le fils, qui peut faire de l’opposition pendant la vie de son père, doit en suivre la politique en montant sur le trône. Spinosa, qui ne fut pas moins profond politique que grand philosophe, a dit, pour le cas où un roi succède à un autre par une insurrection ou par un attentat : « Si le nouveau roi veut assurer son trône et garantir sa vie, il faut qu’il montre tant d’ardeur pour venger la mort de son prédécesseur, qu’il ne prenne plus envie à personne de commettre un pareil forfait. Mais pour le venger dignement, il ne lui suffit pas de répandre le sang de ses sujets, il doit approuver les maximes de celui qu’il a remplacé, tenir la même route dans le gouvernement. » Ce fut l’application de cette maxime qui donna Florence aux Médicis. Cosme Ier, le successeur du duc Alexandre, fit assassiner, après onze ans, le Brutus florentin à Venise, et, comme nous l’avons dit déjà, persécuta sans cesse les Strozzi. Ce fut l’oubli de cette maxime qui perdit Louis XVI. Ce roi manquait à tous les principes du gouvernement en rétablissant les parlements supprimés par son grand-père. Louis XV avait vu bien juste. Les parlements, notamment celui de Paris, furent pour la moitié dans les troubles qui nécessitèrent la convocation des États-Généraux. La faute de Louis XV fut, en abattant cette barrière qui séparait le trône du peuple, de ne pas lui en avoir substitué une plus forte, enfin de ne pas avoir remplacé les parlements par une forte constitution des provinces. Là se trouvait le remède aux maux de la Monarchie, là se trouvait le vote des impôts, leur régularisation, et une lente approbation des réformes nécessaires au régime de la Monarchie.

Le premier acte de Henri II fut de donner sa confiance au connétable de Montmorency, que son père lui avait enjoint de laisser dans la disgrâce. Le connétable de Montmorency fut, avec Diane de Poitiers, à qui il s’était étroitement lié, le maître de l’État. Catherine fut donc encore moins heureuse et moins puissante, quand elle se vit reine de France, que quand elle était Dauphine. D’abord, à partir de 1543, elle eut tous les ans un enfant pendant dix ans, et fut occupée de ses devoirs de maternité durant toute cette période qui embrasse les dernières années du règne de François Ier et presque tout le règne de Henri II. Il est impossible de ne pas voir, dans cette fécondité continuelle, l’influence d’une rivale qui voulait {p. 495} ainsi se débarrasser de la femme légitime. Cette barbarie d’une politique femelle dut être un des griefs de Catherine contre Diane. Mise ainsi en dehors des affaires, cette femme supérieure passa le temps à observer les intérêts de tous les gens de la cour et de tous les partis qui s’y formèrent. Tous les Italiens qui l’avaient suivie excitaient de violentes suspicions. Après l’exécution de Montécuculli, le connétable de Montmorency, Diane et la plupart des fins politiques de la cour furent travaillés de soupçons contre les Médicis ; mais François Ier les repoussa toujours. Aussi les Gondi, les Birague, les Strozzi, les Ruggieri, les Sardini, enfin ceux qu’on appelait les Italiens, venus à la suite de Catherine, furent-ils dans la nécessité de déployer d’immenses ressources d’esprit, de fine politique et de courage, pour demeurer à la cour sous le poids de la défaveur qui pesait sur eux. Pendant le règne de Diane de Poitiers, la complaisance de Catherine pour Diane alla si loin que des gens habiles y auraient eu la preuve de cette profonde dissimulation que les hommes, les événements et la conduite de Henri II ordonnaient à Catherine de déployer. On est allé trop loin en prétendant qu’elle ne réclama jamais ses droits ni comme épouse ni comme reine. D’abord, le sentiment de sa dignité, que Catherine eut au plus haut degré, lui interdisait de réclamer ce que les historiens appellent les droits d’épouse. Les onze grossesses et les dix enfants de Catherine expliquent assez la conduite de Henri II, que les grossesses de sa femme laissaient libre de passer son temps avec Diane de Poitiers. Mais le roi ne manqua certes à rien de ce qu’il se devait à lui-même, il fit à la reine une entrée digne de toutes celles qui avaient eu lieu jusqu’alors pour son couronnement comme reine. Les registres du Parlement et ceux de la Cour des Comptes indiquent que ces deux grands corps allèrent au-devant de Catherine hors Paris, jusqu’à Saint-Lazare. Voici d’ailleurs l’extrait du récit de Du Tillet.

On avait dressé à Saint-Lazare un échafaud sur lequel était un trône, que du Tillet10 appelle une chaire de parement. Catherine y prit séance, vêtue d’un surcot, ou espèce de mantelet d’hermine, couvert de pierreries, d’un corset de dessous avec le manteau royal et ayant sur la tête une couronne enrichie de perles et de diamants, et soutenue par la maréchale de la Mark, sa dame d’honneur. Autour d’elle étaient debout les princes du sang, et autres princes et seigneurs richement habillés avec le chancelier de France vêtu d’une robe de toile d’or, figurée sur un fond {p. 496} cramoisi rouge11. Devant la reine et sur le même échafaud, étaient assises sur deux rangs, douze duchesses ou comtesses, vêtues de surcots d’hermine, corsets, manteaux, et cercles, c’est-à-dire couronnes de duchesse ou comtesse. C’étaient les duchesses d’Estouteville, Montpensier, l’aînée et la jeune, la princesse de la Roche-sur-Yon ; les duchesses de Guise, de Nivernois, D’Aumale, de Valentinois (Diane de Poitiers). Mademoiselle la bâtarde légitimée de France (titre de la fille du roi, Diane, qui fut duchesse de Castro-Farnèse, puis duchesse de Montmorency-Damville), madame la connétable et mademoiselle de Nemours, sans les autres demoiselles qui ne trouvèrent rang. Les quatre présidents à mortier, quelques autres membres de la cour, le greffier Du Tillet montèrent sur l’échafaud, firent leurs révérences, et ayant mis un genou en terre, le premier président Lizet harangua la reine. Le chancelier mit un genou en terre et répondit. Elle fit son entrée sur les trois heures après-midi, en litière découverte, ayant madame Marguerite de France vis-à-vis d’elle, et aux côtés de sa litière les cardinaux d’Amboise, de Châtillon, de Boulogne et de Lenoncourt en rochet. Elle alla descendre à l’église Notre-Dame, et y fut reçue par le clergé. Après son oraison, on la conduisit par la rue de la Calandre au Palais, où le souper royal était préparé dans la grand’salle. Elle y parut assise au milieu de la table de marbre, et sous un dais de velours parsemé de fleurs de lis d’or.

C’est ici le lieu de détruire une de ces opinions populaires erronées que répètent quelques personnes, d’après Sauval d’ailleurs. On a prétendu que Henri II poussa l’oubli des convenances jusqu’à mettre le chiffre de sa maîtresse sur les monuments que Catherine lui conseilla de continuer ou de commencer avec tant de magnificence. Mais le double chiffre qui se voit au Louvre dément tous les jours ceux qui sont assez peu clairvoyants pour donner de la consistance à ces niaiseries qui déshonorent gratuitement nos rois et nos reines. L’H de Henri II et les deux C adossés de Catherine, paraissent aussi former deux D pour Diane. Cette coïncidence a dû plaire à Henri II, mais il n’en est pas moins vrai que le chiffre royal contenait officiellement la lettre du roi et celle de la reine. {p. 497} Et cela est si vrai, que ce chiffre existe encore sur la colonne de la Halle au Blé, bâtie par Catherine seule. On peut d’ailleurs voir ce même chiffre dans les caveaux de Saint-Denis sur le tombeau que Catherine se fit élever à elle-même de son vivant à côté de celui de Henri II, et où elle est représentée d’après nature par le sculpteur pour qui elle a posé.

Dans une occasion solennelle, au moment où il partit pour son expédition d’Allemagne, Henri II déclara Catherine régente pendant son absence, aussi bien qu’en cas de mort, le 25 mars 1552. Le plus cruel ennemi de Catherine, l’auteur du Discours merveilleux sur les déportements de Catherine II, convient qu’elle s’acquitta de ce gouvernement à la louange générale et que le roi fut satisfait de son administration. Henri II eut à propos des hommes et de l’argent. Enfin, après la fatale journée de Saint-Quentin, Catherine obtint des Parisiens des sommes considérables, qu’elle envoya à Compiègne où se trouvait le roi.

En politique, Catherine fit des efforts inouïs pour obtenir un peu d’influence. Elle eut assez d’habileté pour mettre le connétable, tout-puissant sous Henri II, dans ses intérêts. On sait la terrible réponse que fit le roi tourmenté par Montmorency. Cette réponse était le résultat des bons conseils que Catherine donna, dans le peu de moments où elle se trouva seule avec le roi, et où elle lui exposa la politique florentine, qui était d’opposer les grands du royaume les uns aux autres, et d’établir l’autorité royale sur leurs ruines, le système de Louis XI, continué plus tard par elle et par Richelieu. Henri II, qui ne voyait que par les yeux de Diane et du connétable, fut un roi tout féodal et ami des grandes maisons de son royaume.

Après la tentative inutilement faite par le connétable en sa faveur, et qu’il faut reporter à l’année 1556, Catherine caressa beaucoup les Guise, et forma le projet de les détacher du parti de Diane afin de les opposer au connétable. Mais, malheureusement, Diane et le connétable étaient tout aussi animés que les Guise contre les Protestants. Il n’y eut donc pas dans leur lutte cette animosité qu’y aurait mise la question religieuse. D’ailleurs, Diane rompit en visière aux projets de la reine, en coquetant avec les Guise et donnant sa fille au duc d’Aumale. Elle alla si loin, que certains auteurs prétendent qu’elle accorda plus que ses bonnes grâces au galant cardinal de Lorraine. {p. 498} Les satiriques du temps ont fait à ce sujet le quatrain suivant sur Henri II :

Sire, si vous laissez, comme Charles12 désire,
Comme Diane veut, par trop vous gouverner,
Fondre, pétrir, mollir, refondre, retourner,
Sire vous n’êtes plus, vous n’êtes plus que cire.

Il est impossible de regarder comme sincères les marques de douleur et l’ostentation des regrets de Catherine à la mort de Henri II. Par cela même que le roi était attaché par une inaltérable passion à Diane de Poitiers, Catherine devait jouer le rôle d’une femme délaissée qui adore son mari ; mais comme toutes les femmes de tête, elle persista dans sa dissimulation, et ne cessa de parler avec tendresse de Henri II. Diane, comme on sait, porta toute sa vie le deuil de monsieur de Brézé, son mari. Ses couleurs étaient blanc et noir, le roi les avait au tournoi où il mourut. Catherine, sans doute en imitation de sa rivale, garda le deuil de Henri II pendant toute sa vie. Elle eut envers Diane de Poitiers une perfection de perfidie à laquelle les historiens n’ont pas fait attention. À la mort du roi, la duchesse de Valentinois fut complétement disgraciée et malhonnêtement abandonnée par le connétable, homme tout à fait au-dessous de sa réputation. Diane fit offrir à la reine sa terre et son château de Chenonceaux à Catherine. Catherine dit alors en présence de témoins : – Je ne puis oublier qu’elle faisait les délices de mon cher Henri, j’ai honte d’accepter, je veux lui donner en échange un domaine, et lui propose celui de Chaumont-sur-Loire. En effet, l’acte d’échange fut passé à Blois en 1559. Diane, qui avait pour gendres les ducs d’Aumale et de Bouillon, alors prince souverain, conserva toute sa fortune et mourut en paix en 1566, âgée de soixante-six ans. Elle avait donc dix-neuf ans de plus que Henri II. Ces dates, tirées de son épitaphe copiée sur son tombeau par l’historien qui s’est occupé d’elle vers la fin du dernier siècle, éclaircissent bien des difficultés historiques ; car beaucoup d’historiens lui donnaient les uns quarante ans, les autres seize ans lors de la condamnation de son père en 1523. Elle avait alors vingt-quatre ans. Après avoir lu tout, pour et contre sa conduite avec François Ier, au moment où la maison de Poitiers courut un si grand danger, nous ne voudrions rien affirmer, ni rien contredire. {p. 499} Ceci est un de ces passages qui restent obscurs dans l’histoire. Nous pouvons voir, par ce qui se passe de nos jours, que l’histoire se fausse au moment même où elle se fait. Catherine, qui fonda de grandes espérances sur l’âge de sa rivale, avait essayé plusieurs fois de la renverser. Ce fut une lutte sourde et horrible. Un jour Catherine fut sur le point de faire réussir ses espérances. En 1554, madame Diane, étant malade, pria le roi d’aller à Saint-Germain pendant qu’elle se remettrait. Cette haute coquette ne voulait pas être vue au milieu de l’appareil nécessaire à la faculté, ni sans l’éclat de la toilette. Catherine fit composer, pour recevoir le roi à son retour, un magnifique ballet où six jeunes filles devaient lui réciter une pièce de vers. Parmi ces six filles, elle avait choisi miss Fleming, parente de son oncle le duc d’Albany, la plus belle personne qu’il fût possible de voir, blonde et blanche ; puis une de ses parentes, Clarisse Strozzi, magnifique Italienne dont la chevelure noire était superbe et les mains d’une beauté rare ; mademoiselle Lewiston, demoiselle d’honneur de Marie Stuart, Marie Stuart elle-même, madame Élisabeth de France, qui fut cette si malheureuse reine d’Espagne, et madame Claude. Élisabeth avait neuf ans, Claude huit ans, Marie Stuart douze. Évidemment, la reine avait voulu faire ressortir Clarisse Strozzi, miss Fleming, et les présenter sans rivales au choix du roi. Le roi ne résista point ; il aima miss Fleming, il eut d’elle un enfant naturel, Henri de Valois, comte d’Angoulême, grand-prieur de France. Mais le crédit et l’influence de Diane n’en furent point ébranlés. Comme plus tard, madame de Pompadour avec Louis XV, la duchesse de Valentinois pardonna. Mais, quel amour cette tentative annonce-t-elle chez Catherine ? est-ce l’amour du pouvoir, ou l’amour du mari ? Les femmes décideront.

On parle beaucoup aujourd’hui de la licence de la presse ; mais il est difficile d’imaginer à quel point elle fut portée à l’origine de l’imprimerie. D’abord on sait que l’Arétin, le Voltaire de son temps, faisait trembler les rois, et Charles-Quint tout le premier. Mais on ne sait peut-être pas jusqu’où allait l’audace des pamphlets. Ce château de Chenonceaux fut donné à Diane, non pas donné, elle fut suppliée de l’accepter, pour oublier une des plus horribles publications qui aient été faites contre une femme et qui montre quelle fut la violence de la guerre entre elle et madame d’Étampes. En 1537, quand elle avait trente-huit ans, un poëte champenois, {p. 500} nommé Jean Voûté, publia un recueil de poésies latines où se trouvent trois épigrammes contre elle. Il faut croire que le poëte était assuré de quelque haute protection, car son recueil est précédé de son éloge fait par Salmon Macrin, premier valet de chambre du roi. Voici le seul passage, citable aujourd’hui, de ces épigrammes intitulées : In Pictaviam, anum aulicam. (Contre la Poitiers, vieille femme de cour.)

Non trahit esca ficta prædam.

« Un appât peint n’attrape point de gibier », dit le poëte, après lui avoir dit qu’elle se peignait le visage, qu’elle achetait ses dents et ses cheveux. « Et tu achèterais, dit-il, le superfin de ce qui constitue la femme, que tu n’obtiendrais pas encore ce que tu veux de ton amant, car il faudrait être en vie, et tu es morte. »

Ce recueil, imprimé chez Simon de Colines, était dédié À UN ÉVÊQUE !… à François Bohier, le frère de celui qui, pour sauver son crédit à la cour et racheter son crime, offrit à l’avénement de Henri II, le château de Chenonceaux, bâti par son père Thomas Bohier, conseiller d’État sous quatre rois : Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier. Qu’étaient les pamphlets publiés contre madame de Pompadour et contre Marie-Antoinette, comparés à des vers qu’on dirait écrits par Martial ? Ce Voûté dut mal finir. Ainsi la terre et le château de Chenonceaux ne coûtaient à Diane que le pardon d’une injure ordonné par l’Évangile ! Pour ne pas être décrétées par un jury, les amendes infligées à la Presse étaient un peu plus dures que celles d’aujourd’hui.

Les reines de France, devenues veuves, devaient rester dans la chambre du roi pendant quarante jours, sans voir d’autre clarté que celle des cierges ; elles n’en sortaient qu’après l’enterrement du roi. Cette coutume inviolable contrariait fort Catherine qui craignit les brigues, elle trouva moyen de s’en dispenser13. Voici comment. Le cardinal de Lorraine sortant un jour (dans ce temps-là ! dans ce moment !) de grand matin de chez la Belle Romaine, une célèbre courtisane du temps de Henri II, qui demeurait rue Culture-Sainte-Catherine, fut maltraité par une troupe de libertins. « De quoi Sa Sainteté très-étonnée, » dit Henri Estienne, fit entendre que les hérétiques lui dressaient des embûches ; et pour ce fait, la cour alla de Paris à Saint-Germain. La reine ne voulut pas abandonner le roi son fils, et s’y transporta.

{p. 501} L’avénement de François II, époque à laquelle Catherine crut saisir le pouvoir, fut un moment de déception qui couronna cruellement les vingt-six ans de douleurs qu’elle avait déjà passés à la cour de France. Les Guise s’emparèrent alors du pouvoir avec une audace incroyable : le duc de Guise fut mis à la tête de l’armée, et le Connétable fut disgracié, le cardinal eut les finances et le clergé. Catherine commença sa carrière politique14 par un de ces drames qui, pour ne pas avoir eu l’éclat des autres, n’en fut pas moins le plus atroce, et qui l’accoutuma sans doute aux terribles émotions de sa vie. Tout en paraissant d’accord avec les Guise, elle essaya d’assurer son triomphe en s’appuyant sur la maison de Bourbon. Soit que Catherine, après avoir inutilement tenté les moyens les plus violents, eût voulu employer la jalousie pour ramener le roi ; soit qu’en arrivant à sa seconde jeunesse, il lui parût cruel de ne pas connaître l’amour, elle avait témoigné le plus vif intérêt à un seigneur du sang royal, François de Vendôme, fils de Louis de Vendôme (maison d’où est issue la maison de Bourbon), et Vidame de Chartres, nom sous lequel il est connu dans l’histoire. La haine secrète que Catherine portait à Diane se révélait en beaucoup de circonstances auxquelles les historiens préoccupés des intérêts politiques n’ont fait aucune attention. L’attachement de Catherine pour le Vidame vint d’une insulte que ce jeune homme fit à la favorite. Diane voulait les plus belles alliances pour ses filles qui, d’ailleurs, tenaient à la plus haute noblesse du royaume. Elle ambitionnait surtout l’honneur d’un mariage avec la maison de France : on proposa de sa part la main de sa seconde fille, qui fut depuis duchesse d’Aumale, au Vidame, que la politique fort sage de François Ier maintenait dans la pauvreté. En effet, quand le Vidame de Chartres et le prince de Condé vinrent à la cour, François Ier leur donna, quoi ? la charge de chambellans ordinaires avec douze cents écus de pension, ce qu’il baillait à de simples gentilshommes. Quoique Diane de Poitiers offrît d’immenses biens, quelque belle charge de la couronne et la faveur du Roi, le Vidame refusa. Puis ce Bourbon, déjà factieux, épousa Jeanne, fille du baron d’Estissac, de laquelle il n’eut point d’enfants. Ce trait de fierté recommanda naturellement le Vidame à Catherine, qui l’accueillit avec une faveur marquée et s’en fit un ami dévoué. Les historiens ont comparé le dernier duc de Montmorency, décapité à Toulouse, au Vidame de Chartres, {p. 502} pour l’art de plaire, pour le mérite et le talent. Henri II ne se montra pas jaloux, il ne parut pas supposer qu’une reine de France manquât à ce qu’elle se devait, ni qu’une Médicis oubliât l’honneur qu’un Valois lui avait fait. Au moment où la reine coqueta, dit-on, avec le Vidame de Chartres, elle était à peu près abandonnée par le roi depuis la naissance de son dernier enfant. Cette tentative ne servit donc à rien, puisque ce prince mourut portant les couleurs de Diane de Poitiers.

À la mort du roi, la reine Catherine se trouva donc en commerce de galanterie avec le Vidame, situation qui n’avait rien que de conforme aux mœurs du temps, où l’amour fut à la fois si chevaleresque et si licencieux, que les plus belles actions y étaient aussi naturelles que les plus blâmables ; seulement, comme toujours, les historiens ont commis la faute de prendre l’exception pour la règle. Les quatre fils de Henri II rendaient nulle la position des Bourbons, tous excessivement pauvres, et accablés par le mépris que la trahison du Connétable jetait sur eux, malgré les raisons qui contraignirent le Connétable à sortir du royaume. Le Vidame de Chartres, qui fut au premier prince de Condé ce que Richelieu fut à Mazarin, son père en politique, son modèle, et de plus, son maître en galanterie, cacha l’excessive ambition de sa maison sous les dehors de la légèreté. Hors d’état de lutter avec les Guise, avec les Montmorency, les princes d’Écosse, les cardinaux, les Bouillon, il se fit distinguer par sa bonne grâce, par ses manières, par son esprit qui lui valurent les faveurs des plus charmantes femmes, et le cœur de celles auxquelles il ne songeait point. Ce fut un de ces hommes privilégiés, dont les séductions étaient irrésistibles et qui dut à l’amour les moyens de tenir son rang. Les Bourbons ne se seraient pas fâchés comme Jarnac de la médisance de la Châtaigneraie : ils acceptaient très-bien des terres et des châteaux de leurs maîtresses, témoin le prince de Condé qui accepta la terre de Saint-Valery de madame la maréchale de Saint-André.

À la mort de Henri II, pendant les vingt premiers jours de deuil, la situation du Vidame changea donc tout à coup. Objet des attentions de la reine mère et lui faisant la cour comme on pouvait la faire à la reine, très-secrètement, il parut destiné à jouer un rôle, et Catherine résolut en effet de se servir de lui. Ce prince reçut d’elle des lettres pour le prince de Condé, dans lesquelles elle démontrait la nécessité de s’allier contre les Guise. Instruits de cette {p. 503} intrigue, les Guise entrèrent dans la chambre de la reine, pour lui arracher l’ordre de mettre le Vidame à la Bastille, et Catherine se trouva dans la dure nécessité d’obéir. Le Vidame mourut après quelques mois de captivité, le jour où il sortit de prison, quelque temps avant la conspiration d’Amboise. Tel fut le dénoûment du premier et du seul amour qu’ait eu Catherine de Médicis. Les écrivains protestants ont dit que la reine fit empoisonner le Vidame pour confier à la tombe le secret de ses galanteries !… Voilà quel fut pour cette femme l’apprentissage du pouvoir royal ?

Première partie
Le martyr calviniste §

Peu de personnes aujourd’hui savent combien étaient naïves les habitations des bourgeois de Paris au quatorzième siècle, et combien simple était leur vie. Peut-être cette simplicité d’action et de pensée a-t-elle été la cause des grandeurs de cette vieille bourgeoisie, qui fut, certes, grande, libre et noble, plus peut-être que la bourgeoisie d’aujourd’hui ; son histoire est à faire, elle demande et attend un homme de génie. Inspirée par l’incident peu connu qui forme le fond de cette Étude et qui sera l’un des plus remarquables de l’histoire de la bourgeoisie, cette réflexion arrivera sans doute sur les lèvres de tout le monde, après ce récit. Est-ce la première fois qu’en histoire la conclusion aura précédé les faits ?

En 1560, les maisons de la rue de la Vieille-Pelleterie bordaient la rive gauche de la Seine, entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change. La voie publique et les maisons occupaient l’espace pris par la seule chaussée du quai actuel. Chaque maison, assise sur la Seine même, permettait aux habitants d’y descendre par les escaliers en bois ou en pierre, que défendaient de fortes grilles en fer ou des portes en bois clouté. Ces maisons avaient, comme celles de Venise, une porte en terre ferme et une porte d’eau. Au moment où cette esquisse se publie, il n’existe plus qu’une seule maison de ce genre qui puisse rappeler le vieux Paris, encore disparaîtra-t-elle bientôt ; elle est au coin du Petit-Pont, en face du corps de garde de l’Hôtel-Dieu. Autrefois, chaque logis présentait du côté de {p. 504} la rivière la physionomie bizarre qu’y imprimaient soit le métier du locataire et ses habitudes, soit l’originalité des constructions inventées par les propriétaires pour user ou abuser de la Seine. Les ponts étant bâtis et presque tous encombrés de plus de moulins que les besoins de la navigation n’en pouvaient souffrir, la Seine comptait dans Paris autant de bassins clos que de ponts. Certains bassins de ce vieux Paris eussent offert à la peinture des tons précieux. Quelle forêt ne présentaient pas les poutres entre-croisées qui soutenaient les moulins, leurs immenses vannes et leurs roues ? Quels effets singuliers que ceux des étais employés pour faire anticiper les maisons sur le fleuve ? Malheureusement la peinture de genre n’existait pas alors, et la gravure était dans l’enfance ; nous avons donc perdu ce curieux spectacle, offert encore, mais en petit, par certaines villes de province où les rivières sont crénelées15 de maisons en bois, et où, comme à Vendôme, les bassins pleins de longues herbes sont divisés par d’immenses grilles pour isoler les propriétés qui s’étendent sur les deux rives.

Le nom de cette rue, maintenant effacé sur la carte, indique assez le genre de commerce qui s’y faisait. Dans ce temps, les marchands adonnés à une même partie, loin de se disséminer par la ville, se mettaient ensemble et se protégeaient ainsi mutuellement. Confédérés socialement par la Corporation qui limitait leur nombre, ils étaient encore réunis en Confrérie par l’Église. Ainsi les prix se maintenaient. Puis les maîtres n’étaient pas la proie de leurs ouvriers, et n’obéissaient pas comme aujourd’hui à leurs caprices ; au contraire, ils en avaient soin, ils en faisaient leurs enfants, et les initiaient aux finesses du travail. Pour devenir maître, un ouvrier devait alors produire un chef-d’œuvre, toujours offert au saint qui protégeait la Confrérie. Oserez-vous dire que le défaut de concurrence ôtait le sentiment de la perfection, empêchait la beauté des produits, vous dont l’admiration pour les œuvres des antiques Maîtrises a créé la profession nouvelle de marchand de bric-à-brac ?

Aux quinzième et seizième siècles, le commerce de la pelleterie formait une des plus florissantes industries. La difficulté de se procurer les fourrures, qui tirées du Nord exigeaient de longs et périlleux voyages, donnait un prix excessif aux produits de la pelleterie. Alors comme à présent, le prix excessif provoquait la consommation, car la vanité ne connaît pas d’obstacles. En France et {p. 505} dans les autres royaumes, non-seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu’atteste le rôle de l’hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d’éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre. Dernièrement, un de nos poëtes les plus distingués, était obligé de rétablir la véritable orthographe de ce mot pour l’instruction de ses confrères les feuilletonistes16 en rendant compte de la Cenerentola, où la pantoufle symbolique est remplacée par un anneau qui signifie peu de chose. Naturellement, les ordonnances sur le port de la fourrure étaient perpétuellement enfreintes au grand plaisir des pelletiers. Le haut prix des étoffes et celui des pelleteries faisaient alors d’un vêtement une de ces choses durables, appropriées aux meubles, aux armures, aux détails de la forte vie du quinzième siècle. Une femme noble, un seigneur, tout homme riche, comme tout bourgeois, possédaient au plus deux vêtements par saison, lesquels duraient leur vie et au delà. Ces habits se léguaient aux enfants. Aussi, la clause relative aux armes et aux vêtements dans les contrats de mariage, aujourd’hui presque inutile à cause du peu de valeur des garde-robes incessamment renouvelées, était-elle dans ce temps d’un immense intérêt. Le haut prix avait amené la solidité. La toilette d’une femme constituait un capital énorme, compté dans la maison, serré dans ces immenses bahuts qui menacent les plafonds de nos appartements modernes. La parure d’une femme de 1840 eût été le déshabillé d’une grande dame de 1540. Aujourd’hui, la découverte de l’Amérique, la facilité des transports, la ruine des distinctions sociales qui a préparé la ruine des distinctions apparentes, tout a réduit la pelleterie où elle en est, à presque rien. L’objet qu’un pelletier vend aujourd’hui, comme autrefois, vingt livres, a suivi l’abaissement de l’argent ; autrefois, la livre valait plus de vingt francs d’aujourd’hui. Aujourd’hui la petite bourgeoise, la courtisane qui bordent de martre leurs pèlerines, ignorent qu’en 1440 un sergent de ville malveillant les eût incontinent arrêtées et menées par devant le juge du {p. 506} Châtelet. Les Anglaises, si folles de l’hermine, ne savent pas que jadis les reines, les duchesses et les chanceliers de France pouvaient seuls porter cette royale fourrure. Il existe aujourd’hui plusieurs maisons anoblies, dont le nom véritable est Pelletier ou Lepelletier, et dont évidemment l’origine est due à quelque riche comptoir de pelleteries, car la plupart des noms bourgeois ont commencé par être des surnoms.

Cette digression explique non-seulement les longues querelles sur la préséance que la Confrérie des drapiers eut pendant deux siècles avec la Confrérie des pelletiers et des merciers (chacune d’elles voulait marcher la première, comme la plus considérable de Paris), mais encore l’importance du sieur Lecamus, pelletier honoré de la pratique des deux reines, Catherine de Médicis et Marie Stuart, de la pratique du parlement, depuis vingt ans le syndic de sa corporation, et qui demeurait dans cette rue.

La maison de Lecamus était une des trois qui formaient les trois encoignures du carrefour sis au bas du Pont-au-Change et où il ne reste plus aujourd’hui que la tour du Palais-de-Justice qui faisait la quatrième. À l’angle de cette maison, sise au coin du Pont-au-Change et du quai maintenant appelé le quai aux Fleurs, l’architecte avait ménagé un cul-de-lampe pour une madone, sans cesse éclairée par des cierges, ornée de vrais bouquets de fleurs dans la belle saison, et de fleurs artificielles en hiver. Du côté de la rue du Pont comme du côté de la rue de la Vieille-Pelleterie, la maison était appuyée sur des piliers en bois. Toutes les maisons des quartiers marchands offraient sous ces piliers une galerie où les passants marchaient à couvert sur un terrain durci par la boue qu’ils y apportaient et qui le rendait assez raboteux. Dans toutes les villes, ces galeries ont été nommées en France les piliers, mot générique auquel on ajoutait la qualification du commerce, comme les piliers des Halles, les piliers de la Boucherie. Ces galeries, nécessitées par l’atmosphère parisienne, si changeante, si pluvieuse, et qui donnaient à la ville sa physionomie, ont entièrement disparu. De même qu’il n’existe qu’une seule maison assise sur la rivière, il existe à peine une longueur de cent pieds des anciens piliers des Halles, les derniers qui aient résisté au temps ; encore, dans quelques jours, ce reste du sombre dédale de l’ancien Paris sera-t-il démoli. Certes, l’existence de ces débris du Moyen-âge est incompatible avec les grandeurs du Paris moderne. Aussi ces observations {p. 507} tendent-elles moins à regretter ces fragments de la vieille cité qu’à consacrer leur peinture par les dernières preuves vivantes, près de tomber en poussière, et à faire absoudre des descriptions précieuses pour un avenir qui talonne le siècle actuel.

Les murs de cette maison étaient bâtis en bois couvert d’ardoises. Les intervalles entre chaque pièce de bois avaient été, comme on le voit encore dans quelques vieilles villes de province, remplis par des briques dont les épaisseurs contrariées formaient un dessin appelé point de Hongrie. Les appuis des croisées et leurs linteaux, également en bois, étaient richement sculptés, comme le pilier du coin qui s’élevait au-dessus de la madone, comme les piliers de la devanture du magasin. Chaque croisée, chaque maîtresse-poutre qui séparait les étages offrait des arabesques de personnages ou d’animaux fantastiques couchés dans des feuillages d’invention. Du côté de la rue, comme sur la rivière, la maison avait pour coiffure un toit semblable à deux cartes mises l’une contre l’autre, et présentait ainsi pignon sur rue et pignon sur l’eau. Le toit débordait comme le toit d’un chalet suisse, assez démesurément pour qu’il y eût au second étage une galerie extérieure, ornée de balustres, sur laquelle la bourgeoise se promenait à couvert en voyant sur toute la rue ou sur le bassin compris entre les deux ponts et les deux rangées de maisons.

Les maisons assises sur la rivière étaient alors d’une grande valeur. À cette époque le système des égouts et des fontaines était à créer, il n’existait encore que l’égout de ceinture achevé par Aubriot, le premier homme de génie et de puissant vouloir qui pensa, sous Charles V, à l’assainissement de Paris. Les maisons situées comme celle de Lecamus trouvaient dans la rivière à la fois l’eau nécessaire à la vie et l’écoulement naturel des eaux pluviales ou ménagères. Les immenses travaux que les Prévôts des Marchands ont faits en ce genre disparaissent encore. Aujourd’hui les quadragénaires seuls se souviennent d’avoir vu les gouffres où s’engloutissaient les eaux, rue Montmartre, rue du Temple, etc. Ces terribles gueules béantes furent, en ces vieux temps, d’immenses bienfaits. Leur place sera sans doute éternellement marquée par l’exhaussement subit de la chaussée à l’endroit où elles s’ouvraient : autre détail archéologique inexplicable dans deux siècles pour l’historien. Un jour, vers 1816, une petite fille qui portait à une actrice de l’Ambigu ses diamants pour un rôle de reine, fut {p. 508} surprise par une averse, et fut si fatalement entraînée dans l’égout de la rue du Temple qu’elle allait y disparaître, sans les secours d’un passant ému par ses cris ; mais elle avait lâché les diamants, qui furent retrouvés dans un regard. Cet événement fit grand bruit, il donna du poids aux réclamations pour la suppression de ces avaloirs d’eau et de petites filles. Ces constructions curieuses, hautes de cinq pieds, étaient garnies de grilles plus ou moins mobiles ou grillagées qui déterminaient l’inondation des caves quand la rivière factice produite par une forte pluie s’arrêtait à la grille encombrée d’immondices que les riverains oubliaient souvent de lever.

La devanture de la boutique du sieur Lecamus était à jour, mais ornée d’un vitrage en plomb qui rendait le local très-obscur. Les fourrures se portaient à domicile chez les gens riches. Quant à ceux qui venaient acheter chez le pelletier, on leur montrait les marchandises au jour, entre les piliers, embarrassés tous, disons-le, pendant la journée, de tables et de commis assis sur des tabourets, comme on pouvait encore en voir sous les piliers des Halles, il y a quinze ans. De ces postes avancés, les commis, les apprentis et les apprenties parlaient, s’interrogeaient, se répondaient, interpellaient les passants, mœurs dont a tiré parti le grand Walter Scott dans les Aventures de Nigel. L’enseigne, qui représentait une hermine, pendait au dehors comme pendent encore celles de quelques hôtelleries de village, et sortait d’une riche potence en fer doré, travaillée à jour. Au-dessus de l’hermine était écrit, sur une face :

LECAMVS,
pelletier
de madame la royne et dv roy nostre sire ;

sur l’autre :

de madame la royne-mère
et de messieurs dv parlement.

Ces mots de madame la royne-mère avaient été ajoutés depuis peu. La dorure était neuve. Ce changement indiquait la révolution récente produite par la mort subite et violente de Henri II, qui renversa bien des fortunes à la cour et qui commença celle des Guise.

L’arrière-boutique donnait sur la rivière. Dans cette pièce se tenaient le respectable bourgeois et sa femme, mademoiselle {p. 509} Lecamus. Dans ce temps, la femme d’un homme qui n’était pas noble n’avait point droit au titre de dame ; mais les femmes des bourgeois de Paris avaient droit au titre de demoiselle, en raison des priviléges accordés et confirmés à leurs maris par plusieurs rois auxquels ils avaient rendu d’éminents services. Entre cette arrière-boutique et le magasin, tournait une vis en bois, espèce d’escalier en colimaçon par où l’on montait aux étages supérieurs où étaient le grand magasin, l’habitation du vieux couple, et aux combles éclairés par des lucarnes où demeuraient les enfants, la servante, les apprentis et les commis.

Cet entassement des familles, des17 serviteurs et des apprentis, le peu d’espace que chacun tenait à l’intérieur où les apprentis couchaient tous dans une grande chambre sous les toits, explique et l’énorme population de Paris alors agglomérée sur le dixième du terrain de la ville actuelle, et tous les détails bizarres de la vie privée au Moyen-âge, et les ruses d’amour qui, n’en déplaise aux historiens sérieux, ne se retrouvent que dans les conteurs, et qui sans eux eussent été perdus. À cette époque, un très-grand seigneur, comme l’amiral de Coligny, par exemple, occupait trois chambres dans Paris, et sa suite était dans une hôtellerie voisine. Il n’y avait pas alors cinquante hôtels dans Paris, c’est-à-dire, cinquante palais appartenant à des princes souverains ou à de grands vassaux dont l’existence était supérieure à celle des plus grands souverains allemands, tels que le duc de Bavière ou l’Électeur de Saxe.

La cuisine de la maison Lecamus se trouvait au-dessous de l’arrière-boutique sur la rivière. Elle avait une porte vitrée donnant sur une espèce de balcon en fer d’où la cuisinière pouvait tirer de l’eau avec un seau et où se blanchissait le linge de la maison. L’arrière-boutique était donc à la fois la salle à manger, le cabinet et le salon du marchand. Dans cette pièce importante, toujours garnie de riches boiseries, ornée de quelque objet d’art, d’un bahut, se passait la vie du marchand : là les joyeux soupers après le travail, là les conférences secrètes sur les intérêts politiques de la bourgeoisie et de la royauté. Les redoutables corporations de Paris pouvaient alors armer cent mille hommes. Aussi, dans ce temps-là, les résolutions des marchands étaient-elles appuyées par leurs serviteurs, par leurs commis, par leurs apprentis et par leurs ouvriers. Les bourgeois avaient dans le Prévôt des Marchands un chef qui les commandait, et à l’Hôtel-de-Ville, un palais où ils avaient le droit {p. 510} de se réunir. Dans ce fameux parlouer aux bourgeois se prirent des délibérations solennelles. Sans les continuels sacrifices qui avaient rendu la guerre insupportable aux Corporations lasses de leurs pertes et de la famine, Henri IV, ce factieux enfin devenu roi, ne serait peut-être jamais entré dans Paris. Chacun maintenant se peindra facilement la physionomie de ce coin du vieux Paris où tournent maintenant le pont et le quai, où s’élancent les arbres du quai aux Fleurs, et où il ne reste plus de ce temps que la haute et célèbre tour du Palais, qui donna le signal de la Saint-Barthélemi. Chose étrange ! une des maisons situées au pied de cette tour alors entourée de boutiques en bois, celle de Lecamus, allait voir naître un des faits qui devaient préparer cette nuit de massacres malheureusement plus favorable que fatale au calvinisme.

Au moment où commence ce récit, l’audace des nouvelles doctrines religieuses mettait Paris en rumeur. Un Écossais nommé Stuart venait d’assassiner le président Minard, celui des membres du Parlement à qui l’opinion publique attribuait la plus grande part dans le supplice du conseiller Anne du Bourg, brûlé en place de Grève, après le couturier (le tailleur) du feu roi à qui Henri II et Diane de Poitiers avaient fait donner la question en leur présence. Paris était si surveillé, que les archers obligeaient les passants à prier devant la madone afin de découvrir les hérétiques qui s’y prêtaient de mauvaise grâce ou refusaient même un acte contraire à leurs idées. Les deux archers qui avaient occupé le coin de la maison de Lecamus venaient de partir ; ainsi Christophe, le fils du pelletier, véhémentement soupçonné de déserter le catholicisme, avait pu sortir sans avoir à craindre qu’ils lui fissent adorer l’image de la Vierge. À sept heures du soir, en avril 1560, la nuit commençait ; donc les apprentis, ne voyant plus que quelques personnes passant sous les piliers de droite et de gauche de la rue, rentraient les marchandises exposées comme échantillon, afin de fermer la boutique et la maison. Christophe Lecamus, ardent jeune homme de vingt-deux ans, était debout sur le seuil de la porte, en apparence occupé à regarder les apprentis.

– Monsieur, dit l’un d’eux à Christophe, en lui montrant un homme qui allait et venait sous la galerie d’un air indécis, voilà peut-être un voleur ou un espion ; mais en tout cas, ce croquant ne peut être un honnête homme : s’il avait à parler d’affaires avec nous, il nous aborderait franchement au lieu de tourner comme il {p. 511} le fait… Et quelle mine ! dit-il en singeant l’inconnu. Comme il a le nez dans son manteau ! quel œil jaune ! quel teint d’affamé !

Quand l’inconnu décrit ainsi par l’apprenti vit Christophe seul sur le pas de sa boutique, il quitta rapidement la galerie opposée où il se promenait, traversa la rue, vint sous les piliers de la maison Lecamus, et quand il passa le long de la boutique, avant que les apprentis ne revinssent pour fermer les volets, il aborda le jeune homme.

– Je suis Chaudieu ! dit-il à voix basse.

En entendant le nom d’un des plus illustres ministres et des plus dévoués acteurs du drame terrible appelé la Réformation, Christophe tressaillit comme aurait tressailli un paysan fidèle en reconnaissant son roi déguisé.

– Vous voulez peut-être voir des fourrures ? Quoiqu’il fasse presque nuit, je vais vous en montrer moi-même, dit Christophe qui voulut donner le change aux apprentis en les entendant derrière lui.

Il invita par un geste le ministre à entrer ; mais celui-ci lui répondit qu’il aimait mieux l’entretenir dehors. Christophe alla prendre son bonnet et suivit le disciple de Calvin.

Quoique banni par un édit, Chaudieu, plénipotentiaire secret de Théodore de Bèze et de Calvin, qui, de Genève dirigeaient la Réformation française, allait et venait en bravant le cruel supplice auquel le Parlement, d’accord avec l’Église et la Royauté, pour faire un terrible exemple, avait condamné l’un de ses membres, le célèbre Anne du Bourg. Ce ministre, qui avait un frère capitaine, un des meilleurs soldats de l’amiral Coligny, fut un des bras avec lesquels Calvin remua la France au commencement des vingt-deux années de guerres religieuses alors près de s’allumer. Ce ministre est un de ces rouages secrets qui peuvent le mieux expliquer l’immense action de la Réforme. Chaudieu fit descendre Christophe au bord de l’eau par un passage souterrain semblable à celui de l’arche Marion, comblé il y a dix ans. Ce passage, situé entre la maison de Lecamus et la maison voisine, se trouvait sous la rue de la Vieille-Pelleterie, et se nommait le Pont-aux-Fourreurs. Il servait en effet aux teinturiers de la Cité pour aller laver leurs fils, leurs soies et leurs étoffes. Une barquette était là, gardée et menée par un seul marinier. Il s’y trouvait à la proue un inconnu de petite taille, vêtu fort simplement. En un moment la barque fut au milieu de {p. 512} la Seine, le marinier la dirigea sous une des arches en bois du Pont-au-Change, où il l’attacha lestement à un anneau de fer. Personne n’avait encore rien dit.

– Nous pouvons parler ici sans crainte, il n’y a ni espions ni traîtres, dit Chaudieu en regardant les deux inconnus. – Êtes-vous plein de ce dévouement qui doit animer les martyrs ? Êtes-vous prêt à tout endurer pour notre sainte cause ? Avez-vous peur des supplices qu’ont soufferts le couturier du feu roi, le conseiller du Bourg, et qui attendent la plupart de nous ? demanda-t-il à Christophe en lui montrant un visage rayonnant.

– Je confesserai l’Évangile, répondit simplement Lecamus en regardant les fenêtres de l’arrière-boutique.

La lampe domestique posée sur la table où sans doute son père compulsait ses livres de commerce lui rappela par sa lueur les joies de la famille et la vie paisible à laquelle il renonçait. Ce fut une vision rapide, mais complète. Le jeune homme embrassa ce quartier plein d’harmonies bourgeoises, où son heureuse enfance s’était écoulée, où vivait Babette Lallier, sa promise, où tout lui promettait une existence douce et pleine ; il vit le passé, il vit son avenir, et sacrifia tout, ou du moins il le joua. Tels étaient les hommes de ce temps.

– N’allons pas plus loin, dit l’impétueux marinier, nous le connaissons pour un de nos saints ! Si l’Écossais n’avait pas fait le coup, il aurait tué l’infâme président Minard.

– Oui, dit Lecamus. Ma vie appartient à l’Église, et je la donne avec joie pour le triomphe de la Réformation à laquelle j’ai sérieusement réfléchi. Je sais ce que nous faisons pour le bonheur des peuples. En deux mots, le papisme pousse au célibat, et la Réformation pousse à la famille. Il est temps d’écheniller la France de ses moines, de rendre leurs biens à la Couronne qui les vendra tôt ou tard à la bourgeoisie. Sachons mourir pour nos enfants et pour faire un jour nos familles libres et heureuses.

La figure du jeune enthousiaste, celle de Chaudieu, celle du marinier, celle de l’inconnu assis sur le banc, éclairées par les dernières lueurs de crépuscule, formaient un tableau qui doit d’autant plus être décrit, que cette description contient toute l’histoire de ce temps, s’il est vrai qu’il soit donné à certains hommes de résumer l’esprit de leur siècle.

La réforme religieuse tentée par Luther en Allemagne, par John Knox en Écosse, par Calvin en France, s’empara particulièrement {p. 513} des classes inférieures que la pensée avait pénétrées. Les grands seigneurs n’appuyèrent ce mouvement que pour servir des intérêts étrangers à la cause religieuse. À ces différents partis se joignirent des aventuriers, des seigneurs ruinés, des cadets à qui tous les troubles allaient également bien. Mais chez les artisans et chez les gens de commerce, la foi fut sincère et basée sur le calcul. Les peuples pauvres adhéraient aussitôt à une religion qui rendait à l’État les biens ecclésiastiques, qui supprimait les couvents, qui privait les dignitaires de l’Église de leurs immenses revenus. Le commerce entier supputa les bénéfices de cette opération religieuse, et s’y dévoua, corps, âme et bourse. Mais chez les jeunes gens de la bourgeoisie française, le Prêche rencontra cette disposition noble vers les sacrifices en tout genre, qui anime la jeunesse, à laquelle l’égoïsme est inconnu. Des hommes éminents, des esprits pénétrants, comme il s’en rencontre toujours au sein des masses, devinaient la République dans la Réformation, et voulaient établir dans toute l’Europe le gouvernement des Provinces-Unies qui finirent par triompher dans leur lutte avec la plus grande puissance de cette époque, l’Espagne gouvernée par Philippe II et représentée dans les Pays-Bas par le duc d’Albe. Jean Hotoman méditait alors son fameux livre où ce projet existe, et qui répandit en France le levain de ces idées, remuées à nouveau par la Ligue, comprimées par Richelieu, puis par Louis XIV ; mais qui reparurent avec les Économistes, avec les Encyclopédistes sous Louis XV, et qui éclatèrent sous Louis XVI, toujours protégées par les branches cadettes, protégées par la maison d’Orléans en 1789 comme par la maison de Bourbon en 1589. Qui dit examen, dit révolte. Toute révolte est, ou le manteau sous lequel se cache un prince, ou les langes d’une domination nouvelle. La maison de Bourbon, les cadets des Valois s’agitaient au fond de la Réformation. La question, dans le moment où la barque flottait sous l’arche du Pont-au-Change, était étrangement compliquée par l’ambition des Guise qui rivalisaient les Bourbons ; aussi la Couronne, représentée par Catherine de Médicis, pendant trente ans, put-elle soutenir le combat en les opposant les uns aux autres ; tandis que plus tard la Couronne, au lieu d’être tiraillée par plusieurs mains, se trouva devant le peuple sans aucune barrière : Richelieu et Louis XIV avaient abattu celle de la Noblesse, Louis XV avait abattu celle des Parlements. Seul devant un peuple, comme le fut alors Louis XVI, un roi succombera toujours.

{p. 514} Christophe Lecamus représentait bien la portion ardente et dévouée du Peuple : sa figure pâle avait ce teint aigre et chaud qui distingue certains blonds ; ses cheveux tiraient sur le jaune du cuivre ; ses yeux d’un gris bleu scintillaient, sa belle âme se montrait là seulement ; car son visage mal dessiné ne couvrait point l’irrégularité de sa forme un peu triangulaire par cet air de noblesse que se donnent les gens élevés, et son front bas n’indiquait qu’une grande énergie. La vie semblait ne prendre son principe que dans sa poitrine un peu rentrée. Plus nerveux que sanguin, Christophe offrait au regard une carnation filandreuse, maigre, mais dure. Son nez pointu trahissait une finesse populaire, comme sa physionomie annonçait une intelligence capable de se bien conduire sur un point de la circonférence, sans avoir la faculté d’en embrasser l’étendue. Ses yeux, dont l’arcade sourcilière18 à peine garnie d’un duvet blanc saillait comme un auvent, étaient fortement cernés par une bande d’un bleu pâle, et d’un blanc luisant à la naissance du nez ; ce qui dénote presque toujours une excessive exaltation. Christophe était bien le Peuple qui se dévoue, qui se bat et qui se laisse tromper ; assez spirituel pour comprendre et servir une idée, trop noble pour en tirer parti, trop généreux pour se vendre. [ill.]

À côté du fils unique de Lecamus, Chaudieu, ce ministre ardent, aux cheveux bruns, maigri par les veilles, au teint jaune, au front militant, à la bouche éloquente, aux yeux bruns et enflammés, au menton court et relevé, peignait bien cette foi chrétienne qui valut à la Réformation tant de pasteurs fanatiques et sincères dont l’esprit et le courage enflammèrent les populations. L’aide de camp de Calvin et de Théodore de Bèze contrastait admirablement avec le fils du pelletier. Il représentait bien la cause vive dont l’effet se voyait en Christophe. Vous n’auriez pas imaginé autrement le foyer conducteur des machines populaires.

Le marinier, homme impétueux, bruni par le grand air, fait à la rosée des nuits et aux feux du jour, à la bouche close, au geste prompt, à l’œil orange affamé comme celui d’un vautour, aux cheveux noirs et crépus, peignait bien l’aventurier qui risque tout dans une affaire, comme un joueur hasarde sa fortune sur une carte. Tout en lui révélait des passions terribles, une audace qui ne reculait devant rien. Ses muscles vivaces étaient faits à se taire aussi bien qu’à parler. Il avait l’air plus audacieux que noble. Son {p. 515} nez, relevé quoique mince, aspirait au combat. Il paraissait agile et adroit. Vous l’eussiez pris en tout temps pour un chef de parti. S’il n’y avait pas eu de Réformation, il eût été Pizarre, Fernand Cortez ou Morgan l’Exterminateur, une violente action quelconque.

L’inconnu, assis sur un banc et enveloppé dans sa cape, appartenait évidemment à la classe la plus élevée de la société. La finesse de son linge, la coupe, l’étoffe et l’odeur de ses vêtements, la façon et la peau de ses gants indiquaient un homme de cour, de même que sa pose, sa fierté, son calme et son coup d’œil indiquaient l’homme de guerre. Son aspect inquiétait d’abord et disposait au respect. On respecte un homme qui se respecte lui-même. Petit et bossu, ses manières réparaient en un moment les désavantages de sa taille. Une fois la glace rompue, il avait la gaieté de la décision, et un entrain indéfinissable qui le rendait aimable. Il avait les yeux bleus, le nez courbe de la maison de Navarre, et la coupe espagnole de cette figure si accentuée, qui devait être le type des rois Bourbons.

En trois mots, la scène prit un intérêt immense.

– Eh ! bien, dit Chaudieu au moment où le jeune Lecamus acheva sa phrase, ce batelier est la Renaudie, et voici monseigneur le prince de Condé, ajouta-t-il en montrant le petit bossu.

Ainsi ces quatre hommes représentaient la foi du Peuple, l’intelligence de la Parole, la Main du soldat et la Royauté cachée dans l’ombre.

– Vous allez savoir ce que nous attendons de vous, reprit le ministre après une pause laissée à l’étonnement du jeune Lecamus. Afin que vous ne commettiez point d’erreur, nous sommes forcés de vous initier aux plus importants secrets de la Réformation.

Le prince et la Renaudie continuèrent la parole du19 ministre par un geste, après qu’il se fut tu pour laisser le prince parler lui-même, s’il le voulait. Comme tous les grands engagés en des complots, et qui ont pour système de ne se montrer qu’au moment décisif, le prince garda le silence, non par couardise : dans ces conjonctures, il fut l’âme de la conspiration, ne recula devant aucun danger et risqua sa tête ; mais par une sorte de dignité royale, il abandonna l’explication de cette entreprise au ministre, et se contenta d’étudier le nouvel instrument dont il fallait se servir.

– Mon enfant, dit Chaudieu, dans le langage des Huguenots, nous allons livrer à la Prostituée romaine une première bataille. {p. 516} Dans quelques jours, nos milices mourront sur des échafauds, ou les Guise seront morts. Bientôt donc le roi et les deux reines seront en notre pouvoir. Voici la première prise d’armes de notre Religion en France, et la France ne les déposera qu’après avoir tout conquis : il s’agit de la Nation, voyez-vous, et non du Royaume. La plupart des grands du royaume voient où veulent en venir le cardinal de Lorraine et le duc son frère. Sous le prétexte de défendre la Religion Catholique, la maison de Lorraine veut réclamer la couronne de France comme son patrimoine. Appuyée sur l’Église, elle s’en est fait une alliée formidable, elle a les moines pour soutiens, pour acolytes, pour espions. Elle s’érige en tutrice du trône qu’elle veut usurper, en protectrice de la maison de Valois qu’elle veut anéantir. Si nous nous décidons à nous lever en armes, c’est qu’il s’agit à la fois des libertés du peuple et des intérêts de la noblesse également menacés. Étouffons à son début une faction aussi odieuse que celle des Bourguignons qui jadis ont mis Paris et la France à feu et à sang. Il a fallu un Louis XI pour finir la querelle des Bourguignons et de la Couronne ; mais aujourd’hui un prince de Condé saura empêcher les Lorrains de recommencer. Ce n’est pas une guerre civile, mais un duel entre les Guise et la Réformation, un duel à mort : nous ferons tomber leurs têtes, ou ils feront tomber les nôtres.

– Bien dit ! s’écria le prince.

– Dans ces conjonctures, Christophe, reprit la Renaudie, nous ne voulons rien négliger pour grossir notre parti, car il y a un parti dans la Réformation, le parti des intérêts froissés, des nobles sacrifiés aux Lorrains, des vieux capitaines indignement joués à Fontainebleau d’où le cardinal les a bannis en faisant planter des potences pour y accrocher ceux qui demandaient au roi l’argent de leurs montres et les payes arriérées.

– Voilà, mon enfant, reprit Chaudieu remarquant une sorte d’effroi chez Christophe, voilà ce qui nous oblige à triompher par les armes au lieu de triompher par la conviction et par le martyre. La reine-mère est sur le point d’entrer dans nos vues, non qu’elle veuille abjurer, elle n’en est pas là, mais elle y sera peut-être forcée par notre triomphe. Quoi qu’il en soit, humiliée et désespérée de voir passer entre les mains des Guise la puissance qu’elle espérait exercer après la mort du roi, effrayée de l’empire que prend la jeune reine Marie, nièce des Lorrains et leur auxiliaire, {p. 517} la reine Catherine doit être disposée à prêter son appui aux princes et aux seigneurs qui vont tenter un coup de main pour la délivrer. En ce moment, quoique dévouée aux Guise en apparence, elle les hait, elle souhaite leur perte et se servira de nous contre eux ; mais Monseigneur se servira d’elle contre tous. La reine-mère donnera son consentement à nos plans. Nous aurons pour nous le connétable, que Monseigneur vient d’aller voir à Chantilly, mais qui ne veut bouger que sur un ordre de ses maîtres. Oncle de Monseigneur, il ne le laissera jamais dans l’embarras, et ce généreux prince n’hésite pas à se jeter dans le danger pour décider Anne de Montmorency. Tout est prêt, et nous avons jeté les yeux sur vous pour communiquer à la reine Catherine notre traité d’alliance, les projets d’édits et les bases du nouveau gouvernement. La cour est à Blois. Beaucoup des nôtres y sont ; mais ceux-là sont nos futurs chefs… Et, comme Monseigneur, dit-il en montrant le prince, ils ne doivent jamais être soupçonnés : nous devons nous sacrifier tous pour eux. La reine-mère et nos amis sont l’objet d’une surveillance si minutieuse, qu’il est impossible d’employer pour intermédiaire une personne connue ou de quelque importance, elle serait incontinent soupçonnée et ne pourrait communiquer avec madame Catherine. Dieu nous doit en ce moment le berger David et sa fronde pour attaquer Goliath de Guise. Votre père, malheureusement pour lui bon catholique, est le pelletier des deux reines, il a toujours à leur fournir quelque ajustement, obtenez qu’il vous envoie à la cour. Vous n’éveillerez point les soupçons et ne compromettrez en rien la reine Catherine. Tous nos chefs peuvent payer de leur tête une imprudence qui laisserait croire à la connivence de la reine-mère avec eux. Là où les grands, une fois pris, donnent l’éveil, un petit comme vous est sans conséquence. Voyez ! les Guise ont tant d’espions que nous n’avons eu que la rivière pour pouvoir causer sans crainte. Vous voilà, mon fils, comme la sentinelle obligée de mourir à son poste. Sachez-le ! si vous êtes surpris, nous vous abandonnons tous, nous jetterons sur vous, s’il le faut, l’opprobre et l’infamie. Nous dirons au besoin que vous êtes une créature des Guise à laquelle ils font jouer ce rôle pour nous perdre. Ainsi nous vous demandons un sacrifice entier.

– Si vous périssez, dit le prince de Condé, je vous engage ma foi de gentilhomme que votre famille sera sacrée pour la maison de Navarre, je la porterai dans mon cœur et la servirai en toute chose.

{p. 518} – Cette parole, mon prince, suffit déjà, reprit Christophe sans songer que ce factieux était un Gascon. Nous sommes dans un temps où chacun, prince ou bourgeois, doit faire son devoir.

– Voilà un vrai Huguenot ? Si tous nos hommes étaient ainsi, dit la Renaudie en posant une main sur l’épaule de Christophe, nous serions demain les maîtres.

– Jeune homme, reprit le prince, j’ai voulu vous montrer que si Chaudieu prêche, si le gentilhomme est armé, le prince se bat. Ainsi dans cette chaude partie tous les enjeux se valent.

– Écoutez, dit la Renaudie, je ne vous remettrai les papiers qu’à Beaugency, car il ne faut pas les compromettre pendant tout le voyage. Vous me trouverez sur le port : ma figure, ma voix, mes vêtements seront si changés, que vous ne pourrez me reconnaître. Mais je vous dirai : Vous êtes un guêpin ? et vous me répondrez : Prêt à servir. Quant à l’exécution, voici les moyens. Vous trouverez un cheval à la Pinte-Fleurie, proche Saint-Germain-l’Auxerrois. Vous y demanderez Jean-le-Breton, qui vous mènera à l’écurie, et vous donnera l’un de mes bidets connu pour faire ses trente lieues en huit heures. Sortez par la porte de Bussy, Breton a une passe pour moi, prenez-la pour vous, et filez en faisant le tour des villes. Vous pourrez ainsi arriver au petit jour à Orléans.

– Et le cheval ? dit le jeune Lecamus.

– Il ne crèvera pas avant Orléans, reprit la Renaudie. Laissez-le avant l’entrée du faubourg Bannier, car les portes sont bien gardées20, il ne faut pas éveiller les soupçons. À vous, l’ami, à bien jouer votre rôle. Vous inventerez la fable qui vous paraîtra la meilleure pour arriver à la troisième maison à gauche en entrant dans Orléans ; elle appartient à un certain Tourillon, gantier. Vous frapperez trois coups à la porte en criant : – Service de messieurs de Guise ! L’homme est en apparence un guisard enragé, mais il n’y a que nous quatre qui le sachions des nôtres ; il vous donnera un batelier dévoué, un autre guisard de sa trempe, bien entendu. Descendez incontinent au port, vous vous y embarquerez sur un bateau peint en vert et bordé de blanc. Vous aborderez sans doute à Beaugency demain matin à midi. Là, je vous ferai trouver une barque sur laquelle vous descendrez à Blois sans courir de dangers. Nos ennemis les Guise ne gardent pas la Loire, mais seulement les ports. Ainsi, vous pourrez voir la reine dans la journée ou le lendemain.

{p. 519} – Vos paroles sont gravées là, dit Christophe en montrant son front.

Chaudieu embrassa son enfant avec une singulière effusion religieuse, il en était fier.

– Dieu veille sur toi ! dit-il en montrant le couchant qui rougissait les vieux toits couverts en bardeau et qui glissait ses lueurs à travers la forêt de poutres où bouillonnaient les eaux.

– Vous êtes de la race du vieux Jacques Bonhomme ! dit la Renaudie à Christophe en lui serrant la main.

– Nous nous reverrons, monsieur, lui dit le prince en faisant un geste d’une grâce infinie et où il y avait presque de l’amitié.

D’un coup de rame, la Renaudie mit le jeune conspirateur sur une marche de l’escalier qui conduisait dans la maison, et la barque disparut aussitôt sous les arches du Pont-au-Change.

Christophe secoua la grille en fer qui fermait l’escalier sur la rivière et cria ; mademoiselle Lecamus l’entendit, ouvrit une des croisées de l’arrière-boutique et lui demanda comment il se trouvait là. Christophe répondit qu’il gelait et qu’il fallait d’abord le faire entrer.

– Notre maître, dit la Bourguignonne, vous êtes sorti par la porte de la rue, et vous revenez par celle de l’eau ? Votre père va joliment se fâcher.

Christophe, étourdi par une confidence qui venait de le mettre en rapport avec le prince de Condé, la Renaudie, Chaudieu, et encore plus ému du spectacle anticipé d’une guerre civile imminente, ne répondit rien, il monta précipitamment de la cuisine à l’arrière-boutique ; mais en le voyant, sa mère, vieille catholique enragée, ne put retenir sa colère.

– Je gage que les trois hommes avec lesquels tu causais là sont des Réf… demanda-t-elle.

– Tais-toi, ma femme, dit aussitôt le prudent vieillard en cheveux blancs qui feuilletait un gros livre. – Grands fainéants, reprit-il en s’adressant à trois jeunes garçons qui depuis longtemps avaient fini leur souper, qu’attendez-vous pour aller dormir ? Il est huit heures, il faudra vous lever à cinq heures du matin. Vous avez d’ailleurs à porter chez le président de Thou son mortier et sa robe. Allez-y tous trois en prenant vos bâtons et vos rapières. Si vous rencontrez des vauriens comme vous, au moins serez-vous en force.

{p. 520} – Faut-il aussi porter le surcot d’hermine que la jeune reine a demandé, et qui doit être remis à l’hôtel de Soissons où il y a un exprès pour Blois et pour la reine-mère ? demanda l’un des commis.

– Non, dit le syndic, le compte de la reine Catherine se monte à trois mille écus, il faudrait bien finir par les avoir, je compte aller à Blois.

– Mon père, je ne souffrirai pas qu’à votre âge et par le temps qui court, vous vous exposiez par les chemins. J’ai vingt-deux ans, vous pouvez m’employer à ceci, dit Christophe en lorgnant une boîte21 où devait être le surcot.

– Êtes-vous soudés au banc ? cria le vieillard aux apprentis, qui soudain prirent leurs rapières, leurs manteaux et la fourrure de monsieur de Thou.

Le lendemain, le Parlement recevait au palais, comme président, cet homme illustre qui, après avoir signé l’arrêt de mort du conseiller du Bourg, devait, avant la fin de l’année, avoir à juger le prince de Condé.

– La Bourguignonne, dit le vieillard, allez demander à mon compère Lallier s’il veut venir souper avec nous en fournissant le vin, nous donnerons la fripe, dites-lui surtout d’amener sa fille.

Le syndic du corps des pelletiers était un beau vieillard de soixante ans, à cheveux blancs, à front large et découvert. Fourreur de la cour depuis quarante ans, il avait vu toutes les révolutions du règne de François Ier, et s’était tenu dans sa patente royale malgré les rivalités de femmes. Il avait été témoin de l’arrivée à la cour de la jeune Catherine de Médicis à peine âgée de quinze ans ; il l’avait observée pliant sous la duchesse d’Étampes, la maîtresse de son beau-père, pliant sous la duchesse de Valentinois, maîtresse de son mari, le feu roi. Mais le pelletier s’était bien tiré de ces phases étranges, où les marchands de la cour avaient été si souvent enveloppés dans la disgrâce des maîtresses. Sa prudence égalait sa fortune. Il demeurait dans une excessive humilité. Jamais l’orgueil ne l’avait pris en ses piéges. Ce marchand se faisait si petit, si doux, si complaisant, si pauvre à la cour, devant les princesses, les reines et les favorites, que cette modestie et sa bonhomie avaient conservé l’enseigne de sa maison. Une semblable politique annonçait nécessairement un homme fin et perspicace. Autant il paraissait humble au dehors, autant il devenait despote au logis ; il était {p. 521} absolu chez lui. Très-honoré par ses confrères, il devait à la longue possession de la première place dans son commerce une immense considération. Il rendait d’ailleurs volontiers service, et parmi ceux qu’il avait rendus, un des plus éclatants était certes l’assistance qu’il prêta longtemps au plus fameux chirurgien du seizième siècle, Ambroise Paré, qui lui devait d’avoir pu se livrer à ses études. Dans toutes les difficultés qui survenaient entre marchands, Lecamus se montrait conciliant. Aussi l’estime générale consolidait-elle sa position parmi ses égaux, comme son caractère d’emprunt le maintenait en faveur à la cour. Après avoir brigué par politique dans sa paroisse les honneurs de la fabrique, il faisait le nécessaire pour se conserver en bonne odeur de sainteté près du curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui le regardait comme un des hommes de Paris les plus dévoués à la religion catholique. Aussi, lors de la convocation des États-généraux, fut-il nommé tout d’une voix pour représenter le tiers-état par l’influence des curés de Paris qui dans ce temps était immense. Ce vieillard était un de ces sourds et profonds ambitieux qui se courbent pendant cinquante ans devant chacun, en se glissant de poste en poste, sans qu’on sache comment ils sont arrivés, mais qui se trouvent assis et au repos là où jamais personne, même parmi les plus audacieux, n’aurait osé s’avouer un pareil but au commencement de la vie : tant était forte la distance, tant d’abîmes étaient à franchir et où l’on devait rouler ! Lecamus, qui avait une immense fortune cachée, ne voulait courir aucun péril et préparait un brillant avenir à son fils. Au lieu d’avoir cette ambition personnelle qui souvent sacrifie l’avenir au présent, il avait l’ambition de famille, sentiment perdu de nos jours, étouffé par la sotte disposition de nos lois sur les successions. Lecamus se voyait premier président au parlement de Paris dans la personne de son petit-fils.

Christophe, filleul du fameux de Thou l’historien, avait reçu la plus solide éducation ; mais elle l’avait conduit au doute et à l’examen qui gagnait les étudiants et les Facultés de l’Université. Christophe faisait en ce moment ses études pour débuter au barreau, ce premier degré de la magistrature. Le vieux pelletier jouait l’hésitation à propos de son fils : il paraissait tantôt vouloir faire de Christophe son successeur, tantôt en faire un avocat ; mais sérieusement il ambitionnait pour ce fils une place de conseiller au parlement. Ce marchand voulait mettre la famille Lecamus au rang {p. 522} de ces vieilles et célèbres familles de bourgeoisie parisienne d’où sortirent les Pasquier, les Molé, les Miron, les Séguier, Lamoignon, du Tillet, Lecoigneux, Lescalopier, les Goix, les Arnauld, les fameux échevins et les grands prévôts des marchands parmi lesquels le trône trouva tant de défenseurs. Aussi, pour que Christophe pût soutenir un jour son rang, voulait-il le marier à la fille du plus riche orfévre de la Cité, son compère Lallier, dont le neveu devait présenter à Henri IV les clefs de Paris. Le dessein le plus profondément enfoncé dans le cœur de ce bourgeois était d’employer la moitié de sa fortune et la moitié de celle de l’orfévre à l’acquisition d’une grande et belle terre seigneuriale, affaire longue et difficile en ce temps. Mais ce profond politique connaissait trop bien son temps pour ignorer les grands mouvements qui se préparaient : il voyait bien et voyait juste, en prévoyant la division du royaume en deux camps. Les supplices inutiles de la place de l’Estrapade, l’exécution du couturier de Henri II, celle plus récente du conseiller Anne du Bourg, la connivence actuelle des grands seigneurs, celle d’une favorite, sous le règne de François Ier, avec les Réformés, étaient de terribles indices. Le pelletier avait résolu de rester, quoi qu’il arrivât, catholique, royaliste et parlementaire ; mais il lui convenait, in petto, que son fils appartînt à la Réformation. Il se savait assez riche pour racheter Christophe s’il était par trop compromis ; puis si la France devenait calviniste, son fils pouvait sauver sa famille, dans une de ces furieuses émeutes parisiennes dont le souvenir vivait dans la bourgeoisie, et qu’elle devait recommencer pendant quatre règnes. Mais ces pensées, de même que Louis XI, le vieux pelletier ne se les disait pas à lui-même, sa profondeur allait jusqu’à tromper sa femme et son fils. Ce grave personnage était depuis longtemps le chef du plus riche, du plus populeux quartier de Paris, celui du centre, sous le titre de quartenier qui devait devenir si célèbre quinze ans plus tard. Vêtu de drap comme tous les bourgeois prudents qui obéissaient aux ordonnances somptuaires, le sieur Lecamus (il tenait à ce titre accordé par Charles V aux bourgeois de Paris, et qui leur permettait d’acheter des seigneuries et d’appeler leurs femmes du beau nom de Demoiselle), n’avait ni chaîne d’or, ni soie, mais un bon pourpoint à gros boutons d’argent noircis, des chausses drapées montant au-dessus du genou, et des souliers de cuirs agrafés. Sa chemise de fine toile sortait en gros bouillons, selon la mode du temps, par sa veste {p. 523} entr’ouverte et son haut-de-chausses. Quoique la belle et large figure de ce vieillard reçût toute la clarté de la lampe, il fut alors impossible à Christophe de deviner les pensées ensevelies sous la riche carnation hollandaise de son vieux père ; mais il comprit néanmoins tout le parti que le vieillard voulait tirer de son affection pour la jolie Babette Lallier. Aussi, en homme qui avait pris sa résolution, Christophe sourit-il amèrement en entendant inviter sa future.

Quand la Bourguignonne fut partie avec les apprentis, le vieux Lecamus regarda sa femme en laissant voir alors tout son caractère ferme et absolu.

– Tu ne seras pas contente que tu n’aies fait pendre cet enfant, avec ta damnée langue ? lui dit-il d’une voix sévère.

– Je l’aimerais mieux justicié mais sauvé, que vivant et Huguenot, dit-elle d’un air sombre. Penser qu’un enfant qui a logé neuf mois dans mes entrailles n’est pas bon catholique et mange de la vache à Colas, qu’il ira en enfer pour l’éternité !

Elle se mit à pleurer.

– Vieille bête, lui dit le pelletier, laisse-le donc vivre, quand ce ne serait que pour le convertir ! Tu as dit, devant nos apprentis, un mot qui peut faire bouter le feu à notre maison et nous faire cuire tous comme des puces dans les paillasses.

La mère se signa, s’assit et resta muette.

– Or çà, toi, dit le bonhomme en jetant un regard de juge à son fils, explique-moi ce que tu faisais là sur l’eau avec… Viens ici que je te parle, dit-il en empoignant son fils par le bras et l’attirant à lui… avec le prince de Condé, souffla-t-il dans l’oreille de Christophe qui tressaillit. – Crois-tu que le pelletier de la cour n’en connaisse pas toutes les figures ? Et crois-tu que j’ignore ce qui se passe ? Monseigneur le Grand-Maître a donné l’ordre d’amener des troupes à Amboise. Retirer des troupes de Paris et les envoyer à Amboise, quand la cour est à Blois, les faire aller par Chartres et Vendôme, au lieu de prendre la route d’Orléans, est-ce clair ? il va y avoir des troubles. Si les reines veulent leurs surcots, elles les enverront chercher. Le prince de Condé a peut-être résolu de tuer messieurs de Guise qui, de leur côté, pensent peut-être à se défaire de lui. Le prince se servira des Huguenots pour se défendre. À quoi servirait le fils d’un pelletier dans cette bagarre ? Quand tu seras marié, quand tu seras avocat en parlement, tu seras tout aussi prudent que ton père. Pour être de la nouvelle religion, le {p. 524} fils d’un pelletier doit attendre que tout le monde en soit. Je ne condamne pas les réformateurs, ce n’est pas mon métier ; mais la cour est catholique, les deux reines sont catholiques, le Parlement est catholique ; nous les fournissons, nous devons être catholiques. Tu ne sortiras pas d’ici, Christophe, ou je te mets chez le président de Thou, ton parrain, qui te gardera près de lui nuit et jour et te fera noircir du papier au lieu de te laisser noircir l’âme en la cuisine de ces damnés Genevois22.

– Mon père, dit Christophe en s’appuyant sur le dos de la chaise où était le vieillard, envoyez-moi donc à Blois porter le surcot à la reine Marie et réclamer notre argent de la reine-mère, sans cela, je suis perdu ! et vous tenez à moi.

– Perdu ? reprit le vieillard sans manifester le moindre étonnement. Si tu restes ici, tu ne seras point perdu, je te retrouverai toujours.

– On m’y tuera.

– Comment ?

– Les plus ardents des Huguenots ont jeté les yeux sur moi pour les servir en quelque chose, et si je manque à faire ce que je viens de promettre, ils me tueront en plein jour, dans la rue, ici, comme on a tué Minard. Mais si vous m’envoyez à la cour pour vos affaires, peut-être pourrai-je me justifier également bien des deux côtés. Ou je réussirai sans avoir couru aucun danger et saurai conquérir ainsi une belle place dans le parti, ou si le danger est trop grand, je ne ferai que vos affaires.

Le père se leva comme si son fauteuil eût été de fer rougi.

– Ma femme, dit-il, laisse-nous, et veille à ce que nous soyons bien seuls, Christophe et moi.

Quand mademoiselle Lecamus fut sortie, le pelletier prit son fils par un bouton et l’emmena dans le coin de la salle qui faisait l’encoignure du pont.

– Christophe, lui dit-il dans le tuyau de l’oreille comme quand il venait de lui parler du prince de Condé, sois Huguenot, si tu as ce vice-là, mais sois-le avec prudence, au fond du cœur et non de manière à te faire montrer au doigt dans le quartier. Ce que tu viens de m’avouer me prouve combien les chefs ont confiance en toi. Que vas-tu donc faire à la cour ?

– Je ne saurais vous le dire, répondit Christophe, je ne le sais pas encore bien moi-même.

{p. 525} – Hum ! hum ! fit le vieillard en regardant son fils, le drôle veut trupher son père, il ira loin. – Or çà, reprit-il à voix basse, tu ne vas pas à la cour pour porter des avances à messieurs de Guise ni au petit roi notre maître, ni à la petite reine Marie. Tous ces cœurs-là sont catholiques ; mais je jurerais bien que l’Italienne a quelque chose contre l’Écossaise et contre les Lorrains, je la connais : elle avait une furieuse envie de mettre la main à la pâte ! le feu roi la craignait si bien qu’il a fait comme les orfévres, il a usé le diamant par le diamant, une femme par une autre. De là, cette haine de la reine Catherine contre la pauvre duchesse de Valentinois, à qui elle a pris le beau château de Chenonceaux. Sans monsieur le connétable, la duchesse était pour le moins étranglée… Arrière, mon fils, ne te mets pas entre les mains de cette Italienne qui n’a de passion que dans la cervelle : mauvaise espèce de femme ! Oui, ce qu’on t’envoie faire à la cour te causera peut-être un grand mal de tête, s’écria le père en voyant Christophe prêt à répondre. Mon enfant, j’ai des projets pour ton avenir, tu ne les dérangerais pas en te rendant utile à la reine Catherine ; mais, Jésus ! ne risque point ta tête ! et ces messieurs de Guise la couperaient comme la Bourguignonne coupe un navet, car les gens qui t’emploient te désavoueront entièrement.

– Je le sais, mon père, dit Christophe.

– Es-tu donc aussi fort que cela ? Tu le sais et tu te risques !

– Oui, mon père.

– Ventre de loup-cervier, s’écria le père qui serra son fils dans ses bras, nous pourrons nous entendre : tu es digne de ton père. Mon enfant, tu seras l’honneur de la famille, et je vois que ton vieux père peut s’expliquer avec toi. Mais ne sois pas plus Huguenot que messieurs de Coligny ? Ne tire pas l’épée, tu seras homme de plume, reste dans ton futur rôle de robin. Allons, ne me dis rien qu’après la réussite. Si tu ne m’as rien fait savoir quatre jours après ton arrivée à Blois, ce silence me dira que tu seras en danger. Le vieillard ira sauver le jeune homme. Je n’ai pas vendu pendant trente-deux ans des fourrures sans connaître l’envers des robes de cour. J’aurai de quoi me faire ouvrir les portes.

Christophe ouvrait de grands yeux en entendant son père parler ainsi, mais il craignit quelque piége paternel et garda le silence.

– Eh ! bien, faites le compte, écrivez une lettre à la reine, je veux partir à l’instant, sans quoi les plus grands malheurs arriveraient.

{p. 526} – Partir ! Mais comment ?

– J’achèterai un cheval. Écrivez, au nom de Dieu !

– Hé ! la mère ? de l’argent à ton fils, cria le pelletier à sa femme.

La mère rentra, courut à son bahut et donna une bourse à Christophe, qui, tout ému, l’embrassa.

– Le compte était tout prêt, dit son père, le voici. Je vais écrire la lettre.

Christophe prit le compte et le mit dans sa poche.

– Mais tu souperas au moins avec nous, dit le bonhomme. Dans ces extrémités, il faut échanger vos anneaux, la fille à Lallier et toi.

– Eh ! bien, je vais l’aller querir, s’écria Christophe.

Le jeune homme se défia des incertitudes de son père dont le caractère ne lui était pas encore assez connu ; il monta dans sa chambre, s’habilla, prit une valise, descendit à pas de loup, la posa sur un comptoir de la boutique, ainsi que sa rapière et son manteau.

– Que diable fais-tu ? lui dit son père en l’entendant.

Christophe vint baiser le vieillard sur les deux joues.

– Je ne veux pas qu’on voie mes apprêts de départ, j’ai tout mis sous un comptoir, lui répondit-il à l’oreille.

– Voici la lettre, dit le père.

Christophe prit le papier et sortit comme pour aller chercher la jeune voisine.

Quelques instants après le départ de Christophe, le compère Lallier et sa fille arrivèrent, précédés d’une servante qui apportait trois bouteilles de vin vieux.

– Hé ! bien, où est Christophe ? dirent les deux vieilles gens.

– Christophe ? s’écria Babette, nous ne l’avons pas vu.

– Mon fils est un fier drôle ! il me trompe comme si je n’avais pas de barbe. Mon compère, que va-t-il arriver ? Nous vivons dans un temps où les enfants ont plus d’esprit que les pères.

– Mais il y a longtemps que tout le quartier en fait un mangeur de vache à Colas, dit Lallier.

– Défendez-le sur ce point, compère, dit le pelletier à l’orfévre, la jeunesse est folle, elle court après les choses neuves ; mais Babette le fera tenir tranquille, elle est encore plus neuve que Calvin.

Babette sourit ; elle aimait Christophe et s’offensait de tout ce que l’on disait contre lui. C’était une de ces filles de la vieille bourgeoisie, élevée sous les yeux de sa mère qui ne l’avait pas quittée : son maintien était doux, correct comme son visage ; elle {p. 527} était vêtue en étoffes de laine de couleurs grises et harmonieuses ; sa gorgerette, simplement plissée, tranchait par sa blancheur sur ses vêtements ; elle avait un bonnet de velours brun qui ressemblait beaucoup à un béguin d’enfant ; mais il était orné de ruches et de barbes en gaze tannée, ou autrement couleur de tan, qui descendaient de chaque côté de sa figure. Quoique blonde et blanche comme une blonde, elle paraissait rusée, fine, tout en essayant de cacher sa malice sous l’air d’une fille honnêtement éduquée. Tant que les deux servantes allèrent et vinrent en mettant la nappe, les brocs, les grands plats d’étain et les couverts, l’orfévre et sa fille, le pelletier et sa femme, restèrent devant la haute cheminée à lambrequins de serge rouge bordée de franges noires, disant des riens. Babette avait beau demander où pouvait être Christophe, la mère et le père du jeune Huguenot donnaient des réponses évasives ; mais quand les deux familles furent attablées, et que les deux servantes furent à la cuisine, Lecamus dit à sa future belle-fille : – Christophe est parti pour la cour.

– À Blois ! faire un pareil voyage sans m’avoir dit adieu ! dit-elle.

– L’affaire était pressée, dit la vieille mère.

– Mon compère, dit le pelletier en reprenant la conversation abandonnée, nous allons avoir du grabuge en France : les Réformés se remuent.

– S’ils triomphent, ce ne sera qu’après de grosses guerres pendant lesquelles le commerce ira mal, dit Lallier incapable de s’élever plus haut que la sphère commerciale.

– Mon père, qui a vu la fin des guerres entre les Bourguignons et les Armagnacs, m’a dit que notre famille ne s’en serait pas sauvée si l’un de ses grands-pères, le père de sa mère, n’avait pas été un Goix, l’un de ces fameux bouchers de la Halle qui tenaient pour les Bourguignons, tandis que l’autre, un Lecamus, était du parti des Armagnacs ; ils paraissaient vouloir s’arracher la peau devant le monde, mais ils s’entendaient en famille. Ainsi, tâchons de sauver Christophe, peut-être dans l’occasion nous sauvera-t-il.

– Vous êtes un fin matois, compère, dit l’orfévre.

– Non ! répondit Lecamus. La bourgeoisie doit penser à elle, le peuple et la noblesse lui en veulent également. La bourgeoisie parisienne donne des craintes à tout le monde, excepté au roi qui la sait son amie.

– Vous qui êtes si savant et qui avez tant vu de choses, demanda {p. 528} timidement Babette, expliquez-moi donc ce que veulent les Réformés.

– Dites-nous ça, compère, s’écria l’orfévre. Je connaissais le couturier du feu roi et le tenais pour un homme de mœurs simples, sans grand génie ; il était quasi comme vous, on lui eût baillé Dieu sans confession, et cependant il trempait au fond de cette religion nouvelle, lui ! un homme dont les deux oreilles valaient quelque cent mille écus. Il devait donc avoir des secrets à révéler pour que le roi et la duchesse de Valentinois aient assisté à sa torture.

– Et de terribles ! dit le pelletier. La Réformation, mes amis, reprit-il à voix basse, ferait rentrer dans la bourgeoisie les terres de l’Église. Après les priviléges ecclésiastiques supprimés, les Réformés comptent demander que les nobles et bourgeois soient égaux pour les tailles, qu’il n’y ait que le roi au-dessus de tout le monde, si toutefois on laisse un roi dans l’État.

– Supprimer le trône ! s’écria Lallier.

– Hé ! compère, dit Lecamus, dans les Pays-Bas, les bourgeois se gouvernent eux-mêmes par des échevins à eux, lesquels élisent eux-mêmes un chef temporaire.

– Vive Dieu ! compère, on devrait faire ces belles choses et rester Catholiques, s’écria l’orfévre.

– Nous sommes trop vieux pour voir le triomphe de la bourgeoisie de Paris, mais elle triomphera, compère ! dans le temps comme dans le temps ! Ah ! il faudra bien que le roi s’appuie sur elle pour résister, et nous avons toujours bien vendu notre appui. Enfin la dernière fois, tous les bourgeois ont été anoblis, il leur a été permis d’acheter des terres seigneuriales et d’en porter les noms sans qu’il soit besoin de lettres expresses du roi. Vous comme moi le petit-fils des Goix par les femmes, ne valons-nous pas bien des seigneurs ?

Cette parole effraya tant l’orfévre et les deux femmes, qu’elle fut suivie d’un profond silence. Les ferments de 1789 piquaient déjà le sang de Lecamus qui n’était pas encore si vieux qu’il ne pût voir les audaces bourgeoises de la Ligue.

– Vendez-vous bien, malgré ce remue-ménage ? demanda Lallier à la Lecamus.

– Cela fait toujours du tort, répondit-elle.

– Aussi ai-je bien fort l’envie de faire un avocat de mon fils, dit Lecamus, car la chicane va toujours.

{p. 529} La conversation resta dès lors sur un terrain de lieux communs, au grand contentement de l’orfévre qui n’aimait ni les troubles politiques, ni les hardiesses de pensée.

Les rives de la Loire, depuis Blois jusqu’à Angers, ont été l’objet de la prédilection des deux dernières branches de la race royale qui occupèrent le trône avant la maison de Bourbon. Ce beau bassin mérite si bien les honneurs que lui ont faits les rois, que voici ce qu’en disait naguère l’un de nos plus élégants écrivains :

Il existe en France une province qu’on n’admire jamais assez. Parfumée comme l’Italie, fleurie comme les rives du Guadalquivir, et belle, en outre, de sa physionomie particulière, toute Française, ayant toujours été Française, contrairement à nos provinces du Nord abâtardies par le contact allemand, et à nos provinces du Midi qui ont vécu en concubinage avec les Maures, les Espagnols et tous les peuples qui en ont voulu ; cette province pure, chaste, brave et loyale, c’est la Touraine ! La France historique est là ! L’Auvergne est l’Auvergne, le Languedoc n’est que le Languedoc ; mais la Touraine est la France, et le fleuve le plus national pour nous est la Loire qui arrose la Touraine. On doit dès lors moins s’étonner de la quantité de monuments enfermés dans les départements qui ont pris le nom et les dérivations du nom de la Loire. À chaque pas qu’on fait dans ce pays d’enchantements, on découvre un tableau dont la bordure est une rivière ou un ovale tranquille qui réfléchit dans ses profondeurs liquides un château, ses tourelles, ses bois, ses eaux jaillissantes. Il était naturel que là où vivait de préférence la Royauté, où elle établit si longtemps sa cour, vinssent se grouper les hautes fortunes, les distinctions de race et de mérite, et qu’elles s’y élevassent des palais grands comme elles.

N’est-il pas incompréhensible que la Royauté n’ait point suivi l’avis indirectement donné par Louis XI de placer à Tours la capitale du royaume. Là, sans de grandes dépenses, la Loire pouvait être rendue accessible aux vaisseaux de commerce et aux bâtiments de guerre légers. Là, le siége du gouvernement eût été à l’abri des coups de main d’une invasion. Les places du Nord n’eussent pas alors demandé tant d’argent pour leurs fortifications aussi coûteuses à elles seules que l’ont été les somptuosités de Versailles. Si Louis XIV avait écouté le conseil de Vauban, qui voulait lui bâtir {p. 530} sa résidence à Mont-Louis, entre la Loire et le Cher, peut-être la révolution de 1789 n’aurait-elle pas eu lieu. Ces belles rives portent donc, de place en place, les marques de la tendresse royale. Les châteaux de Chambord, de Blois, d’Amboise, de Chenonceaux, de Chaumont, du Plessis-lez-Tours, tous ceux que les maîtresses de nos rois, que les financiers et les seigneurs se bâtirent à Véretz, Azay-le-Rideau, Ussé, Villandri, Valençay, Chanteloup, Duretal, dont quelques-uns ont disparu, mais dont la plupart vivent encore, sont d’admirables monuments où respirent les merveilles de cette époque si mal comprise par la secte littéraire des moyen-âgistes. Entre tous ces châteaux, celui de Blois, où se trouvait alors la cour, est un de ceux où la magnificence des d’Orléans et des Valois a mis son plus brillant cachet, et le plus curieux pour les historiens, pour les archéologues, pour les Catholiques. Il était alors complétement isolé. La ville, enceinte de fortes murailles garnies de tours, s’étalait au bas de la forteresse, car ce château servait en effet tout à la fois de fort et de maison de plaisance. Au-dessus de la ville, dont les maisons pressées et les toits bleus s’étendaient, alors comme aujourd’hui, de la Loire jusqu’à la crête de la colline qui règne sur la rive droite du fleuve, se trouve un plateau triangulaire, coupé de l’ouest par un ruisseau sans importance aujourd’hui, car il coule sous la ville ; mais qui, au quinzième siècle, disent les historiens, formait un ravin assez considérable, et duquel il reste un profond chemin creux, presque un abîme entre le faubourg et le château.

Ce fut sur ce plateau, à la double exposition du nord et du midi, que les comtes de Blois se bâtirent, dans le goût de l’architecture du douzième siècle, un castel où les fameux Thibault le Tricheur, Thibault le Vieux et autres, tinrent une cour célèbre. Dans ces temps de féodalité pure où le roi n’était que primus inter pares, selon la belle expression d’un roi de Pologne, les comtes de Champagne, les comtes de Blois, ceux d’Anjou, les simples barons de Normandie, les ducs de Bretagne menaient un train de souverains et donnaient des rois aux plus fiers royaumes. Les Plantagenet d’Anjou, les Lusignan de Poitou, les Robert de Normandie alimentaient par leur audace les races royales, et quelquefois, comme du Glaicquin, de simples chevaliers refusaient la pourpre, en préférant l’épée de connétable. Quand la Couronne eut réuni le comté de Blois à son domaine, Louis XII, qui affectionna ce site peut-être pour s’éloigner du Plessis, de sinistre mémoire, {p. 531} construisit en retour, à la double exposition du levant et du couchant, un corps de logis qui joignit le château des comtes de Blois aux restes de vieilles constructions desquelles il ne subsiste aujourd’hui que l’immense salle où se tinrent les États-Généraux sous Henri III. Avant de s’amouracher de Chambord, François Ier voulut achever le château en y ajoutant deux autres ailes, ainsi le carré eût été parfait ; mais Chambord le détourna de Blois, où il ne fit qu’un corps de logis qui, de son temps et pour ses petits-enfants, devint tout le château. Ce troisième château bâti par François Ier est beaucoup plus vaste et plus orné que le Louvre, appelé de Henri II. Il est ce que l’architecture dite de la Renaissance a élevé de plus fantastique. Aussi, dans un temps où régnait une architecture jalouse et où de moyen-âge on ne se souciait guère, dans une époque où la littérature ne se mariait pas aussi étroitement que de nos jours avec l’art, La Fontaine a-t-il dit du château de Blois, dans sa langue pleine de bonhomie : « Ce qu’a fait faire François Ier, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste : il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements sans régularité et sans ordre, cela fait quelque chose de grand qui me plaît assez. »

Le château de Blois avait donc alors le mérite de représenter trois genres d’architecture différents, trois époques, trois systèmes, trois dominations. Aussi, peut-être n’existe-t-il aucune demeure royale qui soit sous ce rapport comparable au château de Blois. Cette immense construction offre dans la même enceinte, dans la même cour, un tableau complet, exact de cette grande représentation des mœurs et de la vie des nations qui s’appelle l’Architecture. Au moment où Christophe allait voir la cour, la partie du château qui, de nos jours, est occupée par le quatrième palais que s’y bâtit soixante-dix ans plus tard, pendant son exil, Gaston, le factieux frère de Louis XIII, offrait un ensemble de parterres et de jardins aériens pittoresquement mêlés aux pierres d’attente et aux tours inachevées du château de François Ier. Ces jardins communiquaient par un pont d’une belle hardiesse, et que les vieillards du Blésois peuvent encore se souvenir d’avoir vu démolir, à un parterre qui s’élevait de l’autre côté du château et qui, par la disposition du sol, se trouvait au même niveau. Les gentilshommes attachés à la reine Anne de Bretagne, ou ceux qui de cette province venaient la solliciter, conférer avec elle ou l’éclairer sur le sort de {p. 532} la Bretagne, attendaient là l’heure de ses audiences, son lever ou sa promenade. Aussi l’histoire a-t-elle donné le nom de Perchoir aux Bretons à ce parterre, qui, de nos jours, est le jardin fruitier de quelque bourgeois et forme un promontoire sur la place des Jésuites. Cette place était alors comprise dans les jardins de cette belle résidence qui avait ses jardins du haut et ses jardins du bas. On voit encore aujourd’hui, à une assez grande distance de la place des Jésuites, un pavillon construit par Catherine de Médicis, et où, selon les historiens du Blésois, elle avait mis ses thermes. Ce détail permet de retrouver la disposition très-irrégulière des jardins qui montaient et descendaient en suivant les ondulations du sol, excessivement tourmenté tout autour du château, ce qui en faisait la force et causait, comme on va le voir, l’embarras du duc de Guise. On allait aux jardins par des galeries extérieures et intérieures, dont la principale se nommait la Galerie des Cerfs, à cause de ses ornements. Cette galerie aboutissait au magnifique escalier qui sans doute a inspiré le fameux escalier double de Chambord, et qui, d’étage en étage, menait aux appartements. Quoique La Fontaine ait préféré le château de François Ier à celui de Louis XII, peut-être la naïveté de celui du bon roi plaira-t-elle aux vrais artistes autant qu’ils admireront la magnificence du roi-chevalier. L’élégance des deux escaliers qui se trouvent à chaque extrémité du château de Louis XII, les sculptures fines, originales qui y abondaient et que le temps a dévorées, mais dont les restes charment encore les antiquaires, tout, jusqu’à la distribution quasi-claustrale des appartements, révèle une grande simplicité de mœurs. Évidemment la cour n’existait pas encore et n’avait pas pris les développements que François Ier et Catherine de Médicis devaient y donner, au grand détriment des mœurs féodales. En admirant la plupart des tribunes, les chapiteaux de quelques colonnes, certaines figurines d’une délicatesse exquise, il est impossible de ne pas imaginer que Michel Columb, ce grand sculpteur, le Michel-Ange de la Bretagne, n’ait pas passé par là pour plaire à sa reine Anne, qu’il a immortalisée dans le tombeau de son père, le dernier duc de Bretagne.

Quoi qu’en dise La Fontaine, rien n’est plus grandiose que la demeure du fastueux François Ier. Grâce à je ne sais quelle brutale indifférence, à l’oubli peut-être, les appartements qu’y occupaient alors Catherine de Médicis et son fils François II nous offrent {p. 533} encore aujourd’hui leurs principales dispositions. Aussi l’historien peut-il y revoir les tragiques scènes du drame de la Réformation dans lequel la double lutte des Guise et des Bourbons contre les Valois forme un des actes les plus compliqués et s’y dénoua.

Le château de François Ier écrase entièrement la naïve habitation de Louis XII par sa masse imposante. Du côté des jardins d’en bas, c’est-à-dire de la place moderne dite des Jésuites, le château présente une élévation presque double de celle qu’il a du côté de la cour. Le rez-de-chaussée, où se trouvaient les célèbres galeries, forme du côté des jardins le second étage. Ainsi, le premier où logeait alors la reine Catherine est le troisième, et les appartements royaux sont au quatrième au-dessus des jardins du bas qui, dans ce temps, étaient séparés des fondations par de profondes douves. Le château, déjà colossal dans la cour, paraît donc gigantesque, vu du bas de la place comme le vit La Fontaine, qui avoue n’être entré ni dans la cour ni dans les appartements. De la place des Jésuites, tout semble petit. Les balcons sur lesquels on se promène, les galeries d’une exécution merveilleuse, les fenêtres sculptées dont les embrasures sont aussi vastes que des boudoirs, et qui servaient alors de boudoirs, ressemblent aux fantaisies peintes des décorations de nos opéras modernes quand les peintres y font des palais de fées. Mais, dans la cour, quoique les trois étages au-dessus du rez-de-chaussée soient encore aussi élevés que le Pavillon de l’Horloge aux Tuileries, les délicatesses infinies de cette architecture se laissent voir complaisamment et ravissent les regards étonnés. Ce corps de logis, où tenaient la cour fastueuse de Catherine et celle de Marie Stuart, est partagé par une tour hexagone où tourne dans sa cage évidée un escalier en pierre, caprice moresque exécuté par des géants, travaillé par des nains, et qui donne à cette façade l’air d’un rêve. Les tribunes de l’escalier forment une spirale à compartiments carrés qui s’attache aux cinq pans de cette tour, et dessine, de distance en distance, des encorbellements transversaux brodés de sculptures arabesques au dehors et au dedans. On ne peut comparer cette création étourdissante de détails ingénieux et fins, pleine de merveilles qui donnent la parole à ces pierres, qu’aux sculptures abondantes et profondément fouillées des ivoires de Chine ou de Dieppe. Enfin la pierre y ressemble à une guipure. Les fleurs, les figures d’hommes ou d’animaux descendent le long des nervures, se multiplient de marche en marche {p. 534} et couronnent cette tour par une clef de voûte où les ciseaux de l’art du seizième siècle ont lutté avec les naïfs tailleurs d’images qui, cinquante ans auparavant, avaient sculpté les clefs de voûte des deux escaliers du château de Louis XII. Quelque ébloui que l’on soit en voyant ces formes renaissant avec une infatigable prolixité, l’on s’aperçoit que l’argent a manqué tout aussi bien à François Ier pour Blois, qu’à Louis XIV pour Versailles. Plus d’une figurine montre sa jolie tête fine qui sort d’un bloc à peine dégrossi. Plus d’une rosace fantasque est seulement indiquée par quelques coups de ciseau dans la pierre abandonnée et où l’humidité fait fleurir ses moisissures verdâtres. Sur la façade, à côté des dentelles d’une fenêtre, la fenêtre voisine offre ses masses de pierre déchiquetées par le Temps qui l’a sculptée à sa manière. Il existe là pour les yeux les moins artistes et les moins exercés un ravissant contraste entre cette façade où les merveilles ruissellent et la façade intérieure du château de Louis XII, composée au rez-de-chaussée de quelques arcades d’une légèreté vaporeuse soutenues23 par des colonnettes qui reposent en bas sur des tribunes élégantes, et de deux étages où les croisées sont sculptées avec une charmante sobriété. Sous les arcades s’étend une galerie dont les murailles offraient des peintures à fresque, et dont le plafond était également peint, car on retrouve encore aujourd’hui quelques traces de cette magnificence imitée de l’Italie et qui annonce les expéditions de nos rois, à qui le Milanais appartenait. En face du château de François Ier, se trouvait alors la chapelle des comtes de Blois dont la façade était presque en harmonie avec l’architecture de l’habitation de Louis XII. Aucune image ne saurait peindre la solidité majestueuse de ces trois corps de bâtiments, et malgré le désaccord de l’ornementation, la Royauté puissante et forte, qui démontrait la grandeur de ses craintes par la grandeur des précautions, servait de lien à ces trois édifices de natures différentes, dont deux s’adossent à l’immense salle des États-Généraux, vaste et haute comme une église. Certes, ni la naïveté, ni la force des existences bourgeoises qui sont dépeintes au commencement de cette histoire, et chez lesquelles l’Art était toujours représenté, ne manquaient à cette habitation royale. Blois était bien le thème fécond et brillant auquel la Bourgeoisie et la Féodalité, l’Argent et le Noble donnaient tant de vivantes répliques dans les villes et dans les campagnes. Vous n’eussiez pas autrement voulu la demeure du prince {p. 535} qui régnait sur le Paris du seizième siècle. La richesse des vêtements seigneuriaux, le luxe des toilettes de femmes, devaient admirablement s’harmonier à la toilette de ces pierres si curieusement travaillées. D’étage en étage, en montant le merveilleux escalier de son château de Blois, le roi de France découvrait une plus grande étendue de cette belle Loire qui lui apporte là des nouvelles de tout le royaume qu’elle partage en deux moitiés affrontées et quasi-rivales. Si, au lieu d’aller l’asseoir dans une plaine morte et sombre et à deux lieues de là, François Ier eût assis Chambord en retour de ce château et à la place où s’étendaient alors les parterres où Gaston mit son palais, jamais Versailles n’eût existé, Blois aurait été nécessairement la capitale de la France. Quatre Valois et Catherine de Médicis prodiguèrent leurs richesses dans le château de François Ier à Blois ; mais qui ne devinerait combien la Couronne y fut prodigue, en admirant les puissantes murailles de refend, épine dorsale de ce château, où sont ménagés et de profondes alcôves, et des escaliers secrets, et des cabinets, qui enferment des salles aussi vastes que la salle du Conseil, celle des Gardes et des chambres royales où, de nos jours, se loge à l’aise une compagnie d’infanterie. Quand même le visiteur ne comprendrait pas tout d’abord que les merveilles du dedans correspondaient à celles du dehors, les vestiges du cabinet de Catherine de Médicis où Christophe allait être introduit, attesteraient suffisamment les élégances de l’Art qui a peuplé ces appartements de figurations animées, où les salamandres étincelaient dans les fleurs, où la Palette du seizième siècle décorait de ses plus brillantes peintures les plus sombres dégagements. Dans ce cabinet, l’observateur peut encore retrouver de nos jours les traces de ce goût de dorure que Catherine apporta d’Italie, car les princesses de sa maison aimaient, selon la charmante expression de l’auteur déjà cité, à plaquer dans les châteaux de la France l’or gagné dans le commerce par leurs ancêtres, et signaient leurs richesses sur les murs des salles royales.

La reine-mère occupait au premier étage les appartements de la reine Claude de France, femme de François Ier, où se voient encore les délicates sculptures des doubles C accompagnés des images de blancheur parfaite, de cygnes et de lis, ce qui signifiait : candidior candidis, plus blanche que les plus blanches choses, la devise de cette reine dont le nom commençait comme celui de Catherine par un C et qui convenait aussi bien à la fille de Louis XII qu’à la {p. 536} mère des derniers Valois ; car aucun soupçon, malgré la violence des calomnies calvinistes, n’a terni la fidélité que Catherine de Médicis gardait à Henri II.

Évidemment la reine-mère, chargée encore de deux enfants en bas âge (celui qui fut depuis le duc d’Alençon, et Marguerite, qui fut la femme d’Henri IV et que Charles IX appelait Margot), avait eu besoin de tout ce premier étage.

Le roi François II et la reine Marie Stuart occupaient au second étage les appartements royaux qui avaient été ceux de François Ier, et qui furent ceux de Henri III. L’appartement royal, de même que celui pris par la reine-mère, est divisé dans toute la longueur du château, et à chaque étage, en deux parties, par ce fameux mur de refend d’environ quatre pieds d’épaisseur, et sur lequel s’appuient les murs énormes qui séparent les salles entre elles. Ainsi, au premier comme au second étage, les appartements offrent deux parties distinctes. La partie éclairée au midi sur la cour servait à la réception et aux affaires publiques, tandis que, pour combattre la chaleur, les appartements avaient été distribués dans la partie exposée au nord, et qui forme la superbe façade à balcons, à galeries, ayant vue sur la campagne du Vendômois, sur le perchoir aux Bretons et sur les fossés de la ville, la seule dont a parlé notre grand fabuliste, le bon La Fontaine.

Le château de François Ier se trouvait alors terminé par une énorme tour commencée et qui devait servir à marquer l’angle colossal qu’aurait décrit le palais en tournant sur lui-même, et à laquelle Gaston plus tard ouvrit les flancs pour pouvoir y coudre son palais ; mais il n’acheva pas son œuvre, et la tour est restée en ruines. Ce donjon royal servait alors de prison ou d’oubliettes selon les traditions populaires. En parcourant aujourd’hui les salles de ce magnifique château, si précieuses et à l’art et à l’histoire, quel poëte ne sera pris de mille regrets ou affligé pour la France, en voyant les délicieuses arabesques du cabinet de Catherine blanchies à la chaux et presque perdues par les ordres du commandant de la caserne (cette royale demeure est une caserne), lors du choléra. La boiserie du cabinet de Catherine de Médicis, dont il sera question bientôt, est la dernière relique du riche mobilier accumulé par cinq rois artistes. En parcourant ce dédale de chambres, de salles, d’escaliers, de tours, on peut se dire avec une affreuse certitude : Ici Marie Stuart cajolait son mari pour le compte des Guise. Là les {p. 537} Guise insultèrent Catherine. Plus tard, à cette place, le second Balafré tomba sous les coups des vengeurs de la couronne. Un siècle auparavant, de cette fenêtre Louis XII faisait signe de venir au cardinal d’Amboise, son ami. De ce balcon, d’Épernon, le complice de Ravaillac, reçut la reine Marie de Médicis, qui savait, dit-on, le régicide projeté, et le laissa consommer ! Dans la chapelle où se firent les fiançailles de Henri IV et de Marguerite de Valois, le seul reste du château des comtes de Blois, le régiment fabrique ses souliers. Ce merveilleux monument où revivent tant de styles, où se sont accomplies de si grandes choses, est dans un état de dégradation qui fait honte à la France. Quelle douleur pour ceux qui aiment les monuments de la vieille France, de savoir que bientôt il en sera de ces pierres éloquentes comme du coin de la rue de la Vieille-Pelleterie, elles n’existeront peut-être plus que dans ces pages !

Il est nécessaire de faire observer que, pour mieux surveiller la cour, quoique les Guise eussent en ville un hôtel à eux et qui existe encore, ils avaient obtenu de demeurer au-dessus des appartements du roi Louis XII, dans le logement que devait y avoir plus tard la duchesse de Nemours, dans les combles au second étage.

Le jeune François II et la jeune reine Marie Stuart, amoureux l’un de l’autre comme des enfants de seize ans qu’ils étaient, avaient été brusquement transportés par un rude hiver, du château de Saint-Germain que le duc de Guise trouva trop facile à surprendre, dans l’espèce de place forte que formait alors le château de Blois, isolé de trois côtés par des précipices et dont l’entrée était admirablement bien défendue. Les Guise, oncles de la reine, avaient des raisons majeures pour ne pas habiter Paris et pour retenir la cour dans un château dont l’enceinte pouvait être facilement surveillée et défendue. Il se passait autour du trône un combat entre la maison de Lorraine et la maison de Valois, qui ne fut terminé que dans ce même château, vingt-huit ans plus tard, en 1588, quand Henri III, sous les yeux mêmes de sa mère, en ce moment profondément humiliée par les Lorrains, entendit tomber le plus hardi de tous les Guise, le second Balafré, fils de ce premier Balafré par lequel Catherine de Médicis était alors jouée, emprisonnée, espionnée et menacée.

Ce beau château de Blois était pour Catherine la prison la plus étroite. À la mort de son mari, par lequel elle avait toujours été tenue en lisière, elle avait espéré régner ; mais elle se voyait au {p. 538} contraire mise en esclavage par des étrangers dont les manières polies avaient mille fois plus de brutalité que celle des geôliers. Aucune de ses démarches ne pouvait être secrète. Celles de ses femmes qui lui étaient dévouées avaient ou des amants dévoués aux Guise ou des Argus autour d’elles. En effet, dans ce temps, les passions offraient la bizarrerie que leur communiquera toujours l’antagonisme puissant de deux intérêts contraires dans l’État. La galanterie, qui servit tant à Catherine, était aussi l’un des moyens des Guise. Ainsi le prince de Condé, premier chef de la Réformation, avait pour amie la maréchale de Saint-André dont le mari était l’âme damnée du grand-maître. Le cardinal, à qui l’affaire du Vidame de Chartres avait prouvé que Catherine était plus invaincue qu’invincible, lui faisait24 la cour. Le jeu de toutes les passions compliquait donc étrangement celui de la politique, en en faisant une partie d’échecs double, où il fallait observer et le cœur et la tête d’un homme, pour savoir si, à l’occasion, l’un ne démentirait pas l’autre. Quoique sans cesse en présence du cardinal de Lorraine ou du duc François de Guise, qui se défiaient d’elle, l’ennemie la plus intime et la plus habile de Catherine de Médicis était sa belle-fille, la reine Marie, petite blonde malicieuse comme une soubrette, fière comme une Stuart qui portait trois couronnes, instruite comme un vieux savant, espiègle comme une pensionnaire de couvent, amoureuse de son mari comme une courtisane l’est de son amant, dévouée à ses oncles qu’elle admirait, et heureuse de voir le roi François partager, elle y aidant, la bonne opinion qu’elle avait d’eux. Une belle-mère est toujours un personnage qu’une belle-fille n’aime point, surtout alors qu’elle a porté la couronne et qu’elle veut la conserver, ce que l’imprudente Catherine avait trop laissé voir. Sa situation précédente, quand Diane de Poitiers régnait sur le roi Henri II, était plus supportable : elle obtenait au moins les honneurs dus à une reine et les respects de la cour ; tandis qu’en ce moment le duc et le cardinal, qui n’avaient autour d’eux que leurs créatures, semblaient prendre plaisir à son abaissement ; Catherine, embastillée par des courtisans, recevait, non pas de jour en jour, mais d’heure en heure, des coups qui blessaient son amour-propre ; car les Guise tenaient à continuer avec elle le système qu’avait adopté contre elle le feu roi.

Les trente-six ans de malheurs qui désolèrent la France ont peut-être commencé par la scène dans laquelle le fils du pelletier des {p. 539} deux reines avait obtenu le plus périlleux des rôles, et qui en fait la principale figure de cette Étude. Le danger dans lequel allait tomber ce zélé Réformé devint flagrant durant la matinée même où il quittait le port de Beaugency, muni de documents précieux qui compromettaient les plus hautes têtes de la noblesse et embarqué pour Blois en compagnie d’un rusé partisan, par l’infatigable La Renaudie, venu sur le port avant lui.

Pendant que la toue où se trouvait Christophe, poussée par un petit vent d’est, descendait la Loire, le fameux cardinal Charles de Lorraine et le deuxième duc de Guise, un des plus grands hommes de guerre de ce temps, comme deux aigles du haut d’un rocher, contemplaient leur situation et regardaient prudemment autour d’eux avant de frapper le grand coup par lequel ils essayèrent une première fois de tuer en France la Réforme, à Amboise, et qui fut recommencé à Paris douze années après, le 24 août 1572.

Dans la nuit, trois seigneurs qui jouèrent un grand rôle dans le drame des douze années qui suivirent ce double complot également tramé par les Guise et par les Réformés, étaient arrivés chacun à bride abattue, laissant leurs chevaux quasi morts à la poterne du château, que gardaient des chefs et des soldats entièrement dévoués au duc de Guise, l’idole des gens de guerre.

Un mot sur ce grand homme, mais un mot qui dise d’abord où en était sa fortune.

Sa mère était Antoinette de Bourbon, grand’tante d’Henri IV. À quoi servent les alliances ? il visait en ce moment son cousin le prince de Condé à la tête. Sa nièce était Marie Stuart. Sa femme était Anne, fille du duc de Ferrare. Le grand-connétable Anne de Montmorency écrivait au duc de Guise : Monseigneur, comme à un roi, et finissait par : Votre très-humble serviteur. Guise, grand-maître de la maison du roi, lui répondait : Monsieur le connétable, et signait comme il signait pour le parlement : Votre bien bon ami.

Quant au cardinal, appelé le pape Transalpin et nommé Sa Sainteté par Estienne, il avait toute l’Église monastique de France à lui, et traitait d’égal à égal avec le Saint-Père. Vain de son éloquence, il était un des plus forts théologiens du temps, et surveillait à la fois la France et l’Italie par trois ordres religieux qui lui étaient absolument dévoués, qui marchaient pour lui jour et nuit, lui servaient d’espions et de conseillers.

{p. 540} Ce peu de mots expliquent à quelle hauteur de pouvoir le cardinal et le duc étaient arrivés. Malgré leurs richesses et les revenus de leurs charges, ils furent si profondément désintéressés ou si vivement emportés par le courant de leur politique, si généreux aussi, que tous deux s’endettèrent ; mais sans doute à la façon de César. Aussi lorsque Henri III eut fait abattre le second Balafré qui le menaçait tant, la maison de Guise fut-elle nécessairement ruinée. Les dépenses faites pendant un siècle pour s’emparer de la couronne expliquent l’abaissement où cette maison se trouva sous Louis XIII et sous Louis XIV, alors que la mort subite de Madame a dit à l’Europe entière le rôle infâme auquel un chevalier de Lorraine était descendu. Se disant héritiers des Carlovingiens dépossédés, le cardinal et le duc agissaient donc très-insolemment à l’égard de Catherine de Médicis, belle-mère de leur nièce. La duchesse de Guise n’épargnait aucune mortification à Catherine. Cette duchesse était une d’Est, et Catherine était une Médicis, la fille de marchands florentins parvenus que les souverains de l’Europe n’avaient pas encore admis dans leur royale fraternité. Aussi François Ier avait-il considéré le mariage de son fils avec une Médicis comme une mésalliance, et ne l’avait-il permis qu’en ne croyant pas que ce fils deviendrait jamais dauphin. De là sa fureur quand le dauphin mourut empoisonné par le Florentin Montécuculli. Les d’Est refusaient de reconnaître les Médicis pour des princes italiens. Ces anciens négociants voulaient en effet dès ce temps résoudre le problème impossible d’un trône environné d’institutions républicaines. Le titre de grand-duc ne fut accordé que très-tard par Philippe II, roi d’Espagne, aux Médicis qui l’achetèrent en trahissant la France, leur bienfaitrice, et par un servile attachement à la cour d’Espagne qui les contrecarrait sourdement en Italie.

« Ne caressez que vos ennemis ! » ce grand mot de Catherine semble avoir été la loi politique de cette famille de marchands à laquelle il ne manqua de grands hommes qu’au moment où ses destinées devinrent grandes, et qui fut soumise un peu trop tôt à cette dégénérescence par laquelle finissent et les races royales et les grandes familles.

Pendant trois générations, il y eut un Lorrain homme de guerre, un Lorrain homme d’Église ; mais ce qui peut-être n’est pas moins extraordinaire, l’homme d’Église offrit toujours, comme l’offrait alors le cardinal dans son visage, une ressemblance avec la figure {p. 541} de Ximénès à qui a ressemblé aussi le cardinal de Richelieu. Ces cinq cardinaux ont eu tous une figure à la fois chafouine et terrible ; tandis que la figure de l’homme de guerre a présenté le type basque et montagnard qui s’est également trouvé dans celle de Henri IV, mais qu’une même blessure coutura chez le père et chez le fils sans leur ôter la grâce et l’affabilité par lesquelles ils séduisaient les soldats autant que par leur bravoure.

Il n’est pas inutile de dire où et comment le grand-maître reçut cette blessure, car elle fut guérie par l’audace d’un des personnages de ce drame, par Ambroise Paré, l’obligé du syndic des pelletiers. Au siége de Calais le duc eut le visage traversé de part en part d’un coup de lance dont le tronçon, après avoir percé la joue au-dessous de l’œil droit, pénétra jusqu’à la nuque au-dessous de l’oreille gauche et resta dans le visage. Le duc gisait dans sa tente au milieu d’une désolation générale, et serait mort sans l’action hardie et le dévouement d’Ambroise Paré. – Le duc n’est pas mort, messieurs, dit Ambroise en regardant les assistants qui fondaient en larmes ; mais il va bientôt mourir, dit-il en se reprenant, si je n’osais le traiter comme tel, et je vais m’y hasarder au risque de tout ce qui peut m’arriver. Voyez ? il mit le pied gauche sur la poitrine du duc, prit le bois de la lance avec ses ongles, l’ébranla par degrés, et finit par retirer le fer de la tête comme s’il s’agissait d’une chose et non d’un homme. S’il guérit le prince si audacieusement traité, il ne put empêcher qu’il ne lui restât dans le visage l’horrible blessure d’où lui vint son surnom. Par une cause semblable, ce surnom fut aussi celui de son fils.

Entièrement maîtres du roi François II, que sa femme dominait par un amour mutuel excessif duquel ils savaient tirer parti, ces deux grands princes lorrains régnaient alors en France et n’avaient d’autre ennemi à la cour que Catherine de Médicis. Aussi jamais plus grands politiques ne jouèrent-ils un jeu plus serré. La position mutuelle de l’ambitieuse veuve de Henri II et de l’ambitieuse maison de Lorraine, était pour ainsi dire expliquée par la place qu’ils occupaient sur la terrasse du château durant la matinée où25 Christophe devait arriver. La reine-mère, qui feignait un excessif attachement pour les Guise, avait demandé communication des nouvelles apportées26 par les trois seigneurs venus de différents endroits du royaume ; mais elle avait eu la mortification d’être poliment congédiée par le cardinal. Elle se promenait à l’extrémité des {p. 542} parterres, du côté de la Loire où elle faisait élever, pour son astrologue Ruggieri, un observatoire, qui s’y voit encore et d’où l’on plane sur le paysage de cette admirable vallée. Les deux princes lorrains étaient du côté opposé qui regarde le Vendômois et d’où l’on découvre la partie haute de la ville, le perchoir aux Bretons et la poterne du château. Catherine avait trompé les deux frères et les avait joués par un feint mécontentement, car elle était très-heureuse de pouvoir parler à l’un des seigneurs arrivés en toute hâte, son confident secret qui jouait hardiment un double jeu, mais qui certes en fut bien récompensé. Ce gentilhomme était Chiverni, en apparence l’âme damnée du cardinal de Lorraine, en réalité le serviteur de Catherine. Catherine comptait encore deux seigneurs dévoués dans les deux Gondi, ses créatures ; mais ces deux Florentins étaient trop suspects aux Guise pour qu’elle pût les envoyer au dehors, elles les gardait à la cour où chacune de leurs paroles et de leurs démarches était étudiée, mais où ils étudiaient également les Guise et conseillaient Catherine. Ces deux Florentins maintenaient dans le parti de la reine-mère un autre Italien, Birague, adroit Piémontais qui paraissait, comme Chiverni, avoir abandonné la reine-mère pour s’attacher aux Guise, et qui les encourageait dans leurs entreprises en les espionnant pour le compte de Catherine. Chiverni venait d’Écouen et de Paris. Le dernier arrivé était Saint-André, qui fut maréchal de France et qui devint un si grand personnage que les Guise, dont il était la créature, en firent la troisième personne du triumvirat qu’ils formèrent l’année suivante contre Catherine. Avant eux, celui qui bâtit le château de Duretal, Vieilleville, qui, pour son dévouement aux Guise, fut aussi nommé maréchal, était secrètement débarqué, plus secrètement reparti, sans que personne eût pénétré le secret de la mission que le grand-maître lui avait donnée. Quant à Saint-André, il venait d’être chargé des mesures militaires à prendre pour attirer tous les Réformés en armes à Amboise, après un conseil tenu entre le cardinal de Lorraine, le duc de Guise, Birague, Chiverni, Vieilleville et Saint-André. Si les deux chefs de la maison de Lorraine employaient Birague, il est à croire qu’ils comptaient beaucoup sur leurs forces, ils le savaient attaché à la reine-mère ; mais peut-être le gardaient-ils auprès d’eux pour pénétrer les secrets desseins de leur rivale, comme elle le laissait près d’eux. Dans cette époque curieuse, le double rôle de quelques hommes politiques était connu {p. 543} des deux partis qui les employaient, et ils étaient comme des cartes dans les mains des joueurs : la partie se gagnait par le plus fin. Les deux frères avaient été pendant ce conseil d’une impénétrable discrétion. La conversation de Catherine avec ses amis expliquera parfaitement l’objet du conseil tenu par les Guise en plein air, au point du jour, dans ces jardins suspendus, comme si tous avaient craint de parler entre les murailles du château de Blois.

La reine-mère, qui, sous le prétexte d’examiner l’observatoire qui se construisait pour ses astrologues, se promenait dès le matin avec les deux Gondi, en regardant d’un œil inquiet et curieux le groupe ennemi, fut rejointe par Chiverni. Elle était à l’angle de la terrasse qui regarde l’église de Saint-Nicolas, et là ne craignait aucune indiscrétion. Le mur est à la hauteur des tours de l’église, et les Guise tenaient toujours conseil à l’autre angle de cette terrasse, au bas du donjon commencé, en allant et venant du perchoir aux Bretons à la galerie par le pont qui réunissait le parterre, la galerie et le perchoir. Personne n’était au bas de cet abîme. Chiverni prit la main de la reine-mère pour la lui baiser et lui glissa de main à main une petite lettre sans que les deux Italiens l’eussent vue. Catherine se retourna vivement, alla dans le coin du parapet, et lut ce qui suit :

Vous estes puissante assez pour garder la balance entre les grands et les faire débattre à qui mieux mieux vous servira, vous avez votre maison pleine de rois, et vous n’avez à craindre ni les Lorrains ni les Bourbons, si vous les opposez les uns aux autres ; car les uns et les autres veulent embler la couronne de vos enfants. Soyez maîtresse et non serve de vos conseillers, maintenez donc les uns par les autres, sans quoi le royaume ira de mal en pis, et de grosses guerres pourront s’en esmouvoir.

Lhospital.

La reine mit ce papier dans le creux de son corset et se promit de le brûler dès qu’elle serait seule.

– Quand l’avez-vous vu ? demanda-t-elle à Chiverni.

– En revenant de chez le connétable, à Melun où il passait avec madame la duchesse de Berri, qu’il était très-impatient de remettre en Savoie afin de revenir ici pour éclairer le chancelier Olivier, qui, du reste, est la dupe des Lorrains. Monsieur de Lhospital se décide à épouser vos intérêts en apercevant le but où tendent {p. 544} messieurs de Guise. Aussi va-t-il se hâter très-fort de revenir pour vous donner sa voix au conseil.

– Est-il sincère ? dit Catherine. Vous savez que, si les Lorrains l’ont fait entrer au conseil, c’est pour les y faire régner ?

– Lhospital est un Français de trop bonne roche pour ne pas être franc, dit Chiverni ; d’ailleurs, son billet est un assez grand engagement.

– Quelle est la réponse du connétable à ces Lorrains ?

– Il s’est dit le serviteur du roi et attendra ses ordres. Sur cette réponse, le cardinal, pour éviter toute résistance, va proposer de nommer son frère lieutenant général du royaume.

– Déjà ! dit Catherine épouvantée. Eh ! bien, monsieur de Lhospital vous a-t-il donné pour moi quelque autre avis ?

– Il m’a dit que vous seule, madame, pouviez vous mettre entre la couronne et messieurs de Guise.

– Mais pensait-il que je pouvais me servir des Huguenots comme de chevaux de frise !

– Ah ! madame, s’écria Chiverni surpris de tant de profondeur, nous n’avons pas songé à vous jeter dans de pareilles difficultés.

– Savait-il en quelle situation je suis ? demanda la reine d’un air calme.

– À peu près. Il trouve que vous avez fait un marché de dupe en acceptant, à la mort du feu roi, pour votre part, les bribes de la ruine de madame Diane. Messieurs de Guise se sont crus quittes envers la reine en satisfaisant la femme.

– Oui, dit la reine en regardant les deux Gondi, j’ai fait alors une grande faute.

– Une faute que font les dieux, répliqua Charles de Gondi.

– Messieurs, dit la reine, si je passe ouvertement aux Réformés, je deviendrai l’esclave d’un parti.

– Madame, dit vivement Chiverni, je vous approuve fort, il faut se servir d’eux, mais non les servir.

– Quoique, pour le moment, votre appui soit là, dit Charles de Gondi, ne nous dissimulons pas que le succès et la défaite sont également périlleux.

– Je le sais ! dit la reine. Une fausse démarche sera un prétexte promptement saisi par les Guise pour se défaire de moi !

– La nièce d’un pape, la mère de quatre Valois, une reine de France, la veuve du plus ardent persécuteur des Huguenots, une {p. 545} catholique italienne, la tante de Léon X, peut-elle s’allier à la Réformation ? demanda Charles de Gondi.

– Mais, lui répondit Albert, seconder les Guise, n’est-ce pas donner les mains à une usurpation ? Vous avez à faire avec une maison qui entrevoit dans la lutte entre le catholicisme et la Réforme une couronne à prendre. On peut s’appuyer sur les Réformés sans abjurer.

– Pensez, madame, que votre maison, qui devrait être toute dévouée au roi de France, est en ce moment la servante du roi d’Espagne, dit Chiverni. Elle serait demain pour la Réformation, si la Réformation pouvait faire un roi du duc de Florence.

– Je suis assez disposée à prêter la main un moment aux Huguenots, dit Catherine, quand ce ne serait que pour me venger de ce soldat, de ce prêtre et de cette femme ! Elle montra tour à tour, par un regard d’Italienne, le duc, le cardinal et l’étage du château où se trouvaient les appartements de son fils et de Marie Stuart. – Ce trio m’a pris entre les mains les rênes de l’État que j’ai attendues bien longtemps et que cette vieille a tenues à ma place, reprit-elle. Elle secoua la tête vers la Loire en indiquant Chenonceaux, le château qu’elle venait d’échanger contre celui de Chaumont avec Diane de Poitiers. – Ma, dit-elle en italien, il paraît que ces messieurs les rabats de Genève n’ont pas l’esprit de s’adresser à moi ! Par ma conscience, je ne puis aller à eux. Pas un de vous ne pourrait se hasarder à leur porter des paroles ! Elle frappa du pied. – J’espérais que vous auriez pu rencontrer à Écouen le bossu, il a de l’esprit, dit-elle à Chiverni.

– Il y était, madame, dit Chiverni ; mais il n’a pu déterminer le connétable à se joindre à lui. Monsieur de Montmorency veut bien renverser les Guise, qui l’ont fait disgracier ; mais il ne veut pas aider l’hérésie.

– Qui brisera, messieurs, ces volontés particulières qui gênent la royauté ? Vrai Dieu ! il faut détruire ces grands les uns par les autres, comme a fait Louis XI, le plus grand de vos rois. Il y a dans ce royaume quatre ou cinq partis, le plus faible est celui de mes enfants.

– La Réformation est une idée, dit Charles de Gondi, et les partis qu’a brisés Louis le Onzième n’étaient que des intérêts.

– Il y a toujours des idées derrière les intérêts, répliqua Chiverni, sous Louis XI, l’idée s’appelait les Grands Fiefs…

{p. 546} – Faites de l’hérésie une hache ! dit Albert de Gondi, vous n’aurez pas l’odieux des supplices.

– Eh ! s’écria la reine, j’ignore les forces et les plans de ces gens, je ne puis communiquer avec eux par aucun intermédiaire sûr. Si j’étais surprise à quelque machination de ce genre, soit par la reine qui me couve des yeux comme un enfant au berceau, soit par ces deux geôliers qui ne laissent entrer personne au château, je serais bannie du royaume et reconduite à Florence avec une terrible escorte, commandée par quelque guisard forcené ! Merci, mes amis ! Oh ! ma bru, je vous souhaite d’être quelque jour prisonnière chez vous, vous saurez alors ce que vous me faites souffrir.

– Leurs plans ! s’écria Chiverni, le Grand-Maître et le cardinal les connaissent ; mais ces deux renards ne les disent pas ; sachez, madame, les leur faire dire, et je me dévouerai pour vous en m’entendant avec le prince de Condé.

– Quelles sont celles de leurs décisions qu’ils n’ont pas pu vous cacher ? demanda la reine en montrant les deux frères.

– Monsieur de Vieilleville et monsieur de Saint-André viennent de recevoir des ordres qui nous sont inconnus ; mais il paraît que le Grand-Maître concentre ses meilleures troupes sur la rive gauche. Sous peu de jours, vous serez à Amboise. Le Grand-Maître est venu sur cette terrasse examiner la position et ne trouve pas que Blois soit propice à ses desseins secrets. Or, que veut-il donc ? dit Chiverni en montrant les précipices qui entourent le château. En aucune place la cour ne saurait être plus à l’abri d’un coup de main qu’elle ne l’est ici.

– Abdiquez ou régnez, dit Albert à l’oreille de la reine qui restait pensive.

Une terrible expression de rage intérieure passa sur le beau visage d’ivoire de la reine, qui n’avait pas encore quarante ans et qui vivait depuis vingt-six ans sans aucun pouvoir à la cour de France, elle qui, depuis son arrivée, y voulut jouer le premier rôle. Cette épouvantable phrase sortit de ses lèvres dans la langue de Dante : – Rien tant que ce fils vivra ! sa petite femme l’ensorcèle, ajouta-t-elle après une pause.

L’exclamation de Catherine était inspirée par l’étrange prédiction qui lui fut faite peu de jours auparavant au château de Chaumont, sur la rive opposée de la Loire où elle fut conduite par Ruggieri, son astrologue, pour y consulter sur la vie de ses quatre enfants {p. 547} une célèbre devineresse secrètement amenée par Nostradamus, le chef des médecins qui, dans ce grand seizième siècle, tenaient, comme les Ruggieri, comme les Cardan, les Paracelse et tant d’autres, pour les sciences occultes. Cette femme, dont la vie a échappé à l’histoire, avait fixé à un an le règne de François II.

– Votre avis sur tout ceci ? dit Catherine à Chiverni.

– Nous aurons une bataille, répondit le prudent gentilhomme. Le roi de Navarre…

– Oh ! dites la reine ! reprit Catherine.

– C’est vrai, la reine, dit Chiverni en souriant, a donné pour chef aux Réformés le prince de Condé, qui, dans sa position de cadet, peut tout hasarder ; aussi monsieur le cardinal parle-t-il de le mander ici.

– Qu’il vienne, s’écria la reine, et je suis sauvée !

Ainsi les chefs du grand mouvement de la Réformation en France avaient bien deviné dans Catherine une alliée.

– Il y a ceci de plaisant, s’écria la reine, que les Bourbons jouent les Huguenots, et que les sieurs Calvin, de Bèze et autres jouent les Bourbons ; mais serons-nous assez forts pour jouer Huguenots, Bourbons et Guise ? En face de ces trois ennemis, il est permis de se tâter le pouls ! dit-elle.

– Ils n’ont pas le roi, lui répondit Albert, et vous triompherez toujours en ayant le roi pour vous.

– Maladetta Maria ! dit Catherine entre ses dents.

– Les Lorrains pensent déjà bien à vous ôter l’affection de la Bourgeoisie, dit Birague.

L’espérance d’avoir la couronne ne fut pas chez les deux chefs de la remuante famille des Guise le résultat d’un plan prémédité, rien n’autorisa ni le plan ni l’espérance, les circonstances firent leur audace. Les deux cardinaux et les deux Balafrés se trouvèrent être quatre ambitieux supérieurs en talents à tous les politiques qui les environnaient. Aussi cette famille ne fut-elle abattue que par Henri IV, factieux nourri à cette grande école dont les maîtres furent Catherine et les Guise, et qui profita de toutes leurs leçons.

En ce moment ces deux hommes se trouvaient être les arbitres de la plus grande révolution essayée en Europe depuis celle de Henri VIII en Angleterre, et qui fut la conséquence de la découverte de l’imprimerie. Adversaires de la Réformation, ils tenaient le pouvoir entre leurs mains et voulaient étouffer l’hérésie ; mais, {p. 548} s’il fut moins fameux que Luther, Calvin, leur adversaire, était plus fort que Luther. Calvin voyait alors le Gouvernement là où Luther n’avait vu que le Dogme. Là où le gras buveur de bière, l’amoureux Allemand se battait avec le diable et lui jetait son encrier à la figure, le Picard, souffreteux célibataire, faisait des plans de campagne, dirigeait des combats, armait des princes, et soulevait des peuples entiers en semant les doctrines républicaines au cœur des Bourgeoisies, afin de compenser ses continuelles défaites sur les champs de bataille par des progrès nouveaux dans l’esprit des nations.

Le cardinal de Lorraine et le duc de Guise, aussi bien que Philippe II et le duc d’Albe, savaient où la monarchie était visée et quelle étroite alliance existait entre le catholicisme et la royauté. Charles-Quint, ivre pour avoir trop bu à la coupe de Charlemagne et croyant trop à la force de sa monarchie en croyant partager le monde avec Soliman, n’avait pas senti d’abord sa tête attaquée, et quand le cardinal Granvelle lui fit apercevoir l’étendue de la plaie, il abdiqua. Les Guise eurent une pensée unique, celle d’abattre l’hérésie d’un seul coup. Ce coup, ils le tentaient alors pour la première fois à Amboise, et ils le firent tenter une seconde fois à la Saint-Barthélemi, alors d’accord avec Catherine de Médicis éclairée par les flammes de douze années de guerres, éclairée surtout par le mot significatif de république prononcé plus tard et imprimé par les écrivains de la Réforme, déjà devinés en ceci par Lecamus, ce type de la bourgeoisie parisienne. Les deux princes, au moment de frapper un coup meurtrier au cœur de la noblesse, afin de la séparer dès l’abord d’un parti religieux au triomphe duquel elle perdait tout, achevaient de se concerter sur la façon de découvrir leur coup d’État au roi, pendant que Catherine causait avec27 ses quatre conseillers.

– Jeanne d’Albret a bien su ce qu’elle faisait en se déclarant la protectrice des Huguenots ! Elle a dans la Réformation un bélier duquel elle joue très-bien ! dit le Grand-Maître qui comprenait la profondeur des desseins de la reine de Navarre.

Jeanne d’Albret fut en effet une des plus fortes têtes de ce temps.

– Théodore de Bèze est à Nérac, après être allé prendre les ordres de Calvin.

– Quels hommes ces bourgeois savent trouver ! s’écria le Grand-Maître.

{p. 549} – Ah ! nous n’avons pas à nous un homme de la trempe de ce la Renaudie, s’écria le cardinal, c’est un vrai Catilina.

– De tels hommes agissent toujours pour leur propre compte, répondit le duc. N’avais-je pas deviné La Renaudie ? je l’ai comblé de faveurs, je l’ai fait évader lors de sa condamnation par le parlement de Bourgogne, je l’ai fait rentrer dans le royaume en obtenant la révision de son procès, et je comptais tout faire pour lui pendant qu’il ourdissait contre nous une conspiration diabolique. Le drôle a rallié les Protestants d’Allemagne aux hérétiques de France en conciliant les difficultés survenues à propos de dogme entre Luther et Calvin. Il a rallié les grands seigneurs mécontents au parti de la Réforme, sans leur faire ostensiblement abjurer le catholicisme. Il avait, dès l’an dernier, trente capitaines à lui ! Il était partout à la fois, à Lyon, en Languedoc, à Nantes ! Enfin il a fait rédiger cette consultation colportée dans toute l’Allemagne, où les théologiens déclarent que l’on peut recourir à la force pour soustraire le roi à notre domination et qui se colporte de ville en ville. En le cherchant partout, on ne le rencontre nulle part ! Cependant je ne lui ai fait que du bien ! Il va falloir l’assommer comme un chien, ou essayer de lui faire un pont d’or pour qu’il entre dans notre maison.

– La Bretagne, le Languedoc, tout le royaume est travaillé pour nous donner un assaut mortel, dit le cardinal. Après la fête d’hier, j’ai passé le reste de la nuit à lire tous les renseignements que m’ont envoyés mes Religieux ; mais il n’y a de compromis que des gentilshommes pauvres, des artisans, des gens qu’il est indifférent de pendre ou de laisser en vie. Les Coligny, Condé, ne paraissent pas encore, quoiqu’ils tiennent les fils de cette conspiration.

– Aussi, dit le duc, dès que cet avocat, cet Avenelles a vendu la mèche, ai-je dit à Braguelonne de laisser aller les conspirateurs jusqu’au bout, ils sont sans défiance, ils croient nous surprendre, peut-être alors les chefs se montreront-ils. Mon avis serait de nous laisser vaincre pendant quarante-huit heures…

– Ce serait trop d’une demi-heure, dit le cardinal effrayé.

– Voilà comment tu es brave, répondit le Balafré.

Le cardinal répliqua sans s’émouvoir : – Que le prince de Condé soit ou non compromis, si nous sommes sûrs qu’il soit le chef, abattons cette tête, et nous serons tranquilles. Nous n’avons pas tant besoin de soldats que de juges pour cette besogne, et {p. 550} jamais on ne manquera de juges. La victoire est toujours plus sûre au parlement que sur un champ de bataille, et coûte moins cher.

– J’y consens volontiers, répondit le duc ; mais crois-tu que le prince de Condé soit assez puissant pour donner tant d’audace à ceux qui vont venir nous livrer ce premier assaut ? n’y a-t-il pas…

– Le roi de Navarre, dit le cardinal.

– Un niais qui me parle chapeau bas ! répondit le duc. Les coquetteries de la Florentine t’obscurcissent donc la vue…

– Oh ! j’y ai déjà songé, fit le prêtre. Si je désire me trouver en commerce galant avec elle, n’est-ce pas pour lire au fond de son cœur ?

– Elle n’a pas de cœur, dit vivement le duc, elle est encore plus ambitieuse que nous ne le sommes.

– Tu es un brave capitaine, dit le cardinal à son frère ; mais crois-moi, nos deux robes sont bien près l’une de l’autre, et je la faisais surveiller par Marie avant que tu ne songeasses à la soupçonner. Catherine a moins de religion que n’en a mon soulier. Si elle n’est pas l’âme du complot, ce n’est pas faute de désir ; mais nous allons la juger sur le terrain et voir comment elle nous appuiera. Jusqu’aujourd’hui j’ai la certitude qu’elle n’a pas eu la moindre communication avec les hérétiques.

– Il est temps de tout découvrir au roi et à la reine-mère qui ne sait rien, dit le duc, et voilà la seule preuve de son innocence ; peut-être attend-on le dernier moment pour l’éblouir par les probabilités d’un succès. La Renaudie va savoir par mes dispositions que nous sommes avertis. Cette nuit, Nemours a dû suivre les détachements de Réformés qui arrivaient par les chemins de traverse, et les conjurés seront forcés de venir nous attaquer à Amboise, où je les laisserai tous entrer. Ici, dit-il en montrant les trois côtés du rocher sur lequel le château de Blois est assis comme venait de le faire Chiverni, nous aurions un assaut sans aucun résultat, les Huguenots viendraient et s’en iraient à volonté. Blois est une salle à quatre entrées, tandis qu’Amboise est un sac.

– Je ne quitterai pas la Florentine, dit le cardinal.

– Nous avons fait une faute, reprit le duc en s’amusant à lancer en l’air son poignard et à le rattraper par la coquille, il fallait se conduire avec elle comme avec les Réformés, lui donner la liberté de ses mouvements pour la prendre sur le fait.

{p. 551} Le cardinal regarda pendant un moment son frère en hochant la tête.

– Que nous veut Pardaillan ? dit le Grand-Maître en voyant venir sur la terrasse ce jeune gentilhomme devenu célèbre par sa rencontre avec la Renaudie et par leur mort mutuelle.

– Monseigneur, un homme envoyé par le pelletier de la reine est à la porte, et dit avoir à lui remettre une parure d’hermine, faut-il le laisser entrer ?

– Eh ! oui, un surcot dont elle parlait hier, reprit le cardinal ; laissez passer ce courtaud de boutique, elle aura besoin de cela pour voyager le long de la Loire.

– Par où donc est-il venu, pour n’être arrêté qu’à la porte du château ? demanda le Grand-Maître28.

– Je l’ignore, répondit Pardaillan.

– Je le lui demanderai chez la reine, se dit le Balafré, qu’il attende le lever dans la salle des gardes ; mais, Pardaillan, est-il jeune ?

– Oui, monseigneur ; il se donne pour le fils de Lecamus.

– Lecamus est un bon catholique, fit le cardinal, qui, de même que le Grand-Maître, était doué de la mémoire de César. Le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs compte sur lui, car il est quartenier du Palais.

– Néanmoins fais causer le fils avec le capitaine de la garde écossaise, dit le Grand-Maître qui appuya sur ce verbe en y donnant un sens facile à comprendre. Mais Ambroise est au château, par lui nous saurons si c’est bien le fils de Lecamus qui l’a fort obligé jadis. Demande Ambroise Paré.

Ce fut en ce moment que la reine Catherine alla seule au-devant des deux frères qui s’empressèrent de venir à elle en lui témoignant un respect dans lequel l’Italienne voyait de constantes ironies.

– Messieurs, dit-elle, daignerez-vous me confier ce qui se prépare ? La veuve de votre ancien maître serait-elle dans votre estime au-dessous des sieurs de Vieilleville, Birague et Chiverni ?

– Madame, répondit le cardinal sur un ton galant, notre devoir d’hommes, avant celui de politiques, est de ne pas effrayer les dames par de faux bruits. Mais ce matin il y a lieu de conférer sur les affaires de l’État. Vous excuserez mon frère d’avoir commencé par donner des ordres purement militaires et auxquels vous deviez {p. 552} être étrangère : les choses importantes sont à décider. Si vous le trouvez bien, nous irons au lever du roi et de la reine, l’heure approche.

– Qu’y a-t-il, monsieur le Grand-Maître ? dit Catherine en jouant l’effroi.

– La Réformation, madame, n’est plus une hérésie, c’est un parti qui va venir en armes vous arracher le roi.

Catherine, le cardinal, le duc et les seigneurs se dirigèrent alors vers l’escalier par la galerie où se pressaient les courtisans, qui n’avaient pas le droit d’entrée dans les appartements et qui se rangèrent en haie.

Gondi, qui, pendant que Catherine causait avec les deux princes lorrains, les avait examinés, dit en bon toscan, à l’oreille de la reine-mère, ces deux mots qui devinrent proverbes et qui expliquent une des faces de ce grand caractère royal : Odiate e aspettate ! (Haïssez et attendez.)

Pardaillan, qui vint donner l’ordre à l’officier de garde à la conciergerie du château de laisser passer le commis du pelletier de la reine, trouva Christophe béant devant le porche et occupé à regarder la façade due au bon roi Louis XII où se trouvaient alors en plus grand nombre qu’aujourd’hui des sculptures drôlatiques, s’il faut en juger par ce qui nous en reste. Ainsi, les curieux remarquent une figurine de femme taillée dans le chapiteau d’une des colonnes de la porte, la robe retroussée et faisant railleusement voir

Ce que Brunel à Marphise montra

à un gros moine accroupi dans le chapiteau de la colonne correspondante à l’autre jambage du chambranle de cette porte, au-dessus de laquelle était alors la statue de Louis XII. Plusieurs des croisées de cette façade, travaillées dans ce goût et qui malheureusement ont été détruites, amusaient ou paraissaient amuser Christophe, sur qui les arquebusiers de garde faisaient déjà pleuvoir des plaisanteries.

– Il se logerait bien là, celui-ci, disait l’anspessade en caressant les charges d’arquebuse toutes préparées en forme de pain de sucre et accrochées sur son baudrier.

– Eh ! Parisien, dit un soldat, tu n’en as jamais tant vu !

– Il reconnaît le bon roi Louis XII, dit un autre.

Christophe feignait de ne pas entendre, et cherchait encore à {p. 553} outrer son ébahissement, en sorte que son attitude niaise devant le corps de garde lui fut un excellent passe-port aux yeux de Pardaillan.

– La reine n’est pas levée, dit le jeune capitaine, viens l’attendre dans la salle des gardes.

Christophe suivit Pardaillan assez lentement. Il fit exprès d’admirer la jolie galerie découpée en arcade où, sous le règne de Louis XII, les courtisans attendaient l’heure des réceptions à couvert quand il faisait mauvais temps, et où se trouvaient alors quelques seigneurs attachés aux Guise, car l’escalier, si bien conservé de nos jours, qui menait à leurs appartements, est au bout de cette galerie dans une tour que son architecture recommande à l’admiration des curieux.

– Hé ! bien, es-tu venu pour faire des études de tailleur d’images ? cria Pardaillan en voyant Lecamus arrêté devant les jolies sculptures des tribunes extérieures qui réunissent ou, si vous voulez, qui séparent les colonnes de chaque arcade.

Christophe suivit le jeune capitaine vers l’escalier d’honneur, non sans avoir mesuré cette tour quasi-moresque par un regard d’extase. Par cette belle matinée, la cour était pleine de capitaines d’ordonnance, de seigneurs qui causaient par groupes, et dont les brillants costumes animaient ce lieu que les merveilles de l’architecture répandues sur sa façade encore neuve rendaient déjà si brillant.

– Entre là, dit Pardaillan à Lecamus en lui faisant signe de le suivre par la porte en bois sculpté du deuxième étage et qu’un garde de la porte ouvrit en reconnaissant Pardaillan.

Chacun peut se figurer l’étonnement de Christophe en entrant dans cette salle des gardes, alors si vaste, qu’aujourd’hui le Génie militaire l’a divisée en deux par une cloison pour en faire deux chambrées ; elle occupe en effet au second étage chez le roi, comme au premier chez la reine-mère, le tiers de la façade sur la cour, car elle est éclairée par deux croisées à gauche et deux croisées à droite de la tour où se développe le fameux escalier. Le jeune capitaine alla vers la porte de la chambre de la reine et du roi qui donnait dans cette vaste salle, et dit à l’un des deux pages de service d’avertir madame Dayelle, une des femmes de chambre de la reine, que le pelletier était dans la salle avec ses surcots.

Sur un geste de Pardaillan, Christophe alla se mettre près d’un {p. 554} officier assis sur une escabelle, au coin d’une cheminée grande comme la boutique de son père et qui se trouvait à l’un des bouts de cette immense salle en face d’une cheminée absolument pareille à l’autre bout. Tout en causant avec ce lieutenant, il finit par l’intéresser en lui contant les pénuries du commerce. Christophe parut si véritablement marchand, que l’officier fit partager cette opinion au capitaine de la garde écossaise qui vint de la cour questionner Christophe en l’examinant à la dérobée et avec soin.

Quelque prévenu que fût Christophe Lecamus, il ne pouvait comprendre la férocité froide des intérêts entre lesquels Chaudieu l’avait glissé. Pour un observateur qui eût connu le secret de cette scène, comme l’historien le connaît aujourd’hui, il y aurait eu de quoi trembler à voir ce jeune homme, l’espoir de deux familles, hasardé entre ces deux puissantes et impitoyables machines, Catherine et les Guise. Mais y a-t-il beaucoup de courages qui mesurent l’étendue de leurs dangers ? Par la manière dont étaient gardés le port de Blois, la ville et le château, Christophe s’attendait à trouver des piéges et des espions partout, il avait donc résolu de cacher la gravité de sa mission et la tension de son esprit sous l’apparence niaise et commerciale avec laquelle il venait de se montrer aux yeux du jeune Pardaillan, de l’officier de garde et du capitaine.

L’agitation qui dans un château royal accompagne l’heure du lever commençait à se manifester. Les seigneurs, dont les chevaux et les pages ou les écuyers restaient dans la cour extérieure du château, car personne, excepté le roi et la reine, n’avait le droit d’entrer à cheval dans la cour intérieure, montaient par groupes le magnifique escalier, et envahissaient cette grande salle des gardes à deux cheminées, dont les fortes poutres sont aujourd’hui sans leurs ornements, où de méchants petits carreaux rouges remplacent les ingénieuses mosaïques des planchers, mais où les tapisseries de la Couronne cachaient alors les gros murs blanchis à la chaux aujourd’hui et où brillaient à l’envi les arts de cette époque unique dans les fastes de l’Humanité. Réformés et Catholiques venaient savoir les nouvelles, examiner les visages, autant que faire leur cour au roi. L’amour excessif de François II pour Marie Stuart, auquel ni les Guise ni la reine-mère ne s’opposaient, et la complaisance politique avec laquelle s’y prêtait Marie Stuart, ôtaient au roi tout pouvoir ; aussi, quoiqu’il eût dix-sept ans, ne {p. 555} connaissait-il de la royauté que les plaisirs, et du mariage que les voluptés d’une première passion. Chacun faisait en réalité la cour à la reine Marie, à son oncle le cardinal de Lorraine29 et au Grand-Maître.

Ce mouvement eut lieu devant Christophe, qui étudiait l’arrivée de chaque personnage avec une avidité bien naturelle. Une magnifique portière de chaque côté de laquelle se tenaient deux pages et deux gardes de la compagnie écossaise, alors de service, lui indiquait l’entrée de cette chambre royale, si fatale au fils du Grand-Maître actuel, le second Balafré, qui vint expirer au pied du lit alors occupé par Marie Stuart et par François II. Les filles d’honneur de la reine occupaient la cheminée opposée à celle où Christophe causait toujours avec le capitaine des gardes. Par sa situation, cette seconde cheminée était la cheminée d’honneur, car elle est pratiquée dans le gros mur de la salle du Conseil, entre la porte de la chambre royale et celle du Conseil, en sorte que les filles et les seigneurs qui avaient le droit d’être là, se trouvaient sur le passage du roi et des reines. Les courtisans étaient certains de voir Catherine, car ses filles d’honneur, en deuil comme toute la cour, montèrent de chez elle, conduites par la comtesse de Fiesque, et prirent leur place du côté de la salle du Conseil, en face des filles de la jeune reine amenées par la duchesse de Guise, et qui occupaient le coin opposé, du côté de la chambre royale. Les courtisans laissaient entre ces demoiselles, qui appartenaient aux premières familles du royaume, un espace de quelques pas que les plus grands seigneurs avaient seuls la permission de franchir. La comtesse de Fiesque et la duchesse de Guise étaient, selon le droit de leurs charges, assises au milieu de ces nobles filles qui toutes restaient debout. L’un des premiers qui vint se mêler à ces deux escadrons si dangereux fut le duc d’Orléans, frère du roi, qui descendit de son appartement situé au-dessus, et qu’accompagnait monsieur de Cypierre, son gouverneur. Ce jeune prince, qui, avant la fin de cette année, devait régner sous le nom de Charles IX, alors âgé de dix ans, était d’une excessive timidité. Le duc d’Anjou et le duc d’Alençon, ses deux frères, ainsi que la princesse Marguerite qui fut la femme de Henri IV, encore trop jeunes pour venir à la cour, restaient sous la conduite de leur mère dans ses appartements. Le duc d’Orléans, richement vêtu, selon la mode du temps, d’un haut-de-chausses en soie, d’un justaucorps de drap d’or orné de fleurs {p. 556} noires, et d’un petit manteau de velours brodé, le tout noir (il portait encore le deuil du roi son père), salua les deux dames d’honneur et resta près des filles de sa mère. Déjà plein d’antipathie pour les adhérents de la maison de Guise, il répondit froidement aux paroles de la duchesse et appuya son bras sur le dossier de la haute chaise de la comtesse de Fiesque. Son gouverneur, un des plus beaux caractères de ce temps, monsieur de Cypierre, resta derrière lui comme une panoplie. Amyot, en simple soutane d’abbé, accompagnait aussi le prince, il était déjà son précepteur comme il fut aussi celui des trois autres princes dont l’affection lui devint si profitable. Entre la cheminée d’honneur et celle où se groupaient à l’autre extrémité de cette salle les gardes, leur capitaine, quelques courtisans et Christophe muni de son carton, le chancelier Olivier, protecteur et prédécesseur de Lhospital, costumé comme l’ont toujours été depuis les chanceliers de France, se promenait avec le cardinal de Tournon récemment arrivé de Rome, en échangeant quelques phrases d’oreille en oreille au milieu de l’attention générale que leur prêtaient les seigneurs massés le long du mur qui sépare cette salle de la chambre du roi comme une tapisserie vivante, devant la riche tapisserie aux mille personnages. Malgré la gravité des circonstances, la cour offrait l’aspect que toutes les cours offriront dans tous les pays, à toutes les époques et dans les plus grands dangers : des courtisans parlant toujours de choses indifférentes en pensant à des choses graves, plaisantant en étudiant les visages, et s’occupant d’amours et de mariages avec des héritières au milieu des catastrophes les plus sanglantes.

– Que dites-vous de la fête d’hier ? demanda Bourdeilles, seigneur de Brantôme, en s’approchant de mademoiselle de Piennes, une des filles de la reine-mère.

– Messieurs de Baïf30 et du Bellay n’ont eu que de belles idées, dit-elle en montrant les deux ordonnateurs de la fête qui se trouvaient à quelques pas… – J’ai trouvé cela d’un goût exécrable, ajouta-t-elle à voix basse.

– Vous n’y aviez pas de rôle ? dit mademoiselle de Lewiston de l’autre bord.

– Que lisez-vous là, madame ? dit Amyot à madame de Fiesque.

– L’Amadis de Gaule, par le seigneur des Essarts, commissaire ordinaire de l’hartillerie du Roi.

– Un ouvrage charmant, dit la belle fille qui fut depuis si {p. 557} célèbre sous le nom de Fosseuse quand elle devint dame d’honneur de la reine Marguerite de Navarre.

– Le style est de forme nouvelle, dit Amyot. Adoptez-vous ces barbaries ? ajouta-t-il en regardant Brantôme.

– Il plaît aux dames, que voulez-vous ? s’écria Brantôme en allant saluer31 madame de Guise qui tenait les Célèbres dames de Boccace. – Il doit s’y trouver des femmes de votre maison, madame, dit-il ; mais le sieur Boccace a eu tort de ne pas être de notre temps, il aurait trouvé d’amples matières pour augmenter ses volumes…

– Comme ce monsieur de Brantôme est adroit, dit la belle mademoiselle de Limeuil à la comtesse de Fiesque ; il est venu d’abord à nous, mais il restera dans le quartier des Guise.

– Chut, dit madame de Fiesque en regardant la belle Limeuil. Mêlez-vous de ce qui vous intéresse…

La jeune fille tourna les yeux vers la porte. Elle attendait Sardini, un noble Italien avec lequel la reine-mère, sa parente, la maria plus tard après l’accident qui lui arriva dans le cabinet de toilette même de Catherine, et qui lui valut l’honneur d’avoir une reine pour sage-femme.

– Par saint Alipantin, mademoiselle Davila me semble plus jolie chaque matin, dit monsieur de Robertet, secrétaire d’État, en saluant le groupe de la reine-mère.

L’arrivée du secrétaire d’État, qui cependant était exactement ce qu’est un ministre aujourd’hui, ne fit aucune sensation.

– Si cela est, monsieur, prêtez-moi donc le libelle fait contre messieurs de Guise, je sais qu’on vous l’a prêté, dit à Robertet mademoiselle Davila.

– Je ne l’ai plus, répondit le secrétaire en allant saluer madame de Guise.

– Je l’ai, dit le comte de Grammont à mademoiselle Davila, mais je ne vous le donne qu’à une condition…

– Sous condition !… fi ! dit madame de Fiesque.

– Vous ne savez pas ce que je veux, répondit Grammont.

– Oh ! cela se devine, dit la Limeuil.

La coutume italienne de nommer les dames, comme font les paysans de leurs femmes, la une telle, était alors de mode à la cour de France.

– Vous vous trompez, reprit vivement le comte, il s’agit de {p. 558} remettre à mademoiselle de Matha, l’une des filles de l’autre bord, une lettre de mon cousin de Jarnac.

– Ne compromettez pas mes filles, dit la comtesse de Fiesque, je la donnerai moi-même !

– Savez-vous des nouvelles de ce qui se passe en Flandre ? demanda madame de Fiesque au cardinal de Tournon. Il paraît que monsieur d’Egmont donne dans les nouveautés.

– Lui et le prince d’Orange, reprit Cypierre en faisant un geste d’épaules assez significatif.

– Le duc d’Albe et le cardinal Granvelle y vont, n’est-ce pas, monsieur ? dit Amyot au cardinal de Tournon qui restait sombre et inquiet entre les deux groupes, après sa conversation avec le chancelier.

– Heureusement nous sommes tranquilles, et nous n’avons à vaincre l’Hérésie que sur le théâtre, dit le jeune duc d’Orléans en faisant allusion au rôle qu’il avait rempli la veille, celui d’un chevalier domptant une hydre qui avait sur le front le mot Réformation.

Catherine de Médicis, d’accord en ceci avec sa belle-fille, avait laissé faire une salle de spectacle de l’immense salle qui plus tard fut disposée pour les États de Blois, et où, comme il a été déjà dit, aboutissaient le château de François Ier et celui de Louis XII.

Le cardinal ne répondit rien et reprit sa marche au milieu de la salle en causant à voix basse entre monsieur de Robertet et le chancelier. Beaucoup de personnes ignorent les difficultés que les Secrétaireries d’État, devenues depuis les Ministères, ont rencontrées dans leur établissement et combien de peines ont eues les rois de France à les créer. À cette époque un secrétaire d’État comme Robertet était purement et simplement un écrivain, il comptait à peine au milieu des princes et des grands, qui décidaient des affaires de l’État. Il n’y avait pas alors d’autres fonctions ministérielles que celles de Surintendant des finances, de Chancelier et de Garde-des-sceaux. Les rois accordaient une place dans leur Conseil par des lettres patentes à ceux de leurs sujets dont les avis leur paraissaient utiles à la conduite des affaires publiques. On donnait l’entrée au conseil à un président de chambre du Parlement, à un évêque, à un favori sans titre. Une fois admis au Conseil, le sujet y fortifiait sa position en se faisant revêtir des charges de la Couronne auxquelles étaient dévolues des {p. 559} attributions, telles que des Gouvernements, l’épée de connétable, la Grande-Maîtrise de l’artillerie, le bâton de Maréchal, la Colonelle-générale de quelque corps militaire, la Grande-Amirauté, la Capitainerie des Galères, ou souvent une charge de cour comme celle de Grand-Maître de la maison qu’avait alors le duc de Guise.

– Croyez-vous que le duc de Nemours épouse Françoise ? demanda madame de Guise au précepteur du duc d’Orléans.

– Ah ! madame, répondit-il, je ne sais que le latin.

Cette réponse fit sourire ceux qui furent à portée d’entendre. En ce moment, la séduction de Françoise de Rohan par le duc de Nemours était le sujet de toutes les conversations ; mais, comme le duc de Nemours était cousin de François II, et doublement allié de la maison de Valois par sa mère, les Guise le regardaient plutôt comme séduit que comme séducteur. Néanmoins le crédit de la maison de Rohan fut tel, qu’après le règne de François II, le duc de Nemours fut obligé de quitter la France, à cause du procès que lui firent les Rohan, et que le crédit des Guise arrangea. Son mariage avec la duchesse de Guise, après l’assassinat de Poltrot, peut expliquer la question que la duchesse avait adressée à Amyot, en révélant la rivalité qui devait exister entre mademoiselle de Rohan et la duchesse.

– Mais voyez un peu le groupe des mécontents, là-bas, dit le comte de Grammont en montrant messieurs de Coligny, le cardinal de Châtillon, Danville, Thoré, Moret et plusieurs seigneurs soupçonnés de tremper dans la Réformation qui se tenaient tous entre deux croisées, du côté de l’autre cheminée.

– Les Huguenots se remuent, dit Cypierre. Nous savons que Théodore de Bèze est à Nérac pour obtenir de la reine de Navarre qu’elle se déclare pour les Réformés en abjurant publiquement, ajouta-t-il en regardant le bailli d’Orléans qui était aussi chancelier de la reine de Navarre et qui observait la cour.

– Elle le fera ! répondit sèchement le bailli d’Orléans.

Ce personnage, le Jacques Cœur orléanais, un des plus riches bourgeois de ce temps, se nommait Groslot et faisait les affaires de Jeanne d’Albret à la cour de France.

– Vous le croyez ? dit le chancelier de France au chancelier de Navarre en appréciant la portée de l’affirmation de Groslot.

– Ne savez-vous pas, dit le riche Orléanais, que cette reine n’a de la femme que le sexe ? Elle est entière aux choses viriles, elle a {p. 560} l’esprit puissant aux grandes affaires, et le cœur invincible aux grandes adversités.

– Monsieur le Cardinal, dit le chancelier Olivier à monsieur de Tournon qui avait écouté Groslot, que pensez-vous de cette audace ?

– La reine de Navarre a bien fait de choisir pour son chancelier un homme à qui la maison de Lorraine a des emprunts à faire et qui offre son logis au roi quand on parle d’aller à Orléans, répondit le cardinal.

Le chancelier et le cardinal se regardèrent alors sans oser se communiquer leurs pensées ; mais Robertet les leur exprima, car il croyait nécessaire de montrer plus de dévouement aux Guise que ces grands personnages en se trouvant plus petit qu’eux.

– C’est un grand malheur que la maison de Navarre, au lieu d’abjurer la religion de ses pères, n’abjure pas l’esprit de vengeance et de révolte que lui a soufflé le connétable de Bourbon. Nous allons revoir les querelles des Armagnacs et des Bourguignons.

– Non, dit Groslot, car il y a du Louis XI dans le cardinal de Lorraine.

– Et aussi chez la reine Catherine, répondit Robertet.

En ce moment madame Dayelle, la femme de chambre favorite de la reine Marie Stuart, traversa la salle et alla vers la chambre de la reine. Le passage de la femme de chambre causa du mouvement.

– Nous allons bientôt entrer, dit madame de Fiesque.

– Je ne le crois pas, répondit madame de Guise, Leurs Majestés sortiront, car on va tenir un grand conseil.

La Dayelle se glissa dans la chambre royale après avoir gratté à la porte, façon respectueuse inventée par Catherine de Médicis, et qui fut adoptée à la cour de France.

– Quel temps fait-il, ma chère Dayelle ? dit la reine Marie en montrant son blanc et frais visage hors du lit en en secouant les rideaux.

– Ah ! madame…

– Qu’as-tu, ma Dayelle ? on dirait que les archers sont à tes trousses.

– Oh ! madame, le roi dort-il encore ?

– Oui.

– Nous allons quitter le château, et monsieur le cardinal m’a priée de vous le dire, afin que vous y disposiez le roi.

{p. 561} – Sais-tu pourquoi, ma bonne Dayelle ?

– Les Réformés veulent vous enlever…

– Ah ! cette nouvelle religion ne me laissera pas de repos ! J’ai rêvé cette nuit que j’étais en prison, moi qui réunirai les couronnes des trois plus beaux royaumes du monde.

– Aussi, madame, est-ce un rêve !

– Enlevée ?… ce serait assez gentil ; mais pour fait de religion et par des hérétiques, c’est une horreur.

La reine sauta hors du lit et vint s’asseoir dans une grande chaise couverte de velours rouge, devant la cheminée, après que Dayelle lui eut donné une robe de chambre en velours noir, qu’elle serra légèrement à la taille par une corde en soie. Dayelle alluma le feu, car les matinées du mois de mai sont assez fraîches aux bords de la Loire.

– Mes oncles ont donc appris ces nouvelles pendant la nuit ? demanda la reine à Dayelle, avec laquelle elle agissait familièrement.

– Depuis ce matin, messieurs de Guise se promènent sur la terrasse pour n’être entendus de personne et y ont reçu des envoyés venus en toute hâte de différents points du royaume où les Réformés s’agitent. Madame la reine-mère y était avec ses Italiens en espérant qu’elle serait consultée ; mais elle n’a pas été de ce petit conseil.

– Elle doit être furieuse !

– D’autant plus qu’il y avait un restant de colère d’hier, répondit Dayelle. On dit qu’en voyant paraître Votre Majesté dans sa robe d’or retors et avec son joli voile de crêpe tanné, elle n’a pas été gaie…

– Laisse-nous, ma bonne Dayelle, le roi s’éveille. Que personne, pas même les petites entrées, ne nous dérange, il s’agit d’affaires d’État, et mes oncles ne nous troubleront pas.

– Eh ! bien, ma chère Marie, as-tu donc déjà quitté le lit ? Est-il grand jour ? dit le jeune roi en s’éveillant.

– Mon cher mignon, pendant que nous dormons, les méchants veillent et vont nous forcer de quitter cette belle demeure.

– Que parles-tu de méchants, ma mie ! N’avons-nous pas eu la plus jolie fête du monde hier au soir, n’étaient les mots latins que ces messieurs ont jetés dans notre français ?

– Ah ! dit Marie, ce langage est de fort bon goût, et Rabelais l’a déjà mis en lumière.

– Tu es une savante, et je suis bien fâché de ne pouvoir te {p. 562} célébrer en vers ; si je n’étais pas roi, je reprendrais à mon frère maître Amyot qui le rend si savant…

– N’enviez rien à votre frère qui fait des poésies et me les montre en me demandant de lui montrer les miennes. Allez, vous êtes le meilleur des quatre et serez aussi bon roi que vous êtes amant gentil. Aussi, peut-être est-ce pour cela que votre mère vous aime si peu ! Mais sois tranquille. Moi, mon cher cœur, je t’aimerai pour tout le monde.

– Je n’ai pas grand mérite à aimer une si parfaite reine, dit le petit roi. Je ne sais qui m’a retenu hier de t’embrasser devant toute la cour quand tu as dansé le branle au flambeau ! J’ai clairement vu que toutes les femmes ont l’air d’être des servantes auprès de toi, ma belle Marie…

– Pour ne parler qu’en prose, vous parlez à ravir, mon mignon ; mais aussi est-ce l’amour qui parle. Et vous, vous savez bien, mon aimé, que vous ne seriez qu’un pauvre petit page, encore vous aimerais-je autant que je vous aime, et il n’y a rien cependant de plus doux que de pouvoir se dire : Mon amant est roi.

– Oh ! le joli bras ! Pourquoi faut-il nous habiller ? J’aime tant à passer mes doigts dans tes cheveux si doux, à mêler leurs anneaux blonds. Ah ! çà, ma mie, ne donne plus à baiser à tes femmes ce cou si blanc et ce joli dos, ne le souffrez plus ! C’est déjà trop que les brouillards de l’Écosse y aient passé.

– Ne viendrez-vous pas voir mon cher pays ? Les Écossais vous aimeront, et il n’y aura pas de révolte comme ici.

– Qui se révolte dans notre royaume ? dit François de Valois en croisant sa robe et prenant Marie Stuart sur son genou.

– Oh ! ceci est assurément fort joli, dit-elle en dérobant sa joue au roi ; mais vous avez à régner, s’il vous plaît, mon doux sire.

– Que parles-tu de régner ? je veux ce matin…

– A-t-on besoin de dire je veux quand on peut tout ? Ceci n’est parler ni en roi, ni en amant. Mais, il ne s’agit point de cela, laisse ! Nous avons une affaire importante.

– Oh ! dit le roi, il y a longtemps que nous n’avons eu d’affaire. Est-elle amusante ?

– Non, dit Marie, il s’agit de déménager.

– Je gage, ma mie, que vous avez vu l’un de vos oncles, qui s’arrangent si bien, qu’à dix-sept ans, je me comporte en roi {p. 563} fainéant. Je ne sais pas, en vérité, pourquoi depuis le premier conseil j’ai continué d’assister aux autres ? Ils y pourraient faire tout aussi bien les choses en mettant une couronne sur mon fauteuil, je ne vois rien que par leurs yeux et décide à l’aveugle.

– Oh ! monsieur, s’écria la reine en se levant de dessus le roi et prenant un petit air de fâcherie, il était dit que vous ne me feriez plus la moindre peine à ce sujet, et que mes oncles useraient du pouvoir royal pour le bonheur de votre peuple. Il est gentil ton peuple ? si tu voulais le régenter toi seul, il te goberait comme une fraise. Il lui faut des gens de guerre, un maître rude et à mains gantées de fer ; tandis que toi tu es un mignon que j’aime ainsi, que je n’aimerais pas autrement, entendez-vous, monsieur ? dit-elle en baisant au front cet enfant qui paraissait vouloir se révolter contre ce discours et que cette caresse adoucit.

– Oh ! s’ils n’étaient pas vos oncles ! s’écria François II. Ce cardinal me déplaît énormément, et quand il prend son air patelin et ses façons soumises pour me dire en s’inclinant : « Sire, il s’agit ici de l’honneur de la couronne et de la foi de vos pères, Votre Majesté ne saurait souffrir ; » et ceci et cela… je suis sûr qu’il ne travaille que pour sa maudite maison de Lorraine.

– Comme tu l’as bien imité ! dit la reine. Mais pourquoi n’employez-vous pas ces Lorrains à vous instruire de ce qui se passe, afin de régner par vous-même dans quelque temps, à votre grande majorité ? Je suis votre femme, et votre honneur est le mien. Nous régnerons, va, mon mignon ! Mais tout ne sera pas roses pour nous jusqu’au moment où nous ferons nos volontés ! il n’y a rien de si difficile pour un roi que de régner ! Suis-je reine, moi, par exemple ? Croyez-vous que votre mère ne me rende pas en mal ce que mes oncles font de bien pour la splendeur de votre trône ? Hé ! quelle différence ! Mes oncles sont de grands princes, neveux de Charlemagne, pleins d’égards et qui sauraient mourir pour vous ; tandis que cette fille de médecin ou de marchand, reine de France par hasard, est grièche comme une bourgeoise qui ne règne pas dans son ménage. En femme mécontente de ne pas tout brouiller ici, cette Italienne me montre à tout propos sa figure pâle et sérieuse ; puis, de sa bouche pincée : « Ma fille, vous êtes la reine, et je ne suis plus que la seconde femme du royaume, me dit-elle (Elle enrage, entends-tu, mon mignon ?). Mais si j’étais en votre place, je ne porterais pas de velours incarnat pendant que la cour {p. 564} est en deuil, je ne paraîtrais pas en public avec mes cheveux unis et sans pierreries, parce que ce qui n’est point séant à une simple dame l’est encore moins chez une reine. Aussi ne danserais-je point de ma personne, je me contenterais de voir danser ! » Voilà ce qu’elle me dit.

– Oh ! mon Dieu, répondit le roi, je crois l’entendre. Dieu ! si elle savait…

– Oh ! vous tremblez encore devant elle. Elle t’ennuie, dis-le ? nous la renverrons. Par ma foi ! te tromper, passe encore, la bonne femme est de Florence ; mais t’ennuyer…

– Au nom du Ciel, Marie, tais-toi, dit François inquiet et content tout à la fois, je ne voudrais pas que tu perdisses son amitié.

– N’ayez pas peur qu’elle se brouille jamais avec moi qui porterai les trois plus belles couronnes du monde, mon cher petit roi, dit Marie Stuart. Encore qu’elle me haïsse pour mille raisons, elle me caresse afin de me détacher de mes oncles.

– Te haïr !…

– Oui, mon ange, et si je n’en avais mille de ces preuves que les femmes se donnent entre elles de ce sentiment et dont la malice n’est comprise que par elles, je me contenterais de sa constante opposition à nos chères amours. Est-ce ma faute à moi, si ton père n’a jamais pu souffrir mademoiselle Médicis ? Enfin elle m’aime si peu qu’il a fallu que vous vous missiez en colère pour que nous n’eussions pas chacun notre appartement, ici et à Saint-Germain. Elle prétendait que c’était l’usage des rois et reines de France. L’usage ! c’était celui de votre père, et cela s’explique. Quant à votre aïeul François, le compère avait établi cet usage pour la commodité de ses amours. Aussi, veillez-y bien ! Si nous nous en allons d’ici, que le Grand-Maître ne nous sépare point.

– Si nous nous en allons d’ici, Marie ? Mais, moi, je ne veux point quitter ce joli château d’où nous voyons la Loire et le Blésois, une ville à nos pieds et le plus joli ciel du monde au-dessus de nos têtes et ces délicieux jardins. Si je m’en vais, ce sera pour aller en Italie avec toi, voir les peintures de Raphaël et Saint-Pierre.

– Et les orangers ? Oh ! mon mignon roi, si tu savais quelle envie ta Marie nourrit de se promener sous des orangers en fleur et en fruit ! Hélas ! peut-être n’en verrai-je jamais. Oh ! entendre {p. 565} un chant italien sous ces arbres parfumés, au bord d’une mer bleue, sous un ciel bleu, et nous tenir ainsi !

– Partons, dit le roi.

– Partir ! s’écria le Grand-Maître en entrant. Oui, sire, il s’agit de quitter Blois. Pardonnez-moi ma hardiesse ; mais les circonstances sont plus fortes que l’étiquette, et je viens vous supplier de tenir conseil.

Marie et François s’étaient vivement séparés en se voyant surpris, et leurs visages offraient une même expression de majesté royale offensée.

– Vous êtes un trop grand maître, monsieur de Guise, dit le jeune roi tout en contenant sa colère.

– Au diable les amoureux ! dit le cardinal en murmurant à l’oreille de Catherine.

– Mon fils, répondit la reine-mère qui se montra derrière le cardinal, il s’agit de la sûreté de votre personne et de votre royaume.

– L’hérésie veillait pendant que vous dormiez, sire, dit le cardinal.

– Retirez-vous dans la salle, fit le petit roi, nous tiendrons alors conseil.

– Madame, dit le Grand-Maître à la reine, le fils de votre pelletier vous apporte vos fourrures, qui sont de saison pour le voyage, car il est probable que nous côtoierons la Loire. Mais, dit-il en se tournant vers la reine-mère, il veut aussi vous parler, madame. Pendant que le roi s’habillera, vous et madame la reine expédiez-le sur-le-champ, afin que nous n’ayons point la tête rompue de cette bagatelle.

– Volontiers, dit Catherine, en se disant à elle-même : S’il compte se défaire de moi par de semblables ruses, il ne me connaît point.

Le cardinal et le duc se retirèrent en laissant les deux reines et le roi. En passant dans la salle des gardes, qu’il traversa de nouveau pour aller dans la salle du conseil, le Grand-Maître dit à l’huissier de lui amener le pelletier de la reine. Quand Christophe vit venir à lui, d’un bout de la salle des gardes à l’autre, cet huissier, qu’il prit à son costume pour un personnage, le cœur lui faillit ; mais cette sensation, si naturelle à l’approche du moment critique, devint terrible lorsque l’huissier, dont le mouvement eut {p. 566} pour résultat d’attirer les yeux de toute cette brillante assemblée sur Christophe, sur sa piètre mine et ses paquets, lui dit : – Messeigneurs le cardinal de Lorraine et le Grand-Maître vous mandent pour parler à vous dans la salle du conseil.

– Aurais-je été trahi ? se demanda le frêle ambassadeur des Réformés.

Christophe suivit l’huissier en baissant les yeux, et ne les leva qu’en se trouvant dans l’immense salle du conseil, dont l’étendue est presque égale à celle de la salle des gardes. Les deux princes lorrains y étaient seuls debout devant la magnifique cheminée adossée à celle où, dans la salle des gardes, se tenaient les filles des deux reines.

– Tu viens de Paris, quelle route as-tu donc prise ? dit le cardinal à Christophe.

– Je suis venu par eau, monseigneur, répondit le Réformé.

– Comment es-tu donc entré dans Blois ? dit le Grand-Maître.

– Par le port, monseigneur.

– Personne ne t’a inquiété ? fit le duc qui ne cessait d’examiner le jeune homme.

– Non, monseigneur. Au premier soldat qui a fait mine de m’arrêter, j’ai dit que je venais pour le service des deux reines, de qui mon père est le pelletier.

– Que faisait-on à Paris ? demanda le cardinal.

– On recherchait toujours l’auteur du meurtre commis sur le président Minard.

– N’es-tu pas le fils du plus grand ami de mon chirurgien ? dit le duc de Guise trompé par la candeur que Christophe exprimait, une fois son trouble apaisé.

– Oui, monseigneur.

Le Grand-Maître sortit, souleva brusquement la portière qui cachait la double porte de la salle du conseil, et montra sa figure à toute cette audience au milieu de laquelle il chercha le premier chirurgien du roi. Ambroise, debout dans un coin, fut frappé par une œillade que le duc lui lança, et vint à lui. Ambroise, qui inclinait déjà vers la religion réformée, finit par l’adopter ; mais l’amitié des Guise et celle des rois de France le garantit de tous les malheurs qui atteignirent les Réformés. Le duc, qui se regardait comme obligé de la vie envers Ambroise Paré, l’avait fait nommer premier chirurgien du roi depuis quelques jours.

{p. 567} – Que voulez-vous, monseigneur ? dit Ambroise. Le roi serait-il malade ? je le croirais assez.

– Comment ?

– La reine est trop jolie, répliqua le chirurgien.

– Ah ! fit le duc étonné. Néanmoins il ne s’agit pas de ceci, reprit-il après une pause. Ambroise, je veux te faire voir un de tes amis, dit-il en l’emmenant sur le pas de la porte de la chambre du conseil et lui montrant Christophe.

– Hé ! c’est vrai, monseigneur, s’écria le chirurgien en tendant la main à Christophe. Comment va ton père, mon gars ?

– Mais bien, maître Ambroise, répondit Christophe.

– Et que viens-tu faire à la cour, dit le chirurgien, ce n’est pas ton métier de porter les paquets, ton père te destine à la chicane. Veux-tu la protection de ces deux grands princes pour être avocat ?

– Oh ! mon Dieu oui, dit Christophe, mais pour les intérêts de mon père ; et si vous pouvez intercéder pour nous, joignez-vous à moi, fit-il en prenant un air piteux, pour obtenir de monseigneur le Grand-Maître une ordonnance de paiement des sommes qui sont dues à mon père, car il ne sait de quel bois faire flèche…

Le cardinal et le Grand-Maître se regardèrent et parurent satisfaits.

– Maintenant laissez-nous, dit le Grand-Maître à Ambroise en lui faisant un signe. Et vous, mon ami, dit-il à Christophe, faites promptement vos affaires et retournez à Paris. Mon secrétaire vous donnera une passe, car, mordieu, il ne fera pas bon sur les chemins !

Aucun des deux frères n’eut le moindre soupçon des graves intérêts qui reposaient sur Christophe, une fois assurés qu’il était bien le fils du bon catholique Lecamus, fournisseur de la cour, et qu’il ne venait que pour se faire payer.

– Mène-le auprès de la chambre de la reine, qui sans doute va le demander, dit le cardinal au chirurgien en lui montrant Christophe.

Pendant que le fils du pelletier subissait son interrogatoire dans la salle du conseil, le roi avait laissé la reine en compagnie de sa belle-mère, après avoir passé dans son cabinet de toilette où l’on allait par le cabinet contigu à la chambre.

Debout dans la vaste embrasure de l’immense croisée, la reine Catherine regardait les jardins, en proie aux plus tristes pensées. {p. 568} Elle voyait l’un des plus grands capitaines de ce siècle substitué dans la matinée, à l’instant, à son fils, au roi de France, sous le terrible titre de lieutenant-général du royaume. Devant ce péril, elle était seule, sans action, sans défense. Aussi pouvait-on la comparer, dans son vêtement de deuil, qu’elle ne quitta jamais depuis la mort de Henri II, à un fantôme, tant sa figure pâle était immobile à force de réflexion. Son œil noir nageait dans cette indécision tant reprochée aux grands politiques, et qui chez eux vient de l’étendue même du coup d’œil par lequel ils embrassent toutes les difficultés, les compensant l’une par l’autre, et additionnant, pour ainsi dire, toutes les chances avant de prendre un parti. Ses oreilles tintaient, son sang s’agitait, et néanmoins elle demeurait calme, digne, tout en mesurant la profondeur de l’abîme politique au-dessus de l’abîme réel qui s’étendait sous ses pieds. Après celle de l’arrestation du Vidame de Chartres, cette journée était la seconde de ces terribles journées qui se trouvèrent en si grand nombre dans le reste de sa vie royale ; mais ce fut aussi sa dernière faute à l’école du pouvoir. Quoique le sceptre parût fuir ses mains, elle voulait le saisir et le saisit par un effet de cette puissance de volonté qui ne s’était lassée ni des dédains de son beau-père François Ier et de sa cour, où elle avait été peu de chose, quoique dauphine, ni des constants refus de Henri II, ni de la terrible opposition de Diane de Poitiers, sa rivale. Un homme n’eût rien compris à cette reine en échec ; mais la blonde Marie, si fine, si spirituelle, si jeune fille et déjà si instruite, l’examinait du coin de l’œil en affectant de fredonner un air italien et prenant une contenance insouciante. Sans deviner les orages d’ambition contenue qui causaient une légère sueur froide à la Florentine, la jolie Écossaise au visage mutin savait que l’élévation de son oncle le duc de Guise causait une rage intérieure à Catherine. Or, rien ne l’amusait tant que d’espionner sa belle-mère, en qui elle voyait une intrigante, une parvenue abaissée toujours prête à se venger. Le visage de l’une était grave et sombre, un peu terrible, à cause de cette lividité des Italiennes qui, durant le jour, fait ressembler leur teint à de l’ivoire jaune, quoiqu’il redevienne éclatant aux bougies, tandis que le visage de l’autre était frais et gai. À seize ans, la tête de Marie Stuart avait cette blancheur de blonde qui la rendit si célèbre. Son frais, son piquant visage si purement coupé, brillait de cette malice d’enfant exprimée franchement par la régularité de {p. 569} ses sourcils, par la vivacité de ses yeux, par la mutinerie de sa jolie bouche. Elle déployait alors ces grâces de jeune chatte que rien, ni la captivité, ni la vue de son effroyable échafaud, ne purent altérer. Ces deux reines, l’une à l’aurore, l’autre à l’été de sa vie, formaient donc alors le contraste le plus complet. Catherine était une reine imposante, une veuve impénétrable, sans autre passion que celle du pouvoir. Marie était une folâtre, une insoucieuse épousée, qui de ses couronnes faisait des jouets. L’une prévoyait d’immenses malheurs, elle entrevoyait l’assassinat des Guise en devinant que ce serait le seul moyen d’abattre des gens capables de s’élever au-dessus du trône et du Parlement ; enfin elle apercevait les flots de sang d’une longue lutte ; l’autre ne se doutait pas qu’elle serait juridiquement assassinée. Une singulière réflexion rendit un peu de calme à l’Italienne.

– Selon la sorcière et au dire de Ruggieri, ce règne va finir ; mon embarras ne durera point, pensa-t-elle.

Ainsi, chose étrange, une science occulte, oubliée aujourd’hui, l’astrologie judiciaire servit alors à Catherine de point d’appui, comme dans toute sa vie, car sa croyance alla croissant, en voyant les prédictions de ceux qui pratiquaient cette science réalisées avec une minutieuse exactitude.

– Vous êtes bien sombre, madame ? dit Marie Stuart en prenant des mains de Dayelle ce petit bonnet pincé sur la raie de ses cheveux et dont les deux ailes de riche dentelle tournaient autour des touffes blondes qui lui accompagnaient les tempes.

Le pinceau des peintres a si bien illustré cette coiffure, qu’elle appartient exclusivement à la reine d’Écosse, quoique Catherine l’ait inventée pour elle quand elle eut à prendre le deuil de Henri II ; mais elle ne sut pas la porter aussi bien que sa belle-fille, à qui elle seyait beaucoup mieux. Ce grief n’était pas le moindre parmi ceux de la reine-mère contre la jeune reine.

– Est-ce un reproche que me fait la reine ? dit Catherine en se tournant vers sa belle-fille.

– Je vous dois le respect et n’oserais, répliqua malicieusement l’Écossaise qui regarda Dayelle.

Entre les deux reines, la femme de chambre favorite resta comme la figure d’un chenêt, un sourire d’approbation pouvait lui coûter la vie.

– Comment puis-je être gaie comme vous, après avoir perdu le {p. 570} feu roi et en voyant le royaume de mon fils sur le point de s’embraser ?

– La politique regarde peu les femmes, répliqua Marie Stuart. D’ailleurs mes oncles sont là.

Ces deux mots étaient, dans les circonstances actuelles, deux flèches empoisonnées.

– Voyons donc nos fourrures, madame, répondit ironiquement l’Italienne, et nous pourrons nous occuper alors de nos véritables affaires pendant que vos oncles décideront de celles du royaume.

– Oh ! mais nous serons du conseil, madame, nous y sommes plus utiles que vous ne croyez.

– Nous, dit Catherine avec un air d’étonnement. Mais moi, je ne sais pas le latin.

– Vous me croyez savante ! dit en riant Marie Stuart. Eh ! bien, je vous jure, madame, qu’en ce moment j’étudie pour être à la hauteur des Médicis, afin de savoir un jour guérir les plaies du royaume.

Catherine fut atteinte au cœur par ce trait piquant qui rappelait l’origine des Médicis, venus, disaient les uns, d’un médecin, et selon les autres, d’un riche droguiste. Elle resta sans réponse. Dayelle rougit lorsque sa maîtresse la regarda en cherchant ces applaudissements que tout le monde et même les reines demandent à des inférieurs quand il n’y a pas de spectateurs.

– Vos mots charmants, madame, ne peuvent malheureusement guérir ni les plaies de l’État, ni celles de l’Église, répondit Catherine avec une dignité calme et froide. La science de mes pères, en ce genre, leur a donné des trônes ; tandis que si dans le danger vous continuez à plaisanter, vous pourrez perdre les vôtres.

En ce moment, Dayelle ouvrit la porte à Christophe, que le premier chirurgien annonça lui-même en grattant.

Le Réformé voulut étudier le visage de Catherine, en affectant un embarras assez naturel dans un pareil lieu ; mais il fut surpris par la vivacité de la reine Marie qui sauta sur les cartons pour voir son surcot.

– Madame, dit Christophe en s’adressant à la Florentine.

Il tourna le dos à l’autre reine et à Dayelle, en profitant soudain de l’attention que ces deux femmes allaient donner aux fourrures pour frapper un coup hardi.

– Que voulez-vous de moi ? dit Catherine en lui jetant un regard perçant.

{p. 571} Christophe avait mis le traité proposé par le prince de Condé, le plan des Réformés et le détail de leurs forces sur son cœur, entre sa chemise et son justaucorps de drap, mais en les enveloppant du mémoire dû par Catherine au pelletier.

– Madame, dit-il, mon père est dans un horrible besoin d’argent, et si vous daignez jeter les yeux sur vos mémoires, ajouta-t-il en dépliant le papier et mettant le traité en dessus, vous verrez que Votre Majesté lui doit six mille écus. Ayez la bonté de nous prendre en pitié. Voyez, madame ! Et il lui tendit le traité. – Lisez. Ceci date de l’avénement au trône du feu roi.

Catherine fut éblouie par le préambule du traité, mais elle ne perdit pas la tête, elle roula vivement le papier en admirant l’audace et la présence d’esprit de ce jeune homme ; elle sentit d’après ce coup de maître qu’elle serait comprise, et lui frappa la tête avec le rouleau de papier.

– Vous êtes bien maladroit, mon petit ami, de présenter le compte avant les fourrures. Apprenez à connaître les femmes ! Il ne faut jamais nous présenter nos mémoires qu’au moment où nous sommes satisfaites.

– Est-ce une tradition ? dit la jeune reine à sa belle-mère qui ne répondit rien.

– Ah ! mesdames, excusez mon père, dit Christophe. S’il n’avait pas eu besoin d’argent, vous n’auriez pas eu vos pelleteries. Les pays sont en armes, et il y a tant de danger à courir sur les routes, qu’il a fallu notre détresse pour que je vinsse ici. Personne que moi n’a voulu se risquer.

– Ce garçon est neuf, dit Marie Stuart en souriant.

Il n’est pas inutile, pour l’intelligence de cette petite scène si importante, de faire observer qu’un surcot était, ainsi que le mot l’indique (sur cotte), une espèce de spencer collant que les femmes mettaient sur leur corsage et qui les enveloppait jusqu’aux hanches en les dessinant. Ce vêtement garantissait le dos, la poitrine et le cou contre le froid. Les surcots étaient intérieurement doublés en fourrure qui bordait l’étoffe par une lisière plus ou moins large. Marie Stuart, en essayant son surcot, se regardait dans une grande glace de Venise pour en voir l’effet par derrière, elle avait ainsi laissé à sa belle-mère la facilité d’examiner les papiers dont le volume eût excité sa défiance sans cette circonstance.

– Parle-t-on jamais aux femmes des dangers qu’on a courus, {p. 572} quand on est sain et sauf et qu’on les voit ? dit-elle en se montrant à Christophe.

– Ah ! madame, j’ai votre mémoire aussi, dit-il en la regardant avec une niaiserie bien jouée.

La jeune reine le toisa sans prendre le papier, et remarqua, mais sans en tirer alors la moindre conséquence, qu’il avait pris dans son sein le mémoire de la reine Catherine, tandis qu’il sortait le sien, à elle, de sa poche. Elle ne vit pas non plus dans les yeux de ce garçon l’admiration que son aspect excitait chez tout le monde ; mais elle était si occupée de son surcot, qu’elle ne se demanda pas d’abord d’où pouvait venir cette indifférence.

– Prends, Dayelle ? dit-elle à la femme de chambre, tu donneras le mémoire à monsieur de Versailles (Loménie), en lui disant de ma part de payer.

– Oh ! madame, si vous ne me faites signer une ordonnance par le roi ou par monseigneur le Grand-Maître, qui est là, votre gracieuse parole resterait sans effet.

– Vous êtes plus vif qu’il ne sied à un sujet, mon ami, dit Marie Stuart. Vous ne croyez donc pas aux paroles royales ?

Le roi se montra vêtu de ses chausses de soie, et du haut-de-chausses, la culotte de ce temps, mais sans pourpoint ni manteau ; il avait une riche redingote de velours, bordée de menu-vair, car ce mot de la langue moderne peut seul donner l’idée du négligé du roi.

– Quel est le maraud qui doute de votre parole ? dit le jeune François II qui malgré la distance entendit le dernier mot de sa femme.

La porte du cabinet se trouvait masquée par le lit royal. Ce cabinet fut appelé plus tard cabinet vieux, pour le distinguer du riche cabinet de peintures que fit arranger Henri III à l’autre extrémité de cet appartement, du côté de la salle des États-Généraux. Henri III fit cacher les meurtriers dans le cabinet vieux, et envoya dire au duc de Guise de venir32 l’y trouver, tandis qu’il resta caché dans le cabinet neuf pendant le meurtre, et il n’en sortit que pour venir voir expirer cet audacieux sujet pour lequel il n’y avait plus ni prison, ni tribunal, ni juges, ni lois dans le royaume. Sans ces terribles circonstances, l’historien reconnaîtrait aujourd’hui difficilement la destination de ces salles et de ces cabinets pleins de soldats. Un fourier écrit à sa maîtresse à la même place où jadis Catherine pensive décidait de sa lutte avec les partis.

{p. 573} – Venez, mon ami, dit la reine-mère, je vais vous faire payer, moi. Il faut que le commerce vive, et l’argent est son principal nerf.

– Allez, mon cher, dit en riant la jeune reine, mon auguste mère entend mieux que moi les affaires de commerce.

Catherine allait sortir sans répondre à cette nouvelle épigramme ; mais elle pensa que son indifférence pouvait éveiller un soupçon, elle répondit vivement à sa belle-fille : – Et vous, ma chère, le commerce de l’amour ! Puis elle descendit.

– Serrez tout cela, Dayelle, et venons au conseil, monsieur, dit au roi la jeune reine ravie de faire décider en l’absence de la reine-mère la question si grave de la lieutenance du royaume.

Marie Stuart prit le bras du roi. Dayelle sortit la première en disant un mot aux pages, et l’un d’eux, le jeune Téligny, qui devait périr si misérablement à la Saint-Barthélemi, cria : – Le Roi !

En entendant ce mot, les deux arquebusiers se mirent au port d’arme, et les deux pages allèrent en avant vers la chambre du conseil, au milieu de la haie de courtisans et de la haie formée par les filles des deux reines. Tous les membres du conseil se groupèrent alors à la porte de cette salle, qui se trouve à une faible distance de la porte de l’escalier. Le Grand-Maître, le cardinal et le Chancelier allèrent à la rencontre des deux jeunes souverains qui souriaient à quelques-unes des filles, ou répondaient à des demandes de quelques courtisans plus familiers que les autres. Mais la jeune reine, évidemment impatiente, entraînait François II vers l’immense salle du conseil. Quand le son lourd des arquebuses, en retentissant sur le plancher, annonça que le couple était entré, les pages remirent leurs bonnets sur leurs têtes, et les conversations particulières entre les seigneurs reprirent leur cours sur la gravité des affaires qui allaient se débattre.

– On a envoyé chercher le connétable par Chiverny, et il n’est pas venu, disait l’un.

– Il n’y a aucun prince du sang, faisait observer l’autre.

– Le Chancelier et monsieur de Tournon étaient soucieux !

– Le Grand-Maître a fait dire au garde-des-sceaux de ne pas manquer d’être à ce conseil, il en sortira sans doute quelques lettres patentes.

– Comment la reine-mère reste-t-elle en bas, chez elle, en un pareil moment !

{p. 574} – On va nous tailler des croupières, disait Groslot au cardinal de Châtillon.

Enfin chacun disait son mot. Les uns allaient et venaient dans cette immense salle, d’autres papillonnaient autour des filles des deux reines comme s’il était donné de saisir quelques paroles à travers un mur de trois pieds d’épaisseur, à travers deux portes et les riches portières qui les enveloppaient.

Assis en haut de la longue table couverte en velours bleu qui se trouvait au milieu de cette salle, le roi auprès de qui la jeune reine avait pris place sur un fauteuil, attendait sa mère. Robertet taillait ses plumes. Les deux cardinaux, le Grand-Maître, le chancelier, le garde-des-sceaux, tout le conseil enfin regardait le petit roi en se demandant pourquoi il ne donnait pas l’ordre pour s’asseoir.

– Délibérera-t-on en l’absence de madame la reine-mère ? dit alors le chancelier en s’adressant au jeune roi.

Les deux princes lorrains attribuèrent l’absence de Catherine à quelque ruse de leur nièce. Excité d’ailleurs par un regard significatif, l’audacieux cardinal dit au roi : – Le bon plaisir du Roi est-il que l’on commence sans madame sa mère ?

François II, sans oser se prononcer, répondit : – Messieurs, asseyez-vous.

Le cardinal expliqua succinctement les dangers de la situation. Ce grand politique, qui fut dans cette circonstance d’une habileté merveilleuse, amena la question de la lieutenance au milieu du profond silence des assistants. Le jeune roi sentit sans doute une oppression et devina que sa mère avait le sentiment des droits de la couronne et la connaissance du danger où était son pouvoir, il répondit alors à une demande positive du cardinal : – Attendons la reine ma mère.

Éclairée par le retard inconcevable de la reine Catherine, tout à coup Marie Stuart réunit en une seule pensée trois circonstances qu’elle se rappela vivement. D’abord la grosseur des mémoires présentés à sa belle-mère, et qui l’avait frappée, quelque distraite qu’elle fût, car une femme qui paraît ne rien voir est un lynx ; puis l’endroit où Christophe les avait mis pour les séparer des siens. – Et pourquoi ? se demanda-t-elle. Enfin elle se souvint du regard froid de ce garçon, qu’elle attribua soudain à la haine des Réformés contre la nièce des Guise. Une voix lui cria : – Ne {p. 575} serait-ce pas un envoyé des Huguenots ? Obéissant comme les natures vives à son premier mouvement, elle dit : – Je vais chercher moi-même ma mère ! Puis elle sortit brusquement, se précipita dans l’escalier au grand étonnement des courtisans et des dames ; elle descendit chez sa belle-mère, y traversa la salle des gardes, ouvrit la porte de la chambre avec des précautions de voleur, glissa comme une ombre sur les tapis, et ne l’aperçut nulle part ; elle pensa devoir la surprendre dans le magnifique cabinet qui se trouve entre cette chambre et l’oratoire. On reconnaît encore aujourd’hui parfaitement bien les dispositions de cet oratoire, auquel les mœurs de cette époque avaient donné dans la vie privée le rôle que joue maintenant un boudoir.

Par un hasard inexplicable quand on songe à l’état de dégradation dans lequel la couronne laisse ce château, les admirables boiseries du cabinet de Catherine existent encore, et dans ces boiseries finement sculptées, les curieux peuvent encore de nos jours voir les traces de la splendeur italienne et reconnaître les cachettes que la reine-mère y avait établies. Une description exacte de ces curiosités est même nécessaire à l’intelligence de ce qui allait s’y passer. Cette boiserie était alors composée d’environ cent quatre-vingts petits panneaux oblongs dont une centaine subsistent encore, et qui tous offrent au regard des arabesques de dessins différents, évidemment suggérées par les plus charmantes arabesques de l’Italie. Le bois est du chêne vert. Le rouge qu’on retrouve sous la couche de chaux mise à propos du choléra, précaution inutile, indique assez que le fond des panneaux a été doré. Les endroits où le caustique manque, font supposer que certaines portions du dessin se détachaient de la dorure en couleur ou bleue, ou rouge, ou verte. La multitude de ces panneaux révèle bien l’intention de tromper les recherches ; mais si l’on en pouvait douter, le concierge du château, tout en vouant à l’exécration des races actuelles la mémoire de Catherine, montre aux visiteurs, au bas de cette boiserie et au rez du plancher, une plinthe assez grossière qui se lève et sous laquelle existent encore des ressorts ingénieux. En pressant une détente ainsi déguisée, la reine pouvait ouvrir ceux de ces panneaux connus d’elle seule, et derrière lesquels il existe dans la muraille une cachette oblongue comme le panneau, mais plus ou moins profonde. Encore aujourd’hui, l’œil le plus exercé reconnaîtrait difficilement, entre tous {p. 576} ces panneaux, celui qui doit tomber sur ses charnières invisibles ; mais quand les yeux étaient amusés par les couleurs et par les dorures habilement combinées pour cacher les fentes, il est facile de croire que vouloir découvrir un ou deux panneaux entre deux cents était une chose impossible.

Au moment où Marie Stuart mit la main sur le loquet de la serrure assez compliquée de ce cabinet, l’Italienne, qui venait de se convaincre de la grandeur des plans du prince de Condé, venait de faire jouer le ressort caché dans la plinthe, un des panneaux s’était brusquement abaissé sur sa charnière, et Catherine se retournait pour prendre sur sa table les papiers afin de les cacher et veiller à la sûreté de l’émissaire dévoué qui les lui apportait. En entendant ouvrir la porte, elle devina que la reine Marie pouvait seule venir sans se faire annoncer.

– Vous êtes perdu, dit-elle à Christophe en s’apercevant qu’elle ne pouvait plus serrer les papiers ni fermer assez promptement le panneau pour que le secret de sa cachette ne fût33 pas éventé.

Christophe répondit par un regard sublime.

– Povero mio ! dit Catherine avant de regarder sa belle-fille. – Trahison, madame ! je les tiens, cria-t-elle. Faites venir le cardinal et le duc. Que celui-ci, dit-elle en montrant Christophe, ne sorte pas.

En un moment cette habile femme avait jugé nécessaire de livrer ce pauvre jeune homme : elle ne pouvait le cacher, il était impossible de le faire sauver ; et d’ailleurs, huit jours plus tôt il eût été temps, mais depuis la matinée les Guise connaissaient le complot, ils devaient avoir les listes qu’elle tenait à la main et attiraient évidemment les Réformés dans un piége. Ainsi tout heureuse d’avoir reconnu chez ses adversaires l’esprit qu’elle leur avait souhaité, la politique voulait que la mèche éventée, elle s’en fît un mérite. Ces effroyables calculs furent établis dans le rapide moment pendant lequel la jeune reine ouvrit la porte. Marie Stuart resta muette pendant un instant. Son regard perdit sa gaieté, prit l’acutesse que le soupçon donne aux yeux de tout le monde, et qui chez elle devint terrible par la rapidité du contraste. Ses yeux allèrent de Christophe à la reine-mère et de la reine-mère à Christophe en exprimant des doutes malicieux. Puis elle saisit une sonnette au bruit de laquelle arriva une des filles de la reine-mère.

– Mademoiselle du Rouet, faites venir le capitaine de service, {p. 577} dit Marie Stuart à la demoiselle d’honneur contrairement à l’étiquette, nécessairement violée en de semblables circonstances.

Pendant que la jeune reine donnait cet ordre, Catherine avait toisé Christophe en lui disant par son regard : – Du courage ! Le Réformé comprit tout et répondit par un regard qui voulait dire : – Sacrifiez-moi comme ils me sacrifient !

– Comptez sur moi, dit Catherine par un geste. Puis elle se plongea dans les papiers quand sa belle-fille se retourna.

– Vous êtes de la religion réformée ? dit Marie Stuart à Christophe.

– Oui, madame, répondit-il.

– Je ne m’étais pas trompée, ajouta-t-elle en murmurant quand elle retrouva dans les yeux du Réformé ce même regard où la froideur et la haine se cachaient sous une expression d’humilité.

Pardaillan se montra soudain, envoyé par les deux princes lorrains et par le roi. Le capitaine demandé par Marie Stuart suivait ce jeune gentilhomme, un des plus dévoués guisards.

– Allez dire de ma part au Roi, au Grand-Maître et au Cardinal de venir, en leur faisant observer que je ne prendrais point cette liberté s’il n’était survenu quelque chose de grave. Allez, Pardaillan. – Quant à toi, Lewiston, veille sur ce traître de Réformé, dit-elle à l’Écossais dans sa langue maternelle en lui désignant Christophe.

La jeune reine et la reine-mère gardèrent le silence jusqu’à l’arrivée des princes et du roi. Ce moment fut terrible.

Marie Stuart avait découvert à sa belle-mère et dans toute son étendue le rôle que lui faisaient jouer ses oncles ; sa défiance habituelle et constante s’était trahie, et cette jeune conscience sentait tout ce qu’il y avait de déshonorant dans ce métier pour une grande reine. De son côté, Catherine venait de se livrer par peur et craignait d’être comprise, elle tremblait pour son avenir. Chacune de ces deux femmes, l’une honteuse et colère, l’autre haineuse et tranquille, alla dans l’embrasure de la croisée et s’appuya l’une à droite, l’autre à gauche ; mais elles exprimèrent leurs sentiments dans des regards si parlants qu’elles baissèrent les yeux, et, par un mutuel artifice, regardèrent le ciel par la fenêtre. Ces deux femmes si supérieures n’eurent alors pas plus d’esprit que les plus vulgaires. Peut-être en est-il ainsi toutes les fois que les circonstances écrasent les hommes. Il y a toujours un moment où le génie lui-même {p. 578} sent sa petitesse en présence des grandes catastrophes. Quant à Christophe, il était comme un homme qui roule dans un abîme. Lewiston, le capitaine écossais, écoutait ce silence, il regardait le fils du pelletier et les deux reines avec une curiosité soldatesque. L’entrée du jeune roi et de ses deux oncles mit fin à cette situation pénible. Le cardinal alla droit à la reine.

– Je tiens tous les fils de la conspiration des hérétiques, ils m’envoyaient cet enfant chargé de ce traité et de ces documents, lui dit Catherine à voix basse.

Pendant le temps que Catherine s’expliquait avec le cardinal, la reine Marie disait quelques mots à l’oreille du Grand-Maître.

– De quoi s’agit-il ? fit le jeune roi qui restait seul au milieu de ces violents intérêts entre-choqués.

– Les preuves de ce que je disais à Votre Majesté ne se sont pas fait attendre, dit le cardinal qui saisit les papiers.

Le duc de Guise prit son frère à part, sans se soucier d’interrompre, et lui dit à l’oreille : – De ce coup, me voici lieutenant-général, sans opposition.

Un fin regard fut toute la réponse du cardinal, il fit ainsi comprendre à son frère qu’il avait déjà saisi tous les avantages à recueillir de la fausse position de Catherine.

– Qui vous a envoyé ? dit le duc à Christophe.

– Chaudieu le ministre, répondit-il.

– Jeune homme, tu mens ! dit vivement l’homme de guerre, c’est le prince de Condé !

– Le prince de Condé, monseigneur ! reprit Christophe d’un air étonné, je ne l’ai jamais rencontré. Je suis du Palais, j’étudie chez monsieur de Thou, je suis son secrétaire, et il ignore que je suis de la religion. Je n’ai cédé qu’aux prières du ministre.

– Assez, fit le cardinal. Appelez monsieur de Robertet, dit-il à Lewiston, car ce jeune drôle est plus rusé que de vieux politiques, il nous a trompés, mon frère et moi, qui lui aurais donné le bon Dieu sans confession.

– Tu n’es pas un enfant, morbleu ! s’écria le duc, et nous te traiterons en homme.

– On voulait séduire votre auguste mère, dit le cardinal en s’adressant au roi et voulant le prendre à part pour l’amener à ses fins.

– Hélas ! répondit la reine à son fils en prenant un air de {p. 579} reproche et l’arrêtant au moment où le cardinal l’emmenait dans l’oratoire pour le soumettre à sa dangereuse éloquence, vous voyez l’effet de la situation dans laquelle je suis : on me croit irritée du peu d’influence que j’ai dans les affaires publiques, moi la mère de quatre princes de la maison de Valois.

Le jeune roi devint attentif. Marie Stuart, en voyant le front du roi se plisser, le prit et l’emmena dans l’embrasure de la fenêtre, où elle le cajola par de douces paroles dites à voix basse, et sans doute semblables à celles qu’elle lui adressait naguère à son lever. Les deux frères lurent alors les papiers livrés par la reine Catherine. En y trouvant des renseignements que leurs espions, monsieur de Braguelonne, le lieutenant-criminel du Châtelet, ignoraient34, ils furent tentés de croire à la bonne foi de Catherine de Médicis. Robertet vint et reçut quelques ordres secrets relatifs à Christophe. Le jeune instrument des chefs de la Réformation fut alors emmené par quatre gardes de la compagnie écossaise qui lui firent descendre l’escalier et le livrèrent à monsieur de Montrésor, le prévôt de l’hôtel. Ce terrible personnage conduisit lui-même Christophe, accompagné de cinq de ses sergents, dans la prison du château, située dans les caves voûtées de la tour aujourd’hui en ruine, que le concierge du château de Blois vous montre en disant que là se trouvaient les oubliettes.

Après un pareil événement, le conseil ne pouvait plus être qu’un simulacre : le roi, la jeune reine, le Grand-Maître, le cardinal de Lorraine y revinrent, emmenant Catherine vaincue, et qui n’y parla que pour approuver les mesures demandées par les Lorrains. Malgré la légère opposition du chancelier Olivier, le seul personnage qui fît entendre des paroles où poindait l’indépendance nécessaire à l’exercice de sa charge, le duc de Guise fut nommé lieutenant-général du royaume. Robertet apporta les provisions avec une célérité qui prouvait un dévouement qu’on pourrait appeler de la complicité. Le roi, donnant le bras à sa mère, traversa de nouveau la salle des gardes en annonçant à la cour qu’il allait le lendemain même au château d’Amboise. Cette résidence avait été abandonnée depuis que Charles VIII s’y était donné très-involontairement la mort en heurtant le chambranle d’une porte qu’il faisait sculpter, en croyant pouvoir entrer sans se baisser sous l’échafaudage. Catherine, pour masquer les projets des Guise, dit avoir l’intention de finir le château d’Amboise pour le compte de {p. 580} la couronne, en même temps qu’on achèverait son château de Chenonceaux. Mais personne ne fut la dupe de ce prétexte, et la cour s’attendit à de grands événements.

Après avoir passé deux heures environ à se reconnaître dans l’obscurité de son cachot, Christophe finit par le trouver garni d’une boiserie grossière, mais assez épaisse pour rendre ce trou carré salubre et habitable. La porte, semblable à celle d’un toit à porc, l’avait contraint à se plier en deux pour entrer. À côté de cette porte, une grosse grille en fer ouverte sur une espèce de corridor donnait un peu d’air et de lumière. Cette disposition du cachot, en tout point semblable à celle des puits de Venise, disait assez que l’architecte du château de Blois appartenait à cette école vénitienne qui, au Moyen-Âge, donna tant de constructeurs à l’Europe. En sondant ce puits au-dessus de la boiserie, Christophe remarqua que les deux murs qui le séparaient, à droite et à gauche, de deux puits semblables étaient en briques. En frappant pour reconnaître l’épaisseur, il fut assez surpris d’entendre frapper de l’autre côté.

– Qui êtes-vous ? lui demanda son voisin qui lui parla par le corridor.

– Je suis Christophe Lecamus.

– Moi, répondit la voix, je suis le capitaine Chaudieu, frère du ministre. On m’a pris cette nuit à Beaugency ; mais heureusement il n’y a rien contre moi.

– Tout est découvert, dit Christophe. Ainsi vous êtes sauvé de la bagarre.

– Nous avons trois mille hommes en ce moment dans les forêts du Vendômois35, et tous gens assez déterminés pour enlever la reine-mère et le roi pendant leur voyage. Heureusement la Renaudie a été plus fin que moi, il s’est sauvé. Vous veniez de nous quitter quand les guisards nous ont surpris36.

– Mais je ne connais point la Renaudie…

– Bah ! mon frère m’a tout dit, répondit le capitaine.

Sur ce mot, Christophe s’assit sur son banc et ne répondit plus rien à tout ce que put lui demander le prétendu capitaine, car il avait assez pratiqué déjà les gens de justice, pour savoir combien il fallait de prudence dans les prisons. Au milieu de la nuit, il vit reluire la pâle lumière d’une lanterne dans le corridor, après avoir entendu manœuvrer les grosses serrures de la porte en fer qui fermait la {p. 581} cave. Le grand-prévôt venait lui-même chercher Christophe. Cette sollicitude pour un homme qu’on avait laissé dans son cachot sans nourriture parut singulière à Christophe ; mais le grand déménagement de la cour avait sans doute empêché de songer à lui. L’un des sergents du prévôt lui lia les mains avec une corde, et le tint par cette corde jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans une des salles basses du château de Louis XII, qui servait évidemment d’antichambre au logement de quelque personnage. Le sergent et le grand-prévôt le firent asseoir sur un banc, où le sergent lui lia les pieds comme il lui avait lié les mains. Sur un signe de monsieur de Montrésor, le sergent sortit.

– Écoute-moi bien, mon ami, dit à Christophe le grand-prévôt qui jouait avec le collier de l’Ordre, car ce personnage était en costume à cette heure avancée de la nuit.

Cette petite circonstance donna beaucoup à penser au fils du pelletier. Christophe vit bien que tout n’était pas fini. Certes, en ce moment, il ne s’agissait ni de le pendre, ni de le juger.

– Mon ami, tu peux t’épargner de cruels tourments en me disant ici tout ce que tu sais des intelligences de monsieur le prince de Condé avec la reine Catherine. Non-seulement il ne te sera point fait de mal, mais encore tu entreras au service de monseigneur le lieutenant-général du royaume, qui aime les gens intelligents, et sur qui ta bonne mine a produit une vive impression. La reine-mère va être renvoyée à Florence, et monsieur de Condé sera sans doute mis en jugement. Ainsi, crois-moi, les petits doivent s’attacher aux grands qui règnent. Dis-moi le tout, tu t’en trouveras bien.

– Hélas ! monsieur, répondit Christophe, je n’ai rien à dire, j’ai avoué tout ce que je sais à messieurs de Guise dans la chambre de la reine. Chaudieu m’a entraîné à mettre des papiers sous les yeux de la reine-mère, en me faisant croire qu’il s’agissait de la paix du royaume.

– Vous n’avez jamais vu le prince de Condé ?

– Jamais, dit Christophe.

Là-dessus, monsieur de Montrésor laissa Christophe et alla dans une chambre voisine. Christophe ne resta pas longtemps seul. La porte par laquelle il était venu s’ouvrit bientôt, donna passage à plusieurs hommes, qui ne la fermèrent pas et qui firent entendre dans la cour des bruits peu récréatifs. On apportait des bois et des {p. 582} machines évidemment destinés au supplice de l’envoyé des Réformés. La curiosité de Christophe trouva bientôt matière à réflexion dans les préparatifs que les nouveaux venus firent dans la salle et sous ses yeux. Deux valets mal vêtus et grossiers obéissaient à un gros homme vigoureux et trapu qui, dès son entrée, avait jeté sur Christophe le regard de l’anthropophage sur sa victime ; il l’avait toisé, évalué, estimant en connaisseur les nerfs, leur force et leur résistance. Cet homme était le bourreau de Blois. En plusieurs voyages, ses gens apportèrent un matelas, des maillets, des coins de bois, des planches et des objets dont l’usage ne parut ni clair ni sain au pauvre enfant que ces préparatifs concernaient, et dont le sang se glaça dans ses veines, par suite d’une appréhension terrible, mais indéterminée. Deux personnages entrèrent au moment où monsieur de Montrésor reparut.

– Hé ! bien, rien n’est prêt ? dit le grand-prévôt que les deux nouveaux venus saluèrent avec respect. – Savez-vous, ajouta-t-il en s’adressant au gros homme et à ses deux valets, que monseigneur le cardinal vous croit à la besogne. – Docteur, reprit-il en s’adressant à l’un des deux nouveaux personnages, voilà votre homme. Et il désigna Christophe.

Le médecin alla droit au prisonnier, lui délia les mains, lui frappa sur la poitrine et dans le dos. La science recommençait sérieusement l’examen sournois du bourreau. Pendant ce temps, un serviteur à la livrée de la maison de Guise apporta plusieurs fauteuils, une table et tout ce qui était nécessaire pour écrire.

– Commencez le procès-verbal, dit monsieur de Montrésor, en désignant la table au second personnage vêtu de noir, qui était un greffier. Puis il revint se placer auprès de Christophe, auquel il dit fort doucement : – Mon ami, le chancelier ayant appris que vous refusiez de répondre d’une manière satisfaisante à mes demandes, a résolu que vous seriez appliqué à la question ordinaire et extraordinaire.

– Est-il en bonne santé et peut-il la supporter ? dit le greffier au médecin.

– Oui, répondit le savant qui était un des médecins de la maison de Lorraine.

– Eh ! bien, retirez-vous dans la salle ici près, nous vous ferons appeler toutes les fois qu’il sera nécessaire de vous consulter.

Le médecin sortit.

{p. 583} Sa première terreur passée, Christophe rappela son courage : l’heure de son martyre était venue. Il regarda dès lors avec une froide curiosité les dispositions que faisaient le bourreau et ses valets. Après avoir dressé un lit à la hâte, ces deux hommes préparaient des machines appelées brodequins, consistant en plusieurs planches entre lesquelles on plaçait chacune des jambes du patient, qui s’y trouvait prise dans de petits matelas. Chaque jambe ainsi arrangée était rapprochée l’une de l’autre. L’appareil employé par les relieurs pour serrer leurs volumes entre deux planches qu’ils maintiennent avec des cordes, peut donner une idée très-exacte de la manière dont chaque jambe du patient était disposée. Chacun imaginera dès lors l’effet que produisait un coin chassé à coups de maillet entre les deux appareils où la jambe était comprimée, et qui, serrés eux-mêmes par des câbles, ne cédaient point. On enfonçait les coins à la hauteur des genoux et aux chevilles, comme s’il s’agissait de fendre un morceau de bois. Le choix de ces deux endroits dénués de chair, et où par conséquent le coin se faisait place aux dépens des os, rendait cette question horriblement douloureuse. Dans la question ordinaire, on chassait quatre coins, deux aux chevilles et deux aux genoux ; mais dans la question extraordinaire, on allait jusqu’à huit, pourvu que les médecins jugeassent que la sensibilité du prévenu n’était pas épuisée. À cette époque, les brodequins s’appliquaient également aux mains ; mais, pressés par le temps, le cardinal, le lieutenant-général du royaume et le chancelier en dispensèrent Christophe. Le procès-verbal était ouvert, le grand-prévôt en avait dicté quelques phrases en se promenant d’un air méditatif, et en faisant dire à Christophe ses noms, ses prénoms, son âge, sa profession ; puis il lui demanda de quelle personne il tenait les papiers qu’il avait remis à la reine.

– Du ministre Chaudieu, répondit-il.

– Où vous les a-t-il remis ?

– Chez moi, à Paris.

– En vous les remettant, il a dû vous dire si la reine-mère vous accueillerait avec plaisir.

– Il ne m’a rien dit de semblable, répondit Christophe. Il m’a seulement prié de les remettre à la reine Catherine en secret.

– Vous avez donc vu souvent Chaudieu, pour qu’il fût instruit de votre voyage.

– Le ministre n’a pas su par moi qu’en apportant leurs {p. 584} fourrures aux deux reines, je venais réclamer, de la part de mon père, la somme que lui doit la reine-mère, et je n’ai pas eu le temps de lui demander par qui.

– Mais ces papiers, qui vous ont été donnés sans être enveloppés ni cachetés, contenaient un traité entre des rebelles et la reine Catherine ; vous avez dû voir qu’ils vous exposaient à subir le supplice destiné aux gens qui trempent dans une rébellion.

– Oui.

– Les personnes qui vous ont décidé à cet acte de haute trahison ont dû vous promettre des récompenses et la protection de la reine-mère.

– Je l’ai fait par attachement pour Chaudieu, la seule personne que j’aie vue.

– Persistez-vous donc à dire que vous n’avez pas vu le prince de Condé ?

– Oui !

– Le prince de Condé ne vous a-t-il pas dit que la reine-mère était disposée à entrer dans ses vues contre messieurs de Guise ?

– Je ne l’ai pas vu.

– Prenez garde ! Un de vos complices, La Renaudie, est arrêté. Quelque fort qu’il soit, il n’a pas résisté à la question qui vous attend, et il a fini par avouer avoir eu, de même que le prince, une entrevue avec vous. Si vous voulez37 éviter les tourments de la question, je vous engage à dire simplement la vérité. Peut-être obtiendrez-vous ainsi votre grâce.

Christophe répondit qu’il ne pouvait affirmer ce dont il n’avait jamais eu connaissance, ni se donner des complices quand il n’en avait point. En entendant ces paroles, le grand-prévôt fit un signe au bourreau et rentra dans la salle voisine. À ce signe, le front de Christophe se rida, il fronça les sourcils par une contraction nerveuse en se préparant à souffrir. Ses poignets se fermèrent par une contraction si violente, que ses ongles pénétrèrent dans sa chair sans qu’il le sentît. Les trois hommes s’emparèrent de lui, le placèrent sur le lit de camp, et l’y couchèrent en laissant pendre ses jambes. Pendant que le bourreau attachait son corps sur cette table par de grosses cordes, chacun de ses aides lui mettait une jambe dans les brodequins. Bientôt les cordes furent serrées au moyen d’une manivelle, sans que cette pression fît grand mal au {p. 585} Réformé. Quand chaque jambe fut ainsi prise comme dans un étau, le bourreau saisit son maillet, ses coins, et regarda tour à tour le patient et le greffier.

– Persistez-vous à nier ? dit le greffier.

– J’ai dit la vérité, répondit Christophe.

– Eh ! bien, allez, dit le greffier en fermant les yeux.

Les cordes furent serrées avec une vigueur extrême. Ce moment était peut-être le plus douloureux de la torture : les chairs étaient alors brusquement comprimées, le sang refluait violemment vers le buste. Aussi le pauvre enfant ne put-il retenir des cris effroyables, il parut près de s’évanouir. On appela le médecin. Ce personnage tâta le pouls de Christophe et dit au bourreau d’attendre un quart d’heure avant d’enfoncer les coins, pour laisser le temps au sang de se calmer, et à la sensibilité celui de revenir entièrement. Le greffier représenta charitablement à Christophe que s’il ne supportait pas mieux le commencement des douleurs auxquelles il ne pouvait se soustraire, il valait mieux révéler ; mais Christophe ne répondit que par ces mots : – Le couturier du roi ! le couturier du roi !

– Qu’entendez-vous par ces paroles ? lui demanda le greffier.

– En voyant à quel supplice je dois résister, dit lentement Christophe pour gagner du temps et se reposer, j’appelle toute ma force et cherche à l’augmenter en songeant au martyre qu’a enduré pour la sainte cause de la Réformation le couturier du feu roi, à qui la question a été donnée en présence de madame la duchesse de Valentinois et du roi, je tâcherai d’être digne de lui !

Pendant que le médecin exhortait le malheureux à ne pas laisser recourir aux moyens extraordinaires, le cardinal et le duc, impatients de connaître le résultat de cet interrogatoire, se montrèrent, et demandèrent à Christophe de dire incontinent la vérité. Le fils du pelletier répéta les seuls aveux qu’il se permettait de faire, et qui ne chargeaient que Chaudieu. Les deux princes firent un signe. À ce signe, le bourreau et son premier aide saisirent leurs maillets, prirent chacun un coin et l’enfoncèrent, l’un se tenant à droite, l’autre à gauche, entre les deux appareils. Le bourreau était à la hauteur des genoux, l’aide vis-à-vis des pieds, aux chevilles. Les yeux des témoins de cette scène horrible s’attachèrent à ceux de Christophe, qui, sans doute excité par la présence de ces grands personnages, leur lança des regards si animés, qu’ils prirent l’éclat {p. 586} d’une flamme. Aux deux autres coins, il laissa échapper un gémissement horrible. Quand il vit prendre les coins de la question extraordinaire, il se tut ; mais son regard contracta une fixité si violente, et jetait aux deux seigneurs qui le contemplaient un fluide si pénétrant, que le duc et le cardinal furent obligés de baisser les yeux. La même défaite fut essuyée par Philippe le Bel quand il fit donner la question du balancier en sa présence aux Templiers. Ce supplice consistait à soumettre la poitrine du patient au coup d’une des branches du balancier avec lequel on frappait la monnaie, et que l’on garnissait d’un tampon de cuir. Il y eut un chevalier de qui le regard s’attacha si violemment au roi, que le roi, fasciné, ne put détacher sa vue de celle du patient. Au troisième coup de barre, le roi sortit, après avoir entendu sa citation dans l’année au tribunal de Dieu, devant lequel il comparut. Au cinquième coin, le premier de la question extraordinaire, Christophe dit au cardinal : – Monseigneur, abrégez mon supplice, il est inutile !

Le cardinal et le duc rentrèrent dans la salle, et Christophe entendit alors ces paroles prononcées par la reine Catherine : – Allez toujours, car après tout ce n’est qu’un hérétique !

Elle jugea prudent de paraître plus sévère que les bourreaux envers son complice.

On enfonça le sixième et le septième coin sans que Christophe se plaignît : son visage brillait d’une splendeur extraordinaire, due sans doute à l’excès de force que lui prêtait le fanatisme excité. Où chercher ailleurs que dans le sentiment le point d’appui nécessaire pour résister à de pareilles souffrances ? Enfin Christophe se mit à sourire au moment où le bourreau prit le huitième coin. Cette horrible torture durait depuis une heure.

Le greffier alla chercher le médecin, afin de savoir si l’on pouvait enfoncer le huitième coin sans mettre la vie du patient en danger. Pendant ce temps, le duc revint voir Christophe.

– Ventre-de-biche ! tu es un fier compagnon, lui dit-il en se penchant à son oreille. J’aime les gens courageux. Entre à mon service, tu seras heureux et riche, mes faveurs panseront tes membres meurtris ; je ne te proposerai pas de lâcheté, comme de rentrer dans ton parti pour nous en dire les projets : il y a toujours des traîtres, et la preuve en est dans les prisons de Blois ; mais dis-moi seulement en quels termes en sont la reine-mère et le prince de Condé.

{p. 587} – Je n’en sais rien, monseigneur, cria Lecamus.

Le médecin vint, examina la victime, et dit qu’elle pouvait encore supporter le huitième coin.

– Enfoncez-le, dit le cardinal. Après tout, comme l’a dit la reine, ce n’est qu’un hérétique, ajouta-t-il en regardant Christophe et lui jetant un affreux sourire.

Catherine sortit à pas lents de la salle voisine, se plaça devant Christophe et le contempla froidement. Elle fut alors l’objet de l’attention des deux frères, qui examinèrent alternativement Catherine et son complice. De cette épreuve solennelle dépendait pour cette femme ambitieuse tout son avenir : elle éprouvait une vive admiration pour le courage de Christophe, elle le regardait sévèrement ; elle haïssait les Guise, elle leur souriait.

– Hé ! bien, dit-elle, jeune homme, avouez que vous avez vu le prince de Condé, vous serez richement récompensé.

– Ah ! quel métier faites-vous, madame ? s’écria Christophe en la plaignant.

La reine tressaillit.

– Il m’insulte ! ne le pendrez-vous pas ? dit-elle aux deux frères qui demeuraient pensifs.

– Quelle femme ! s’écria le Grand-Maître dans l’embrasure de la croisée en consultant son frère par un regard.

– Je reste en France, et je me vengerai d’eux, pensa la reine. – Allez ! qu’il avoue ou qu’il meure ! s’écria-t-elle en s’adressant à monsieur de Montrésor.

Le grand-prévôt détourna les yeux, les bourreaux étaient occupés, Catherine put alors lancer au martyr un regard qui ne fut vu de personne et qui tomba sur Christophe comme une rosée. Les yeux de cette grande reine lui parurent humides, il y roulait en effet deux larmes contenues et séchées aussitôt. Le coin fut enfoncé, l’une des planches entre lesquelles on le chassait cassa. Christophe laissa partir de sa poitrine un cri horrible, après lequel il se tut et montra un visage rayonnant : il croyait mourir.

– Qu’il meure ! s’écria le cardinal en répétant le dernier mot de la reine avec une sorte d’ironie, non, non ! Ne rompons point ce fil, dit-il au grand-prévôt.

Le duc et le cardinal se consultèrent alors à voix basse.

– Qu’en fera-t-on ? demanda le bourreau.

– Envoyez-le dans les prisons d’Orléans, dit le duc, et surtout, {p. 588} reprit-il en s’adressant à monsieur de Montrésor, ne le pendez point sans mon ordre.

La délicatesse excessive à laquelle était arrivée la sensibilité des organes intérieurs, montés par la résistance qui nécessitait l’emploi de toutes les forces humaines, existait au même degré dans tous les sens de Christophe. Lui seul entendit les paroles suivantes que le duc de Guise dit à l’oreille du cardinal : – Je ne renonce point à savoir la vérité par ce petit bonhomme.

Quand les deux princes eurent quitté la salle, les bourreaux débarrassèrent les jambes de leur patient sans aucune précaution.

– A-t-on jamais vu criminel de cette force ? dit le bourreau à ses aides. Le drôle a supporté le huitième coin, il devait mourir, je perds la valeur de son corps…

– Déliez-moi sans me faire souffrir, mes amis, dit le pauvre Christophe. Quelque jour je vous récompenserai.

– Allons, ayez de l’humanité ! s’écria le médecin. Monseigneur le duc estime ce jeune homme et me l’a recommandé.

– Je vais à Amboise avec mes aides, dit brutalement le bourreau, soignez-le vous-même. D’ailleurs, voilà38 le geôlier.

Le bourreau partit en laissant Christophe entre les mains du doucereux médecin qui, aidé par le futur gardien de Christophe, le porta sur un lit, lui apporta un bouillon, le lui fit prendre, s’assit à côté de lui, lui tâta le pouls et lui donna des consolations.

– Vous n’en mourrez pas, lui dit-il. Vous devez éprouver une douceur intérieure, en sachant que vous avez fait votre devoir. La reine m’a chargé de veiller sur vous, ajouta-t-il à voix basse.

– La reine est bien bonne, dit Christophe en qui les souffrances extrêmes avaient aussi développé une admirable lucidité d’esprit et qui, après avoir supporté de si grandes souffrances, ne voulut pas compromettre les résultats de son dévouement. Mais elle aurait bien pu m’épargner de si grandes douleurs en ne me livrant pas à mes persécuteurs et leur disant elle-même des secrets que j’ignore.

En entendant cette réponse, le médecin prit son bonnet, son manteau, et laissa là Christophe en jugeant qu’il ne pourrait rien obtenir d’un homme de cette trempe. Le geôlier de Blois fit emporter le pauvre enfant par quatre hommes sur une civière et l’emmena dans la prison de la ville, où Christophe s’endormit de ce profond sommeil qui, dit-on, saisit presque toutes les mères après les horribles douleurs de l’accouchement.

{p. 589} En transportant la cour au château d’Amboise, les deux princes lorrains n’espéraient pas y voir le chef du parti de la Réformation, le prince de Condé qu’ils y avaient fait mander par le roi, pour lui tendre un piége. Comme vassal de la couronne et comme prince du sang, Condé devait obéir aux mandements du roi. Ne pas venir à Amboise constituait un crime de félonie ; mais en y venant, il se mettait à la disposition de la couronne. Or, en ce moment, la couronne, le conseil, la cour, tous les pouvoirs étaient réunis entre les mains du duc de Guise et du cardinal de Lorraine. Le prince de Condé montra, dans cette conjoncture si délicate, l’esprit de décision et la ruse qui firent de lui le digne interprète de Jeanne d’Albret et le valeureux général des Réformés. Il voyagea sur les derrières des conjurés à Vendôme, afin de les appuyer en cas de succès. Quand cette première prise d’armes fut terminée par la courte échauffourée où périt la fleur de la noblesse égarée par Calvin, le prince arriva, suivi de cinquante gentilshommes, au château d’Amboise, le lendemain même de cette affaire que la fine politique des Lorrains appela le Tumulte d’Amboise. En apprenant l’arrivée du prince, les Lorrains envoyèrent au-devant de lui le maréchal de Saint-André suivi de cent hommes d’ordonnance. Quand le Béarnais et son escorte arrivèrent à la porte du château, le maréchal en refusa l’entrée aux gentilshommes du prince.

– Vous devez y entrer seul, monseigneur, dirent au prince le chancelier Olivier, le cardinal de Tournon et Birague qui se trouvèrent en dehors de la herse.

– Et pourquoi ?

– Vous êtes soupçonné de félonie, lui répliqua le chancelier.

Le prince, qui vit en ce moment sa suite cernée par le duc de Nemours, répondit tranquillement : – S’il en est ainsi, j’entrerai seul chez mon cousin et lui prouverai mon innocence.

Il mit pied à terre, causa dans une parfaite liberté d’esprit avec Birague, le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier et le duc de Nemours, auxquels il demanda les détails du Tumulte.

– Monseigneur, dit le duc de Nemours, les rebelles avaient des intelligences dans Amboise. Le capitaine Lanoue y avait introduit des hommes d’armes qui leur ont ouvert cette porte, par où ils sont entrés dans la ville et de laquelle ils ont été les maîtres…

– C’est-à-dire que vous leur avez ouvert un sac, répondit le prince en regardant Birague.

{p. 590} – S’ils eussent été secondés par l’attaque que le capitaine Chaudieu, le frère du prédicant de Paris, devait faire sur la porte des Bons-Hommes, ils eussent réussi, répondit le duc de Nemours ; mais d’après la position que le duc de Guise m’avait fait prendre, le capitaine Chaudieu a dû me tourner pour éviter un combat. Au lieu d’arriver la nuit, comme les autres, le rebelle n’est venu qu’à la diane, au moment où les troupes du Roi écrasaient les rebelles entrés en ville.

– Et vous aviez un corps de réserve pour garder la porte qui leur avait été livrée ?

– Monsieur le maréchal de Saint-André s’y trouvait avec cinq cents hommes d’armes.

Le prince donna les plus grands éloges sur ces dispositions militaires.

– Pour s’être conduit ainsi, fit-il en terminant, le lieutenant-général devait avoir les secrets des Réformés. Ces gens ont sans doute été trahis.

Le prince fut conduit de rigueur en rigueur ; car, après l’avoir séparé des siens quand il voulut entrer au château, le cardinal et le chancelier lui barrèrent le passage quand il se dirigea vers l’escalier qui menait aux appartements du roi.

– Nous sommes chargés par le Roi, monseigneur, de vous conduire à votre appartement.

– Suis-je donc prisonnier ?

– Si telle était l’intention du roi, vous ne seriez pas accompagné par un prince de l’Église et par moi, dit le chancelier.

Ces deux personnages conduisirent le prince à un appartement où des gardes lui furent donnés, soi-disant par honneur, et où il resta sans voir personne pendant quelques heures. De sa fenêtre, il regarda la Loire et les campagnes qui, d’Amboise à Tours, forment un si beau bassin ; et il réfléchissait à sa situation, en se demandant ce que les Lorrains oseraient entreprendre sur sa personne, quand il entendit la porte de sa chambre s’ouvrir et vit entrer Chicot, le fou du roi, qui lui avait appartenu.

– On te disait en disgrâce, lui dit le prince.

– Vous ne sauriez croire combien, depuis la mort du roi Henri II, la cour est devenue sage.

– Le roi, cependant, doit aimer à rire.

– Lequel ? François II ou François de Lorraine ?

{p. 591} – Tu ne crains donc pas le duc, pour parler ainsi ?

– Il ne me châtiera point pour cela, monseigneur, répondit Chicot en souriant.

– Et à quoi dois-je l’honneur de ta visite ?

– Eh ! ne vous revenait-elle pas de droit après votre arrivée ? Je vous apporte ma marotte et mon bonnet.

– Je ne puis donc pas sortir ?

– Essayez ?

– Et si je sors ?

– Je dirai que vous avez gagné au jeu en jouant contre les règles.

– Chicot, tu me fais peur… Es-tu donc envoyé par quelqu’un qui s’intéresse à moi ?

– Oui ! dit Chicot par un signe de tête. Il s’approcha du prince et lui fit comprendre qu’ils étaient observés et écoutés.

– Qu’as-tu donc à me dire ? demanda le prince de Condé.

– Que l’audace seule peut vous tirer d’affaire, et ceci vient de la reine-mère, fit le fou qui glissa ses paroles dans l’oreille du prince.

– Dis à ceux qui t’envoient, répondit le prince, que je ne serais pas venu dans ce château, si j’avais quelque chose à me reprocher ou à craindre.

– Je cours répéter cette brave réponse ! s’écria le fou.

Deux heures après, à une heure après-midi, avant le dîner du roi, le chancelier et le cardinal de Tournon vinrent chercher le prince pour le présenter à François II, dans la grande galerie où l’on avait tenu conseil. Là, devant toute la cour, le prince de Condé fit le surpris de la froideur que lui marqua le petit roi dans son accueil, et il en demanda la cause.

– On vous accuse, mon cousin, dit sévèrement la reine-mère, d’avoir trempé dans le complot des Réformés, et vous devez vous montrer sujet fidèle et bon catholique, si vous ne voulez attirer la colère du roi sur votre maison.

En entendant ces paroles, dites au milieu du plus profond silence par Catherine, qui donnait le bras au roi son fils et qui avait à sa gauche le duc d’Orléans, le prince se recula de trois pas, par un mouvement plein de fierté, mit la main sur son épée et regarda tous les personnages qui l’environnaient.

– Ceux qui ont dit cela, madame, cria-t-il d’une voix irritée, en ont menti par leur gorge.

{p. 592} Il jeta son gant aux pieds du roi, en disant : Que celui qui veut soutenir cette calomnie s’avance.

La cour entière frissonna, quand on vit le duc de Guise quittant sa place ; mais au lieu de ramasser le gant comme on le croyait, il alla vers l’intrépide bossu.

– S’il vous faut un second, mon prince, faites-moi l’honneur de m’accepter, dit-il. Je réponds de vous, et vous montrerez aux Réformés combien ils s’abusent s’ils veulent vous prendre pour chef…

Le prince fut forcé de tendre la main au lieutenant-général du royaume. Chicot ramassa le gant et le remit à monsieur de Condé.

– Mon cousin, fit le petit roi, vous ne devez tirer l’épée que pour la défense de la couronne, venez dîner ?

Le cardinal de Lorraine, surpris du mouvement de son frère, l’emmena dans ses appartements. Le prince de Condé, sorti du plus grave de ses dangers, donna la main à la reine Marie Stuart pour se rendre dans la salle à manger ; mais, tout en disant des flatteries à la jeune reine, il cherchait quel piége lui tendait en ce moment la politique du Balafré. Le prince eut beau se creuser la tête, il ne devina le projet du Lorrain que quand la reine Marie le lui découvrit.

– C’eût été dommage, lui dit-elle en riant, de voir tomber une tête si spirituelle, et avouez que mon oncle est généreux ?

– Oui, madame, car ma tête ne va bien que sur mes épaules, encore que l’une soit sensiblement plus grosse que l’autre. Mais est-ce générosité chez votre oncle ? Ne s’est-il pas fait un mérite à bon marché ? Croyez-vous qu’il soit si facile de procéder contre un prince du sang ?

– Tout n’est pas fini, reprit-elle. Nous verrons quelle sera votre conduite à l’exécution des gentilshommes de vos amis, pour laquelle le conseil a résolu de déployer le plus grand appareil.

– Je ferai, dit le prince, ce que fera le roi.

– Le roi, la reine-mère et moi-même, nous y assisterons avec toute la cour et les ambassadeurs…

– Une fête ?… dit ironiquement le prince.

– Mieux que cela, dit la jeune reine, un acte de foi, un acte de haute politique. Il s’agit de soumettre les gentilshommes de France à la couronne, de leur faire passer leur goût pour les factions et pour les brigues…

{p. 593} – Vous ne leur ôterez point leur humeur belliqueuse en leur montrant de tels périls, madame, et vous risquez à ce jeu la couronne elle-même, répondit le prince.

À la fin de ce dîner, qui fut assez solennel, la reine Marie eut alors la triste hardiesse de mettre publiquement la conversation sur le procès qui se faisait en ce moment aux seigneurs pris les armes à la main, et de parler de la nécessité de donner le plus grand appareil à leur exécution.

– Madame, dit François II, n’est-ce pas assez pour le roi de France de savoir que le sang de tant de braves gentilshommes coulera ? faut-il en faire un triomphe ?

– Non, sire ; mais un exemple, répondit Catherine.

– Votre grand-père et votre père avaient coutume d’assister au brûlement des hérétiques, dit Marie Stuart.

– Les rois qui ont régné avant moi faisaient à leur guise, et je veux faire à la mienne, répondit le roi.

– Philippe II, reprit Catherine, qui certainement est un grand monarque, a fait dernièrement, étant dans les Pays-Bas, retarder un acte de foi jusqu’à ce qu’il fût de retour à Valladolid.

– Qu’en pensez-vous, mon cousin ? dit le roi au prince de Condé.

– Sire, vous ne pouvez vous en dispenser, il y faut le nonce du pape et les ambassadeurs. J’irai volontiers, moi, du moment où les dames sont de la fête…

Le prince de Condé, sur un regard de Catherine de Médicis, avait pris bravement son parti.

Pendant que le prince de Condé entrait au château d’Amboise, le pelletier des deux reines y arrivait aussi de Paris, amené par l’inquiétude dans laquelle les événements du Tumulte avaient plongé sa famille et celle de Lallier. À la porte du château, quand le vieillard se présenta, le capitaine, au mot de pelletier de la reine, lui répondit : – Brave homme, si tu veux être pendu, tu n’as qu’à mettre le pied à la cour. En entendant ces paroles, le père au désespoir s’assit sur une barrière à quelques pas et attendit qu’un serviteur d’une des deux reines ou quelque femme vînt à passer afin d’avoir des nouvelles de son fils ; mais il resta pendant toute la journée sans voir personne de connaissance, et fut forcé de descendre en ville où il se logea, non sans peine, dans une hôtellerie sur la place où se faisaient les exécutions. Il fut obligé de payer une {p. 594} livre par jour pour avoir une chambre dont la fenêtre donnât sur la place. Le lendemain, il eut le courage d’assister, de sa fenêtre, à l’exécution des fauteurs de la rébellion qu’on avait condamnés à être roués ou pendus, en gens de peu d’importance. Le syndic de la confrérie des pelletiers fut bien heureux de ne pas apercevoir son fils parmi les patients. Quand l’exécution fut terminée, il alla se mettre sur le passage du greffier. Après s’être nommé, et lui avoir mis une bourse pleine d’écus dans la main, il le pria de rechercher si, dans les trois exécutions précédentes, il avait eu le nommé Christophe Lecamus. Le greffier, touché par les manières et par l’accent de la voix de ce père au désespoir, l’emmena jusque chez lui. Après une soigneuse vérification, il donna au vieillard l’assurance que ledit Christophe ne se trouvait ni parmi les gens exécutés jusqu’alors, ni parmi ceux qui devaient être mis à mort les jours suivants.

– Mon cher maître, dit le greffier au syndic, le parlement s’est chargé du procès des seigneurs impliqués dans l’affaire, et des principaux chefs. Ainsi, peut-être votre fils est-il détenu dans les prisons du château et fera-t-il partie de la magnifique exécution que préparent nosseigneurs le duc de Guise et le cardinal de Lorraine. On doit trancher la tête à vingt-sept barons, onze comtes et sept marquis, en tout cinquante gentilshommes ou chefs de Réformés. Comme la justice de la comté de Touraine n’a rien de commun avec le parlement de Paris, si vous voulez absolument avoir des nouvelles de votre fils, allez voir monseigneur le chancelier Olivier qui, par l’ordre du lieutenant-général du royaume, a la grande main sur le procès.

Le pauvre vieillard alla trois fois chez le chancelier, et y fit queue dans la cour en compagnie d’un grand nombre de personnes qui sollicitaient pour leurs parents ; mais comme les gens titrés passaient avant les bourgeois, il fut obligé de renoncer à vouloir parler au chancelier qu’il vit plusieurs fois, sortant de sa maison pour se rendre soit au château, soit à la commission nommée par le parlement, au milieu d’une haie de solliciteurs que des gardes faisaient ranger pour lui laisser le passage libre. C’était une horrible scène de désolation39, car il se trouvait parmi les solliciteurs des femmes, des filles ou des mères, des familles entières éplorées. Le vieux Lecamus donna beaucoup d’or à des valets du château en les priant de remettre des lettres qu’il écrivit soit à Dayelle, la femme {p. 595} de chambre de la reine Marie, soit à celle de la reine-mère ; mais les valets prenaient les écus du bonhomme et remettaient, selon l’ordre du cardinal, les lettres au grand-prévôt de la cour. En déployant une cruauté inouïe, les princes lorrains pouvaient craindre les vengeances, et jamais ils ne prirent plus de précautions que pendant le séjour de la cour à Amboise, en sorte que ni la corruption la plus puissante, celle de l’or, ni les démarches les plus actives ne donnèrent au Syndic des Pelletiers des lumières sur le sort de son fils. Il allait par cette petite ville d’un air morne, examinant les immenses préparatifs que faisait faire le cardinal pour le terrible spectacle auquel devait assister le prince de Condé. On stimulait alors la curiosité publique, de Paris à Nantes, par les moyens en usage à cette époque. L’exécution avait été annoncée en chaire par tous les prédicateurs et par les curés, en même temps que la victoire du roi sur les hérétiques. Trois tribunes élégantes, parmi lesquelles celle du milieu paraissait devoir être plus somptueuse que les autres, furent adossées à la plate-forme du château d’Amboise, au pied de laquelle devait avoir lieu l’exécution. Autour de cette place, on bâtissait des gradins en planches qui furent garnis d’une foule immense attirée par la célébrité donnée à cet acte de foi. Dix mille personnes environ campèrent dans les champs, la veille du jour où cet horrible spectacle devait avoir lieu. Les toits furent chargés de monde, et les croisées se louèrent jusqu’à dix livres, somme énorme pour le temps. Le pauvre père avait, comme bien on pense, une des meilleures places pour embrasser le théâtre où devaient périr tant de gentilshommes, et au milieu duquel il vit dresser un vaste échafaud couvert en drap noir. On y apporta, le matin du jour fatal, le chouquet, nom du billot où le condamné devait poser sa tête en se mettant à genoux, puis, un fauteuil drapé de noir pour le greffier du parlement chargé d’appeler les gentilshommes en énonçant leur sentence. L’enceinte fut gardée dès le matin par la compagnie écossaise et par les gendarmes de la maison du roi, pour empêcher que la foule ne l’envahît avant l’exécution.

Après une messe solennelle dite au château et dans les églises de la ville, on amena les seigneurs, les derniers qui restassent de tous les conjurés. Ces gentilshommes, dont quelques-uns avaient subi la torture, furent réunis au pied de l’échafaud et assistés par des moines qui essayèrent de les faire renoncer aux doctrines de Calvin ; mais aucun d’eux n’écouta la voix de ces gens que leur {p. 596} avait détachés le cardinal de Lorraine, et parmi lesquels ces gentilshommes craignirent sans doute de trouver des espions du Lorrain. Afin de se délivrer des persécutions de leurs antagonistes, ils entonnèrent un psaume mis en vers français par Clément Marot. Calvin, comme on sait, avait décrété de prier Dieu dans la langue de chaque pays, autant par raison que pour attaquer le culte romain. Ce fut une coïncidence touchante pour ceux qui, dans la foule, plaignaient ces gentilshommes, que de leur entendre dire ce verset, au moment où la cour arriva :

Dieu nous soit doux et favorable,
Nous bénissant par sa bonté,
Et de son visage adorable
Nous fasse luire la clarté.

Tous les regards des Réformés se portèrent sur leur chef, le prince de Condé, qui fut, à dessein, placé entre la reine Marie et le duc d’Orléans. La reine Catherine de Médicis se trouvait après son fils, et avait le cardinal à sa gauche. Le nonce du pape était debout derrière les reines. Le lieutenant-général du royaume était à cheval au bas de l’estrade avec deux maréchaux de France et ses capitaines. Quand le prince de Condé parut, tous les gentilshommes qui devaient être décapités, et qui le connaissaient, le saluèrent, et l’intrépide bossu leur rendit ce salut.

– Il est difficile, dit-il au duc d’Orléans, de ne pas être poli avec des gens qui vont mourir.

Les deux autres tribunes furent remplies par les invités, par les courtisans et par les personnes de service à la cour. Ce fut enfin le monde du château de Blois, qui passait ainsi d’une fête aux supplices, comme plus tard il passa des plaisirs de la cour aux périls de la guerre avec une facilité qui sera toujours, pour les étrangers, un des ressorts de leur politique en France. Le pauvre Syndic des Pelletiers de Paris éprouva la joie la plus vive en ne voyant pas son fils parmi les cinquante-sept gentilshommes condamnés à mourir. À un signe du duc de Guise, le greffier, placé sur l’échafaud, cria sur-le-champ à haute voix : – Jean-Louis-Albéric, baron de Raunay, coupable d’hérésie, de crime de lèze-majesté et d’attaque à main armée contre la personne du Roi.

Un grand bel homme monta d’un pied sûr à l’échafaud, salua le {p. 597} peuple et la cour, et dit : – L’arrêt en a menti, je me suis armé pour délivrer le Roi de ses ennemis, les Lorrains ! Il plaça sa tête sur le billot, et elle tomba.

Les Réformés chantèrent :

Dieu, tu nous as mis à l’épreuve
Et tu nous as examinés ;
Comme l’argent que l’on épreuve,
Par feu tu nous as affinés.

– Robert-Jean-RenéBriquemaut, comte de Villemongis, coupable du crime de lèze-majesté et d’attentat contre la personne du Roi, cria le greffier.

Le comte trempa ses mains dans le sang du baron de Raunay, et dit : – Que ce sang retombe sur les vrais coupables.

Les Réformés chantaient :

Tu nous as fait entrer et joindre
Aux piéges de nos ennemis,
Tu nous as fait les reins astreindre
Des filets où tu nous as mis.

– Avouez, monsieur le Nonce, dit le prince de Condé, que si les gentilshommes français savent conspirer, ils savent aussi mourir.

– Quelles haines, mon frère, dit la duchesse de Guise au cardinal de Lorraine, vous attirez sur la tête de nos enfants !

– Ce spectacle me fait mal, dit le jeune roi qui pâlissait à la vue du sang répandu.

– Bah ! des rebelles ?… dit Catherine de Médicis.

On entendait toujours les chants, et la hache allait toujours. Enfin, ce spectacle sublime de gens qui mouraient en chantant, et surtout l’impression que produisit sur la foule la diminution progressive des chants, fit passer par-dessus la crainte que les Lorrains inspiraient.

– Grâce ! cria le peuple tout d’une voix quand il n’entendit plus que les faibles accents d’un seigneur, le plus considérable de tous, réservé pour le dernier coup. Il était seul au pied de l’escabelle par laquelle on montait à l’échafaud, et chantait :

Dieu nous soit doux et favorable,
Nous bénissant par sa bonté,
Et de son visage adorable
Nous fasse luire la clarté.

{p. 598} – Allons, duc de Nemours, dit le prince de Condé qui se fatigua de son rôle, vous à qui l’on doit le gain de l’échauffourée et qui avez aidé à prendre ces gens-là, ne vous croyez-vous pas obligé de demander grâce pour celui-ci ? C’est Castelnau, qui, m’a-t-on dit, a reçu votre parole d’être traité courtoisement en se rendant…

– Ai-je donc attendu qu’il fût là pour le sauver ? dit le duc de Nemours atteint par ce dur reproche.

Le greffier appela lentement et à dessein sans doute.

– Michel-Jean-Louis, baron de Castelnau-Chalosse, atteint et convaincu du crime de lèze-majesté et d’attentat à la personne du Roi.

– Non, dit fièrement Castelnau, ce ne saurait être un crime que de s’être opposé à la tyrannie et à l’usurpation projetée des Guise !

L’exécuteur lassé, qui vit du mouvement dans la tribune, arrangea sa hache.

– Monsieur le baron, dit-il, je ne voudrais pas vous faire souffrir, et un moment de plus peut vous sauver.

Tout le peuple cria de nouveau : – Grâce !

– Allons, dit le roi, grâce à ce pauvre Castelnau qui a sauvé le duc d’Orléans.

Le cardinal se méprit avec intention sur le mot : allons. Il fit un signe à l’exécuteur, en sorte que la tête de Castelnau tomba quand le roi lui faisait grâce.

– Celui-là, cardinal, est sur votre compte, dit Catherine.

Le lendemain de cette affreuse exécution, le prince de Condé partit pour la Navarre.

Cette affaire produisit une grande sensation en France et dans toutes les cours étrangères ; mais les torrents de sang noble qui furent alors versés causèrent une si grande douleur au chancelier Olivier, que ce digne magistrat, en apercevant enfin le but où tendaient les Guise, sous prétexte de défendre le trône et la religion, ne se sentit pas assez fort pour leur tenir tête. Quoiqu’il fût leur créature, il ne voulut pas leur sacrifier et son devoir et la monarchie, il se retira des affaires publiques, en leur désignant l’Hospital pour son successeur. Catherine, en apprenant le choix d’Olivier, proposa Birague pour chancelier et mit une excessive ardeur à sa sollicitation. Le cardinal, à qui la circonstance du billet écrit par l’Hospital à Catherine était inconnue, et qui le croyait toujours {p. 599} fidèle à la maison de Lorraine, en fit le concurrent de Birague, et la reine-mère eut l’air de se le laisser imposer. Dès son entrée en charge, l’Hospital prit des mesures contre l’inquisition, que le cardinal de Lorraine voulait importer en France, et contre-carra si bien toutes les mesures antigallicanes et politiques des Guise, il se montra si bon Français, que, pour le réduire, il fut, trois mois après sa nomination, exilé à sa terre du Vignay, près d’Étampes.

Le bonhomme Lecamus attendait avec impatience que la cour quittât Amboise, car il n’avait pu trouver l’occasion de parler ni à la reine Marie, ni à la reine Catherine, et il espérait se placer sur le passage de la cour au moment où elle voyagerait le long de la levée pour retourner à Blois. Le syndic se déguisa en pauvre, au risque de se faire prendre pour un espion, et à la faveur de ce déguisement, il put se mêler aux malheureux qui bordaient la route. Après le départ du prince de Condé, le duc et le cardinal crurent avoir imposé silence aux Réformés et laissèrent la reine-mère un peu plus libre. Lecamus savait qu’au lieu d’aller en litière, Catherine aimait à monter à cheval à la planchette, tel était le nom que l’on donnait alors à l’étrier inventé pour Catherine ou par Catherine qui s’était blessée à la jambe et qui appuyait ses deux pieds sur une espèce de bât de velours, en s’asseyant de côté sur le dos du cheval et passant une jambe dans une échancrure de la selle. Comme la reine avait de très-belles jambes, elle fut accusée d’avoir trouvé cette mode pour les montrer. Le vieillard put ainsi se présenter aux yeux de Catherine de Médicis ; mais, dès qu’elle le reconnut, elle eut l’air de se courroucer.

– Éloignez-vous d’ici, bonhomme, et qu’on ne vous voie point me parler, lui dit-elle avec une sorte d’anxiété. Faites-vous nommer député par le corps des métiers de Paris aux États-Généraux, et soyez pour moi dans l’assemblée à Orléans, vous saurez à quoi vous en tenir sur votre fils…

– Existe-t-il ? demanda le vieillard.

– Hélas ! fit la reine, je l’espère.

Lecamus fut obligé de retourner à Paris avec cette triste parole et le secret de la convocation des États-Généraux que la reine venait de lui confier.

Depuis quelques jours, le cardinal de Lorraine avait obtenu des révélations sur la culpabilité de la cour de Navarre. À Lyon, à Mouvans en Dauphiné, des Réformés commandés par le prince le plus {p. 600} entreprenant de la maison de Bourbon, avaient essayé de soulever les populations. Cette audace, après les sanglantes exécutions d’Amboise, étonna les princes lorrains, qui, pour en finir sans doute avec l’hérésie par des moyens dont le secret fut gardé par eux, proposèrent de convoquer les États-Généraux à Orléans. Catherine de Médicis, qui avait aperçu un point d’appui pour sa politique dans la représentation nationale, y avait consenti avec joie. Le cardinal, qui voulait ressaisir sa proie et abattre la maison de Bourbon, ne convoquait les États que pour y faire venir le prince de Condé40 et le roi de Navarre, Antoine de Bourbon, père de Henri IV, et il voulut alors se servir de Christophe pour convaincre le prince de haute trahison, s’il réussissait encore à le mettre au pouvoir du roi.

Après deux mois passés dans la prison de Blois, un matin Christophe fut apporté sur une civière, couché sur un lit, dans une toue, et remonta vers Orléans où le poussait un vent d’ouest. Il y arriva le soir et fut conduit dans la célèbre tour Saint-Agnan. Christophe, qui ne savait que penser de sa translation, eut tout le temps de réfléchir à sa conduite et à son avenir. Il resta là deux autres mois sur son grabat sans pouvoir remuer les jambes. Ses os étaient brisés. Quand il réclama l’assistance d’un chirurgien de la ville, le geôlier lui répondit que sa consigne était si rigoureuse envers lui, qu’il ne devait s’en remettre à personne du soin de lui apporter des aliments. Cette sévérité, dont l’effet était de le tenir au secret, étonna Christophe : dans ses idées, il devait être ou pendu ou relâché ; il ignorait entièrement les événements d’Amboise.

Malgré les avis secrets de rester chez eux que leur fit donner Catherine de Médicis, les deux chefs de la maison de Bourbon s’étaient déterminés à se rendre aux États, tant les lettres autographes du roi les avaient rassurés ; et quand la cour s’établissait à Orléans, on apprit, non sans étonnement, par Groslot, chancelier de Navarre, l’arrivée des princes.

François II s’établit dans l’hôtel du chancelier de Navarre, qui était aussi bailli d’Orléans. Ce Groslot, dont la double position est une des bizarreries de ce temps où les Réformés possédèrent des abbayes, Groslot, le Jacques Cœur orléanais, l’un des plus riches bourgeois de cette époque, ne laissa pas son nom à sa maison ; elle fut plus tard appelée le Bailliage, car elle fut sans doute acquise des héritiers par la couronne ou par la province {p. 601} pour y placer ce tribunal. Cette charmante construction, due à la bourgeoisie du seizième siècle, et qui complète si bien l’histoire de ce temps, où le roi, la noblesse et la bourgeoisie luttaient de grâce, d’élégance et de richesse dans la construction de leurs demeures, témoin à Varangeville41, le splendide manoir d’Ango et l’hôtel, dit d’Hercules, à Paris, existe encore de nos jours ; mais dans un état qui doit faire le désespoir des archéologues et des amis du moyen-âge42. Il est difficile d’être allé à Orléans sans y avoir remarqué sur la place de l’Estape l’hôtel-de-ville. Cet hôtel-de-ville est l’ancien bailliage, l’hôtel de Groslot, la plus illustre maison d’Orléans et la plus négligée.

Les restes de cet hôtel annoncent, aux yeux de l’archéologue, combien il fut magnifique, à une époque où les maisons bourgeoises se bâtissaient beaucoup plus en bois qu’en pierre, et où les seigneurs seuls avaient le droit de se faire des manoirs, mot significatif. Pour avoir servi de demeure au roi à une époque où la cour déployait tant de luxe et de pompe, l’hôtel Groslot devait être alors la plus grande et la plus splendide maison d’Orléans. Ce fut sur cette place de l’Estape que les Guise et le roi passèrent en revue la garde bourgeoise à laquelle on donna pour chef, durant le séjour du roi, monsieur de Cypierre. À cette époque, la cathédrale de Sainte-Croix, plus tard achevée par Henri IV, qui voulut donner ce gage de la sincérité de sa conversion, était en construction, et ses alentours, jonchés de pierres, embarrassés de chantiers, furent occupés par les Guise qui se logèrent dans l’hôtel de l’évêque, aujourd’hui détruit.

La ville fut occupée militairement, et les mesures que prirent les Lorrains indiquaient combien ils voulaient laisser peu de liberté aux États-Généraux dont les membres affluaient dans la ville et faisaient surenchérir les loyers des plus petits bouges. Aussi la cour, la milice bourgeoise, la noblesse et la bourgeoisie s’attendaient-elles à quelque coup d’État, et leur attente ne fut pas trompée à l’arrivée des princes du sang. Quand les deux princes entrèrent dans la chambre du roi, la cour vit avec effroi l’insolence du cardinal de Lorraine qui, pour afficher hautement ses prétentions, resta couvert, tandis que le roi de Navarre était devant lui, tête nue. En ce moment Catherine de Médicis baissa les yeux pour ne pas laisser voir son indignation. Il y eut alors une explication solennelle entre le jeune roi et les deux chefs de la branche {p. 602} cadette ; elle fut courte, car aux premiers mots que dit le prince de Condé, François II la termina par ces terribles paroles : – Messieurs mes cousins, j’avais cru l’affaire d’Amboise terminée, il n’en est rien, et l’on veut nous faire regretter l’indulgence dont nous avons usé !

– Ce n’est pas tant le roi que messieurs de Guise qui nous parlent, répliqua le prince de Condé.

– Adieu, monsieur, fit le petit roi que la colère rendait pourpre.

Dans la grande salle, le prince eut le passage barré par les deux capitaines des gardes. Quand celui de la Compagnie Française s’avança, le prince tira une lettre de son pourpoint, et dit en face de toute la cour : – Pouvez-vous me lire ceci, monsieur de Maillé-Brézé ?

– Volontiers, dit le capitaine de la Compagnie Française.

« Mon cousin, venez en toute sûreté, je vous donne ma parole royale que vous le pouvez. Si vous avez besoin d’un sauf-conduit, ces présentes vous en serviront. »

– Signé ?… fit le malicieux et courageux bossu.

– Signé François, dit Maillé.

– Non, non, reprit le prince, il y a « votre bon cousin et ami François ! » – Messieurs, cria-t-il aux Écossais, je vous suis dans la prison où vous avez charge de me conduire de la part du roi. Il y a assez de noblesse en cette salle pour comprendre ceci !

Le profond silence qui régna dans la salle aurait dû éclairer les Guise ; mais le silence est ce que les princes écoutent le moins.

– Monseigneur, dit le cardinal de Tournon qui suivit le prince, depuis l’affaire d’Amboise, vous avez entrepris sur Lyon et à Mouvans en Dauphiné des choses contre l’autorité royale, desquelles le roi n’avait pas connaissance quand il vous écrivait ainsi.

– Fourbes ! s’écria le prince en riant.

– Vous avez fait une déclaration publique contre la messe et pour l’hérésie…

– Nous sommes maîtres en Navarre, dit le prince.

– Vous voulez dire le Béarn ? Mais vous devez hommage à la couronne, répondit le président de Thou.

– Ah ! vous êtes ici, président ? s’écria le prince avec ironie. Y êtes-vous avec tout le parlement ?

Sur ce mot, le prince jeta sur le cardinal un regard de mépris et quitta la salle : il comprit qu’on en voulait à sa tête. Lorsque {p. 603} le lendemain messieurs de Thou, de Viole, d’Espesse, le procureur-général Bourdin et le greffier en chef Du Tillet entrèrent dans la prison, il les tint debout et leur exprima ses regrets de les voir chargés d’une affaire qui ne les regardait pas ; puis il dit au greffier : Écrivez ! et il dicta ceci :

– Vous deviez savoir cela mieux que d’autres, messieurs, c’est tout ce que vous aurez de moi. Pour le surplus, je me confie à mon droit et à Dieu !

Les magistrats procédèrent nonobstant le silence obstiné du prince. Le roi de Navarre était en liberté, mais observé ; sa prison était plus grande que celle du prince, ce fut toute la différence de sa position et de celle de son frère ; car la tête du prince de Condé et la sienne devaient tomber du même coup.

Christophe ne fut donc gardé si sévèrement au secret par les ordres du cardinal et du lieutenant-général du royaume, que pour donner aux magistrats une preuve de la culpabilité du prince. Les lettres saisies sur La Sague43, le secrétaire du prince, intelligibles pour des hommes d’État, n’étaient pas assez claires pour des juges. Le cardinal avait médité de confronter par hasard le prince et Christophe, qui n’avait pas été placé sans intention dans une salle basse de la tour de Saint-Agnan, dont la fenêtre donnait sur le préau. À chaque interrogatoire que les magistrats lui firent subir, Christophe se renferma dans un système de dénégation absolue, qui prolongea naturellement le procès jusqu’à l’ouverture des États.

Lecamus, qui n’avait pas manqué de se faire nommer député du Tiers-État par la bourgeoisie de Paris, arriva quelques jours après l’arrestation du prince à Orléans. Cette nouvelle, qui lui fut apprise à Étampes, redoubla ses inquiétudes, car il comprit, lui qui savait seul l’entrevue du prince et de son fils sous le Pont-au-Change, que le sort de Christophe était lié à celui de l’audacieux chef du parti de la Réformation. Aussi résolut-il d’étudier les {p. 604} ténébreux intérêts qui se croisaient à la cour depuis l’ouverture des États, afin de trouver un moyen de sauver son fils. Il ne devait pas songer à la reine Catherine, qui refusa de voir son pelletier. Aucune des personnes de la cour qu’il put voir ne lui donna de nouvelles satisfaisantes sur son fils, et il en était arrivé à un tel degré de désespoir, qu’il allait s’adresser au cardinal lui-même, quand il sut que monsieur de Thou avait accepté, ce qui fait une tache à sa vie, d’être un des juges du prince de Condé. Le syndic alla voir le protecteur de son fils, et apprit que Christophe était encore vivant, mais prisonnier.

Le gantier Tourillon, chez qui La Renaudie avait envoyé Christophe, avait offert dans sa maison une chambre au sieur Lecamus pour tout le temps de la durée des États. Le gantier croyait le pelletier secrètement attaché, comme lui, à la religion réformée ; mais il vit bientôt qu’un père qui craint pour les jours de son fils ne comprend plus les nuances religieuses, et se jette à corps perdu dans le sein de Dieu, sans se soucier de l’écharpe que lui mettent les hommes. Le vieillard, repoussé dans toutes ses tentatives, allait comme un hébété par les rues ; contre ses prévisions, son or ne lui servait à rien ; monsieur de Thou l’avait prévenu que s’il corrompait quelque serviteur de la maison de Guise, il en serait pour son argent, car le duc et le cardinal ne laissaient rien transpirer de ce qui regardait Christophe. Ce magistrat, dont la gloire est un peu ternie par le rôle qu’il jouait alors, avait essayé de donner quelque espérance au père désolé ; mais il tremblait tellement lui-même pour les jours de son filleul, que ses consolations alarmèrent davantage le pelletier. Le vieillard rôdait autour de la maison. En trois mois, il avait maigri. Son seul espoir, il le plaçait dans la vive amitié qui depuis longtemps l’unissait à l’Hippocrate du seizième siècle. Ambroise essaya de dire un mot à la reine Marie en sortant de la chambre du roi ; mais dès qu’il eut nommé Christophe, la fille des Stuarts, irritée à la perspective de son sort s’il arrivait malheur au roi, et qui le crut empoisonné par les Réformés, à cause de l’opportune soudaineté de sa maladie, répondit : – Si mes oncles m’écoutaient, un pareil fanatique serait déjà pendu ! Le soir où cette funeste réponse fut donnée à Lecamus par son ami Paré, sur la place de l’Estape, il revint à demi mort et rentra dans sa chambre en refusant de souper. Tourillon, inquiet, monta, trouva le vieillard en pleurs, et {p. 605} comme les yeux vieillis du pauvre pelletier laissaient voir la chair intérieure des paupières ridées et rougies, le gantier crut qu’il pleurait du sang.

– Consolez-vous, mon père, dit le Réformé, les bourgeois d’Orléans sont furieux de voir leur ville traitée comme si elle eût été prise d’assaut, gardée par les soldats de monsieur de Cypierre ; et si la vie du prince de Condé se trouvait en péril, nous aurions bientôt démoli la tour de Saint-Agnan ; car toute notre ville est pour la Réforme et se révoltera, soyez-en sûr !

– Quand on pendrait les Lorrains, leur mort me rendrait-elle mon fils ? répondit le père désolé.

En ce moment on frappa discrètement à la porte de Tourillon, qui descendit pour ouvrir lui-même. Il était nuit close. Dans ces temps de troubles, chaque maître de maison prenait des précautions minutieuses. Tourillon regarda par la grille du judas pratiqué dans sa porte, et vit un étranger dont l’accent trahissait un Italien. Cet homme, vêtu de noir, demandait à parler à Lecamus pour affaires de commerce, et Tourillon l’introduisit. À la vue de l’étranger, le pelletier tressaillit horriblement ; mais l’étranger trouva le temps de se mettre un doigt sur les lèvres ; Lecamus lui dit alors en comprenant ce geste : Vous venez sans doute pour m’offrir des fourrures ?

– Si, répondit en italien l’étranger d’une façon discrète.

Ce personnage était en effet le fameux Ruggieri, l’astrologue de la reine-mère. Tourillon descendit chez lui, en comprenant qu’il était de trop chez son hôte.

– Où pouvons-nous causer sans avoir à craindre qu’on ne nous entende ? dit le prudent Florentin.

– Il nous faudrait être en plein champ, répondit Lecamus ; mais on ne nous laissera pas sortir, vous connaissez la sévérité avec laquelle les portes sont gardées. Nul ne quitte la ville sans une passe de monsieur de Cypierre, fût-il, comme moi, membre des États. Aussi devons-nous dès demain, à notre séance, nous plaindre tous de ce défaut de liberté.

– Travaillez comme une taupe, mais ne laissez jamais voir vos pattes dans quoi que ce soit, lui dit le rusé Florentin. La journée de demain sera sans doute décisive. D’après mes observations, demain ou après vous aurez peut-être votre fils.

– Que Dieu vous entende, vous qui passez pour ne consulter que le diable !

{p. 606} – Venez donc chez moi, dit l’astrologue en souriant. J’ai pour observer les astres la tour du sieur Touchet de Beauvais, le lieutenant du Bailliage, dont la fille plaît fort au petit duc d’Orléans. J’ai fait le thème de cette petite, il indique en effet qu’elle sera une grande dame et aimée par un roi. Le lieutenant est un bel esprit, il aime les sciences, et la reine m’a fait loger chez ce bonhomme, qui a l’esprit d’être un forcené guisard en attendant le règne de Charles IX.

Le pelletier et l’astrologue se rendirent à l’hôtel du sieur de Beauvais sans être vus ni rencontrés ; mais dans le cas où la visite de Lecamus serait découverte, le Florentin comptait lui donner le prétexte d’une consultation astrologique sur le sort de Christophe. Quand ils furent arrivés en haut de la tourelle où l’astrologue avait mis son cabinet, Lecamus lui dit : – Mon fils est donc bien certainement vivant ?

– Encore, répondit Ruggieri, mais il s’agit de le sauver. Songez, marchand de peaux, que je ne donnerais pas deux liards de la vôtre, s’il vous échappait, dans toute votre vie, une seule syllabe de ce que je vais vous dire.

– Recommandation inutile, mon maître ; je suis fournisseur de la cour depuis le défunt roi Louis XII, et voici le quatrième règne que je vois.

– Vous direz bientôt le cinquième, repartit Ruggieri.

– Que savez-vous de mon fils ?

– Eh ! bien, il a été mis à la question.

– Pauvre enfant ! dit le bonhomme en levant les yeux au ciel.

– Il a les genoux et les chevilles un tantinet broyés ; mais il a conquis une royale protection qui s’étendra sur toute sa vie, fit vivement le Florentin en voyant l’effroi du père. Votre petit Christophe a rendu service à notre grande reine Catherine. Si nous tirons votre fils des griffes du Lorrain, vous le verrez quelque jour conseiller au parlement. On se ferait casser trois fois les os pour être dans les bonnes grâces de cette chère souveraine, un bien beau génie, qui triomphera de tous les obstacles ! J’ai fait le thème du duc de Guise : il sera tué dans un an d’ici ! Voyons, Christophe a vu le prince de Condé…

– Vous qui savez l’avenir, ne savez-vous point le passé ? dit le pelletier.

– Je ne vous interroge pas, bonhomme, je vous instruis. Or, si {p. 607} votre fils, qui sera mis demain sur le passage du prince, le reconnaît, ou si le prince reconnaît votre fils, la tête de monsieur de Condé sautera. Dieu sait ce qui adviendra de son complice ! Rassurez-vous. Ni votre fils ni le prince ne seront mis à mort, j’ai fait leurs thèmes, ils doivent vivre ; mais j’ignore par quels moyens ils se tireront d’affaire. Sans compter la certitude de mes calculs, nous allons y mettre ordre. Demain le prince recevra par des mains sûres un livre de prières où nous lui ferons passer un avis. Dieu veuille que votre fils soit discret, car il ne sera pas prévenu, lui ! Un seul regard de connaissance coûtera la vie au prince. Aussi, quoique la reine-mère ait tout lieu de compter sur la fidélité de Christophe…

– On l’a mise à de rudes épreuves ! s’écria le pelletier.

– Ne parlez pas ainsi ! Croyez-vous que la reine soit à la noce ? Aussi va-t-elle prendre des mesures comme si les Guise avaient résolu la mort du prince ; et bien fait-elle, la sage et prudente reine ! Or, elle compte sur vous pour être aidée en toute chose. Vous avez quelque influence sur le Tiers-État, où vous représentez les corps de métiers de Paris, et quoique les guisards vous promettent de mettre votre fils en liberté, tâchez de les trupher, et soulevez votre Ordre contre les Lorrains. Demandez la reine-mère pour régente, le roi de Navarre y consentira demain publiquement à la séance des États.

– Mais le roi ?

– Le roi mourra, répondit Ruggieri, j’ai dressé son thème. Ce que la reine vous demande de faire pour elle aux États est tout simple ; mais elle attend de vous un plus grand service. Vous avez soutenu dans ses études le grand Ambroise Paré, vous êtes son ami…

– Ambroise aime aujourd’hui le duc de Guise plus qu’il ne m’aime, et il a raison, il lui doit sa charge ; mais il est fidèle au roi. Aussi, quoiqu’il incline à la Réforme, ne fera-t-il rien contre son devoir.

– Peste soit de ces honnêtes gens ! s’écria le Florentin. Ambroise s’est vanté ce soir de tirer le petit roi d’affaire. Si le roi recouvre la santé, les Guise triomphent, les princes meurent, la maison de Bourbon sera finie, nous retournerons à Florence, votre fils est pendu, et les Lorrains auront bon marché des autres enfants de France…

{p. 608} – Grand Dieu ! s’écria Lecamus.

– Ne vous exclamez pas ainsi, c’est d’un bourgeois qui ne sait rien de la cour ; mais allez aussitôt chez Ambroise, et sachez de lui ce qu’il compte faire pour sauver le roi. S’il y a quelque certitude, vous viendrez me confier l’opération en laquelle il a tant de foi.

– Mais… dit Lecamus.

– Obéissez aveuglément, mon cher, autrement vous seriez ébloui.

– Il a raison, pensa le pelletier. Et il alla chez le premier chirurgien du roi, qui logeait dans une hôtellerie sur la place du Martroi.

En ce moment, Catherine de Médicis se trouvait dans une extrémité politique semblable à celle où Christophe l’avait vue à Blois. Si elle s’était formée à la lutte, si elle avait exercé sa haute intelligence dans cette première défaite, sa situation, quoique exactement la même, était aussi devenue plus critique et plus périlleuse que lors du tumulte d’Amboise. Les événements avaient grandi autant que la femme. Quoiqu’elle parût marcher d’accord avec les deux princes lorrains, Catherine tenait les fils d’une conspiration savamment ourdie contre ses terribles associés, et attendait un moment propice pour lever le masque. Le Cardinal venait d’avoir la certitude d’être trompé par Catherine. Cette habile Italienne avait vu dans la maison cadette un obstacle à opposer aux prétentions des Guise ; et, malgré l’avis des deux Gondi, qui lui conseillaient de laisser les Guise se porter à des violences contre les Bourbons, elle avait fait manquer, en avertissant la reine de Navarre, le projet concerté par les Guise avec l’Espagne de s’emparer du Béarn. Comme ce secret d’État n’était connu que d’eux et de la reine-mère, les deux princes lorrains, certains de la duplicité de leur alliée, voulurent la renvoyer à Florence ; et, pour s’assurer de la trahison de Catherine envers l’État (la maison de Lorraine était l’État), le duc et le cardinal venaient de lui confier leur dessein de se défaire du roi de Navarre. Les précautions que prit à l’instant Antoine de Bourbon prouvèrent aux deux frères que ce secret, connu d’eux trois seulement, avait été divulgué par la reine-mère. Le cardinal de Lorraine reprocha sur-le-champ à la reine-mère son manque de foi devant François II, en la menaçant d’un édit de bannissement, au cas où de nouvelles indiscrétions mettraient {p. 609} l’État en péril. Catherine, qui se vit alors dans un extrême danger, devait agir en grand roi. Aussi donna-t-elle alors la preuve de sa haute capacité ; mais il faut avouer qu’elle fut aussi très-bien servie par ses intimes. L’Hospital fit parvenir à la Reine un billet ainsi conçu : « Ne laissez pas mettre à mort un prince du sang par une commission, vous seriez bientôt enlevée aussi ! » Catherine envoya Birague au Vignay, pour faire dire au chancelier de venir aux États, malgré sa disgrâce. Birague arriva, cette nuit même, à trois lieues d’Orléans, avec L’Hospital, qui se déclarait ainsi pour la reine-mère. Chiverny, dont la fidélité fut alors à bon droit soupçonnée par messieurs de Guise, s’était sauvé d’Orléans ; et, par une marche qui faillit lui coûter la vie, il avait atteint Écouen en dix heures. Il apprit au connétable de Montmorency le péril de son neveu, le prince de Condé, et l’audace des Lorrains. Anne de Montmorency, furieux de savoir que le prince n’avait dû la vie qu’à la subite invasion du mal dont mourut François II, arrivait avec quinze cents chevaux et cent gentilshommes. Afin de mieux surprendre messieurs de Guise, il avait évité Paris en venant d’Écouen à Corbeil, et de Corbeil à Pithiviers par la vallée de l’Essonne.

– Capitaine contre capitaine, il y aura peu de laine, dit-il à l’occasion de cette marche hardie.

Anne de Montmorency, qui avait sauvé la France lors de l’invasion de Charles-Quint en Provence, et le duc de Guise, qui avait arrêté la seconde invasion de l’empereur à Metz, étaient en effet les deux plus grands hommes de guerre de la France à cette époque. Catherine avait attendu le moment précis de réveiller la haine du connétable disgracié par les Lorrains. Néanmoins, le marquis de Simeuse, commandant de Gien, en apprenant l’arrivée d’un corps aussi considérable que celui mené par le connétable, sauta sur son cheval, espérant pouvoir prévenir à temps le duc de Guise. Sûre que le connétable viendrait au secours de son neveu et pleine de confiance dans le dévouement du chancelier à la cause royale, la reine-mère avait ranimé les espérances et l’audace du parti de la Réforme. Les Coligny et les amis de la maison de Bourbon menacée avaient fait cause commune avec les partisans de la reine-mère. Une coalition entre des intérêts contraires attaqués par un ennemi commun, se forma sourdement au sein des États, où il fut hautement question de nommer Catherine régente du royaume, dans le cas où François II mourrait. Catherine, dont la foi dans {p. 610} l’astrologie judiciaire surpassait sa foi en l’Église, avait tout osé contre ses oppresseurs en voyant son fils mourant à l’expiration du terme assigné à sa vie par la fameuse sorcière que Nostradamus lui avait amenée au château de Chaumont.

Quelques jours avant le terrible dénoûment de ce règne, François II avait voulu se promener sur la Loire, afin de ne pas se trouver dans la ville au moment où le prince de Condé serait exécuté. Après avoir abandonné la tête de ce prince au cardinal de Lorraine, il craignit une sédition tout autant que les supplications de la princesse de Condé. Au moment de s’embarquer, un de ces vents frais qui s’élèvent sur la Loire aux approches de l’hiver lui donna un si cruel mal d’oreille qu’il fut obligé de rentrer ; il se mit au lit pour n’en sortir que mort. En dépit de la controverse des médecins qui, hormis Chapelain, étaient ses ennemis et ses antagonistes, Paré soutint qu’un dépôt s’était formé à la tête du roi, et que si l’on ne donnait pas d’issue aux humeurs, de jour en jour les chances de mort augmenteraient. Malgré l’heure avancée et la loi du couvrefeu, sévèrement appliquée dans Orléans, alors exactement en état de siége, la lampe de Paré brillait à sa croisée, et il étudiait ; Lecamus l’appela d’en bas, et quand il eut crié son nom, le chirurgien ordonna qu’on ouvrît à son vieil ami.

– Tu ne prends pas de repos, Ambroise, et tout en rendant la vie aux autres, tu dissiperas la tienne, dit le pelletier en entrant.

Il voyait en effet le chirurgien, ses livres ouverts, ses instruments épars, devant une tête de mort fraîchement enterré, prise au cimetière et trouée…

– Il s’agit de sauver le roi…

– En es-tu donc bien certain, Ambroise ? s’écria le vieillard en frémissant.

– Comme de mon existence. Le roi, mon vieux protecteur, a des humeurs peccantes qui lui pèsent sur le cerveau, qui vont le lui remplir, et la crise est imminente ; mais en lui forant le crâne, je compte faire sortir ces humeurs et lui dégager la tête. J’ai déjà pratiqué trois fois cette opération, inventée par un Piémontais, et que j’ai eu l’heur de perfectionner. La première s’est faite au siége de Metz, sur monsieur de Pienne, que je tirai d’affaire, et qui depuis n’en a été que plus sage : il avait un dépôt d’humeurs produit par une arquebusade au chef. La seconde a sauvé la vie d’un pauvre sur qui j’eus le désir d’éprouver la bonté de cette audacieuse {p. 611} opération à laquelle s’était prêté monsieur de Pienne. Enfin, la troisième a eu lieu à Paris, sur un gentilhomme qui se porte à merveille. Le trépan, tel est le nom donné à cette invention, est encore peu connu. Les malades y répugnent, à cause de l’imperfection de l’instrument, que j’ai fini par améliorer. Je m’essaie donc sur cette tête, afin de ne pas faillir demain sur celle du roi.

– Tu dois être bien sûr de ton fait, car ta tête serait en danger au cas où…

– Je gagerais ma vie qu’il sera guéri, répondit Ambroise avec la sécurité de l’homme de génie. Ah ! mon vieil ami, qu’est-ce que trouer la tête avec précaution ? n’est-ce pas faire ce que les soldats font tous les jours à la guerre sans en prendre aucune ?

– Mon enfant, dit l’audacieux bourgeois, sais-tu que sauver le roi, c’est perdre la France ? Sais-tu que cet instrument aura placé la couronne des Valois sur la tête du Lorrain qui se dit héritier de Charlemagne ? Sais-tu que la chirurgie et la politique sont brouillées en ce moment ? Oui, le triomphe de ton génie est la perte de ta religion. Si les Guise gardent la régence, le sang des Réformés va couler à flots ? Sois plus grand citoyen que grand chirurgien, et dors demain la grasse matinée en laissant la chambre libre aux médecins qui, s’ils ne guérissent pas le roi, guériront la France !

– Moi ! s’écria Paré, que je laisse périr un homme quand je puis le sauver ! Non ! non, dussé-je être pendu comme fauteur de Calvin, j’irai de bonne heure à la cour. Ne sais-tu pas que la seule grâce que je veux demander, après avoir sauvé le roi, est la vie de ton Christophe. Il y aura certes un moment où la reine Marie ne me refusera rien.

– Hélas ! mon ami, reprit Lecamus, le petit roi n’a-t-il pas refusé la grâce du prince de Condé à la princesse ? Ne tue pas ta religion en faisant vivre celui qui doit mourir.

– Ne vas-tu pas te mêler de chercher comment Dieu compte ordonner l’avenir ? s’écria Paré. Les honnêtes gens n’ont qu’une devise : Fais ce que dois, advienne que pourra ! Ainsi ai-je fait au siége de Calais en mettant le pied sur la face du Grand-Maître : je courais la chance d’être écharpé par tous ses amis, par ses serviteurs, et je suis aujourd’hui chirurgien du roi ; enfin, je suis de la Réforme, et j’ai messieurs de Guise pour amis. Je sauverai le roi ! s’écria le chirurgien avec le saint enthousiasme de la conviction que donne le génie, et Dieu sauvera la France.

{p. 612} Un coup fut frappé à la porte, et quelques instants après un serviteur d’Ambroise remit un papier à Lecamus, qui lut à haute voix ces sinistres paroles :

« On dresse un échafaud au couvent des Récollets, pour décapiter demain le prince de Condé. »

Ambroise et Lecamus se regardèrent en proie l’un et l’autre à la plus profonde horreur.

– Je vais m’en assurer, dit le pelletier.

Sur la place, Ruggieri prit le bras de Lecamus en lui demandant le secret d’Ambroise pour sauver le roi ; mais le vieillard craignit quelque ruse et voulut aller voir l’échafaud. L’astrologue et le pelletier allèrent donc de compagnie jusqu’aux Récollets, et trouvèrent en effet des charpentiers travaillant aux flambeaux.

– Hé ! mon ami, dit Lecamus à un charpentier, quelle besogne faites-vous ?

– Nous apprêtons la pendaison des hérétiques, puisque la saignée d’Amboise ne les a pas guéris, dit un jeune Récollet qui surveillait les ouvriers.

– Monseigneur le cardinal a bien raison, dit le prudent Ruggieri ; mais dans notre pays, nous faisons mieux.

– Et que faites-vous ? dit le Récollet.

– Mon frère, on les brûle.

Lecamus fut obligé de s’appuyer sur l’astrologue, ses jambes refusaient de le porter ; car il pensait que son fils pouvait demain être accroché à l’une de ces potences. Le pauvre vieillard était entre deux sciences, entre l’astrologie judiciaire et la chirurgie, qui toutes deux lui promettaient le salut de son fils pour qui l’échafaud se dressait évidemment. Dans le trouble de ses idées, il se laissa manier comme une pâte par le Florentin.

– Eh ! bien, mon respectable marchand de menu-vair, que dites-vous de ces plaisanteries lorraines ? fit Ruggieri.

– Hélas ! vous savez que je donnerais ma peau pour voir saine et sauve celle de mon fils !

– Voilà qui est parler en marchand d’hermine, reprit l’Italien ; mais expliquez-moi bien l’opération que compte faire Ambroise sur le roi, je vous garantis la vie de votre fils…

– Vrai ! s’écria le vieux pelletier.

– Que voulez-vous que je vous jure ?… fit Ruggieri.

Sur ce mouvement, le pauvre vieillard répéta son entretien {p. 613} avec Ambroise au Florentin qui laissa dans la rue le père au désespoir, dès que le secret du grand chirurgien lui fut divulgué.

– À qui diable en veut-il, ce mécréant ! s’écria le vieillard en voyant Ruggieri se dirigeant au pas de course vers la place de l’Estape.

Lecamus ignorait la scène terrible qui se passait autour du lit royal, et qui avait motivé l’ordre d’élever l’échafaud du prince dont la condamnation avait été prononcée par défaut, pour ainsi dire, et dont l’exécution avait été remise à cause de la maladie du roi.

Il ne se trouvait dans la salle, dans les escaliers et dans la cour du Bailliage, que les gens absolument de service. La foule des courtisans encombrait l’hôtel du roi de Navarre, à qui la régence appartenait d’après les lois du royaume. La noblesse française, effrayée d’ailleurs par l’audace des Guise, éprouvait le besoin de se serrer autour du chef de la maison cadette, en voyant la reine-mère esclave des Guise et ne comprenant pas sa politique d’Italienne. Antoine de Bourbon, fidèle à son accord secret avec Catherine, ne devait renoncer en sa faveur à la régence qu’au moment où les États prononceraient sur cette question. Cette solitude profonde avait agi sur le Grand-Maître, quand, au retour d’une ronde faite par prudence dans la ville, il ne trouva chez le roi que les amis attachés à sa fortune. La chambre où l’on avait dressé le lit de François II est contiguë à la grande salle du Bailliage. Elle était alors revêtue de boiseries en chêne. Le plafond, composé de petites planches longues savamment ajustées et peintes, offrait des arabesques bleues sur un fond d’or, dont une partie arrachée il y a cinquante ans bientôt a été recueillie par un amateur d’antiquités. Cette chambre tendue de tapisseries et sur le plancher de laquelle s’étendait un tapis, était si sombre, que les torchères allumées y jetaient peu de lumière. Le vaste lit, à quatre colonnes et à rideaux de soie, ressemblait à un tombeau. D’un côté de ce lit, au chevet, se tenaient la reine Marie et le cardinal de Lorraine. Catherine était assise dans un fauteuil. Le fameux Jean Chapelain, médecin de service, et qui fut depuis le premier médecin de Charles IX, se trouvait debout à la cheminée. Le plus grand silence régnait. Le jeune roi, maigre, pâle, comme perdu dans ses draps, laissait à peine voir sur l’oreiller sa petite figure grimée. La duchesse de Guise, assise sur une escabelle, assistait la jeune reine Marie, et du côté de Catherine, dans l’embrasure de la croisée, {p. 614} madame de Fiesque44 épiait les gestes et les regards de la reine-mère, car elle connaissait les dangers de sa position.

Dans la salle, malgré l’heure avancée de la soirée, monsieur de Cypierre, gouverneur du duc d’Orléans, et nommé gouverneur de la ville, occupait un coin de la cheminée avec les deux Gondi. Le cardinal de Tournon, qui dans cette crise épousa les intérêts de la reine-mère en se voyant traité comme un inférieur par le cardinal de Lorraine, de qui certes il était ecclésiastiquement l’égal, causait à voix basse avec les Gondi. Les maréchaux de Vieilleville et de Saint-André, le garde-des-sceaux, qui présidait les États, s’entretenaient à voix basse des dangers auxquels les Guise étaient exposés.

Le lieutenant-général du royaume traversa la salle en y jetant un rapide coup d’œil, et y salua le duc d’Orléans qu’il y aperçut.

– Monseigneur, dit-il, voici qui peut vous apprendre à connaître les hommes : la noblesse catholique du royaume est chez un prince hérétique, en croyant que les États donneront la régence aux héritiers du traître qui fit retenir si longtemps en prison votre illustre grand-père !

Puis, après ces paroles destinées à faire un profond sillon au cœur d’un prince, il passa dans la chambre, où le jeune roi était alors moins endormi que plongé dans une lourde somnolence. Ordinairement, le duc de Guise savait vaincre par un air très-affable l’aspect sinistre de sa figure cicatrisée ; mais en ce moment il n’eut pas la force de sourire en voyant se briser l’instrument de son pouvoir. Le cardinal, qui avait autant de courage civil que son frère avait de courage militaire, fit deux pas et vint à la rencontre du lieutenant-général.

– Robertet croit que le petit Pinard est vendu à la reine-mère, lui dit-il à l’oreille en l’emmenant dans la salle, on s’est servi de lui pour travailler les membres des États.

– Eh ! qu’importe que nous soyons trahis par un secrétaire quand tout nous trahit ! s’écria le lieutenant-général. La ville est pour la Réformation, et nous sommes à la veille d’une révolte. Oui ! les Guépins sont mécontents, reprit-il en donnant aux Orléanais leur surnom, et si Paré ne sauve pas le roi, nous aurons une terrible levée de boucliers. Avant peu de temps nous aurons à faire le siége d’Orléans qui est une crapaudière de Huguenots.

– Depuis un moment, reprit le cardinal, je regarde cette Italienne qui reste là dans une insensibilité profonde, elle guette la {p. 615} mort de son fils, Dieu lui pardonne ! je me demande si nous ne ferions pas bien de l’arrêter, ainsi que le roi de Navarre.

– C’est déjà trop d’avoir en prison le prince de Condé ! répondit le duc.

Le bruit d’un cavalier arrivant à bride abattue retentit à la porte du Bailliage. Les deux princes lorrains allèrent à la fenêtre, et à la lueur des torches du concierge et de la sentinelle qui brûlaient toujours sous le porche, le duc reconnut au chapeau cette fameuse croix de Lorraine que le cardinal venait de faire prendre à ses partisans. Il envoya l’un des arquebusiers, qui étaient dans l’antichambre, dire de laisser entrer le survenant, à la rencontre duquel il alla sur le palier, suivi de son frère.

– Qu’y a-t-il, mon cher Simeuse ? demanda le duc avec le charme de manières qu’il déployait pour les gens de guerre en voyant le gouverneur de Gien.

– Le connétable entre à Pithiviers, il a quitté Écouen avec quinze cents chevaux d’ordonnance et cent gentilshommes…

– Sont-ils accompagnés ? dit le duc.

– Oui, monseigneur, répondit Simeuse, ils sont en tout deux mille six cents. Thoré, selon quelques-uns, est en arrière avec un parti d’infanterie. Si le connétable s’amuse à attendre son fils, vous avez le temps de le défaire…

– Vous ne savez rien de plus ? Les motifs de cette prise d’armes sont-ils répandus ?

– Anne parle aussi peu qu’il écrit, allez à sa rencontre, mon frère, pendant que je vais le saluer avec la tête de son neveu, dit le cardinal en donnant l’ordre d’aller chercher Robertet.

– Vieilleville ! cria le duc au maréchal qui vint, le connétable a l’audace de se présenter en armes, si je vais à sa rencontre, répondez-vous de maintenir la ville ?

– Dès que vous sortirez, les bourgeois prendront les armes. Et qui peut savoir le résultat d’une affaire entre des cavaliers et des bourgeois au milieu de ces rues étroites ? répondit le maréchal.

– Monseigneur, dit Robertet en montant précipitamment l’escalier, le chancelier est aux portes et veut entrer, doit-on lui ouvrir ?

– Ouvrez, répondit le cardinal de Lorraine. Connétable et chancelier ensemble, ils seraient trop dangereux, il faut les séparer. Nous avons été rudement joués par la reine-mère dans le choix de L’Hospital pour cette charge.

{p. 616} Robertet fit un signe de tête à un capitaine qui attendait une réponse au bas de l’escalier, et se retourna vivement pour écouter les ordres du cardinal.

– Monseigneur, je prends la liberté, dit-il en faisant encore un effort, de représenter que la sentence doit être approuvée par le roi en son conseil. Si vous violez la loi pour un prince du sang, on ne la respectera ni pour un cardinal, ni pour un duc de Guise.

– Pinard t’a dérangé, Robertet, dit sévèrement le cardinal. Ne sais-tu pas que le roi a signé l’arrêt, le jour où il est sorti pour nous le laisser exécuter !

– Quoique vous me demandiez à peu près ma tête en me commettant à cet office, qui sera d’ailleurs exécuté par le prévôt de la ville, j’y vais, monseigneur.

Le Grand-Maître entendit ce débat sans sourciller ; mais il prit son frère par le bras et l’emmena dans un coin de la salle.

– Certes, lui dit-il, les héritiers de Charlemagne ont le droit de reprendre une couronne qui fut usurpée par Hugues Capet sur leur maison ; mais le peuvent-ils ? La poire n’est pas mûre. Notre neveu se meurt, et toute la cour est chez le roi de Navarre.

– Le cœur a failli au roi. Sans cela, le Béarnais eût été dagué, reprit le cardinal, et nous aurions eu bon marché de tous les enfants.

– Nous sommes mal placés ici, dit le duc. La sédition de la ville serait appuyée par les États. L’Hospital, que nous avons tant protégé, et à l’élévation duquel a résisté la reine Catherine, est aujourd’hui contre nous, et nous avons besoin de la justice. La reine-mère est soutenue par trop de monde aujourd’hui, pour que nous puissions la renvoyer… D’ailleurs, encore trois princes !

– Elle n’est plus mère, elle est toute reine, dit le cardinal ; aussi, selon moi, serait-ce le moment d’en finir avec elle. De l’énergie et encore de l’énergie ! voilà mon ordonnance.

Après ce mot, le cardinal rentra dans la chambre du roi, suivi du Grand-Maître. Ce prêtre alla droit à Catherine.

– Les papiers de La Sague45, secrétaire du prince de Condé, vous ont été communiqués, vous savez que les Bourbons veulent détrôner vos enfants ? lui dit-il.

– Je sais tout cela, répondit l’Italienne.

– Hé ! bien, voulez-vous faire arrêter le roi de Navarre ?

– Il y a, dit-elle, un lieutenant-général du royaume.

{p. 617} En ce moment, François II se plaignit de douleurs violentes à l’oreille et se mit à geindre d’un ton lamentable. Le médecin quitta la cheminée où il se chauffait et vint examiner l’état de la tête.

– Hé ! bien, monsieur ? dit le Grand-Maître en s’adressant au premier médecin.

– Je n’ose prendre sur moi d’appliquer un cataplasme pour attirer les humeurs. Maître Ambroise a promis de sauver le roi par une opération, je la contrarierais.

– Remettons à demain, dit froidement Catherine, et que tous les médecins y soient, car vous savez les calomnies auxquelles donne lieu la mort des princes.

Elle alla baiser la main de son fils et se retira.

– Avec quelle tranquillité cette audacieuse fille de marchand parle de la mort du dauphin empoisonné par Montecuculli, un Florentin de sa suite ! s’écria la reine Marie Stuart.

– Marie ! cria le petit roi, mon grand-père n’a jamais mis son innocence en doute !…

– Peut-on empêcher cette femme de venir demain ? dit la reine à ses deux oncles à voix basse.

– Que deviendrions-nous, si le roi mourait ? répondit le cardinal, Catherine nous ferait rouler tous dans sa tombe.

Ainsi la question fut nettement posée pendant cette nuit entre Catherine de Médicis et la maison de Lorraine. L’arrivée du chancelier et celle du connétable indiquaient une révolte, la matinée du lendemain allait donc être décisive.

Le lendemain, la reine-mère arriva la première. Elle ne trouva dans la chambre de son fils que la reine Marie Stuart, pâle et fatiguée, qui avait passé la nuit en prières auprès du lit. La duchesse de Guise avait tenu compagnie à la reine, et les filles d’honneur s’étaient relevées. Le jeune roi dormait. Ni le duc, ni le cardinal n’avaient encore paru. Le prêtre, plus hardi que le soldat, déploya, dit-on, dans cette dernière nuit, toute son énergie, sans pouvoir décider le duc à se faire roi. En face des États-Généraux assemblés, et menacé d’une bataille à livrer au connétable de Montmorency, le Balafré ne trouva pas les circonstances favorables46 ; il refusa d’arrêter le roi de Navarre, la reine-mère, le chancelier, le cardinal de Tournon, les Gondi, Ruggieri et Birague, en objectant le soulèvement qui suivrait des mesures si violentes. Il subordonna les projets de son frère à la vie de François II.

{p. 618} Le plus profond silence régnait dans la chambre du roi. Catherine, accompagnée de madame de Fiesque, vint au bord du lit et contempla son fils d’un air dolent admirablement joué. Elle se mit son mouchoir sur les yeux et alla dans l’embrasure de la croisée, où madame de Fiesque lui apporta un siége. De là, ses yeux plongeaient sur la cour.

Il avait été convenu entre Catherine et le cardinal de Tournon, que si le connétable entrait heureusement en ville, le cardinal viendrait accompagné des deux Gondi, et qu’en cas de malheur, il serait seul. À neuf heures du matin, les deux princes lorrains, suivis de leurs gentilshommes qui restèrent dans le salon, se montrèrent chez le roi ; le capitaine de service les avait avertis qu’Ambroise Paré venait d’y arriver avec Chapelain et trois autres médecins suscités par Catherine, qui tous trois haïssaient Ambroise.

Dans quelques instants, la grande salle du Bailliage offrit absolument le même aspect que la salle des gardes à Blois, le jour où le duc de Guise fut nommé lieutenant-général du royaume, et où Christophe fut mis à la torture, à cette différence près, qu’alors l’amour et la joie remplissaient la chambre royale, que les Guise triomphaient ; tandis que le deuil et la mort y régnaient, et que les Lorrains sentaient le pouvoir leur glisser des mains. Les filles des deux reines étaient en deux camps à chaque coin de la grande cheminée, où brillait un énorme feu. La salle était pleine de courtisans. La nouvelle répandue, on ne sait par qui, d’une audacieuse conception d’Ambroise pour sauver les jours du roi, amenait tous les seigneurs qui avaient droit d’entrer à la cour. L’escalier extérieur du Bailliage et la cour étaient pleins de groupes inquiets. L’échafaud dressé pour le prince en face du couvent des Récollets étonnait toute la noblesse. On causait à voix basse, et les discours offraient, comme à Blois, le même mélange de propos sérieux, frivoles, légers et graves. On commençait à prendre l’habitude des troubles, des brusques révolutions, des prises d’armes, des rébellions, des grands événements subits qui marquèrent la longue période pendant laquelle la maison de Valois s’éteignit, malgré les efforts de la reine Catherine. Il régnait un profond silence à une certaine distance autour de la porte de la chambre du roi, gardée par deux hallebardiers, par deux pages et par le capitaine de la garde écossaise. Antoine de Bourbon, emprisonné dans son hôtel, y apprit, en s’y voyant seul, les espérances de la cour, et fut {p. 619} accablé par la nouvelle des apprêts faits pendant la nuit pour l’exécution de son frère.

Devant la cheminée du Bailliage était l’une des plus belles et plus grandes figures de ce temps, le chancelier de L’Hospital, dans sa simarre rouge à retroussis d’hermine, couvert de son mortier, suivant le privilége de sa charge. Cet homme courageux, en voyant des factieux dans ses bienfaiteurs, avait épousé les intérêts de ses rois, représentés par la reine-mère ; et, au risque de perdre la tête, il était allé se consulter avec le connétable, à Écouen ; personne n’osait le tirer de la méditation où il était plongé. Robertet, le secrétaire d’État, deux maréchaux de France, Vieilleville et Saint-André, le garde-des-sceaux, formaient un groupe devant le chancelier. Les courtisans ne riaient pas précisément ; mais leurs discours étaient malicieux, et surtout chez ceux qui ne tenaient pas pour les Guise.

Le cardinal avait enfin saisi l’Écossais Stuart, l’assassin du président Minard, et faisait commencer son procès à Tours. Il gardait également, dans le château de Blois et dans celui de Tours, un assez bon nombre de gentilshommes compromis, pour inspirer une sorte de terreur à la noblesse, qui ne se terrifiait point, et qui retrouvait dans la Réformation un appui pour cet amour de révolte inspiré par le sentiment de son égalité primitive avec le roi. Or, les prisonniers de Blois avaient trouvé moyen de s’évader, et, par une singulière fatalité, les prisonniers de Tours venaient d’imiter ceux de Blois.

– Madame, dit le cardinal de Châtillon à madame de Fiesque, si quelqu’un s’intéresse aux prisonniers de Tours, ils sont en grand danger.

En entendant cette phrase, le chancelier tourna la tête vers le groupe des filles de la reine-mère.

– Oui, le jeune Desvaux, l’écuyer du prince de Condé, qu’on retenait à Tours, vient d’ajouter une amère plaisanterie à sa fuite. Il a, dit-on, écrit à messieurs de Guise ce petit mot : « Nous avons appris l’évasion de vos prisonniers de Blois ; nous en avons été si fâchés, que nous nous sommes mis à courir après eux ; nous vous les ramènerons dès que nous les aurons arrêtés. »

Quoique la plaisanterie lui allât, le chancelier regarda monsieur de Châtillon d’un air sévère. On entendit en ce moment des voix s’élevant dans la chambre du roi. Les deux maréchaux, {p. 620} Robertet et le chancelier s’approchèrent, car il ne s’agissait pas seulement pour le roi de vie et de mort ; toute la cour était dans le secret du danger que couraient le chancelier, Catherine et ses adhérents. Aussi le silence qui se fit alors fut-il profond. Ambroise avait examiné le roi, le moment lui semblait propice pour son opération ; si elle n’était pratiquée, François II pouvait mourir de moment en moment. Aussitôt que messieurs de Guise furent entrés, il avait expliqué les causes de la maladie du roi, il avait démontré que, dans ce cas extrême, il fallait le trépaner, et il attendait l’ordre des médecins.

– Percer la tête de mon fils comme une planche, et avec cet horrible instrument ! s’écria Catherine de Médicis, maître Ambroise, je ne le souffrirai pas.

Les médecins se consultaient ; mais les paroles de Catherine furent prononcées si haut, que, selon son intention, elles allèrent au delà de la porte.

– Mais, madame, s’il n’y a plus que ce moyen de salut ? dit Marie Stuart en pleurant.

– Ambroise, s’écria Catherine, songez que votre tête répond de celle du roi.

– Nous nous opposons au moyen que propose maître Ambroise, dirent les trois médecins. On peut sauver le roi en injectant l’oreille d’un remède qui attirerait les humeurs par ce canal.

Le Grand-Maître, qui étudiait le visage de Catherine, alla soudain à elle, et l’emmena dans l’embrasure de la croisée.

– Madame, lui dit-il, vous voulez la mort de votre enfant, vous êtes d’accord avec nos ennemis, et cela depuis Blois. Ce matin, le conseiller Viole a dit au fils de votre pelletier que le prince de Condé allait avoir la tête tranchée. Ce jeune homme, qui durant sa question avait nié toute relation avec le prince de Condé, lui a fait un signe d’adieu quand il a passé devant la croisée de son cachot. Vous avez vu votre malheureux complice à la question avec une royale insensibilité. Vous voulez aujourd’hui vous opposer au salut de votre fils aîné. Vous nous feriez croire que la mort du dauphin, qui a mis la couronne sur la tête du feu roi, n’a pas été naturelle, et que Montecuculli était votre…

– Monsieur le chancelier ! cria Catherine sur un signe de laquelle madame de Fiesque ouvrit la porte à deux battants.

L’audience aperçut alors le spectacle de la chambre royale : le {p. 621} petit roi livide, la figure éteinte, les yeux sans lumière, mais bégayant le mot Marie et tenant la main de la jeune reine qui pleurait ; la duchesse de Guise debout, effrayée de l’audace de Catherine ; les deux princes lorrains, inquiets également, mais aux côtés de la reine-mère, et décidés à la faire arrêter par Maillé-Brézé ; enfin, le grand Ambroise Paré, assisté du médecin du roi et qui tenait ses instruments sans oser pratiquer son opération, pour laquelle un grand calme était aussi nécessaire que l’approbation des médecins.

– Monsieur le chancelier, dit Catherine, messieurs de Guise veulent autoriser sur la personne du roi une opération étrange, Ambroise offre de lui percer la tête. Moi, comme la mère, comme faisant partie du conseil de régence, je proteste contre ce qui me semble un crime de lèse-majesté. Les trois médecins sont pour une injection qui me semble tout aussi efficace et moins dangereuse que le sauvage procédé d’Ambroise.

En entendant ces paroles, il y eut une rumeur lugubre. Le cardinal laissa pénétrer le chancelier, et ferma la porte.

– Mais je suis lieutenant-général du royaume, dit le duc de Guise, et vous saurez, monsieur le chancelier, qu’Ambroise, chirurgien du roi, répond de sa vie.

– Ah ! les choses vont ainsi ! s’écria le grand Ambroise Paré, eh ! bien, voici ce que j’ai à faire. Il étendit le bras sur le lit. – Cette couche et le roi sont à moi, reprit-il. Je me fais seul maître et seul responsable, je connais les devoirs de ma charge, j’opérerai le roi, sans l’ordre des médecins…

– Sauvez-le ! dit le cardinal, et vous serez le plus riche homme de France.

– Allez donc, dit Marie Stuart en pressant la main d’Ambroise.

– Je ne puis rien empêcher, dit le chancelier, mais je vais constater la protestation de madame la reine-mère.

– Robertet ! s’écria le duc de Guise.

Quand Robertet fut entré, le lieutenant-général du royaume lui montra le chancelier.

– Vous êtes chancelier de France à la place de ce félon, lui dit-il. Monsieur de Maillé, emmenez monsieur de L’Hospital dans la prison du prince de Condé. Quant à vous, madame, dit-il à Catherine, votre protestation ne sera pas reçue, et vous devriez songer {p. 622} que de semblables actes ont besoin d’être appuyés par des forces suffisantes. J’agis en sujet fidèle et loyal serviteur du roi François II, mon maître. Allez, Ambroise, ajouta-t-il en regardant le chirurgien.

– Monsieur de Guise, dit L’Hospital, si vous usez de violence soit sur le roi, soit sur le chancelier de France, songez qu’il y a dans cette salle assez de noblesse française pour arrêter des traîtres.

– Oh ! messeigneurs, s’écria le grand chirurgien, si vous continuez ces débats, vous pouvez bien crier : Vive le roi Charles IX !… car le roi François va mourir.

Catherine impassible regardait par la croisée.

– Hé ! bien, nous emploierons la force pour être les maîtres dans la chambre du roi, dit le cardinal qui voulut fermer la porte.

Le cardinal fut alors épouvanté, car il vit l’hôtel du Bailliage entièrement désert. La cour, sûre de la mort du roi, avait couru chez Antoine de Navarre.

– Hé ! bien, faites donc, s’écria Marie Stuart à Ambroise. Moi, et vous, duchesse, dit-elle à madame de Guise, nous vous protégerons.

– Madame, dit Ambroise, mon zèle m’emportait, les médecins, moins mon ami Chapelain, sont pour une injection, je leur dois obéissance. Il était sauvé, si j’eusse été premier médecin et premier chirurgien ! Donnez, messieurs, dit-il en prenant une petite seringue des mains du premier médecin et la remplissant.

– Mon Dieu ! dit Marie Stuart, je vous ordonne…

– Hélas ! madame, fit Ambroise, je suis sous la dépendance de ces messieurs.

La jeune reine se mit avec la Grande-Maîtresse entre le chirurgien, les médecins et les autres personnages. Le premier médecin prit la tête du roi, et Ambroise fit l’injection dans l’oreille. Les deux princes lorrains étaient attentifs. Robertet et monsieur de Maillé restaient immobiles. Madame de Fiesque sortit sans être vue, à un signe de Catherine. En ce moment L’Hospital ouvrit audacieusement la porte de la chambre du roi.

– J’arrive à propos, dit un homme dont les pas précipités retentirent dans la salle et qui fut en un moment sur le seuil de la chambre royale. Ah ! messieurs, vous vouliez jeter à bas la tête de mon beau neveu le prince de Condé ?… mais vous avez fait sortir le lion de son antre, et le voici ! ajouta le connétable de Montmorency. {p. 623} Ambroise, vous ne farfouillerez pas avec vos instruments la tête de mon roi ! Les rois de France ne se laissent frapper ainsi que par le fer de leurs ennemis, à la bataille ! Le premier prince du sang, Antoine de Bourbon, le prince de Condé, la reine-mère, le connétable et le chancelier s’opposent à cette opération.

À la grande satisfaction de Catherine, le roi de Navarre et le prince de Condé se montrèrent aussitôt.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit le duc de Guise en mettant la main sur sa dague.

– En qualité de connétable, j’ai congédié les sentinelles à tous les postes. Tête-Dieu ! vous n’êtes pas ici en pays ennemi, je pense. Le roi notre maître est au milieu de ses sujets, et les États du royaume doivent délibérer en toute liberté. J’en viens, messieurs, des États ! j’y ai porté la protestation de mon neveu de Condé que trois cents gentilshommes ont délivré. Vous vouliez faire couler le sang royal et décimer la noblesse du royaume. Ah ! désormais je me défie de tout ce que vous voudrez, messieurs de Lorraine. Si vous ordonnez d’ouvrir la tête du roi, par cette épée qui a sauvé la France de Charles-Quint sous son grand-père, cela ne se fera pas…

– D’autant plus, dit Ambroise Paré, que maintenant tout est inutile, l’épanchement commence.

– Votre règne est fini, messieurs, dit Catherine aux Lorrains, en voyant à l’air d’Ambroise qu’il n’y avait plus aucun espoir.

– Ah ! madame, vous avez tué votre fils, lui dit Marie Stuart qui bondit comme une lionne du lit à la croisée et vint prendre la Florentine par le bras en le lui serrant avec violence.

– Ma mie, répondit Catherine à Marie en lui lançant un regard fin et froid où elle laissa déborder sa haine contenue depuis six mois, vous à la violente amour de qui nous devons cette mort, vous irez maintenant régner dans votre Écosse, et vous partirez demain. Je suis régente de fait. Les trois médecins avaient fait un signe à la reine-mère. – Messieurs, dit-elle en regardant les Guise, il est entendu entre monsieur de Bourbon, nommé lieutenant-général du royaume par les États, et moi, que la conduite des affaires nous regarde. Venez, monsieur le chancelier ?

– Le roi est mort, dit le Grand-Maître obligé d’accomplir les devoirs de sa charge.

– Vive le roi Charles IX ! crièrent les gentilshommes venus avec le roi de Navarre, le prince de Condé et le connétable.

{p. 624} Les cérémonies qui ont lieu lors de la mort d’un roi de France se firent dans la solitude. Quand le roi d’armes cria dans la salle trois fois : Le roi est mort ! après l’annonce officielle du duc de Guise, il n’y eut que quelques personnes pour répéter : Vive le roi !

La reine-mère, à qui la comtesse de Fiesque amena le duc d’Orléans, devenu depuis quelques instants Charles IX, sortit en tenant son fils par la main, et fut suivie de toute la cour. Il ne resta que les deux Lorrains, la duchesse de Guise, Marie Stuart et Dayelle dans la chambre où François II rendait le dernier soupir, avec deux gardes à la porte, les pages du Grand-Maître, ceux du cardinal et leurs secrétaires particuliers.

– Vive la France ! crièrent plusieurs Réformés en faisant entendre un premier cri d’opposition.

Robertet, qui devait tout au duc et au cardinal, effrayé de leurs projets et de leurs entreprises manquées, se rallia secrètement à la reine-mère, à la rencontre de laquelle les ambassadeurs d’Espagne, d’Angleterre, de l’Empire et de Pologne vinrent dans l’escalier, amenés par le cardinal de Tournon qui les alla prévenir, après s’être montré dans la cour à Catherine de Médicis, au moment où elle avait protesté contre l’opération d’Ambroise Paré.

– Hé ! bien, les fils de Louis d’Outre-mer, les héritiers de Charles de Lorraine ont manqué de courage, dit le cardinal au duc.

– On les aurait renvoyés en Lorraine, répondit le Grand-Maître. Je vous le déclare, Charles, si la couronne était là, je n’étendrais pas la main pour la prendre. Ce sera l’ouvrage de mon fils.

– Aura-t-il jamais comme vous l’Armée et l’Église ?

– Il aura mieux.

– Quoi ?

– Le Peuple !

– Il n’y a que moi qui le pleure, ce pauvre enfant qui m’aimait tant ! dit Marie Stuart en tenant la main froide de son premier mari expiré.

– Par qui renouer avec la reine ? dit le cardinal.

– Attendez qu’elle se brouille avec les Huguenots, répondit la duchesse.

Les intérêts de la maison de Bourbon, ceux de Catherine, ceux des Guise, ceux du parti des Réformés produisirent une telle confusion dans Orléans, que trois jours après, le {p. 625} corps du roi, complétement oublié dans le Bailliage et mis dans une bière par d’obscurs serviteurs, partit pour Saint-Denis dans un chariot couvert, accompagné seulement de l’évêque de Senlis et de deux gentilshommes. Quand ce triste convoi arriva dans la petite ville d’Étampes, un serviteur du chancelier de L’Hospital attacha sur le chariot cette terrible inscription, que l’histoire a recueillie : Tanneguy du Chastel, où es-tu ? Mais tu étais Français ! Sanglant reproche qui tombait sur Catherine, sur Marie Stuart et sur les Lorrains. Quel est le Français qui puisse ignorer que Tanneguy du Chastel dépensa trente mille écus du temps (un million d’aujourd’hui) aux funérailles de Charles VII, le bienfaiteur de sa maison ?

Aussitôt que le bruit des cloches annonça dans Orléans que François II était mort, et dès que le connétable de Montmorency eut fait ouvrir les portes de la ville, Tourillon monta dans son grenier et se dirigea vers une cachette.

– Eh ! bien, serait-il mort ? s’écria le gantier.

En entendant ce mot, un homme se leva qui répondit : – Prêt à servir ! le mot d’ordre des Réformés attachés à Calvin.

Cet homme était Chaudieu, à qui Tourillon raconta les événements des huit derniers jours, pendant lesquels il avait laissé le ministre seul dans sa cachette avec un pain de douze livres pour unique nourriture.

– Cours chez le prince de Condé, frère, demande-lui un sauf-conduit pour moi, et trouve un cheval, s’écria le ministre, il faut que je parte à l’instant.

– Écrivez-lui un mot, que je puisse être reçu.

– Tiens, dit Chaudieu après avoir écrit quelques lignes, demande une passe au roi de Navarre, car dans les circonstances actuelles, je dois courir à Genève.

En deux heures, tout fut prêt, et l’ardent ministre était en route pour la Suisse, accompagné d’un gentilhomme du roi de Navarre, de qui Chaudieu paraissait être le secrétaire et qui portait des instructions aux Réformés du Dauphiné. Ce départ subit de Chaudieu fut aussitôt autorisé dans l’intérêt de Catherine, qui fit pour gagner du temps, une hardie proposition sur laquelle on garda le plus profond secret. Cette singulière conception explique l’accord si soudainement fait entre elle et les chefs du parti de la Réforme. Cette rusée commère avait donné pour gage de sa bonne foi un {p. 626} certain désir d’accommoder les différends des deux Églises dans une assemblée qui ne pouvait être ni un synode, ni un conseil, ni un concile, et pour laquelle il fallait un nom nouveau, mais surtout l’assentiment de Calvin. Quand ce mystère éclata, disons-le en passant, il détermina l’alliance des Guise et du connétable de Montmorency contre Catherine et le roi de Navarre, alliance bizarre, connue dans l’histoire sous le nom de Triumvirat, parce que le maréchal de Saint-André fut le troisième personnage de cette coalition purement catholique à laquelle donna lieu cette étrange proposition du colloque. La profonde politique de Catherine fut alors bien jugée par les Guise : ils comprirent que la reine se souciait fort peu de cette assemblée, et voulait temporiser avec ses alliés pour arriver à l’époque de la majorité de Charles IX ; aussi trompèrent-ils le connétable en lui faisant croire à une collusion d’intérêts entre les Bourbons et Catherine, tandis que Catherine les jouait tous. Cette reine était, comme on le voit, devenue excessivement forte en peu de temps. L’esprit de discussion et de dispute qui régnait alors favorisait singulièrement cette proposition. Les Catholiques et les Réformés devaient briller tous les uns après les autres dans ce tournoi de paroles. Aussi est-ce précisément ce qui arriva. N’est-il pas extraordinaire que les historiens aient pris les ruses les plus habiles de la reine pour des incertitudes ? Jamais Catherine n’alla plus directement à son but que dans ces inventions par lesquelles elle paraissait s’en éloigner. Le roi de Navarre, incapable de comprendre les raisons de Catherine, dépêcha donc vers Calvin Chaudieu, qui s’était dévoué secrètement à observer les événements d’Orléans, où, d’heure en heure, il pouvait être découvert et pendu sans procès, comme tout homme qui se trouvait sous le coup d’un arrêt de bannissement. À la façon dont se faisaient alors les voyages, Chaudieu ne devait pas arriver à Genève avant le mois de février, les négociations ne devaient être terminées que pour le mois de mars, et l’assemblée ne put en effet avoir lieu que vers le commencement de mai 1561. Catherine avait médité d’amuser la cour et les partis par le sacre du roi, par son premier lit de justice au parlement, où L’Hospital et de Thou firent enregistrer la lettre par laquelle Charles IX confia l’administration du royaume à sa mère, de concert avec le lieutenant-général du royaume, Antoine de Navarre, le prince le plus faible de ce temps !

N’est-ce pas un des spectacles les plus étranges que celui de {p. 627} tout un royaume en suspens pour le oui ou le non d’un bourgeois français, longtemps obscur et alors établi à Genève ? Le pape transalpin tenu en échec par le pape de Genève ! ces deux princes lorrains naguère si puissants, paralysés par cet accord momentané du premier prince du sang, de la reine-mère et de Calvin ! N’est-ce pas une des plus fécondes leçons données aux rois par l’histoire, une leçon qui leur apprend à juger les hommes, à faire promptement la part au génie, et à le chercher, comme fit Louis XIV, partout où Dieu le met.

Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d’un tonnelier de Noyon en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu’à un certain point l’entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle. Il n’y a rien de moins connu que cet homme qui a engendré Genève et l’esprit de cette cité. Jean-Jacques Rousseau, qui possédait peu de connaissances historiques, a complétement ignoré l’influence de cet homme sur sa république. Et d’abord, Calvin, qui demeurait dans une des plus humbles maisons du haut Genève, près du temple Saint-Pierre, au-dessus d’un menuisier, première ressemblance entre lui et Roberspierre, n’avait pas à Genève d’autorité bien grande. Pendant longtemps, sa puissance fut haineusement limitée par les Genevois. Au seizième siècle, Genève eut dans Farel un de ces fameux citoyens qui restent inconnus au monde entier, et souvent à Genève elle-même. Ce Farel arrêta, vers 1537, Calvin dans cette ville en la lui montrant comme la plus sûre place forte d’une réformation plus active que celle de Luther. Farel et Cauvin jugeaient le luthéranisme comme une œuvre incomplète, insuffisante et sans prise sur la France. Genève, assise entre l’Italie et la France, soumise à la langue française, était admirablement située pour correspondre avec l’Allemagne, avec l’Italie et avec la France. Calvin adopta Genève pour le siége de sa fortune morale, il en fit la citadelle de ses idées.

Le Conseil de Genève, sollicité par Farel, autorisa Calvin à donner des leçons de théologie au mois de septembre 1538. Calvin laissa la prédication à Farel, son premier disciple, et se livra patiemment à l’enseignement de sa doctrine. Cette autorité, qui devint souveraine dans les dernières années de sa vie, devait s’établir difficilement. Ce grand agitateur rencontra de si sérieux obstacles, qu’il fut pendant un certain temps banni de Genève à {p. 628} cause de la sévérité de sa réforme. Il y eut un parti d’honnêtes gens qui tenaient pour le vieux luxe et pour les anciennes mœurs. Mais, comme toujours, ces honnêtes gens craignirent le ridicule, ne voulurent pas avouer le but de leurs efforts, et l’on se battit sur des points étrangers à la vraie question. Calvin voulait qu’on se servît de pain levé pour la communion et qu’il n’y eût plus de fêtes, hormis le dimanche. Ces innovations furent désapprouvées à Berne et à Lausanne. On signifia donc aux Genevois de se conformer au rit de la Suisse. Calvin et Farel résistèrent, leurs ennemis politiques s’appuyèrent sur ce désaccord pour les chasser de Genève, d’où ils furent en effet bannis pour quelques années. Plus tard, Calvin rentra triomphalement, redemandé par son troupeau. Ces persécutions deviennent toujours la consécration du pouvoir moral, quand l’écrivain sait attendre. Aussi ce retour fut-il comme l’ère de ce prophète. Les exécutions commencèrent, et Calvin organisa sa terreur religieuse. Au moment où ce dominateur reparut, il fut admis dans la bourgeoisie genevoise ; mais après quatorze ans de séjour, il n’était pas encore du Conseil. Au moment où Catherine députait un ministre vers lui, ce roi des idées n’avait pas d’autre titre que celui de pasteur de l’Église de Genève. Calvin n’eut d’ailleurs jamais plus de cent cinquante francs en argent par année, quinze quintaux de blé, deux tonneaux de vin, pour tout appointement. Son frère, simple tailleur, avait sa boutique à quelques pas de la place Saint-Pierre, dans la rue où se trouve aujourd’hui l’une des imprimeries de Genève. Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Campanella, de Luther, de Vico, de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Loyola, de Kant, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures ?

L’existence si semblable de Roberspierre peut faire seule comprendre aux contemporains celle de Calvin, qui, fondant son pouvoir sur les mêmes bases, fut aussi cruel, aussi absolu que l’avocat d’Arras. Chose étrange ! La Picardie, Arras et Noyon, a fourni ces deux instruments de réformation ! Tous ceux qui voudront étudier les raisons des supplices ordonnés par Calvin trouveront, proportion gardée, tout 1793 à Genève. Calvin fit trancher la tête à Jacques Gruet « pour avoir écrit des lettres impies, des vers libertins, et avoir travaillé à renverser les ordonnances {p. 629} ecclésiastiques. » Réfléchissez à cette sentence, demandez-vous si les plus horribles tyrannies offrent dans leurs saturnales des considérants plus cruellement bouffons. Valentin Gentilis, condamné à mort « pour hérésie involontaire », n’échappa au supplice que par une amende honorable plus ignominieuse que celles infligées par l’Église catholique. Sept ans avant la conférence qui allait avoir lieu chez Calvin sur les propositions de la reine-mère, Michel Servet, Français, passant par Genève, y avait été arrêté, jugé, condamné sur l’accusation de Calvin, et brûlé vif, « pour avoir attaqué le mystère de la Trinité » dans un livre qui n’avait été ni composé ni publié à Genève. Rappelez-vous les éloquentes défenses de Jean-Jacques Rousseau, dont le livre, qui renversait la religion catholique, écrit en France et publié en Hollande, mais débité dans Paris, fut seulement brûlé par la main du bourreau, et l’auteur, un étranger, seulement banni du royaume où il essayait de ruiner les vérités fondamentales de la religion et du pouvoir, et comparez la conduite du parlement à celle du tyran genevois. Enfin, Bolsec47 fut mis également en jugement « pour avoir eu d’autres idées que celles de Calvin sur la prédestination. » Pesez ces considérations, et demandez-vous si Fouquier-Tinville a fait pis. La farouche intolérance religieuse de Calvin a été, moralement, plus compacte, plus implacable que ne le fut la farouche intolérance politique de Roberspierre. Sur un théâtre plus vaste que Genève, Calvin eût fait couler plus de sang que n’en a fait couler le terrible apôtre de l’égalité politique assimilée à l’égalité catholique. Trois siècles auparavant, un moine, un Picard, avait entraîné l’Occident tout entier sur l’Orient. Pierre l’Hermite, Calvin et Roberspierre, chacun à trois cents ans de distance, ces trois Picards ont été, politiquement parlant, des leviers d’Archimède. C’était à chaque époque une pensée qui rencontrait un point d’appui dans les intérêts et chez les hommes.

Calvin est donc bien certainement l’éditeur presque inconnu de cette triste ville, appelée Genève, où, il y a dix ans, un homme disait, en montrant une porte cochère de la haute ville, la première qui ait été faite à Genève (il n’y avait que des portes bâtardes auparavant) : « C’est par cette porte que le luxe est entré dans Genève ! » Calvin y introduisit, par la rigueur de ses exécutions et par celle de sa doctrine, ce sentiment hypocrite si bien nommé la mômerie. Avoir des mœurs, selon les mômiers, c’est renoncer aux {p. 630} arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe48, et amasser silencieusement de l’argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée. Calvin donna à tous les citoyens la même livrée sombre qu’il étendit sur sa vie. Il avait créé dans le consistoire un vrai tribunal d’inquisition calviniste, absolument semblable au tribunal révolutionnaire de Roberspierre. Le consistoire déférait au Conseil les gens à condamner, et Calvin y régnait par le consistoire comme Roberspierre régnait sur la Convention par le club des Jacobins. Ainsi, un magistrat éminent à Genève fut condamné à deux mois de prison, à perdre ses emplois et la capacité d’en jamais exercer d’autres, « parce qu’il menait une vie déréglée et qu’il s’était lié avec les ennemis de Calvin. » Sous ce rapport, Calvin fut un législateur : il a créé les mœurs austères, sobres, bourgeoises, effroyablement tristes, mais irréprochables qui se sont conservées jusqu’aujourd’hui dans Genève, qui ont précédé les mœurs anglaises, universellement désignées sous le mot de puritanisme, dues à ces Caméroniens, disciples de Caméron, un des docteurs français issus de Calvin, et que Walter Scott49 a si bien peints ! La pauvreté d’un homme, exactement souverain, qui traitait de puissance à puissance avec les rois, qui leur demandait des trésors, des armées, et qui puisait à pleines mains dans leurs épargnes pour les malheureux, prouve que la pensée, prise comme moyen unique de domination, engendre des avares politiques, des hommes qui jouissent par le cerveau, qui, semblables aux Jésuites, veulent le pouvoir pour le pouvoir. Pitt, Luther, Calvin, Roberspierre, tous ces Harpagons de domination meurent sans un sou. L’inventaire fait au logis de Calvin, après sa mort, et qui, compris ses livres, s’élève à cinquante écus, a été conservé par l’Histoire. Celui de Luther a offert la même somme ; enfin, sa veuve, la fameuse Catherine de Bora, fut obligée de solliciter une pension de cent écus qui lui fut accordée par un électeur d’Allemagne. Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d’action qui tous trois ont fait ou préparé des empires, ont laissé chacun trois cents millions. Ceux-là avaient un cœur, ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient ; tandis qu’excepté la femme de Luther, Hélène de cette Iliade, tous les autres n’ont pas à se reprocher un battement de cœur donné à une femme.

Cette explication très-succincte était nécessaire pour expliquer la position de Calvin à Genève.

{p. 631} Dans les premiers jours du mois de février de l’année 1561, par une de ces douces soirées qui se rencontrent dans cette saison sur le lac Léman, deux cavaliers arrivèrent au Pré-l’Évêque, ainsi nommé à cause de l’ancienne maison de campagne de l’évêque de Genève, chassé depuis trente ans. Ces deux hommes, qui sans doute connaissaient les lois de Genève sur la fermeture des portes, alors nécessaires et assez ridicules aujourd’hui, se dirigèrent sur la porte de Rives ; mais ils arrêtèrent brusquement leurs chevaux à l’aspect d’un homme d’une cinquantaine d’années qui se promenait appuyé sur le bras d’une servante, et qui rentrait évidemment en ville ; cet homme, assez gras, marchait avec lenteur et difficulté, ne posant un pied qu’après l’autre et non sans douleur, car il portait des souliers ronds en velours noir et lacés.

– C’est lui, dit à Chaudieu l’autre cavalier qui descendit de cheval, tendit ses rênes à son compagnon et s’avança en ouvrant ses bras au promeneur.

Ce promeneur, qui était en effet Jean Calvin, se recula pour éviter l’embrassade, et jeta le coup d’œil le plus sévère à son disciple. À cinquante ans, Calvin paraissait en avoir soixante-dix. Gros et gras, il semblait d’autant plus petit, que d’horribles douleurs de gravelle l’obligeaient à marcher courbé. Ces douleurs se compliquaient avec les atteintes d’une goutte du plus mauvais caractère. Tout le monde eût tremblé devant cette figure presque aussi large que longue et sur laquelle, malgré sa rondeur, il n’y avait pas plus de bonhomie que dans celle du terrible Henri VIII, à qui Calvin ressemblait beaucoup ; les souffrances, qui ne lui donnèrent jamais de relâche, se trahissaient dans deux rides profondes qui partaient de chaque côté du nez en suivant le mouvement des moustaches et se confondant comme elles avec une ample barbe grise. Cette figure, quoique rouge et enflammée comme celle d’un buveur, offrait par places des marques où le teint était jaune ; mais malgré le bonnet de velours noir qui couvrait cette énorme tête carrée, on pouvait admirer un front vaste et de la plus belle forme, sous lequel brillaient deux yeux bruns, qui dans les accès de colère devaient lancer des flammes. Soit par l’effet de son obésité, soit à cause de son gros col court, soit à cause de ses veilles et de ses travaux continuels, la tête de Calvin rentrait dans ses larges épaules, ce qui l’obligeait à ne porter qu’une petite fraise courte à tuyaux, sur laquelle sa figure semblait être comme celle de saint {p. 632} Jean-Baptiste dans un plat. Entre ses moustaches et sa barbe, on voyait, comme une rose, sa jolie bouche éloquente, petite et fraîche, dessinée avec une admirable perfection. Ce visage était partagé par un nez carré, remarquable par une flexuosité qui régnait dans toute la longueur, et qui produisait sur le bout des méplats significatifs, en harmonie avec la force prodigieuse exprimée dans cette tête impériale. Quoiqu’il fût difficile de reconnaître dans ces traits les traces des migraines hebdomadaires qui saisissaient Calvin pendant les intervalles d’une fièvre lente par laquelle il fut dévoré, la souffrance, incessamment combattue par l’Étude et par le Vouloir, donnait à ce masque en apparence fleuri quelque chose de terrible, assez explicable par la couleur de la couche de graisse due aux habitudes sédentaires du travailleur et qui portait les traces du combat perpétuel de ce tempérament valétudinaire avec l’une des plus fortes volontés connues dans l’histoire de l’esprit humain. Quoique charmante, la bouche avait une expression de cruauté. La chasteté commandée par de vastes desseins, exigée par tant de maladives dispositions, était écrite sur ce visage. Il y avait des regrets dans la sérénité de ce front puissant, et de la douleur dans le regard de ces yeux dont le calme effrayait.

Le costume de Calvin faisait bien ressortir sa tête, car il portait la fameuse soutane en drap noir, serrée par une ceinture de drap noir à boucle en cuivre, qui devint le costume des ministres calvinistes, et qui, désintéressant le regard, obligeait l’attention à ne s’occuper que du visage.

– Je souffre trop, Théodore, pour vous embrasser, dit alors Calvin à l’élégant cavalier.

Théodore de Bèze, alors âgé de quarante-deux ans et reçu bourgeois de Genève depuis deux ans à la demande de Calvin, formait le contraste le plus violent avec le terrible pasteur dont il avait fait son souverain. Calvin, comme tous les bourgeois qui s’élèvent à une souveraineté morale, ou comme tous les inventeurs de systèmes sociaux, était dévoré de jalousie. Il abhorrait ses disciples, il ne voulait pas d’égaux, et ne souffrait pas la moindre contradiction. Cependant il y avait entre Théodore de Bèze et lui tant de différence ; cet élégant cavalier doué d’une figure agréable, plein de politesse, habitué à fréquenter les cours, il le trouvait si dissemblable de tous ses farouches janissaires, qu’il se départait avec lui de ses sentiments habituels ; il ne l’aima jamais, car cet âpre {p. 633} législateur ignora totalement l’amitié ; mais ne craignant pas de trouver en lui son successeur, il aimait à jouer avec Théodore comme Richelieu joua plus tard avec son chat ; il le trouvait souple et léger. En voyant de Bèze réussir admirablement dans toutes ses missions, il aimait cet instrument poli dont il se croyait l’âme et le conducteur ; tant il est vrai que les hommes les plus farouches ne peuvent se dispenser d’un semblant d’affection. Théodore fut l’enfant gâté de Calvin, le sévère réformateur ne le grondait pas, il lui passait ses dérèglements, ses amours, ses beaux costumes et son élégance de langage. Peut-être Calvin était-il content de montrer que la Réforme pouvait lutter de grâce avec les gens de cour. Théodore de Bèze voulait introduire dans Genève le goût des arts, de la littérature, de la poésie, et Calvin écoutait ses plans sans froncer ses gros sourcils gris. Ainsi le contraste du caractère et de la personne était aussi complet que les contrastes de l’esprit entre ces deux hommes célèbres.

Calvin reçut le salut très-humble de Chaudieu, en répondant par une légère inclination de tête. Chaudieu passa dans son bras droit les brides des deux chevaux et suivit ces deux grands hommes de la Réformation, en se tenant à gauche de Théodore de Bèze, qui marchait à droite de Calvin. La bonne de Calvin courut pour empêcher qu’on ne fermât la porte de Rives, en faisant observer au capitaine de garde que le pasteur venait d’être pris de douleurs cuisantes.

Théodore de Bèze était un fils de cette commune de Vézelay, la première qui se confédéra et dont la curieuse histoire a été faite par l’un des Thierry. Ainsi l’esprit de bourgeoisie et de résistance, endémique à Vézelay, a sans doute fourni sa part dans la grande révolte des Réformés en la personne de cet homme qui certes est une des plus curieuses figures de l’Hérésie.

– Vous souffrez donc toujours ? dit Théodore à Calvin.

– Un Catholique dirait comme un damné, répondit le Réformateur avec cette amertume qu’il mettait dans ses moindres paroles. Ah ! je m’en vais, mon enfant ! Et que deviendrez-vous sans moi ?

– Nous combattrons à la clarté de vos livres ! dit Chaudieu.

Calvin sourit, son visage empourpré prit une expression gracieuse, et il regarda favorablement Chaudieu.

– Hé ! bien, vous m’apportez des nouvelles ? reprit-il. Nous {p. 634} a-t-on beaucoup massacré des nôtres ? fit-il en souriant et montrant une railleuse joie qui brilla dans ses yeux bruns.

– Non, dit Chaudieu, tout est à la paix.

– Tant pis, tant pis ! s’écria Calvin. Toute pacification serait un mal, si chaque fois ce ne devait pas être un piége. La persécution est notre force. Où en serions-nous, si l’Église s’emparait de la Réforme ?

– Mais, dit Théodore, c’est ce que semble vouloir faire la reine-mère.

– Elle en est bien capable, dit Calvin. J’étudie cette femme…

– D’ici ? s’écria Chaudieu.

– Y a-t-il des distances pour l’esprit, répliqua sévèrement Calvin qui trouva de l’irrévérence dans l’interruption. Catherine souhaite le pouvoir, et les femmes dans cette visée n’ont plus ni honneur ni foi. De quoi s’agit-il ?

– Eh ! bien, elle nous propose une espèce de concile, dit Théodore de Bèze.

– Auprès de Paris ? demanda Calvin brusquement.

– Oui !

– Ah ! tant mieux ! fit Calvin.

– Et nous y essaierons de nous entendre et de dresser un acte public pour fondre les deux Églises.

– Ah ! si elle avait le courage de séparer l’Église française de la cour de Rome et de créer en France un patriarche comme dans l’Église grecque, s’écria le Réformateur dont les yeux brillèrent à cette idée qui lui permettait de monter sur un trône. Mais, mon fils, la nièce d’un pape peut-elle être franche ? elle veut gagner du temps.

– Ne nous en faut-il pas pour réparer notre échec d’Amboise, et organiser une résistance formidable sur tous les points du royaume ?

– Elle a renvoyé la reine d’Écosse, dit Chaudieu.

– Une de moins ! dit Calvin en passant sous la porte de Rives, Élisabeth d’Angleterre nous la contiendra. Deux reines voisines seront bientôt en guerre : l’une est belle et l’autre est assez laide, première cause d’irritation ; puis il y a de plus la question d’illégitimité…

Il se frotta les mains, et sa joie eut un caractère si féroce, que de Bèze frissonna ; car il aperçut alors la mare de sang que contemplait son maître depuis un moment.

{p. 635} – Les Guise ont irrité la maison de Bourbon, dit de Bèze après une pause, ils ont à Orléans brisé la paille entre eux.

– Eh ! bien, reprit Calvin, tu ne me croyais pas, mon fils, quand, à ton dernier départ pour Nérac, je te disais que nous finirions par susciter entre les deux branches de la maison de France une guerre à mort ! Enfin, j’ai une cour, un roi, une famille dans mon parti. Ma doctrine a fait maintenant son effet sur les masses. Les bourgeois m’ont compris, ils appelleront désormais idolâtres ceux qui vont à la messe, qui peignent les murailles de leurs temples, qui y mettent des tableaux et des statues. Ah ! il est bien plus facile au peuple de démolir des cathédrales et des palais, que de disputer sur la foi justifiante ou sur la présence réelle ! Luther était un disputeur, moi je suis une armée ! il était un raisonneur, moi je suis un système ! Enfin, mes enfants, ce n’était qu’un taquin, moi je suis un Tarquin ! Oui, mes fidèles briseront les églises, ils briseront les tableaux, ils feront des meules avec des statues pour broyer le blé des peuples. Il y a des corps dans les États, je n’y veux que des individus ! Les corps résistent trop, et voient clair là où les multitudes sont aveugles ! Maintenant il faut mêler à cette doctrine agissante des intérêts politiques qui la consolident et qui entretiennent le matériel de mes armées. J’ai satisfait la logique des esprits économes et la tête des penseurs par ce culte nu, dépouillé qui transporte la religion dans le monde des idées. J’ai fait comprendre au peuple les avantages de la suppression des cérémonies. À toi, Théodore, à embaucher des intérêts. Ne sortez pas de là. Tout est fait, tout est dit maintenant comme doctrine, qu’on n’y ajoute pas un iota ! Pourquoi Caméron, ce petit pasteur de Gascogne, se mêle-t-il d’écrire ?…

Calvin, Théodore de Bèze et Chaudieu gravissaient les rues de la ville haute au milieu de la foule, sans que la foule fît la moindre attention à eux qui déchaînaient les foules dans les cités, qui ravageaient la France ! Après cette affreuse tirade, ils marchèrent en silence, arrivèrent sur la petite place Saint-Pierre, et se dirigèrent vers la maison du pasteur. Au second étage de cette maison à peine célèbre et de laquelle personne aujourd’hui ne vous parle à Genève, où d’ailleurs Calvin n’a pas de statue, son logement consistait en trois chambres parquetées en sapin, boisées en sapin et à côté desquelles se trouvaient la cuisine et la chambre de la servante. On entrait, comme dans la plupart des maisons {p. 636} bourgeoises de Genève, par la cuisine, qui menait à une petite salle à deux croisées, servant de parloir, de salon et de salle à manger. Le cabinet de travail où la pensée de Calvin se débattait avec les douleurs depuis quatorze ans venait ensuite, et la chambre à coucher y était contiguë. Quatre chaises en bois de chêne couvertes en tapisserie et placées autour d’une longue table carrée, composaient tout l’ameublement du parloir. Un poêle en faïence blanche, placé dans un des angles de cette pièce, y jetait une douce chaleur. Une boiserie de sapin naturel revêtait les murs, sans aucun décor. Ainsi la nudité des lieux était en harmonie avec la vie sobre et simple de ce réformateur.

– Eh ! bien, dit de Bèze en entrant et profitant du moment où Chaudieu les avait laissés seuls pour aller mettre les deux chevaux dans une auberge voisine, que dois-je faire ? Acceptez-vous le colloque ?

– Certes, dit Calvin. C’est vous, mon enfant, qui y combattrez. Soyez-y tranchant, absolu. Personne, ni la reine, ni les Guise, ni moi, nous ne voulons en faire sortir une pacification, qui ne nous convient point. J’ai confiance en Duplessis-Mornay, il faudra lui donner le premier rôle. Nous sommes seuls, dit-il en jetant un regard de défiance dans sa cuisine, dont la porte était entr’ouverte et où séchaient étendues sur une corde deux chemises et quelques collerettes. Va fermer tout. – Eh ! bien, reprit-il, quand Théodore eut fermé les portes, il faut pousser le roi de Navarre à se joindre aux Guise et au connétable en lui conseillant d’abandonner la reine Catherine de Médicis. Ayons tous les bénéfices de la faiblesse de ce triste sire. S’il tourne casaque à l’Italienne, en se voyant dénuée de cet appui, elle se joindra nécessairement au prince de Condé, à Coligny. Peut-être cette manœuvre la compromettra-t-elle si bien, qu’elle nous restera…

Théodore de Bèze prit le pan de la robe de Calvin et la baisa : – Ô mon maître, dit-il, vous êtes grand !

– Je me meurs malheureusement, cher Théodore. Si je mourais sans te revoir, dit-il à voix basse et dans l’oreille de son ministre des affaires étrangères, songe à faire frapper un grand coup par un de nos martyrs !…

– Encore un Minard à tuer ?

– Mieux qu’un robin.

– Un roi ?

{p. 637} – Encore plus ! un homme qui veut l’être.

– Le duc de Guise ! s’écria Théodore en laissant échapper un geste.

– Eh ! bien, s’écria Calvin, qui crut apercevoir une dénégation ou un mouvement de résistance et qui ne vit pas entrer le ministre Chaudieu, n’avons-nous pas le droit de frapper comme on nous frappe ? oui, dans l’ombre et le silence ? Ne pouvons-nous pas rendre blessure pour blessure, mort pour mort ? Les Catholiques se feront-ils faute de nous tendre des piéges et de nous massacrer ? J’y compte bien ! Brûlez leurs églises ! allez, mes enfants. Si vous avez des jeunes gens dévoués…

– J’en ai, dit Chaudieu.

– Servez-vous-en comme de machines de guerre ! notre triomphe admet tous les moyens. Le Balafré, ce terrible soldat, est comme moi, plus qu’un homme, c’est une dynastie comme je suis un système, il est capable de nous anéantir ! À mort donc le Lorrain !

– J’aimerais mieux une victoire paisible amenée par le temps et par la raison, dit de Bèze.

– Par le temps ? s’écria Calvin, en jetant sa chaise par terre, par la raison ? Mais êtes-vous fou ? La raison, faire une conquête ? vous ne savez donc rien des hommes, vous qui les pratiquez, imbécile ! Ce qui nuit à ma doctrine, triple niais, c’est qu’elle est raisonnable ! Par la foudre de saint Paul, par l’épée du Fort, citrouille que vous êtes, Théodore, ne voyez-vous pas la vigueur communiquée à ma Réforme par la catastrophe d’Amboise ? Les idées ne poussent qu’arrosées avec du sang ! L’assassinat du duc de Guise serait le motif d’une horrible persécution, et je l’appelle de tous mes vœux ! Nos revers sont préférables à des succès ! La Réforme a les moyens de se faire battre, entendez-vous, bélître ! tandis que le Catholicisme est perdu, si nous gagnons une seule bataille. Mais quels sont donc mes lieutenants ?… des chiffons mouillés au lieu d’hommes ! des tripes à deux pattes ! des babouins baptisés. Ô mon Dieu, me donneras-tu dix ans de vie encore ! Si je meurs trop tôt, la cause de la vraie religion est perdue avec de pareils maroufles ! Tu es aussi bête qu’Antoine de Navarre ! sors, laisse-moi, je veux un meilleur négociateur ! Tu n’es qu’un âne, un godelureau, un poëte, va faire des Catulleries, des Tibullades, des acrostiches ! Hue !

Les douleurs de la gravelle avaient entièrement été domptées {p. 638} par le feu de cette colère. La goutte se taisait devant cette horrible excitation. Le visage de Calvin était nuancé de pourpre comme un ciel à l’orage. Son vaste front brillait. Ses yeux flamboyaient. Il ne se ressemblait plus. Il s’abandonna à cette espèce de mouvement épileptique, plein de rage, qui lui était familier ; mais saisi par le silence de ses deux auditeurs, et remarquant Chaudieu qui dit à de Bèze : « Le buisson d’Horeb ! » le pasteur s’assit, se tut, et se voila le visage de ses deux mains aux articulations nouées et qui palpitaient malgré leur épaisseur.

Quelques instants après, encore en proie aux dernières secousses de ce grain engendré par la chasteté de sa vie, il leur dit d’une voie émue : – Mes vices, qui sont nombreux, me coûtent moins à dompter que mon impatience ! Oh ! bête féroce, ne te vaincrai-je jamais ? ajouta-t-il en se frappant à la poitrine.

– Mon cher maître, dit de Bèze d’une voix caressante et en prenant les mains de Calvin qu’il baisa, Jupiter tonne, mais il sait sourire.

Calvin regarda son disciple d’un œil adouci en lui disant : – Comprenez-moi, mes amis.

– Je comprends que les pasteurs de peuples ont de terribles fardeaux, répondit Théodore. Vous avez un Monde sur vos épaules.

– J’ai, dit Chaudieu, que l’algarade du maître avait rendu pensif, j’ai trois martyrs sur lesquels nous pouvons compter. Stuart, qui a tué le président, est en liberté…

– Erreur ! dit Calvin doucement et en souriant comme tous les grands hommes qui font succéder le beau temps sur leur figure, comme s’ils étaient honteux d’y avoir laissé régner l’orage. Je connais les hommes. On tue un président, on n’en tue pas deux.

– Est-ce absolument nécessaire ? dit de Bèze.

– Encore ? fit Calvin en enflant ses narines. Tenez, laissez-moi, vous me remettriez en fureur. Allez avec ma décision. Toi, Chaudieu, marche dans ta voie et maintiens ton troupeau de Paris. Que Dieu vous conduise ! Dinah ?… éclairez mes amis.

– Ne me permettrez-vous pas de vous embrasser ? dit Théodore avec attendrissement. Qui de nous peut savoir ce qu’il lui adviendra demain ? Nous pouvons être saisis malgré les sauf-conduits…

– Et tu veux les ménager ? dit Calvin en embrassant de Bèze. Il prit la main de Chaudieu en lui disant : – Surtout pas de Huguenots, pas de Réformés, devenez Calvinistes ! Ne parlez que du {p. 639} Calvinisme… Hélas ! ce n’est pas ambition, car je me meurs… mais il faut détruire tout de Luther, jusqu’au nom de Luthérien et de luthéranisme !

– Mais, homme divin, s’écria Chaudieu, vous méritez bien de tels honneurs !

– Maintenez l’uniformité de la doctrine, ne laissez plus rien examiner ni refaire. Nous sommes perdus si de notre sein sortaient des sectes nouvelles.

En anticipant sur les événements de cette Étude et pour en finir avec Théodore de Bèze, qui alla jusqu’à Paris avec Chaudieu, il faut faire observer que Poltrot, qui, dix-huit mois après, tira un coup de pistolet au duc de Guise, avoua dans la question avoir été poussé à ce crime par Théodore de Bèze ; néanmoins, il rétracta cet aveu dans les tortures postérieures. Aussi Bossuet, en pesant toutes les considérations historiques, n’a-t-il pas cru devoir attribuer la pensée de ce crime à Théodore de Bèze. Mais depuis Bossuet, une dissertation en apparence futile, faite à propos d’une célèbre chanson, a conduit un compilateur du dix-huitième siècle à prouver que la chanson sur la mort du duc de Guise, chantée dans toute la France par les Huguenots, était l’ouvrage de Théodore de Bèze, et il fut alors prouvé que la fameuse complainte sur Marlborough est un plagiat de celle de Théodore de Bèze. (Voir la note à la fin.)

Le jour où Théodore de Bèze et Chaudieu arrivèrent à Paris, la cour y était revenue de Rheims, où Charles IX avait été sacré. Cette cérémonie, que Catherine rendit très-éclatante et qui fut l’occasion de fêtes splendides, lui avait permis de réunir autour d’elle les chefs de tous les partis. Après avoir étudié tous les intérêts et les partis, elle en était à choisir entre cette alternative : ou les rallier au trône, ou les opposer les uns aux autres. Catholique par excellence, le connétable de Montmorency, dont le neveu le prince de Condé était le chef de la Réformation et dont les fils inclinaient à cette religion, blâmait l’alliance de la reine-mère avec les Réformés. De leur côté, les Guise travaillaient à gagner Antoine de Bourbon, prince sans caractère, et à le mettre dans leur parti ; ce que sa femme, la reine de Navarre, avertie par de Bèze, laissa faire. Ces difficultés frappèrent Catherine, dont l’autorité naissante avait besoin de quelque temps de tranquillité ; aussi attendait-elle impatiemment la réponse de Calvin, à qui le prince de Condé, le roi de Navarre, Coligny, d’Andelot, le cardinal de Châtillon, avaient {p. 640} envoyé de Bèze et Chaudieu. Mais en attendant, la reine-mère fut fidèle à ses promesses envers le prince de Condé. Le chancelier mit fin à la procédure qui regardait Christophe en évoquant l’affaire au parlement de Paris, qui cassa l’arrêt de la commission en la déclarant sans pouvoir pour juger un prince du sang. Le parlement recommença le procès à la sollicitation des Guise et de la reine-mère. Les papiers de La Sague50 avaient été remis à Catherine qui les brûla. Cette remise fut un premier gage inutilement donné par les Guise à la reine-mère. Le parlement, ne trouvant plus ces preuves décisives, rétablit le prince dans tous ses droits, biens et honneurs. Christophe, délivré lors du tumulte d’Orléans à l’avénement du roi, fut mis hors de cause dès l’abord, et fut reçu, en dédommagement de ses souffrances, avocat au parlement, par les soins de monsieur de Thou.

Le Triumvirat, cette coalition future d’intérêts menacés par les premiers actes de Catherine, se préparait donc sous ses yeux. De même qu’en chimie les substances ennemies finissent par se séparer au premier choc qui trouble leur union forcée, de même en politique les alliances d’intérêts contraires ont peu de durée. Catherine comprenait bien que tôt ou tard elle reviendrait aux Guise et au connétable pour livrer bataille aux Huguenots. Ce Colloque qui flattait les amours-propres des orateurs de chaque parti, qui devait faire succéder une imposante cérémonie à celle du sacre et amuser le tapis sanglant de cette guerre religieuse commencée, était inutile aux yeux des Guise tout aussi bien qu’aux yeux de Catherine. Les Catholiques y perdaient, car les Huguenots allaient, sous prétexte de conférer, proclamer leur doctrine à la face de la France, sous la protection du roi et de sa mère. Le cardinal de Lorraine, flatté par Catherine d’y battre les hérétiques par l’éloquence des princes de l’Église, y fit consentir son frère. C’était beaucoup pour la reine-mère que six mois de paix.

Un petit événement faillit compromettre ce pouvoir que Catherine élevait si péniblement. Voici la scène, conservée par l’histoire et qui éclata le jour même où les envoyés de Genève arrivaient rue de Bussy, à l’hôtel de Coligny, près du Louvre. Au sacre, Charles IX, qui aimait beaucoup son précepteur Amyot, le nomma grand-aumônier de France. Cette amitié fut également partagée par le duc d’Anjou, Henri III, autre élève d’Amyot. Pendant le voyage de Reims à Paris, Catherine apprit cette nouvelle par les deux Gondi. Elle {p. 641} comptait sur cette charge de la couronne pour se faire dans l’Église un appui, pour y avoir un personnage à opposer au cardinal de Lorraine ; elle voulait en revêtir le cardinal de Tournon, afin de trouver en lui, comme en L’Hospital, une seconde béquille ; tel fut le mot dont elle se servit. En arrivant au Louvre, elle manda le précepteur. Sa colère fut telle, en voyant le désastre causé dans sa politique par l’ambition de ce fils de cordonnier parvenu, qu’elle lui dit ces étranges paroles répétées par quelques mémorialistes : – « Quoi ! je fais bouquer les Guise, les Coligny, les connétables, la maison de Navarre, le prince de Condé, et j’aurai en tête un prestolet tel que toi qui n’es pas satisfait par l’évêché d’Auxerre ! » Amyot s’excusa. En effet, il n’avait rien demandé, le roi l’avait revêtu, de son plein gré, de cette charge dont lui, pauvre précepteur, se regardait indigne. – Sois assuré, maître, lui répondit Catherine (tel était le nom que les rois Charles IX et Henri III donnaient à ce grand écrivain), de ne pas rester en pied vingt-quatre heures si tu ne fais changer d’avis à ton élève. Entre la mort annoncée sans plus de finesse, et la résignation de la plus grande charge ecclésiastique de la couronne, le fils du cordonnier, devenu très-avide et qui peut-être ambitionnait le chapeau de cardinal, prit le parti de temporiser, il se cacha dans l’abbaye Saint-Germain. À son premier dîner, Charles IX, ne voyant point Amyot, le demanda. Quelque Guisard instruisit sans doute le roi de ce qui s’était passé entre Amyot et la reine-mère. – Quoi ! est-ce parce que je l’ai fait Grand-Aumônier qu’on l’a fait disparaître ? dit-il. Il alla chez sa mère dans le violent état où sont les enfants quand un de leurs caprices est contrarié. – Madame, dit-il en entrant, n’ai-je pas complaisamment signé la lettre que vous m’avez demandée pour le parlement, et au moyen de laquelle vous gouvernerez mon royaume ? Ne m’avez-vous pas promis en me la présentant que ma volonté serait la vôtre, et voici que la seule faveur que je tenais à donner excite votre jalousie. Le chancelier parle de me faire déclarer majeur à quatorze ans, dans trois ans d’ici, et vous voulez me traiter en enfant… Je serai, par Dieu ! roi, et roi comme mon père et mon grand-père étaient rois !

À l’accent et à la manière dont ces paroles furent dites, Catherine eut une révélation du vrai caractère de son fils et reçut un coup de boutoir dans le sein. Il me parle ainsi, à moi qui l’ai fait roi ! pensa-t-elle. – Monsieur, lui répondit-elle, le métier de roi, {p. 642} par le temps qui court, est bien difficile, et vous ne connaissez pas encore les maîtres à qui vous avez affaire. Vous n’aurez jamais d’autre ami sincère et sûr que votre mère, d’autres serviteurs que ceux qu’elle s’est attachés depuis longtemps, et sans les services desquels vous n’existeriez peut-être pas aujourd’hui. Les Guise en veulent et à votre trône et à votre personne, sachez-le. S’ils pouvaient me coudre dans un sac et me jeter dans la rivière, dit-elle en montrant la Seine, ce serait fait ce soir. Ces Lorrains sentent que je suis la lionne qui défend ses petits, qui arrête leurs mains hardies étendues sur la couronne. À qui, à quoi tient votre précepteur ! où sont ses alliances ! quelle est son autorité ? quels services vous rendra-t-il ? De quel poids sera sa parole ! Au lieu d’un étai pour soutenir votre pouvoir, vous l’avez démuni. Le cardinal de Lorraine vous menace, il fait le roi, il garde son chapeau sur la tête devant le premier prince du sang ; n’était-il donc pas urgent de lui opposer un autre cardinal revêtu d’une autorité supérieure à la sienne ? Est-ce Amyot, ce cordonnier capable de lui nouer les rubans de ses souliers, qui lui rompra en visière ? Enfin, vous aimez Amyot, vous l’avez nommé ! que votre première volonté soit faite, monsieur ! Mais, avant de vouloir, consultez-moi de bonne amitié ? Prêtez-vous aux raisons d’État, et votre bon sens d’enfant s’accordera peut-être avec ma vieille expérience pour décider, quand vous connaîtrez les difficultés.

– Vous me rendrez mon maître ! dit le roi sans trop écouter sa mère en ne voyant que des reproches dans sa réponse.

– Oui, vous l’aurez, répondit-elle. Mais ce n’est pas lui, ni même ce brutal de Cypierre, qui vous apprendront à régner.

– Ce sera vous, ma chère mère, dit-il adouci par son triomphe et en quittant cet air menaçant et sournois naturellement empreint sur sa physionomie.

Catherine envoya chercher le nouveau Grand-Aumônier par Gondi. Quand le Florentin eut découvert la retraite d’Amyot, et qu’on eut dit à l’évêque que le courtisan était envoyé par la reine, il fut pris de terreur et ne voulut pas sortir de l’abbaye. Dans cette extrémité, Catherine fut obligée d’écrire elle-même au précepteur dans de tels termes, qu’il revint et reçut d’elle l’assurance de sa protection, mais à la condition de la servir aveuglément, auprès de Charles IX.

Cette petite tempête domestique apaisée, Catherine, revenue au {p. 643} Louvre après une absence de plus d’une année, y tint conseil avec ses intimes sur la conduite à tenir avec le jeune roi, que Cypierre avait complimenté sur sa fermeté.

– Que faire ? dit-elle aux deux Gondi, à Ruggieri, à Birague et à Chiverny devenu gouverneur et chancelier du duc d’Anjou.

– Avant tout, dit Birague, changez Cypierre. Ce n’est pas un homme de cour, il ne s’accommoderait jamais à vos vues et croirait faire sa charge en vous contre-carrant.

– À qui me fier ! s’écria la reine.

– À l’un de nous, dit Birague.

– Par ma foi, reprit Gondi, je vous promets de vous rendre le roi souple comme le roi de Navarre.

– Vous avez laissé périr le feu roi pour sauver vos autres enfants, eh ! bien, faites comme chez les Grands-Seigneurs de Constantinople, annulez les colères et les fantaisies de celui-ci, dit Albert de Gondi. Il aime les arts, les poésies, la chasse, et une petite fille qu’il a vue à Orléans, en voilà bien assez pour l’occuper.

– Vous seriez donc le gouverneur du roi ? dit Catherine au plus capable des deux Gondi.

– Si vous voulez me donner l’autorité nécessaire à un gouverneur, peut-être faudrait-il me nommer maréchal de France et duc. Cypierre est de trop petite taille pour continuer d’avoir cette charge. À l’avenir, le gouverneur d’un roi de France doit être quelque chose comme maréchal et duc…

– Il a raison, dit Birague.

– Poëte et chasseur, dit Catherine du ton de la rêverie.

– Nous chasserons et nous aimerons ! s’écria Gondi.

– D’ailleurs, dit Chiverny, vous êtes sûre d’Amyot, qui aura toujours peur du boucon en cas de désobéissance, et avec Gondi vous tiendrez le roi en lisière.

– Vous vous êtes résignée à perdre un enfant pour sauver vos trois fils et la couronne, il faut avoir le courage d’occuper celui-ci pour sauver le royaume, peut-être pour vous sauver vous-même, dit Ruggieri.

– Il vient de m’offenser gravement, dit Catherine de Médicis.

– Il ne sait pas tout ce qu’il vous doit ; et s’il le savait, vous seriez en danger, répondit gravement Birague en appuyant sur ses paroles.

– C’est entendu, reprit Catherine sur qui cette réponse produisit un effet violent, vous serez gouverneur du roi, Gondi. Le roi doit me {p. 644} rendre pour un des miens la faveur à laquelle je viens de souscrire pour ce pied-plat d’évêque. Le drôle vient de perdre le chapeau ; oui, tant que je vivrai, je m’opposerai à ce que le pape l’en coiffe ! Nous eussions été bien forts avec le cardinal de Tournon pour nous. Quel trio que le Grand-Aumônier, L’Hospital et de Thou ! Quant à la bourgeoisie de Paris, je songe à la faire cajoler par mon fils, et nous allons nous appuyer sur elle…

Et Gondi devint en effet maréchal, fut créé duc de Retz et gouverneur du roi quelques jours après.

Au moment où ce petit conseil finissait, le cardinal de Tournon vint annoncer à la reine les envoyés de Calvin, l’amiral Coligny les accompagnait pour les faire respecter au Louvre. Aussitôt la reine prit ses redoutables filles d’honneur et passa dans cette salle de réception bâtie par son mari, et qui n’existe plus dans le Louvre d’aujourd’hui.

Dans ce temps, l’escalier du Louvre était dans la tour de l’Horloge. Les appartements de Catherine se trouvaient dans les vieux bâtiments qui subsistent en partie dans la cour du Musée. L’escalier actuel du Musée a été bâti sur l’emplacement de la salle des ballets. Un ballet était alors une espèce de divertissement dramatique joué par toute la cour. Les passions révolutionnaires ont accrédité la plus risible erreur sur Charles IX à propos du Louvre. Pendant la Révolution, une croyance hostile à ce roi, dont le caractère a été travesti, en a fait un monstre. La tragédie de Chénier a été composée sous le coup d’un écriteau placé sur la fenêtre du corps avancé qui donne sur le quai. On y lisait cette inscription : C’est de cette fenêtre que Charles IX, d’exécrable mémoire, a tiré sur des citoyens français. Il convient de faire observer aux historiens futurs et aux gens graves, que toute cette partie du Louvre, appelée aujourd’hui le vieux Louvre en hache sur le quai et qui relie le salon au Louvre par la galerie dite d’Apollon et le Louvre aux Tuileries par les salles du Musée, n’a jamais existé sous Charles IX. La plus grande partie de l’emplacement où s’élève la façade du quai, où s’étend le jardin dit de l’Infante, était employée par l’hôtel de Bourbon, qui appartenait précisément à la maison de Navarre. Il a été matériellement impossible à Charles IX de tirer du Louvre de Henri II sur une barque chargée de Huguenots traversant la rivière, encore bien qu’il pût voir la Seine des fenêtres aujourd’hui condamnées de ce Louvre. Quand même les savants et {p. 645} les bibliothèques ne posséderaient pas de cartes où le Louvre sous Charles IX est parfaitement indiqué, le monument porte la réfutation de cette erreur. Tous les rois qui ont coopéré à cette œuvre immense n’ont jamais manqué d’y graver leur chiffre ou une anagramme quelconque. Or, cette partie vénérable et aujourd’hui toute noire du Louvre qui a vue sur le jardin dit de l’Infante, et qui s’avance sur le quai, porte les chiffres de Henri III et de Henri IV, bien différents de celui de Henri II, qui mariait son H aux deux C de Catherine en en faisant un D qui trompe les gens superficiels. Henri IV put réunir au domaine du Louvre son hôtel de Bourbon avec ses jardins et dépendances. Lui le premier, il eut l’idée de réunir le palais de Catherine de Médicis au Louvre par ses galeries inachevées et dont les précieuses sculptures sont très-négligées. Ni le plan de Paris sous Charles IX, ni les chiffres de Henri III et de Henri IV n’existeraient, que la différence d’architecture donnerait encore un démenti cruel à cette calomnie. Les bossages vermiculés de l’hôtel de la Force et de cette partie du Louvre marquent précisément la transition de l’architecture dite de la Renaissance à l’architecture sous Henri III, Henri IV et Louis XIII. Cette digression archéologique, en harmonie d’ailleurs avec les peintures par lesquelles cette histoire commence, permet d’apercevoir la vraie physionomie de cet autre coin de Paris duquel il n’existe plus que cette portion du Louvre dont les admirables bas-reliefs se détruisent tous les jours.

Quand la cour apprit que la reine allait donner audience à Théodore de Bèze et à Chaudieu, présentés par l’amiral Coligny, tous les courtisans qui avaient le droit d’entrer dans la salle d’audience y accoururent pour être témoins de cette entrevue. Il était environ six heures, l’amiral venait de souper, et se récurait les dents en montant les escaliers du Louvre, entre les deux Réformés. Le maniement du cure-dents était devenu chez l’amiral une habitude involontaire, il récurait son râtelier au milieu d’une bataille en pensant à faire retraite. Défiez-vous du cure-dents de l’amiral, du non du connétable et du oui de Catherine, était un proverbe du temps à la cour. Lors de la Saint-Barthélemi, la populace fit au cadavre de Coligny, qui resta pendu pendant trois jours à Montfaucon, une horrible épigramme en lui mettant un cure-dents grotesque à la bouche. Les chroniqueurs ont enregistré cette atroce plaisanterie. Ce petit fait au milieu d’une grande catastrophe peint d’ailleurs le {p. 646} peuple parisien qui mérite parfaitement ce travestissement plaisant du vers de Boileau :

Le Français né malin créa la guillotine.

Le Parisien, de tout temps, a fait des lazzi avant, pendant et après les plus horribles révolutions.

Théodore de Bèze était vêtu comme un courtisan, en chausses de soie noire, en souliers fenestrés, en haut-de-chausses côtelé, en pourpoint de soie noire à crevés, avec le petit manteau de velours noir sur lequel se rabattait une belle fraise blanche à tuyaux. [ill.] Il portait la virgule et la moustache, gardait une épée au côté et tenait une canne. Quiconque parcourt les galeries de Versailles ou les recueils d’Odieuvre, connaît sa figure ronde, presque joviale, aux yeux vifs, surmontée de ce front remarquable par son ampleur qui caractérise les écrivains et les poëtes du temps. De Bèze avait, ce qui le servit beaucoup, un air agréable. Il contrastait avec Coligny, dont l’austère figure est populaire, et avec l’âpre, avec le bilieux Chaudieu qui conservait le costume des ministres et le rabat calviniste. Ce qui se passe de nos jours à la Chambre des Députés, et ce qui se passait sans doute à la Convention, peut servir à faire comprendre comment, dans cette cour, dans cette époque, les gens qui devaient, six mois après, se battre à outrance et se faire une guerre acharnée, pouvaient se rencontrer, se parler avec courtoisie et plaisanter. À son arrivée dans la salle, Birague, qui devait froidement conseiller la Saint-Barthélemi, le cardinal de Lorraine qui devait recommander à Besme, son domestique, de ne pas manquer l’amiral, vinrent au-devant de Coligny, et le Piémontais lui dit en souriant : – Eh ! bien, mon cher amiral, vous vous chargez donc de présenter ces messieurs de Genève !

– Vous m’en ferez peut-être un crime, répondit l’amiral en raillant, tandis que si vous vous en étiez chargé, vous vous en feriez un mérite.

– On dit le sieur Calvin fort malade, demanda le cardinal de Lorraine à Théodore de Bèze. J’espère qu’on ne nous soupçonnera pas de lui avoir donné des bouillons ?

– Eh ! monseigneur, vous y perdriez trop ! répondit finement de Bèze.

Le duc de Guise, qui toisait Chaudieu, regarda fixement son frère et Birague, surpris tous deux de ce mot.

{p. 647} – Vrai Dieu ! s’écria le cardinal, les hérétiques ne le sont pas en fine politique.

Pour éviter toute difficulté, la reine, qui fut annoncée en ce moment, prit le parti de rester debout. Elle commença par causer avec le connétable qui lui parlait vivement du scandale de recevoir les envoyés de Calvin.

– Vous voyez, mon cher connétable, que nous les recevons sans cérémonie.

– Madame, dit l’amiral allant à la reine, voici les deux docteurs de la nouvelle religion qui se sont entendus avec Calvin, et qui ont ses instructions relativement à une conférence où les Églises de France pourraient accommoder leurs différends.

– Voici monsieur Théodore de Bèze, que ma femme aime très-fort, dit le roi de Navarre en survenant et prenant Théodore de Bèze par la main.

– Et voici Chaudieu, s’écria le prince de Condé. Mon ami le duc de Guise connaît le capitaine, dit-il en regardant le Balafré, peut-être sera-t-il content de connaître le ministre.

Cette gasconnade fit rire toute la cour, et même Catherine.

– Par ma foi, répondit le duc de Guise, je suis enchanté de voir un gars qui sait si bien choisir les hommes et les employer dans leur sphère. L’un des vôtres, dit-il au ministre, a soutenu, sans mourir et sans rien avouer, la question extraordinaire ; je me crois brave, et ne sais pas si je la supporterais ainsi !…

– Hum ! fit Ambroise Paré, vous n’avez rien dit quand je vous ai tiré le javelot du visage, à Calais.

Catherine, au centre du demi-cercle décrit à droite et à gauche par ses filles d’honneur et par ses courtisans, gardait un profond silence. En examinant les deux célèbres Réformés, elle cherchait à les pénétrer par son beau regard noir et intelligent, elle les étudiait.

– L’un semble être le fourreau et l’autre la lame, lui dit à l’oreille Albert de Gondi.

– Hé ! bien, messieurs, dit Catherine qui ne put retenir un sourire, votre maître vous a-t-il donné licence de faire une conférence publique où vous puissiez vous convertir à la parole des nouveaux Pères de l’Église qui sont la gloire de notre État ?

– Nous n’avons pas d’autre maître que le Seigneur, dit Chaudieu.

– Ah ! vous reconnaissez bien un peu d’autorité au roi de {p. 648} France ? reprit Catherine en souriant et interrompant le ministre.

– Et même beaucoup à la reine, fit de Bèze en s’inclinant.

– Vous verrez, répliqua-t-elle, que mes sujets les plus soumis seront les hérétiques.

– Ah ! madame, s’écria Coligny, quel beau royaume nous vous ferions ! L’Europe profite étrangement de nos divisions. Elle a toujours eu la moitié des Français contre l’autre, depuis cinquante ans.

– Mais sommes-nous là pour entendre chanter des antiennes à la gloire des hérétiques ? dit brutalement le connétable.

– Non, mais pour les amener à résipiscence, lui dit à l’oreille le cardinal de Lorraine, et nous voudrions essayer de les attirer par un peu de douceur.

– Savez-vous ce que j’aurais fait sous le père du roi ? dit Anne de Montmorency. J’aurais appelé le prévôt pour pendre ces deux pieds-plats haut et court au gibet du Louvre.

– Hé ! bien, messieurs, quels sont les docteurs que vous nous opposerez ? dit la reine en imposant silence au connétable par un regard.

– Duplessis-Mornay et Théodore de Bèze seront nos chefs, dit Chaudieu.

– La cour ira sans doute au château de Saint-Germain, et comme il serait malséant que ce colloque eût lieu dans la résidence royale, nous le ferons en la petite ville de Poissy, répondit Catherine.

– Nous y serons en sûreté, madame ? dit Chaudieu.

– Ah ! répondit la reine avec une sorte de naïveté, vous saurez bien prendre vos précautions. Monsieur l’amiral s’entendra sur ce sujet avec mes cousins de Guise et de Montmorency.

– Foin de ceci ! fit le connétable, je n’y veux point tremper.

– Que faites-vous à vos sectaires pour leur donner tant de caractère ? dit la reine en emmenant Chaudieu quelques pas à l’écart. Le fils de mon pelletier a été sublime…

– Nous avons la foi ! dit Chaudieu.

En ce moment, la salle offrait l’aspect de groupes animés où s’agitait la question de cette assemblée qui, du mot de la reine, avait déjà pris le nom de colloque de Poissy. Catherine regarda Chaudieu, et put lui dire : – Oui, une foi nouvelle !

– Ah ! madame, si vous n’étiez pas aveuglée par vos alliances avec la cour de Rome, vous verriez que nous revenons à la vraie {p. 649} doctrine de Jésus-Christ, qui en consacrant l’égalité des âmes, nous a donné à tous des droits égaux sur terre.

– Vous croyez-vous l’égal de Calvin ? demanda finement la reine. Allez, nous ne sommes égaux qu’à l’église. Mais, vraiment, délier les liens entre le peuple et les trônes ! s’écria Catherine. Vous n’êtes pas seulement des hérétiques, vous vous révoltez contre l’obéissance au roi, en vous soustrayant à celle du pape ! Elle le quitta brusquement, et revint à Théodore de Bèze. – Je compte sur vous, monsieur, lui dit-elle, pour faire ce colloque en conscience. Prenez tout votre temps.

– Je croyais, dit Chaudieu au prince de Condé, au roi de Navarre, et à l’amiral de Coligny, que les affaires de l’État se traitaient plus sérieusement.

– Oh ! nous savons bien tous ce que nous voulons, fit le prince de Condé qui échangea un fin regard avec Théodore de Bèze.

Le bossu quitta ses adhérents pour aller à un rendez-vous. Ce grand prince de Condé, ce chef de parti était un des plus heureux galants de la cour ; les deux plus belles femmes de ce temps se le disputaient avec un tel acharnement, que la maréchale de Saint-André, la femme d’un triumvir futur, lui donna sa belle terre de Saint-Valery pour l’emporter sur la duchesse de Guise, la femme de celui qui naguère voulait faire tomber sa tête sur un échafaud, et qui, ne pouvant pas détacher le duc de Nemours de son amourette avec mademoiselle de Rohan, aimait, en attendant, le chef des Réformés.

– Quelle différence avec Genève ! dit Chaudieu sur le petit pont du Louvre à Théodore de Bèze.

– Ceux-ci sont plus gais. Aussi ne m’expliqué-je point pourquoi ils sont si traîtres ! lui répondit de Bèze.

– À traître, traître et demi, répliqua Chaudieu dans l’oreille de Théodore. J’ai dans Paris des Saints sur lesquels je puis compter, et je vais faire de Calvin un prophète. Christophe nous débarrassera du plus dangereux de nos ennemis.

– La reine-mère, pour qui le pauvre diable a souffert la question, l’a déjà fait recevoir, haut la main, avocat au parlement, et les avocats sont plus délateurs qu’assassins. Souvenez-vous d’Avenelles qui a vendu les secrets de notre première prise d’armes.

– Je connais Christophe, dit Chaudieu d’un air convaincu, en quittant là l’ambassadeur de Genève.

{p. 650} Quelques jours après la réception des ambassadeurs secrets de Calvin par Catherine, vers la fin de la même année, car alors l’année commençait à Pâques, et le calendrier actuel ne fut adopté que sous ce nouveau règne, Christophe gisait encore sur un fauteuil, au coin du feu, du côté qui lui permettait de voir la rivière, dans cette grande salle brune destinée à la vie de famille et où ce drame avait commencé. Il avait les pieds appuyés sur un tabouret. Mademoiselle Lecamus et Babette Lallier venaient de renouveler les compresses imbibées d’une préparation apportée par Ambroise, à qui Catherine avait recommandé de soigner Christophe. Une fois reconquis par sa famille, cet enfant y fut l’objet des soins les plus dévoués. Babette, autorisée par son père, vint tous les matins et ne quittait la maison Lecamus que le soir. Christophe, objet de l’admiration des apprentis, donnait lieu dans tout le quartier à des contes qui l’entouraient d’une poésie mystérieuse. Il avait subi la torture, et le célèbre Ambroise Paré mettait tout son art à le sauver. Qu’avait-il fait pour être ainsi traité ? Ni Christophe ni son père ne disaient un mot à ce sujet. Catherine, alors toute-puissante, était intéressée à se taire ainsi que le prince de Condé. Les visites d’Ambroise, chirurgien du roi et de la maison de Guise, à qui la reine-mère et les Lorrains permettaient de soigner un garçon taxé d’hérésie, embrouillaient singulièrement cette aventure où personne ne voyait clair. Enfin, le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs vint à plusieurs reprises voir le fils de son marguillier, et de telles visites rendirent encore plus inexplicables les causes de l’état où se trouvait Christophe.

Le vieux syndic, qui avait son plan, répondait évasivement à ses confrères, aux marchands, aux amis qui lui parlaient de son fils : – Je suis bien heureux, mon compère, de l’avoir sauvé ! – Que voulez-vous ? entre l’arbre et l’écorce, il ne faut jamais mettre le doigt. – Mon fils a mis la main au bûcher, il y a pris de quoi brûler ma maison ! – On a abusé de sa jeunesse, et nous autres bourgeois nous ne retirons que honte et mal à hanter les grands. – Ceci me décide à faire de mon gars un homme de justice, le Palais lui apprendra à peser ses actions et ses paroles. – La jeune reine, qui maintenant est en Écosse, y a été pour beaucoup ; mais peut-être aussi mon fils a-t-il été bien imprudent ! – J’ai eu de cruels chagrins. – Ceci me décidera peut-être à quitter les affaires, je ne veux plus jamais aller à la cour. – Mon fils en a maintenant {p. 651} assez de la Réformation, elle lui a cassé bras et jambes. Sans Ambroise, où en serais-je ?

Grâce à ces discours et à cette sage conduite, il fut avéré dans le quartier que Christophe ne mangeait plus de la vache à Colas. Chacun trouva naturel que le vieux syndic essayât de faire entrer son fils au parlement, et les visites du curé parurent naturelles. En pensant aux malheurs du syndic, on ne pensait pas à son ambition qui eût semblé monstrueuse. Le jeune avocat, resté nonante jours, pour employer un mot de ce temps, sur le lit qu’on lui avait dressé dans la vieille salle, ne se levait que depuis une semaine et avait encore besoin de deux béquilles pour marcher. L’amour de Babette et la tendresse de sa mère avaient profondément touché Christophe ; or, en le tenant au lit, ces deux femmes le chapitraient rudement sur l’article religion. Le président de Thou fit à son filleul une visite pendant laquelle il fut très-paternel. Christophe, avocat au parlement, devait être catholique, il allait être engagé par son serment ; mais le président, qui ne mit pas en doute l’orthodoxie de son filleul, ajouta gravement ces paroles : – Mon enfant, tu as été rudement éprouvé. J’ignore moi-même la raison qu’avaient messieurs de Guise pour te traiter ainsi, je t’engage à vivre désormais tranquillement, sans te mêler des troubles ; car la faveur de la reine et du roi ne se portera pas sur des artisans de tempêtes. Tu n’es pas assez grand pour mettre à ton roi le marché à la main, comme font messieurs de Guise. Si tu veux être un jour conseiller au Parlement, tu n’obtiendras cette noble charge que par un attachement sérieux à la cause royale.

Néanmoins, ni la visite du président de Thou, ni les séductions de Babette, ni les instances de mademoiselle Lecamus, sa mère, n’avaient ébranlé la foi du martyr de la Réforme. Christophe tenait d’autant plus à sa religion qu’il avait plus souffert pour elle.

– Mon père ne souffrira jamais que j’épouse un hérétique, lui disait Babette à l’oreille.

Christophe ne répondait que par des larmes qui rendaient la jolie fille muette et rêveuse.

Le vieux Lecamus gardait sa dignité paternelle et syndicale, il observait son fils et parlait peu. Ce vieillard, après avoir reconquis son cher Christophe, était presque mécontent de lui-même, il se repentait d’avoir montré toute sa tendresse pour ce fils unique ; mais il l’admirait en secret. À aucune époque de sa vie le {p. 652} syndic ne fit jouer plus de machines pour arriver à ses fins ; car il apercevait le grain mûr de la moisson si péniblement semée, et voulait en tout recueillir. Quelques jours avant cette matinée, il avait eu, seul avec Christophe, une longue conversation pour surprendre le secret de la résistance de son fils. Christophe, qui ne manquait pas d’ambition, avait foi dans le prince de Condé. La parole généreuse du prince, qui avait fait tout bonnement son métier de prince, était gravée dans son cœur ; mais il ne savait pas que Condé l’avait envoyé à tous les diables au moment où il lui criait son touchant adieu à travers les barreaux de sa prison, à Orléans, en se disant : – Un Gascon m’aurait compris !

Malgré ce sentiment d’admiration pour le prince, Christophe nourrissait aussi le plus profond respect pour cette grande reine Catherine, qui lui avait, par un regard, expliqué la nécessité où elle était de le sacrifier, et qui, pendant son supplice, lui avait jeté, par un autre regard, une promesse illimitée dans une faible larme. Par le profond silence des nonante jours et nuits qu’il employait à se guérir, le nouvel avocat repassait les événements de Blois et ceux d’Orléans. Il pesait, pour ainsi dire malgré lui, ces deux protections : il flottait entre la reine et le prince. Il avait certes plus servi Catherine que la Réforme, et chez un jeune homme, le cœur et l’esprit devaient incliner vers cette reine, moins à cause de cette différence qu’à cause de sa qualité de femme. En semblable occurrence, un homme espérera toujours plus d’une femme que d’un homme.

– Je me suis immolé pour elle, que fera-t-elle pour moi ?

Cette question, il se la faisait presque involontairement, en se souvenant de l’accent qu’elle avait eu en disant : Povero mio ! On ne saurait croire à quel point un homme, seul dans son lit et malade, devient personnel. Tout, jusqu’aux soins exclusifs dont il est l’objet, le pousse à ne penser qu’à lui. En s’exagérant les obligations du prince de Condé envers lui, Christophe s’attendait à être revêtu de quelque charge à la cour de Navarre. Cet enfant, encore neuf en politique, oubliait d’autant mieux les soucis et la rapide marche à travers les hommes et les événements qui dominent les chefs de parti, qu’il était comme au secret dans cette vieille salle brune. Tout parti est nécessairement ingrat quand il milite ; et quand il triomphe, il a trop de monde à récompenser pour ne pas l’être encore. Les soldats se soumettent à cette ingratitude ; mais {p. 653} les chefs se retournent contre le nouveau maître à l’égal duquel ils ont marché si longtemps. Christophe, le seul qui se souvînt de ses souffrances, se mettait déjà parmi les chefs de la Réformation en s’en proclamant l’un des martyrs. Lecamus, ce vieux loup du commerce, si fin et si perspicace, avait fini par deviner les secrètes pensées de son fils ; aussi toutes ses manœuvres étaient-elles basées sur l’hésitation naturelle à laquelle Christophe était livré.

– Ne serait-ce pas beau, disait-il la veille à Babette en famille, d’être la femme d’un conseiller au Parlement. On vous appellerait madame !

– Vous êtes fou, mon compère ! dit Lallier. Où prendriez-vous d’abord dix mille écus de rentes en fonds de terre, que doit avoir un conseiller, et de qui achèteriez-vous une charge ? Il faudrait que la reine-mère et régente n’eût que cela en tête pour que votre fils entrât au Parlement, et il sent un peu trop le fagot pour qu’on l’y mette.

– Que donneriez-vous pour voir votre fille la femme d’un conseiller ?

– Vous voulez voir le fond de ma bourse, vieux finaud ! dit Lallier.

Conseiller au parlement ! Ce mot ravagea la cervelle de Christophe.

Longtemps après le colloque, un matin que Christophe contemplait la rivière qui lui rappelait et la scène par laquelle commence cette histoire et le prince de Condé, la Renaudie, et Chaudieu, le voyage à Blois, enfin toutes ses espérances, le syndic vint s’asseoir à côté de son fils en cachant mal un air joyeux sous cette gravité affectée.

– Mon fils, dit-il, après ce qui s’est passé entre toi et les chefs du Tumulte d’Amboise, ils te devaient assez pour que ton avenir regardât la maison de Navarre.

– Oui, dit Christophe.

– Hé ! bien, reprit le père, j’ai fait positivement demander pour toi la permission d’acheter une charge de justice dans le Béarn. Notre bon ami Paré s’est chargé de remettre les lettres que j’ai écrites en ton nom au prince de Condé et à la reine Jeanne. Tiens, lis la réponse de monsieur de Pibrac, vice-chancelier de Navarre.

Au sieur Lecamus, syndic du corps des Pelletiers.

Monseigneur le prince de Condé me charge de vous dire le {p. 654} regret qu’il a de ne pouvoir rien faire pour son compagnon de la tour Saint-Aignan, duquel il se souvient, et à qui, pour le moment, il offre une place de gendarme dans sa compagnie, en laquelle il sera bien à même de faire son chemin en homme de cœur, comme il est.

La reine de Navarre attend l’occasion de récompenser le sieur Christophe, et n’y faudra point.

Sur ce, monsieur le syndic, nous prions Dieu de vous avoir en sa garde.

Pibrac,
Chancelier de Navarre.

– Nérac, Pibrac, crac ! dit Babette. Il n’y a rien à attendre des Gascons, ils ne songent qu’à eux.

Le vieux Lecamus regardait son fils d’un air railleur.

– Il propose de monter à cheval à un pauvre enfant qui a eu les genoux et les chevilles broyés pour lui ! s’écria mademoiselle Lecamus, quelle affreuse plaisanterie !

– Je ne te vois guère conseiller en Navarre, dit le syndic des pelletiers.

– Je voudrais bien savoir ce que la reine Catherine ferait pour moi, si je la requérais, dit Christophe atterré.

– Elle ne t’a rien promis, dit le vieux marchand, mais je suis certain qu’elle ne se moquerait pas de toi et se souviendrait de tes souffrances. Cependant, pourrait-elle faire un conseiller au parlement d’un bourgeois protestant ?…

– Mais Christophe n’a pas abjuré ! s’écria Babette. Il peut bien se garder le secret à lui-même sur ses opinions religieuses.

– Le prince de Condé serait moins dédaigneux avec un conseiller au Parlement de Paris, dit Lecamus.

– Conseiller, mon père ! est-ce possible ?

– Oui, si vous ne dérangez pas ce que je veux faire pour vous. Voici mon compère Lallier qui donnerait bien deux cent mille livres si j’en mettais autant pour l’acquisition d’une belle terre seigneuriale avec condition de substitution de mâle en mâle, et de laquelle nous vous doterions.

– Et j’ajouterais quelque chose de plus pour une maison à Paris, dit Lallier.

– Eh ! bien, Christophe ? fit Babette.

{p. 655} – Vous parlez sans la reine, répondit le jeune avocat.

Quelques jours après cette déception assez amère, un apprenti remit à Christophe ce petit billet laconique.

« Chaudieu veut voir son enfant ! »

– Qu’il entre ! s’écria Christophe.

– Ô mon saint martyr ! dit le ministre en venant embrasser l’avocat, es-tu remis de tes douleurs ?

– Oui, grâce à Paré !

– Grâce à Dieu qui t’a donné la force de supporter la torture ! Mais qu’ai-je appris ? tu t’es fait recevoir avocat, tu as prêté le serment de fidélité, tu as reconnu la prostituée, l’Église catholique, apostolique et romaine !…

– Mon père l’a voulu.

– Mais ne devons-nous pas quitter nos pères, nos enfants, nos femmes, tout pour la sainte cause du calvinisme, tout souffrir !… Ah ! Christophe, Calvin, le grand Calvin, tout le parti, le monde, l’avenir comptent sur ton courage et sur ta grandeur d’âme ! Il nous faut ta vie.

Il y a ceci de remarquable dans l’esprit de l’homme, que le plus dévoué, tout en se dévouant, se bâtit toujours un roman d’espérances dans les crises les plus dangereuses. Ainsi, quand, sur l’eau, sous le Pont-au-Change, le prince, le soldat et le ministre avaient demandé à Christophe d’aller porter à Catherine ce traité qui, surpris, devait lui coûter la vie, l’enfant comptait sur son esprit, sur le hasard, sur son intelligence, et il s’était audacieusement avancé entre ces deux terribles partis, les Guise et Catherine, où il avait failli être broyé. Pendant la question, il se disait encore : – Je m’en tirerai ! ce n’est que de la douleur ! Mais à cette demande brutale : Meurs ! faite à un garçon qui se trouvait encore impotent, à peine remis de la torture et qui tenait d’autant plus à la vie qu’il avait vu la mort de plus près, il était impossible de s’abandonner à des illusions.

Christophe répondit tranquillement : – De quoi s’agit-il ?

– De tirer bravement un coup de pistolet comme Stuart sur Minard.

– Sur qui ?

– Sur le duc de Guise.

– Un assassinat ?

– Une vengeance ! Oublies-tu les cent gentilshommes massacrés {p. 656} sur le même échafaud, à Amboise ? Un enfant, le petit d’Aubigné, a dit en voyant cette boucherie : Ils ont haché la France !

– Vous devez recevoir tous les coups et n’en pas porter, telle est la religion de l’Évangile, répondit Christophe. Mais, pour imiter les Catholiques, à quoi bon réformer l’Église ?

– Oh ! Christophe, ils t’ont fait avocat, et tu raisonnes ! dit Chaudieu.

– Non, mon ami, répondit l’avocat. Mais les princes sont trop ingrats, et vous serez, vous et les vôtres, les jouets de la maison de Bourbon…

– Oh ! Christophe, si tu avais entendu Calvin, tu saurais que nous les manions comme des gants !… Les Bourbons sont les gants, nous sommes la main.

– Lisez ! dit Christophe en présentant au ministre la réponse de Pibrac.

– Oh ! mon enfant, tu es ambitieux, tu ne peux plus te dévouer !… je te plains !

Chaudieu sortit sur cette belle parole.

Quelques jours après cette scène, Christophe, la famille Lallier et la famille Lecamus étaient réunis, en l’honneur des accordailles de Babette et de Christophe, dans la vieille salle brune où Christophe ne couchait plus ; car il pouvait alors monter les escaliers et commençait à se traîner sans béquilles. Il était neuf heures du soir, on attendait Ambroise Paré. Le notaire de la famille se trouvait devant une table chargée de contrats. Le pelletier vendait sa maison et son fonds de commerce à son premier commis, qui payait immédiatement la maison quarante mille livres, et qui engageait la maison pour répondre du paiement des marchandises sur lesquelles il donnait déjà vingt mille livres en à-compte.

Lecamus acquérait pour son fils une magnifique maison en pierre bâtie par Philibert de l’Orme, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs, et la lui donnait en dot. Le syndic prenait en outre deux cent cinquante mille livres sur sa fortune, et Lallier en donnait autant pour l’acquisition d’une belle terre seigneuriale sise en Picardie, de laquelle on avait demandé cinq cent mille livres. Cette terre étant dans la mouvance de la couronne, il fallait des lettres-patentes, dites de rescription, accordées par le roi, outre le paiement de lods et ventes considérables. Aussi la conclusion du mariage était-elle ajournée jusqu’à l’obtention de cette faveur royale. {p. 657} Si les bourgeois de Paris s’étaient fait octroyer le droit d’acheter des seigneuries, la sagesse du conseil privé y avait mis certaines restrictions relativement aux terres qui relevaient de la couronne, et la terre que Lecamus guignait depuis une dizaine d’années se trouvait dans l’exception. Ambroise s’était fait fort d’apporter l’ordonnance le soir même. Le vieux Lecamus allait de sa salle à sa porte dans une impatience qui montrait combien grande avait été son ambition. Enfin, Ambroise arriva.

– Mon vieil ami, dit le chirurgien assez effaré et regardant le souper, voyons tes nappes ? Bien. Oh ! mettez des chandelles de cire. Dépêchez, dépêchez ! cherchez tout ce que vous aurez de plus beau.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs.

– La reine-mère et le jeune roi viennent souper avec vous, répliqua le premier chirurgien. La reine et le roi attendent un vieux conseiller dont la charge sera vendue à Christophe, et monsieur de Thou qui a conclu le marché. N’ayez pas l’air d’avoir été prévenus, je me suis échappé du Louvre.

En un moment, les deux familles furent sur pied. La mère de Christophe et la tante de Babette51 allèrent et vinrent avec une célérité de ménagères surprises. Malgré la confusion que cet avis jeta dans l’assemblée de famille, les préparatifs se firent avec une activité qui tint du prodige. Christophe, ébahi, surpris, confondu d’une pareille faveur, était sans parole et regardait tout faire machinalement.

– La reine et le roi chez nous ! disait la vieille mère.

– La reine ! répétait Babette, que dire et que faire !

Au bout d’une heure tout fut changé : la vieille salle était parée, et la table étincelait. On entendit alors un bruit de chevaux dans la rue. La lueur des torches portées par les cavaliers de l’escorte fit mettre le nez à la fenêtre aux bourgeois du quartier. Ce tumulte fut rapide. Il ne resta sous les piliers que la reine-mère et son fils, le roi Charles IX, Charles de Gondi nommé grand-maître de la garde-robe et gouverneur du roi, monsieur de Thou, le vieux conseiller, le secrétaire d’État Pinard et deux pages.

– Braves gens, dit la reine en entrant, nous venons, le roi mon fils et moi, signer le contrat de mariage du fils à notre pelletier ; mais c’est à la condition qu’il restera catholique. Il faut être catholique pour entrer au parlement, il faut être catholique pour {p. 658} posséder une terre qui relève de la couronne, il faut être catholique pour s’asseoir à la table du roi ? n’est-ce pas, Pinard ?

Le secrétaire d’État parut en montrant des lettres-patentes.

– Si nous ne sommes pas ici tous catholiques, dit le petit roi, Pinard jettera tout au feu ; mais nous sommes tous catholiques ici ? reprit-il en jetant des yeux assez fiers sur toute l’assemblée.

– Oui, sire, dit Christophe Lecamus en fléchissant quoique avec peine le genou et baisant la main que le jeune roi lui tendit.

La reine Catherine, qui tendit aussi sa main à Christophe, le releva brusquement et, l’emmenant à quelques pas dans un coin, lui dit : – Ah ! çà, mon garçon, pas de finauderies ? Nous jouons franc jeu !

– Oui, madame, reprit-il saisi par l’éclatante récompense et par l’honneur que lui faisait cette reine reconnaissante.

– Hé ! bien, mons Lecamus, le roi mon fils et moi nous vous permettons de traiter de la charge du bonhomme Groslay, conseiller au Parlement, que voici, dit la reine. Vous y suivrez, j’espère, jeune homme, les errements de monsieur le Premier.

De Thou s’avança et dit : – Je réponds de lui, madame.

– Eh ! bien, instrumentez, garde-notes, dit Pinard.

– Puisque le roi notre maître nous fait la faveur de signer le contrat de ma fille, s’écria Lallier, je paie tout le prix de la seigneurie.

– Les dames peuvent s’asseoir, dit le jeune roi d’une façon gracieuse. Pour présent de noces à l’accordée, je fais, avec l’agrément de ma mère, remise de mes droits.

Le vieux Lecamus et Lallier tombèrent à genoux et baisèrent la main du jeune roi.

– Mordieu ! sire, combien ces bourgeois ont d’argent ! lui dit Gondi à l’oreille.

Le jeune roi se prit à rire.

– Leurs seigneuries étant dans leurs bonnes, dit le vieux Lecamus, veulent-elles me permettre de leur présenter mon successeur et lui continuer la patente royale de la fourniture de leurs maisons ?

– Voyons, dit le roi.

Lecamus fit avancer son successeur qui devint blême.

– Si ma chère mère le permet, nous nous mettrons tous à table, dit le jeune roi.

{p. 659} Le vieux Lecamus eut l’attention de donner au roi un gobelet d’argent qu’il avait obtenu de Benvenuto Cellini, lors de son séjour en France à l’hôtel de Nesle, et qui n’avait pas coûté moins de deux mille écus.

– Oh ! ma mère, le beau travail ! s’écria le jeune roi en levant le gobelet par le pied.

– C’est de Florence, répondit Catherine.

– Pardonnez-moi, madame, dit Lecamus, c’est fait en France par un Florentin. Ce qui est de Florence serait à la reine, mais ce qui est fait en France est au roi.

– J’accepte, bonhomme, s’écria Charles IX, et désormais ce sera mon gobelet.

– Il est assez bien, dit la reine en examinant ce chef-d’œuvre, pour le comprendre dans les joyaux de la couronne. – Eh ! bien, maître Ambroise, dit la reine à l’oreille de son chirurgien en désignant Christophe, l’avez-vous bien soigné ? marchera-t-il ?

– Il volera, dit en souriant le chirurgien. Ah ! vous nous l’avez bien finement débauché.

– Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme pas, répondit la reine avec cette légèreté qu’on lui a reprochée et qui n’était qu’à la surface.

Le souper fut gai, la reine trouva Babette jolie, et, en grande reine qu’elle fut toujours, elle lui passa au doigt un de ses diamants afin de compenser la perte que le gobelet faisait chez les Lecamus. Le roi Charles IX, qui depuis prit peut-être trop de goût à ces sortes d’invasions chez ses bourgeois, soupa de bon appétit ; puis, sur un mot de son nouveau gouverneur, qui, dit-on, avait charge de lui faire oublier les vertueuses instructions de Cypierre, il entraîna le premier président, le vieux conseiller démissionnaire, le secrétaire d’État, le curé, le notaire et les bourgeois à boire si druement, que la reine Catherine sortit au moment où elle vit la gaieté sur le point de devenir bruyante. Au moment où la reine se leva, Christophe, son père et les deux femmes prirent des flambeaux et l’accompagnèrent jusque sur le seuil de la boutique. Là, Christophe osa tirer la reine par sa grande manche et lui fit un signe d’intelligence. Catherine s’arrêta, renvoya le vieux Lecamus et les deux femmes par un geste, et dit à Christophe : – Quoi ?

– Si vous pouvez, madame, tirer parti de ceci, dit-il en parlant à l’oreille de la reine, sachez que le duc de Guise est visé par des assassins…

{p. 660} – Tu es un loyal sujet, dit Catherine en souriant, et je ne t’oublierai jamais.

Elle lui tendit sa main, si célèbre par sa beauté, mais en la dégantant, ce qui pouvait passer pour une marque de faveur ; aussi Christophe devint-il tout à fait royaliste en baisant cette adorable main.

– Ils m’en débarrasseront donc, de ce soudard, sans que j’y sois pour quelque chose ! pensa-t-elle en mettant son gant.

Elle monta sur sa mule et regagna le Louvre avec ses deux pages.

Christophe resta sombre tout en buvant, la figure austère d’Ambroise lui reprochait son apostasie ; mais les événements postérieurs donnèrent gain de cause au vieux syndic. Christophe n’aurait certes pas échappé aux massacres de la Saint-Barthélemi, ses richesses et sa terre l’eussent désigné aux meurtriers. L’histoire a enregistré le sort cruel de la femme du successeur de Lallier, belle créature dont le corps resta nu, accroché par les cheveux à l’un des étais du Pont-au-Change pendant trois jours. Babette frémit alors, en pensant qu’elle aurait pu subir un pareil traitement, si Christophe fût demeuré Calviniste, car tel fut bientôt le nom des Réformés. L’ambition de Calvin fut satisfaite, mais après sa mort.

Telle fut l’origine de la célèbre maison parlementaire des Lecamus. Tallemant des Réaux a commis une erreur en les faisant venir de Picardie. Les Lecamus eurent intérêt plus tard à dater de l’acquisition de leur principale terre, située en ce pays. Le fils de Christophe, qui lui succéda sous Louis XIII, fut le père de ce riche président Lecamus qui, sous Louis XIV, édifia le magnifique hôtel qui disputait à l’hôtel Lambert l’admiration des Parisiens et des étrangers ; mais qui, certes, est l’un des plus beaux monuments de Paris. L’hôtel Lecamus existe encore rue de Thorigny, quoiqu’au commencement de la Révolution, il ait été pillé comme appartenant à monsieur de Juigné, l’archevêque de Paris. Toutes les peintures y ont alors été effacées ; et, depuis, les pensionnats qui s’y sont logés l’ont fortement endommagé. Ce palais, gagné dans le vieux logis de la rue de la Pelleterie, montre encore les beaux résultats qu’obtenait jadis l’Esprit de Famille. Il est permis de douter que l’individualisme moderne, engendré par le partage égal des successions, élève de pareils monuments.

{p. 1}

Deuxième partie
La confidence des Ruggieri §

Entre onze heures et minuit, vers la fin du mois d’octobre 1573, deux Italiens de Florence, deux frères, Albert de Gondi le maréchal de France, et Charles de Gondi La Tour, grand-maître de la garde-robe du roi Charles IX, étaient assis en haut d’une maison située rue Saint-Honoré, sur le bord d’un chéneau. Le chéneau est ce canal en pierre qui, dans ce temps, se trouvait au bas des toits pour recevoir les eaux, et percé de distance en distance par ces longues gouttières taillées en forme d’animaux fantastiques à gueules béantes. Malgré le zèle avec lequel la génération actuelle abat les anciennes maisons, il existait à Paris beaucoup de gouttières en saillie, lorsque, dernièrement, l’ordonnance de police sur les tuyaux de descente les fit disparaître. Néanmoins, il reste encore quelques chéneaux sculptés qui se voient principalement au cœur du quartier Saint-Antoine, où la modicité des loyers n’a pas permis de construire des étages dans les combles.

Il doit paraître étrange que deux personnages revêtus de charges si éminentes fissent ainsi le métier des chats. Mais pour qui fouille les trésors historiques de ce temps, où les intérêts se croisaient si diversement autour du trône, que l’on peut comparer la politique intérieure de la France à un écheveau de fil brouillé, ces deux {p. 2} Florentins sont de véritables chats très à leur place dans un chéneau. Leur dévouement à la personne de la reine-mère Catherine de Médicis qui les avait plantés à la cour de France, les obligeait à ne reculer devant aucune des conséquences de leur intrusion. Mais pour expliquer comment et pourquoi les deux courtisans étaient ainsi perchés, il faut se reporter à une scène qui venait de se passer à deux pas de cette gouttière, au Louvre, dans cette belle salle brune, la seule peut-être qui nous reste des appartements d’Henri II, et où les courtisans faisaient après souper leur cour aux deux reines et au roi. À cette époque, bourgeois et grands seigneurs soupaient les uns à six heures, les autres à sept heures ; mais les raffinés soupaient entre huit et neuf heures. Ce repas était le dîner d’aujourd’hui. Quelques personnes croient à tort que l’étiquette a été inventée par Louis XIV, elle procède en France de Catherine de Médicis, qui la créa si sévère, que le connétable Anne de Montmorency eut plus de peine à obtenir d’entrer à cheval dans la cour du Louvre qu’à obtenir son épée ; et encore ! cette distinction inouïe ne fut-elle accordée qu’à son grand âge. Un peu relâchée sous les deux premiers rois de la maison de Bourbon, l’étiquette prit une forme orientale sous le grand roi, car elle est venue du Bas-Empire qui la tenait de la Perse. En 1573, non-seulement peu de personnes avaient le droit d’arriver avec leurs gens et leurs flambeaux dans la cour du Louvre, comme sous Louis XIV les seuls ducs et pairs entraient en carrosse sous le péristyle, mais encore les charges qui donnaient entrée après le souper dans les appartements se comptaient. Le maréchal de Retz, alors en faction dans sa gouttière, offrit un jour mille écus de ce temps à l’huissier du cabinet pour pouvoir parler à Henri III, en un moment où il n’en avait pas le droit. Quel rire excite chez un véritable historien la vue de la cour du château de Blois, par exemple, où les dessinateurs mettent un gentilhomme à cheval. Ainsi donc, à cette heure, il ne se trouvait au Louvre que les personnages les plus éminents du royaume. La reine Élisabeth d’Autriche et sa belle-mère Catherine de Médicis étaient assises au coin gauche de la cheminée. À l’autre coin, le roi plongé dans son fauteuil affectait une apathie autorisée par la digestion, il avait mangé en prince qui revenait de la chasse. Peut-être aussi voulait-il se dispenser de parler en présence de tant de gens qui espionnaient sa pensée. Les courtisans restaient debout et découverts au fond de la salle. Les uns causaient à voix basse ; les {p. 3} autres observaient le roi en attendant de lui un regard ou une parole. Appelé par la reine-mère, celui-ci s’entretenait pendant quelques instants avec elle. Celui-là se hasardait à dire une parole à Charles IX, qui répondait par un signe de tête ou par un mot bref. Un seigneur allemand, le comte de Solern, demeurait debout dans le coin de la cheminée auprès de la petite-fille de Charles-Quint qu’il avait accompagnée en France. Près de cette jeune reine, se tenait sur un tabouret sa dame d’honneur, la comtesse de Fiesque, une Strozzi parente de Catherine. La belle madame de Sauves, une descendante de Jacques Cœur, tour à tour maîtresse du roi de Navarre, du roi de Pologne et du duc d’Alençon, avait été invitée à souper ; mais elle était debout, son mari n’était que secrétaire d’État. Derrière ces deux dames, les deux Gondi causaient avec elles. Eux seuls riaient dans cette morne assemblée. Gondi, devenu duc de Retz et gentilhomme de la chambre, depuis qu’il avait obtenu le bâton de maréchal sans avoir jamais commandé d’armée, avait été chargé d’épouser la reine à Spire. Cette faveur annonce assez qu’il appartenait ainsi que son frère au petit nombre de ceux à qui les deux reines et le roi permettaient certaines familiarités. Du côté du roi, se remarquaient en première ligne le maréchal de Tavannes venu pour affaire à la cour, Neufville de Villeroy l’un des plus habiles négociateurs de ce temps et qui commençait la fortune de cette maison ; messieurs de Birague et de Chiverny, l’un l’homme de la reine-mère, l’autre chancelier d’Anjou et de Pologne qui, sachant la prédilection de Catherine, s’était attaché à Henri III, ce frère que Charles IX regardait comme son ennemi ; puis Strozzi, le cousin de la reine-mère ; enfin quelques seigneurs, parmi lesquels tranchaient le vieux cardinal de Lorraine, et son neveu le jeune duc de Guise, tous deux également maintenus à distance par Catherine et par le roi. Ces deux chefs de la Sainte-Union, plus tard la Ligue, fondée depuis quelques années d’accord avec l’Espagne, affichaient la soumission de ces serviteurs qui attendent l’occasion de devenir les maîtres : Catherine et Charles IX s’observaient avec une égale attention.

Dans cette cour aussi sombre que la salle où elle se tenait, chacun avait ses raisons pour être triste ou songeur. La jeune reine était en proie aux tourments de la jalousie, et les déguisait mal en feignant de sourire à son mari, qu’en femme pieuse et adorablement bonne, elle aimait passionnément. Marie Touchet, la seule {p. 4} maîtresse de Charles IX et à laquelle il fut chevaleresquement fidèle, était revenue depuis plus d’un mois du château de Fayet, en Dauphiné, où elle était allée faire ses couches. Elle amenait à Charles IX le seul fils qu’il ait eu, Charles de Valois, d’abord comte d’Auvergne, puis duc d’Angoulême. Outre le chagrin de voir sa rivale donner un fils au roi, tandis qu’elle n’avait eu qu’une fille, la pauvre reine éprouvait les humiliations d’un subit abandon. Pendant l’absence de sa maîtresse, le roi s’était rapproché de sa femme avec un emportement que l’histoire a mentionné comme une des causes de sa mort. Le retour de Marie Touchet apprenait donc à la dévote autrichienne combien le cœur avait eu peu de part dans l’amour de son mari. Ce n’était pas la seule déception que la jeune reine éprouvât en cette affaire ; jusqu’alors Catherine de Médicis lui avait paru son amie ; or, sa belle-mère, par politique, avait favorisé cette trahison, en aimant mieux servir la maîtresse que la femme du roi. Voici pourquoi.

Quand Charles IX avoua sa passion pour Marie Touchet, Catherine se montra favorable à cette jeune fille, par des motifs puisés dans l’intérêt de sa domination. Marie Touchet, jetée très-jeune à la cour, y arriva dans cette période de la vie où les beaux sentiments sont en fleur : elle adorait le roi pour lui-même. Effrayée de l’abîme où l’ambition avait précipité la duchesse de Valentinois, plus connue sous le nom de Diane de Poitiers, elle eut sans doute peur de la reine Catherine, et préféra le bonheur à l’éclat. Peut-être jugea-t-elle que deux amants aussi jeunes qu’elle et le roi ne pourraient lutter contre la reine-mère. D’ailleurs, Marie, fille unique de Jean Touchet, sieur de Beauvais et du Quillard, conseiller du roi et lieutenant au bailliage d’Orléans, placée entre la bourgeoisie et l’infime noblesse, n’était ni tout à fait noble, ni tout à fait bourgeoise, et devait ignorer les fins de l’ambition innée des Pisseleu, des Saint-Vallier, illustres filles qui combattaient pour leurs maisons avec les armes secrètes de l’amour. Marie Touchet, seule et sans famille, évitait à Catherine de Médicis de rencontrer dans la maîtresse de son fils, une fille de grande maison qui se serait posée comme sa rivale. Jean Touchet, un des beaux esprits du temps et à qui quelques poètes firent des dédicaces, ne voulut rien être à la cour. Marie, jeune fille sans entourage, aussi spirituelle et instruite qu’elle était simple et naïve, de qui les désirs devaient être inoffensifs au pouvoir royal, convint beaucoup à la reine-mère, qui lui {p. 5} prouva la plus grande affection. En effet, Catherine fit reconnaître au Parlement le fils que Marie Touchet venait de donner au mois d’avril, et permit qu’il prît le nom de comte d’Auvergne, en annonçant à Charles IX qu’elle lui laisserait par testament ses propres, les comtés d’Auvergne et de Lauraguais. Plus tard, Marguerite, d’abord reine de Navarre, contesta la donation quand elle fut reine de France, et le parlement l’annula ; mais plus tard encore, Louis XIII, pris de respect pour le sang des Valois, indemnisa le comte d’Auvergne par le duché d’Angoulême. Catherine avait déjà fait présent à Marie Touchet, qui ne demandait rien, de la seigneurie de Belleville, terre sans titre, voisine de Vincennes et d’où la maîtresse se rendait quand, après la chasse, le roi couchait au château. Charles IX passa dans cette sombre forteresse la plus grande partie de ses derniers jours, et, selon quelques auteurs, y acheva sa vie comme Louis XII avait achevé la sienne. Quoiqu’il fût très-naturel à un amant si sérieusement épris de prodiguer à une femme idolâtrée de nouvelles preuves d’amour, alors qu’il fallait expier de légitimes infidélités, Catherine, après avoir poussé son fils dans le lit de la reine, plaida la cause de Marie Touchet comme savent plaider les femmes, et venait de rejeter le roi dans les bras de sa maîtresse. Tout ce qui occupait Charles IX, en dehors de la politique, allait à Catherine ; d’ailleurs, les bonnes intentions qu’elle manifestait pour cet enfant, trompèrent encore un moment Charles IX, qui commençait à voir en elle une ennemie. Les raisons qui faisaient agir en cette affaire Catherine de Médicis, échappaient donc aux yeux de dona Isabel qui, selon Brantôme, était une des plus douces reines qui aient jamais régné et qui ne fit mal ni déplaisir à personne, lisant même ses Heures en secret. Mais cette candide princesse commençait à entrevoir les précipices ouverts autour du trône, horrible découverte qui pouvait bien lui causer quelques vertiges ; elle dut en éprouver un plus grand pour avoir pu répondre à une de ses dames qui lui disait à la mort du roi, que si elle avait eu un fils elle serait reine-mère et régente : « – Ah ! louons Dieu de ne m’avoir pas donné de fils. Que fût-il arrivé ? le pauvre enfant eût été dépouillé comme on a voulu faire au roi mon mari, et j’en aurais été la cause. Dieu a eu pitié de l’État, il a tout fait pour le mieux. » Cette princesse de qui Brantôme croit avoir fait le portrait en disant qu’elle avait le teint de son visage aussi beau et délicat que les dames de sa cour et fort {p. 6} agréable, qu’elle avait la taille fort belle, encore qu’elle l’eût moyenne assez, comptait pour fort peu de chose à la cour ; mais l’état du roi lui permettant de se livrer à sa double douleur, son attitude ajoutait à la couleur sombre du tableau qu’une jeune reine, moins cruellement atteinte qu’elle, aurait pu égayer. La pieuse Élisabeth prouvait en ce moment que les qualités qui sont le lustre des femmes d’une condition ordinaire peuvent être fatales à une souveraine. Une princesse occupée à tout autre chose qu’à ses Heures pendant la nuit, aurait été d’un utile secours à Charles IX, qui ne trouva d’appui ni chez sa femme, ni chez sa maîtresse.

Quant à la reine-mère, elle se préoccupait du roi qui, pendant le souper, avait fait éclater une belle humeur qu’elle comprit être de commande et masquer un parti pris contre elle. Cette subite gaieté contrastait trop vivement avec la contention d’esprit qu’il avait difficilement cachée par son assiduité à la chasse, et par un travail maniaque à la forge où il aimait à ciseler le fer, pour que Catherine en fût la dupe. Sans pouvoir deviner quel homme d’État se prêtait à ces négociations et à ces préparatifs, car Charles IX dépistait les espions de sa mère, Catherine ne doutait pas qu’il ne se préparât quelque dessein contre elle. La présence inopinée de Tavannes, arrivé en même temps que Strozzi qu’elle avait mandé, lui donnait beaucoup à penser. Par la force de ses combinaisons, Catherine était au-dessus de toutes les circonstances ; mais elle52 ne pouvait rien contre une violence subite. Comme beaucoup de personnes ignorent l’état où se trouvaient alors les affaires si compliquées par les différents partis qui agitaient la France, et dont les chefs avaient des intérêts particuliers, il est nécessaire de peindre en peu de mots la crise périlleuse où la reine-mère était engagée. Montrer ici Catherine de Médicis sous un nouveau jour, ce sera d’ailleurs entrer jusqu’au vif de cette histoire. Deux mots expliquent cette femme si curieuse à étudier, et dont l’influence laissa de si fortes impressions en France. Ces deux mots sont Domination et Astrologie. Exclusivement ambitieuse, Catherine de Médicis n’eut d’autre passion que celle du pouvoir. Superstitieuse et fataliste comme le furent tant d’hommes supérieurs, elle n’eut de croyances sincères que dans les Sciences Occultes. Sans ce double thème, elle restera toujours incomprise. En donnant le pas à sa foi dans l’astrologie judiciaire, la lueur va tomber sur les deux personnages philosophiques de cette Étude.

{p. 7} Il existait un homme à qui Catherine tenait plus qu’à ses enfants, cet homme était Cosme Ruggieri, elle le logeait à son hôtel de Soissons, elle avait fait de lui son conseiller suprême, chargé de lui dire si les astres ratifiaient les avis et le bon sens de ses conseillers ordinaires. De curieux antécédents justifiaient l’empire que Ruggieri conserva sur sa maîtresse jusqu’au dernier moment. Un des plus savants hommes du seizième siècle fut certes le médecin de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, père de Catherine. Ce médecin fut appelé Ruggiero-le-Vieux (vecchio Ruggier, et Roger l’Ancien chez les auteurs français qui se sont occupés d’alchimie), pour le distinguer de ses deux fils, de Laurent Ruggiero, nommé le Grand par les auteurs cabalistiques, et de Cosme Ruggiero, l’astrologue de Catherine, également nommé Roger par plusieurs historiens français. L’usage a prévalu de les nommer Ruggieri, comme d’appeler Catherine, Médicis au lieu de Médici. Ruggieri-le-Vieux donc était si considéré dans la maison de Médicis, que les deux ducs Cosme et Laurent furent les parrains de ses deux enfants. Il dressa, de concert avec le fameux mathématicien Bazile, le thème de nativité de Catherine, en sa qualité de mathématicien, d’astrologue et de médecin de la maison de Médicis, trois qualités qui se confondaient souvent. À cette époque, les Sciences Occultes se cultivaient avec une ardeur qui peut surprendre les esprits incrédules de notre siècle si souverainement analyste ; peut-être verront-ils poindre dans ce croquis historique le germe des sciences positives, épanouies au dix-neuvième siècle, mais sans la poétique grandeur qu’y portaient les audacieux chercheurs du seizième siècle ; lesquels, au lieu de faire de l’industrie, agrandissaient l’Art et fertilisaient la Pensée. L’universelle protection accordée à ces sciences par les souverains de ce temps était d’ailleurs justifiée par les admirables créations des inventeurs qui partaient de la recherche du Grand Œuvre pour arriver à des résultats étonnants. Aussi jamais les souverains ne furent-ils plus avides de ces mystères. Les Fugger, en qui les Lucullus modernes reconnaîtront leurs princes, en qui les banquiers reconnaîtront leurs maîtres, étaient certes des calculateurs difficiles à surprendre, eh ! bien, ces hommes si positifs qui prêtaient les capitaux de l’Europe aux souverains du seizième siècle endettés aussi bien que ceux d’aujourd’hui, ces illustres hôtes de Charles-Quint, commanditèrent les fourneaux de Paracelse. Au commencement du seizième siècle, Ruggieri-le-Vieux fut {p. 8} le chef de cette Université secrète d’où sortirent les Cardan, les Nostradamus et les Agrippa, qui tour à tour furent médecins des Valois, enfin tous les astronomes, les astrologues, les alchimistes qui entourèrent à cette époque les princes de la chrétienté, et qui furent plus particulièrement accueillis et protégés en France par Catherine de Médicis. Dans le thème de nativité que dressèrent Bazile et Ruggieri-le-Vieux, les principaux événements de la vie de Catherine furent prédits avec une exactitude désespérante pour ceux qui nient les Sciences Occultes. Cet horoscope annonçait les malheurs qui pendant le siége de Florence signalèrent le commencement de sa vie, son mariage avec un fils de France, l’avénement inespéré de ce fils au trône, la naissance de ses enfants, et leur nombre. Trois de ses fils devaient être rois chacun à leur tour, deux filles devaient être reines, et tous devaient mourir sans postérité. Ce thème se réalisa si bien, que beaucoup d’historiens l’ont cru fait après coup.

Chacun sait que Nostradamus produisit au château de Chaumont, où Catherine alla lors de la conspiration de la Renaudie, une femme qui possédait le don de lire dans l’avenir. Or, sous le règne de François II, quand la reine voyait ses quatre fils en bas âge et bien portants, avant le mariage d’Élisabeth de Valois avec Philippe II, roi d’Espagne, avant celui de Marguerite de Valois avec Henri de Bourbon, roi de Navarre, Nostradamus et son amie confirmèrent les circonstances du fameux thème. Cette personne, douée sans doute de seconde vue, et qui appartenait à la grande école des infatigables chercheurs du grand œuvre, mais dont la vie secrète a échappé à l’histoire, affirma que le dernier enfant couronné mourrait assassiné. Après avoir placé la reine devant un miroir magique où se réfléchissait un rouet, sur une des pointes duquel se dessina la figure de chaque enfant, la sorcière imprimait un mouvement au rouet et la reine comptait le nombre des tours qu’il faisait. Chaque tour était pour chaque enfant une année de règne. Henri IV mis sur le rouet fit vingt-deux tours. Cette femme (quelques auteurs en font un homme) dit à la reine effrayée que Henri de Bourbon serait en effet roi de France et régnerait tout ce temps. La reine Catherine voua dès lors au Béarnais une haine mortelle en apprenant qu’il succéderait au dernier des Valois assassiné. Curieuse de connaître quel serait le genre de sa mort à elle, il lui fut dit de se défier de Saint-Germain. Dès ce jour, pensant {p. 9} qu’elle serait renfermée ou violentée au château de Saint-Germain, elle n’y mit jamais le pied, quoique ce château fût infiniment plus convenable à ses desseins par sa proximité de Paris, que tous ceux où elle alla se réfugier avec le roi durant les troubles. Quand elle tomba malade quelques jours après l’assassinat du duc de Guise aux États de Blois, elle demanda le nom du prélat qui vint l’assister, on lui dit qu’il se nommait Saint-Germain. – Je suis morte ! s’écria-t-elle. Elle mourut le lendemain, ayant d’ailleurs accompli le nombre d’années que lui accordaient tous ses horoscopes.

Cette scène, connue du cardinal de Lorraine qui la traita de sorcellerie, se réalisait aujourd’hui. François II n’avait régné que ses deux tours de rouet, et Charles IX accomplissait en ce moment son dernier tour. Si Catherine a dit ces singulières paroles à son fils Henri partant pour la Pologne : – Vous reviendrez bientôt ! il faut les attribuer à sa foi dans les Sciences Occultes, et non au dessein d’empoisonner Charles IX. Marguerite de France était reine de Navarre, Élisabeth était reine d’Espagne, le duc d’Anjou était roi de Pologne.

Beaucoup d’autres circonstances corroborèrent la foi de Catherine dans les Sciences Occultes. La veille du tournoi où Henri II fut blessé à mort, Catherine vit le coup fatal en songe. Son conseil d’astrologie judiciaire, composé de Nostradamus et des deux Ruggieri, lui avait prédit la mort du roi. L’histoire a enregistré les instances que fit Catherine pour engager Henri II à ne pas descendre en lice. Le pronostic et le songe engendré par le pronostic se réalisèrent. Les mémoires du temps rapportent un autre fait non moins étrange. Le courrier qui annonçait la victoire de Moncontour arriva la nuit, après être venu si rapidement qu’il avait crevé trois chevaux. On éveilla la reine-mère, qui dit : Je le savais. En effet, la veille, dit Brantôme, elle avait raconté le triomphe de son fils et quelques circonstances de la bataille. L’astrologue de la maison de Bourbon déclara que le cadet de tant de princes issus de saint Louis, que le fils d’Antoine de Bourbon serait roi de France. Cette prédiction rapportée par Sully fut accomplie dans les termes mêmes de l’horoscope, ce qui fit dire à Henri IV qu’à force de mensonges, ces gens rencontraient le vrai. Quoi qu’il en soit, si la plupart des têtes fortes de ce temps croyaient à la vaste science appelée le Magisme par les maîtres de l’astrologie judiciaire, et Sorcellerie par le public, ils y étaient autorisés par le succès des horoscopes.

Ce fut pour Cosme Ruggieri, son mathématicien, son astronome, {p. 10} son astrologue, son sorcier si l’on veut, que Catherine fit élever la colonne adossée à la Halle-au-Blé, seul débris qui reste de l’hôtel de Soissons. Cosme Ruggieri possédait, comme les confesseurs, une mystérieuse influence, de laquelle il se contentait comme eux. Il nourrissait d’ailleurs une ambitieuse pensée supérieure à l’ambition vulgaire. Cet homme, que les romanciers ou les dramaturges dépeignent comme un bateleur, possédait la riche abbaye de Saint-Mahé, en Basse-Bretagne, et avait refusé de hautes dignités ecclésiastiques ; l’or que les passions superstitieuses de cette époque lui apportaient abondamment suffisait à sa secrète entreprise, et la main de la reine, étendue sur sa tête, en préservait le moindre cheveu de tout mal.

Quant à la soif de domination qui dévorait Catherine, son envie de conquérir le pouvoir fut-elle si grande, que Catherine s’allia, pour le saisir, avec les Guise, les ennemis du trône ; et, pour garder les rênes de l’État entre ses mains, elle usa de tous les moyens, en sacrifiant ses amis et jusqu’à ses enfants. Cette femme ne pouvait vivre que par les intrigues du gouvernement, comme un joueur ne vit que par les émotions du jeu. Quoique italienne et de la voluptueuse race des Médicis, les Calvinistes, qui l’ont tant calomniée, ne lui découvrirent pas un seul amant. Admiratrice de la maxime : Diviser pour régner, elle venait d’apprendre, depuis douze ans, à opposer constamment une force à une autre. Aussitôt qu’elle prit en main la bride des affaires, elle fut obligée d’y entretenir la discorde pour neutraliser les forces de deux maisons rivales et sauver la couronne. Ce système nécessaire a justifié la prédiction de {p. 11} Henri II. Catherine inventa ce jeu de bascule politique imité depuis par tous les princes qui se trouvèrent dans une situation analogue, en opposant tour à tour les Calvinistes aux Guise, et les Guise aux Calvinistes. Après avoir opposé ces deux religions l’une à l’autre, au cœur de la nation, Catherine opposa le duc d’Anjou à Charles IX. Après avoir opposé les choses, elle opposa les hommes en conservant les nœuds de tous leurs intérêts entre ses mains. Mais à ce jeu terrible, qui veut la tête d’un Louis XI ou d’un Louis XVIII, on recueille inévitablement la haine de tous les partis, et l’on se condamne à toujours vaincre, car une seule bataille perdue vous donne tous les intérêts pour ennemis ; si toutefois, à force de triompher, vous ne finissez pas par ne plus trouver de joueurs. La majeure partie du règne de Charles IX fut le triomphe de la politique domestique de cette femme étonnante. Combien d’adresse Catherine ne dut-elle pas employer pour faire donner le commandement des armées au duc d’Anjou sous un roi jeune, brave, avide de gloire, capable, généreux et en présence du connétable Anne de Montmorency ! Le duc d’Anjou eut, aux yeux des politiques de l’Europe, l’honneur de la Saint-Barthélemi, tandis que Charles IX en eut tout l’odieux. Après avoir inspiré au roi une feinte et secrète jalousie contre son frère, elle se servit de cette passion pour user dans les intrigues d’une rivalité fraternelle les grandes qualités de Charles IX. Cypierre, le premier gouverneur, et Amyot, le précepteur de Charles IX, avaient fait de leur élève un si grand homme, ils avaient préparé un si beau règne, que la mère prit son fils en haine le premier jour où elle craignit de perdre le pouvoir après l’avoir si péniblement conquis. Sur ces données, la plupart des historiens ont cru à quelque prédilection de la reine-mère pour Henri III ; mais la conduite qu’elle tenait en ce moment prouve la parfaite insensibilité de son cœur envers ses enfants. En allant régner en Pologne, le duc d’Anjou la privait de l’instrument dont elle avait besoin pour tenir Charles IX en haleine, par ces intrigues domestiques qui jusqu’alors en avaient neutralisé l’énergie en offrant une pâture à ses sentiments extrêmes. Catherine fit alors forger la conspiration de La Mole et de Coconnas où trempait le duc d’Alençon qui, devenu duc d’Anjou par l’avénement de son frère, se prêta très-complaisamment aux vues de sa mère en déployant une ambition qu’encourageait sa sœur Marguerite, reine de Navarre. Cette conspiration, alors arrivée au {p. 12} point où la voulait Catherine, avait pour but de mettre le jeune duc et son beau-frère53, le roi de Navarre, à la tête des Calvinistes, de s’emparer de Charles IX et de retenir prisonnier ce roi sans héritier, qui laisserait ainsi la couronne au duc, dont l’intention était d’établir le Calvinisme en France. Calvin avait obtenu quelques jours avant sa mort la récompense qu’il ambitionnait tant, en voyant la Réformation se nommer le Calvinisme en son honneur. Si Le Laboureur et les plus judicieux auteurs n’avaient déjà prouvé que La Mole et Coconnas, arrêtés cinquante jours après la nuit où commence ce récit et décapités au mois d’avril suivant, furent les victimes de la politique de la reine-mère, il suffirait, pour faire penser qu’elle dirigea secrètement leur entreprise, de la participation de Cosme Ruggieri dans cette affaire. Cet homme, contre lequel le roi nourrissait des soupçons et une haine dont les motifs vont se trouver suffisamment expliqués ici, fut impliqué dans la procédure. Il convint d’avoir fourni à La Mole une figure représentant le roi, piquée au cœur par deux aiguilles. Cette façon d’envoûter constituait, à cette époque, un crime puni de mort. Ce verbe comporte une des plus belles images infernales qui puissent peindre la haine, il explique d’ailleurs admirablement l’opération magnétique et terrible que décrit, dans le monde occulte, un désir constant en entourant le personnage ainsi voué à la mort, et dont la figure de cire rappelait sans cesse les effets. La justice d’alors pensait avec raison qu’une pensée à laquelle on donnait corps était un crime de lèze-majesté. Charles IX demanda la mort du Florentin ; Catherine, plus puissante, obtint du Parlement, par le conseiller Le Camus, que son astrologue serait condamné seulement aux galères. Le roi mort, Cosme Ruggieri fut gracié par une ordonnance de Henri III, qui lui rendit ses pensions et le reçut à la cour.

Catherine avait alors frappé tant de coups sur le cœur de son fils, qu’il était en ce moment impatient de secouer le joug de sa mère. Depuis l’absence de Marie Touchet, Charles IX inoccupé s’était pris à tout observer autour de lui. Il avait tendu très-habilement des piéges aux gens desquels il se croyait sûr, pour éprouver leur fidélité. Il avait surveillé les démarches de sa mère, et lui avait dérobé la connaissance des siennes propres, en se servant pour la tromper de tous les défauts qu’elle lui avait donnés. Dévoré du désir d’effacer l’horreur causée en France par la Saint-Barthélemi, {p. 13} il s’occupait avec activité des affaires, présidait le conseil et tentait de saisir les rênes du gouvernement par des actes habilement mesurés. Quoique la reine eût essayé de combattre les dispositions de son fils en employant tous les moyens d’influence que lui donnaient sur son esprit son autorité maternelle et l’habitude de le dominer, la pente de la défiance est si rapide, que le fils alla du premier bond trop loin pour revenir. Le jour où les paroles dites par sa mère au roi de Pologne lui furent rapportées, Charles IX se sentit dans un si mauvais état de santé qu’il conçut d’horribles pensées, et quand de tels soupçons envahissent le cœur d’un fils et d’un roi, rien ne peut les dissiper. En effet, à son lit de mort, sa mère fut obligée de l’interrompre en s’écriant : Ne dites pas cela, monsieur ! au moment où, en confiant à Henri IV sa femme et sa fille, il voulait le mettre en garde contre Catherine. Quoique Charles IX ne manquât pas de ce respect extérieur dont elle fut toujours si jalouse qu’elle n’appela les rois ses enfants que monsieur ; depuis quelques mois, la reine-mère distinguait dans les manières de son fils l’ironie mal déguisée d’une vengeance arrêtée. Mais qui pouvait surprendre Catherine devait être habile. Elle tenait prête cette conspiration du duc d’Alençon et de La Mole, afin de détourner, par une nouvelle rivalité fraternelle, les efforts que faisait Charles IX pour arriver à son émancipation ; seulement avant d’en user, elle voulait dissiper des méfiances qui pouvaient rendre impossible toute réconciliation entre elle et son fils ; car laisserait-il le pouvoir à une mère capable de l’empoisonner ? Aussi se croyait-elle en ce moment si sérieusement menacée, qu’elle avait mandé Strozzi, son parent, soldat remarquable par son exécution. Elle tenait avec Birague et les Gondi des conciliabules secrets, et jamais elle n’avait si souvent consulté son oracle à l’hôtel de Soissons.

Quoique l’habitude de la dissimulation autant que l’âge eussent fait à Catherine ce masque d’abbesse, hautain et macéré, blafard et néanmoins plein de profondeur, discret et inquisiteur, si remarquable aux yeux de ceux qui ont étudié son portrait, les courtisans apercevaient quelques nuages sur cette glace florentine. Aucune souveraine ne se montra plus imposante que le fut cette femme depuis le jour où elle était parvenue à contenir les Guise après la mort de François II. Son bonnet de velours noir façonné en pointe sur le front, car elle ne quitta jamais le deuil de Henri II, faisait comme un froc féminin à son impérieux et froid visage, auquel d’ailleurs {p. 14} elle savait communiquer à propos les séductions italiennes. Elle était si bien faite qu’elle fit venir pour les femmes la mode d’aller à cheval de manière à montrer ses jambes ; c’est assez dire que les siennes étaient les plus parfaites du monde. Toutes les femmes montèrent à cheval à la planchette en Europe, à laquelle la France imposait depuis long-temps ses modes. Pour qui voudra se figurer cette grande figure, le tableau qu’offrait la salle prendra tout à coup un aspect grandiose. Ces deux reines si différentes de génie, de beauté, de costume, et presque brouillées, l’une naïve et pensive, l’autre pensive et grave comme une abstraction, étaient beaucoup trop préoccupées toutes deux pour donner pendant cette soirée le mot d’ordre qu’attendent les courtisans pour s’animer.

Le drame profondément caché que depuis six mois jouaient le fils et la mère, avait été deviné par quelques courtisans ; mais les Italiens l’avaient surtout suivi d’un œil attentif, car tous allaient être sacrifiés si Catherine perdait la partie. En de pareilles circonstances, et dans un moment où le fils et la mère faisaient assaut de fourberies, le roi surtout devait occuper les regards. Pendant cette soirée, Charles IX, fatigué par une longue chasse et par les occupations sérieuses qu’il avait dissimulées, paraissait avoir quarante ans. Il était arrivé au dernier degré de la maladie dont il mourut, et qui autorisa quelques personnes graves à penser qu’il fut empoisonné. Selon de Thou, ce Tacite des Valois, les chirurgiens trouvèrent dans le corps de Charles IX des taches suspectes (ex causa incognitâ reperti livores). Les funérailles de ce prince furent encore plus négligées que celles de François II. De Saint-Lazare à Saint-Denis, Charles IX fut conduit par Brantôme et par quelques archers de la garde que commandait le comte de Solern. Cette circonstance, jointe à la haine supposée à la mère contre son fils, put confirmer l’accusation portée par de Thou ; mais elle sanctionne l’opinion émise ici sur le peu d’affection que Catherine avait pour tous ses enfants ; insensibilité qui se trouve expliquée par sa foi dans les arrêts de l’astrologie judiciaire. Cette femme ne pouvait guère s’intéresser à des instruments qui devaient lui manquer. Henri III était le dernier roi sous lequel elle devait régner, voilà tout. Il peut être permis aujourd’hui de croire que Charles IX mourut de mort naturelle. Ses excès, son genre de vie, le développement subit de ses facultés, ses derniers efforts pour ressaisir les rênes du pouvoir, son désir de vivre, l’abus de ses forces, ses {p. 15} dernières souffrances et ses derniers plaisirs, tout démontre à des esprits impartiaux qu’il mourut d’une maladie de poitrine, affection alors peu connue, mal observée, et dont les symptômes purent porter Charles IX lui-même à se croire empoisonné. Mais le véritable poison que lui donna sa mère se trouvait dans les funestes conseils des courtisans placés autour de lui pour lui faire gaspiller ses forces intellectuelles aussi bien que ses forces physiques, et qui causèrent ainsi sa maladie purement occasionnelle et non constitutive. Charles IX se distinguait alors, plus qu’en aucune époque de sa vie, par une majesté sombre qui ne messied pas aux rois. La grandeur de ses pensées secrètes se reflétait sur son visage remarquable par le teint italien qu’il tenait de sa mère. Cette pâleur d’ivoire, si belle aux lumières, si favorable aux expressions de la mélancolie, faisait vigoureusement ressortir le feu de ses yeux d’un bleu noir qui, pressés entre des paupières grasses, acquéraient ainsi la finesse acérée que l’imagination exige du regard des rois, et dont la couleur favorisait la dissimulation. Les yeux de Charles IX étaient surtout terribles par la disposition de ses sourcils élevés, en harmonie avec un front découvert et qu’il pouvait hausser et baisser à son gré. Il avait un nez large et long, gros du bout, un véritable nez de lion ; de grandes oreilles, des cheveux d’un blond ardent, une bouche quasi-saignante comme celle des poitrinaires, dont la lèvre supérieure était mince, ironique, et l’inférieure assez forte pour faire supposer les plus belles qualités du cœur. Les rides imprimées sur ce front dont la jeunesse avait été détruite par d’effroyables soucis, inspiraient un violent intérêt ; les remords causés par l’inutilité de la Saint-Barthélemi, mesure qui lui fut astucieusement arrachée, en avaient causé plus d’une ; mais il y en avait deux autres dans son visage qui eussent été bien éloquentes pour un savant à qui un génie spécial aurait permis de deviner les éléments de la physiologie moderne. Ces deux rides produisaient un vigoureux sillon allant de chaque pommette à chaque coin de la bouche et accusaient les efforts intérieurs d’une organisation fatiguée de fournir aux travaux de la pensée et aux violents plaisirs du corps. Charles IX était épuisé. La reine-mère, en voyant son ouvrage, devait avoir des remords, si toutefois la politique ne les étouffe pas tous chez les gens assis sous la pourpre. Si Catherine avait su l’effet de ses intrigues sur son fils, peut-être aurait-elle reculé ? Quel affreux spectacle ! Ce roi né si vigoureux était devenu {p. 16} débile, cet esprit si fortement trempé se trouvait plein de doutes ; cet homme, en qui résidait l’autorité, se sentait sans appui ; ce caractère ferme avait peu de confiance en lui-même. La valeur guerrière s’était changée par degrés en férocité, la discrétion en dissimulation ; l’amour fin et délicat des Valois se changeait en une inextinguible rage de plaisir. Ce grand homme méconnu, perverti, usé sur les mille faces de sa belle âme, roi sans pouvoir, ayant un noble cœur et n’ayant pas un ami, tiraillé par mille desseins contraires, offrait la triste image d’un homme de vingt-quatre ans désabusé de tout, se défiant de tout, décidé à tout jouer, même sa vie. Depuis peu de temps, il avait compris sa mission, son pouvoir, ses ressources, et les obstacles que sa mère apportait à la pacification du royaume ; mais cette lumière brillait dans une lanterne brisée.

Deux hommes que ce prince aimait au point d’avoir excepté l’un du massacre de la Saint-Barthélemi, et d’être allé dîner chez l’autre au moment où ses ennemis l’accusaient d’avoir empoisonné le roi, son premier médecin Jean Chapelain et son premier chirurgien Ambroise Paré, mandés par Catherine et venus de province en toute hâte, se trouvaient là pour l’heure du coucher. Tous deux contemplaient leur maître avec sollicitude, quelques courtisans les questionnaient à voix basse ; mais les deux savants mesuraient leurs réponses en cachant la condamnation qu’ils avaient portée. De temps en temps, le roi relevait ses paupières alourdies et tâchait de dérober à ses courtisans le regard qu’il jetait sur sa mère. Tout à coup, il se leva brusquement et se mit devant la cheminée.

– Monsieur de Chiverny, dit-il, pourquoi gardez-vous le titre de chancelier d’Anjou et de Pologne ? Êtes-vous à notre service ou à celui de notre frère ?

– Je suis tout à vous, sire, dit-il en s’inclinant.

– Venez donc demain, j’ai dessein de vous envoyer en Espagne, car il se passe d’étranges choses à la cour de Madrid, messieurs.

Le roi regarda sa femme et se rejeta dans son fauteuil.

– Il se passe d’étranges choses partout, dit-il à voix basse au maréchal de Tavannes, l’un des favoris de sa jeunesse.

Il se leva pour emmener le camarade de ses amusements de jeunesse dans l’embrasure de la croisée située à l’angle de ce salon, et lui dit : – J’ai besoin de toi, reste ici le dernier. Je veux savoir si tu seras pour ou contre moi. Ne fais pas l’étonné. Je romps mes {p. 17} lisières. Ma mère est cause de tout le mal ici. Dans trois mois je serai ou mort, ou roi de fait. Sur ta vie, silence ! Tu as mon secret, toi, Solern et Villeroi. S’il se commet une indiscrétion, elle viendra de l’un de vous. Ne me serre pas de si près, va faire la cour à ma mère, dis-lui que je meurs, et que tu ne me regrettes pas parce que je suis un pauvre sire.

Charles IX se promena le bras appuyé sur l’épaule de son ancien favori, avec lequel il parut s’entretenir de ses souffrances pour tromper les curieux ; puis craignant de rendre sa froideur trop visible, il vint causer avec les deux reines en appelant Birague auprès d’elles. En ce moment, Pinard, un des Secrétaires d’État, se coula de la porte auprès de Catherine en filant comme une anguille le long des murs. Il vint dire deux mots à l’oreille de la reine-mère, qui lui répondit par un signe affirmatif. Le roi ne demanda point à sa mère ce dont il s’agissait, il alla se remettre dans son fauteuil et garda le silence, après avoir jeté sur la cour un regard d’horrible colère et de jalousie. Ce petit événement eut aux yeux de tous les courtisans une énorme gravité. Ce fut comme la goutte d’eau qui fait déborder le verre, que cet exercice du pouvoir sans la participation du roi. La reine Élisabeth et la comtesse de Fiesque se retirèrent, sans que le roi y fît attention ; mais la reine-mère reconduisit sa belle-fille jusqu’à la porte. Quoique la mésintelligence de la mère et du fils donnât un très-grand intérêt aux gestes, aux regards, à l’attitude de Catherine et de Charles IX, leur froide contenance fit comprendre aux courtisans qu’ils étaient de trop ; ils quittèrent le salon, quand la jeune reine fut sortie. À dix heures il ne resta plus que quelques intimes, les deux Gondi, Tavannes, le comte de Solern, Birague et la reine-mère.

Le roi demeurait plongé dans une noire mélancolie. Ce silence était fatigant. Catherine paraissait embarrassée, elle voulait partir, elle désirait que le roi la reconduisît, mais le roi demeurait obstinément dans sa rêverie ; elle se leva pour lui dire adieu, Charles IX fut contraint de l’imiter ; elle lui prit le bras, fit quelques pas avec lui pour pouvoir se pencher à son oreille et y glisser ces mots : – Monsieur, j’ai des choses importantes à vous confier.

Avant de partir, la reine-mère fit dans une glace à messieurs de Gondi un clignement d’yeux qui put d’autant mieux échapper aux regards de son fils qu’il jetait lui-même un coup d’œil d’intelligence au comte de Solern et à Villeroy. Tavannes était pensif.

{p. 18} – Sire, dit le maréchal de Retz en sortant de sa méditation, je vous trouve royalement ennuyé, ne vous divertissez-vous donc plus ? Vive Dieu ! où est le temps où nous nous amusions à vaurienner par les rues le soir ?

– Ah ! c’était le bon temps, répondit le roi non sans soupirer.

– Que n’y allez-vous ? dit monsieur de Birague en se retirant et jetant une œillade aux Gondi.

– Je me souviens toujours avec plaisir de ce temps-là, s’écria le maréchal de Retz.

– Je voudrais bien vous voir sur les toits, monsieur le maréchal, dit Tavannes. – Sacré chat d’Italie, puisses-tu te rompre le cou, ajouta-t-il à l’oreille du roi.

– J’ignore qui de vous ou de moi franchirait le plus lestement une cour ou une rue ; mais ce que je sais, c’est que nous ne craignons pas plus l’un que l’autre de mourir, répondit le duc de Retz.

– Eh ! bien, sire, voulez-vous vaurienner comme dans votre jeunesse ? dit le Grand-Maître de la Garde-Robe.

Ainsi, à vingt-quatre ans, ce malheureux roi ne paraissait plus jeune à personne, pas même à ses flatteurs. Tavannes et le roi se remémorèrent, comme de véritables écoliers, quelques-uns des bons tours qu’ils avaient faits dans Paris, et la partie fut bientôt liée. Les deux Italiens, mis au défi de sauter de toit en toit, et d’un côté de rue à l’autre, parièrent de suivre le roi. Chacun alla prendre un costume de vaurien. Le comte de Solern, resté seul avec le roi, le regarda d’un air étonné. Si le bon allemand, pris de compassion en devinant la situation du roi de France, était la fidélité, l’honneur même, il n’avait pas la conception prompte. Entouré de gens hostiles, ne pouvant se fier à personne, pas même à sa femme, qui s’était rendue coupable de quelques indiscrétions en ignorant qu’il eût sa mère et ses serviteurs pour ennemis, Charles IX avait été heureux de rencontrer en monsieur de Solern un dévouement qui lui permettait une entière confiance. Tavannes et Villeroy n’avaient qu’une partie des secrets du roi. Le comte de Solern seul connaissait le plan dans son entier ; il était d’ailleurs très-utile à son maître, en ce qu’il disposait de quelques serviteurs discrets et affectionnés qui obéissaient aveuglément à ses ordres. Monsieur de Solern, qui avait un commandement dans les Archers de la garde, y triait, depuis quelques jours, les hommes {p. 19} exclusivement attachés au roi, pour en composer une compagnie d’élite. Le roi pensait à tout.

– Eh ! bien, Solern, dit Charles IX, ne nous faut-il pas un prétexte pour passer la nuit dehors ? J’avais bien madame de Belleville, mais ceci vaut mieux, car ma mère peut savoir ce qui se passe chez Marie.

Monsieur de Solern, qui devait suivre le roi, demanda la permission de battre les rues avec quelques-uns de ses Allemands, et Charles IX y consentit. Vers onze heures du soir, le roi, devenu gai, se mit en route avec ses trois courtisans pour explorer le quartier Saint-Honoré.

– J’irai surprendre ma mie, dit Charles IX à Tavannes, en passant par la rue de l’Autruche.

Pour rendre cette scène de nuit plus intelligible à ceux qui n’auraient pas présente à l’esprit la topographie du vieux Paris, il est nécessaire d’expliquer où se trouvait la rue de l’Autruche. Le Louvre de Henri II se continuait au milieu des décombres et des maisons. À la place de l’aile qui fait aujourd’hui face au Pont-des-Arts, il existait un jardin. Au lieu de la colonnade, se trouvaient des fossés et un pont-levis sur lequel devait être tué plus tard un Florentin, le maréchal d’Ancre. Au bout de ce jardin, s’élevaient les tours de l’hôtel de Bourbon, demeure des princes de cette maison jusqu’au jour où la trahison du grand connétable, ruiné par le séquestre de ses biens qu’ordonna François Ier pour ne pas prononcer entre sa mère et lui, termina ce procès si fatal à la France, par la confiscation des biens du connétable. Ce château, qui faisait un bel effet sur la rivière, ne fut démoli que sous Louis XIV. La rue de l’Autruche commençait rue Saint-Honoré et finissait à l’hôtel de Bourbon sur le quai. Cette rue nommée d’Autriche sur quelques vieux plans, et aussi de l’Austruc, a disparu de la carte comme tant d’autres. La rue des Poulies dut être pratiquée sur l’emplacement des hôtels qui s’y trouvaient du côté de la rue Saint-Honoré. Les auteurs ne sont pas d’accord sur l’étymologie de ce nom. Les uns supposent qu’il vient d’un hôtel d’Osteriche (Osterrichen) habité par une fille de cette maison qui épousa un seigneur français au quatorzième siècle. Les autres prétendent que là étaient jadis les volières royales où tout Paris accourut un jour voir une autruche vivante. Quoi qu’il en soit, cette rue tortueuse était remarquable par les hôtels de quelques princes {p. 20} du sang qui se logèrent autour du Louvre. Depuis que la royauté avait déserté le faubourg Saint-Antoine, où elle s’abrita sous la Bastille pendant deux siècles, pour venir se fixer au Louvre, beaucoup de grands seigneurs demeuraient aux environs. Or, l’hôtel de Bourbon avait pour pendant du côté de la rue Saint-Honoré le vieil hôtel d’Alençon. Cette demeure des comtes de ce nom, toujours comprise dans l’apanage, appartenait alors au quatrième fils de Henri II, qui prit plus tard le titre de duc d’Anjou et qui mourut sous Henri III, auquel il donna beaucoup de tablature. L’apanage revint alors à la Couronne, ainsi que ce vieil hôtel qui fut démoli. En ce temps, l’hôtel d’un prince offrait un vaste ensemble de constructions ; et pour s’en faire une idée, il faut aller mesurer l’espace que tient encore, dans le Paris moderne, l’hôtel Soubise au Marais. Un hôtel comprenait les établissements exigés par ces grandes existences qui peuvent paraître presque problématiques à beaucoup de personnes qui voient aujourd’hui le piètre état d’un prince. C’était d’immenses écuries, le logement des médecins, des bibliothécaires, des chanceliers, du clergé, des trésoriers, officiers, pages, serviteurs gagés et valets attachés à la maison du prince. Vers la rue Saint-Honoré, se trouvait, dans un jardin de l’hôtel, une jolie petite maison que la célèbre duchesse d’Alençon avait fait construire en 1520, et qui depuis avait été entourée de maisons particulières bâties par des marchands. Le roi y avait logé Marie Touchet. Quoique le duc d’Alençon conspirât alors contre son frère, il était incapable de le contrarier en ce point.

Comme pour descendre la rue Saint-Honoré qui, dans ce temps, n’offrait de chances aux voleurs qu’à partir de la barrière des Sergents, il fallait passer devant l’hôtel de sa mie, il était difficile que le roi ne s’y arrêtât pas. En cherchant quelque bonne fortune, un bourgeois attardé à dévaliser ou le guet à battre, le roi levait le nez à tous les étages, et regardait aux endroits éclairés afin de voir ce qui s’y passait ou d’écouter les conversations. Mais il trouva sa bonne ville dans un état de tranquillité déplorable. Tout à coup, en arrivant à la maison d’un fameux parfumeur nommé René, qui fournissait la cour, le roi parut concevoir une de ces inspirations soudaines que suggèrent des observations antérieures, en voyant une forte lumière projetée par la dernière croisée du comble.

Ce parfumeur était véhémentement soupçonné de guérir les oncles riches quand ils se disaient malades, la cour lui attribuait {p. 21} l’invention du fameux Élixir à successions, et il fut accusé d’avoir empoisonné Jeanne d’Albret, mère de Henri IV, laquelle fut ensevelie sans que sa tête eût été ouverte, malgré l’ordre formel de Charles IX, dit un contemporain. Depuis deux mois, le roi cherchait un stratagème pour pouvoir épier les secrets du laboratoire de René, chez qui Cosme Ruggieri allait souvent. Le roi voulait, s’il y trouvait quelque chose de suspect, procéder par lui-même sans aucun intermédiaire de la police ou de la justice, sur lesquelles sa mère ferait agir la crainte ou la corruption.

Il est certain que pendant le seizième siècle, dans les années qui le précédèrent et le suivirent, l’empoisonnement était arrivé à une perfection inconnue à la chimie moderne et que l’histoire a constatée. L’Italie, berceau des sciences modernes, fut, à cette époque, inventrice et maîtresse de ces secrets dont plusieurs se perdirent. De là vint cette réputation qui pesa durant les deux siècles suivants sur les Italiens. Les romanciers en ont si fort abusé, que partout où ils introduisent des Italiens, ils leur font jouer des rôles d’assassins et d’empoisonneurs. Si l’Italie avait alors l’entreprise des poisons subtils dont parlent quelques historiens, il faudrait seulement reconnaître sa suprématie en toxicologie comme dans toutes les connaissances humaines et dans les arts, où elle précédait l’Europe. Les crimes du temps n’étaient pas les siens, elle servait les passions du siècle comme elle bâtissait d’admirables édifices, commandait les armées, peignait de belles fresques, chantait des romances, aimait les reines, plaisait aux rois, dessinait des fêtes ou des ballets, et dirigeait la politique. À Florence, cet art horrible était à un si haut point, qu’une femme partageant une pêche avec un duc, en se servant d’une lame d’or dont un côté seulement était empoisonné, mangeait la moitié saine et donnait la mort avec l’autre. Une paire de gants parfumés infiltrait par les pores une maladie mortelle. On mettait le poison dans un bouquet de roses naturelles dont la seule senteur une fois respirée donnait la mort. Don Juan d’Autriche fut, dit-on, empoisonné par une paire de bottes.

Le roi Charles IX était donc à bon droit curieux, et chacun concevra combien les sombres croyances qui l’agitaient devaient le rendre impatient de surprendre René à l’œuvre.

La vieille fontaine située au coin de la rue de l’Arbre-Sec, et depuis rebâtie, offrit à la noble bande les facilités nécessaires pour atteindre au faîte d’une maison voisine de celle de René, que le roi {p. 22} feignit de vouloir visiter. Le roi, suivi de ses compagnons, se mit à voyager sur les toits, au grand effroi de quelques bourgeois réveillés par ces faux voleurs qui les appelaient de quelque nom drôlatique, écoutaient les querelles et les plaisirs de chaque ménage, ou commençaient quelques effractions. Quand les Italiens virent Tavannes et le roi s’engageant sur les toits de la maison voisine de celle de René, le maréchal de Retz s’assit en se disant fatigué, et son frère demeura près de lui. – Tant mieux, pensa le roi qui laissa volontiers ses espions. Tavannes se moqua des deux Florentins qui restèrent seuls au milieu d’un profond silence, et dans un endroit où ils n’avaient que le ciel au-dessus d’eux et des chats pour auditeurs. Aussi les deux Italiens profitèrent-ils de la circonstance pour se communiquer des pensées qu’ils n’auraient exprimées en aucun autre lieu du monde et que les événements de la soirée leur avaient inspirées.

– Albert, dit le grand-maître au maréchal, le roi l’emportera sur la reine, nous faisons de mauvaise besogne pour notre fortune en restant attachés à celle de Catherine. Si nous passions au roi dans le moment où il cherche des appuis contre sa mère et des hommes habiles pour le servir, nous ne serions pas chassés comme des bêtes fauves quand la reine-mère sera bannie, enfermée ou tuée.

– Avec des idées pareilles, tu n’iras pas loin, Charles, répondit gravement le maréchal au grand-maître. Tu suivras ton roi dans la tombe, et il n’a pas long-temps à vivre, il est ruiné d’excès, Cosme Ruggieri a pronostiqué sa mort pour l’an prochain.

– Le sanglier mourant a souvent tué le chasseur, dit Charles de Gondi. Cette conspiration du duc d’Alençon, du roi de Navarre et du prince de Condé, pour laquelle s’entremettent La Mole et Coconnas, est plus dangereuse qu’utile. D’abord, le roi de Navarre, que la reine-mère espérait prendre en flagrant délit, s’est défié d’elle et ne s’y fourre point. Il veut profiter de la conspiration sans en courir les chances. Puis voilà qu’aujourd’hui tous ont la pensée de mettre la couronne sur la tête du duc d’Alençon qui se fait Calviniste.

– Budelone ! ne vois-tu pas que cette conspiration permet à notre reine de savoir ce que les Huguenots peuvent faire avec le duc d’Alençon, et ce que le roi veut faire avec les Huguenots ? car le roi négocie avec eux ; mais pour faire chevaucher le roi sur {p. 23} un cheval de bois, Catherine lui déclarera demain cette conspiration qui neutralisera ses projets.

– Ah ! fit Charles de Gondi, à profiter de nos conseils, elle est devenue plus forte que nous. Voilà qui est bien.

– Bien pour le duc d’Anjou, qui aime mieux être roi de France que roi de Pologne, et à qui j’irai tout expliquer.

– Tu pars, Albert ?

– Demain. N’avais-je pas la charge d’accompagner le roi de Pologne ? j’irai le rejoindre à Venise où leurs Seigneuries se sont chargées de l’amuser.

– Tu es la prudence même.

– Che bestia ! je te jure qu’il n’y a pas le moindre danger pour nous à rester à la cour. S’il y en avait, m’en irais-je ? Je demeurerais auprès de notre bonne maîtresse.

– Bonne ! fit le grand-maître, elle est femme à laisser là ses instruments quand elle les trouve lourds…

– O coglione ! tu veux être un soldat, et tu crains la mort ? Chaque métier a ses devoirs, et nous avons les nôtres envers la fortune. En s’attachant aux rois, source de toute puissance temporelle et qui protégent, élèvent, enrichissent nos maisons, il faut leur vouer l’amour qui enflamme pour le ciel le cœur du martyr ; il faut savoir souffrir pour leur cause ; quand ils nous sacrifient à leur trône, nous pouvons périr, car nous mourons autant pour nous-mêmes que pour eux, nos maisons ne périssent pas. Ecco.

– Tu as raison, Albert, on t’a donné l’ancien duché de Retz.

– Écoute, reprit le duc de Retz. La reine espère beaucoup de l’habileté des Ruggieri pour se raccommoder avec son fils. Quand notre drôle n’a plus voulu se servir de René, la rusée a bien deviné sur quoi portaient les soupçons de son fils. Mais qui sait ce que le roi porte dans son sac ? Peut-être hésite-t-il seulement sur le traitement qu’il destine à sa mère, il la hait, entends-tu ? Il a dit quelque chose de ses desseins à la reine, la reine en a causé avec madame de Fiesque, madame de Fiesque a tout rapporté à la reine-mère, et depuis, le roi se cache de sa femme.

– Il était temps, dit Charles de Gondi.

– De quoi faire ? demanda le maréchal.

– D’occuper le roi, répondit le grand-maître qui pour être moins avant que son frère dans l’intimité de Catherine n’en était pas moins clairvoyant.

{p. 24} – Charles, je t’ai fait faire un beau chemin, lui dit gravement son frère ; mais si tu veux être duc aussi, sois comme moi l’âme damnée de notre maîtresse ; elle restera reine, elle est ici la plus forte. Madame de Sauves est toujours à elle, et le roi de Navarre, le duc d’Alençon sont toujours à madame de Sauves ; Catherine les tiendra toujours en lesse, sous celui-ci, comme sous le règne du roi Henri III. Dieu veuille que celui-là ne soit pas ingrat !

– Pourquoi ?

– Sa mère fait trop pour lui.

– Eh ! mais j’entends du bruit dans la rue Saint-Honoré, s’écria le grand-maître ; on ferme la porte de René ! Ne distingues-tu pas le pas de plusieurs hommes ? Les Ruggieri sont arrêtés.

– Ah ! diavolo ! voici de la prudence. Le roi n’a pas suivi son impétuosité accoutumée. Mais où les mettrait-il en prison ? Allons voir ce qui se passe.

Les deux frères arrivèrent au coin de la rue de l’Autruche au moment où le roi entrait chez sa maîtresse. À la lueur des flambeaux que tenait le concierge, ils purent apercevoir Tavannes et les Ruggieri.

– Eh ! bien, Tavannes, s’écria le grand-maître en courant après le compagnon du roi qui retournait vers le Louvre, que vous est-il arrivé ?

– Nous sommes tombés en plein consistoire de sorciers ; nous en avons arrêté deux qui sont de vos amis et qui pourront expliquer, à l’usage des seigneurs français, par quels moyens vous avez mis la main sur deux charges de la couronne, vous qui n’êtes pas du pays, dit Tavannes moitié riant, moitié sérieux.

– Et le roi ? fit le grand-maître en homme que l’inimitié de Tavannes inquiétait peu.

– Il reste chez sa maîtresse.

– Nous sommes arrivés par le dévouement le plus absolu pour nos maîtres, une belle et noble voie que vous avez prise aussi, mon cher duc, répondit le maréchal de Retz.

Les trois courtisans cheminèrent en silence. Au moment où ils se quittèrent en retrouvant chacun leurs gens pour se faire accompagner chez eux, deux hommes se glissèrent lestement le long des murailles de la rue de l’Autruche. Ces deux hommes étaient le roi et le comte de Solern qui arrivèrent promptement au bord de la Seine, à un endroit où une barque et des rameurs choisis par {p. 25} le seigneur allemand les attendaient. En peu d’instants tous deux atteignirent le bord opposé.

– Ma mère n’est pas couchée, s’écria le roi, elle nous verra, nous avons mal choisi le lieu du rendez-vous.

– Elle pourra croire à quelque duel, répondit Solern, et comment distinguerait-elle qui nous sommes, à cette distance ?

– Eh ! qu’elle me voie, s’écria Charles IX, je suis décidé maintenant !

Le roi et son confident sautèrent sur la berge et marchèrent vivement dans la direction du Pré aux Clercs. En y arrivant le comte de Solern, qui précédait le roi, fit la rencontre d’un homme en sentinelle, avec lequel il échangea quelques paroles et qui se retira vers les siens. Bientôt deux hommes, qui paraissaient être des princes aux marques de respect que leur donnait leur vedette, quittèrent la place où ils s’étaient cachés derrière une mauvaise clôture de champ, et s’approchèrent du roi, devant lequel ils fléchirent le genou ; mais Charles IX les releva avant qu’ils n’eussent touché la terre et leur dit : – Point de façons, nous sommes tous, ici, gentilshommes.

À ces trois gentilshommes vint se joindre un vieillard vénérable que l’on aurait pris pour le chancelier de L’Hôpital s’il n’était mort l’année précédente. Tous quatre marchèrent avec vitesse afin de se mettre en un lieu où leur conférence ne pût être entendue par les gens de leur suite, et Solern les suivit à une faible distance pour veiller sur le roi. Ce fidèle serviteur se livrait à une défiance que Charles IX ne partageait point, en homme à qui la vie était devenue trop pesante. Ce seigneur fut, du côté du roi, le seul témoin de la conférence, qui s’anima bientôt.

– Sire, dit l’un des interlocuteurs, le connétable de Montmorency, le meilleur ami du roi votre père et qui en a eu les secrets, a opiné avec le maréchal de Saint-André qu’il fallait coudre madame Catherine dans un sac et la jeter à la rivière. Si cela eût été fait, beaucoup de braves gens seraient sur pied.

– J’ai assez d’exécutions sur la conscience, monsieur, répondit le roi.

– Eh ! bien, sire, reprit le plus jeune des quatre personnages, du fond de l’exil la reine Catherine saura brouiller les affaires et trouver des auxiliaires. N’avons-nous pas tout à craindre des Guise, qui depuis neuf ans ont formé le plan d’une monstrueuse {p. 26} alliance catholique dans le secret de laquelle votre majesté n’est pas, et qui menace son trône ? Cette alliance est une invention de l’Espagne, qui ne renonce pas à son projet d’abattre les Pyrénées. Sire, le Calvinisme sauverait la France en mettant une barrière morale entre elle et une nation qui rêve l’empire du monde. Si elle se voit proscrite, la reine-mère s’appuiera donc sur l’Espagne et sur les Guise.

– Messieurs, dit le roi, sachez que, vous m’aidant et la paix établie sans défiance, je me charge de faire trembler un chacun dans le royaume. Tête Dieu, pleine de reliques ! il est temps que la royauté se relève. Sachez-le bien, en ceci ma mère a raison, il s’en va de vous comme de moi. Vos biens, vos avantages sont liés à notre trône ; quand vous aurez laissé abattre la religion, ce sera sur le trône et sur vous que se porteront les mains dont vous vous servez. Je ne me soucie plus de me battre contre des idées, avec des armes qui ne les atteignent point. Voyons si le protestantisme fera des progrès en l’abandonnant à lui-même ; mais surtout, voyons à quoi s’attaquera l’esprit de cette faction. L’amiral, que Dieu veuille le recevoir à merci, n’était pas mon ennemi, il me jurait de contenir la révolte dans les bornes du monde spirituel, et de laisser dans le royaume temporel un roi maître et des sujets soumis. Messieurs, si la chose est encore en votre pouvoir, donnez l’exemple, aidez votre souverain à réduire des mutins qui nous ôtent aux uns et aux autres la tranquillité. La guerre nous prive tous de nos revenus et ruine le royaume. Je suis las de cet état de troubles, et tant, que, s’il le faut absolument, je sacrifierai ma mère. J’irai plus loin, je garderai près de moi des Protestants et des Catholiques en nombre égal, et je mettrai au-dessus d’eux la hache de Louis XI pour les rendre égaux. Si messieurs de Guise complotent une Sainte-Union qui s’attaque à notre couronne, le bourreau commencera sa besogne par eux. J’ai compris les misères de mon peuple, et suis disposé à tailler en plein drap dans les grands qui mettent à mal notre royaume. Je m’inquiète peu des consciences, je veux désormais des sujets soumis, qui travaillent, sous mon vouloir, à la prospérité de l’État. Messieurs, je vous donne dix jours pour négocier avec les vôtres, rompre vos trames, et revenir à moi qui deviendrai votre père. Si vous refusez, vous verrez de grands changements, j’agirai avec de petites gens qui se rueront à ma voix sur les seigneurs. Je me modèlerai sur un roi {p. 27} qui a su pacifier son royaume en abattant des gens plus considérables que vous ne l’êtes qui lui rompaient en visière. Si les troupes catholiques font défaut, j’ai mon frère d’Espagne que j’appellerai au secours des trônes menacés ; enfin, si je manque de ministre pour exécuter mes volontés, il me prêtera le duc d’Albe.

– En ce cas, sire, nous aurions les Allemands à opposer à vos Espagnols, répondit un des interlocuteurs.

– Mon cousin, dit froidement Charles IX, ma femme s’appelle Élisabeth d’Autriche, vos secours pourraient faillir de ce côté ; mais, croyez-moi, battons-nous seuls et n’appelons point l’étranger. Vous êtes en butte à la haine de ma mère, et vous me tenez d’assez près pour me servir de second dans le duel que je vais avoir avec elle, eh ! bien, écoutez ceci. Vous me paraissez si digne d’estime, que je vous offre la charge de connétable, vous ne nous trahirez pas comme l’autre.

Le prince auquel parlait Charles IX lui prit la main, frappa dedans avec la sienne en disant : – Ventre-saint-gris ! voici, mon frère, pour oublier bien des torts. Mais, sire, la tête ne marche pas sans la queue, et notre queue est difficile à entraîner. Donnez-nous plus de dix jours, il nous faut au moins un mois pour faire entendre raison aux nôtres. Ce délai passé, nous serons les maîtres.

– Un mois, soit. Mon seul négociateur sera Villeroy, vous n’aurez foi qu’en lui, quoi qu’on vous dise d’ailleurs.

– Un mois, dirent à la fois les trois seigneurs, ce délai suffit.

– Messieurs, nous sommes cinq, dit le roi, cinq gens de cœur. S’il y a trahison, nous saurons à qui nous en prendre.

Les trois assistants quittèrent Charles IX avec les marques du plus grand respect, et lui baisèrent la main. Quand le roi repassa la Seine, quatre heures sonnaient au Louvre. La reine Catherine n’était pas encore couchée.

– Ma mère veille toujours, dit Charles au comte de Solern.

– Elle a sa forge aussi, dit l’Allemand.

– Cher comte, que vous semble d’un roi réduit à conspirer ? dit avec amertume Charles IX après une pause.

– Je pense, sire, que si vous me permettiez de jeter cette femme à l’eau, comme disait ce jeune cadet, la France serait bientôt tranquille.

– Un parricide, après la Saint-Barthélemi, comte ? dit le roi. {p. 28} Non, non ! l’exil. Une fois tombée, ma mère n’aura ni un serviteur, ni un partisan.

– Eh ! bien, sire, reprit le comte de Solern, ordonnez-moi de l’aller arrêter à l’instant et de la conduire hors du royaume ; car demain elle vous aura tourné l’esprit.

– Eh ! bien, dit le roi, venez à ma forge, là personne ne nous entendra ; d’ailleurs, je ne veux pas que ma mère soupçonne la capture des Ruggieri. En me sachant ici, la bonne femme ne se doutera de rien, et nous concerterons les mesures nécessaires à son arrestation.

Quand le roi, suivi du comte de Solern, entra dans la pièce basse où était son atelier, il lui montra cette forge et tous ses instruments en souriant.

– Je ne crois pas, dit-il, que parmi tous les rois qu’aura la France, il s’en rencontre un second auquel plaise un pareil métier. Mais, quand je serai vraiment le roi, je ne forgerai pas des épées, je les ferai rentrer toutes dans le fourreau.

– Sire, dit le comte de Solern, les fatigues du jeu de paume, votre travail à cette forge, la chasse et, dois-je le dire, l’amour, sont des cabriolets que le diable vous donne pour aller plus vite à Saint-Denis.

– Solern ! dit lamentablement le roi, si tu savais le feu qu’on m’a mis au cœur et dans le corps ! rien ne peut l’éteindre. Es-tu sûr des hommes qui gardent les Ruggieri ?

– Comme de moi-même.

– Eh ! bien, pendant cette journée j’aurai pris mon parti. Pensez aux moyens d’exécution, je vous donnerai mes derniers ordres à cinq heures chez madame de Belleville.

Quand les premières lueurs de l’aube luttèrent avec la lumière de l’atelier, le roi, que le comte de Solern avait laissé seul, entendit tourner la porte et vit sa mère qui se dessina dans le crépuscule comme un fantôme. Quoique très-nerveux et impressible, Charles IX ne tressaillit point, bien que, dans les circonstances où il se trouvait, cette apparition eût une couleur sombre et fantastique.

– Monsieur, lui dit-elle, vous vous tuez…

– J’accomplis les horoscopes, répondit-il avec un sourire amer. Mais vous, madame, n’êtes-vous pas aussi matinale que je le suis ?

– Nous avons veillé tous deux, monsieur, mais dans des {p. 29} intentions bien différentes. Quand vous alliez conférer avec vos plus cruels ennemis en plein champ, en vous cachant de votre mère, aidé par les Tavannes et par les Gondi avec lesquels vous avez feint d’aller courir la ville, je lisais des dépêches qui contenaient les preuves d’une terrible conspiration où trempent votre frère le duc d’Alençon, votre beau-frère le roi de Navarre, le prince de Condé, la moitié des grands du royaume. Il ne s’agit de rien moins que de vous ôter la couronne en s’emparant de votre personne. Ces messieurs disposent déjà de cinquante mille hommes de bonnes troupes.

– Ah ! fit le roi d’un air incrédule.

– Votre frère se fait Huguenot, reprit la reine.

– Mon frère passe aux Huguenots ? s’écria Charles en brandissant le fer qu’il tenait à la main.

– Oui, le duc d’Alençon, Huguenot de cœur, le sera bientôt d’effet. Votre sœur la reine de Navarre n’a plus pour vous qu’un reste d’affection, elle aime monsieur le duc d’Alençon, elle aime Bussy, elle aime aussi le petit La Mole.

– Quel cœur ! fit le roi.

– Pour devenir grand, le petit La Mole, dit la reine en continuant, ne trouve rien de mieux que de donner à la France un roi de sa façon. Il sera, dit-on, connétable.

– Damnée Margot ! s’écria le roi, voilà ce que nous rapporte son mariage avec un hérétique…

– Ce ne serait rien ; mais avec le chef de votre branche cadette que vous avez rapproché du trône malgré mon avis, et qui voudrait vous faire entretuer tous. La maison de Bourbon est l’ennemie de la maison de Valois, sachez bien ceci, monsieur. Toute branche cadette doit être maintenue dans la plus grande pauvreté, car elle est née conspiratrice, et c’est sottise que de lui donner des armes quand elle n’en a pas, et de les lui laisser quand elle en prend. Que tout cadet soit incapable de nuire, voilà la loi des couronnes. Ainsi font les sultans d’Asie. Les preuves sont là-haut, dans mon cabinet, où je vous ai prié de me suivre en vous quittant hier au soir, mais vous aviez d’autres visées. Dans un mois, si nous n’y mettions bon ordre, vous auriez eu le sort de Charles-le-Simple.

– Dans un mois ! s’écria Charles IX atterré par la coïncidence de cette date avec le délai demandé par les princes la nuit même. Dans un mois nous serons les maîtres, se dit-il en {p. 30} répétant leurs paroles. – Madame, vous avez des preuves ? demanda-t-il à haute voix.

– Elles sont sans réplique, monsieur, elles viennent de ma fille Marguerite. Effrayée elle-même des probabilités d’une semblable combinaison, et malgré sa tendresse pour votre frère d’Alençon, le trône des Valois lui a tenu plus au cœur cette fois-ci que tous ses amours. Elle demande pour prix de ses révélations qu’il ne soit rien fait à La Mole ; mais ce croquant me semble un dangereux coquin de qui nous devons nous débarrasser, ainsi que du comte de Coconnas, l’homme de votre frère d’Alençon. Quant au prince de Condé, cet enfant consent à tout, pourvu que l’on me jette à l’eau ; je ne sais si c’est le présent de noces qu’il me fait pour lui avoir donné sa jolie femme. Ceci est grave, monsieur. Vous parlez de prédictions !… j’en connais une qui donne le trône de Valois à la maison de Bourbon, et si nous n’y prenons garde, elle se réalisera. N’en voulez pas à votre sœur, elle s’est bien conduite en ceci. – Mon fils, dit-elle après une pause et en donnant à sa voix l’accent de la tendresse, beaucoup de méchantes gens à messieurs de Guise veulent semer la division entre vous et moi, quoique nous soyons les seuls dans ce royaume de qui les intérêts soient exactement les mêmes : pensez-y. Vous vous reprochez maintenant la Saint-Barthélemi, je le sais ; vous m’accusez de vous y avoir décidé. Le catholicisme, monsieur, doit être le lien de l’Espagne, de la France et de l’Italie, trois pays qui peuvent, par un plan secrètement et habilement suivi, se réunir sous la maison de Valois à l’aide du temps. Ne vous ôtez pas des chances en lâchant la corde qui réunit ces trois royaumes dans le cercle d’une même foi. Pourquoi les Valois et les Médicis n’exécuteraient-ils pas pour leur gloire le plan de Charles-Quint à qui la tête a manqué ? Rejetons dans le Nouveau-Monde, où elle s’engage, cette race de Jeanne-la-Folle. Maîtres à Florence et à Rome, les Médicis subjugueront l’Italie pour vous ; ils vous en assureront tous les avantages par un traité de commerce et d’alliance en se reconnaissant vos feudataires pour le Piémont, le Milanais et Naples, où vous avez des droits. Voilà, monsieur, les raisons de la guerre à mort que nous faisons aux Huguenots. Pourquoi nous forcez-vous à vous répéter ces choses ? Charlemagne se trompait en s’avançant vers le nord. Oui, la France est un corps dont le cœur se trouve au golfe de Lyon, et dont les deux bras sont l’Espagne et l’Italie. On domine {p. 31} ainsi la Méditerranée, qui est comme une corbeille où tombent les richesses de l’Orient, et desquelles ces messieurs de Venise profitent aujourd’hui, à la barbe de Philippe II. Si l’amitié des Médicis et vos droits peuvent vous faire espérer l’Italie, la force ou des alliances, une succession peut-être, vous donneront l’Espagne. Prévenez sur ce point l’ambitieuse maison d’Autriche, à laquelle les Guelfes vendaient l’Italie, et qui rêve encore d’avoir l’Espagne. Quoique votre femme vienne de cette maison, abaissez l’Autriche, embrassez-la bien fort pour l’étouffer ; là, sont les ennemis de votre royaume, car de là viennent les secours aux Réformés. N’écoutez pas les gens qui trouvent un bénéfice à notre désaccord, et qui vous mettent martel en tête, en me présentant comme votre ennemie domestique. Vous ai-je empêché d’avoir des héritiers ? Pourquoi votre maîtresse vous donne-t-elle un fils et la reine une fille ? Pourquoi n’avez-vous pas aujourd’hui trois héritiers qui couperaient par le pied les espérances de tant de séditions ? Est-ce à moi, monsieur, de répondre à ces questions ? Si vous aviez un fils, monsieur d’Alençon conspirerait-il ?

En achevant ces paroles, Catherine arrêta sur Charles IX le coup d’œil fascinateur de l’oiseau de proie sur sa victime. La fille des Médicis était alors belle de sa beauté ; ses vrais sentiments éclataient sur son visage qui, semblable à celui du joueur à son tapis vert, étincelait de mille grandes cupidités. Charles IX ne vit plus la mère d’un seul homme, mais bien, comme on le disait d’elle, la mère des armées et des empires (mater castrorum). Catherine avait déployé les ailes de son génie et volait audacieusement dans la haute politique des Médicis et des Valois, en traçant les plans gigantesques dont s’effraya jadis Henri II, et qui, transmis par le génie des Médicis à Richelieu, restèrent écrits dans le cabinet de la maison de Bourbon. Mais Charles IX, en voyant sa mère user de tant de précautions, pensait en lui-même qu’elles devaient être nécessaires, et il se demandait dans quel but elle les prenait. Il baissait les yeux, il hésitait : sa défiance ne pouvait tomber devant des phrases. Catherine fut étonnée de la profondeur à laquelle gisaient les soupçons dans le cœur de son fils.

– Eh ! bien, monsieur, dit-elle, ne me comprendrez-vous donc point ? Que sommes-nous, vous et moi, devant l’éternité des couronnes royales ? Me supposez-vous des desseins autres que ceux qui doivent nous agiter en habitant la sphère où l’on domine les empires ?

{p. 32} – Madame, je vous suis dans votre cabinet, il faut agir…

– Agir ! s’écria Catherine, laissons-les aller, et prenons-les sur le fait, la justice vous en délivrera. Pour Dieu ! monsieur, faisons-leur bonne mine.

La reine se retira. Le roi resta seul un moment, car il était tombé dans un profond accablement.

– De quel côté sont les embûches ? s’écria-t-il. Qui d’elle ou d’eux me trompe ? Quelle politique est la meilleure ? Deus ! discerne causam meam, dit-il les larmes aux yeux. La vie me pèse. Naturelle ou forcée, je préfère la mort à ces tiraillements contradictoires, ajouta-t-il en déchargeant un coup de marteau sur son enclume avec tant de force que les voûtes du Louvre en tremblèrent. – Mon Dieu ! reprit-il en sortant et regardant le ciel, vous, pour la sainte religion de qui je combats, donnez-moi la clarté de votre regard pour pénétrer le cœur de ma mère en interrogeant les Ruggieri.

La petite maison où demeurait la dame de Belleville et où Charles IX avait déposé ses prisonniers, était l’avant-dernière dans la rue de l’Autruche, du côté de la rue Saint-Honoré. La porte de la rue, que flanquaient deux petits pavillons en briques, semblait fort simple dans un temps où les portes et leurs accessoires étaient si curieusement traités. Elle se composait de deux pilastres en pierre taillée en pointe de diamant, et le cintre représentait une femme couchée qui tenait une corne d’abondance. La porte, garnie de ferrures énormes, avait, à hauteur d’œil, un guichet pour examiner les gens qui demandaient à entrer. Chacun des pavillons logeait un concierge. Le plaisir extrêmement capricieux du roi Charles exigeait un concierge jour et nuit. La maison avait une petite cour pavée à la vénitienne. À cette époque où les voitures n’étaient pas inventées, les dames allaient à cheval ou en litière, et les cours pouvaient être magnifiques, sans que les chevaux ou les voitures les gâtassent. Il faut sans cesse penser à cette circonstance pour s’expliquer l’étroitesse des rues, le peu de largeur des cours, et certains détails des habitations du quinzième siècle.

La maison, élevée d’un étage au-dessus du rez-de-chaussée, était couronnée par une frise sculptée, sur laquelle s’appuyait un toit à quatre pans, dont le sommet formait une plate-forme. Ce toit était percé de lucarnes ornées de tympans et de chambranles que le ciseau de quelque grand artiste avait dentelés et couverts {p. 33} d’arabesques. Chacune des trois croisées du premier étage se recommandait également par ses broderies de pierre, que la brique des murs faisait ressortir. Au rez-de-chaussée, un double perron décoré fort délicatement, et dont la tribune se distinguait par un lacs54 d’amour, menait à une porte d’entrée en bossages taillés à la vénitienne en pointe de diamant, système de décors qui se trouvait dans la croisée droite et dans celle de gauche.

Un jardin distribué planté à la mode de ce temps, et où abondaient les fleurs rares, occupait derrière la maison un espace égal en étendue à celui de la cour. Une vigne tapissait les murailles. Au milieu d’un gazon s’élevait un pin argenté. Les plates-bandes étaient séparées de ce gazon par des allées sinueuses menant à un petit bosquet d’ifs taillés qui se trouvait au fond. Les murs revêtus de mosaïques composées de différents cailloux assortis, offraient à l’œil des dessins grossiers, il est vrai, mais qui plaisaient par la richesse des couleurs en harmonie avec celles des fleurs. La façade du jardin, semblable à celle de la cour, offrait comme elle un joli balcon travaillé qui surmontait la porte et embellissait la croisée du milieu. Sur le jardin comme sur la cour, les ornements de cette maîtresse croisée, avancée de quelques pieds, montaient jusqu’à la frise, en sorte qu’elle simulait un petit pavillon semblable à une lanterne. Les appuis des autres croisées étaient incrustés de marbres précieux encadrés dans la pierre.

Malgré le goût exquis qui respirait dans cette maison, elle avait une physionomie triste. Le jour y était obscurci par les maisons voisines et par les toits de l’hôtel d’Alençon qui projetaient une ombre sur la cour et sur le jardin ; puis, il y régnait un profond silence. Mais ce silence, ce clair-obscur, cette solitude faisaient du bien à l’âme qui pouvait s’y livrer à une seule pensée, comme dans un cloître où l’on se recueille, ou comme dans la coite maison où l’on aime.

Qui ne devinerait maintenant les recherches intérieures de cette retraite, seul lieu de son royaume où l’avant-dernier Valois pouvait épancher son âme, dire ses douleurs, déployer son goût pour les arts et se livrer à la poésie qu’il aimait, toutes affections contrariées par les soucis de la plus pesante des royautés. Là seulement sa grande âme et sa haute valeur étaient appréciées ; là seulement il se livra, durant quelques mois fugitifs, les derniers de sa vie, aux jouissances de la paternité, plaisirs dans lesquels il se jetait avec la frénésie que {p. 34} le pressentiment d’une horrible et prochaine mort imprimait à toutes ses actions.

Dans l’après-midi, le lendemain, Marie achevait sa toilette dans son oratoire, qui était le boudoir de ce temps-là. Elle arrangeait quelques boucles de sa belle chevelure noire, afin d’en marier les touffes avec un nouvel escoffion de velours, et se regardait attentivement dans son miroir.

– Il est bientôt quatre heures, cet interminable conseil est fini, se disait-elle. Jacob est revenu du Louvre, où l’on est en émoi à cause du nombre des conseillers convoqués et de la durée de cette séance. Qu’est-il donc arrivé ? quelque malheur. Mon Dieu, sait-il combien l’âme s’use à l’attendre en vain ! Il est allé peut-être à la chasse ? S’il s’est amusé, tout ira pour le mieux. Si je le vois gai, j’oublierai que j’ai souffert.

Elle appuya ses mains le long de sa taille afin d’effacer quelque léger pli, et se tourna de côté pour voir en profil comment allait sa robe ; mais elle vit alors le roi sur le lit de repos. Les tapis assourdissaient si bien le bruit des pas, qu’il avait pu se glisser là sans être entendu.

– Vous m’avez fait peur, dit-elle en laissant échapper un cri de surprise promptement réprimé.

– Tu pensais à moi ? dit le roi.

– Quand ne pensé-je pas à vous, demanda-t-elle en s’asseyant près de lui.

Elle lui ôta son bonnet et son manteau, lui passa les mains dans les cheveux, comme si elle eût voulu les lui peigner avec les doigts. Charles se laissa faire sans rien répondre. Étonnée, Marie se mit à genoux pour bien étudier le pâle visage de son royal maître, et reconnut alors les traces d’une fatigue horrible et d’une mélancolie plus dévorante que toutes les mélancolies qu’elle avait déjà dissipées. Elle retint une larme, et garda le silence pour ne pas irriter par d’imprudentes paroles des douleurs qu’elle ne connaissait pas encore. Elle fit ce que font, en semblable occurrence, les femmes tendres : elle baisa ce front sillonné de rides précoces, ces joues décomposées, en essayant d’imprimer la fraîcheur de son âme à cette âme soucieuse, en faisant passer son esprit dans de suaves caresses qui n’eurent aucun succès. Elle leva la tête à la hauteur de celle du roi, qu’elle étreignit doucement de ses bras mignons, et se tint coite55, le visage appuyé sur ce sein {p. 35} douloureux, en épiant le moment opportun pour questionner ce malade abattu.

– Mon Charlot, ne direz-vous pas à votre pauvre amie inquiète les pensées qui embrunent votre front chéri, qui font pâlir vos belles lèvres rouges ?

– À l’exception de Charlemagne, dit-il d’une voix sourde et creuse, tous les rois de France du nom de Charles ont fini misérablement.

– Bah ! dit-elle, et Charles VIII ?

– À la fleur de son âge, reprit le roi, ce pauvre prince s’est cogné la tête à une porte basse au château d’Amboise, qu’il embellissait, et il mourut en d’horribles souffrances. Sa mort a donné la couronne à notre maison.

– Charles VII a reconquis son royaume.

– Petite, il y est mort (le roi baissa la voix) de faim, redoutant d’être empoisonné par le dauphin, qui avait déjà fait mourir sa belle Agnès. Le père craignait son fils ; aujourd’hui, le fils craint sa mère !

– Pourquoi fouillez-vous ainsi dans le passé ? dit-elle en pensant à l’épouvantable vie de Charles VI.

– Que veux-tu, mon minon ? les rois peuvent trouver, sans recourir aux devins, le sort qui les attend, ils n’ont qu’à consulter l’histoire. Je suis en ce moment occupé d’éviter le sort de Charles-le-Simple, qui fut dépouillé de sa couronne, et mourut en prison, après sept ans de captivité.

– Charles V a chassé les Anglais ! dit-elle victorieusement.

– Non lui, mais du Guesclin ; car, empoisonné par Charles de Navarre, il a traîné des jours languissants.

– Mais Charles IV ? dit-elle.

– Il s’est marié trois fois sans pouvoir obtenir d’héritiers, malgré la beauté masculine qui distinguait les enfants de Philippe-le-Bel. À lui, finirent les premiers Valois, les nouveaux finiront de même ; la reine ne m’a donné qu’une fille, et je mourrai sans la laisser grosse, car une minorité serait le plus grand malheur dont puisse être affligé le royaume. D’ailleurs, vivrait-il, mon fils ? Ce nom de Charles est de funeste augure, Charlemagne en a épuisé le bonheur. Si je redevenais roi de France, je tremblerais de me nommer Charles X.

– Qui donc en veut à ta couronne ?

{p. 36} – Mon frère d’Alençon conspire contre moi. Je vois partout des ennemis…

– Monsieur, dit Marie en faisant une adorable petite moue, contez-moi des histoires plus gaies.

– Mon joyau chéri, répliqua vivement le roi, ne me dis jamais monsieur, même en riant ; tu me rappelles ma mère qui me blesse sans cesse avec ce mot, par lequel elle semble m’ôter ma couronne. Elle dit mon fils au duc d’Anjou, c’est-à-dire au roi de Pologne.

– Sire, fit Marie en joignant les mains comme si elle eût prié Dieu, il est un royaume où vous êtes adoré, Votre Majesté l’emplit de sa gloire, de sa force ; et là, le mot monsieur veut dire mon bien-aimé seigneur.

Elle déjoignit les mains, et, par un geste mignon, désigna du doigt son cœur au roi. Ces paroles furent si bien musiquées, pour employer un mot du temps qui peint les mélodies de l’amour, que Charles IX prit Marie par la taille, l’enleva avec cette force nerveuse qui le distinguait, l’assit sur ses genoux, et se frotta doucement le front aux boucles de cheveux que sa maîtresse avait si coquettement arrangées. Marie jugea le moment favorable, elle hasarda quelques baisers que Charles souffrit plutôt qu’il ne les acceptait ; puis, entre deux baisers, elle lui dit : – Si mes gens n’ont pas menti, tu aurais couru Paris pendant toute cette nuit, comme dans le temps où tu faisais des folies en vrai cadet de famille.

– Oui, dit le roi qui resta perdu dans ses pensées.

– N’as-tu pas battu le guet et dévalisé quelques bons bourgeois ? Quels sont donc les gens que l’on m’a donnés à garder, et qui sont si criminels que vous avez défendu d’avoir avec eux la moindre communication ? Jamais fille n’a été verrouillée avec plus de rigueur que ces gens qui n’ont ni bu, ni mangé ; les Allemands de Solern n’ont laissé approcher personne de la chambre où vous les avez mis. Est-ce une plaisanterie, est-ce une affaire sérieuse ?

– Oui, hier au soir, dit le roi en sortant de sa rêverie, je me suis mis à courir sur les toits avec Tavannes et les Gondi ; j’ai voulu avoir les compagnons de mes anciennes folies, mais les jambes ne sont plus les mêmes : nous n’avons osé sauter les rues. Cependant nous avons franchi deux cours en nous élançant d’un toit sur l’autre. À la dernière, arrivés sur un pignon, à deux pas d’ici, serrés à la barre d’une cheminée, nous nous sommes dit, Tavannes {p. 37} et moi, qu’il ne fallait pas recommencer. Si chacun de nous avait été seul, aucun n’aurait fait le coup.

– Tu as sauté le premier, je gage ? (Le roi sourit.) – Je sais pourquoi tu risques ainsi ta vie.

– Oh ! la belle devineresse !

– Tu es las de vivre.

– Foin des sorciers ! je suis poursuivi par eux, dit le roi reprenant un air grave.

– Ma sorcellerie est l’amour, reprit-elle en souriant. Depuis le jour heureux où vous m’avez aimée, n’ai-je pas toujours deviné vos pensées ? Et, si vous voulez me permettre de vous dire la vérité, les pensées qui vous tourmentent aujourd’hui ne sont pas dignes d’un roi.

– Suis-je roi ? dit-il avec amertume.

– Ne pouvez-vous l’être ? Comment fit Charles VII, de qui vous portez le nom ? il écouta sa maîtresse, monseigneur, et il reconquit son royaume, envahi par les Anglais comme le vôtre l’est par ceux de la Religion. Votre dernier coup d’État vous a tracé une route qu’il faut suivre. Exterminez l’hérésie.

– Tu blâmais le stratagème, dit Charles, et aujourd’hui…

– Il est accompli, répondit-elle ; d’ailleurs, je suis de l’avis de madame Catherine, il valait mieux le faire soi-même que de le laisser faire aux Guise.

– Charles VII n’avait que des hommes à combattre, et je trouve en face de moi des idées, reprit le roi. On tue les hommes, on ne tue pas des mots ! L’empereur Charles-Quint y a renoncé, son fils Don Philippe y épuise ses forces, nous y périrons tous, nous autres rois. Sur qui puis-je m’appuyer ? À droite, chez les Catholiques, je trouve les Guise qui me menacent ; à gauche, les Calvinistes ne me pardonneront jamais la mort de mon pauvre père Coligny, ni la saignée d’août ; et, d’ailleurs, ils veulent supprimer les trônes ; enfin devant moi, j’ai ma mère…

– Arrêtez-la, régnez seul, dit Marie à voix basse et dans l’oreille du roi.

– Je le voulais hier et ne le veux plus aujourd’hui. Tu en parles bien à ton aise.

– Entre la fille d’un apothicaire et celle d’un médecin la distance n’est pas si grande, reprit Marie Touchet qui plaisantait volontiers sur la fausse origine qu’on lui prêtait.

{p. 38} Le roi fronça le sourcil.

– Marie, point de ces libertés ! Catherine de Médicis est ma mère, et tu devrais trembler de…

– Et que craignez-vous ?

– Le poison ! dit enfin le roi hors de lui-même.

– Pauvre enfant ! s’écria Marie en retenant ses larmes, car tant de force unie à tant de faiblesse l’émut profondément. – Ah ! reprit-elle, vous me faites bien haïr madame Catherine, qui me semblait si bonne, et de qui les bontés me paraissent être des perfidies. Pourquoi me fait-elle tant de bien, et à vous tant de mal ? Pendant mon séjour en Dauphiné, j’ai appris sur le commencement de votre règne bien des choses que vous m’aviez cachées, et la reine votre mère me semble avoir causé tous vos malheurs.

– Comment ! dit le roi, vivement préoccupé.

– Les femmes dont l’âme et dont les intentions sont pures se servent des vertus pour dominer les hommes qu’elles aiment ; mais les femmes qui ne leur veulent pas de bien les gouvernent en prenant des points d’appui dans leurs mauvais penchants ; or, la reine a fait des vices de plusieurs belles qualités à vous, et vous a fait croire que vos mauvais côtés étaient des vertus. Était-ce là le rôle d’une mère ? Soyez un tyran à la façon de Louis XI, inspirez une profonde terreur ; imitez Don Philippe, bannissez les Italiens, donnez la chasse aux Guise et confisquez les terres des Calvinistes ; vous vous élèverez dans cette solitude, et vous sauverez le trône. Le moment est propice, votre frère est en Pologne.

– Nous sommes deux enfants en politique, dit Charles avec amertume, nous ne savons faire que l’amour. Hélas, mon minon, hier je songeais à tout ceci, je voulais accomplir de grandes choses, bah ! ma mère a soufflé sur mes châteaux de cartes. De loin, les questions se dessinent nettement comme des cimes de montagnes, et chacun se dit : – J’en finirais avec le Calvinisme, je mettrais messieurs de Guise à la raison, je me séparerais de la cour de Rome, je m’appuierais sur le peuple, sur la bourgeoisie ; enfin, de loin, tout paraît simple ; mais en voulant gravir les montagnes, à mesure qu’on s’en approche, les difficultés se révèlent. Le Calvinisme est en lui-même le dernier souci des chefs du parti, et messieurs de Guise, ces emportés Catholiques, seraient au désespoir de voir les Calvinistes réduits. Chacun obéit à ses intérêts avant tout, et les opinions religieuses servent de voile à {p. 39} des ambitions insatiables. Le parti de Charles IX est le plus faible de tous : celui du roi de Navarre, celui du roi de Pologne, celui du duc d’Alençon, celui des Condé, celui des Guise, celui de ma mère se coalisent les uns contre les autres et me laissent seul jusque dans mon conseil. Ma mère est, au milieu de tant d’éléments de trouble, la plus forte, elle vient de me démontrer l’inanité de mes plans. Nous sommes environnés de sujets qui narguent la justice. La hache de Louis XI, de qui tu parles, nous manque. Le Parlement ne condamnerait ni les Guise, ni le roi de Navarre, ni les Condé, ni mes frères ; il croirait mettre le royaume en feu. Il faudrait avoir le courage que veut l’assassinat ; le trône en viendra là avec ces insolents qui ont supprimé la justice ; mais où trouver des bras fidèles ! Le conseil tenu ce matin m’a dégoûté de tout : partout des trahisons, partout des intérêts contraires. Je suis las de porter ma couronne, je ne veux plus que mourir en paix.

Et il retomba dans une morne somnolence.

– Dégoûté de tout ! répéta douloureusement Marie Touchet en respectant la profonde torpeur de son amant.

Charles était, en effet, en proie à l’une de ces prostrations complètes de l’esprit et du corps, produites par la fatigue de toutes les facultés, et augmentées par le découragement que causent l’étendue du malheur, l’impossibilité reconnue du triomphe, ou l’aspect de difficultés si multipliées que le génie lui-même s’en effraie. L’abattement du roi était en raison de la hauteur à laquelle avaient monté son courage et ses idées depuis quelques mois ; puis un accès de mélancolie nerveuse, engendrée par la maladie elle-même, l’avait saisi au sortir du long conseil qui s’était tenu dans son cabinet ; Marie vit bien qu’il se trouvait en proie à l’une de ces crises où tout est douloureux et importun, même l’amour, elle demeura donc agenouillée, la tête sur les genoux du roi, qui laissa sa main plongée dans les cheveux de sa maîtresse, sans mouvement, sans dire un mot, sans soupirer, ni elle non plus. Charles IX était plongé dans la léthargie de l’impuissance, et Marie dans la stupeur du désespoir de la femme aimante qui aperçoit les frontières où finit l’amour.

Les deux amants restèrent ainsi dans le plus profond silence pendant un long moment, pendant une de ces heures où toute réflexion fait plaie, où les nuages d’une tempête intérieure {p. 40} voilent jusqu’aux souvenirs du bonheur. Marie se crut pour quelque chose dans cet effrayant accablement. Elle se demanda, non sans terreur, si les joies excessives par lesquelles le roi l’avait accueillie, si le violent amour qu’elle ne se sentait pas la force de combattre n’affaiblissaient point l’esprit et le corps de Charles IX. Au moment où elle leva ses yeux, baignés de larmes comme son visage, vers son amant, elle vit des larmes dans les yeux et sur les joues décolorées du roi. Cette entente qui les unissait jusque dans la douleur émut si fort Charles IX, qu’il sortit de sa torpeur comme un cheval éperonné ; il prit Marie par la taille, et, avant qu’elle pût deviner sa pensée, il l’avait posée sur le lit de repos.

– Je ne veux plus être roi, dit-il, je ne veux plus être que ton amant, et tout oublier dans le plaisir ! Je veux mourir heureux, et non dévoré par les soucis du trône.

L’accent de ces paroles, et le feu qui brilla dans les yeux naguère éteints de Charles IX, au lieu de plaire à Marie, lui firent une peine horrible : en ce moment elle accusait son amour de complicité avec les causes de la maladie dont mourait le roi.

– Vous oubliez vos prisonniers, lui dit-elle en se levant avec brusquerie.

– Et que m’importent ces hommes, je leur permets de m’assassiner.

– Eh ! quoi ! des assassins ? dit-elle.

– Ne t’en inquiète pas, nous les tenons, chère enfant ! ne t’occupe pas d’eux, mais de moi ; ne m’aimes-tu donc pas ?

– Sire ! s’écria-t-elle.

– Sire, répéta-t-il en faisant jaillir des étincelles de ses yeux, tant fut violent le premier essor de la colère excitée par le respect intempestif de sa maîtresse. Tu t’entends avec ma mère.

– Mon Dieu ! s’écria Marie en regardant le tableau de son prie-Dieu et s’efforçant d’y atteindre pour y dire quelque oraison, faites qu’il me comprenne !

– Ah ! reprit le roi d’un air sombre, aurais-tu donc quelque chose à te reprocher ? Puis, la regardant entre ses bras, il plongea ses yeux dans les yeux de sa maîtresse : – J’ai entendu parler de la folle passion d’un certain d’Entragues pour toi, dit-il d’un air égaré, et depuis que le capitaine Balzac, leur grand-père, a épousé une Visconti à Milan, les drôles ne doutent de rien.

{p. 41} Marie regarda le roi d’un air si fier qu’il devint honteux. En ce moment, les cris du petit Charles de Valois, qui venait de s’éveiller et que sa nourrice apportait sans doute, se firent entendre dans le salon voisin.

– Entrez, la Bourguignonne ! dit Marie en allant prendre son enfant à la nourrice et l’apportant au roi. – Vous êtes plus enfant que lui, dit-elle à demi courroucée, à demi calmée.

– Il est bien beau, dit Charles IX en prenant son fils.

– Moi seule sais combien il te ressemble, dit Marie, il a déjà tes gestes et ton sourire…

– Si petit ? demanda le roi en souriant.

– Les hommes ne veulent pas croire ces choses-là, dit-elle ; mais, mon Charlot, prends-le, joue avec lui, regarde-le ! tiens, n’ai-je pas raison ?

– C’est vrai, s’écria le roi surpris par un mouvement de l’enfant qui lui parut la miniature d’un de ses gestes.

– La jolie fleur ! fit la mère. Il ne me quittera jamais, lui ! il ne me causera point de chagrins.

Le roi jouait avec son fils, il le faisait sauter, il le baisait avec un entier emportement, il lui disait de ces folles et vagues paroles, jolies onomatopées que savent créer les mères et les nourrices ; sa voix se faisait enfantine ; enfin son front s’éclaircit, la joie revint sur sa figure attristée, et quand Marie vit que son amant oubliait tout, elle posa la tête sur son épaule, et lui souffla ces mots à l’oreille : – Ne me direz-vous pas, mon Charlot, pourquoi vous me donnez des assassins à garder, et quels sont ces hommes, et ce que vous en comptez faire ? Enfin, où alliez-vous sur les toits ? J’espère qu’il ne s’agit pas d’une femme ?

– Tu m’aimes toujours autant ! dit le roi surpris par le rayon clair d’un de ces regards interrogateurs que les femmes savent jeter à propos.

– Vous avez pu douter de moi ? reprit-elle en roulant des larmes entre ses belles paupières fraîches.

– Il y a des femmes dans mon aventure ; mais c’est des sorcières. Où en étais-je ?

– Nous étions à deux pas d’ici, sur le pignon d’une maison, dit Marie, dans quelle rue ?

– Rue Saint-Honoré, mon minon, dit le roi qui parut s’être remis et qui en reprenant ses idées, voulut mettre sa maîtresse {p. 42} au fait de la scène qui allait se passer chez elle. En y passant hier pour aller vaurienner, mes yeux furent attirés par une vive clarté qui partait des combles de la maison où demeure René, le parfumeur et le gantier de ma mère, le tien, celui de la cour. J’ai des doutes violents sur ce qui se fait chez cet homme, et si je suis empoisonné, là s’est préparé le poison.

– Dès demain je le quitte, dit Marie.

– Ah ! tu l’avais conservé quand je l’avais quitté, s’écria le roi. Ici était ma vie, reprit-il d’un air sombre, on y a sans doute mis la mort.

– Mais, cher enfant, je reviens de Dauphiné, avec notre dauphin, dit-elle en souriant, et René ne m’a rien fourni depuis la mort de la reine de Navarre… Continue, tu as grimpé sur la maison de René ?

– Oui, reprit le roi. En un moment je suis arrivé, suivi de Tavannes, dans un endroit d’où j’ai pu voir, sans être vu, l’intérieur de la cuisine du diable et y remarquer des choses qui m’ont inspiré les mesures que j’ai prises. N’as-tu jamais examiné les combles qui terminent la maison de ce damné Florentin ? Les croisées du côté de la rue sont toujours fermées, excepté la dernière, d’où l’on voit l’hôtel de Soissons et la colonne qu’a fait bâtir ma mère pour son astrologue Cosme Ruggieri. Dans ces combles, il se trouve un logement et une galerie qui ne sont éclairés que du côté de la cour, en sorte que, pour voir ce qui s’y fait, il faut aller là où nul homme ne peut avoir la pensée de grimper, sur le chaperon d’une haute muraille qui aboutit aux toits de la maison de René. Les gens qui ont établi là leurs fourneaux où ils distillent la mort, comptaient sur la couardise des Parisiens pour n’être jamais vus ; mais ils ont compté sans leur Charles de Valois. Moi, je me suis avancé dans le chéneau jusqu’à une croisée, contre le jambage de laquelle je me suis tenu droit, en passant mon bras autour du singe qui en fait l’ornement.

– Et qu’avez-vous vu, mon cœur ? dit Marie effrayée.

– Un réduit où se fabriquent des œuvres de ténèbres, répondit le roi. Le premier objet sur lequel était tombé mon regard était un grand vieillard assis dans une chaise, et doué d’une magnifique barbe blanche comme était celle du vieux L’Hôpital, vêtu comme lui d’une robe de velours noir. Sur son large front, profondément sillonné par des rides creuses, sur sa couronne de cheveux blanchis, {p. 43} sur sa face calme et attentive, pâle de veilles et de travaux, tombaient les rayons concentrés d’une lampe d’où jaillissait une vive lumière. Il partageait son attention entre un vieux manuscrit dont le parchemin doit avoir plusieurs siècles, et deux fourneaux allumés où cuisaient des substances hérétiques. Le plancher du laboratoire ne se voyait ni en haut ni en bas, tant il s’y trouvait d’animaux suspendus, de squelettes, de plantes desséchées, de minéraux, d’ingrédients qui farcissaient les murs : ici, des livres, des instruments de distillation, des bahuts remplis d’ustensiles de magie, d’astrologie ; là, des thèmes de nativité, des fioles, des figures envoûtées, et peut-être des poisons qu’il fournit à René pour payer l’hospitalité et la protection que le gantier de ma mère lui donne. Tavannes et moi nous avons été saisis, je te l’assure, par l’aspect de cet arsenal du diable ; car, rien qu’à le voir, on est sous un charme, et n’était mon métier de roi de France, j’aurais eu peur. – « Tremble pour nous deux ! » ai-je dit à Tavannes. Mais Tavannes avait les yeux séduits par le plus mystérieux des spectacles. Sur un lit de repos, à côté du vieillard, était étendue une fille de la plus étrange beauté, fine et longue comme une couleuvre, blanche comme une hermine, livide comme une morte, immobile comme une statue. Peut-être est-ce une femme fraîchement tirée d’un tombeau qui servait à quelque expérience, car elle nous a semblé avoir encore son linceul ; ses yeux étaient fixes, et je ne la voyais pas respirer. Le vieux drôle n’y faisait pas la moindre attention ; je le regardais si curieusement, que son esprit a, je crois, passé en moi ; à force de l’étudier, j’ai fini par admirer ce regard si vif, si profond, si hardi, malgré les glaces de l’âge ; cette bouche remuée par des pensées émanées d’un désir qui paraissait unique, et qui restait gravé dans mille plis. Tout en cet homme accusait une espérance que rien ne décourage et que rien n’arrête. Son attitude pleine de frémissements dans son immobilité, ces contours si déliés, si bien fouillés par une passion qui fait l’office d’un ciseau de sculpteur, cette idée acculée sur une tentative criminelle ou scientifique, cette intelligence chercheuse, à la piste de la nature, vaincue par elle et courbée sans avoir rompu sous le faix de son audace à laquelle elle ne renonce point, menaçant la création avec le feu qu’elle tient d’elle… tout m’a fasciné pendant un moment. J’ai trouvé ce vieillard plus roi que je ne le suis, car son regard embrassait le monde et le dominait. J’ai résolu de ne plus forger des {p. 44} épées, je veux planer sur les abîmes ainsi que fait ce vieillard, sa science m’a semblé comme une royauté sûre. Enfin, je crois aux Sciences Occultes.

– Vous le fils aîné, le vengeur de la sainte Église catholique, apostolique et romaine ? dit Marie.

– Moi !

– Que vous est-il donc arrivé ? Continuez, je veux avoir peur pour vous, et vous aurez du courage pour moi.

– En regardant son horloge, le vieillard se leva, reprit le roi ; il est sorti, je ne sais par où, mais j’ai entendu ouvrir la croisée du côté de la rue Saint-Honoré. Bientôt une lumière a brillé, puis j’ai vu, sur la colonne de l’hôtel de Soissons, une autre lumière qui répondait à celle du vieillard, et qui nous a permis de voir Cosme Ruggieri sur le haut de la colonne. – « Ah ! ils s’entendent ! » ai-je dit à Tavannes qui trouva dès lors tout effroyablement suspect, et qui partagea mon avis de nous emparer de ces deux hommes et de faire examiner incontinent leur atelier monstrueux. Mais avant de procéder à une saisie générale, nous avons voulu voir ce qui allait advenir. Au bout d’un quart d’heure, la porte du laboratoire s’est ouverte, et Cosme Ruggieri, le conseiller de ma mère, le puits sans fond où s’engloutissent tous les secrets de la cour, à qui les femmes demandent du secours contre leurs maris et contre leurs amants, à qui les amants et les maris demandent secours contre leurs infidèles, qui trafique de l’avenir et aussi du passé, en recevant de toutes mains, qui vend des horoscopes et qui passe pour savoir tout, cette moitié de démon est entré en disant au vieillard : – « Bonjour, mon frère ! » Il amenait une effroyable petite vieille édentée, bossue, tordue, crochue comme un marmouset de fantaisie, mais plus horrible ; elle était ridée comme une vieille pomme, sa peau avait une teinte de safran, son menton mordait son nez, sa bouche était une ligne à peine indiquée, ses yeux ressemblaient aux points noirs d’un dé, son front exprimait l’amertume, ses cheveux s’échappaient en mèches grises de dessous un sale escoffion ; elle marchait appuyée sur une béquille ; elle sentait le fagot et la sorcellerie ; elle nous fit peur, car ni Tavannes, ni moi, nous ne la prîmes pour une femme naturelle, Dieu ne les a pas faites aussi épouvantables que cela. Elle s’assit sur un escabeau près de la jolie couleuvre blanche dont s’amourachait Tavannes. Les deux frères ne firent aucune attention ni à la vieille ni à la jeune {p. 45} qui, l’une près de l’autre, formaient un couple horrible. D’un côté la vie dans la mort, de l’autre la mort dans la vie.

– Mon gentil poète ! s’écria Marie en baisant le roi.

– « Bonjour, Cosme, a répondu le vieil alchimiste à son frère. Et tous deux ont regardé le fourneau. – Quelle force a la lune aujourd’hui ? demanda le vieillard à Cosme. – Mais, caro Lorenzo, a répondu l’astrologue de ma mère, la marée de septembre n’est pas encore finie, on ne peut rien savoir par un semblable désordre. – Que nous dit l’orient, ce soir ? – Il vient de découvrir, a répondu Cosme, une force créatrice dans l’air qui rend à la terre tout ce qu’elle y prend ; il en conclut, comme nous, que tout ici-bas est le produit d’une lente transformation, mais que toutes les diversités sont les formes d’une même substance. – C’est ce que pensait mon prédécesseur, a répondu Laurent. Ce matin, Bernard de Palissy me disait que les métaux étaient le résultat d’une compression, et que le feu, qui divise tout, réunit tout aussi ; que le feu a la puissance de comprimer aussi bien que celle de séparer. Il y a du génie chez ce bonhomme. » Quoique je fusse placé de manière à ne pas être vu, Cosme dit en prenant la main de la jeune morte : – « Il y a quelqu’un près de nous ! – Qui est-ce ? demanda-t-il. – Le roi ! dit-elle. » Je me suis montré en frappant le vitrail, Ruggieri m’a ouvert la croisée, et j’ai sauté dans cette cuisine de l’enfer, suivi de Tavannes. – « Oui, le roi, dis-je aux deux Florentins qui nous parurent saisis de terreur. Malgré vos fourneaux et vos livres, vos sorcières et votre science, vous n’avez pas su deviner ma visite. Je suis bien aise de voir ce fameux Laurent Ruggieri de qui parle si mystérieusement la reine ma mère, dis-je au vieillard qui se leva et s’inclina. Vous êtes dans le royaume sans mon agrément, bonhomme. Pour qui travaillez-vous ici, vous qui, de père en fils, êtes au cœur de la maison de Médicis ? Écoutez-moi ! Vous puisez dans tant de bourses, que depuis long-temps des gens cupides eussent été rassasiés d’or ; vous êtes des gens trop rusés pour vous jeter imprudemment dans des voies criminelles, mais vous ne devez pas non plus vous jeter en étourneaux dans cette cuisine ; vous avez donc de secrets desseins, vous qui n’êtes satisfaits ni par l’or, ni par le pouvoir ? Qui servez-vous ? Dieu ou le diable ? Que fabriquez-vous ici ? Je veux la vérité tout entière, je suis homme à l’entendre et à vous garder le secret sur vos entreprises, quelque blâmables qu’elles puissent être. Ainsi vous me direz tout, {p. 46} sans feintise. Si vous me trompez, vous serez traités sévèrement. Païens ou Chrétiens, Calvinistes ou Mahométans, vous avez ma parole royale de pouvoir sortir impunément du royaume au cas où vous auriez quelques peccadilles à vous reprocher. Enfin je vous laisse le demeurant de cette nuit et la matinée de demain pour faire votre examen de conscience, car vous êtes mes prisonniers, et vous allez me suivre en un lieu où vous serez gardés comme des trésors. » Avant de se rendre à mon ordre, les deux Florentins se sont consultés l’un l’autre par un regard fin, et Laurent Ruggieri m’a dit que je devais être certain qu’aucun supplice ne pourrait leur arracher leurs secrets ; malgré leur faiblesse apparente, ni la douleur, ni les sentiments humains n’avaient prise sur eux ; la confiance pouvait seule faire dire à leur bouche ce que gardait leur pensée. Je ne devais pas m’étonner qu’en ce moment ils traitassent d’égal à égal avec un roi qui ne connaissait que Dieu au-dessus de lui, car leur pensée ne relevait aussi que de Dieu. Ils réclamaient donc de moi autant de confiance qu’ils m’en accorderaient. Or, avant de s’engager à me répondre sans arrière-pensée, ils me demandaient de mettre ma main gauche dans la main de la jeune fille qui était là, et la droite dans la main de la vieille. Ne voulant pas leur donner lieu de penser que je craignais quelque sortilége, je tendis mes mains. Laurent prit la droite, Cosme prit la gauche, et chacun d’eux me la plaça dans la main de chaque femme, en sorte que je fus comme Jésus-Christ entre ses deux larrons. Pendant tout le temps que les deux sorcières m’examinèrent les mains, Cosme me présenta un miroir en me priant de m’y regarder, et son frère parlait avec les deux femmes, dans une langue inconnue. Ni Tavannes ni moi, nous ne pûmes saisir le sens d’aucune phrase. Avant d’amener ces gens ici, nous avons mis les scellés sur toutes les issues de cette officine que Tavannes s’est chargé de garder jusqu’au moment où, par mon exprès commandement, Bernard de Palissy et Chapelain, mon médecin, s’y seront transportés pour faire une exacte perquisition de toutes les drogues qui s’y trouvent et s’y fabriquent. Afin de leur laisser ignorer les recherches qui se font dans leur cuisine, et de les empêcher de communiquer avec qui que ce soit au dehors, car ils auraient pu s’entendre avec ma mère, j’ai mis ces deux diables chez toi au secret, entre des Allemands de Solern qui valent les meilleures murailles de geôle. René lui-même a été gardé à vue dans sa chambre par l’écuyer de Solern, ainsi que {p. 47} les deux sorcières. Or, mon minon aimé, puisque je tiens les clefs de la Cabale, les rois de Thune, les chefs de la sorcellerie, les princes de la Bohême, les maîtres de l’avenir, les héritiers de tous les fameux pronostiqueurs, je veux lire en toi, connaître ton cœur, enfin nous allons savoir ce qui adviendra de nous !

– Je serai bien heureuse, s’ils peuvent mettre mon cœur à nu, dit Marie sans témoigner aucune appréhension.

– Je sais pourquoi les sorciers ne t’effraient pas : toi aussi, tu jettes des sorts.

– Ne voulez-vous pas de ces pêches ? répondit-elle en lui présentant de beaux fruits sur une assiette de vermeil. Voyez ces raisins, ces poires, je suis allée tout cueillir moi-même à Vincennes !

– J’en mangerai donc, car il ne s’y trouve d’autre poison que les philtres issus de tes mains.

– Tu devrais manger beaucoup de fruits, Charles, tu te rafraîchirais le sang, que tu brûles par tant de violences.

– Ne faudrait-il pas aussi te moins aimer ?

– Peut-être, dit-elle. Si les choses que tu aimes te nuisaient, et… je l’ai cru ! je puiserais dans mon amour la force de te les refuser. J’adore encore plus Charles que je n’aime le roi, et je veux que l’homme vive sans ces tourments qui le rendent triste et songeur.

– La royauté me gâte.

– Mais, oui, dit-elle. Si tu n’étais qu’un pauvre prince comme ton beau-frère, le roi de Navarre, ce petit coureur de filles qui n’a ni sou ni maille, qui ne possède qu’un méchant royaume en Espagne où il ne mettra jamais les pieds, et le Béarn en France qui lui donne à peine de quoi vivre, je serais heureuse, bien plus heureuse que si j’étais vraiment la reine de France.

– Mais n’es-tu pas plus que la reine ? Elle n’a le roi Charles que pour le bien du royaume, car la reine, n’est-ce pas encore de la politique ?

Marie sourit et fit une jolie petite moue en disant : – On le sait, sire. Et mon sonnet est-il fait ?

– Chère petite, les vers se font aussi difficilement que les édits de pacification, j’achèverai tantôt les tiens. Mon Dieu, la vie m’est légère ici, je n’en voudrais point sortir. Et cependant, il nous faut interroger les deux Florentins. Tête-Dieu pleine de reliques, je trouvais qu’il y avait bien assez d’un Ruggieri dans le royaume, et voilà {p. 48} qu’il s’en trouve deux. Écoute, mon minon chéri, tu ne manques pas d’esprit, tu ferais un excellent lieutenant de police, car tu devines tout…

– Mais, sire, nous supposons tout ce que nous craignons, et pour nous le probable est le vrai : voilà toute notre finesse en deux mots.

– Eh ! bien, aide-moi donc à sonder ces deux hommes. En ce moment, toutes mes déterminations dépendent de cet interrogatoire. Sont-ils innocents, sont-ils coupables ? Ma mère est derrière eux.

– J’entends la voix de Jacob dans la vis, dit Marie.

Jacob était le valet favori du roi, celui qui l’accompagnait dans toutes ses parties de plaisir ; il vint demander si le bon plaisir de son maître était de parler aux deux prisonniers.

Sur un signe affirmatif, la dame du logis donna quelques ordres.

– Jacob, dit-elle, faites vider la place à tout le monde au logis, excepté la nourrice et monsieur le dauphin d’Auvergne qui peuvent y rester. Quant à vous, demeurez dans la salle basse ; mais avant tout, fermez les croisées, tirez les rideaux dans le salon et allumez les chandelles.

L’impatience du roi était si grande, que pendant ces apprêts il vint s’asseoir sur une chaire auprès de laquelle se mit sa jolie maîtresse, au coin d’une haute cheminée de marbre blanc où brillait un feu clair. Le portrait du roi était encadré dans un cadre de velours rouge, en place de miroir. Charles IX s’appuya le coude sur le bras de la chaire, pour mieux contempler les deux Florentins.

Les volets clos, les rideaux tirés, Jacob alluma les bougies d’une torchère, espèce de candélabre en argent sculpté, et la plaça sur une table où devaient se mettre les deux Florentins, qui purent reconnaître l’ouvrage de Benvenuto Cellini, leur compatriote. Les richesses de cette salle, décorée au goût de Charles IX, étincelèrent alors. On vit mieux qu’en plein jour le brun-rouge des tapisseries. Les meubles délicatement ouvragés réfléchirent dans les tailles de leur ébène la lueur des bougies et celle du foyer. Les dorures sobrement distribuées éclatèrent çà et là comme des yeux, et animèrent la couleur brune qui régnait dans cet amoureux pourpris.

Jacob frappa deux coups, et sur un mot, il fit entrer les deux Florentins. Marie Touchet fut soudain saisie de la grandeur qui {p. 49} recommandait Laurent à l’attention des grands comme des petits. Cet austère vieillard dont la barbe d’argent était rehaussée par une pelisse en velours noir avait un front semblable à un dôme de marbre. Sa figure sévère, où deux yeux noirs jetaient une flamme aiguë, communiquait le frémissement d’un génie sorti de sa profonde solitude, et d’autant plus agissant que sa puissance ne s’émoussait pas au contact des hommes. [ill.] Vous eussiez dit du fer de la lame qui n’a pas encore servi.

Quant à Cosme Ruggieri, il portait le costume des courtisans de l’époque. Marie fit un signe au roi pour lui dire qu’il n’avait rien exagéré dans son récit, et pour le remercier de lui avoir montré cet homme extraordinaire.

– J’aurais voulu voir aussi les sorcières, dit-elle à l’oreille du roi.

Redevenu pensif, Charles IX ne répondit pas, il chassait soucieusement quelques miettes de pain qui se trouvaient sur son pourpoint et sur ses chausses.

– Vos sciences ne peuvent entreprendre sur le ciel, ni contraindre le soleil à paraître, messieurs de Florence, dit le roi en montrant les rideaux que la grise atmosphère de Paris avait fait baisser. Le jour manque.

– Nos sciences peuvent, sire, nous faire un ciel à notre fantaisie, dit Laurent Ruggieri. Le temps est toujours beau pour qui travaille en un laboratoire, au feu des fourneaux.

– Cela est vrai, dit le roi. – Eh ! bien, mon père, dit-il en employant une expression qui lui était familière avec les vieillards, expliquez-nous bien clairement l’objet de vos études ?

– Qui nous garantira l’impunité ?

– La parole du roi, répondit Charles IX dont la curiosité fut vivement excitée par cette demande.

Laurent Ruggieri parut hésiter, et Charles IX s’écria : – Qui vous arrête ? nous sommes seuls.

– Le roi de France y est-il ? demanda le grand vieillard.

Charles IX réfléchit pendant un instant, et répondit : – Non.

– Mais ne viendra-t-il point ? dit encore Laurent.

– Non, répondit Charles IX en réprimant un mouvement de colère.

L’imposant vieillard prit une chaise et s’assit, Cosme étonné de cette hardiesse n’osa pas imiter son frère.

Charles IX dit avec une profonde ironie : – Le roi n’y est pas, {p. 50} monsieur ; mais vous êtes chez une dame de qui vous deviez attendre le congé.

– Celui que vous voyez devant vous, madame, dit alors le grand vieillard, est autant au-dessus des rois que les rois sont au-dessus de leurs sujets, et vous me trouverez courtois, alors que vous connaîtrez ma puissance.

En entendant ces audacieuses paroles dites avec l’emphase italienne, Charles et Marie se regardèrent, et regardèrent Cosme qui, les yeux attachés sur son frère, semblait se dire : – Comment va-t-il se tirer du mauvais pas où nous sommes ?

En effet, une seule personne pouvait comprendre la grandeur et la finesse du début de Laurent Ruggieri ; ce n’était ni le roi ni sa jeune maîtresse sur qui le vieillard jetait le charme de son audace, mais bien le rusé Cosme Ruggieri. Quoique supérieur aux plus habiles de la cour, et peut-être à Catherine de Médicis, sa protectrice, l’astrologue reconnaissait son frère Laurent pour son maître.

Ce vieux savant, enseveli dans la solitude, avait jugé les souverains, presque tous blasés par le perpétuel mouvement de la politique dont les crises étaient à cette époque si soudaines, si vives, si ardentes, si imprévues ; il connaissait leur ennui, leur lassitude des choses ; il savait avec quelle chaleur ils poursuivaient l’étrange, le nouveau, le bizarre, et surtout combien ils aimaient à se trouver dans la région intellectuelle, pour éviter d’être toujours aux prises avec les hommes et les événements. À ceux qui ont épuisé la politique, il ne reste plus que la pensée pure : Charles-Quint l’avait prouvé par son abdication. Charles IX, qui forgeait des sonnets et des épées pour se soustraire aux dévorantes affaires d’un siècle où le trône n’était pas moins mis en question que le roi, et qui de la royauté n’avait que les soucis sans en avoir les plaisirs, devait être fortement réveillé par l’audacieuse négation de son pouvoir que venait de se permettre Laurent. Les impiétés religieuses n’avaient rien de surprenant dans un temps où le catholicisme était si violemment examiné ; mais le renversement de toute religion donné pour base aux folles tentatives d’un art mystérieux devait frapper fortement le roi, et le tirer de ses sombres préoccupations. Puis une conquête où il s’agissait de tout l’homme était une entreprise qui devait rendre tout autre intérêt petit aux yeux des Ruggieri. De cette idée à donner au Roi, dépendait un {p. 51} important acquittement que les deux frères ne pouvaient demander et qu’il fallait obtenir ! L’essentiel était de faire oublier à Charles IX ses soupçons en le faisant courir sus à quelque idée.

Les deux Italiens n’ignoraient pas que l’enjeu de cette singulière partie était leur propre vie ; aussi les regards à la fois humbles et fiers qu’ils échangeaient avec les regards perspicaces et soupçonneux de Marie et du roi, étaient-ils déjà toute une scène.

– Sire, dit Laurent Ruggieri, vous m’avez demandé la vérité ; mais pour vous la montrer toute nue, je dois vous faire sonder le prétendu puits, l’abîme d’où elle va sortir. Que le gentilhomme, que le poète nous pardonne les paroles que le fils aîné de l’Église pourrait prendre pour des blasphèmes ! Je ne crois pas que Dieu s’occupe des choses humaines…

Quoique bien résolu à garder une immobilité royale, Charles IX ne put réprimer un mouvement de surprise.

– Sans cette conviction, je n’aurais aucune foi dans l’œuvre miraculeuse à laquelle je me suis voué ; mais, pour la poursuivre, il faut y croire ; et si le doigt de Dieu mène toute chose, je suis un fou. Que le roi le sache donc ! il s’agit d’une victoire à remporter sur la marche actuelle de la Nature humaine. Je suis alchimiste, sire. Mais ne pensez pas comme le vulgaire, que je cherche à faire de l’or ! La composition de l’or n’est pas le but, mais un accident de nos recherches ; autrement, notre tentative ne s’appellerait pas le grand œuvre ! Le grand œuvre est quelque chose de plus hardi que cela. Si donc j’admettais aujourd’hui la présence de Dieu dans la matière ; à ma voix, la flamme des fourneaux allumés depuis des siècles s’éteindrait demain. Mais nier l’action directe de Dieu, n’est pas nier Dieu, ne vous y trompez pas. Nous plaçons l’auteur de toute chose encore plus haut que ne le rabaissent les religions. N’accusez pas d’athéisme ceux qui veulent l’immortalité. À l’exemple de Lucifer, nous jalousons Dieu, et la jalousie atteste un violent amour ! Quoique cette doctrine soit la base de nos travaux, tous les adeptes n’en sont pas imbus. Cosme, dit le vieillard en montrant son frère, Cosme est dévot ; il paye des messes pour le repos de l’âme de notre père, et il va les entendre. L’astrologue de votre mère croit à la divinité du Christ, à l’immaculée conception, à la transsubstantiation ; il croit aux indulgences du pape, à l’enfer ; il croit à une infinité de choses… Son heure n’est pas encore venue ! car j’ai tiré son horoscope, il mourra presque {p. 52} centenaire : il doit vivre encore deux règnes, et voir deux rois de France assassinés…

– Qui seront ? dit le roi.

– Le dernier des Valois et le premier des Bourbons, répondit Laurent. Mais Cosme partagera mes opinions. En effet, il est impossible d’être alchimiste et catholique, d’avoir foi au despotisme de l’homme sur la matière et à la souveraineté de l’esprit.

– Cosme mourra centenaire ? dit le roi qui se laissa aller à son terrible froncement de sourcils.

– Oui, sire, répondit avec autorité Laurent, il mourra paisiblement et dans son lit.

– Si vous avez la puissance de prévoir l’instant de votre mort, comment ignorez-vous le résultat qu’auront vos recherches ? dit le roi.

Charles IX se prit à sourire d’un air de triomphe, en regardant Marie Touchet.

Les deux frères échangèrent un rapide coup d’œil de joie : – Il s’intéresse à l’alchimie, pensèrent-ils alors, nous sommes sauvés !

– Nos pronostics s’appuient sur l’état actuel des rapports qui existent entre l’homme et la nature ; mais il s’agit précisément de changer entièrement ces rapports, répondit Laurent.

Le roi resta pensif.

– Mais si vous êtes certains de mourir, vous êtes certains de votre défaite, reprit Charles IX.

– Comme l’étaient nos prédécesseurs ! répondit Laurent en levant la main et la laissant retomber par un geste emphatique et solennel qui fut à la hauteur de sa pensée. Mais votre esprit a bondi jusqu’au bout de la carrière, il faut revenir sur nos pas, sire ! Si vous ne connaissiez pas le terrain sur lequel est bâti notre édifice, vous pourriez nous dire qu’il va crouler, et juger la science cultivée de siècle en siècle par les plus grands d’entre les hommes comme la juge le vulgaire.

Le roi fit un signe d’assentiment.

– Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les forces, toutes les substances. L’homme n’est pas une création immédiatement sortie des mains de Dieu, mais une conséquence du principe semé dans l’infini de l’éther où se produisent des milliers de créatures dont {p. 53} aucune ne se ressemble d’astre à astre, parce que les conditions de la vie y sont différentes. Oui, sire, le mouvement subtil que nous nommons la vie prend sa source au delà des mondes visibles ; les créations se le partagent au gré des milieux dans lesquels elles se trouvent, et les moindres êtres y participent en en prenant tant qu’ils en peuvent prendre56, à leurs risques et périls : à eux à se défendre contre la mort. L’alchimie est là tout entière. Si l’homme, l’animal le plus parfait de ce globe, portait en lui-même une portion de Dieu, il ne périrait pas, et il périt. Pour sortir de cette difficulté, Socrate et son école ont inventé l’âme. Moi, le successeur de tant de grands rois inconnus qui ont gouverné cette science, je suis pour les anciennes théories contre les nouvelles ; je suis pour les transformations de la matière que je vois, contre l’impossible éternité d’une âme que je ne vois pas. Je ne reconnais pas le monde de l’âme. Si ce monde existait, les substances dont la magnifique réunion produit votre corps et qui sont si éclatantes dans madame, ne se sublimiseraient pas après votre mort pour retourner séparément chacune en sa case, l’eau à l’eau, le feu au feu, le métal au métal, comme quand mon charbon est brûlé, ses éléments sont revenus à leurs primitives molécules. Si vous prétendez que quelque chose nous survit, ce n’est pas nous, car tout ce qui est le moi actuel périt ! Or, c’est le moi actuel que je veux continuer au delà du terme assigné à sa vie ; c’est la transformation présente à laquelle je veux procurer une plus grande durée. Quoi ! les arbres vivent des siècles, et les hommes ne vivraient que des années, tandis que les uns sont passifs et que les autres sont actifs ; quand les uns sont immobiles et sans paroles, et que les autres parlent et marchent ! Nulle création ne doit être ici-bas supérieure à la nôtre, ni en pouvoir ni en durée. Déjà nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres ! Nous devons pouvoir étendre notre vie ! Avant la puissance, je mets la vie. À quoi sert le pouvoir, si la vie nous échappe ? Un homme raisonnable ne doit pas avoir d’autre occupation que de chercher, non pas s’il est une autre vie, mais le secret sur lequel repose sa forme actuelle pour la continuer à son gré ! Voilà le désir qui blanchit mes cheveux ; mais je marche intrépidement dans les ténèbres, en conduisant au combat les intelligences qui partagent ma foi. La vie sera quelque jour à nous !

– Mais comment ? s’écria le roi en se levant avec brusquerie.

{p. 54} – La première condition de notre foi étant de croire que le monde est à l’homme, il faut m’octroyer ce point, dit Laurent.

– Hé ! bien soit, répondit l’impatient Charles de Valois déjà fasciné.

– Hé ! bien, sire, en ôtant Dieu de ce monde, que reste-t-il ? l’homme ! Examinons alors notre domaine ? Le monde matériel est composé d’éléments, ces éléments ont eux-mêmes des principes. Ces principes se résolvent en un seul qui est doué de mouvement. Le nombre trois est la formule de la création : la Matière, le Mouvement, le Produit !

– La preuve ? Halte-là, s’écria le roi.

– N’en voyez-vous pas les effets ? répondit Laurent. Nous avons soumis à nos creusets le gland d’où doit sortir un chêne, aussi bien que l’embryon d’où doit sortir un homme ; il est résulté de ce peu de substance un principe pur auquel devait se joindre une force, un mouvement quelconque. À défaut d’un créateur, ce principe ne doit-il pas s’imprimer à lui-même les formes superposées qui constituent notre monde ? car partout ce phénomène de vie est semblable. Oui, pour les métaux comme pour les êtres, pour les plantes comme pour les hommes, la vie commence par un imperceptible embryon qui se développe lui-même. Il existe un principe primitif ! surprenons-le au point où il agit sur lui-même, où il est un, où il est principe avant d’être créature, cause avant d’être effet, nous le verrons absolu, sans figure, susceptible de revêtir toutes les formes que nous lui voyons prendre. Quand nous serons face à face avec cette particule atomistique, et que nous en aurons saisi le mouvement à son point de départ, nous en connaîtrons la loi ; dès lors, maîtres de lui imposer la forme qu’il nous plaira, parmi toutes celles que nous lui voyons, nous posséderons l’or pour avoir le monde, et nous nous ferons des siècles de vie pour en jouir. Voilà ce que mon peuple et moi nous cherchons. Toutes nos forces, toutes nos pensées sont employées à cette recherche, rien ne nous en distrait. Une heure dissipée à quelque autre passion serait un vol fait à notre grandeur ! Si jamais vous n’avez surpris un de vos chiens oubliant la bête et la curée, je n’ai jamais trouvé l’un de mes patients sujets diverti ni par une femme, ni par un intérêt cupide. Si l’adepte veut l’or et la puissance, cette faim procède de nos besoins : il saisit une fortune, comme le chien altéré lappe en courant un peu d’eau ; parce que ses fourneaux {p. 55} veulent un diamant à fondre ou des lingots à mettre en poudre. À chacun son travail ! Celui-ci cherche le secret de la nature végétale, il épie la lente vie des plantes, il note la parité du mouvement dans toutes les espèces et la parité de la nutrition ; il trouve que partout il faut le soleil, l’air et l’eau pour féconder et pour nourrir. Celui-là scrute le sang des animaux. Un autre étudie les lois du mouvement général et ses liaisons avec les révolutions célestes. Presque tous s’acharnent à combattre la nature intraitable du métal, car si nous trouvons plusieurs principes en toutes choses, nous trouvons tous les métaux semblables à eux-mêmes dans leurs moindres parties. De là l’erreur commune sur nos travaux. Voyez-vous tous ces patients, ces infatigables athlètes, toujours vaincus, et revenant toujours au combat ! L’Humanité, sire, est derrière nous, comme le piqueur est derrière votre meute. Elle nous crie : Hâtez-vous ! Ne négligez rien ! Sacrifiez tout, même un homme, vous, qui vous sacrifiez vous-mêmes ! Hâtez-vous ! Abattez la tête et le bras à la Mort, mon ennemie ! Oui, sire ! nous sommes animés d’un sentiment qui embrasse le bonheur des générations à venir. Nous avons enseveli un grand nombre d’hommes, et quels hommes ! morts à cette poursuite. En mettant le pied dans cette carrière, nous pouvons ne pas travailler pour nous-mêmes ; nous pouvons périr sans avoir trouvé le secret ! et quelle mort est celle de celui qui ne croit pas à une autre vie ! Nous sommes de glorieux martyrs, nous avons l’égoïsme de toute la race en nos cœurs, nous vivons dans nos successeurs. Chemin faisant, nous découvrons des secrets dont nous dotons les arts mécaniques et libéraux. De nos fourneaux s’échappent des lueurs qui arment les sociétés d’industries plus parfaites. La poudre est issue de nos alambics, nous conquerrons la foudre. Il y a des renversements de politique dans nos veilles assidues.

– Serait-ce donc possible ? s’écria le roi qui se dressa de nouveau dans sa chaire.

– Pourquoi non ! dit le Grand-maître des nouveaux Templiers. Tradidit mundum disputationibus ! Dieu nous a livré le monde. Encore une fois, entendez-le : l’homme est le maître ici-bas, et la matière est à lui. Toutes les forces, tous les moyens sont à sa disposition. Qui nous a créés ? un mouvement. Quelle puissance entretient la vie en nous ? un mouvement. Ce mouvement, pourquoi la science ne le saisirait-elle pas ? Rien ici-bas ne se {p. 56} perd, rien ne s’échappe de notre planète pour aller ailleurs ; autrement, les astres tomberaient les uns sur les autres ; aussi les eaux du déluge s’y trouvent-elles, dans leurs principes, sans qu’il s’en soit égaré une seule goutte. Autour de nous, au-dessous, au-dessus, se trouvent donc les éléments d’où sont sortis les innombrables millions d’hommes qui ont foulé la terre avant et après le déluge. De quoi s’agit-il ? de surprendre la force qui désunit ; par contre, nous surprendrons celle qui rassemble. Nous sommes le produit d’une industrie visible. Quand les eaux ont couvert notre globe, il en est sorti des hommes qui ont trouvé les éléments de leur vie dans l’enveloppe de la terre, dans l’air et dans leur nourriture. La terre et l’air possèdent donc le principe des transformations humaines, elles se font sous nos yeux, avec ce qui est sous nos yeux ; nous pouvons donc surprendre ce secret, en ne bornant pas les efforts de cette recherche à un homme, mais en lui donnant pour durée l’humanité même. Nous nous sommes donc pris corps à corps avec la matière à laquelle je crois et que moi, le Grand-Maître de l’Ordre, je veux pénétrer. Christophe Colomb a donné un monde au roi d’Espagne ; moi, je cherche un peuple éternel pour le roi de France ! Placé en avant de la frontière la plus reculée qui nous sépare de la connaissance des choses, en patient observateur des atomes, je détruis les formes, je désunis les liens de toute combinaison, j’imite la mort pour pouvoir imiter la vie ! Enfin, je frappe incessamment à la porte de la création, et je frapperai jusqu’à mon dernier jour. Quand je serai mort, mon marteau passera en d’autres mains également infatigables, de même que des géants inconnus me le transmirent. De fabuleuses images incomprises, semblables à celles de Prométhée, d’Ixion, d’Adonis, de Pan, etc., qui font partie des croyances religieuses en tout pays, en tout temps, nous annoncent que cet espoir naquit avec les races humaines. La Chaldée, l’Inde, la Perse, l’Égypte, la Grèce, les Maures se sont transmis le Magisme, la science la plus haute parmi les Sciences Occultes, et qui tient en dépôt le fruit des veilles de chaque génération. Là était le lien de la grande et majestueuse institution de l’ordre du Temple. En brûlant les Templiers, sire, un de vos prédécesseurs n’a brûlé que des hommes, les secrets nous sont restés. La reconstruction du Temple est le mot d’ordre d’une nation ignorée, races d’intrépides chercheurs, tous tournés vers l’Orient de la vie, tous frères, tous {p. 57} inséparables, unis par une idée, marqués au sceau du travail. Je suis souverain de ce peuple, le premier par élection et non par naissance. Je les dirige tous vers l’essence de la vie ! Grand-Maître, Rose-Croix, Compagnons, Adeptes, nous suivons tous la molécule imperceptible qui fuit nos fourneaux, qui échappe encore à nos yeux ; mais nous nous ferons des yeux encore plus puissants que ceux que nous a donnés la nature, nous atteindrons l’atome primitif, l’élément corpusculaire intrépidement cherché par tous les sages qui nous ont précédés dans cette chasse sublime. Sire, quand un homme est à cheval sur cet abîme, et qu’il commande à des plongeurs aussi hardis que le sont mes frères, les autres intérêts humains sont bien petits ; aussi ne sommes-nous pas dangereux. Les disputes religieuses et les débats politiques sont loin de nous, nous sommes bien au delà. Quand on lutte avec la nature, on ne descend pas à colleter quelques hommes. D’ailleurs, tout résultat est appréciable dans notre science, nous pouvons mesurer tous les effets, les prédire ; tandis que tout est oscillatoire dans les combinaisons où entrent les hommes et leurs intérêts. Nous soumettrons le diamant à notre creuset, nous ferons le diamant, nous ferons l’or ! Nous ferons marcher, comme l’a fait l’un des nôtres à Barcelone, des vaisseaux avec un peu d’eau et de feu ! Nous nous passerons du vent, nous ferons le vent, nous ferons la lumière, nous renouvellerons la face des empires par de nouvelles industries ! Mais nous ne nous abaisserons jamais à monter sur un trône pour y être géhennés par des peuples !

Malgré son désir de ne pas se laisser surprendre par les ruses florentines, le roi, de même que sa naïve maîtresse, était déjà saisi, enveloppé dans les ambages et les replis de cette pompeuse loquacité de charlatan. Les yeux des deux amants attestaient l’éblouissement que leur causait la vue de ces richesses mystérieuses étalées ; ils apercevaient comme une enfilade de souterrains pleins de gnomes en travail. Les impatiences de la curiosité dissipaient les défiances du soupçon.

– Mais alors, s’écria le roi, vous êtes de grands politiques qui pouvez nous éclairer.

– Non, sire, dit naïvement Laurent.

– Pourquoi ? demanda le roi.

– Sire, il n’est donné à personne de prévoir ce qui arrivera d’un rassemblement de quelques milliers d’hommes : nous pouvons {p. 58} dire ce qu’un homme fera, combien de temps il vivra, s’il sera heureux ou malheureux ; mais nous ne pouvons pas dire ce que plusieurs volontés réunies opéreront, et le calcul des mouvements oscillatoires de leurs intérêts est plus difficile encore, car les intérêts sont les hommes plus les choses ; seulement nous pouvons, dans la solitude, apercevoir le gros de l’avenir. Le protestantisme qui vous dévore sera dévoré à son tour par ses conséquences matérielles, qui deviendront théories à leur jour. L’Europe en est aujourd’hui à la Religion, demain elle attaquera la Royauté.

– Ainsi, la Saint-Barthélemi était une grande conception !…

– Oui, sire, car si le peuple triomphe, il fera sa Saint-Barthélemi ! Quand la religion et la royauté seront abattues, le peuple en viendra aux grands, après les grands il s’en prendra aux riches. Enfin, quand l’Europe ne sera plus qu’un troupeau d’hommes sans consistance, parce qu’elle sera sans chefs, elle sera dévorée par de grossiers conquérants. Vingt fois déjà le monde a présenté ce spectacle, et l’Europe le recommence. Les idées dévorent les siècles comme les hommes sont dévorés par leurs passions. Quand l’homme sera guéri, l’humanité se guérira peut-être. La science est l’âme de l’humanité, nous en sommes les pontifes ; et qui s’occupe de l’âme, s’inquiète peu du corps.

– Où en êtes-vous ? demanda le roi.

– Nous marchons lentement, mais nous ne perdons aucune de nos conquêtes.

– Ainsi, vous êtes le roi des sorciers, dit le roi piqué d’être si peu de chose en présence de cet homme.

L’imposant Grand-maître jeta sur Charles IX un regard qui le foudroya.

– Vous êtes le roi des hommes, et je suis le roi des idées, répondit le Grand-maître. D’ailleurs, s’il y avait de véritables sorciers, vous ne les auriez pas brûlés, répondit-il avec une teinte d’ironie. Nous avons nos martyrs aussi.

– Mais par quels moyens pouvez-vous, reprit le roi, dresser des thèmes de nativité ? comment avez-vous su que l’homme venu près de votre croisée hier était le roi de France ? Quel pouvoir a permis à l’un des vôtres de dire à ma mère le destin de ses trois fils ? Pouvez-vous, Grand-maître de cet ordre qui veut pétrir le monde, pouvez-vous me dire ce que pense en ce moment la reine ma mère ?

{p. 59} – Oui, sire.

Cette réponse partit avant que Cosme n’eût tiré la pelisse de son frère pour lui imposer silence.

– Vous savez pourquoi revient mon frère le roi de Pologne ?

– Oui, sire.

– Pourquoi ?

– Pour prendre votre place.

– Nos plus cruels ennemis sont nos proches, s’écria le roi qui se leva furieux et parcourut la salle à grands pas. Les rois n’ont ni frères, ni fils, ni mère. Coligny avait raison : mes bourreaux ne sont pas dans les prêches, ils sont au Louvre. Vous êtes des imposteurs ou des régicides ! Jacob, appelez Solern.

– Sire, dit Marie Touchet, les Ruggieri ont votre parole de gentilhomme. Vous avez voulu goûter à l’arbre de la science, ne vous plaignez pas de son amertume ?

Le roi sourit en exprimant un amer dédain ; il trouvait sa royauté matérielle petite devant l’immense royauté intellectuelle du vieux Laurent Ruggieri. Charles IX pouvait à peine gouverner la France ; le Grand-maître des Rose-Croix commandait à un monde intelligent et soumis.

– Soyez franc, je vous engage ma parole de gentilhomme que votre réponse, dans le cas où elle serait l’aveu d’effroyables crimes, sera comme si elle n’eût jamais été dite, reprit le roi. Vous occupez-vous des poisons ?

– Pour connaître ce qui fait vivre, il faut bien savoir ce qui fait mourir.

– Vous possédez le secret de plusieurs poisons.

– Oui, sire : mais par la théorie et non par la pratique, nous les connaissons sans en user.

– Ma mère en a-t-elle demandé ? dit le roi qui haletait.

– Sire, répondit Laurent, la reine Catherine est trop habile pour employer de semblables moyens. Elle sait que le souverain qui se sert de poison périt par le poison, les Borgia, de même que Bianca, la grande-duchesse de Toscane, offrent un célèbre exemple des dangers que présentent ces misérables ressources. Tout se sait à la cour. Vous pouvez tuer un pauvre diable, et alors à quoi bon l’empoisonner ? Mais s’attaquer aux gens en vue, y a-t-il une seule chance de secret ? Qui tira sur Coligny, ce ne pouvait être que vous, ou la reine, ou les Guise. Personne ne s’y est trompé. {p. 60} Croyez-moi, l’on ne se sert pas deux fois impunément du poison en politique. Les princes ont toujours des successeurs. Quant aux petits, si, comme Luther, ils deviennent des souverains par la puissance des idées, on ne tue pas leurs doctrines en se débarrassant d’eux. La reine est de Florence, elle sait que le poison ne peut être que l’arme des vengeances personnelles. Mon frère qui ne l’a pas quittée depuis sa venue en France, sait combien madame Diane lui a donné de chagrin ; elle n’a jamais pensé à la faire empoisonner, elle le pouvait ; qu’eût dit le roi votre père ? jamais femme n’a été plus dans son droit, ni plus sûre de l’impunité. Madame de Valentinois vit encore.

– Et les envoûtements, reprit le roi.

– Sire, dit Cosme, ces choses sont si véritablement innocentes, que, pour satisfaire d’aveugles passions, nous nous y prêtons, comme les médecins qui donnent des pilules de mie de pain aux malades imaginaires. Une femme au désespoir croit qu’en perçant le cœur d’un portrait, elle amène le malheur sur la tête de l’infidèle qu’il représente. Que voulez-vous ? c’est nos impôts !

– Le pape vend des indulgences, dit Laurent Ruggieri en souriant.

– Ma mère a-t-elle pratiqué des envoûtements ?

– À quoi bon des moyens sans vertu à qui peut tout ?

– La reine Catherine pourrait-elle vous sauver en ce moment ? dit le roi d’un air sombre.

– Mais nous ne sommes pas en danger, sire, répondit tranquillement Laurent Ruggieri. Je savais, avant d’entrer dans cette maison, que j’en sortirais sain et sauf, aussi bien que je sais les mauvaises dispositions dans lesquelles sera le roi envers mon frère, d’ici à peu de jours ; mais s’il court quelque péril, il en triomphera. Si le roi règne par l’Épée, il règne aussi par la Justice ! ajouta-t-il en faisant allusion à la célèbre devise d’une médaille frappée pour Charles IX.

– Vous savez tout, je mourrai bientôt, voilà qui est bien, reprit le roi qui cachait sa colère sous une impatience fébrile ; mais comment mourra mon frère, qui, selon vous, doit être le roi Henri III ?

– De mort violente.

– Et monsieur d’Alençon !

– Il ne régnera pas.

{p. 61} – Henri de Bourbon régnera donc ?

– Oui, sire.

– Et comment mourra-t-il ?

– De mort violente.

– Et moi mort, que deviendra madame ? demanda le roi en montrant Marie Touchet.

– Madame de Belleville se mariera, sire.

– Vous êtes des imposteurs, renvoyez-les, sire ! dit Marie Touchet.

– Ma mie, les Ruggieri ont ma parole de gentilhomme, reprit le roi en souriant. Marie aura-t-elle des enfants ?

– Oui, sire, madame vivra plus de quatre-vingts ans.

– Faut-il les faire pendre ? dit le roi à sa maîtresse. Et mon fils le comte d’Auvergne ? dit Charles IX en allant le chercher.

– Pourquoi lui avez-vous dit que je me marierais ? dit Marie Touchet aux deux frères pendant le moment où ils furent seuls.

– Madame, répondit Laurent avec dignité, le roi nous a sommés de dire la vérité, nous la disons.

– Est-ce donc vrai ? fit-elle.

– Aussi vrai qu’il est vrai que le gouverneur d’Orléans vous aime à en perdre la tête.

– Mais je ne l’aime point, s’écria-t-elle.

– Cela est vrai, madame, dit Laurent ; mais votre thème affirme que vous épouserez l’homme qui vous aime en ce moment.

– Ne pouviez-vous mentir un peu pour moi, dit-elle en souriant, car si le roi croyait à vos prédictions !

– N’est-il pas nécessaire aussi qu’il croie à notre innocence ? dit Cosme en jetant à la favorite un regard plein de finesse. Les précautions prises envers nous par le roi nous ont donné lieu de penser, pendant le temps que nous avons passé dans votre jolie geôle, que les Sciences Occultes ont été calomniées auprès de lui.

– Soyez tranquilles, répondit Marie, je le connais, et ses défiances sont dissipées.

– Nous sommes innocents, reprit fièrement le grand vieillard.

– Tant mieux, dit Marie, car le roi fait visiter en ce moment votre laboratoire, vos fourneaux et vos fioles par des gens experts.

Les deux frères se regardèrent en souriant. Marie Touchet prit pour une raillerie de l’innocence ce sourire qui signifiait : {p. 62} – Pauvres sots, croyez-vous que si nous savons fabriquer des poisons, nous ne savons pas où les cacher ?

– Où sont les gens du roi57 ? demanda Cosme.

– Chez René, répondit Marie.

Cosme et Laurent jetèrent un regard par lequel ils échangèrent une même pensée : – L’hôtel de Soissons est inviolable !

Le roi avait si bien oublié ses soupçons, que quand il alla prendre son fils, et que Jacob l’arrêta pour lui remettre un billet envoyé par Chapelain, il l’ouvrit avec la certitude d’y trouver ce que lui mandait son médecin touchant la visite de l’officine, où tout ce qu’on avait trouvé concernait uniquement l’alchimie.

– Vivra-t-il heureux, demanda le roi en présentant son fils aux deux alchimistes.

– Ceci regarde Cosme, fit Laurent en désignant son frère.

Cosme prit la petite main de l’enfant, et la regarda très-attentivement.

– Monsieur, dit Charles IX au vieillard, si vous avez besoin de nier l’esprit pour croire à la possibilité de votre entreprise, expliquez-moi comment vous pouvez douter de ce qui fait votre puissance. La pensée que vous voulez annuler est le flambeau qui éclaire vos recherches. Ah ! ah ! n’est-ce pas se mouvoir et nier le mouvement ? s’écria le roi qui satisfait d’avoir trouvé cet argument regarda triomphalement sa maîtresse.

– La pensée, répondit Laurent Ruggieri, est l’exercice d’un sens intérieur, comme la faculté de voir plusieurs objets et de percevoir leurs dimensions et leur couleur est un effet de notre vue ? ceci n’a rien à faire avec ce qu’on prétend d’une autre vie. La pensée est une faculté qui cesse même de notre vivant avec les forces qui la produisent.

– Vous êtes conséquents, dit le roi surpris. Mais l’alchimie est une science athée.

– Matérialiste, sire, ce qui est bien différent. Le matérialisme est la conséquence des doctrines indiennes, transmises par les mystères d’Isis à la Chaldée et à l’Égypte, et reportées en Grèce par Pythagore, l’un des demi-dieux de l’humanité : sa doctrine des transformations est la mathématique du matérialisme, la loi vivante de ses phases. À chacune des différentes créations qui composent la création terrestre, appartient le pouvoir de retarder le mouvement qui l’entraîne dans une autre.

{p. 63} – L’alchimie est donc la science des sciences ! s’écria Charles IX enthousiasmé. Je veux vous voir à l’œuvre…

– Toutes les fois que vous le voudrez, sire ; vous ne serez pas plus impatient que la reine votre mère…

– Ah ! voilà donc pourquoi elle vous aime tant, s’écria le roi.

– La maison de Médicis protége secrètement nos recherches depuis près d’un siècle.

– Sire, dit Cosme, cet enfant vivra près de cent ans ; il aura des traverses, mais il sera heureux et honoré, comme ayant dans ses veines le sang des Valois…

– J’irai vous voir, messieurs, dit le roi redevenu de bonne humeur. Vous pouvez sortir.

Les deux frères saluèrent Marie et Charles IX, et se retirèrent. Ils descendirent gravement les degrés, sans se regarder ni se parler ; ils ne se retournèrent même point vers les croisées quand ils furent dans la cour, certains que l’œil du roi les épiait, ils aperçurent en effet Charles IX à la fenêtre quand ils se mirent de côté pour passer la porte de la rue. Lorsque l’alchimiste et l’astrologue furent dans la rue de l’Autruche, ils jetèrent les yeux en avant et en arrière d’eux, pour voir s’ils n’étaient pas suivis ou attendus ; ils allèrent jusqu’aux fossés du Louvre sans se dire une parole ; mais là, se trouvant seuls, Laurent dit à Cosme, dans le florentin de ce temps : – Affè d’iddio ! como le abbiamo infinocchiato ! (Pardieu ! nous l’avons joliment entortillé !)

– Gran mercè ! a lui sta di spartojarsi ! (Grand bien lui fasse ! c’est à lui de s’en dépêtrer) dit Cosme. Que la reine me rende la pareille, nous venons de lui donner un bon coup de main.

Quelques jours après cette scène, qui frappa Marie Touchet autant que le roi, pendant un de ces moments où l’esprit est en quelque sorte dégagé du corps par la plénitude du plaisir, Marie s’écria : – Charles, je m’explique bien Laurent Ruggieri ; mais Cosme n’a rien dit !

– C’est vrai, dit le roi surpris de cette lueur subite, il y avait autant de vrai que de faux dans leurs discours. Ces Italiens sont déliés comme la soie qu’ils font.

Ce soupçon explique la haine que manifesta le roi contre Cosme lors du jugement de la conspiration de La Mole et Coconnas : en le trouvant un des artisans de cette entreprise, il crut avoir été {p. 64} joué par les deux Italiens, car il lui fut prouvé que l’astrologue de sa mère ne s’occupait pas exclusivement des astres, de la poudre de projection et de l’atome pur. Laurent avait quitté le royaume.

Malgré l’incrédulité que beaucoup de gens ont en ces matières, les événements qui suivirent cette scène confirmèrent les oracles portés par les Ruggieri. Le roi mourut trois mois après.

Le comte de Gondi suivit Charles IX au tombeau, comme le lui avait dit son frère le maréchal de Retz, l’ami des Ruggieri, et qui croyait à leurs pronostics.

Marie Touchet épousa Charles de Balzac, marquis d’Entragues, gouverneur d’Orléans, de qui elle eut deux filles. La plus célèbre de ces filles, sœur utérine du comte d’Auvergne, fut maîtresse d’Henri IV, et voulut, lors de la conspiration de Biron, mettre son frère sur le trône de France, en en chassant la maison de Bourbon.

Le comte d’Auvergne, devenu duc d’Angoulême, vit le règne de Louis XIV. Il battait monnaie dans ses terres, en altérant les titres ; mais Louis XIV le laissait faire, tant il avait de respect pour le sang des Valois.

Cosme Ruggieri vécut jusque sous Louis XIII, il vit la chute de la maison de Médicis en France, et la chute des Concini. L’histoire a pris soin de constater qu’il mourut athée, c’est-à-dire matérialiste.

La marquise d’Entragues dépassa l’âge de quatre-vingts ans.

Laurent et Cosme ont eu pour élève le fameux comte de Saint-Germain, qui fit tant de bruit sous Louis XV. Ce célèbre alchimiste n’avait pas moins de cent trente ans, l’âge que certains biographes donnent à Marion de Lorme. Le comte pouvait savoir par les Ruggieri les anecdotes sur la Saint-Barthélemi et sur le règne des Valois, dans lesquelles il se plaisait à jouer un rôle en les racontant à la première personne du verbe. Le comte de Saint-Germain est le dernier des alchimistes qui ont le mieux expliqué cette science ; mais il n’a rien écrit. La doctrine cabalistique exposée dans cette Étude procède de ce mystérieux personnage.

Chose étrange ! trois existences d’hommes, celle du vieillard de qui viennent ces renseignements, celle du comte de Saint-Germain et celle de Cosme Ruggieri, suffisent pour embrasser l’histoire européenne depuis François Ier jusqu’à Napoléon ? Il n’en faut que {p. 65} cinquante semblables pour remonter à la première période connue du monde. – Que sont cinquante générations, pour étudier les mystères de la vie ? disait le comte de Saint-Germain.

Troisième partie
Les deux rêves §

Bodard de Saint-James, trésorier de la marine, était en 1786 celui des financiers de Paris dont le luxe excitait l’attention et les caquets de la ville. À cette époque, il faisait construire à Neuilly sa célèbre Folie, et sa femme achetait, pour couronner le dais de son lit, une garniture de plumes dont le prix avait effrayé la reine. Il était alors bien plus facile qu’aujourd’hui de se mettre à la mode et d’occuper de soi tout Paris, il suffisait souvent d’un bon mot ou de la fantaisie d’une femme.

Bodard possédait le magnifique hôtel de la place Vendôme que le fermier-général Dangé avait, depuis peu, quitté par force. Ce célèbre épicurien venait de mourir, et, le jour de son enterrement, monsieur de Bièvre, son intime ami, avait trouvé matière à rire en disant qu’on pouvait maintenant passer par la place Vendôme sans danger. Cette allusion au jeu d’enfer qu’on jouait chez le défunt en fut toute l’oraison funèbre. L’hôtel est celui qui fait face à la Chancellerie.

Pour achever en deux mots l’histoire de Bodard, c’était un pauvre homme, il fit une faillite de quatorze millions après celle du prince de Guéménée. La maladresse qu’il mit à ne pas précéder la sérénissime banqueroute, pour me servir de l’expression de Lebrun-Pindare, fut cause qu’on ne parla même pas de lui. Il mourut, comme Bourvalais, Bouret et tant d’autres, dans un grenier.

Madame de Saint-James avait pour ambition de ne recevoir chez elle que des gens de qualité, vieux ridicule toujours nouveau. Pour elle, les mortiers du parlement étaient déjà fort peu de chose ; elle voulait voir dans ses salons des personnes titrées qui eussent au {p. 66} moins les grandes entrées à Versailles. Dire qu’il vint beaucoup de cordons bleus chez la financière, ce serait mentir ; mais il est très-certain qu’elle avait réussi à obtenir les bontés et l’attention de quelques membres de la famille de Rohan, comme le prouva par la suite le trop fameux procès du collier.

Un soir, c’était, je crois, en août 1786, je fus très-surpris de rencontrer dans le salon de cette trésorière, si prude à l’endroit des preuves, deux nouveaux visages qui me parurent assez mauvaise compagnie. Elle vint à moi dans l’embrasure d’une croisée où j’étais allé me nicher avec intention.

– Dites-moi donc, lui demandai-je en lui désignant par un coup d’œil interrogatif l’un des inconnus, quelle est cette espèce-là ? Comment avez-vous cela chez vous ?

– Cet homme est charmant.

– Le voyez-vous à travers le prisme de l’amour, ou me trompé-je ?

– Vous ne vous trompez pas, reprit-elle en riant, il est laid comme une chenille ; mais il m’a rendu le plus immense service qu’une femme puisse recevoir d’un homme.

Comme je la regardais malicieusement, elle se hâta d’ajouter : – Il m’a radicalement guérie de ces odieuses rougeurs qui me couperosaient le teint et me faisaient ressembler à une paysanne.

Je haussai les épaules avec humeur.

– C’est un charlatan, m’écriai-je.

– Non, répondit-elle, c’est le chirurgien des pages ; il a beaucoup d’esprit, je vous jure, et d’ailleurs il écrit. C’est un savant physicien.

– Si son style ressemble à sa figure ! repris-je en souriant. Mais l’autre ?

– Qui, l’autre ?

– Ce petit monsieur pincé, propret, poupin, et qui a l’air d’avoir bu du verjus ?

– Mais c’est un homme assez bien né, me dit-elle. Il arrive de je ne sais quelle province… ah ! de l’Artois, il est chargé de terminer une affaire qui concerne le cardinal, et son Éminence elle-même vient de le présenter à monsieur de Saint-James. Ils ont choisi tous deux Saint-James pour arbitre. En cela le provincial n’a pas fait preuve d’esprit ; mais aussi quels sont les gens assez niais pour confier un procès à cet homme-là ? Il est doux comme {p. 67} un mouton et timide comme une fille ; son Éminence est pleine de bonté pour lui.

– De quoi s’agit-il donc ?

– De trois cent mille livres, dit-elle.

– Mais c’est donc un avocat ? repris-je en faisant un léger haut-le-corps.

– Oui, dit-elle.

Assez confuse de cet humiliant aveu, madame Bodard alla reprendre sa place au pharaon.

Toutes les parties étaient complètes. Je n’avais rien à faire ni à dire, je venais de perdre deux mille écus contre monsieur de Laval, avec lequel je m’étais rencontré chez une impure. J’allai me jeter dans une duchesse placée auprès de la cheminée. S’il y eut jamais sur cette terre un homme bien étonné, ce fut certes moi, en apercevant que, de l’autre côté du chambranle, j’avais pour vis-à-vis le Contrôleur-Général. Monsieur de Calonne paraissait assoupi, ou il se livrait à l’une de ces méditations qui tyrannisent les hommes d’État. Quand je montrai le ministre par un geste à Beaumarchais qui venait à moi, le père de Figaro m’expliqua ce mystère sans mot dire. Il m’indiqua tour à tour ma propre tête et celle de Bodard par un geste assez malicieux, qui consistait à écarter vers nous deux doigts de la main en tenant les autres fermés. Mon premier mouvement fut de me lever pour aller dire quelque chose de piquant à Calonne ; je restai : d’abord parce que je songeai à jouer un tour à ce favori ; puis, Beaumarchais m’avait familièrement arrêté de la main.

– Que voulez-vous, monsieur ? lui dis-je.

Il cligna pour m’indiquer le Contrôleur.

– Ne le réveillez pas, me dit-il à voix basse, l’on est trop heureux quand il dort.

– Mais c’est aussi un plan de finances que le sommeil, repris-je.

– Certainement, nous répondit l’homme d’État qui avait deviné nos paroles au seul mouvement des lèvres, et plût à Dieu que nous pussions dormir long-temps, il n’y aurait pas le réveil que vous verrez !

– Monseigneur, dit le dramaturge, j’ai un remerciement à vous faire.

– Et pourquoi ?

– Monsieur de Mirabeau est parti pour Berlin. Je ne sais pas {p. 68} si, dans cette affaire des Eaux, nous ne nous serions pas noyés tous deux.

– Vous avez trop de mémoire et pas assez de reconnaissance, répliqua sèchement le ministre fâché de voir divulguer un de ses secrets devant moi.

– Cela est possible, dit Beaumarchais piqué au vif, mais j’ai des millions qui peuvent aligner bien des comptes.

Calonne feignit de ne pas entendre.

Il était minuit et demi quand les parties cessèrent. L’on se mit à table. Nous étions dix personnes, Bodard et sa femme, le Contrôleur-Général, Beaumarchais, les deux inconnus, deux jolies dames dont les noms doivent se taire, et un fermier-général, appelé, je crois, Lavoisier. De trente personnes que je trouvai dans le salon en y entrant, il n’était resté que ces dix convives. Encore les deux espèces ne soupèrent-elles que d’après les instances de madame de Saint-James, qui crut s’acquitter avec l’un en lui donnant à manger, et qui peut-être invita l’autre pour plaire à son mari auquel elle faisait des coquetteries, je ne sais trop pourquoi. Après tout, monsieur de Calonne était une puissance, et si quelqu’un avait eu à se fâcher, c’eût été moi.

Le souper commença par être ennuyeux à mourir. Ces deux gens et le fermier-général nous gênaient. Je fis un signe à Beaumarchais pour lui dire de griser le fils d’Esculape qu’il avait à sa droite, en lui donnant à entendre que je me chargeais de l’avocat. Comme il ne nous restait plus que ce moyen-là de nous amuser, et qu’il nous promettait de la part de ces deux hommes des impertinences dont nous nous amusions déjà, monsieur de Calonne sourit à mon projet. En deux secondes, les trois dames trempèrent dans notre conspiration bachique. Elles s’engagèrent par des œillades très-significatives, à y jouer leur rôle, et le vin de Sillery couronna plus d’une fois les verres de sa mousse argentée. Le chirurgien fut assez facile : mais au second verre que je voulus lui verser, mon voisin me dit avec la froide politesse d’un usurier, qu’il ne boirait pas davantage.

En ce moment, madame de Saint-James nous avait mis, je ne sais par quel hasard de conversation, sur le chapitre des merveilleux soupers du comte de Cagliostro, que donnait le cardinal de Rohan. Je n’avais pas l’esprit trop présent à ce que disait la maîtresse du logis, car depuis la réponse qu’il m’avait faite, {p. 69} j’observais avec une invincible curiosité la figure mignarde et blême de mon voisin, dont le principal trait était un nez à la fois camard et pointu qui le faisait ressembler, par moments, à une fouine. Tout à coup ses joues se colorèrent en entendant madame de Saint-James qui se querellait avec monsieur de Calonne.

– Mais je vous assure, monsieur, que j’ai vu la reine Cléopâtre, disait-elle d’un air impérieux.

– Je le crois, madame, répondit mon voisin. Moi, j’ai parlé à Catherine de Médicis.

– Oh ! oh ! dit monsieur de Calonne.

Les paroles prononcées par le petit provincial le furent d’une voix qui avait une indéfinissable sonorité, s’il est permis d’emprunter ce terme à la physique. Cette soudaine clarté d’intonation chez un homme qui avait jusque-là très-peu parlé, toujours très-bas et avec le meilleur ton possible, nous surprit au dernier point.

– Mais il parle, s’écria le chirurgien que Beaumarchais avait mis dans un état satisfaisant.

– Son voisin aura poussé quelque ressort, répondit le satirique.

Mon homme rougit légèrement en entendant ces paroles, quoiqu’elles eussent été dites en murmurant.

– Et comment était la feue reine ? demanda Calonne.

– Je n’affirmerais pas que la personne avec laquelle j’ai soupé hier fût Catherine de Médicis elle-même. Ce prodige doit paraître justement impossible à un chrétien aussi bien qu’à un philosophe, répliqua l’avocat en appuyant légèrement l’extrémité de ses doigts sur la table et en se renversant sur sa chaise comme s’il devait parler long-temps. Néanmoins je puis jurer que cette femme ressemblait autant à Catherine de Médicis que si toutes deux elles eussent été sœurs. Celle que je vis portait une robe de velours noir absolument pareille à celle dont est vêtue cette reine dans le portrait qu’en possède le roi ; sa tête était couverte de ce bonnet de velours si caractéristique ; enfin, elle avait le teint blafard, et la figure que vous lui connaissez. Je n’ai pu m’empêcher de témoigner ma surprise à Son Éminence. La rapidité de l’évocation m’a semblé d’autant plus merveilleuse que monsieur le comte de Cagliostro n’avait pu deviner le nom du personnage avec lequel j’allais désirer de me trouver. J’ai été confondu. La magie du spectacle que présentait un souper où apparaissaient d’illustres femmes des temps passés {p. 70} m’ôta toute présence d’esprit. J’écoutai sans oser questionner. En échappant vers minuit aux piéges de cette sorcellerie, je doutais presque de moi-même. Mais tout ce merveilleux me sembla naturel en comparaison de la singulière hallucination que je devais subir encore. Je ne sais par quelles paroles je pourrais vous peindre l’état de mes sens. Seulement je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je ne m’étonne plus qu’il se soit rencontré jadis des âmes assez faibles ou assez fortes pour croire aux mystères de la magie et au pouvoir du démon. Pour moi, jusqu’à plus ample informé, je regarde comme possibles les apparitions dont ont parlé Cardan et quelques thaumaturges.

Ces paroles, prononcées avec une incroyable éloquence de ton, étaient de nature à éveiller une excessive curiosité chez tous les convives. Aussi nos regards se tournèrent-ils sur l’orateur, et restâmes-nous immobiles. Nos yeux seuls trahissaient la vie en réfléchissant les bougies scintillantes des flambeaux. À force de contempler l’inconnu, il nous sembla voir les pores de son visage, et surtout ceux de son front, livrer passage au sentiment intérieur dont il était pénétré. Cet homme, en apparence froid et compassé, semblait contenir en lui-même un foyer secret dont la flamme agissait sur nous.

– Je ne sais, reprit-il, si la figure évoquée me suivit en se rendant invisible ; mais aussitôt que ma tête reposa sur mon lit, je vis la grande ombre de Catherine se lever devant moi. Je me sentis, instinctivement, dans une sphère lumineuse, car mes yeux attachés sur la reine par une insupportable fixité ne virent qu’elle. Tout à coup elle se pencha vers moi…

À ces mots, les dames laissèrent échapper un mouvement unanime de curiosité.

– Mais, reprit l’avocat, j’ignore si je dois continuer ; bien que je sois porté à croire que ce ne soit qu’un rêve, ce qui me reste à dire est grave.

– S’agit-il de religion ? dit Beaumarchais.

– Ou y aurait-il quelque indécence ? demanda Calonne, ces dames vous la pardonneraient.

– Il s’agit de gouvernement, répondit l’avocat.

– Allez, reprit le ministre. Voltaire, Diderot et consorts ont assez bien commencé l’éducation de nos oreilles.

Le contrôleur devint fort attentif, et sa voisine, madame de {p. 71} Genlis, fort occupée. Le provincial hésitait encore. Beaumarchais lui dit alors avec vivacité : – Mais allez donc, maître ! Ne savez-vous pas que quand les lois laissent si peu de liberté, les peuples prennent leur revanche dans les mœurs ?…

Alors le convive commença.

– Soit que certaines idées fermentassent à mon insu dans mon âme, soit que je fusse poussé par une puissance étrangère, je lui dis : – Ah ! madame, vous avez commis un bien grand crime. – Lequel ? demanda-t-elle d’une voix grave. – Celui dont le signal fut donné par la cloche du palais, le 24 août. Elle sourit dédaigneusement, et quelques rides profondes se dessinèrent sur ses joues blafardes. – Vous nommez cela un crime ? répondit-elle, ce ne fut qu’un malheur. L’entreprise, mal conduite, ayant échoué, il n’en est pas résulté pour la France, pour l’Europe, pour l’Église catholique, le bien que nous en attendions. Que voulez-vous ? les ordres ont été mal exécutés. Nous n’avons pas rencontré autant de Montlucs qu’il en fallait. La postérité ne nous tiendra pas compte du défaut de communications qui nous empêcha d’imprimer à notre œuvre cette unité de mouvement nécessaire aux grands coups d’État58 : voilà le malheur ! Si le 25 août il n’était pas resté l’ombre d’un Huguenot en France, je serais demeurée jusque dans la postérité la plus reculée comme une belle image de la Providence. Combien de fois les âmes clairvoyantes de Sixte-Quint, de Richelieu, de Bossuet, ne m’ont-elles pas secrètement accusée d’avoir échoué dans mon entreprise après avoir osé la concevoir. Aussi, de combien de regrets ma mort ne fut-elle pas accompagnée ?… Trente ans après la Saint-Barthélemi, la maladie durait encore ; elle avait fait couler déjà dix fois plus de sang noble à la France qu’il n’en restait à verser le 26 août 1572. La révocation de l’édit de Nantes, en l’honneur de laquelle vous avez frappé des médailles, a59 coûté plus de larmes, plus de sang et d’argent, a tué plus de prospérité en France que trois Saint-Barthélemi. Letellier a su accomplir avec une plumée d’encre le décret que le trône avait secrètement promulgué depuis moi ; mais si, le 25 août 1572, cette immense exécution était nécessaire, le 25 août 1685 elle était inutile. Sous le second fils de Henri de Valois, l’hérésie était à peine enceinte ; sous le second fils de Henri de Bourbon, cette mère féconde avait jeté son frai sur l’univers entier. Vous m’accusez d’un crime, et vous dressez des statues au fils d’Anne d’Autriche ! Lui et moi, {p. 72} nous avons cependant essayé la même chose : il a réussi, j’ai échoué ; mais Louis XIV a trouvé sans armes les Protestants qui, sous mon règne, avaient de puissantes armées, des hommes d’État60, des capitaines, et l’Allemagne pour eux.

– À61 ces paroles lentement prononcées, je sentis en moi comme un tressaillement intérieur. Je croyais respirer la fumée du sang de je ne sais quelles victimes. Catherine avait grandi. Elle était là comme un mauvais génie, et il me sembla qu’elle voulait pénétrer dans ma conscience pour s’y reposer.

– Il a rêvé cela, dit Beaumarchais à voix basse, il ne l’a certes pas inventé.

– Ma raison est confondue, dis-je à la reine. Vous vous applaudissez d’un acte que trois générations condamnent, flétrissent et… – Ajoutez, reprit-elle, que toutes les plumes ont été plus injustes envers moi que ne l’ont été mes contemporains. Nul n’a pris ma défense. Je suis accusée d’ambition, moi riche et souveraine. Je suis taxée de cruauté, moi qui n’ai sur la conscience que deux têtes tranchées. Et pour les esprits les plus impartiaux je suis peut-être encore un grand problème. Croyez-vous donc que j’aie été dominée par des sentiments de haine, que je n’aie respiré que vengeance et fureur ? Elle sourit de pitié. – J’étais calme et froide comme la raison même. J’ai condamné les Huguenots sans pitié, mais sans emportement, ils étaient l’orange pourrie de ma corbeille. Reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même les Catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans l’État un seul Dieu, une seule Foi, un seul Maître. Heureusement pour moi, j’ai gravé ma justification dans un mot. Quand Birague m’annonça faussement la perte de la bataille de Dreux : – Eh ! bien, nous irons au prêche, m’écriai-je. De la haine contre ceux de la Religion ? Je les estimais beaucoup et je ne les connaissais point. Si je me suis senti de l’aversion envers quelques hommes politiques, ce fut pour le lâche cardinal de Lorraine, pour son frère, soldat fin et brutal, qui tous deux me faisaient espionner. Voilà quels étaient les ennemis de mes enfants, ils voulaient leur arracher la couronne, je les voyais tous les jours, ils m’excédaient. Si nous n’avions pas fait la Saint-Barthélemi, les Guise l’eussent accomplie à l’aide de Rome et de ses moines. La Ligue, qui n’a été forte que de ma vieillesse, eût commencé en 1573. – Mais, madame, au lieu d’ordonner cet horrible assassinat {p. 73} (excusez ma franchise), pourquoi n’avoir pas employé les vastes ressources de votre politique à donner aux Réformés les sages institutions qui rendirent le règne de Henri IV si glorieux et si paisible ? Elle sourit encore, haussa les épaules, et ses rides creuses donnèrent à son pâle visage une expression d’ironie pleine d’amertume. – Les peuples, dit-elle, ont besoin de repos après les luttes les plus acharnées : voilà le secret de ce règne. Mais Henri IV a commis deux fautes irréparables : il ne devait ni abjurer le protestantisme, ni laisser la France catholique après l’être devenu lui-même. Lui seul s’est trouvé en position de changer sans secousse la face de la France. Ou pas une étole, ou pas un prêche ! telle aurait dû être sa pensée. Laisser dans un gouvernement deux principes ennemis sans que rien les balance, voilà un crime de roi, il sème ainsi des révolutions. À Dieu seul il appartient de mettre dans son œuvre le bien et le mal sans cesse en présence. Mais peut-être cette sentence était-elle inscrite au fond de la politique de Henri IV, et peut-être causa-t-elle sa mort. Il est impossible que Sully n’ait pas jeté un regard de convoitise sur ces immenses biens du clergé, que le clergé ne possédait pas entièrement, car la noblesse gaspillait au moins les deux tiers de leurs revenus. Sully le Réformé n’en avait pas moins des abbayes. Elle s’arrêta et parut réfléchir. – Mais, reprit-elle, songez-vous que c’est à la nièce d’un pape que vous demandez raison de son catholicisme ? Elle s’arrêta encore. – Après tout, j’eusse été Calviniste de bon cœur, ajouta-t-elle en laissant échapper un geste d’insouciance. Les hommes supérieurs de votre siècle penseraient-ils encore que la religion était pour quelque chose dans ce procès, le plus immense de ceux que l’Europe ait jugés, vaste révolution retardée par de petites causes qui ne l’empêcheront pas de rouler sur le monde, puisque je ne l’ai pas étouffée. Révolution, dit-elle en me jetant un regard profond, qui marche toujours et que tu pourras achever. Oui, toi, qui m’écoutes ! Je frissonnai. – Quoi ! personne encore n’a compris que les intérêts anciens et les intérêts nouveaux avaient saisi Rome et Luther comme des drapeaux ! Quoi ! pour éviter une lutte à peu près semblable, Louis IX, en entraînant une population centuple de celle que j’ai condamnée, et la laissant aux sables de l’Égypte, a mérité le nom de saint, et moi ? – Mais moi, dit-elle, j’ai échoué. Elle pencha la tête et resta silencieuse un moment. Ce n’était plus une reine que je voyais, mais bien plutôt une de ces antiques druidesses {p. 74} qui sacrifiaient des hommes, et savaient dérouler les pages de l’avenir en exhumant les enseignements du passé. Mais bientôt elle releva sa royale et majestueuse figure. – En appelant l’attention de tous les bourgeois sur les abus de l’Église romaine, dit-elle, Luther et Calvin faisaient naître en Europe un esprit d’investigation qui devait amener les peuples à vouloir tout examiner. L’examen conduit au doute. Au lieu d’une foi nécessaire aux sociétés, ils traînaient après eux et dans le lointain une philosophie curieuse, armée de marteaux, avide de ruines. La science s’élançait brillante de ses fausses clartés du sein de l’hérésie. Il s’agissait bien moins d’une réforme dans l’Église que de la liberté indéfinie de l’homme qui est la mort de tout pouvoir. J’ai vu cela. La conséquence des succès obtenus par les Religionnaires dans leur lutte contre le sacerdoce, déjà plus armé et plus redoutable que la couronne, était la ruine du pouvoir monarchique élevé par Louis XI à si grands frais sur les débris de la Féodalité. Il ne s’agissait de rien moins que de l’anéantissement de la religion et de la royauté sur les débris desquelles toutes les bourgeoisies du monde voulaient pactiser. Cette lutte était donc une guerre à mort entre les nouvelles combinaisons et les lois, les croyances anciennes. Les Catholiques étaient l’expression des intérêts matériels de la royauté, des seigneurs et du clergé. Ce fut un duel à outrance entre deux géants, la Saint-Barthélemi n’y fut malheureusement qu’une blessure. Souvenez-vous que, pour épargner quelques gouttes de sang dans un moment opportun, on en laisse verser plus tard par torrents. L’intelligence qui plane sur une nation ne peut éviter un malheur : celui de ne plus trouver de pairs pour être bien jugée quand elle a succombé sous le poids d’un événement. Mes pairs sont rares, les sots sont en majorité : tout est expliqué par ces deux propositions. Si mon nom est en exécration à la France, il faut s’en prendre aux esprits médiocres qui y forment la masse de toutes les générations. Dans les grandes crises que j’ai subies, régner ce n’était pas donner des audiences, passer des revues et signer des ordonnances. J’ai pu commettre des fautes, je n’étais qu’une femme. Mais pourquoi ne s’est-il pas alors rencontré un homme qui fût au-dessus de son siècle ? Le duc d’Albe était une âme de bronze, Philippe II était hébété de croyance catholique, Henri IV était un soldat joueur et libertin, l’Amiral un entêté systématique. Louis XI vint trop tôt, Richelieu vint trop tard. Vertueuse ou criminelle, que l’on m’attribue ou {p. 75} non la Saint-Barthélemi, j’en accepte le fardeau : je resterai entre ces deux grands hommes comme l’anneau visible d’une chaîne inconnue. Quelque jour des écrivains à paradoxes se demanderont si les peuples n’ont pas quelquefois prodigué le nom de bourreaux à des victimes. Ce ne sera pas une fois seulement que l’humanité préférera d’immoler un dieu plutôt que de s’accuser elle-même. Vous êtes tous portés à verser sur deux cents manants sacrifiés à propos les larmes que vous refusez aux malheurs d’une génération, d’un siècle ou d’un monde. Enfin vous oubliez que la liberté politique, la tranquillité d’une nation, la science même, sont des présents pour lesquels le destin prélève des impôts de sang ! – Les nations ne pourraient-elles pas être un jour heureuses à meilleur marché ? m’écriai-je les larmes aux yeux. – Les vérités ne sortent de leur puits que pour prendre des bains de sang où elles se rafraîchissent. Le christianisme lui-même, essence de toute vérité, puisqu’il vient de Dieu, s’est-il établi sans martyrs ? le sang n’a-t-il pas coulé à flots ? ne coulera-t-il pas toujours ? Tu le sauras, toi qui dois être un des maçons de l’édifice social commencé par les apôtres. Tant que tu promèneras ton niveau sur les têtes, tu seras applaudi ; puis quand tu voudras prendre la truelle, on te tuera62. Sang ! sang ! ce mot retentissait à mes oreilles comme un tintement. – Selon vous, dis-je, le protestantisme aurait donc eu le droit de raisonner comme vous ? Catherine avait disparu, comme si quelque souffle eût éteint la lumière surnaturelle qui permettait à mon esprit de voir cette figure dont les proportions étaient devenues gigantesques. Je trouvai tout à coup en moi-même une partie de moi qui adoptait les doctrines atroces déduites par cette italienne. Je me réveillai en sueur, pleurant, et au moment où ma raison victorieuse me disait, d’une voix douce, qu’il n’appartenait ni à un roi, ni même à une nation, d’appliquer ces principes dignes d’un peuple d’athées.

– Et comment sauvera-t-on les monarchies qui croulent ? demanda Beaumarchais63.

– Dieu est là, monsieur, répliqua mon voisin.

– Donc, reprit monsieur de Calonne avec cette incroyable légèreté qui le caractérisait, nous avons la ressource de nous croire, selon l’Évangile de Bossuet, les instruments de Dieu.

Aussitôt que les dames s’étaient aperçues que l’affaire se passait en conversation entre la reine et l’avocat, elles avaient chuchoté. {p. 76} J’ai même fait grâce des phrases à points d’interjection qu’elles lancèrent à travers le discours de l’avocat. Cependant ces mots : – Il est ennuyeux à la mort ! – Mais, ma chère, quand finira-t-il ? parvinrent à mon oreille.

Lorsque l’inconnu cessa de parler, les dames se turent. Monsieur Bodard dormait. Le chirurgien à moitié gris, Lavoisier, Beaumarchais et moi nous avions été seuls attentifs, monsieur de Calonne jouait avec sa voisine. En ce moment le silence eut quelque chose de solennel. La lueur des bougies me paraissait avoir une couleur magique. Un même sentiment nous avait attachés par des liens mystérieux à cet homme, qui, pour ma part, me fit concevoir les inexplicables effets du fanatisme. Il ne fallut rien moins que la voix sourde et caverneuse du compagnon de Beaumarchais pour nous réveiller.

– Et moi aussi, j’ai rêvé, s’écria-t-il.

Je regardai plus particulièrement alors le chirurgien, et j’éprouvai je ne sais quel sentiment d’horreur. Son teint terreux, ses traits à la fois ignobles et grands, offraient une expression exacte de ce que vous me permettrez64 de nommer la canaille. Quelques grains bleuâtres et noirs étaient semés sur son visage comme des traces de boue, et ses yeux lançaient une flamme sinistre. Cette figure paraissait plus sombre qu’elle ne l’était peut-être, à cause de la neige amassée sur sa tête par une coiffure à frimas.

– Cet homme-là doit enterrer plus d’un malade, dis-je à mon voisin.

– Je ne lui confierais pas mon chien, me répondit-il.

– Je le hais involontairement.

– Et moi je le méprise.

– Quelle injustice, cependant ! repris-je.

– Oh ! mon Dieu, après-demain il peut devenir aussi célèbre que l’acteur Volange, répliqua l’inconnu.

Monsieur de Calonne montra le chirurgien par un geste qui semblait nous dire : – Celui-là me paraît devoir être amusant.

– Et auriez-vous rêvé d’une reine ? lui demanda Beaumarchais.

– Non, j’ai rêvé d’un peuple, répondit-il avec une emphase qui nous fit rire. Je soignais alors un malade à qui je devais couper la cuisse le lendemain de mon rêve…

– Et vous avez trouvé le peuple dans la cuisse de votre malade ? demanda monsieur de Calonne.

{p. 77} – Précisément, répondit le chirurgien.

– Est-il amusant ! s’écria la comtesse de Genlis.

– Je fus assez surpris, dit l’orateur sans s’embarrasser des interruptions et en mettant chacune de ses mains dans les goussets de sa culotte, de trouver à qui parler dans cette cuisse. J’avais la singulière faculté d’entrer chez mon malade. Quand, pour la première fois, je me trouvai sous sa peau, je contemplai une merveilleuse quantité de petits êtres qui s’agitaient, pensaient et raisonnaient. Les uns vivaient dans le corps de cet homme, les autres dans sa pensée. Ses idées étaient des êtres qui naissaient, grandissaient, mouraient ; ils étaient malades, gais, bien portants, tristes, et avaient tous enfin des physionomies particulières ; ils se combattaient ou se caressaient. Quelques idées s’élançaient au dehors et allaient vivre dans le monde intellectuel. Je compris tout à coup qu’il y avait deux univers, l’univers visible et l’univers invisible ; que la terre avait, comme l’homme, un corps et une âme. La nature s’illumina pour moi, et j’en appréciai l’immensité en apercevant l’océan des êtres qui, par masses et par espèces, étaient répandus partout, faisant une seule et même matière animée, depuis les marbres jusqu’à Dieu. Magnifique spectacle ! Bref, il y avait un univers dans mon malade. Quand je plantai mon bistouri au sein de sa cuisse gangrenée, j’abattis un millier de ces bêtes-là. – Vous riez, mesdames, d’apprendre que vous êtes livrées aux bêtes…

– Pas de personnalités, dit monsieur de Calonne. Parlez pour vous et pour votre malade.

– Mon homme, épouvanté des cris de ses animalcules, voulait interrompre mon opération ; mais j’allais toujours, et je lui disais que des animaux malfaisants lui rongeaient déjà les os. Il fit un mouvement de résistance en ne comprenant pas ce que j’allais faire pour son bien, et mon bistouri m’entra dans le côté…

– Il est stupide, dit Lavoisier.

– Non, il est gris, répondit Beaumarchais.

– Mais, messieurs, mon rêve a un sens, s’écria le chirurgien.

– Oh ! oh ! cria Bodard qui se réveillait, j’ai une jambe engourdie.

– Monsieur, lui dit sa femme, vos animaux sont morts.

– Cet homme a une vocation, s’écria mon voisin qui avait imperturbablement fixé le chirurgien pendant qu’il parlait.

{p. 78} – Il est à celui de monsieur, disait toujours le laid convive en continuant, ce qu’est l’action à la parole, le corps à l’âme.

Mais sa langue épaissie s’embrouilla, et il ne prononça plus que d’indistinctes paroles. Heureusement pour nous la conversation reprit un autre cours. Au bout d’une demi-heure nous avions oublié le chirurgien des pages, qui dormait. La pluie se déchaînait par torrents quand nous nous levâmes de table.

– L’avocat n’est pas si bête, dis-je à Beaumarchais.

– Oh ! il est lourd et froid. Mais vous voyez que la province recèle encore de bonnes gens qui prennent au sérieux les théories politiques et notre histoire de France. C’est un levain qui fermentera.

– Avez-vous votre voiture ? me demanda madame de Saint-James.

– Non, lui répondis-je sèchement. Je ne savais pas que je dusse la demander ce soir. Vous voulez peut-être que je reconduise le contrôleur ? Serait-il donc venu chez vous en polisson ?

Cette expression du moment servait à désigner une personne qui, vêtue en cocher, conduisait sa propre voiture à Marly. Madame de Saint-James s’éloigna vivement, sonna, demanda la voiture de Saint-James, et prit à part l’avocat.

– Monsieur de Roberspierre, voulez-vous me faire le plaisir de mettre monsieur Marat chez lui, car il est hors d’état de se soutenir, lui dit-elle.

– Volontiers, madame, répondit monsieur de Roberspierre avec une manière galante, je voudrais que vous m’ordonnassiez quelque chose de plus difficile à faire.

{p. 661}

Note §

Voici cette chanson publiée par l’abbé de La Place dans son Recueil de pièces intéressantes, où se trouve la dissertation dont nous avons parlé.

LE CONVOI DU DUC DE GUISE

Qui veut ouïr chanson ? (bis)
C’est du grand duc de Guise ;
Et bon, bon, bon, bon,
Di, dan, di, dan, bon,
C’est du grand duc de Guise65 !
Qui est mort et enterré.
Qui est mort et enterré. (bis)
Aux quatre coins du poële,
Et bon, etc.,
Quatre gentilshomm’s y avoit.
Quatre gentilshomm’s y avait, (bis)
L’un portoit son grand casque,
Et bon, etc.,
Et l’autre ses pistolets.
Et l’autre ses pistolets, (bis)
Et l’autre son épée,
Et bon, etc.,
Qui tant d’hugu’nots a tués.
Qui tant d’hugu’nots a tués. (bis)
Venoit le quatrième,
Et bon, etc.,
Qui étoit le plus dolent.
{p. 662}
Qui étoit le plus dolent ; (bis)
Après venoient les pages,
Et bon, etc.,
Et les valets de pied.
Et les valets de pied, (bis)
Avecque de grands crêpes,
Et bon, etc.,
Et des souliers cirés.
Et des souliers cirés, (bis)
Et des beaux bas d’estame,
Et bon, etc.,
Et des culottes de piau.
Et des culottes de piau, (bis)
La cérémonie faite,
Et bon, etc.,
Chacun s’alla coucher.
Chacun s’alla coucher, (bis)
Les uns avec leurs femmes,
Et bon, etc.,
Et les autres tout seuls66.

Cette découverte curieuse prouverait jusqu’à un certain point la culpabilité de Théodore de Bèze, qui voulut alors diminuer par le ridicule l’horreur que causait cet assassinat. Il paraît que l’air faisait le principal mérite de cette ronde.