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Pathologie de la vie sociale

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Honoré de Balzac

La Comédie humaine
Études analytiques
Pathologie de la vie sociale
ou
méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée prise sous toutes les formes que lui donne l'état social soit par le vivre et le couvert, soit par la démarche et l’hippiatrique, soit par la parole et par l’action, soit par le silence, etc.

Traité de la vie élégante §

[Lov. A224, 32]

Première partie
Généralités §

Mens agitat molem.

Virgile.

L’esprit d’un homme se devine à la manière dont il porte sa canne.

Traduction fashionable.

Chapitre premier
Prolégomènes §

La civilisation a échelonné les hommes sur trois grandes lignes… Il nous aurait été facile de colorier nos catégories à la manière de monsieur Ch. Dupin ; mais comme le charlatanisme serait un contre-sens dans un ouvrage de philosophie chrétienne, nous nous dispenserons de mêler la peinture aux X de l’algèbre, [Lov. A224, 33] et nous tâcherons, en professant les doctrines les plus secrètes de la vie élégante, d’être compris même de nos antagonistes, les gens en bottes à revers.

Or, les trois classes d’êtres créés par les mœurs modernes sont :

L’homme qui travaille,

L’homme qui pense,

L’homme qui ne fait rien.

De là, trois formules d’existence assez complètes pour exprimer tous les genres de vie, depuis le roman poétique et vagabond du Bohême, jusqu’à l’histoire monotone et somnifère des rois constitutionnels :

La vie occupée,

La vie d’artiste,

La vie élégante.

§ I
De la vie occupée §

Le thème de la vie occupée n’a pas de variantes. En faisant œuvre de ses dix doigts, l’homme abdique toute une destinée, il devient un moyen ; et malgré toute notre philanthropie, les résultats obtiennent seuls notre admiration. Partout l’homme va se pâmant devant quelques tas de pierres ; et, s’il se souvient de ceux qui les ont amoncelés, c’est pour les accabler de sa pitié ; si l’architecte leur apparaît encore comme une grande pensée, ses ouvriers ne sont plus que des espèces de treuils, et restent confondus avec les brouettes, les pelles et les pioches.

Est-ce une injustice ? non. Semblables aux machines à vapeur, les hommes enrégimentés par le travail se produisent tous sous la même forme et n’ont rien d’individuel. L’homme-instrument est une sorte de zéro social, dont le plus grand [Lov. A224, 34] nombre possible ne composera jamais une somme s’il n’est précédé par quelques chiffres.

Un laboureur, un maçon, un soldat sont les fragments uniformes d’une même masse, les segments d’un même cercle, le même outil dont le manche est différent. Ils se couchent et se lèvent avec le soleil : aux uns, le chant du coq ; à l’autre, la diane ; à celui-ci, une culotte de peau, deux aunes de drap bleu et des bottes ; à ceux-là, les premiers haillons trouvés ; à tous, les plus grossiers aliments : battre du plâtre ou battre des hommes, récolter des haricots ou des coups de sabre, tel est, en chaque saison, le texte de leurs efforts. Le travail semble être pour eux une énigme dont ils cherchent le mot jusqu’à leur dernier jour. Assez souvent le triste pensum de leur existence est récompensé par l’acquisition d’un petit banc de bois où ils s’asseyent à la porte d’une chaumière sous un sureau poudreux, sans craindre de s’entendre dire par un laquais : – Allez-vous-en, bonhomme, nous ne donnons aux pauvres que le lundi.

Pour tous ces malheureux, la vie est résolue par du pain dans la huche, et l’élégance, par un bahut où il y a des hardes.

Le petit détaillant, le sous-lieutenant, le commis-rédacteur sont des types moins dégradés de la vie occupée ; mais leur existence est encore marquée au coin de la vulgarité. C’est toujours du travail, et toujours le treuil, seulement le mécanisme en est un peu plus compliqué, et l’intelligence s’y engrène avec parcimonie.

Loin d’être un artiste, le tailleur se dessine toujours dans la pensée de ces gens-là sous la forme d’une impitoyable facture ; ils abusent de l’institution des faux cols ; se reprochent une fantaisie comme un vol fait à leurs créanciers ; et, pour eux, une voiture est un fiacre dans les circonstances ordinaires, un remise les jours d’enterrement ou de mariage.

S’ils ne thésaurisent pas comme les manouvriers, afin d’assurer à leur vieillesse le vivre et le couvert, l’espérance de leur vie d’abeille ne va guère au-delà ; car c’est la possession d’une chambre bien froide au quatrième, rue Boucherat ; puis une [Lov. A224, 35] capote et des gants de percale écrue pour la femme, un chapeau gris et une demi-tasse de café pour le mari, l’éducation de Saint-Denis ou une demi-bourse pour les enfants, du bouilli persillé deux fois la semaine pour tous. Ni tout à fait zéros, ni tout à fait chiffres, ces créatures-là sont peut-être des décimales.

Dans cette cité dolente, la vie est résolue par une pension ou quelque rente sur le grand-livre, et l’élégance, par des draperies à franges, un lit en bateau et des flambeaux sous verre.

Si nous montons encore quelques bâtons de l’échelle sociale, sur laquelle les gens occupés grimpent et se balancent comme les mousses dans les cordages d’un grand bâtiment, nous trouvons le médecin, le curé, l’avocat, le notaire, le petit magistrat, le gros négociant, le hobereau, le bureaucrate, l’officier supérieur, etc.

Ces personnages sont des appareils merveilleusement perfectionnés, dont les pompes, les chaînes, les balanciers, dont tous les rouages enfin, soigneusement polis, ajustés, huilés, accomplissent leurs révolutions sous d’honorables caparaçons brodés. Mais cette vie est toujours une vie de mouvement où les pensées ne sont encore ni libres, ni largement fécondes. Ces messieurs ont à faire journellement un certain nombre de tours inscrits sur des agenda. Ces petits livres remplacent les chiens de cour qui les harcelaient naguère au collége, et leur remettent à toute heure en mémoire qu’ils sont les esclaves d’un être de raison mille fois plus capricieux, plus ingrat qu’un souverain.

Quand ils arrivent à l’âge du repos, le sentiment de la fashion s’est oblitéré, le temps de l’élégance a fui sans retour. Aussi la voiture qui les promène est-elle à marchepieds saillants à plusieurs fins, ou décrépite comme celle du célèbre Portal. Chez eux, le préjugé du cachemire vit encore ; leurs femmes portent des rivières et des girandoles ; leur luxe est toujours une épargne ; dans leur maison tout est cossu, et vous lisez au-dessus de la loge : – Parlez au Suisse. Si dans la somme sociale ils comptent comme chiffres, ce sont des unités.

Pour les parvenus de cette classe, la vie est résolue par le [Lov. A224, 36] titre de baron, et l’élégance par un grand chasseur bien emplumé ou par une loge à Feydeau.

Là cesse la vie occupée. Le haut fonctionnaire, le prélat, le général, le grand propriétaire, le ministre, le valet1 et les princes sont dans la catégorie des oisifs, et appartiennent à la vie élégante.

Après avoir achevé cette triste autopsie du corps social, un philosophe éprouve tant de dégoût pour les préjugés qui amènent les hommes à passer les uns près des autres en s’évitant comme des couleuvres, qu’il a besoin de se dire : – Je ne construis pas à plaisir une nation, je l’accepte toute faite…

Cet aperçu de la société prise en masse doit aider à concevoir nos premiers aphorismes, que nous formulerons ainsi :

Aphorismes

I

Le but de la vie civilisée ou sauvage est le repos.

II

Le repos absolu produit le spleen.

III

La vie élégante est, dans une large acception du terme, l’art d’animer le repos.

IV

L’homme habitué au travail ne peut comprendre la vie élégante.

V

Corollaire. Pour être fashionable, il faut jouir du repos sans avoir passé par le travail ; autrement, gagner un quaterne, être fils de millionnaire, prince, sinécuriste ou cumulard.

[Lov. A224, 37]
§ II
De la vie d’artiste §

L’artiste est une exception : son oisiveté est un travail, et son travail est un repos ; il est élégant et négligé tour à tour ; il revêt à son gré la blouse du laboureur, et décide du frac porté par l’homme à la mode ; il ne subit pas de lois : il les impose. Qu’il s’occupe à ne rien faire ou médite un chef-d’œuvre sans paraître occupé ; qu’il conduise un cheval avec un mors de bois ou mène à grandes guides les quatre chevaux d’un britschka ; qu’il n’ait pas vingt-cinq centimes à lui ou jette de l’or à pleines mains, il est toujours l’expression d’une grande pensée et domine la société.

Quand monsieur Peel entra chez monsieur le vicomte de Châteaubriand, il se trouva dans un cabinet dont tous les meubles étaient en bois de chêne : le ministre trente fois millionnaire vit tout-à-coup les ameublements d’or ou d’argent massif qui encombrent l’Angleterre écrasés par cette simplicité.

L’artiste est toujours grand. Il a une élégance et une vie à lui, parce que chez lui tout reflète son intelligence et sa gloire. Autant d’artistes, autant de vies caractérisées par des idées neuves. Chez eux la fashion doit être sans force : ces êtres indomptés façonnent tout à leur guise. S’ils s’emparent d’un magot, c’est pour le transfigurer.

De cette doctrine se déduit un aphorisme européen :

VI

Un artiste vit comme il veut, ou… comme il peut.

[Lov. A224, 38]
§ III
De la vie élégante §

Si nous omettions de définir ici la vie élégante, ce traité serait infirme ; un traité sans définition est comme un colonel amputé des deux jambes : il ne peut plus guère aller que cahin-caha. Définir, c’est abréger. Abrégeons donc.

Définitions

La vie élégante est la perfection de la vie extérieure et matérielle ;

Ou bien,

L’art de dépenser ses revenus en homme d’esprit ;

Ou encore,

La science qui nous apprend à ne rien faire comme les autres, en paraissant tout faire comme eux ;

Mais mieux, peut-être,

Le développement de la grâce et du goût dans tout ce qui nous est propre et nous entoure ;

Ou plus logiquement,

Savoir se faire honneur de sa fortune.

Selon notre honorable ami A-Z, ce serait,

La noblesse transportée dans les choses.

D’après P.-T. Smith,

La vie élégante est le principe fécondant de l’industrie.

Suivant monsieur Jacotot, un traité sur la vie élégante est inutile, attendu qu’il se trouve tout entier dans Télémaque (voir la constitution de Salente).

[Lov. A224, 39] À entendre monsieur Cousin, ce serait dans un ordre de pensées plus élevé :

L’exercice de la raison nécessairement accompagné de celui des sens, de l’imagination et du cœur qui, se mêlant aux institutions primitives, aux illuminations immédiates de l’animalisme, va teignant la vie de ses couleurs. (Voyez page 44 du Cours de l’Histoire de la philosophie, si le mot vie élégante n’est pas véritablement celui de ce rébus.)

Dans la doctrine de Saint-Simon,

La vie élégante serait la plus grande maladie dont une société puisse être affligée, en partant de ce principe : une grande fortune est un vol.

Suivant Chodruc,

Elle est un tissu de frivolités et de billevesées.

La vie élégante comporte bien toutes ces définitions subalternes, périphrases de notre aphorisme III ; mais elle renferme, selon nous des questions plus importantes encore, et pour rester fidèle à notre système d’abréviation2, nous allons essayer de les développer.

Un peuple de riches est un rêve politique impossible à réaliser : une nation se compose nécessairement de gens qui produisent et des gens qui consomment. Comment celui qui sème, plante, arrose et récolte est-il précisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystère assez facile à dévoiler, mais que bien des gens se plaisent à considérer comme une grande pensée providentielle. Nous en donnerons peut-être l’explication plus tard en arrivant au terme de la voie suivie par l’humanité. Pour le moment, au risque d’être accusé d’aristocratie, nous dirons franchement qu’un homme placé au dernier rang de la société ne doit pas plus demander compte à Dieu de sa destinée qu’une huître de la sienne.

Cette remarque, tout à la fois philosophique et chrétienne, tranchera sans doute la question aux yeux des gens qui méditent quelque peu les chartes constitutionnelles ; et comme nous ne parlons pas à d’autres, nous poursuivrons.

Depuis que les sociétés existent un gouvernement a donc [Lov. A224, 40] toujours été nécessairement un contrat d’assurance conclu entre les riches contre les pauvres. La lutte intestine produite par ce prétendu partage à la Montgomery, allume chez les hommes civilisés une passion générale pour la fortune, expression qui prototype toutes les ambitions particulières ; car du désir de ne pas appartenir à la classe souffrante et vexée, dérivent la noblesse, l’aristocratie, les distinctions, les courtisans, les courtisanes, etc.

Mais cette espèce de fièvre qui porte l’homme à voir partout des mâts de cocagne et à s’affliger de ne s’y être juché qu’au quart, au tiers ou à moitié, a forcément développé l’amour-propre outre mesure, et engendré la vanité. Or, comme la vanité n’est que l’art de s’endimancher tous les jours, chaque homme a senti la nécessité d’avoir, comme un échantillon de sa puissance, un signe chargé d’instruire les passants de la place où il perche sur le grand mât de cocagne, au sommet duquel les rois font leurs exercices. Et c’est ainsi que les armoiries, les livrées, les chaperons, les cheveux longs, les girouettes, les talons rouges, les mîtres, les colombiers, le carreau à l’église et l’encens par le nez, les particules, les rubans, les diadèmes, les mouches, le rouge, les couronnes, les souliers à la poulaine, les mortiers, les simarres, le menu-vair, l’écarlate, les éperons, etc., etc., étaient successivement devenus des signes matériels du plus ou du moins de repos qu’un homme pouvait prendre ; du plus ou du moins de fantaisies qu’il avait le droit de satisfaire, du plus ou du moins d’hommes, d’argent, de pensées, de labeurs qu’il lui était possible de gaspiller. Alors un passant distinguait, rien qu’à le voir, un oisif d’un travailleur, un chiffre d’un zéro.

Tout-à-coup, la révolution ayant pris d’une main puissante toute cette garde-robe inventée par quatorze siècles, et l’ayant réduite en papier monnaie, amena follement un des plus grands malheurs qui puissent affliger une nation. Les gens occupés se lassèrent de travailler tout seuls ; ils se mirent en tête de partager la peine et le profit par portions égales, avec de malheureux riches qui ne savaient rien faire, sinon se gaudir en leur oisiveté !…

[Lov. A224, 41] Le monde entier, spectateur de cette lutte, a vu ceux-là mêmes qui s’étaient le plus affolés de ce système, le proscrire, le déclarer subversif, dangereux, incommode et absurde, sitôt que de travailleurs ils se furent métamorphosés en oisifs.

Aussi, de ce moment, la société se reconstitua, se rebaronifia, se recomtifia, s’enrubanisa, et les plumes de coq furent chargées d’apprendre au pauvre peuple, ce que les perles héraldiques lui disaient jadis : vade retrò satanas !… Arrière de nous, péquins !… La France, pays éminemment philosophique, ayant expérimenté par cette dernière tentative, la bonté, l’utilité, la sécurité du vieux système d’après lequel se construisaient les nations, revint d’elle-même, grâce à quelques soldats, au principe en vertu duquel la Trinité a mis en ce bas monde, des vallées et des montagnes, des chênes et des graminées.

Et en l’an de grâce 1804, comme en l’an MCXX, il a été reconnu qu’il est infiniment agréable pour un homme ou une femme de se dire en regardant ses concitoyens : – Je suis au-dessus d’eux ; je les éclabousse ; je les protège ; je les gouverne ; et chacun voit clairement que je les gouverne, les protège et les éclabousse ; car un homme qui éclabousse, protège ou gouverne les autres, parle, mange, marche, boit, dort, tousse, s’habille, s’amuse autrement que les gens éclaboussés, protégés, et gouvernés.

Et la vie élégante a surgi !…

Et elle s’est élancée toute brillante, toute neuve, toute vieille, toute jeune, toute fière, toute pimpante, toute approuvée, corrigée, augmentée et ressuscitée par ce monologue merveilleusement moral, religieux, monarchique, littéraire, constitutionnel, égoïste : – J’éclabousse, je protège, je…, etc.

Car, les principes d’après lesquels se conduisent et vivent les gens qui ont du talent, du pouvoir ou de l’argent, ne ressembleront jamais à ceux de la vie vulgaire.

Et personne ne veut être vulgaire !…

La vie élégante est donc essentiellement la science des manières.

[Lov. A224, 42] Maintenant la question nous semble suffisamment abrégée, et aussi subtilement posée que si S. S. le comte Ravez s’était chargé de la proposer à la première chambre septennale.

Mais à quelle gent commence la vie élégante et tous les oisifs sont-ils aptes à en suivre les principes ?

Voici deux aphorismes qui doivent résoudre tous les doutes, et servir de point de départ à nos observations fashionables.

VII

Pour la vie élégante, il n’y a d’être complet que le centaure, l’homme en tilbury.

VIII

Il ne suffit pas d’être devenu ou de naître riche pour mener une vie élégante, il faut en avoir le sentiment.

Ne fais pas le prince, a dit avant nous Solon, si tu n’as pas appris à l’être.

Chapitre II
Du sentiment de la vie élégante §

La complète entente du progrès social, peut seule produire le sentiment de la vie élégante : cette manière de vivre n’est-elle pas l’expression des rapports et des besoins nouveaux créés par une jeune organisation déjà virile ? Pour s’en expliquer le sentiment, et le voir adopté par tout le monde, il est donc nécessaire d’examiner ici l’enchaînement des causes qui ont fait éclore la vie élégante du mouvement même de notre révolution ; car autrefois elle n’existait pas.

En effet, jadis le noble vivait à sa guise, et restait toujours un être à part. Seulement, les façons du courtisan remplaçaient, au sein de ce peuple à talons rouges, les recherches de notre vie fashionable. Encore le ton de la cour n’a-t-il daté que de Catherine de Médicis. Ce furent nos deux reines italiennes qui importèrent en France les raffinements du luxe, la grâce des manières et les féeries de la toilette. L’œuvre, que commença Catherine en introduisant l’étiquette (voir ses lettres à Charles IX), en entourant le trône de supériorités intellectuelles, fut continuée par les reines espagnoles, influence puissante qui rendit la cour de France arbitre et dépositaire des délicatesses inventées tour à tour et par les Maures et par l’Italie.

Mais jusqu’au règne de Louis XV, la différence qui distinguait le courtisan du noble, ne se trahissait guère que par des pourpoints plus ou moins chers, par des bottines plus ou moins évasées, une fraise, une chevelure plus ou moins musquée, et par des mots plus ou moins neufs. Ce luxe, tout personnel, n’était jamais [Lov. A224, 43] complété par un ensemble dans l’existence. Cent mille écus profusément jetés dans un habillement, dans un équipage, suffisaient pour toute une vie. Puis, un noble de province pouvait se mal vêtir, et savoir élever un de ces édifices merveilleux, notre admiration d’aujourd’hui et le désespoir de nos fortunes modernes ; tandis qu’un courtisan, richement mis, eût été fort embarrassé de recevoir deux femmes chez lui. Une salière de Benvenuto Cellini, achetée au prix de la rançon d’un roi, s’élevait souvent sur une table entourée de bancs.

Enfin, si nous passons de la vie matérielle, à la vie morale, un noble pouvait faire des dettes, vivre dans les cabarets, ne pas savoir écrire ou parler, être ignorant, stupide, prostituer son caractère, dire des niaiseries, il demeurait noble. Le bourreau et la loi le distinguaient encore de tous les exemplaires de Jacques Bonhomme (l’admirable type des gens occupés), en lui tranchant la tête, au lieu de le pendre. On eût dit le civis romanus en France ; car, véritables esclaves, les Gaulois3 étaient devant lui comme s’ils n’existaient pas.

Cette doctrine fut si bien comprise, qu’une femme de qualité s’habillait devant ses gens comme s’ils eussent été des bœufs ; ne se déshonorait pas en chippant l’argent des bourgeois (voir la conversation de la duchesse de Tallard, dans le dernier ouvrage de monsieur Barrière) ; que la comtesse d’Egmont ne croyait pas commettre d’infidélité en aimant un vilain ; que madame de Chaulnes affirmait qu’une duchesse n’avait pas d’âge pour un roturier ; et que monsieur Joly de Fleury considérait logiquement les vingt millions de corvéables, comme un accident dans l’État.

Aujourd’hui les nobles de 1804 ou de l’an MCXX ne représentent plus rien. La révolution n’était qu’une croisade contre les priviléges, et sa mission n’a pas été, tout-à-fait, vaine ; car si la chambre des pairs, dernier lambeau des prérogatives héréditaires, devient une oligarchie territoriale, elle ne sera jamais une aristocratie hérissée de droits hostiles. Mais, malgré l’amélioration apparente imprimée à l’ordre social par le mouvement de [Lov. A224, 44] 1789, l’abus nécessaire que constitue l’inégalité des fortunes, s’est régénéré sous de nouvelles formes. N’avons-nous pas, en échange d’une féodalité risible et déchue, la triple aristocratie de l’argent, du pouvoir et du talent, qui, toute légitime qu’elle soit, n’en jette pas moins sur la masse un poids immense, en lui imposant le patriciat de la banque, le ministérialisme, et la balistique des journaux ou de la tribune, marchepieds des gens de talent ? Ainsi, tout en consacrant, par son retour à la monarchie constitutionnelle, une mensongère égalité politique, la France n’a jamais que généralisé le mal ; car nous sommes une démocratie de riches. Avouons-le ? La grande lutte du dix-huitième siècle était un combat singulier entre le tiers-état et les ordres : le peuple n’y fut que l’auxiliaire des plus habiles. Aussi, en octobre 1830, il existe encore deux espèces d’hommes : les riches et les pauvres, les gens en voiture et les gens à pied, ceux qui ont payé le droit d’être oisifs et ceux qui tentent de l’acquérir. La société s’exprime en deux termes ; mais la proposition reste la même : les hommes doivent toujours les délices de la vie et le pouvoir, au hasard qui, jadis, créait les nobles ; car le talent est un bonheur d’organisation, comme la fortune patrimoniale en est un, de naissance.

L’oisif gouvernera donc toujours ses semblables : après avoir interrogé, fatigué les choses, il éprouve l’envie de jouer aux hommes. D’ailleurs, celui-là dont l’existence est assurée, pouvant seul étudier, observer, comparer, le riche déploie l’esprit d’envahissement, inhérent à l’âme humaine, au profit de son intelligence ; et alors, le triple pouvoir du temps, de l’argent et du talent lui garantit le monopole de l’empire, car l’homme armé de la pensée, a remplacé le banneret bardé de fer. Le mal a perdu de sa force en s’étendant ; l’intelligence est devenue le pivot de notre civilisation : tel est tout le progrès acheté par le sang de nos pères.

L’aristocratie et la bourgeoisie vont mettre en commun, l’une, ses traditions d’élégance, de bon goût et de haute politique ; l’autre, ses conquêtes prodigieuses, dans les arts et les sciences ; puis, toutes deux, à la tête du peuple, elles [Lov. A224, 45] l’entraîneront dans une voie de civilisation et de lumière. Mais, les princes de la pensée, du pouvoir ou de l’industrie qui forment cette caste agrandie, n’en éprouveront, pas moins, une invincible démangeaison de publier, comme les nobles d’autrefois, leur degré de puissance ; et, aujourd’hui encore, l’homme social fatiguera son génie à trouver des distinctions. Ce sentiment est, sans doute, un besoin de l’âme, une espèce de soif ; car le sauvage même, a ses plumes, ses tatouages, ses arcs travaillés, ses cauris, et se bat pour des verroteries. Alors, comme le dix-neuvième siècle s’avance sous la conduite d’une pensée dont le but est : de substituer l’exploitation de l’homme par l’intelligence à l’exploitation de l’homme par l’homme4, la promulgation constante de notre supériorité devra subir l’influence de cette haute philosophie et participera bien moins de la matière, que de l’âme.

Hier, encore, les Francs sans armures, peuple débile et [Lov. A224, 46] dégénéré, continuaient les rites d’une religion morte et levaient les étendards d’une puissance évanouie ; maintenant, chaque homme, qui va se dresser, s’appuiera sur sa propre force. Les oisifs ne seront plus des fétiches, mais de véritables dieux. Alors l’expression de notre fortune résultera de son emploi, et la preuve de notre élévation individuelle se trouvera dans l’ensemble de notre vie ; car princes et peuples comprennent que le signe le plus énergique ne suppléera plus le pouvoir. Ainsi, pour chercher à rendre un système par une image5, il ne reste pas trois figures de Napoléon en habits impériaux, et nous le voyons partout, vêtu de son petit uniforme vert, coiffé de son chapeau à trois cornes et les bras croisés. Il n’est poétique et vrai, que sans le charlatanisme impérial. En le précipitant du haut de sa colonne, ses ennemis l’ont grandi. Dépouillé des oripeaux de la royauté, Napoléon devient immense : il est le symbole de son siècle, une pensée de l’avenir : l’homme puissant est toujours simple et calme.

Du moment où deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel d’un baigneur millionnaire et un homme de talent ont les mêmes droits que le fils d’un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles, que par notre valeur intrinsèque. Alors dans notre société les différences ont disparu : il n’y a plus que des nuances. Aussi, le savoir-vivre, l’élégance des manières, le je ne sais quoi, fruit d’une éducation complète, forment la seule barrière qui sépare l’oisif, de l’homme occupé. S’il existe un privilége, il dérive de la supériorité morale. De là, le haut prix, attaché par le plus grand nombre, à l’instruction, à la pureté du langage, à la grâce du maintien, à la manière plus ou moins aisée dont une toilette est portée, à la recherche des appartements, enfin à la perfection de tout ce qui procède de la personne. N’imprimons-nous pas nos mœurs, notre pensée sur tout ce qui nous entoure et nous appartient ? – « Parle, marche, mange ou habille-toi et je te dirai qui tu es ? » a remplacé l’ancien proverbe, expression de cour, adage de privilégié. Aujourd’hui un maréchal de Richelieu est impossible. Un Pair de France, un prince même, risquent de tomber au-dessous [Lov. A224, 47] d’un électeur à cent écus, s’ils se déconsidèrent ; car il n’est permis à personne d’être impertinent ou débauché. Plus les choses ont subi l’influence de la pensée, et plus les détails de la vie se sont ennoblis, épurés, agrandis.

Telle est la pente insensible par laquelle le christianisme de notre révolution a renversé le polythéisme de la féodalité, par quelle filiation, un sentiment vrai a respiré jusques dans les signes matériels et changeants de notre puissance ; et voilà comment nous sommes revenus au point d’où nous sommes partis – à l’adoration du veau d’or. Seulement, l’idole parle, marche, pense ; en un mot, elle est un géant. Aussi, le pauvre Jacques Bonhomme est-il bâté pour longtemps : une révolution populaire est impossible aujourd’hui : si quelques rois tombent encore, ce sera, comme en France, par le froid mépris de la classe intelligente.

Pour distinguer notre vie par de l’élégance, il ne suffit donc plus aujourd’hui, d’être noble ou de gagner un quaterne à l’une des loteries humaines, il faut encore avoir été doué de cette indéfinissable faculté (l’esprit de nos sens peut-être !), qui nous porte toujours à choisir les choses vraiment belles ou bonnes, les choses dont l’ensemble concorde avec notre physionomie, avec notre destinée. C’est un tact exquis, dont le constant exercice peut, seul, faire découvrir soudain les rapports, prévoir les conséquences, deviner la place ou la portée des objets, des mots, des idées et des personnes ; car, pour nous résumer, le principe de la vie élégante est une haute pensée d’ordre et d’harmonie destinée à donner de la poésie aux choses. De là cet aphorisme.

IX

Un homme devient riche, il naît élégant.

Appuyé sur de telles bases, vu de cette hauteur, ce système d’existence n’est donc plus une plaisanterie éphémère, un mot vide, dédaigné par les penseurs comme un journal lu. La vie élégante repose au contraire sur les déductions les plus sévères de la constitution sociale. N’est-elle pas l’habitude et les mœurs des [Lov. A224, 48] gens supérieurs qui savent jouir de la fortune et obtenir du peuple le pardon de leur élévation en faveur des bienfaits répandus par leurs lumières ? N’est-elle pas l’expression des progrès faits par un pays, puisqu’elle en représente tous les genres de luxe. Enfin, si elle est l’indice d’une nature perfectionnée, tout homme ne doit-il pas désirer d’en étudier, d’en surprendre les secrets ?

Alors il n’est donc plus indifférent de mépriser ou d’adopter les fugitives prescriptions de la Mode ; car mens molem agitat : l’esprit d’un homme se devine à la manière dont il tient sa canne. Les distinctions s’avilissent, ou meurent en devenant communes ; mais il existe une puissance chargée d’en stipuler de nouvelles, c’est l’opinion ; or, la mode n’a jamais été que l’opinion en matière de costume. Le costume étant le plus énergique de tous les symboles, la révolution fut aussi une question de mode, un débat entre la soie et le drap. Mais aujourd’hui la Mode n’est plus restreinte au luxe de la personne. Le matériel de la vie, ayant été l’objet du progrès général, a reçu d’immenses développements. Il n’est pas un seul de nos besoins qui n’ait produit une encyclopédie, et notre vie animale se rattache à l’universalité des connaissances humaines. Aussi, en dictant les lois de l’élégance, la mode embrasse-t-elle tous les arts. Elle est le principe des œuvres comme des ouvrages. N’est-elle pas le cachet dont un consentement unanime, scelle une découverte ou marque les inventions qui enrichissent le bien-être de l’homme ? Ne constitue-t-elle pas la récompense toujours lucrative, l’hommage décernés au génie. En accueillant, en signalant le progrès, elle se met à la tête de tout : elle fait les révolutions de la musique, des lettres, du dessin et de l’architecture. Or, un traité de la vie élégante, étant la réunion des principes incommutables qui doivent diriger la manifestation de notre pensée par la vie extérieure, est en quelque sorte la métaphysique des choses.

[Lov. A224, 48]

Chapitre III
Plan de ce traité §

– J’arrive de Pierrefond où je suis allé voir mon oncle : il est riche, il a des chevaux, il ne sait seulement pas ce que c’est qu’un tigre, un groom, un britschka, et va encore dans un cabriolet à pompe !…

– Hé quoi ! s’écria tout-à-coup notre honorable ami, en déposant sa pipe entre les bras d’une Vénus à la tortue qui décore sa cheminée ; hé quoi ! s’il s’agit de l’homme en masse, il y a le code du droit des gens ; d’une nation, code politique ; de nos intérêts, code civil ; de nos différends, code de procédure ; de notre liberté, code d’instruction ; de nos égarements, code pénal ; de l’industrie, code du commerce ; de la campagne, code rural ; des soldats, code militaire ; des nègres, code noir ; de nos bois, code forestier ; de nos coquilles pavoisées, code maritime… Enfin, nous avons tout formulé, depuis le deuil de cour, depuis la quantité de larmes que nous devons verser pour un roi, un oncle, un cousin, jusqu’à la vie et le pas d’un cheval d’escadron…

– Hé bien quoi ? lui dit A-Z6 en ne s’apercevant pas que notre honorable ami reprenait haleine.

– Hé bien, répliqua-t-il, quand ces codes-là ont été faits, je ne sais quelle épizootie (il voulait dire épidémie) a saisi les cacographes, et nous avons été inondés de codes… La politesse, la gourmandise, le théâtre, les honnêtes gens, les femmes, [Lov. A224, 50] l’indemnité, les colons, l’administration, tout a eu son code. Puis, la doctrine de Saint-Simon a dominé cet océan d’ouvrages, en prétendant que la codification (voyez l’Organisateur) était une science spéciale… Peut-être le typographe s’est-il trompé, et n’a-t-il pas bien lu caudification, de cauda, queue ?… mais n’importe !

– Je vous demande, ajouta-t-il, en arrêtant un de ses auditeurs et le tirant par un bouton, n’est-ce pas un vrai miracle que la Vie élégante n’ait pas trouvé de législateurs parmi tout ce monde écrivant et pensant ? Ces manuels, même ceux du garde-champêtre, du maire et du contribuable, ne sont-ils pas des fadaises auprès d’un traité sur la Mode ? La publication des principes qui rendent la vie poétique, n’est-elle pas d’une immense utilité ? Si, en province, la plupart de nos fermes, closeries, borderies, maisons, métairies, bordages, etc., sont de véritables chenils ; si le bestial, et surtout les chevaux, obtiennent en France, un traitement indigne d’un peuple chrétien, si la science du confortable, si le briquet de l’immortel Fumade, si la cafetière de Lemare, si les tapis à bon marché sont inconnus à soixante lieues de Paris, il est bien certain que ce manque général des plus vulgaires inventions dues à la science moderne, vient de l’ignorance dans laquelle nous laissons croupir la petite propriété ! L’élégance se rattache à tout. Elle tend à rendre une nation moins pauvre, en lui inspirant le goût du luxe ; car un grand axiome est certes celui-ci :

X

La fortune que l’on acquiert est en raison des besoins que l’on se crée.

Elle donne (toujours l’élégance) un aspect plus pittoresque à un pays ! et perfectionne l’agriculture ; car, des soins apportés au vivre, au couvert des animaux, dépend la beauté des races et de leurs produits. Or, allez voir dans quels trous les Bretons [Lov. A224, 51] logent leurs vaches, leurs chevaux, leurs moutons et leurs enfants, et vous avouerez que, de tous les livres à faire, un traité sur l’élégance est le plus philanthropique et le plus national ? Si un ministre a laissé son mouchoir et sa tabatière sur la table de Louis XVIII, si les miroirs dans lesquels un jeune élégant se fait la barbe, chez un vieux campagnard, lui donnent l’air d’un homme prêt à tomber en apoplexie, et si enfin votre oncle va encore dans un cabriolet à pompe, c’est assurément faute d’un ouvrage classique sur la Mode !…

Notre honorable ami parla long-temps et très-bien avec cette facilité d’élocution que les envieux nomment bavardage ; puis, il conclut en disant : – L’élégance dramatise la vie…

Oh ! alors ce mot éveilla un hourra général. Le sagace A-Z7 prouva que le drame ne pouvait guère ressortir de l’uniformité imprimée, par l’élégance, aux mœurs d’un pays ; et, mettant en regard l’Angleterre et l’Espagne, il démontra sa thèse en enrichissant son argumentation des couleurs locales que lui fournirent les habitudes des deux contrées. Enfin il termina ainsi :

– Il est facile, messieurs, d’expliquer cette lacune dans la science. Hé quel homme, jeune ou vieux, serait assez hardi pour assumer sur sa tête une aussi accablante responsabilité ? Pour entreprendre un traité de la vie élégante, il faudrait avoir un fanatisme d’amour-propre inimaginable ; car ce serait vouloir dominer les personnes élégantes de Paris, qui, elles-mêmes, tâtonnent, essaient et n’arrivent pas toujours à la grâce.

En ce moment, d’amples libations ayant été faites en l’honneur de la fashionable déesse du thé, les esprits s’étaient élevés au ton de l’illuminisme. Alors, un des plus élégants8 rédacteurs de la Mode se leva en jetant un regard de triomphe sur ses collaborateurs :

– Cet homme existe !… dit-il.

[Lov. A224, 52] Un rire général accueillit cet exorde ; mais le silence de l’admiration y succéda bientôt quand il eut ajouté :

– Brummell !… Brummell est à Boulogne, banni de l’Angleterre par de trop nombreux créanciers oublieux des services que ce patriarche de la fashion a rendus à sa patrie !…

Et alors la publication d’un traité sur la vie élégante parut facile et fut unanimement résolue comme étant un grand bienfait pour l’humanité, comme un pas immense dans la voie des progrès.

Il est inutile d’ajouter que nous devons à Brummell les inductions philosophiques par lesquelles nous sommes arrivés à démontrer dans les deux précédents chapitres combien la vie élégante se liait fortement à la perfection de toute société humaine : les anciens amis de cet immortel créateur du luxe anglais auront, nous l’espérons, reconnu sa haute philosophie à travers la traduction imparfaite de ses pensées.

Il nous serait difficile d’exprimer le sentiment qui s’empara de nous lorsque nous vîmes ce prince de la mode : c’était tout à la fois du respect et de la joie. Comment ne pas se pincer épigrammatiquement les lèvres en voyant l’homme qui avait inventé la philosophie des meubles, des gilets, et qui allait nous léguer des axiomes sur les pantalons, sur la grâce et sur les harnais ?

Mais aussi comment ne pas être pénétré d’admiration pour le plus intime ami du roi George IV ; pour le fashionable qui avait imposé des lois à l’Angleterre, et donné au prince de Galles ce goût de toilette et de confortabilisme qui valut tant d’avancement aux officiers bien vêtus9 ? N’était-il pas une preuve vivante de l’influence exercée par la mode ? Mais quand nous pensâmes que Brummell avait, en ce moment, une vie pleine d’amertume, et que Boulogne était son rocher de Sainte-Hélène, tous nos sentiments se confondirent dans un respectueux enthousiasme.

[Lov. A224, 53] Nous le vîmes au moment de son lever. Sa robe de chambre portait l’empreinte de son malheur ; mais tout en s’y conformant, elle s’harmoniait admirablement avec les accessoires de l’appartement. Brummell vieux et pauvre, était toujours Brummell. Seulement, un embonpoint égal à celui de George IV, avait rompu les heureuses dispositions de ce corps-modèle, et l’ex-dieu du dandysme portait une perruque !… Effrayante leçon ! Brummell ainsi !… N’était-ce pas Shéridan ivre mort au sortir du parlement, ou saisi par des recors ?

Brummell en perruque ; Napoléon en jardinier ; Kant en enfance ; Louis XVI en bonnet rouge, et Charles X à Cherbourg !… voilà les cinq plus grands spectacles de notre époque.

Le grand homme nous accueillit avec un ton parfait. Sa modestie acheva de nous séduire. Il parut flatté de l’apostolat que nous lui avions réservé ; mais tout en nous remerciant, il nous déclara qu’il ne se croyait pas assez de talent pour accomplir une mission aussi délicate.

– Heureusement, nous dit-il, j’ai pour compagnons à Boulogne quelques gentlemen d’élite conduits en France par la manière trop large dont ils concevaient, à Londres, la vie élégante… – Honneur au courage malheureux !… ajouta-t-il en se découvrant et nous lançant un regard aussi gai que railleur.

– Alors, reprit-il, nous pourrons former ici un comité assez illustre, assez expérimenté pour décider en dernier ressort des difficultés les plus sérieuses de cette vie, si frivole en apparence ; et, lorsque vos amis de Paris auront admis ou rejeté nos maximes, espérons que votre entreprise prendra un caractère monumental !…

Ayant dit, il nous proposa de prendre le thé avec lui. Nous acceptâmes. Une mistriss élégante encore, malgré son embonpoint, étant sortie de la chambre voisine, pour faire les honneurs de la théière, nous nous aperçûmes que Brummell avait aussi sa marquise de Conyngham. Alors, le nombre seul des couronnes pouvait le distinguer de son royal ami George IV. Hélas ! ils sont maintenant ambo pares, morts tous deux, ou à peu près.

[Lov. A224, 54] Notre première conférence eut lieu pendant ce déjeuner dont la recherche nous prouva que la ruine de Brummell serait une fortune à Paris.

La question dont nous nous occupâmes, était une question de vie ou de mort pour notre entreprise.

En effet, si le sentiment de la vie élégante devait résulter d’une organisation plus ou moins heureuse, il s’ensuivait que les hommes se partageaient pour nous en deux classes : les poètes et les prosateurs, les élégants et le commun des martyrs ; partant, plus de traité : les premiers sachant tout, les derniers ne pouvant rien apprendre.

Mais, après la plus mémorable des discussions, nous vîmes surgir cet axiome consolateur.

XI

Quoique l’élégance soit moins un art qu’un sentiment, elle provient également de l’instinct et d’une habitude.

– Oui, s’écria sir William Crad…k, le compagnon fidèle de Brummell, rassurez la population craintive des country-gentlemen (petits propriétaires), des marchands et des banquiers ?… Tous les enfants de l’aristocratie ne naissent pas avec le sentiment de l’élégance, avec le goût qui sert à donner à la vie une poétique empreinte ; et cependant, l’aristocratie de chaque pays s’y distingue par ses manières et par une remarquable entente de l’existence ! – Quel est donc son privilége ?… L’éducation, l’habitude. Frappés dès le berceau de la grâce harmonieuse qui règne autour d’eux, élevés par des mères élégantes, dont le langage et les mœurs gardent toutes les bonnes traditions, les enfants des grands seigneurs se familiarisent avec les rudiments de notre science, et il faut un naturel bien revêche pour résister à un constant aspect de choses véritablement belles. Aussi le spectacle le plus hideux pour un peuple, est-il un grand tombé au-dessous d’un bourgeois ?

[Lov. A224, 55] Si toutes les intelligences ne sont pas égales, il est rare que nos sens ne soient pas égaux ; car l’intelligence résulte d’une perfection intérieure ; or, plus nous élargissons la forme, et plus nous obtenons d’égalité : ainsi, les jambes humaines se ressemblent bien mieux que les visages, grâce à la configuration de ces membres qui offrent des lignes étendues. Or, l’élégance n’étant que la perfection des objets sensibles, doit être accessible à tous par l’habitude… L’étude peut conduire un homme riche à porter des bottes et un pantalon aussi bien que nous les portons nous-mêmes, et lui apprendre à savoir dépenser sa fortune avec grâce… Ainsi du reste.

Brummell fronça légèrement le sourcil. Nous devinâmes qu’il allait faire entendre cette voix prophétique, à laquelle obéissait naguère un peuple de riches.

– L’axiome est vrai, dit-il, et j’approuve une partie des raisonnements dus à l’honorable préopinant ; mais j’improuve fortement de lever ainsi la barrière qui sépare la vie élégante, de la vie vulgaire ; et d’ouvrir les portes du temple au peuple entier.

– Non !… s’écria Brummell, en frappant du poing sur la table ; non, toutes les jambes ne sont pas appelées à porter de même une botte ou un pantalon… Non, Milords. N’y a-t-il pas des boiteux, des gens contrefaits ou ignobles à toujours ? Et n’est-ce pas un axiome que cette sentence, mille fois prononcée par nous dans le cours de notre vie.

XII

Rien ne ressemble moins à l’homme qu’un homme.

– Donc, reprit-il, après avoir consacré le principe favorable qui laisse, aux catéchumènes de la vie élégante, l’espoir de parvenir à la grâce par l’habitude, reconnaissons aussi les exceptions, et cherchons-en les formules, de bonne foi ?…

Après bien des efforts, après de nombreuses observations savamment débattues, nous rédigeâmes les axiomes suivants.

[Lov. A224, 56] XIII

Il faut avoir été, au moins, jusqu’en rhétorique, pour mener une vie élégante.

XIV

Sont en dehors de la vie élégante, les détaillants, les gens d’affaires et les professeurs d’humanités.

XV

L’avare est une négation.

XVI

Un banquier arrivé à quarante ans sans avoir déposé son bilan, ou qui a plus de trente-six pouces de tour, est le damné de la vie élégante : il en verra le paradis, sans jamais y entrer.

XVII

L’être qui ne vient pas souvent à Paris, ne sera jamais complètement élégant.

XVIII

L’homme impoli est le lépreux du monde fashionable10.

[Lov. A224, 57] – Assez ! dit Brummell. Si nous ajoutions un seul aphorisme, ce serait rentrer dans l’enseignement des principes généraux qui doivent être l’objet de la seconde partie du traité.

Alors il daigna poser lui-même les limites de la science, en divisant ainsi notre ouvrage.

– Si vous examinez avec soin, dit-il, toutes les traductions matérielles de la pensée dont se compose la vie élégante, vous serez sans doute frappés comme moi, du rapprochement plus ou moins intime qui existe entre certaines choses et notre personne ? Ainsi, la parole, la démarche, les manières sont des actes qui procèdent immédiatement de l’homme, et qui sont entièrement soumis aux lois de l’élégance. La table, les gens, les chevaux, les voitures, les meubles, la tenue des maisons ne dérivent pour ainsi dire, que médiatement, de l’individu. Quoique ces accessoires de l’existence portent également le cachet d’élégance que nous imprimons à tout ce qui procède de nous, ils semblent, en quelque sorte, éloignés du siège de la pensée et ne doivent occuper que le second rang dans cette vaste théorie de l’élégance. N’est-il pas naturel de refléter la grande pensée qui meut notre siècle, dans une œuvre, destinée peut-être, à réagir sur les mœurs des ignorantins de la fashion ? Convenons donc ici que tous les principes qui se rattacheront immédiatement à l’intelligence, auront la première place dans les distributions de cette encyclopédie aristocratique.

– Cependant, Messieurs, ajouta Brummell, il est un fait qui domine tous les autres. L’homme s’habille avant d’agir, de parler, de marcher, de manger. Les actions qui appartiennent à la mode, le maintien, la conversation, etc., ne sont jamais que les conséquences de notre toilette. Sterne, cet admirable observateur, a proclamé de la manière la plus spirituelle, que les idées de l’homme barbifié n’étaient pas celles de l’homme barbu. Nous subissons tous l’influence du costume. L’artiste en toilette ne travaille plus. Vêtue d’un peignoir ou parée pour le bal… une femme est bien autre. Vous diriez deux femmes !

Ici Brummell soupira.

– Nos manières du matin ne sont plus celles du soir, reprit-il. [Lov. A224, 58] Enfin George IV, dont l’amitié m’a si fort honoré, s’est bien certainement cru plus grand, le jour de son couronnement que le lendemain ! La toilette est donc la plus immense modification éprouvée par l’homme social, elle pèse sur toute l’existence ! Or je ne crois pas violer la logique en vous proposant d’ordonner ainsi votre ouvrage.

– Après avoir dicté dans votre seconde partie les lois générales de la vie élégante, reprit-il, vous devriez consacrer la troisième aux choses qui procèdent immédiatement de l’individu, et mettre la toilette en tête. Enfin, selon moi, la quatrième partie serait destinée aux choses qui procèdent immédiatement de la personne et que je regarde comme des accessoires !…

Nous excusâmes la prédilection de Brummell pour la toilette : elle avait fait sa gloire. C’est peut-être l’erreur d’un grand homme ; mais nous n’osâmes pas la combattre. Au risque de voir cette heureuse classification rejetée par les élégantologistes de tous les pays, nous résolûmes de nous tromper avec Brummell.

Alors les matières à traiter dans la seconde partie furent adoptées à l’unanimité par cet illustre parlement de modiphiles sous le titre de Principes généraux de la vie élégante.

La troisième partie concernant les choses qui procèdent immédiatement de la personne fut divisée en plusieurs chapitres.

Le premier comprendra la toilette dans toutes ses parties. Un premier paragraphe sera consacré à la toilette des hommes ; un second à la toilette des femmes ; un troisième offrira un essai sur les parfums, sur les bains et sur la coiffure.

Un autre chapitre donnera une théorie complète de la démarche et du maintien.

Un de nos meilleurs amis, monsieur E. Sue, aussi remarquable par l’élégance de son style et l’originalité de ses aperçus, que par un goût exquis des choses, par une merveilleuse entente de la vie, nous a promis la communication de ses remarques pour un chapitre intitulé : De l’impertinence considérée dans ses rapports avec la morale, la religion, la politique, les arts et la littérature.

La discussion s’échauffa sur les deux dernières divisions. Il [Lov. A224, 59] s’agissait de savoir si le chapitre des manières devait passer avant celui de la conversation.

Brummell mit fin au débat par une improvisation que nous avons le regret de ne pouvoir communiquer en entier. Il termina ainsi :

– Messieurs, si nous étions en Angleterre, les actions passeraient nécessairement avant la parole, car mes compatriotes sont assez généralement taciturnes ; mais j’ai eu l’occasion de remarquer qu’en France vous parliez toujours beaucoup avant d’agir.

La quatrième partie consacrée aux accessoires comprendra les principes qui doivent régir les appartements, les meubles, la table, les chevaux, les gens, les voitures, et nous terminerons par un traité sur l’art de recevoir soit à la ville, soit à la campagne, et sur l’art de se conduire chez les autres.

Ainsi, nous aurons embrassé l’universalité de la plus vaste de toutes les sciences : celle qui embrasse tous les moments de notre vie, qui gouverne tous les actes de notre veille et les instruments de notre sommeil ; car elle règne encore même pendant le silence des nuits.

Deuxième partie
Principes généraux §

Songez aussi, Madame, qu’il y a des perfections révoltantes.

Monographie de la vertu,
ouvrage inédit de l’auteur.

Chapitre IV
Dogmes §

L’Église reconnaît sept péchés capitaux et n’admet que trois vertus théologales. Nous avons donc sept principes de remords contre trois sources de consolation !

Triste problème que celui-ci : 3 : 7 : : l’homme : X !… Aussi nulle créature humaine, sans en excepter sainte Thérèse ni saint François-d’Assise, [Lov. A224,60] n’a-t-elle pu échapper aux conséquences de cette proposition fatale !

Malgré sa rigueur, ce dogme gouverne le monde élégant, comme il dirige l’univers catholique. Le mal sait stipuler des accommodements, le bien suit une ligne sévère. De cette loi éternelle nous pouvons extraire un axiome, confirmé par tous les dictionnaires des cas de conscience.

XIX

Le bien n’a qu’un mode, le mal en a mille.

Ainsi la vie élégante a ses péchés capitaux et ses trois vertus cardinales. Oui, l’élégance est une et indivisible comme la Trinité, comme la Liberté, comme la Vertu. De là, résultent les plus importants de tous nos aphorismes généraux :

XX

Le principe constitutif de l’élégance est l’unité.

XXI

Il n’y a pas d’unité possible sans la propreté, sans l’harmonie, sans la simplicité relative.

Mais ce n’est point la simplicité plutôt que l’harmonie, ni l’harmonie plutôt que la propreté qui produisent l’élégance, elle naît d’une concordance mystérieuse, entre ces trois vertus primordiales : la créer partout et soudain est le secret des esprits nativement distingués.

En analysant toutes les choses de mauvais goût qui entachent les toilettes, les appartements, les discours ou le maintien d’un inconnu, les observateurs trouveront toujours qu’elles pèchent par des infractions, plus ou moins sensibles, à cette triple loi de l’unité.

[Lov. A224, 61] La vie extérieure est une sorte de système organisé qui représente un homme aussi exactement que les couleurs du colimaçon se reproduisent sur sa coquille. Aussi, dans la vie élégante, tout s’enchaîne et se commande. Quand monsieur Cuvier aperçoit l’os frontal, maxillaire ou crural de quelque bête, n’en induit-il pas toute une créature, fût-elle antédiluvienne, et n’en reconstruit-il pas aussitôt un individu classé, soit parmi les sauriens ou les marsupiaux, soit parmi les carnivores ou les herbivores ?… Jamais cet homme ne s’est trompé : son génie lui a révélé les lois unitaires de la vie animale.

De même, dans la vie élégante, une seule chaise doit déterminer toute une série de meubles, comme l’éperon fait supposer un cheval. Telle toilette annonce telle sphère de noblesse et de bon goût. Chaque fortune a sa base et son sommet. Jamais les Georges Cuvier de l’élégance ne s’exposent à porter des jugements erronés : ils vous diront à quel nombre de zéros, dans le chiffre des revenus, doivent appartenir les galeries de tableaux, les chevaux de race pure, les tapis de la Savonnerie, les rideaux de soie diaphane, les cheminées de mosaïque, les vases étrusques et les pendules surmontées d’une statue échappée au ciseau des David ? Apportez-leur enfin une seule patère !… ils en déduiront tout un boudoir, une chambre, un palais.

Cet ensemble, rigoureusement exigé par l’unité, rend solidaires tous les accessoires de l’existence ; car un homme de goût juge, comme un artiste, sur un rien. Plus l’ensemble est parfait et plus un barbarisme y est sensible. Il n’y a qu’un sot ou un homme de génie qui puissent mettre une bougie dans un martinet. Les applications de cette grande loi fashionable furent bien comprises de la femme célèbre (madame T***) à laquelle nous devons cet aphorisme.

XXII

On connaît l’esprit d’une maîtresse de maison en franchissant le seuil de sa porte.

[Lov. A224, 62] Cette vaste et perpétuelle image qui représente11 votre fortune ne doit jamais en être le spécimen infidèle ; car vous seriez placé entre deux écueils : l’avarice ou l’impuissance. Or, trop vain comme trop modeste vous n’obéissez plus à cette unité, dont la moindre des conséquences est d’amener un heureux équilibre entre vos forces productrices et votre forme extérieure.

Une faute aussi capitale détruit toute une physionomie.

Premier terme de cette proposition, l’avarice a déjà été jugée ; mais, sans pouvoir être accusés d’un vice aussi honteux, beaucoup de gens, jaloux d’obtenir deux résultats tâchent de mener une vie élégante avec économie ; ceux là parviennent sûrement à un but : ils sont ridicules. Ne ressembleront-ils pas, à tout moment, à des machinistes inhabiles dont les décorations laissent apercevoir les ressorts, les contrepoids et les coulisses ; manquant ainsi, à ces deux axiomes fondamentaux de la science :

XXIII

L’effet le plus essentiel de l’élégance est de cacher les moyens.

XXIV

Tout ce qui révèle une économie est inélégant.

En effet l’économie est un moyen. Elle est le nerf d’une bonne administration, mais elle ressemble à l’huile, qui donne de la souplesse et de la douceur aux roues d’une machine : il ne faut ni la voir ni la sentir.

Ces inconvénients ne sont pas les seuls châtiments dont les gens parcimonieux soient punis. En restreignant le développement de leur existence, ils descendent de leur sphère ; et, malgré [Lov. A224, 63] leur pouvoir, se mettent au niveau de ceux que la vanité précipite vers l’écueil opposé. Qui ne frémirait pas de cette épouvantable fraternité ?

Que de fois n’avez-vous pas rencontré, à la ville ou à la campagne, des bourgeois semi-aristocrates qui, parés outre mesure, sont obligés, faute d’un équipage, de calculer leurs visites, leurs plaisirs et leurs devoirs, d’après Mathieu-Laensberg. Esclave de son chapeau, madame redoute la pluie et monsieur craint le soleil ou la poussière. Impressibles comme des baromètres, ils devinent le temps, quittent tout et disparaissent à l’aspect d’un nuage. Mouillés et crottés, ils s’accusent réciproquement au logis de leurs misères, gênés partout, ils ne jouissent de rien.

Cette doctrine a été résumée par un aphorisme applicable à toutes les existences depuis celle de la femme forcée de retrousser sa robe pour s’asseoir en voiture, jusqu’au petit prince d’Allemagne qui veut avoir des bouffes.

XXV

De l’accord entre la vie extérieure et la fortune, résulte l’aisance.

L’observation religieuse de ce principe permet seule à un homme de déployer, jusques dans ses moindres actes, une liberté sans laquelle la grâce ne saurait exister. S’il mesure ses désirs sur sa puissance il reste dans sa sphère sans avoir peur d’en déchoir. Cette sécurité d’action qu’on pourrait nommer la conscience du bien être, nous préserve de tous les orages occasionnés par une vanité mal entendue.

Ainsi les experts de la vie élégante ne tracent pas de longs chemins en toile verte sur leurs tapis, et ne redoutent pas, pour eux, les visites d’un vieil oncle asthmatique. Ils ne consultent pas le thermomètre pour sortir avec leurs chevaux. Également soumis aux charges de la fortune comme à ses bénéfices, ils ne paraissent jamais contrariés d’un dommage ; car, chez eux, tout se répare avec de l’argent, ou se résout par le plus ou [Lov. A224, 64] moins de peine que prennent leurs gens. Mettre un vase, une pendule en cage, couvrir ses divans de housses, ensacher un lustre, n’est-ce pas ressembler à ces bonnes gens qui, après avoir fait des tirelires pour s’acheter des candélabres, les habillent aussitôt d’une gaze épaisse ? L’homme de goût doit jouir de tout ce qu’il possède. Comme Fontenelle, il n’aime pas les choses qui veulent être par trop respectées. À l’exemple de la Nature, il ne craint pas d’étaler, tous les jours, sa splendeur : il peut la reproduire. Aussi, n’attend-il pas que, semblables aux vétérans du Luxembourg, ses meubles lui attestent leurs services par de nombreux chevrons, pour en changer la destination ; et, ne se plaint-il jamais du prix excessif des choses, car il a tout prévu. Pour l’homme de la vie occupée, les réceptions sont des solennités : il a ses sacres périodiques pour lesquels il fait ses déballages, vide ses armoires, et décapuchonne ses bronzes ; mais l’homme de la vie élégante sait recevoir à toute heure, sans se laisser surprendre. Sa devise est celle d’une famille dont la gloire s’associe à la découverte du nouveau monde, il est semper paratus, toujours prêt, toujours semblable à lui-même. Sa maison, ses gens, ses voitures, son luxe ignorent le préjugé du dimanche. Tous les jours sont des jours de fête. Enfin, si magna licet componere parvis, il est, comme le fameux Dessein qui répondait sans se déranger, en apprenant l’arrivée du duc d’Yorck : – Mettez-le au numéro quatre.

Ou, comme la duchesse d’Abrantès qui, priée la veille par Napoléon, de recevoir la Reine de Westphalie, au Raincy, dit à son maître d’hôtel : – J’ai demain une reine, et donne, le lendemain, les plaisirs d’une chasse royale, d’opulents festins et un bal somptueux à des souverains.

Tout fashionable doit imiter, dans sa sphère, cette large entente de l’existence. Il obtiendra facilement ces merveilleux résultats par une constante recherche, par une exquise fraîcheur dans les détails. Le soin perpétue la bonne grâce de l’ensemble, et de là vient cet axiome anglais :

XXVI

L’entretien est le sine quâ non de l’élégance.

[Lov. A224, 65] L’entretien n’est pas seulement cette condition vitale de la propreté, qui nous oblige d’imprimer aux choses leur lustre journalier, ce mot exprime tout un système.

Du moment où la finesse et la grâce des tissus ont remplacé, dans le costume européen, la lourdeur des draps d’or et les cottes armoriées du laborieux moyen-âge, une révolution immense a eu lieu dans les choses de la vie. Au lieu d’enfouir un fonds dans un mobilier périssable, nous en avons consommé l’intérêt en objets plus légers, moins chers, faciles à renouveler, et les familles n’ont plus été déshéritées du capital12.

Ce calcul, d’une civilisation avancée, a reçu ses derniers développements en Angleterre. Dans cette patrie du confortable, le matériel de la vie est considéré comme un grand vêtement, essentiellement muable et soumis aux caprices de la fashion. Les riches changent annuellement leurs chevaux, leurs voitures, leurs ameublements ; les diamants mêmes sont remontés ; tout prend une forme nouvelle. Aussi, les moindres meubles sont-ils fabriqués dans cet esprit : les matières premières y sont sagement économisées. Si nous ne sommes pas encore parvenus à ce degré de science, nous avons cependant fait quelques progrès. Les lourdes menuiseries de l’Empire sont entièrement condamnées, ainsi que ses voitures pesantes et ses sculptures, demi-chefs-d’œuvre qui ne satisfaisaient ni l’artiste, ni l’homme de goût. Nous marchons enfin dans une voie d’élégance et de simplicité. Si la modestie de nos fortunes ne permet pas encore des mutations fréquentes, nous avons au moins compris cet aphorisme qui domine les mœurs actuelles.

[Lov. A224, 66] XXVII

Le luxe est moins dispendieux que l’élégance.

Et nous tendons à nous éloigner du système en vertu duquel nos ayeux considéraient l’acquisition d’un meuble comme un placement de fonds ; car chacun a senti instinctivement qu’il est tout à la fois plus élégant et plus confortable de manger dans un service de porcelaine unie, que de montrer aux curieux une coupe sur laquelle Constantin a copié la Fornarina. Les arts enfantent des merveilles que les particuliers doivent laisser aux rois, et des monuments qui n’appartiennent qu’aux nations. L’homme assez niais pour introduire dans l’ensemble de sa vie un seul échantillon d’une existence supérieure, cherche à paraître ce qu’il n’est pas, et retombe alors dans cette impuissance dont nous avons tâché de flétrir les ridicules. Aussi, nous avons rédigé la maxime suivante pour éclairer les victimes de la manie des grandeurs.

XXVIII

La vie élégante étant un habile développement de l’amour-propre, tout ce qui révèle trop fortement la vanité, y produit un pléonasme.

Chose admirable !… Tous les principes généraux de la science ne sont que des corollaires du grand principe que nous avons proclamé ; car l’entretien et ses lois sont en quelque sorte la conséquence immédiate de l’unité.

Bien des personnes nous ont objecté l’énormité des dépenses nécessitées par nos despotiques aphorismes ?…

Quelle fortune, nous a-t-on dit, pourrait suffire aux exigences de vos théories ? Le lendemain du jour où une maison a été remeublée, retapissée, où une voiture a été restaurée, où la soie d’un boudoir a été changée, un fashionable ne vient-il pas [Lov. A224, 67] insolemment appuyer sa tête pommadée sur une tenture ? Un homme en colère n’arrive-t-il pas exprès pour souiller un tapis ? Des maladroits n’accrochent-ils pas la voiture ? Et peut-on toujours empêcher les impertinents de franchir le seuil sacré du boudoir ?…

Ces réclamations, présentées avec l’art spécieux dont les femmes savent colorer toutes leurs défenses, ont été pulvérisées par cet aphorisme :

XXIX

Un homme de bonne compagnie ne se croit plus le maître de toutes les choses qui, chez lui, doivent être mises à la disposition des autres.

Un élégant ne dit pas tout-à-fait comme le roi : notre voiture, notre palais, notre château, nos chevaux ; mais il sait empreindre toutes ses actions de cette délicatesse royale, heureuse métaphore, à l’aide de laquelle un homme semble convier à sa fortune tous ceux dont il s’entoure. Aussi, cette noble doctrine implique-t-elle un autre axiome non moins important que le précédent :

XXX

Admettre une personne chez vous, c’est la supposer digne d’habiter votre sphère.

Alors les prétendus malheurs, dont une petite maîtresse demanderait raison à nos dogmes absolus, ne peuvent procéder que d’un défaut de tact impardonnable. Une maîtresse de maison peut-elle jamais se plaindre d’un manque d’égards ou de soin ? N’est-ce pas sa faute ? N’existe-t-il pas, pour les gens comme il faut, des signes maçonniques à la faveur desquels ils doivent se reconnaître ? En ne recevant dans son intimité que ses égaux, l’homme élégant n’a plus d’accidents à redouter : s’il en survient, ce sont de ces coups du sort que personne n’est dispensé de subir. L’anti-chambre est une institution. En Angleterre, où l’aristocratie a fait de si grands progrès, il est peu [Lov. A224, 68] de maisons qui n’aient un parloir. Cette pièce est destinée à donner audience à tous les inférieurs. La distance plus ou moins grande qui sépare nos oisifs, des hommes occupés, est représentée par l’étiquette. Les philosophes, les frondeurs, les rieurs, qui se moquent des cérémonies, ne recevraient pas leur épicier, fût-il électeur du grand collége, avec les attentions dont ils entoureraient un marquis. Il ne s’ensuit pas de là que les fashionables méprisent les travailleurs. Bien loin, ils ont pour eux une admirable formule de respect social.

– Ce sont des gens estimables

Il est aussi maladroit à un élégant de se moquer de la classe industrielle, que de tourmenter des mouches à miel, que de déranger un artiste qui travaille : cela est de mauvais ton.

Les salons appartiennent donc à ceux qui ont le pied élégant, comme les frégates à ceux qui ont le pied marin. Si vous n’avez pas refusé nos prolégomènes, il faut en accepter toutes les conséquences.

De cette doctrine, dérive un aphorisme fondamental :

XXXI

Dans la vie élégante, il n’existe plus de supériorités : on y traite de puissance à puissance.

Un homme de bonne compagnie ne dit à personne : – J’ai l’honneur, etc. Il n’est le très-humble serviteur d’aucun homme.

Le sentiment des convenances dicte aujourd’hui de nouvelles formules que les gens de goût savent approprier aux circonstances. Sous ce rapport, nous conseillons aux esprits stériles de consulter les Lettres de Montesquieu. Cet illustre écrivain a déployé une rare souplesse de talent, dans la manière dont il terminait ses moindres billets, en horreur de l’absurde monographie du – « J’ai l’honneur d’être. »

Du moment où les gens de la vie élégante représentent les aristocraties naturelles d’un pays, ils se doivent réciproquement les égards de l’égalité la plus complète. Le talent, l’argent et la [Lov. A224, 69] puissance donnant les mêmes droits, l’homme en apparence faible et dénué auquel vous adressez maladroitement un léger coup de tête, sera bientôt au sommet de l’État, et celui que vous saluez obséquieusement, va rentrer demain dans le néant de la fortune sans pouvoir.

Jusqu’ici l’ensemble de nos dogmes a plutôt embrassé l’esprit que la forme des choses. Nous avons en quelque sorte présenté l’Esthétique de la vie élégante. En recherchant les lois générales qui régissent les détails, nous avons été moins étonné que surpris de découvrir une sorte de similitude entre les vrais principes de l’architecture et ceux qu’il nous reste à tracer. Alors nous nous sommes demandé si, par hasard, la plupart des objets qui servent à la vie élégante n’étaient pas dans le domaine de l’architecture. Le vêtement, le lit, le coupé, sont des abris de la personne, comme la maison est le grand vêtement qui couvre l’homme et les choses à son usage. Il semble que nous ayons employé tout, jusqu’au langage, comme l’a dit monsieur de Talleyrand, pour cacher une vie, une pensée qui, malgré nos efforts, traverse tous les voiles.

Sans vouloir donner à cette règle plus d’importance qu’elle n’en mérite, nous consignerons ici quelques-unes de ces règles.

XXXII

L’élégance veut impérieusement que les moyens soient appropriés au but.

De ce principe, dérivent deux autres aphorismes, qui en sont la conséquence immédiate.

XXXIII

L’homme de goût doit toujours savoir réduire le besoin au simple.

XXXIV

Il faut que chaque chose paraisse ce qu’elle est.

[Lov. A224, 70] XXXV

La prodigalité des ornements nuit à l’effet.

XXXVI

L’ornement doit être mis en haut.

XXXVII

En toute chose, la multiplicité des couleurs sera de mauvais goût.

Nous ne chercherons pas à démontrer ici, par quelques applications, la justesse de ces axiomes ; car dans les deux parties suivantes, nous en développerons plus rationnellement les conséquences, en signalant leurs effets à chaque détail. Cette observation nous a conduit à retrancher, de cette partie, les principes généraux qui devaient dominer chacune des divisions subsidiaires de la science, pensant qu’ils seraient mieux placés en forme de sommaires, au commencement des chapitres dont ils régissent plus spécialement les matières.

Du reste, tous les préceptes que nous avons déjà proclamés, et auxquels nous serons forcé de recourir souvent par la suite, pourront paraître vulgaires à bien des gens.

Nous accepterions au besoin ce reproche comme un éloge. Cependant, malgré la simplicité de ces lois que plus d’un élégantologiste aurait peut-être mieux rédigées, déduites ou enchaînées, nous n’achèverons pas sans faire observer aux néophytes de la fashion, que le bon goût ne résulte pas encore tant de la connaissance de ces règles, que de leur application. Un homme doit pratiquer cette science avec l’aisance qu’il met à parler sa langue maternelle. Il est dangereux de balbutier dans le monde élégant. N’avez-vous pas souvent vu de ces demi-fashionables qui se fatiguent à courir après la grâce, sont gênés s’ils voient un [Lov. A224, 71] pli de moins à leur chemise, et suent sang et eau pour arriver à une fausse correction, semblables à ces pauvres Anglais tirant à chaque mot leur Pocket. Souvenez-vous, pauvres crétins de la vie élégante, que de notre XXXIIIe aphorisme, résulte essentiellement cet autre principe, votre condamnation éternelle.

XXXVIII

L’élégance travaillée est à la véritable élégance ce qu’est une perruque à des cheveux.

Cette maxime implique, en conséquence sévère, le corollaire suivant.

XXXIX

Le Dandysme est une hérésie de la vie élégante.

En effet le Dandysme est une affectation de la mode. En se faisant Dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux qui peut se poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mord ou tète habilement le bout d’une canne ; mais un être pensant ?… jamais. L’homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot. La vie élégante n’exclut ni la pensée, ni la science ; elle les consacre. Elle ne doit pas apprendre seulement à jouir du temps, mais à l’employer dans un ordre d’idées extrêmement élevé.

Puisque nous avons, en commençant cette seconde partie de notre traité, trouvé quelque similitude entre nos dogmes et ceux du christianisme, nous la terminerons en empruntant à la théologie des termes scolastiques propres à exprimer les résultats obtenus par ceux qui savent appliquer nos principes avec plus ou moins de bonheur.

Un homme nouveau se produit. Ses équipages sont de bon goût, il reçoit à merveille, ses gens ne sont pas grossiers, il donne d’excellents dîners, il est au courant de la mode, de la politique, des mots nouveaux, des usages éphémères, il en crée même ; enfin, chez lui, tout a un caractère de [Lov. A224, 72] confortabilisme exact. Il est en quelque sorte le méthodiste de l’élégance, et marche à la hauteur du siècle. Ni gracieux ni déplaisant, vous ne citerez jamais de lui un mot inconvenant et il ne lui échappe aucun geste de mauvais ton… N’achevons pas cette peinture, cet homme a la grâce suffisante.

Ne connaissons-nous pas tous, un aimable égoïste qui possède le secret de nous parler de lui, sans trop nous déplaire ? Chez lui, tout est gracieux, frais, recherché, poétique même. Il se fait envier. Tout en vous associant à ses jouissances, à son luxe, il semble craindre votre manque de fortune. Son obligeance, toute en discours, est une politesse perfectionnée. Pour lui, l’amitié n’est qu’un thème dont il connaît admirablement bien la richesse, et dont il mesure les modulations au diapason de chaque personne.

Sa vie est empreinte d’une personnalité perpétuelle, dont il obtient le pardon, grâce à ses manières : artiste avec les artistes, vieux avec un vieillard, enfant avec les enfants, il séduit sans plaire ; car il nous meut dans son intérêt et nous amuse, par calcul. Il nous garde et nous câline parce qu’il s’ennuie ; et si nous nous apercevons aujourd’hui, que nous avons été joués, demain, nous irons encore nous faire tromper… Cet homme a la grâce essentielle.

Mais il est une personne dont la voix harmonieuse imprime, au discours, un charme également répandu dans ses manières. Elle sait, et parler et se taire ; s’occupe de vous avec délicatesse ; ne manie que des sujets de conversation convenables, ses mots sont heureusement choisis ; son langage est pur, sa raillerie caresse et sa critique ne blesse pas. Loin de contredire avec l’ignorante assurance d’un sot, elle semble chercher, en votre compagnie, le bon sens ou la vérité. Elle ne disserte pas plus qu’elle ne dispute, elle se plaît à conduire une discussion, qu’elle arrête à propos. D’humeur égale, son air est affable et riant, sa politesse n’a rien de forcé, son empressement n’est pas servile ; elle réduit le respect à n’être plus qu’une ombre douce ; elle ne vous fatigue jamais et vous laisse satisfait d’elle et de vous. Entraîné dans sa sphère par une puissance inexplicable, vous retrouvez son esprit de bonne [Lov. A224, 73] grâce empreint sur les choses dont elle s’environne : tout y flatte la vue, et vous y respirez comme l’air d’une patrie. Dans l’intimité, cette personne vous séduit par un ton naïf. Elle est naturelle. Jamais d’effort, de luxe, d’affiche. Ses sentiments sont simplement rendus parce qu’ils sont vrais. Elle est franche sans offenser aucun amour-propre. Elle accepte les hommes, comme Dieu les a faits ; pardonnant aux défauts et aux ridicules ; concevant tous les âges et ne s’irritant de rien, parce qu’elle a le tact de tout prévoir. Elle oblige avant de consoler ; elle est tendre et gaie, aussi l’aimerez-vous irrésistiblement. Vous la prenez pour type et lui vouez un culte.

Cette personne a la grâce divine et concomitante.

Charles Nodier a su personnifier cet être idéal dans son Oudet, gracieuse figure à laquelle la magie du pinceau n’a pas nui ; mais ce n’est rien de lire la notice, il faut entendre Nodier lui-même, racontant certaines particularités qui tiennent trop à la vie privée pour être écrites ; et alors vous concevriez la puissance prestigieuse de ces créatures privilégiées…

Ce pouvoir magnétique est le grand but de la vie élégante. Nous devons tous essayer de nous en emparer ; mais la réussite est toujours difficile, car la cause du succès est dans une belle âme. Heureux ceux qui l’exercent, il est si beau de voir tout nous sourire, et la nature et les hommes…

Maintenant les sommités sont entièrement parcourues, nous allons nous occuper des détails.

Troisième partie
Des choses qui procèdent immédiatement de la personne §

– Croyez-vous qu’on puisse être homme de talent, sans toutes ces niaiseries ?

– Oui, monsieur ; mais vous serez un homme de talent plus ou moins aimable, bien ou mal élevé, répondit-elle.

(Inconnus causant dans un salon.)

Chapitre V
De la toilette dans toutes ses parties §

Nous devons à un jeune écrivain dont l’esprit philosophique a donné de graves aspects aux questions les plus [Lov. A224, 74] frivoles de la Mode, une pensée que nous transformerons en axiome.

XL

La toilette est l’expression de la société.

Cette maxime résume toutes nos doctrines et les contient si virtuellement que rien ne peut plus être dit qui ne soit un développement plus ou moins heureux de ce savant aphorisme.

L’érudit ou l’homme du monde élégant qui voudrait rechercher, à chaque époque, les costumes d’un peuple en ferait ainsi l’histoire la plus pittoresque et la plus nationalement vraie. Expliquer la longue chevelure des Francs, la tonsure des moines, les cheveux rasés du serf, les perruques de Popocambou, la poudre aristocratique et les titus de 1790, ne serait-ce pas raconter les principales révolutions de notre pays ? Demander l’origine des souliers à la poulaine, des aumônières, des chaperons, de la cocarde, des paniers, des vertugadins, des gants, des masques, du velours, c’est entraîner un modilogue dans l’effroyable dédale des lois somptuaires, et sur tous les champs de bataille où la civilisation a triomphé des mœurs grossières importées en Europe par la barbarie du moyen âge. Si l’Église excommunia successivement les prêtres qui prirent des culottes et ceux qui les quittèrent pour des pantalons ; si la perruque des chanoines de Beauvais occupa jadis le parlement de Paris pendant un demi-siècle, c’est que ces choses, futiles en apparence, représentaient ou des idées ou des intérêts. Soit le pied, soit le buste, soit la tête, vous verrez toujours un progrès social, un système rétrograde ou quelque lutte acharnée se formuler à l’aide d’une partie quelconque du vêtement. Tantôt la chaussure annonce un privilége ; tantôt le chaperon, le bonnet ou le chapeau signalent une révolution ; là, une broderie, ou une écharpe ; ici des rubans ou quelqu’ornement de paille expriment un parti ; et alors vous appartenez aux Croisés, aux Protestants, aux Guises, à la Ligue, au Béarnais ou à la Fronde.

[Lov. A224, 75] Avez-vous un bonnet vert ?… Vous êtes un homme sans honneur.

Avez-vous une roue jaune en guise de crachat à votre surcot ? Allez, Paria de la chrétienté !… Juif rentre dans ton clapier à l’heure du couvre-feu, ou tu seras puni d’une amende.

Ah ! jeune fille, tu as des annels d’or, des colliers mirifiques, et des pendants d’oreille qui brillent comme tes yeux de feu ?… prends garde ! Si le sergent de ville t’aperçoit, il te saisira et tu seras emprisonnée pour avoir ainsi dévallé par la ville, courant, folle de ton corps, à travers les rues où tu fais étinceler les yeux des vieillards dont tu ruines les escarcelles ?…

Avez-vous les mains blanches ?… Vous êtes égorgé aux cris de : – Vive Jacques Bonhomme, mort aux seigneurs !…

Avez-vous une Croix de Saint-André ?… Entrez sans crainte à Paris : Jean-Sans-Peur y règne.

Portez-vous la cocarde tricolore ?… Fuyez !… Marseille vous assassinerait ; car les derniers canons de Waterloo, nous ont craché la mort et les vieux Bourbons.

Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent des styles, si elle n’était pas réellement tout l’homme, l’homme avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son existence, l’homme hiéroglyphié ? Aujourd’hui même encore, la vestignomie est devenue presque une branche de l’art créé par Gall et Lavater. Quoique maintenant nous soyons à peu près tous habillés de la même manière, il est facile à l’observateur de retrouver, dans une foule, au sein d’une assemblée, au théâtre, à la promenade, l’homme du Marais, du Faubourg Saint-Germain, du Pays Latin, de la Chaussée-d’Antin, le prolétaire, le propriétaire, le consommateur et le producteur, l’avocat et le militaire, l’homme qui parle et l’homme qui agit.

Les intendants de nos armées ne reconnaissent pas les uniformes de nos régiments avec plus de promptitude que le physiologiste ne distingue les livrées imposées à l’homme par le luxe, par le travail ou la misère.

[Lov. A224, 76] Dressez là, un porte-manteau, mettez-y des habits !… Bien. Pour peu que vous ne vous soyez pas promené comme un sot qui ne sait rien voir, vous devinerez le bureaucrate à cette flétrissure des manches, à cette large raie horizontalement imprimée dans le dos par la chaise sur laquelle il s’appuie si souvent en pinçant sa prise de tabac ou en se reposant des fatigues de la fainéantise. Vous admirerez l’homme d’affaires dans l’enflure de la poche aux carnets ; le flâneur, dans la dislocation des goussets où il met souvent ses mains ; le boutiquier, dans l’ouverture extraordinaire des poches qui bâillent toujours, comme pour se plaindre d’être privées de leurs paquets habituels. Enfin, un collet plus ou moins propre, poudré, pommadé, usé, des boutonnières plus ou moins flétries, une basque pendante, la fermeté d’un bougran neuf sont les diagnostics infaillibles des professions, des mœurs, ou des habitudes. Voilà l’habit frais du Dandy, l’Elbœuf du rentier, la redingote courte du courtier marron, le frac à boutons d’or sablé d’un Lyonnais arriéré, ou le spencer crasseux d’un avare !…

Brummell avait donc bien raison de regarder la toilette comme le point culminant de la Vie Élégante ; car elle domine les opinions, elle les détermine, elle règne !… C’est peut-être un malheur, mais ainsi va le monde. Là où il y a beaucoup de sots, les sottises se perpétuent ; et, certes, il faut bien reconnaître alors cette pensée, pour un axiome.

XLI

L’incurie de la toilette est un suicide moral.

Mais si la toilette est tout l’homme, elle est encore bien plus toute la femme. La moindre incorrection dans une parure, peut faire reléguer une duchesse inconnue dans les derniers rangs de la société.

En méditant sur l’ensemble des questions graves dont se compose la science du vêtement, nous avons été frappé de la [Lov. A224, 78] généralité de certains principes qui régissent en quelque sorte tous les pays et la toilette des hommes aussi bien que celle des femmes ; puis, nous avons pensé qu’il fallait pour établir les lois du costume, suivre l’ordre même dans lequel nous nous habillons ; et alors, certains faits prédominent l’ensemble ; car de même que l’homme s’habille avant de parler, d’agir ; de même, il se baigne avant de s’habiller. Les divisions de ce chapitre résultent donc d’observations consciencieuses, qui ont ainsi dicté l’ordonnance de la matière vestimentaire.

§ Ier. Principes œcuméniques de la toilette.

§ II. De la propreté dans ses rapports avec la toilette.

§ III. De la toilette des hommes.

§ IV. De la toilette des femmes.

§ V. Des variations du costume et résumé du chapitre.

§ Ier
Principes œcuméniques de la toilette §

Les gens qui s’habillent à la manière du manouvrier dont le corps endosse quotidiennement et avec insouciance la même enveloppe, toujours crasseuse et puante, sont aussi nombreux que ces niais allant dans le monde pour n’y rien voir, mourant sans avoir vécu, ne connaissant ni la valeur d’un mets, ni la puissance des femmes, ne disant ni un bon mot ni une sottise, mais « mon Dieu, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font !… »

S’il s’agit de les convertir à l’élégance, pourront-ils jamais comprendre ces axiomes fondamentaux de toutes nos connaissances.

[Lov. A224, 78] XLII

La brute se couvre, le riche ou le sot se parent, l’homme élégant s’habille.

XLIII

La toilette est, tout à la fois, une science, un art, une habitude, un sentiment.

En effet, quelle est la femme de quarante ans qui ne reconnaîtra pas une science profonde dans la toilette ? N’avouerez-vous pas qu’il ne saurait exister de grâce dans le vêtement si vous n’êtes accoutumés à le porter. Y a-t-il rien de plus ridicule que la grisette en robe de cour ? Et quant au sentiment de la toilette !… Combien, par le monde, compterez-vous de dévotes, de femmes et d’hommes auxquels sont prodigués l’or, les étoffes, les soieries, les créations les plus merveilleuses du luxe et qui s’en servent pour se donner l’air d’une idole japonaise. De là, suit un aphorisme également vrai, que même les coquettes émérites et les professeurs de séduction doivent toujours étudier.

XLIV

La toilette ne consiste pas tant dans le vêtement que dans une certaine manière de le porter.

Aussi n’est-ce pas tant le chiffon en lui-même, que l’esprit du chiffon qu’il faut saisir. Il existe au fond des provinces, et, même à Paris, bon nombre de personnes capables de commettre en fait de modes nouvelles, l’erreur de cette duchesse espagnole qui, recevant une précieuse cuvette de structure inconnue, crut après bien des méditations, entrevoir que sa forme la destinait à paraître sur la table, offrant13 aux regards des convives une daube truffée ; n’alliant pas des idées de propreté avec la porcelaine dorée de ce meuble nécessaire.

[Lov. A224, 79] Aujourd’hui, nos mœurs ont tellement modifié le costume qu’il n’y a plus de costume, à proprement parler. Toutes les familles européennes ont adopté le drap, parce que les grands seigneurs, comme le peuple ont compris instinctivement cette grande vérité : il vaut beaucoup mieux porter des draps fins et avoir des chevaux, que de semer sur un habillement les pierreries du moyen âge et de la monarchie absolue. Alors, réduite à la toilette, l’élégance consiste en une extrême recherche dans les détails de l’habillement : c’est moins la simplicité du luxe, qu’un luxe de simplicité. Il y a bien une autre élégance… Mais elle n’est que la vanité dans la toilette. Elle pousse certaines femmes à porter des étoffes bizarres pour se faire remarquer, à se servir d’agrafes en diamants pour attacher un nœud, à mettre une boucle brillante dans la coque d’un ruban, de même que certains martyrs de la mode, gens à cent louis de rente, habitant une mansarde et voulant se mettre dans le dernier genre, ont des pierres à leurs chemises, le matin, attachent leurs pantalons avec des boutons d’or, retiennent leurs fastueux lorgnons par des chaînes, et vont dîner chez Tabar !… Combien de ces Tantales parisiens ignorent volontairement peut-être, cet axiome.

XLV

La toilette ne doit jamais être un luxe.

Beaucoup de personnes, même de celles auxquelles nous avons reconnu quelque distinction dans les idées, de l’instruction, et de la supériorité de cœur, savent difficilement connaître le point d’intersection qui sépare la toilette de pied et la toilette de voiture !…

Quel plaisir ineffable pour l’observateur, pour le connaisseur de rencontrer par les rues de Paris, sur les boulevards, ces femmes de génie qui, après avoir signé leur nom, leur rang, leur fortune dans le sentiment de leur toilette, ne paraissent rien aux yeux du vulgaire et sont tout un poème pour [Lov. A224, 80] les artistes, pour les gens du monde occupés à flâner. C’est un accord parfait entre la couleur du vêtement et les dessins, c’est un fini dans les agréments qui révèle la main industrieuse d’une adroite femme de chambre. Ces hautes puissances féminines savent merveilleusement bien se conformer à l’humble rôle du piéton, parce qu’elles ont maintes fois expérimenté les hardiesses autorisées par un équipage, car il n’y a que les gens habitués au luxe du carrosse qui savent se vêtir pour aller à pied.

C’est à l’une de ces ravissantes déesses parisiennes que nous devons les deux formules suivantes.

XLVI

L’équipage est un passeport pour tout ce qu’une femme veut oser.

XLVII

Le fantassin a toujours à lutter contre un préjugé.

D’où il suit que l’axiome suivant doit avant tout, régler les toilettes des prosaïques piétons.

XLVIII

Tout ce qui vise à l’effet est de mauvais goût, comme tout ce qui est tumultueux.

Brummell a, du reste, laissé la maxime la plus admirable sur cette matière et l’assentiment de l’Angleterre l’a consacrée.

XLIX

Si le peuple vous regarde avec attention vous n’êtes pas bien mis, vous êtes trop bien mis, trop empesé, ou trop recherché.

[Lov. A224, 81] D’après cette immortelle sentence, tout fantassin doit passer inaperçu. Son triomphe est d’être à la fois vulgaire et distingué, reconnu par les siens et méconnu par la foule. Si Murat s’est fait nommer le Roi-Franconi, jugez de la sévérité avec laquelle le monde poursuit un fat ? Il tombe au-dessous du ridicule. Le trop de recherche est peut-être un plus grand vice que le manque de soin, et l’axiome suivant fera frémir sans doute les femmes à prétention.

L

Dépasser la mode, c’est devenir caricature.

Maintenant, il nous reste à détruire la plus grave de toutes les erreurs qu’une fausse expérience accrédite chez les esprits peu accoutumés à réfléchir ou à observer ; mais, nous donnerons despotiquement et sans commentaires notre arrêt souverain, laissant aux femmes de bon goût et aux philosophes de salon le soin de discuter.

LI

Le vêtement est comme un enduit, il met tout en relief, et la toilette a été inventée bien plutôt pour faire ressortir des avantages corporels que pour voiler des imperfections.

D’où suit ce corollaire naturel.

LII

Tout ce qu’une toilette cherche à cacher, dissimuler, augmenter et grossir plus que la nature ou la mode ne l’ordonnent ou ne le veulent est toujours censé vicieux.

Aussi, toute mode qui a pour but un mensonge, est essentiellement passagère et de mauvais goût.

D’après ces principes dérivés d’une jurisprudence exacte, basés sur l’observation, et dus au calcul le plus sévère de l’amour-propre humain ou féminin, il est clair qu’une femme mal faite, déjetée, bossue ou boiteuse, doit essayer, par politesse, à diminuer les défauts de sa taille ; mais elle serait moins qu’une femme si elle s’imaginait produire la plus légère illusion. Mademoiselle de Lavallière boitait avec grâce, et plus d’une bossue sait prendre sa revanche par les charmes de l’esprit, ou par les éblouissantes richesses d’un cœur passionné. Nous ne savons pas quand les femmes comprendront qu’un défaut leur donne d’immenses avantages !… L’homme ou la femme parfaits sont les êtres les plus nuls.

Nous terminerons ces réflexions préliminaires, applicables à tous les pays, par un axiome qui peut se passer de commentaires.

LIII

Une déchirure est un malheur, une tache est un vice.

Théorie de la démarche §

{p. 15} À quoi, si ce n’est à une substance électrique, peut-on attribuer la magie avec laquelle la volonté s’intronise si majestueusement dans le regard pour foudroyer les obstacles aux commandements du génie, ou filtre, malgré nos hypocrisies, au travers de l’enveloppe humaine ?

Histoire intellectuelle de Louis Lambert.

Dans l’état actuel des connaissances humaines, cette théorie est, à mon avis, la science la plus neuve, et partant la plus curieuse qu’il y ait à traiter. Elle est quasi-vierge. J’espère pouvoir démontrer la raison coefficiente de cette précieuse virginité scientifique par des observations utiles à l’histoire de l’esprit humain. Rencontrer quelque curiosité de ce genre, en quoi que ce soit, était déjà chose très-difficile au temps de Rabelais ; mais il est peut-être plus difficile encore d’en expliquer l’existence aujourd’hui : ne faut-il pas que tout ait dormi autour d’elle, vices et vertus. Sous ce rapport, sans être monsieur Ballanche, Perrault aurait, à son insu, fait un mythe dans la Belle au bois dormant. Admirable privilége des hommes dont le génie est tout naïveté ! Leurs œuvres sont des diamants taillés à facettes, qui réfléchissent et font rayonner les idées de toutes les époques. Lautour-Mézeray, homme d’esprit, qui sait mieux que personne traire la pensée, n’a-t-il pas découvert dans le Chat botté le mythe de l’Annonce, celle des puissances modernes, qui escompte ce dont il est impossible de trouver la valeur à la Banque de France, c’est-à-dire tout ce qu’il y a d’esprit dans le public le plus niais du monde, tout ce qu’il y a de crédulité dans l’époque la plus incrédule, tout ce qu’il y a de sympathie dans les entrailles du siècle le plus égoïste.

Or, dans un temps où, par chaque matin, il se lève un nombre incommensurable de cerveaux affamés d’idées, parce qu’ils savent peser ce qu’il y a d’argent dans une idée ; et pressés d’aller à la chasse aux idées, parce que chaque nouvelle circonstance sublunaire crée une idée qui lui est propre ; n’y a-t-il pas un peu de mérite à trouver à Paris, sur un terrain si bien battu, quelque gangue dont se puisse encore extraire une paillette d’or. Ceci est prétentieux ; mais pardonnez à l’auteur son orgueil : faites mieux ? avouez qu’il est légitime. N’est-il pas réellement bien extraordinaire de voir, que, depuis le temps où l’homme marche, personne ne se soit demandé pourquoi il marche, comment il marche, s’il marche, s’il peut mieux marcher, ce qu’il fait en marchant, s’il n’y aurait pas moyen d’imposer, de changer, d’analyser sa marche : questions qui tiennent à tous les systèmes philosophiques, psychologiques14 et politiques dont s’est occupé le monde.

Eh quoi ! feu monsieur Mariette, de l’Académie des Sciences, a calculé la quantité d’eau qui passait, par chaque division la plus minime du temps, sous chacune des arches du pont Royal, en observant les différences introduites par la lenteur des eaux, par l’ouverture de l’arche, par les variations atmosphériques des saisons ! Et il n’est entré dans la tête d’aucun savant de rechercher, de mesurer, de peser, d’analyser, de formuler, le binôme aidant, quelle quantité fluide, l’homme, par une marche plus ou moins rapide, pouvait perdre ou {p. 16} économiser de force, de vie, d’action, de ce je ne sais quoi que nous dépensons en haine, en amour, en conversation et en digression !…

Hélas ! une foule d’hommes, tous distingués par l’ampleur de la boîte cervicale et par la lourdeur, par les circonvolutions de leur cervelle ; des mécaniciens, des géomètres enfin ont déduit des milliers de théorèmes, de propositions, de lemmes, de corollaires sur le mouvement appliqué aux choses, ont révélé les lois du mouvement céleste, ont saisi les marées dans tous leurs caprices et les ont enchaînées dans quelques formules d’une incontestable sécurité marine ; mais personne, ni physiologiste, ni médecin sans malades, ni savant désœuvré, ni fou de Bicêtre, ni statisticien fatigué de compter ses grains de blé, ni quoi que ce soit d’humain, n’a voulu penser aux lois du mouvement appliqué à l’homme !…

Quoi ! vous trouveriez plus facilement le de pantouflis veterum, invoqué par Charles Nodier, dans sa raillerie toute pantagruélique de l’Histoire du roi de Bohême, que le moindre volume de re ambulatoria !…

Et cependant, il y a déjà deux cents ans, le comte Oxenstiern s’était écrié : – Ce sont les marches qui usent les soldats et les courtisans !

Un homme déjà presque oublié, homme englouti déjà dans l’océan de ces trente mille noms célèbres, au-dessus desquels surnagent à grand’peine une centaine de noms, Champollion a consumé sa vie à lire les hiéroglyphes, transition des idées humaines naïvement configurées, à l’alphabet chaldéen trouvé par un pâtre, perfectionné par des marchands ; autre transition de la vocalisation écrite à l’imprimerie, qui a définitivement consacré la parole ; et nul n’a voulu donner la clef des hiéroglyphes perpétuels de la démarche humaine !…

À cette pensée, à l’imitation de Sterne qui a bien un peu copié Archimède, j’ai fait craquer mes doigts ; j’ai jeté mon bonnet en l’air, et je me suis écrié : – Eurêka ! (j’ai trouvé !)

Mais pourquoi donc cette science a-t-elle eu les honneurs de l’oubli ? N’est-elle pas aussi sage, aussi profonde, aussi frivole, aussi dérisoire, que le sont les autres sciences ? N’y a-t-il donc pas un joli petit non-sens, la grimace des démons impuissants, au fond de ses raisonnements ? Ici, l’homme ne sera-t-il pas toujours aussi noblement bouffon qu’il peut l’être ailleurs ? Ici, ne sera-t-il pas toujours monsieur Jourdain, faisant de la prose sans le savoir, marchant sans connaître tout ce que sa marche soulève de hautes questions ? Pourquoi la marche de l’homme a-t-elle eu le dessous, et pourquoi s’est-on préférablement occupé de la marche des astres ? Ici, ne serons-nous pas, comme ailleurs, tout aussi heureux, tout aussi malheureux (sauf les dosages individuels de ce fluide nommé si improprement imagination), soit que nous sachions, soit que nous ignorions tout de cette nouvelle science.

Pauvre homme du dix-neuvième siècle ! En effet, quelles jouissances as-tu définitivement extraites de la certitude où tu es d’être, suivant Cuvier, le dernier venu dans les espèces, ou l’être progressif, suivant Nodier ? de l’assurance qui t’a été donnée du séjour authentique de la mer sur les plus hautes montagnes ? de la connaissance irréfragable qui a détruit le principe de toutes les religions asiatiques, le bonheur passé de tout ce qui fut, en déniant au soleil, par l’organe d’Herschell, sa chaleur et sa lumière ? Quelle tranquillité politique as-tu distillée des flots de sang répandus par quarante années de révolution ? Pauvre homme ! tu as perdu les marquises, les petits soupers, l’Académie Française ; tu ne peux plus battre tes gens, et tu as eu le choléra. Sans Rossini, sans Taglioni, sans Paganini, tu ne t’amuserais plus ; et tu penses néanmoins, si tu n’arrêtes le froid esprit de tes institutions nouvelles, à couper les mains à Rossini, les jambes à Taglioni, l’archet à Paganini. Après quarante années de révolutions, pour tout aphorisme politique, Bertrand Barrère a naguère publié celui-ci :

– N’interromps pas une femme qui danse pour lui donner un avis !…

Cette sentence m’a été volée. N’appartenait-elle pas essentiellement aux axiomes de ma théorie ?

Vous demanderez pourquoi tant d’emphase pour cette science prosaïque, pourquoi emboucher si fort la trompette à propos de l’art de lever le pied ? Ne savez-vous donc pas que la dignité en toute chose est toujours en raison inverse de l’utilité.

Donc cette science est à moi ! Le premier j’y plante la hampe de mon pennon, comme Pizarre, en criant : – Ceci est au roi d’Espagne ! quand il mit le pied sur l’Amérique. Il {p. 17} aurait dû cependant ajouter quelque petite proclamation d’investiture en faveur des médecins.

Cependant Lavater a bien dit, avant moi, que tout étant homogène dans l’homme, sa démarche devait être au moins aussi éloquente que l’est sa physionomie ; la démarche est la physionomie du corps. Mais c’était une déduction naturelle de sa première proposition : Tout, en nous, correspond à une cause interne. Emporté par le vaste cours d’une science qui érige, en art distinct, les observations relatives à chacune des manifestations particulières de la pensée humaine, il lui était impossible de développer la théorie de la démarche, qui occupe peu de place dans son magnifique et très-prolixe ouvrage. Aussi les problèmes à résoudre en cette matière restent tout entiers à examiner, ainsi que les liens qui unissent cette partie de la vitalité à l’ensemble de notre vie individuelle, sociale et nationale.

… Et vera incessu
Patuit dea…
La déesse se révéla par sa démarche.

Ces fragments de vers de Virgile, analogues d’ailleurs à un vers d’Homère, que je ne veux pas citer, de peur d’être accusé de pédantisme, sont deux témoignages qui attestent l’importance attachée à la démarche par les anciens. Mais qui de nous, pauvres écoliers fouettés de grec, ne sait pas que Démosthènes reprochait à Nicobule de marcher à la diable, assimilant une pareille démarche, comme manque d’usage et de bon ton, à un parler insolent.

La Bruyère a écrit quelques lignes curieuses sur ce sujet ; mais ces quelques lignes n’ont rien de scientifique, et n’accusent qu’un de ces faits qui abondent par milliers dans cet art.

Il y a, dit-il, chez quelques femmes, une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, etc.

Cela dit, pour témoigner de mon soin à rendre justice au passé, feuilletez les bibliographes, dévorez les catalogues, les manuscrits des bibliothèques ; à moins d’un palimpseste qui soit récemment gratté, vous ne trouverez rien de plus que ces fragments, insouciants de la science en elle-même. Il y a bien des traités sur la danse, sur la mimique ; il y a bien le Traité du mouvement des animaux, par Borelli ; puis quelques articles spéciaux faits par des médecins récemment effrayés de ce mutisme scientifique sur nos actes les plus importants ; mais, à l’exemple de Borelli, ils ont moins cherché les causes que constaté les effets : en cette matière, à moins d’être Dieu même, il est bien difficile de ne pas retourner à Borelli. Donc rien de physiologique, de psychologique, de transcendant, de péripathéticiennement philosophique, rien ! Aussi donnerais-je pour le cauris le plus ébréché tout ce que j’ai dit, écrit, et ne vendrais-je pas, au prix d’un globe d’or, cette théorie toute neuve, jolie comme tout ce qui est neuf. Une idée neuve est plus qu’un monde ; elle donne un monde, sans compter le reste. Une pensée nouvelle ! quelles richesses pour le peintre, le musicien, le poète !

Ma préface finit là. Je commence.

Une pensée a trois âges. Si vous l’exprimez dans toute la chaleur prolifique de sa conception, vous la produisez rapidement par un jet plus ou moins heureux, mais empreint, à coup sûr, d’une verve pindarique. C’est Daguerre s’enfermant vingt jours pour faire son admirable tableau de l’île Sainte-Hélène, inspiration toute dantesque.

Mais si vous ne saisissez pas ce premier bonheur de génération mentale, et que vous laissiez sans produit ce sublime paroxisme de l’intelligence fouettée, pendant lequel les angoisses de l’enfantement disparaissent sous les plaisirs de la surexcitation cérébrale ; vous tombez soudain dans le gâchis des difficultés : tout s’abaisse, tout s’affaisse ; vous vous blasez ; le sujet s’amollit ; vos idées vous fatiguent. Le fouet de Louis XIV, que vous aviez naguère pour mener votre sujet en poste, a passé aux mains de ces fantasques créatures ; alors ce sont vos idées qui vous brisent, vous lassent, vous sanglent des coups sifflants aux oreilles, et contre lesquels vous regimbez. Voilà le poète, le peintre, le musicien qui se promène, flâne sur les boulevards, marchande des cannes, achète de vieux bahuts, s’éprend de mille passions fugaces, laissant là son idée, comme on abandonne une maîtresse plus aimante ou plus jalouse qu’il ne lui est permis de l’être.

Vient le dernier âge de la pensée. Elle s’est implantée, elle a pris racine dans votre âme ; elle y a mûri ; puis, un soir ou un matin, quand le poète ôte son foulard, quand le peintre bâille encore, lorsque le musicien va souffler sa lampe, {p. 18} en se souvenant d’une délicieuse roulade, en revoyant un petit pied de femme ou l’un de ces je ne sais quoi dont on s’occupe en dormant ou en s’éveillant, ils aperçoivent leur idée dans toute la grâce de ses frondaisons, de ses floraisons, l’idée malicieuse, luxuriante, luxueuse, belle comme une femme magnifiquement belle ; belle comme un cheval sans défaut ! Et alors, le peintre donne un coup de pied à son édredon, s’il a un édredon, et s’écrie :

– C’est fini ! je ferai mon tableau !

Le poète n’avait qu’une idée, et il se voit à la tête d’un ouvrage.

– Malheur au siècle !… dit-il en lançant une de ses bottes à travers la chambre.

Ceci est la théorie de la démarche de nos idées.

Sans m’engager à justifier l’ambition de ce programme pathologique, dont je renvoie le système aux Dubois, aux Maygrier du cerveau, je déclare que la Théorie de la démarche m’a prodigué toutes les délices de cette conception première, amour de la pensée ; puis tous les chagrins d’un enfant gâté dont l’éducation coûte cher, et n’en perfectionne que les vices.

Quand un homme rencontre un trésor, sa seconde pensée est de se demander par quel hasard il l’a trouvé. Voici donc où j’ai rencontré la théorie de la démarche, et voici pourquoi personne jusqu’à moi ne l’avait aperçue ;

{p. 34} Un homme devint fou pour avoir réfléchi trop profondément à l’action d’ouvrir ou de fermer une porte. Il se mit à comparer la conclusion des discussions humaines à ce mouvement qui, dans les deux cas, est absolument le même, quoique si divers en résultat. À côté de sa loge était un autre fou qui cherchait à deviner si l’œuf avait précédé la poule ou si la poule avait précédé l’œuf. Tous deux partaient, l’un de sa porte, l’autre de sa poule, pour interroger Dieu sans succès.

Un fou est un homme qui voit un abîme et y tombe. Le savant l’entend tomber, prend sa toise, mesure la distance, fait un escalier, descend, remonte et se frotte les mains, après avoir dit à l’univers : – Cet abîme a dix-huit cent deux pieds de profondeur, la température du fond est de deux degrés plus chaude que celle de notre atmosphère. Puis il vit en famille. Le fou reste dans sa loge. Ils meurent tous deux. Dieu seul sait, qui du fou, qui du savant, a été le plus près du vrai. Empédocle est le premier savant qui ait cumulé.

Il n’y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abîme où l’homme le plus sage ne puisse laisser sa raison et qui ne puisse fournir au savant l’occasion de prendre sa toise et d’essayer à mesurer l’infini. Il y a de l’infini dans le moindre gramen.

Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Je dois en prévenir loyalement celui qui veut me lire : il faut de l’intrépidité pour rester entre ces deux asymptotes. Cette théorie ne pouvait être faite que par un homme assez osé pour côtoyer la folie sans crainte et la science sans peur.

Puis je dois encore accuser, par avance, la vulgarité du premier fait qui m’a conduit, d’inductions en inductions, à cette plaisanterie lycophronique. Ceux qui savent que la terre est pavée d’abîmes, foulée par des fous et mesurée par des savants, me pardonneront seuls l’apparente niaiserie de mes observations. Je parle pour les gens habitués à trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe, des problèmes gigantesques dans la fumée qui s’élève, des théories dans les vibrations de la lumière, de la pensée dans les marbres, et le plus horrible des mouvements dans l’immobilité. Je me place au point précis où la science touche à la folie, et je ne puis mettre de garde-fous. Continuez.

En 1830, je revenais de cette délicieuse Touraine, où les femmes ne vieillissent pas aussi vite que dans les autres pays. J’étais au milieu de la grande cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires, attendant une voiture, et sans me douter que j’allais être dans l’alternative d’écrire des niaiseries ou de faire d’immortelles découvertes. De toutes les courtisanes, la pensée est la plus impérieusement capricieuse : elle fait son lit, avec une audace sans exemple, au bord d’un sentier ; couche au coin d’une rue ; suspend son nid, comme l’hirondelle, à la corniche d’une fenêtre ; et avant que l’amour n’ait pensé à sa flèche, elle a conçu, pondu, couvé, nourri un géant. Papin allait voir si son bouillon avait des yeux quand il changea le monde industriel en voyant voltiger un papier que ballotait la vapeur au-dessus de sa marmite. Faust trouva l’imprimerie en regardant sur le sol l’empreinte des fers de son cheval, avant de le monter. Les niais appellent ces foudroiements de la pensée un hasard, sans songer que le hasard ne visite jamais les sots.

J’étais donc au milieu de cette cour, où trône le mouvement, et j’y regardais avec insouciance les différentes scènes qui s’y passaient, lorsqu’un voyageur tombe de la rotonde à terre, comme une grenouille effrayée qui s’élance à l’eau. Mais en sautant, cet homme fut forcé, pour ne pas choir, de tendre les mains au mur du bureau près duquel était la voiture, et de s’y appuyer légèrement. Voyant cela, je me demandai pourquoi. Certes, un savant aurait répondu : – Parce qu’il allait perdre son centre de gravité. Mais pourquoi l’homme partage-t-il avec les diligences le privilége de perdre son centre de gravité ? Un être doué d’intelligence n’est-il pas souverainement ridicule quand il est à terre, par quelque cause que ce soit ? Aussi le peuple, que la chute d’un cheval {p. 35} intéresse, rit-il toujours d’un homme qui tombe.

Cet homme était un simple ouvrier, un de ces joyeux faubouriens, espèce de Figaro sans mandoline et sans résille, un homme gai, même en sortant de diligence, moment où tout le monde grogne. Il crut reconnaître un de ses amis dans le groupe des flâneurs qui regardent toujours l’arrivée des diligences, et il s’avança pour lui appliquer une tape sur l’épaule, à la façon de ces gentilshommes campagnards ayant peu de manières, qui, pendant que vous rêvez à vos chères amours, vous frappent sur la cuisse en vous disant : – Chassez-vous ?…

En cette conjoncture, par une de ces déterminations qui restent un secret entre l’homme et Dieu, cet ami du voyageur fit un ou deux pas. Mon faubourien tomba, la main en avant, jusqu’au mur, sur lequel il s’appuya ; mais, après avoir parcouru toute la distance qui se trouvait entre le mur et la hauteur à laquelle arrivait sa tête quand il était debout, espace que je représenterais scientifiquement par un angle de quatre-vingt-dix degrés. L’ouvrier emporté par le poids de sa main, s’était plié, pour ainsi dire, en deux. Il se releva la face turgide et rougie, moins par la colère que par un effort inattendu.

– Voici, me dis-je, un phénomène auquel personne ne pense, et qui ferait bouquer deux savants.

Je me souvins en ce moment d’un autre fait si vulgaire dans son éventualité, que nous n’en avons jamais esgoussé la cause, quoiqu’elle accuse de sublimes merveilles. Ce fait corrobora l’idée qui me frappait alors si vivement, idée à laquelle la science des riens est redevable aujourd’hui de la théorie de la démarche.

Ce souvenir appartient aux jours heureux de mon adolescence, temps de délicieuse niaiserie, pendant lequel toutes les femmes sont des Virginies, que nous aimons vertueusement, comme aimait Paul. Nous apercevons plus tard une infinité de naufrages, où, comme dans l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, nos illusions se noient ; et nous n’amenons qu’un cadavre sur la grève.

Alors, le chaste et pur sentiment que j’avais pour ma sœur n’était troublé par aucun autre, et nous portions à deux la vie en riant. J’avais mis trois ou quatre cents francs en pièces de cent sous dans le nécessaire où elle serrait son fil, ses aiguilles et tous les petits ustensiles nécessaires à son métier de jeune fille essentiellement brodeuse, parfileuse, couseuse et festonneuse. N’en sachant rien, elle voulut prendre sa boîte à ouvrage, toujours si légère ; mais il lui fut impossible de la soulever du premier coup, et il lui fallut émettre une seconde dose de force et de vouloir pour enlever sa boîte. Ce n’est pas la compromettre que de dire combien elle mit de précipitation à l’ouvrir, tant elle était curieuse de voir ce qui l’alourdissait. Alors je la priai de me garder cet argent. Ma conduite cachait un secret, je n’ai pas besoin d’ajouter que je fus obligé de le lui confier. Bien involontairement, je repris l’argent sans l’en prévenir ; et, deux heures après, en reprenant sa boîte, elle l’enleva presque au-dessus de ses cheveux, par un mouvement plein de naïveté qui nous fit tant rire, que ce bon rire servit précisément à graver cette observation physiologique dans ma mémoire.

En rapprochant ces deux faits si dissemblables, mais qui procédaient de la même cause, je fus plongé dans une perplexité pareille à celle du philosophe à camisole qui médita si profondément sur sa porte.

Je comparai le voyageur à la cruche pleine d’eau qu’une fille curieuse rapporte de la fontaine. Elle s’occupe à regarder une fenêtre, reçoit une secousse d’un passant, et laisse perdre une lame d’eau. Cette comparaison vague exprimait grossièrement la dépense de fluide vital que cet homme me parut avoir faite en pure perte. Puis, de là, jaillirent mille questions qui me furent adressées, dans les ténèbres de l’intelligence, par un être tout fantastique, par ma Théorie de la démarche déjà née. En effet, tout à coup mille petits phénomènes journaliers de notre nature vinrent se grouper autour de ma réflexion première et s’élevèrent en foule dans ma mémoire comme un de ces essaims de mouches qui s’envolent, au bruit de nos pas, de dessus le fruit dont elles pompent les sucs au bord d’un sentier.

Ainsi je me souvins en un moment, rapidement, et avec une singulière puissance de vision intellectuelle :

Et des craquements de doigts, et des redressements de muscles, et des sauts de carpe, que, pauvre écolier, moi et mes camarades, nous nous permettions comme tous ceux qui restent trop long-temps en étude, soit le peintre {p. 36} dans son atelier, soit le poète dans ses contemplations, soit la femme plongée dans son fauteuil.

Et de ces courses rapides subitement arrêtées comme le tournoiement d’un soleil fini, auxquelles sont sujets les gens qui sortent de chez eux ou de chez elles en proie à un grand bonheur ;

Et de ces exhalations produites par des mouvements excessifs, et si actives, que Henri III a été pendant toute sa vie amoureux de Marie de Clèves pour être entré dans le cabinet où elle avait changé de chemise, au milieu d’un bal donné par Catherine de Médicis ;

Et de ces cris féroces que jettent certaines personnes poussées par une inexplicable nécessité de mouvement et pour exercer peut-être une puissance inoccupée ;

Et des envies soudaines de briser, de frapper quoi que ce soit, surtout dans des moments de joie, et qui rendent Odry si naïvement beau dans son rôle du maréchal ferrant de l’Éginhard de campagne, quand il tape au milieu d’un paroxisme de rire son ami Vernet, en lui disant : – Sauve-toi, ou je te tue.

Enfin plusieurs observations, que j’avais précédemment faites, m’illuminèrent, et me tenaillèrent l’intelligence si vigoureusement que, ne songeant plus ni à mes paquets, ni à ma voiture, je devins aussi distrait que l’est monsieur Ampère, et revins chez moi, féru par le principe lucide et vivifiant de ma Théorie de la démarche. J’allais admirant une science, incapable de dire quelle était cette science, nageant dans cette science, comme un homme en mer, qui voit la mer, et n’en peut saisir qu’une goutte dans le creux de sa main.

Ma pétulante pensée jouissait de son premier âge.

Sans autre secours que celui de l’intuition qui nous a valu plus de conquêtes que tous les sinus et les cosinus de la science, et sans m’inquiéter ni des preuves, ni du qu’en dira-t-on, je décidai que l’homme pouvait projeter en dehors de lui-même, par tous les actes dus à son mouvement, une quantité de force qui devait produire un effet quelconque dans sa sphère d’activité.

Que de jets lumineux dans cette simple formule !

L’homme aurait-il le pouvoir de diriger l’action de ce constant phénomène auquel il ne pense pas ? Pourrait-il économiser, amasser l’invisible fluide dont il dispose à son insu, comme la seiche du nuage d’encre au sein duquel elle disparaît ? Mesmer, que la France a traité d’empirique, a-t-il raison, a-t-il tort ?

Pour moi, dès-lors, le mouvement comprit la Pensée, action la plus pure de l’être humain ; le Verbe, traduction de ses pensées ; puis la Démarche et le Geste, accomplissement plus ou moins passionné du Verbe. De cette effusion de vie plus ou moins abondante, et de la manière dont l’homme la dirige, procèdent les merveilles du toucher, auxquelles nous devons Paganini, Raphaël, Michel-Ange, Huerta le guittariste, Taglioni, Litz, artistes qui tous transfusent leurs âmes par des mouvements dont ils ont seuls le secret. Des transformations de la pensée dans la voix, qui est le toucher par lequel l’âme agit le plus spontanément, découlent les miracles de l’éloquence, et les célestes enchantements de la musique vocale. La parole n’est-elle pas en quelque sorte la démarche du cœur et du cerveau ?

Alors, la Démarche étant prise comme l’expression des mouvements corporels, et la voix comme celle des mouvements intellectuels, il me parut impossible de faire mentir le mouvement. Sous ce rapport, la connaissance approfondie de la Démarche devenait une science complète.

N’y avait-il pas des formules algébriques à trouver pour déterminer ce qu’une cantatrice dépense d’âme dans ses roulades, et ce que nous dissipons d’énergie dans nos mouvements ? Quelle gloire de pouvoir jeter à l’Europe savante une arithmétique morale avec les solutions de problèmes psychologiques, aussi importants à résoudre que le sont ceux-ci :

La cavatine du Tanti palpiti est à la vie de la Pasta, comme 1 est à X.

Les pieds de Vestris sont-ils à sa tête, comme 100 est à 2 ?

Le mouvement digestif de Louis XVIII a-t-il été à la durée de son règne, comme 1814 est à 93 ?

Si mon système eût existé plus tôt, et qu’on eût cherché des proportions plus égales entre 1814 et 93, Louis XVIII régnerait peut-être encore.

Quels pleurs je versai sur le tohu bohu de mes connaissances, d’où je n’avais extrait que de misérables contes, tandis qu’il pouvait en sortir une physiologie humaine ! Étais-je en état {p. 37} de rechercher les lois par lesquelles nous envoyons plus ou moins de force du centre aux extrémités ; de deviner où Dieu a mis en nous le centre de ce pouvoir ; de déterminer les phénomènes que cette faculté devait produire dans l’atmosphère de chaque créature.

En effet, si, comme l’a dit le plus beau génie analytique, le géomètre qui a le plus écouté Dieu aux portes du sanctuaire, une balle de pistolet lancée au bord de la Méditerranée cause un mouvement qui se fait sentir jusque sur les côtes de la Chine, n’est-il pas probable que, si nous projetons en dehors de nous un luxe de force, nous devons, ou changer autour de nous les conditions de l’atmosphère, ou nécessairement influer, par les effets de cette force vive qui veut sa place, sur les êtres et les choses dont nous sommes entourés.

Que jette donc en l’air l’artiste qui se secoue les bras, après l’enfantement d’une noble pensée qui l’a tenu long-temps immobile ? Où va cette force dissipée par la femme nerveuse qui fait craquer les délicates et puissantes articulations de son cou, qui se tord les mains, en les agitant, après avoir vainement attendu ce qu’elle n’aime pas à trop attendre ?

Enfin, de quoi mourut le fort de la halle, qui, sur le port, dans un défi d’ivresse, leva une pièce de vin ; puis, qui, gracieusement ouvert, sondé, déchiqueté brin à brin par messieurs de l’Hôtel-Dieu, a complétement frustré leur science, filouté leur scalpel, trompé leur curiosité, en ne laissant apercevoir la moindre lésion ni dans ses muscles, ni dans ses organes, ni dans ses fibres, ni dans son cerveau ? Pour la première fois peut-être, monsieur Dupuytren, qui sait toujours pourquoi la mort est venue, s’est demandé pourquoi la vie était absente de ce corps. La cruche s’était vidée.

Alors il me fut prouvé que l’homme occupé à scier du marbre n’était pas bête de naissance, mais bête parce qu’il sciait du marbre. Il fait passer sa vie dans le mouvement des bras, comme le poète fait passer la sienne dans le mouvement du cerveau. Tout mouvement a ses lois. Kepler, Newton, Laplace et Legendre sont tout entiers dans cet axiome. Pourquoi donc la science a-t-elle dédaigné de rechercher les lois d’un mouvement qui transporte à son gré la vie dans telle ou telle portion du mécanisme humain, et qui peut également la projeter en dehors de l’homme ?

Alors, il me fut prouvé que les chercheurs d’autographes, et ceux qui prétendent juger le caractère des hommes sur leur écriture, étaient des gens supérieurs.

Ici, ma théorie de la démarche acquérait des proportions si discordantes avec le peu de place que j’occupe dans le grand râtelier, d’où mes illustres camarades du dix-neuvième siècle tirent leur provende, que je laissai là cette grande idée, comme un homme effrayé d’apercevoir un gouffre. J’entrais dans le second âge de la pensée.

Néanmoins je fus si curieusement affriandé par la vue de cet abîme, que, de temps en temps, je venais goûter toutes les joies de la peur, en le contemplant au bord, et m’y tenant ferme à quelques idées bien plantées, bien feuillues. Alors je commençai des travaux immenses et qui eussent, selon l’expression de mon élégant ami Eugène Sue, décorné un bœuf moins habitué que je ne le suis à marcher dans mes sillons, nuit et jour, par tous les temps, nonchalant de la bise qui souffle, des coups, et du fourrage injurieux que le journalisme nous distribue.

Comme tous ces pauvres prédestinés de savants, j’ai compté des joies pures. Parmi ces fleurs d’étude, la première, la plus belle, parce qu’elle était la première, et la plus trompeuse, parce qu’elle était la plus belle, a été d’apprendre, par monsieur Savari de l’Observatoire, que, déjà l’italien Borelli, avait fait un grand ouvrage de actu animalium, (du mouvement des animaux.)

Combien je fus heureux de trouver un Borelli sur le quai ; combien peu me pesa l’in-4º à rapporter sous le bras ; en quelle ferveur je l’ouvris ; en quelle hâte je le traduisis ! Je ne saurais vous dire ces choses. Il y avait de l’amour dans cette étude. Borelli était pour moi ce que Baruch fut pour La Fontaine. Comme un jeune homme dupe de son premier amour, je ne sentais de Borelli ni la poussière accumulée dans ses pages par les orages parisiens, ni la senteur équivoque de sa couverture, ni les grains de tabac qu’y avait laissés le vieux médecin auquel il appartint jadis, et dont je fus jaloux en lisant ces mots écrits d’une main tremblante : Ex libris Angard.

Brst ! quand j’eus lu Borelli, je jetai Borelli, je maudis Borelli, je méprisai le vieux Borelli, qui ne me disait rien de actu, comme plus tard {p. 38} le jeune homme baisse la tête en reconnaissant sa première amie, l’ingrat ! Le savant italien, doué de la patience de Malpighi, avait passé des années à éprouver, à déterminer la force des divers appareils établis par la nature dans notre système musculaire. Il a évidemment prouvé que le mécanisme intérieur de forces réelles, constitué par nos muscles, avait été disposé pour des efforts doubles de ceux que nous voulions faire.

Certes cet Italien est le machiniste le plus habile de cet opéra changeant, nommé l’homme. À suivre, dans son ouvrage, le mouvement de nos leviers et de nos contre-poids, à voir avec quelle prudence le créateur nous a donné des balanciers naturels pour nous soutenir en toute espèce de pose ; il est impossible de ne pas nous considérer comme d’infatigables danseurs de corde. Or je me souciais peu des moyens, je voulais connaître les causes. De quelle importance ne sont-elles pas ? Jugez. Borelli dit bien pourquoi l’homme, emporté hors du centre de gravité, tombe ; mais il ne dit pas pourquoi souvent l’homme ne tombe pas, lorsqu’il sait user d’une force occulte, en envoyant à ses pieds une incroyable puissance de rétraction.

Ma première colère passée, je rendis justice à Borelli. Nous lui devons la connaissance de l’aire humaine : en d’autres termes, de l’espace ambiant dans lequel nous pouvons nous mouvoir sans perdre le centre de gravité. Certes la dignité de la démarche humaine doit singulièrement dépendre de la manière dont un homme se balance dans cette sphère au-delà de laquelle il tombe. Nous devons également à l’illustre Italien des recherches curieuses sur la dynamique intérieure de l’homme. Il a compté les tuyaux par lesquels passe le fluide moteur, cette insaisissable volonté, désespoir des penseurs et des physiologistes ; il en a mesuré la force ; il en a constaté le jeu ; il a donné généreusement à ceux qui monteront sur ses épaules pour voir plus loin que lui dans ces ténèbres lumineuses, la valeur matérielle et ordinaire des effets produits par notre vouloir ; il a pesé la pensée, en montrant que la machine musculaire est en disproportion avec les résultats obtenus par l’homme, et qu’il se trouve en lui des forces qui portent cette machine à une puissance incomparablement plus grande que ne l’est sa puissance intrinsèque.

Dès lors je quittai Borelli, certain de ne pas avoir fait une connaissance inutile en conversant avec ce beau génie ; et je fus attiré vers les savants qui se sont occupés récemment des forces vitales. Mais hélas ! tous ressemblaient au géomètre qui prend sa toise et chiffre l’abîme ; moi je voulais voir l’abîme, et en pénétrer tous les secrets.

Que de réflexions n’ai-je pas jetées dans ce gouffre, comme un enfant qui lance des pierres dans un puits pour en écouter les retentissements ! Que de soirs passés sur un mol oreiller à contempler les nuages fantastiquement éclairés par le soleil couchant ! Que de nuits vainement employées à demander des inspirations au silence ! La vie la plus belle, la mieux remplie, la moins sujette aux déceptions, est certes celle du fou sublime qui cherche à déterminer l’inconnu d’une équation à racines imaginaires.

Quand j’eus tout appris, je ne savais rien, et je marchais !… Un homme qui n’aurait pas eu mon thorax, mon cou, ma boîte cérébrale, eût perdu la raison en désespoir de cause. Heureusement ce second âge de mon idée vint à finir. En entendant le duo de Tamburini et de Rubini, dans le premier acte du Mosè, ma théorie m’apparut pimpante, joyeuse, frétillante, jolie, et vint se coucher complaisamment à mes pieds, comme une courtisane fâchée d’avoir abusé de la coquetterie, et qui craint d’avoir tué l’amour.

Je résolus de constater simplement les effets produits en dehors de l’homme par ses mouvements de quelque nature qu’ils fussent, de les noter, de les classer ; puis, l’analyse achevée, de rechercher les lois du beau idéal en fait de mouvement, et d’en rédiger un code pour les personnes curieuses de donner une bonne idée d’elles-mêmes, de leurs mœurs, de leurs habitudes : la démarche étant, selon moi, le prodrome exact de la pensée et de la vie.

J’allai donc le lendemain m’asseoir sur une chaise du boulevard de Gand, afin d’y étudier la démarche de tous les Parisiens qui, pour leur malheur, passeraient devant moi pendant la journée.

Et ce jour-là, je récoltai les observations les plus profondément curieuses que j’aie faites dans ma vie. Je revins chargé comme un botaniste qui, en herborisant, a pris tant de plantes qu’il est obligé de les donner à la première vache venue. Seulement la théorie de la {p. 39} démarche me parut impossible à publier sans dix-sept cents planches gravées, sans dix ou douze volumes de texte, et des notes à effrayer feu l’abbé Barthélemy ou mon savant ami Parisot.

Trouver en quoi péchaient les démarches vicieuses ?

Trouver les lois à l’exacte observation desquelles étaient dues les belles démarches ?

Trouver les moyens de faire mentir la démarche, comme les courtisans, les ambitieux, les gens vindicatifs, les comédiens, les courtisanes, les épouses légitimes, les espions, font mentir leurs traits, leurs yeux, leur voix ?

Rechercher si les anciens marchaient bien, quel peuple marche le mieux entre tous les peuples ; si le sol, si le climat est pour quelque chose dans la démarche.

Brrr ! les questions jaillissaient comme des sauterelles ! Sujet merveilleux ! Le gastronome, soit qu’il saisisse sa truelle pour soulever la peau d’un lavaret du lac d’Aix, celle d’un surmulet de Cherbourg, ou d’une perche de l’Indre ; soit qu’il plonge son couteau dans un filet de chevreuil, comme il s’en élabore quelquefois dans les forêts, et s’en perfectionne dans les cuisines ; ce susdit gastronome n’éprouverait pas une jouissance comparable à celle que j’eus en possédant mon sujet. La friandise intellectuelle est la passion la plus voluptueuse, la plus dédaigneuse, la plus hargneuse : elle comporte la Critique, expression de l’amour-propre jaloux des jouissances qu’il a ressenties.

Je dois à l’Art d’expliquer ici les véritables causes de la délicieuse virginité littéraire et philosophique qui recommande à tous les bons esprits la théorie de la démarche ; puis la franchise de mon caractère m’oblige à dire que je ne voudrais pas être comptable de mes bavardages, sans les faire excuser par d’utiles observations.

Un moine de Prague, nommé Reuchlin, dont l’histoire a été recueillie par Marcomarci, avait un odorat si fin, si exercé, qu’il distinguait une jeune fille d’une femme ; et une mère, d’une femme inféconde. Je rapporte ces résultats entre ceux que sa faculté sensitive lui faisait obtenir, parce qu’ils sont assez curieux pour donner une idée de tous les autres.

L’aveugle qui nous a valu la belle lettre de Diderot, faite, par parenthèse, en douze heures de nuit, possédait une connaissance si approfondie de la voix humaine, qu’il avait remplacé le sens de la vue, relativement à l’appréciation des caractères, par des diagnostics pris dans les intonations de la voix.

La finesse des perceptions correspondait chez ces deux hommes à une égale finesse d’esprit, à un talent particulier. La science d’observation tout exceptionnelle dont ils avaient été doués me servira d’exemple pour expliquer pourquoi certaines parties de la psychologie ne sont pas suffisamment étudiées, et pourquoi les hommes sont contraints de les déserter.

L’observateur est incontestablement homme de génie au premier chef. Toutes les inventions humaines procèdent d’une observation analytique dans laquelle l’esprit procède avec une incroyable rapidité d’aperçus. Gall, Lavater, Mesmer, Cuvier, Lagrange, le docteur Mereaux que nous avons récemment perdu, Bernard de Palissy le précurseur de Buffon, le marquis de Worcester, Newton, enfin le grand peintre et le grand musicien, sont tous des observateurs. Tous vont de l’effet à la cause, alors que les autres hommes ne voient ni cause, ni effet.

Mais ces sublimes oiseaux de proie qui, tout en s’élevant à de hautes régions possèdent le don de voir clair dans les choses d’ici-bas, qui peuvent tout à la fois abstraire et spécialiser, faire d’exactes analyses et de justes synthèses, ont, pour ainsi dire, une mission purement métaphysique. La nature et la force de leur génie les contraint à reproduire dans leurs œuvres leurs propres qualités. Ils sont emportés par le vol audacieux de leur génie, et par leur ardente recherche du vrai, vers les formules les plus simples. Ils observent, jugent et laissent des principes que les hommes minutieux prouvent, expliquent et commentent.

L’observation des phénomènes relatifs à l’homme, l’art qui doit en saisir les mouvements les plus cachés, l’étude du peu que cet être privilégié laisse involontairement deviner de sa conscience, exigent et une somme de génie et un rapetissement qui s’excluent. Il faut être à la fois patient comme l’étaient jadis Muschenbroek et Spallanzani ; comme le sont aujourd’hui messieurs Nobili, Magendie, Flourens, Dutrochet et tant d’autres ; puis il faut encore posséder ce coup-d’œil qui fait converger les phénomènes vers un centre, cette logique qui les dispose en rayons, cette perspicacité qui voit et déduit, cette lenteur qui sert à ne jamais {p. 40} découvrir un des points du cercle sans observer les autres, et cette promptitude qui mène d’un seul bond du pied à la tête.

Ce génie multiple, possédé par quelques têtes héroïques justement célèbres dans les annales des sciences naturelles, est beaucoup plus rare chez l’observateur de la nature morale. L’écrivain, chargé de répandre les lumières qui brillent sur les hauts lieux, doit donner à son œuvre un corps littéraire, et faire lire avec intérêt les doctrines les plus ardues, et parer la science. Il se trouve donc sans cesse dominé par la forme, par la poésie, et par les accessoires de l’art. Être un grand écrivain et un grand observateur, Jean-Jacques et le Bureau des Longitudes, tel est le problème ; problème insoluble. Puis, le Génie qui préside aux découvertes exactes et physiques, n’exige que la vue morale ; mais l’esprit de l’observation psychologique veut impérieusement et l’odorat du moine et l’ouïe de l’aveugle. Il n’y a pas d’observation possible, sans une éminente perfection de sens, et sans une mémoire presque divine.

Donc, en mettant à part la rareté particulière des observateurs qui examinent la nature humaine sans scalpel, et veulent la prendre sur le fait ; souvent l’homme doué de ce microscope moral, indispensable pour ce genre d’étude, manque de la puissance qui exprime, comme celui qui saurait s’exprimer manque de la puissance de bien voir. Ceux qui ont su formuler la nature, comme le fit Molière, devinaient vrai, sur simple échantillon ; puis ils volaient leurs contemporains et assassinaient ceux d’entre eux qui criaient trop fort. Il y a dans tous les temps un homme de génie qui se fait le secrétaire de son époque : Homère, Aristote, Tacite, Shakspeare, l’Arétin, Machiavel, Rabelais, Bacon, Molière, Voltaire, ont tenu la plume sous la dictée de leurs siècles.

Les plus habiles observateurs sont dans le monde, mais ou paresseux, ou insouciants de gloire, ils meurent ayant eu de cette science ce qu’il leur en fallait pour leur usage, et pour rire le soir, à minuit, quand il n’y a plus que trois personnes dans un salon. En ce genre, Gérard aurait été le littérateur le plus spirituel s’il n’eût pas été grand peintre ; sa touche est aussi fine quand il fait un portrait que lorsqu’il le peint.

Enfin, souvent, ce sont des hommes grossiers, des ouvriers en contact avec le monde, et forcés de l’observer, comme une femme faible est contrainte d’étudier son mari pour le jouer, qui, possesseurs de remarques prodigieuses, s’en vont, faisant banqueroute de leurs découvertes au monde intellectuel. Souvent aussi la femme la plus artiste, qui, dans une causerie familière, étonne par la profondeur de ses aperçus, dédaigne d’écrire, rit des hommes, les méprise, et s’en sert.

Ainsi le sujet le plus délicat de tous les sujets psychologiques est resté vierge sans être intact. Il voulait et trop de science et trop de frivolité peut-être.

Moi, poussé par cette croyance en nos talents, la seule qui nous reste dans le grand naufrage de la Foi, poussé sans doute encore par un premier amour pour un sujet neuf, j’ai donc obéi à cette passion : je suis venu me placer sur une chaise ; j’ai regardé les passants ; mais, après avoir admiré les trésors, je me suis sauvé d’abord, pour m’en amuser en emportant le secret du Sésame ouvre-toi !…

{p. 83} Car il ne s’agissait pas de voir et de rire ; ne fallait-il pas analyser, abstraire et classer ?

Classer, pour pouvoir codifier !

Codifier, faire le code de la démarche. En d’autres termes, rédiger une suite d’axiomes pour le repos des intelligences faibles ou paresseuses, afin de leur éviter la peine de réfléchir et les amener, par l’observation de quelques principes clairs, à régler leur mouvement. En étudiant ce code, les hommes progressifs, et ceux qui tiennent au système de la perfectibilité, pourraient paraître aimables, gracieux, distingués, bien élevés, fashionables, aimés, instruits, ducs, marquis ou comtes ; au lieu de sembler vulgaires, stupides, ennuyeux, pédants, ignobles, maçons du roi Philippe ou barons de l’empire. Et n’est-ce pas ce qu’il y a de plus important chez une nation dont la devise est : Tout pour l’enseigne.

S’il m’était permis de descendre au fond de la conscience de l’incorruptible journaliste, du philosophe éclectique, du vertueux épicier, du délicieux professeur, du vieux marchand de mousseline, de l’illustre papetier, qui, par la grâce moqueuse de Louis-Philippe, sont les derniers pairs de France venus, je suis persuadé d’y trouver ce souhait écrit en lettres d’or :

– Je voudrais bien avoir l’air noble !

Ils s’en défendront, ils le nieront, ils vous diront : – Je n’y tiens pas ! cela m’est égal ! Je suis journaliste, philosophe, épicier, professeur, marchand de toiles, ou de papier !

Ne les croyez pas ! Forcés d’être pairs de France, ils veulent être pairs de France ; mais s’ils sont pairs de France au lit, à table, à la Chambre, dans le Bulletin des Lois, aux Tuileries, dans leurs portraits de famille, il leur est impossible d’être pris pour des pairs de France lorsqu’ils passent sur le boulevard. Là, ces messieurs redeviennent Gros-Jean, comme devant. L’observateur ne cherche même pas ce qu’ils peuvent être ; tandis que si monsieur le duc de Laval, si monsieur de Lamartine, si monsieur le duc de Rohan viennent à s’y promener, leur qualité n’est un doute pour personne ; et je ne conseillerais pas à ceux-là, de suivre ceux-ci.

Je voudrais bien n’offenser aucun amour-propre. Si j’avais involontairement blessé l’un des derniers pairs venus, dont j’improuve l’intronisation patricienne, mais dont j’estime la science, le talent, les vertus privées, la probité commerciale, sachant bien que le premier et le dernier ont eu le droit de vendre, l’un son journal, l’autre son papier, plus cher qu’ils ne leur coûtaient, je crois pouvoir jeter quelque baume sur cette égratignure, en leur faisant observer que je suis obligé de prendre mes exemples en haut lieu pour convaincre les bons esprits de l’importance de cette théorie.

Et en effet, je suis resté pendant quelque temps stupéfié par les observations que j’avais faites sur le boulevard de Gand, et surpris de trouver au mouvement des couleurs aussi tranchées ; de là ce premier aphorisme :

I

La démarche est la physionomie du corps.

N’est-il pas effrayant de penser qu’un observateur profond peut découvrir un vice, un remords, une maladie en voyant un homme en mouvement ? Quel riche langage dans ces effets immédiats d’une volonté traduite avec innocence ! L’inclination plus ou moins vive d’un de nos membres ; la forme télégraphique dont il a contracté, malgré nous, l’habitude ; l’angle ou le contour que nous lui faisons décrire, sont empreints de notre vouloir, et sont d’une effrayante signification. C’est plus que la parole, c’est la pensée en action. Un simple geste, un involontaire frémissement de lèvres peut devenir le terrible dénouement d’un drame caché {p. 84} long-temps entre deux cœurs. Aussi de là cet autre aphorisme :

II

Le regard, la voix, la respiration, la démarche sont identiques ; mais comme il n’a pas été donné à l’homme de pouvoir veiller à la fois sur ces quatre expressions diverses et simultanées de sa pensée, cherchez celle qui dit vrai : vous connaîtrez l’homme tout entier.

Exemple

Monsieur S. n’est pas seulement chimiste et capitaliste, il est profond observateur et grand philosophe.

Monsieur O. n’est pas seulement un spéculateur, il est homme d’état. Il tient et de l’oiseau de proie et du serpent ; il emporte des trésors et sait charmer les gardiens.

Ces deux hommes aux prises ne doivent-ils pas offrir un admirable combat, en luttant ruse contre ruse, dires contre dires, mensonge à outrance, spéculation au poing, chiffre en tête ?

Or ils se sont rencontrés un soir, au coin d’une cheminée, sous le feu des bougies, le mensonge sur les lèvres, dans les dents, au front, dans l’œil, sur la main ; ils en étaient armés de pied en cap. Il s’agissait d’argent. Ce duel eut lieu sous l’empire.

Monsieur O., qui avait besoin de 500,000 fr. pour le lendemain, se trouvait, à minuit, debout à côté de S.

Voyez-vous bien S., homme de bronze, vrai Shylok qui, plus rusé que son devancier, prendrait la livre de chair avant le prêt ? le voyez-vous accosté par O., l’Alcibiade de la banque, l’homme capable d’emprunter successivement trois royaumes sans les restituer, et capable de persuader à tout le monde qu’il les a enrichis. Suivez-les ? Monsieur O. demande légèrement à monsieur S. 500,000 fr. pour vingt-quatre heures, en lui promettant de les lui rendre en telles et telles valeurs.

– Monsieur, dit monsieur S. à la personne de qui je tiens cette précieuse anecdote, quand O. me détailla les valeurs, le bout de son nez vint à blanchir, du côté gauche seulement, dans le léger cercle décrit par un méplat qui s’y trouve. J’avais déjà eu l’occasion de remarquer que toutes les fois que O. mentait, ce méplat devenait blanc. Ainsi je sus que mes 500,000 fr. seraient compromis pendant un certain temps…

– Hé bien ! lui demanda-t-on.

– Hé bien ! reprit-il.

Et il laissa échapper un soupir.

– Hé bien, ce serpent me tint pendant une demi-heure ; je lui promis les 500,000 fr., et il les eut.

– Les a-t-il rendus ?…

S. pouvait calomnier O. Sa haine bien connue lui en donnait le droit, à une époque où l’on tue ses ennemis à coups de langue. Je dois dire, à la louange de cet homme bizarre, qu’il répondit : – Oui. Mais ce fut piteusement. Il aurait voulu pouvoir accuser son ennemi d’une tromperie de plus.

Quelques personnes disent monsieur O. encore plus fort en fait de dissimulation que ne l’est monsieur le prince de Bénévent. Je le crois volontiers. Le diplomate ment pour le compte d’autrui, le banquier ment pour lui-même. Eh bien ! ce moderne Bourvalais, qui a pris l’habitude d’une admirable immobilité de traits, d’une complète insignifiance dans le regard, d’une imperturbable égalité dans la voix, d’une habile démarche, n’a pas su dompter le bout de son nez. Chacun de nous a quelque méplat où triomphe l’âme, un cartilage d’oreille qui rougit, un nerf qui tressaille, une manière trop significative de déplier les paupières, une ride qui se creuse intempestivement, une parlante pression de lèvres, un éloquent tremblement dans la voix, une respiration qui se gêne. Que voulez-vous ? le Vice n’est pas parfait.

Donc mon axiome subsiste. Il domine toute cette théorie ; il en prouve l’importance. La pensée est comme la vapeur. Quoi que vous fassiez, et quelque subtile qu’elle puisse être, il lui faut sa place, elle la veut, elle la prend, elle reste même sur le visage d’un homme mort. Le premier squelette que j’aie vu était celui d’une jeune fille morte à vingt-deux ans.

– Elle avait la taille fine et devait être gracieuse, dis-je au médecin.

Il parut surpris. La disposition des côtes, et je ne sais quelle bonne grâce de squelette, trahissaient encore les habitudes de la démarche. Il existe une anatomie comparée morale, comme une anatomie comparée physique. Pour l’âme, comme pour le corps, un détail mène logiquement à l’ensemble. Il n’y a certes pas deux squelettes semblables ; et, de même que les poisons végétaux se retrouvent en nature, dans un temps voulu, chez l’homme empoisonné ; de même les habitudes de la vie reparaissent aux {p. 85} yeux du chimiste moral, soit dans les sinus du crâne, soit dans les attachements des os de ceux qui ne sont plus.

Mais les hommes sont beaucoup plus naïfs qu’ils ne le croient, et ceux qui se flattent de dissimuler leur vie intime sont des faquins. Si vous voulez dérober la connaissance de vos pensées, imitez l’enfant ou le sauvage, ce sont vos maîtres.

En effet, pour pouvoir cacher sa pensée, il faut n’en avoir qu’une seule. Tout homme complexe se laisse facilement deviner. Aussi tous les grands hommes sont-ils joués par un être qui leur est inférieur.

L’âme perd en force centripète ce qu’elle gagne en force centrifuge.

Or, le sauvage et l’enfant font converger tous les rayons de la sphère dans laquelle ils vivent, à une idée, à un désir ; leur vie est monophile, et leur puissance gît dans la prodigieuse unité de leurs actions.

L’homme social est obligé d’aller continuellement du centre à tous les points de la circonférence ; il a mille passions, mille idées, et il existe si peu de proportion entre sa base et l’étendue de ses opérations, qu’à chaque instant il est pris en flagrant délit de faiblesse.

De là le grand mot de William Pitt : – Si j’ai fait tant de choses, c’est que je n’en ai jamais voulu qu’une seule à la fois.

De l’inobservation de ce précepte ministériel, procède le naïf langage de la démarche. Qui de nous pense à marcher en marchant ? personne. Bien plus, chacun se fait gloire de marcher en pensant.

Mais lisez les relations écrites par les voyageurs qui ont le mieux observé les peuplades improprement nommées sauvages ; lisez le baron de la Hontan, qui a fait les Mohicans avant que Cooper n’y songeât, et vous verrez, à la honte des gens civilisés, quelle importance les barbares attachent à la démarche. Le sauvage, en présence de ses semblables, n’a que des mouvements lents et graves ; il sait, par expérience, que plus les manifestations extérieures se rapprochent du repos, et plus impénétrable est la pensée. De là cet axiome :

III

Le repos est le silence du corps.

IV

Le mouvement lent est essentiellement majestueux.

Croyez-vous que l’homme dont parle Virgile, et dont l’apparition calmait le peuple en fureur, arrivât devant la sédition en sautillant ?

Ainsi nous pouvons établir en principe, que l’économie du mouvement est un moyen de rendre la démarche et noble et gracieuse. Un homme qui marche vite ne dit-il pas déjà la moitié de son secret ? il est pressé. Le docteur Gall a observé que la pesanteur de la cervelle, le nombre de ses circonvolutions, était, chez tous les êtres organisés, en rapport avec la lenteur de leur mouvement vital. Les oiseaux ont peu d’idées. Les hommes qui vont habituellement vite doivent avoir généralement la tête pointue et le front déprimé. D’ailleurs, logiquement, l’homme qui marche beaucoup, arrive nécessairement à l’état intellectuel du danseur de l’Opéra.

Suivons ?

Si la lenteur bien entendue de la démarche annonce un homme qui a du temps à lui, du loisir, conséquemment un riche, un noble, un penseur, un sage, les détails doivent nécessairement s’accorder avec le principe ; alors les gestes seront peu fréquents et lents ; de là, cet autre aphorisme.

V

Tout mouvement saccadé trahit un vice, ou une mauvaise éducation.

N’avez-vous pas souvent ri des gens qui virvouchent ?

Virvoucher est un admirable mot du vieux français, remis en lumière par Lautour-Mézerai. Virvoucher exprime l’action d’aller et de venir, de tourner autour de quelqu’un, de toucher à tout, de se lever, de se rasseoir, de bourdonner, de tatilloner ; virvoucher, c’est faire une certaine quantité de mouvements qui n’ont pas de but ; c’est imiter les mouches. Il faut toujours donner la clef des champs aux virvoucheurs ; ils vous cassent la tête ou quelque meuble précieux.

N’avez-vous pas ri d’une femme dont tous les mouvements de bras, de tête, de pied ou de corps, produisent des angles aigus ?

Des femmes qui vous tendent la main comme si quelque ressort faisait partir leur coude ;

Qui s’asseyent tout d’une pièce, ou qui se {p. 86} lèvent comme le soldat d’un joujou à surprise.

Ces sortes de femmes sont très-souvent vertueuses. La vertu des femmes est intimement liée à l’angle droit. Toutes les femmes, qui ont fait ce que l’on nomme des fautes, sont remarquables par la rondeur exquise de leurs mouvements. Si j’étais mère de famille, ces mots sacramentels du maître à danser : – Arrondissez les coudes, me ferait trembler pour mes filles. De là cet axiome :

VI

La grâce veut les formes rondes.

Voyez la joie d’une femme qui peut dire de sa rivale : Elle est bien anguleuse !

Mais en observant les différentes démarches, il s’éleva dans mon âme un doute cruel, et qui me prouva, qu’en toute espèce de science, même dans la plus frivole, l’homme est arrêté par d’inextricables difficultés, il lui est aussi impossible de connaître la cause et la fin de ses mouvements, que de savoir celles des pois chiches.

Ainsi, tout d’abord je me demandai d’où devait procéder le mouvement. Hé bien, il est aussi difficile de déterminer où il commence et où il finit en nous, que de dire où commence et où finit le grand sympathique, cet organe intérieur qui, jusqu’à présent, a lassé la patience de tant d’observateurs. Borelli lui-même, le grand Borelli, n’a pas abordé cette immense question. N’est-il pas effrayant de trouver tant de problèmes insolubles dans un acte vulgaire, dans un mouvement que huit cent mille Parisiens font tous les jours ?

Il est résulté de mes profondes réflexions sur cette difficulté, l’aphorisme suivant que je vous prie de méditer.

VII

Tout en nous participe au mouvement ; mais il ne doit prédominer nulle part.

En effet, la nature a construit l’appareil de notre motilité d’une façon si ingénieuse et si simple, qu’il en résulte, comme en toutes ses créations, une admirable harmonie ; et si vous la dérangez par une habitude quelconque, il y a laideur et ridicule, parce que nous ne nous moquons jamais que des laideurs dont l’homme est coupable : nous sommes impitoyables pour des gestes faux, comme nous le sommes pour l’ignorance ou pour la sottise.

Ainsi de ceux qui passèrent devant moi et m’apprirent les premiers principes de cet art jusqu’à présent dédaigné.

Le premier de tous fut un gros monsieur. Ici, je ferai observer qu’un écrivain éminemment spirituel a favorisé plusieurs erreurs, en les soutenant par son suffrage. Brillat-Savarin a dit qu’il était possible à un homme gros de contenir son ventre au majestueux. Non. Si la majesté ne va pas sans une certaine amplitude de chair, il est impossible de prétendre à une démarche dès que le ventre a rompu l’équilibre entre les parties du corps. La démarche cesse à l’obésité. Un obèse est nécessairement forcé de s’abandonner au faux mouvement introduit dans son économie par son ventre qui la domine.

Exemple

Henri Monnier aurait certainement fait la caricature de ce gros monsieur, en mettant une tête au-dessus d’un tambour et dessous les baguettes en X. Cet inconnu semblait, en marchant, avoir peur d’écraser des œufs. Assurément, chez cet homme, le caractère spécial de la démarche était complétement aboli. Il ne marchait pas plus que les vieux canonniers n’entendent. Autrefois il avait eu le sens de la locomotion, il avait sautillé peut-être ; mais aujourd’hui le pauvre homme ne se comprenait plus marcher. Il me fit l’aumône de toute sa vie et d’un monde de réflexions. Qui avait amolli ses jambes, d’où provenait sa goutte, son embonpoint ? Étaient-ce les vices ou le travail qui l’avaient déformé ? triste réflexion ! le travail qui édifie et le vice qui détruit produisent en l’homme les mêmes résultats. Obéissant à son ventre, ce pauvre riche semblait tordu. Il ramenait péniblement ses jambes, l’une après l’autre, par un mouvement traînant et maladif comme un mourant qui résiste à la mort et se laisse traîner de force par elle sur le bord de la fosse.

Par un singulier contraste, derrière lui venait un homme qui allait, les mains croisées derrière le dos, les épaules effacées, tendues, les omoplates rapprochées ; il était semblable à un perdreau servi sur une rôtie. Il paraissait n’avancer que par le cou, et l’impulsion était donnée à tout son corps par le thorax.

Puis, une jeune demoiselle, suivie d’un laquais, vint sautant sur elle-même à l’instar des {p. 87} Anglaises. Elle ressemblait à une poule dont on a coupé les ailes et qui essaie toujours de voler. Le principe de son mouvement semblait être à la chute de ses reins. En voyant son laquais, armé d’un parapluie, vous eussiez dit qu’elle craignait d’en recevoir un coup dans la partie d’où partait son quasi-vol. C’était une fille de bonne maison, mais très-gauche ; indécente le plus innocemment du monde.

Après, je vis un homme qui avait l’air d’être composé de deux compartiments. Il ne risquait sa jambe gauche, et tout ce qui en dépendait, qu’après avoir assuré la droite et tout son système. Il appartenait à la faction des binaires. Évidemment, son corps devait avoir été primitivement fendu en deux par une révolution quelconque, et il s’était miraculeusement mais imparfaitement ressoudé15. Il avait deux axes, sans avoir plus d’un cerveau.

Bientôt ce fut un diplomate, personnage squelettique, marchant tout d’une pièce comme ces pantins dont Joly oublie de tirer les ficelles ; vous l’eussiez cru serré comme une momie dans ses bandelettes. Il était pris dans sa cravate comme une pomme dans un ruisseau, par un temps de gelée. S’il se retourne, il est clair qu’il est fixé sur un pivot et qu’un passant l’a heurté.

Cet inconnu m’a prouvé la nécessité de formuler cet axiome.

VIII

Le mouvement humain se décompose en temps bien distincts ; si vous les confondez, vous arrivez à la raideur de la mécanique.

Une jolie femme, se défiant de la proéminence de son busc, ou gênée, je ne sais par quoi, s’était transformée en Vénus Callipyge16, et allait comme une pintade, tendant le cou, rentrant son busc, et bombant la partie opposée à celle sur laquelle appuyait le busc…

En effet, l’intelligence doit briller dans les actes imperceptibles et successifs de notre mouvement, comme la lumière et les couleurs se jouent dans les losanges des changeants anneaux du serpent. Tout le secret des belles démarches est dans la décomposition du mouvement.

Puis venait une dame qui se creusait également comme la précédente. Vraiment, s’il y en avait eu une troisième, et que vous les eussiez observées, vous n’auriez pas pu vous empêcher de rire des demi-lunes toutes faites pour ces protubérances exorbitantes.

La saillie prodigieuse de ces choses, que je ne saurais nommer, et qui dominent singulièrement la question de la démarche féminine, surtout à Paris, m’a long-temps préoccupé. Je consultai des femmes d’esprit, des femmes de bon goût, des dévotes. Après plusieurs conférences où nous discutâmes le fort et le faible, en conciliant les égards dus à la beauté, au malheur de certaines conformations diaboliquement rondes, nous rédigeâmes cet admirable aphorisme.

IX

En marchant, les femmes peuvent tout montrer, mais ne rien laisser voir.

Mais certainement ! s’écria l’une des dames consultées, les robes n’ont été faites que pour cela.

Cette femme a dit une grande vérité. Toute notre société est dans la jupe. Ôtez la jupe à la femme, adieu la coquetterie ; plus de passions. Dans la robe est toute sa puissance ; là où il y a des pagnes il n’y a pas d’amour. Aussi bon nombre de commentateurs, les Massorets surtout, prétendent que la feuille de figuier de notre mère Ève était une robe de cachemire. Je le pense.

Je ne quitterai pas cette question secondaire sans dire deux mots sur une dissertation vraiment neuve qui eut lieu pendant ces conférences,

Une femme doit-elle retrousser sa robe en marchant ?

Immense problème, si vous vous rappelez combien de femmes empoignent sans grâce, au bas du dos, un paquet d’étoffe, et vont en faisant décrire, par en bas, un immense hiatus à leurs robes ; combien de pauvres filles marchent innocemment en tenant leurs robes transversalement relevées, de manière à tracer un angle dont le sommet est au pied droit, dont l’ouverture arrive au-dessus du mollet gauche, et qui laissent voir ainsi leurs bas bien blancs, bien tendus, le système de leurs cothurnes, et quelques autres choses. À voir les jupes de femmes ainsi retroussées, il semble que l’on ait relevé le rideau d’un théâtre, et qu’on aperçoive les pieds des danseuses.

Et d’abord il passa en force de chose jugée, que les femmes de bon goût ne sortaient jamais {p. 88} à pied par un temps de pluie ou quand les rues étaient crottées ; puis il fut décidé souverainement qu’une femme ne devait jamais toucher à sa jupe en public, et ne devait jamais la retrousser sous aucun prétexte.

– Mais cependant, dis-je, s’il y avait un ruisseau à passer ?

– Hé bien, monsieur, une femme comme il faut pince légèrement sa robe du côté gauche, la soulève, se hausse par un petit mouvement, et lâche aussitôt la robe. Ecco.

Alors je me souvins de la magnificence des plis de certaines robes ; alors je me rappelai les admirables ondulations de certaines personnes, la grâce des sinuosités, des flexuosités mouvantes de leurs cottes, et je n’ai pu résister à consigner ici ma pensée :

X

Il y a des mouvements de jupe qui valent un prix Monthyon.

Il demeure prouvé que les femmes ne doivent lever leur robe que très-secrètement. Ce principe passera pour incontestable en France.

{p. 155} Et pour en finir sur l’importance de la démarche en ce qui concerne les diagnostics, je vous prie de me pardonner une citation diplomatique.

– La princesse de Hesse Darmstadt amena ses trois filles à l’impératrice, afin qu’elle choisît entre elles une femme pour le grand-duc, dit un ambassadeur du dernier siècle, monsieur Mercy d’Argentau. Sans leur avoir parlé, l’impératrice se décida pour la seconde. La princesse étonnée lui demanda la raison de ce bref jugement. – Je les ai regardées toutes trois de ma fenêtre pendant qu’elles descendaient de carrosse, répondit l’impératrice. L’aînée a fait un faux pas ; la seconde est descendue naturellement ; la troisième a franchi le marche-pied. L’aînée doit être gauche ; la plus jeune, étourdie. C’était vrai.

Si le mouvement trahit le caractère, les habitudes de la vie, les mœurs les plus secrètes, que direz-vous de la marche de ces femmes bien corsées, qui, ayant des hanches un peu fortes, les font monter, descendre alternativement, en temps bien égaux, comme les leviers d’une machine à vapeur, et qui mettent une sorte de prétention à ce mouvement systématique. Ne doivent-elles pas scander l’amour avec une détestable précision ?

Pour mon bonheur, un agent de change ne manqua pas à passer sur ce boulevard où trône la Spéculation. C’était un gros homme enchanté de lui-même, et tâchant de se donner de l’aisance et de la grâce. Il imprimait à son corps un mouvement de rotation qui faisait périodiquement rouler et dérouler sur ses cuisses les pans de sa redingotte, comme la voluptueuse jaquette de la Taglioni quand, après avoir achevé sa pirouette, elle se retourne pour recevoir les bravos du parterre. C’était un mouvement de circulation en rapport avec ses habitudes. Il roulait comme son argent.

Il était suivi par une grande demoiselle qui, les pieds serrés, la bouche pincée, tout pincé, décrivait une légère courbe, et allait par petites secousses, comme si, mécanique imparfaite, ses ressorts étaient gênés, ses apophyses déjà soudées. Ses mouvements avaient de la raideur, elle faillait à mon huitième axiome.

Quelques hommes passèrent, marchant d’un air agréable. Véritables modèles d’une reconnaissance de théâtre, ils semblaient tous retrouver un camarade de collège dans le citoyen paisible et insouciant qui venait à eux.

Je ne dirai rien de ces Paillasses involontaires qui jouent des drames dans la rue, mais je les prie de réfléchir à ce mémorable axiome :

XI

Quand le corps est en mouvement, le visage doit être immobile.

Aussi vous peindrais-je difficilement mon mépris pour l’homme affairé, allant vite, filant comme une anguille dans sa vase, à travers les rangs serrés des flâneurs. Il se livre à la marche comme un soldat qui fait son étape. Généralement il est causeur, il parle haut, s’absorbe dans ses discours, s’indigne, apostrophe un adversaire absent, lui pousse des arguments sans réplique, gesticule, s’attriste, s’égaie. Adieu délicieux mime, orateur distingué !

Qu’auriez-vous dit d’un inconnu qui communiquait transversalement à son épaule gauche le mouvement de la jambe droite, et réciproquement celui de la jambe gauche à l’épaule droite, par un mouvement de flux et reflux si régulier, qu’à le voir marcher, vous l’eussiez {p. 156} comparé à deux grands bâtons croisés qui auraient supporté un habit. C’était nécessairement un ouvrier enrichi.

Les hommes condamnés à répéter le même mouvement par le travail auquel ils sont assujettis ont tous dans la démarche le principe locomotif fortement déterminé ; et il se trouve soit dans le thorax, soit dans les hanches, soit dans les épaules. Souvent le corps se porte tout entier d’un seul côté. Habituellement les hommes d’étude inclinent la tête. Quiconque a lu la Physiologie du goût doit se souvenir de cette expression : le nez à l’ouest comme monsieur Villemain. En effet ce célèbre professeur porte sa tête avec une très-spirituelle originalité, de droite à gauche.

Relativement au port de la tête, il y a des observations curieuses. Le menton en l’air à la Mirabeau est une attitude de fierté qui, selon moi, messied généralement. Cette pose n’est permise qu’aux hommes qui ont un duel avec leur siècle. Peu de personnes savent que Mirabeau prit cette audace théâtrale à son grand et immortel adversaire, Beaumarchais. C’étaient deux hommes également attaqués ; et, au moral comme au physique, la persécution grandit un homme de génie. N’espérez rien du malheureux qui baisse la tête, ni du riche qui la lève : l’un sera toujours esclave, l’autre l’a été ; celui-ci est un fripon, celui-là le sera.

Il est certain que les hommes les plus imposants ont tous légèrement penché leur tête à gauche. Alexandre, César, Louis XIV, Newton, Charles XII, Voltaire, Frédéric II et Byron, affectaient cette attitude. Napoléon tenait sa tête droite et envisageait tout rectangulairement. Il y avait habitude en lui de voir les hommes, les champs de bataille et le monde moral en face. Robespierre, homme qui n’est pas encore jugé, regardait aussi son assemblée en face. Danton continua l’attitude de Mirabeau. Monsieur de Chateaubriand incline la tête à gauche.

Après un mûr examen, je me déclare pour cette attitude. Je l’ai trouvée à l’état normal chez toutes les femmes gracieuses. La grâce (et le génie comporte la grâce), a horreur de la ligne droite. Cette observation corrobore notre sixième axiome.

Il existe deux natures d’hommes dont la démarche est incommutablement viciée. Ce sont les marins et les militaires.

Les marins ont les jambes séparées, toujours prêtes à fléchir, à se contracter. Obligés de se dandiner sur les tillacs pour suivre l’impulsion de la mer ; à terre, il leur est impossible de marcher droit. Ils louvoient toujours ; aussi commence-t-on à en faire des diplomates.

Les militaires ont une démarche parfaitement reconnaissable. Presque tous campés sur leurs reins comme un buste sur son piédestal, leurs jambes s’agitent sous l’abdomen, comme si elles étaient mues par une âme subalterne chargée de veiller au parfait gouvernement des choses d’en bas. Le haut du corps ne paraît point avoir conscience des mouvements inférieurs. À les voir marcher, vous diriez le torse de l’Hercule Farnèse, posé sur des roulettes et qu’on amène au milieu d’un atelier. Voici pourquoi. Le militaire est constamment forcé de porter la somme totale de sa force dans le thorax, il le présente sans cesse, et se tient toujours droit. Or, pour emprunter à Amyot l’une de ses plus belles expressions, tout homme qui se dresse en pied, pèse vigoureusement sur la terre afin de s’en faire un point d’appui, et il y a nécessairement dans le haut du corps un contrecoup de la force qu’il puise ainsi dans le sein de la mère commune. Alors, l’appareil locomotif se scinde nécessairement chez lui. Le foyer du courage est dans sa poitrine. Les jambes ne sont plus qu’un appendice de son organisation.

Les marins et les militaires appliquent donc les lois du mouvement, dans le but de toujours obtenir un même résultat, une émission de force par le plexus solaire et par les mains, deux organes que je nommerais volontiers les seconds cerveaux de l’homme, tant ils sont intellectuellement sensibles et fluidement agissants. Or, la direction constante de leur volonté dans ces deux agents doit déterminer une spéciale atrophie de mouvement, d’où procède la physionomie de leur corps.

Les militaires de terre et de mer sont les vivantes preuves des problèmes physiologiques qui ont inspiré cette théorie. La projection fluide de la volonté, son appareil intérieur, la parité de sa substance avec celle de nos idées, sa motilité flagrante, ressortent évidemment de ces dernières observations. Mais l’apparente futilité de notre ouvrage ne nous permet pas d’y bâtir le plus léger système. Ici notre but est de poursuivre le cours des démonstrations physiques de la pensée, et de {p. 157} prouver que l’on peut juger un homme sur son habit pendu à une tringle, aussi bien que sur l’aspect de son mobilier, de sa voiture, de ses chevaux, de ses gens ; et de donner de sages préceptes aux gens assez riches pour se dépenser eux-mêmes dans la vie extérieure. L’amour, le bavardage, les dîners en ville, le bal, l’élégance de la mise, l’existence mondaine, la frivolité, comportent plus de grandeur que les hommes ne le pensent. De là cet axiome :

XII

Tout mouvement exorbitant est une prodigalité sublime.

Fontenelle a touché barre d’un siècle à l’autre par la stricte économie qu’il apportait dans la distribution de son mouvement vital. Il aimait mieux écouter que de parler ; aussi passait-il pour infiniment aimable. Chacun croyait avoir l’usufruit du spirituel académicien. Il disait des mots qui résumaient la conversation, et ne conversait jamais. Il connaissait bien la prodigieuse déperdition de fluide que nécessite le mouvement vocal. Il n’avait jamais haussé la voix dans aucune occasion de sa vie ; il ne parlait pas en carrosse, pour ne pas être obligé d’élever le ton. Il ne se passionnait point. Il n’aimait personne ; on lui plaisait. Quand Voltaire se plaignit de ses critiques chez Fontenelle, le bonhomme ouvrit une grande malle pleine de pamphlets non coupés :

– Voici, dit-il au jeune Arouet, tout ce qui a été écrit contre moi. La première épigramme est de monsieur Racine le père.

Il referma la boîte.

Fontenelle a peu marché, il s’est fait porter pendant toute sa vie. Le président Roze lisait pour lui les éloges à l’Académie ; il avait ainsi trouvé moyen d’emprunter quelque chose à ce célèbre avare. Quand son neveu, monsieur d’Aube, dont Rulhière a illustré la colère et la manie de disputer, se mettait à parler, Fontenelle fermait les yeux, s’enfonçait dans son fauteuil, et restait calme. Devant tout obstacle, il s’arrêtait. Lorsqu’il avait la goutte, il posait son pied sur un tabouret et restait coi. Il n’avait ni vertus, ni vices, il avait de l’esprit. Il fit la secte des philosophes, et n’en fut pas. Il n’avait jamais pleuré, jamais couru, jamais ri. Madame du Deffant lui dit un jour :

– Pourquoi ne vous ai-je jamais vu rire ?

– Je n’ai jamais fait Ha ! ha ! ha ! comme vous autres, répondit-il, mais j’ai ri tout doucement, en dedans.

Cette petite machine délicate, tout d’abord condamnée à mourir, vécut ainsi plus de cent ans.

Voltaire dut sa longue vie aux conseils de Fontenelle : – Monsieur, lui dit-il, faites peu d’enfantillages, ce sont des sottises !

Voltaire n’oublia ni le mot, ni l’homme, ni le principe, ni le résultat. À quatre-vingts ans, il prétendait n’avoir pas fait plus de quatre-vingts sottises. Aussi madame Du Châtelet remplaça-t-elle le portrait du sire de Ferney par celui de Saint-Lambert.

Avis aux hommes qui virvouchent, qui parlent qui courent, et qui, en amour, pindarisent, sans savoir de quoi il s’en va.

Ce qui nous use le plus ce sont nos convictions. Ayez des opinions, ne les défendez pas, gardez-les ; mais des convictions ! grand Dieu ! Quelle effroyable débauche ! Une conviction politique ou littéraire est une maîtresse qui finit par vous tuer avec l’épée ou avec la langue. Voyez le visage d’un homme inspiré par une conviction forte ? Il doit rayonner. Si jusqu’ici les effluves d’une tête embrasée n’ont pas été visibles à l’œil nu, n’est-ce pas un fait admis en poésie, en peinture ? Et s’il n’est pas encore prouvé physiologiquement, certes, il est probable. Je vais plus loin, et crois que les mouvements de l’homme font dégager un fluide animique. Sa transpiration est la fumée d’une flamme inconnue. De là vient la prodigieuse éloquence de la démarche, prise comme ensemble des mouvements humains.

Voyez ?

Il y a des hommes qui vont la tête baissée, comme celle des chevaux de fiacre. Jamais un riche ne marche ainsi, à moins qu’il ne soit misérable ; alors, il a de l’or, mais il a perdu ses fortunes de cœur.

Quelques hommes marchent en donnant à leur tête une pose académique. Ils se mettent toujours de trois quarts, comme monsieur M****, l’ancien ministre des affaires étrangères ; ils tiennent leur buste immobile et leur col tendu. On croirait voir des plâtres de Cicéron, de Démosthènes, de Cujas, allant par les rues. Or, si le fameux Marcel prétendait justement que la mauvaise grâce consiste à mettre de l’effort dans les mouvements, que pensez-vous de ceux {p. 158} qui prennent l’effort comme type de leur attitude ?

D’autres paraissent n’avancer qu’à force de bras ; leurs mains sont des rames dont ils s’aident pour naviguer ; ce sont les galériens de la démarche.

Il y a des niais qui écartent trop leurs jambes, et sont tout surpris de voir passer sous eux les chiens courant après leurs maîtres. Selon Pluvinel, les gens ainsi conformés font d’excellents cavaliers.

Quelques personnes marchent en faisant rouler, à la manière d’Arlequin, leur tête, comme si elle ne tenait pas. Puis il y a des hommes qui fondent comme des tourbillons ; ils font du vent, ils paraphrasent la Bible, il semble que l’esprit du Seigneur vous ait passé devant la face, si vous rencontrez ces sortes de gens. Ils vont comme tombe le couteau de l’exécuteur. Certains marcheurs lèvent une jambe précipitamment et l’autre avec calme ; rien n’est plus original. D’élégants promeneurs font une parenthèse en appuyant le poing sur la hanche, et accrochent tout avec leur coude. Enfin, les uns sont courbés, les autres déjetés ; ceux-ci donnent de la tête de côté et d’autre, comme des cerfs-volants indécis, ceux-là portent le corps en arrière ou en avant. Presque tous se retournent gauchement.

Arrêtons-nous.

Autant d’hommes, autant de démarches ! tenter de les décrire complétement, ce serait vouloir rechercher toutes les désinences du vice, tous les ridicules de la société ; parcourir le monde dans ses sphères basses, moyennes, élevées. J’y renonce.

Sur deux cent cinquante-quatre personnes et demie (car je compte un monsieur sans jambes pour une fraction), dont j’analysai la démarche, je ne trouvai pas une personne qui eût des mouvements gracieux et naturels. Je revins chez moi désespéré.

– La civilisation corrompt tout ! elle adultère tout, même le mouvement ! Irai-je faire un voyage autour du monde pour examiner la démarche des sauvages ?

Au moment où je me disais ces tristes et amères paroles, j’étais à ma fenêtre, regardant l’arc de triomphe de l’Étoile, que les grands ministres à petites idées qui se sont succédé17 depuis monsieur Montalivet le père, jusqu’à monsieur Montalivet le fils, n’ont encore su comment couronner, tandis qu’il serait si simple d’y placer l’aigle de Napoléon, magnifique symbole de l’empire, un aigle colossal aux ailes étendues, le bec tourné vers son maître. Certain de ne jamais voir faire cette sublime économie, j’abaissai les yeux sur mon modeste jardin, comme un homme qui perd une espérance. Sterne a, le premier, observé ce mouvement funèbre chez les hommes obligés d’ensevelir leurs illusions. Je pensais à la magnificence avec laquelle les aigles déploient leurs ailes, démarche pleine d’audace, lorsque je vis une chèvre jouant en compagnie d’un jeune chat sur le gazon. En dehors du jardin se trouvait un chien qui, désespéré de ne pas faire sa partie, allait, venait, jappait, sautait. De temps à autre la chèvre et le chat s’arrêtaient pour le regarder par un mouvement plein de commisération. Je pense vraiment que plusieurs bêtes sont chrétiennes pour compenser le nombre des chrétiens qui sont bêtes.

Vous me croyez sorti de la Théorie de la démarche. Laissez-moi faire.

Ces trois animaux étaient si gracieux qu’il faudrait pour les peindre tout le talent dont Ch. Nodier a fait preuve dans la mise en scène de son lézard, son joli Kardououn, allant, venant au soleil, traînant à son trou les pièces d’or qu’il prend pour des tranches de carottes séchées. Aussi, certes, y renoncerai-je ! Je fus stupéfait en admirant le feu des mouvements de cette chèvre, la finesse alerte du chat, la délicatesse des contours que le chien imprimait à sa tête et à son corps. Il n’y a pas d’animal qui n’intéresse plus qu’un homme quand on l’examine un peu philosophiquement. Chez lui, rien n’est faux ! Alors, je fis un retour sur moi-même ; et les observations relatives à la démarche que j’entassais depuis plusieurs jours furent illuminées par une lueur bien triste. Un démon moqueur me jeta cette horrible phrase de Rousseau :

L’homme qui pense est un animal dépravé !

Alors, en songeant derechef au port constamment audacieux de l’aigle, à la physionomie de la démarche en chaque animal, je résolus de puiser les vrais préceptes de ma théorie dans un examen approfondi de actu animalium. J’étais descendu jusqu’aux grimaces de l’homme, je remontai vers la franchise de la nature.

Et voici le résultat de mes recherches anatomiques sur le mouvement :

Tout mouvement a une expression qui lui {p. 159} est propre, et qui vient de l’âme. Les mouvements faux tiennent essentiellement à la nature du caractère ; les mouvements gauches viennent des habitudes. La grâce a été définie par Montesquieu, qui, ne croyant parler que de l’adresse, a dit en riant : « C’est la bonne disposition des forces que l’on a. »

Les animaux sont gracieux dans leurs mouvements, en ne dépensant jamais que la somme de force nécessaire pour atteindre à leur but. Ils ne sont jamais ni faux, ni gauches, en exprimant avec naïveté leur idée. Vous ne vous tromperez jamais en interprétant les gestes d’un chat : vous voyez s’il veut jouer, fuir ou sauter.

Donc, pour bien marcher, l’homme doit être droit sans raideur, s’étudier à diriger ses deux jambes sur une même ligne, ne se porter sensiblement ni à droite ni à gauche de son axe, faire participer imperceptiblement tout son corps au mouvement général, introduire dans sa démarche un léger balancement qui détruise par son oscillation régulière la secrète pensée de la vie, incliner la tête, ne jamais donner la même attitude à ses bras quand il s’arrête. Ainsi marchait Louis XIV. Ces principes découlent des remarques faites sur ce grand type de la royauté, par les écrivains qui, heureusement pour moi, n’ont vu en lui que son extérieur.

Dans la jeunesse, l’expression des gestes, l’accent de la voix, les efforts de la physionomie sont inutiles. Alors vous n’êtes jamais aimables, spirituels, amusants, incognito. Mais dans la vieillesse, il faut déployer plus attentivement les ressources du mouvement ; vous n’appartenez au monde que par l’utilité dont vous êtes au monde. Jeunes, on nous voit ; vieux, il faut nous faire voir : cela est dur, mais cela est vrai.

Le mouvement doux est à la démarche ce que le simple est au vêtement. L’animal se meut toujours avec douceur à l’état normal. Aussi rien n’est-il plus ridicule que les grands gestes, les secousses, les voix hautes et flûtées, les révérences pressées. Vous regardez pendant un moment les cascades ; mais vous restez des heures entières au bord d’une profonde rivière ou devant un lac. Aussi un homme qui fait beaucoup de mouvements est-il comme un grand parleur, on le fuit. La mobilité extérieure ne sied à personne, et il n’y a que les mères qui puissent supporter l’agitation de leurs enfants.

Le mouvement humain est comme le style du corps, il faut le corriger beaucoup pour l’amener à être simple. Dans ses actions comme dans ses idées, l’homme va toujours du composé au simple. La bonne éducation consiste à laisser aux enfants leur naturel, et à les empêcher d’imiter l’exagération des grandes personnes.

Il y a dans les mouvements une harmonie dont les lois sont précises et invariables. En racontant une histoire, si vous élevez la voix subitement, n’est-ce pas un coup d’archet violent qui affecte désagréablement les auditeurs ; si vous faites un geste brusque, vous les inquiétez. En fait de maintien comme en littérature, le secret du beau est dans les transitions.

Méditez ces principes, appliquez-les, vous plairez. Pourquoi ? Personne ne le sait. En toute chose, le beau se sent et ne se définit pas.

Une belle démarche, des manières douces, un parler gracieux, séduisent toujours, et donnent à un homme médiocre d’immenses avantages sur un homme supérieur. Le Bonheur est un grand sot, peut-être ! Le talent comporte en toute chose d’excessifs mouvements qui déplaisent, et un prodigieux abus d’intelligence, qui détermine une vie d’exception. L’abus soit du corps, soit de la tête, éternelle plaie des sociétés, cause ces originalités physiques, ces déviations dont nous allons nous moquant sans cesse. La paresse du Turc, assis sur le Bosphore et fumant sa pipe, est sans doute une grande sagesse. Fontenelle, ce beau génie de la vitalité, qui devina les petits dosages du mouvement, l’homoéopathie de la démarche, était essentiellement asiatique.

Pour être heureux, a-t-il dit, il faut tenir peu d’espace, et peu changer de place !

Donc, la pensée est la puissance qui corrompt notre mouvement, qui nous tord le corps, qui le fait éclater sous ses despotiques efforts. Elle est le grand dissolvant de l’espèce humaine.

Rousseau l’a dit, Goëthe l’a dramatisé dans Faust, Byron l’a poétisé dans Manfred. Avant eux, l’Esprit saint s’était prophétiquement écrié sur ceux qui vont sans cesse : – Qu’ils soient comme des roues !

Je vous ai promis un effroyable non-sens au fond de cette théorie, j’y arrive.

{p. 160} Depuis un temps immémorial, trois faits ont été parfaitement constatés, et les conséquences qui résultent de leur rapprochement ont été principalement pressenties par van Helmont, et avant lui par Paracelse, qu’on a traité de charlatan. Encore cent ans, et Paracelse deviendra peut-être un grand homme !

La grandeur, l’agilité, la concrétion, la portée de la pensée humaine ; le génie en un mot, est incompatible :

Avec le mouvement digestif,

Avec le mouvement corporel,

Avec le mouvement vocal ;

Ce que prouvent en résultat les grands mangeurs, les danseurs et les bavards ; ce que prouvent en principe le silence ordonné par Pythagore, l’immobilité presque constante des plus illustres géomètres, des extatiques, des penseurs, et la sobriété nécessaire aux hommes d’énergie intellectuelle.

Le génie d’Alexandre s’est historiquement noyé dans la débauche. Le citoyen qui vint annoncer la victoire de Marathon a laissé sa vie sur la place publique. Le laconisme constant de ceux qui méditent ne saurait être contesté.

Cela dit, écoutez une autre thèse.

J’ouvre les livres où sont consignés les grands travaux anatomiques, les preuves de la patience médicale, les titres de gloire de l’école de Paris. Je commence par les rois.

Il est prouvé, par les différentes autopsies des personnes royales, que l’habitude de la représentation vicie le corps des princes ; leur bassin se féminise. De là le dandinement connu des Bourbons ; de là, disent les observateurs, l’abâtardissement des races. Le défaut de mouvement, ou la viciation du mouvement entraîne des lésions qui procèdent par irradiation. Or, de même que toute paralysie vient du cerveau, toute atrophie de mouvement y aboutit peut-être. Les grands rois ont tous essentiellement été hommes de mouvement. Jules César, Charlemagne, Saint-Louis, Henri IV, Napoléon, en sont des preuves éclatantes.

Les magistrats, obligés de passer leur vie à siéger, se reconnaissent à je ne sais quoi de gêné, à un mouvement d’épaules, à des diagnostics dont je vous fais grâce, parce qu’ils n’ont rien de pittoresque, et partant, seraient ennuyeux ; si vous voulez savoir pourquoi, observez-les ! Le genre magistrat est, socialement parlant, celui où l’esprit devient le plus promptement obtus. N’est-ce pas la zone humaine où l’éducation devrait porter ses meilleurs fruits ? Or, depuis cinq cents ans, elle n’a pas donné deux grands hommes. Montesquieu, le président de Brosses, n’appartiennent à l’ordre judiciaire que nominativement : l’un siégeait peu, l’autre est un homme purement spirituel. L’Hôpital et d’Aguesseau étaient des hommes supérieurs, et non des hommes de génie. Parmi les intelligences, celles du magistrat et du bureaucrate, deux natures d’hommes privées d’action, deviennent machines avant toutes les autres. En descendant plus bas dans l’ordre social, vous trouvez les portiers, les gens de sacristie, et les ouvriers assis comme le sont les tailleurs, croupissant tous dans un état voisin de l’imbécillité, par privation de mouvement. Le genre de vie que mènent les magistrats, et les habitudes que prend leur pensée démontrent l’excellence de nos principes.

Les recherches des médecins qui se sont occupés de la folie, de l’imbécillité, prouvent que la pensée humaine, expression la plus haute des forces de l’homme, s’abolit complétement par l’abus du sommeil, qui est un repos.

Des observations sagaces établissent également que l’inactivité amène des lésions dans l’organisme moral. Ce sont des faits généraux d’un ordre vulgaire. L’inertie des facultés physiques entraîne, relativement au cerveau, les conséquences du sommeil trop prolongé. Vous allez même m’accuser de dire des lieux communs. Tout organe périt soit par l’abus, soit par défaut d’emploi. Chacun sait cela.

Si l’intelligence, expression si vive de l’âme que bien des gens la confondent avec l’âme, si le vis humana ne peut pas être à la fois dans la tête, dans les poumons, dans le cœur, dans le ventre, dans les jambes ;

Si la prédominance du mouvement dans une portion quelconque de notre machine exclut le mouvement dans les autres ;

Si la pensée, ce je ne sais quoi humain, si fluide, si expansible, si contractile18, dont Gall a numéroté les réservoirs, dont Lavater a savamment accusé les affluents ; continuant ainsi, Van Helmont, Boërhave, Bordeu, et Paracelse, qui, avant eux, avait dit – Il y a trois circulations en l’homme, tres in homine fluxus : les humeurs, le sang et la substance nerveuse {p. 161} que Cardan nommait notre sève ; si donc la pensée affectionne un tuyau de notre machine au détriment des autres, et y afflue si visiblement, qu’en suivant le cours de la vie vulgaire, vous la trouvez dans les jambes, chez l’enfant ; puis, pendant l’adolescence, vous la voyez s’élever et gagner le cœur ; de vingt-cinq à quarante ans, monter dans la tête de l’homme ; et, plus tard, tomber dans le ventre ;

Eh bien si le défaut de mouvement affaiblit la force intellectuelle, si tout repos la tue, pourquoi l’homme qui veut de l’énergie va-t-il la demander au repos, au silence et à la solitude ? Si Jésus lui-même, l’Homme-Dieu, s’est retiré pendant quarante jours dans le désert pour y puiser du courage, afin de supporter sa Passion ; pourquoi la race royale, le magistrat, le chef de bureau, le portier, deviennent-ils stupides ? Comment la bêtise du danseur, du gastronome et du bavard a-t-elle pour cause le mouvement qui donnerait de l’esprit au tailleur, et qui aurait sauvé les Carlovingiens de leur abâtardissement ? Comment concilier deux thèses inconciliables ?

N’y a-t-il pas lieu de réfléchir aux conditions encore inconnues de notre nature intérieure ? Ne pourrait-on pas rechercher avec ardeur les lois précises qui régissent et notre appareil intellectuel et notre appareil moteur, afin de connaître le point précis auquel le mouvement est bienfaisant, et celui où il est fatal ?

Discours de bourgeois, de niais, qui croit avoir tout dit quand il a cité : est modus in rebus. Pourriez-vous me trouver un grand résultat humain obtenu sans un mouvement excessif, matériel ou moral ? Parmi les grands hommes, Charlemagne et Voltaire sont deux immenses exceptions. Eux seuls ont vécu long-temps, en conduisant leur siècle. En creusant toutes les choses humaines, vous y trouverez l’effroyable antagonisme de deux forces qui produit la vie, mais qui ne laisse à la science qu’une négation pour toute formule. Rien sera la perpétuelle épigraphe de nos tentatives scientifiques.

Voici bien du chemin fait ; nous en sommes encore comme le fou dans sa loge, examinant l’ouverture ou la fermeture de la porte ; la vie ou la mort à mon sens. Salomon et Rabelais sont deux admirables génies. L’un a dit : – Omnia vanitas ! tout est creux ! Il a pris 300 femmes et n’en a pas eu d’enfant. L’autre a fait le tour de toutes les institutions sociales, et il nous a mis, pour conclusion, en présence d’une bouteille, en nous disant : – bois et ris ! il n’a pas dit marche !

Celui qui a dit : – Le premier pas que fait l’homme dans la vie est aussi le premier vers la tombe, obtient de moi l’admiration profonde que j’accorde à cette délicieuse ganache que Henri Monnier a peinte disant cette grande vérité : – Ôtez l’homme de la société, vous l’isolez !

Traité des excitants modernes §

[Lov. A225, 1] Tout excès qui atteint les muqueuses abrège la vie.

7e axiome.

§ I
La question posée §

L’absorption de cinq substances, découvertes depuis environ deux siècles, et introduites dans l’économie humaine, a pris depuis quelques années des développemens si excessifs, que les sociétés modernes peuvent s’en trouver modifiées d’une manière inappréciable. Ces cinq substances sont :

1º L’eau-de-vie ou l’alcool, base de toutes les liqueurs, dont l’apparition date des dernières années du règne de Louis XIV, et qui furent inventées pour réchauffer les glaces de sa vieillesse.

2º Le sucre. Cette substance n’a envahi l’alimentation populaire que récemment, alors que l’industrie française a su la fabriquer en grandes quantités et la remettre à son ancien prix, lequel diminuera certes encore, malgré le fisc, qui la guette pour l’imposer.

3º Le thé, connu depuis une cinquantaine d’années.

4º Le café. Quoique anciennement découvert par les Arabes, l’Europe ne fit un grand usage de cet excitant que vers le milieu du dix-huitième siècle.

5º Le tabac, dont l’usage par la combustion n’est devenu général et excessif que depuis la paix en France.

Examinons d’abord la question, en nous plaçant au point de vue le plus élevé.

Une portion quelconque de la force humaine est appliquée à la satisfaction d’un besoin ; il en résulte cette sensation, variable selon les tempéramens et selon les climats, que nous appelons plaisir. Nos organes sont les ministres de nos plaisirs. Presque tous ont une destination double : ils appréhendent des substances, nous les incorporent, puis les restituent, en tout ou en partie, sous une forme quelconque, au réservoir commun, la terre, ou à l’atmosphère, l’arsenal dans lequel toutes les créatures puisent leurs forces néocréatives. Ce peu de mots comprend toute la chimie de la vie humaine. Les savans ne mordront point sur cette formule. Vous ne trouverez pas un sens, et par sens il faut entendre tout son appareil, qui n’obéisse à cette charte, en quelque région qu’il fasse ses évolutions. Tout excès se base sur un plaisir que l’homme veut répéter au-delà des lois ordinaires promulguées par la nature. Moins la force humaine est occupée, plus elle tend à l’excès, la pensée l’y porte irrésistiblement.

I

Pour l’homme social, vivre, c’est se dépenser plus ou moins vite.

Il suit de là que plus les sociétés sont civilisées et tranquilles, plus elles s’engagent dans la voie des excès. L’état de paix est un état funeste à certains individus. Peut-être est-ce là ce qui a fait dire à Napoléon : La guerre est un état naturel.

Pour absorber, résorber, décomposer, s’assimiler, rendre ou recréer quelque substance que ce soit, opérations qui constituent le mécanisme de tout plaisir sans exception, l’homme envoie sa force ou une partie de sa force dans celui ou ceux des organes qui sont les ministres du plaisir affectionné.

La Nature veut que tous les organes participent à la vie dans des proportions égales ; tandis que la Société développe chez les hommes une sorte de soif pour tel ou tel plaisir dont la satisfaction porte dans [Lov. A225, 2] tel ou tel organe plus de force qu’il ne lui en est dû, et souvent toute la force ; les affluens qui l’entretiennent désertent les organes sevrés en quantités équivalentes à celles que prennent les organes gourmands. De là les maladies, et, en définitif, l’abréviation de la vie. Cette théorie est effrayante de certitude, comme toutes celles qui sont établies sur les faits, au lieu d’être promulguées à priori. Appelez la vie au cerveau par des travaux intellectuels constans, la force s’y déploie, elle en élargit les délicates membranes, elle en enrichit la pulpe ; mais elle aura si bien déserté l’entresol, que l’homme de génie y rencontrera la maladie décemment nommée frigidité par la médecine. Au rebours, passez-vous votre vie aux pieds des divans sur lesquels il y a des femmes infiniment charmantes, êtes-vous intrépidement amoureux, vous devenez un vrai cordelier sans froc. L’intelligence est incapable de fonctionner dans les hautes sphères de la conception. La vraie force est entre ces deux excès. Quand on mène de front la vie intellectuelle et la vie amoureuse, l’homme de génie meurt comme sont morts Raphaël et lord Byron. Chaste, on meurt par excès de travail, aussi bien que par la débauche ; mais ce genre de mort est extrêmement rare. L’excès du tabac, l’excès du café, l’excès de l’opium et de l’eau-de-vie, produisent des désordres graves, et conduisent à une mort précoce. L’organe, sans cesse irrité, sans cesse nourri, s’hypertrophie : il prend un volume anormal, souffre, et vicie la machine qui succombe.

Chacun est maître de soi, suivant la loi moderne ; mais si les éligibles et les prolétaires qui lisent ces pages croient ne faire du mal qu’à eux en fumant comme des remorqueurs ou buvant comme des Alexandre, ils se trompent étrangement ; ils adultèrent la race, abâtardissent la génération, d’où la ruine des pays. Une génération n’a pas le droit d’en amoindrir une autre.

II

L’alimentation est la génération.

Faites graver cet axiome en lettres d’or dans vos salles à manger. Il est étrange que Brillat-Savarin, après avoir demandé à la science d’augmenter la nomenclature des sens, du sens génésique, ait oublié de remarquer la liaison qui existe entre les produits de l’homme et les substances qui peuvent changer les conditions de sa vitalité. Avec quel plaisir n’aurais-je pas lu chez lui cet autre axiome :

III

La marée donne les filles, la boucherie fait les garçons ; le boulanger est le père de la pensée.

Les destinées d’un peuple dépendent et de sa nourriture et de son régime. Les céréales ont créé les peuples artistes. L’eau-de-vie a tué les races indiennes. J’appelle la Russie une autocratie soutenue par l’alcool. Qui sait si l’abus du chocolat n’est pas entré pour quelque chose dans l’avilissement de la nation espagnole, qui, au moment de la découverte du chocolat, allait recommencer l’empire romain. Le tabac a déjà fait justice des Turcs, des Hollandais, et menace l’Allemagne. Aucun de nos hommes d’état, qui sont généralement plus occupés d’eux-mêmes que de la chose publique, à moins qu’on ne regarde leurs vanités, leurs maîtresses et leurs capitaux comme des choses publiques, ne sait où va la France par ses [Lov. A225, 3] excès de tabac, par l’emploi du sucre, de la pomme de terre substituée au blé, de l’eau-de-vie, etc.

Voyez quelle différence dans la coloration, dans le galbe des grands hommes actuels et de ceux des siècles passés, lesquels résument toujours les générations et les mœurs de leur époque ! Combien voyons-nous avorter aujourd’hui de talens en tout genre, lassés après une première œuvre maladive ? Nos pères sont les auteurs des volontés mesquines du temps actuel.

Voici le résultat d’une expérience faite à Londres, dont la vérité m’a été garantie par deux personnes dignes de foi, un savant et un homme politique, et qui domine les questions que nous allons traiter.

Le gouvernement anglais a permis de disposer de la vie de trois condamnés à mort, auxquels on a donné l’option ou d’être pendus suivant la formule usitée dans ce pays, ou de vivre exclusivement l’un de thé, l’autre de café, l’autre de chocolat, sans y joindre aucun autre aliment de quelque nature que ce fût, ni de boire d’autres liquides. Les drôles ont accepté. Peut-être tout condamné en eût-il fait autant. Comme chaque aliment offrait plus ou moins de chances, ils ont tiré le choix au sort.

L’homme qui a vécu de chocolat est mort après huit mois.

L’homme qui a vécu de café a duré deux ans.

L’homme qui a vécu de thé n’a succombé qu’après trois ans.

Je soupçonne la compagnie des Indes d’avoir sollicité l’expérience dans les intérêts de son commerce.

L’homme au chocolat est mort dans un effroyable état de pourriture, dévoré par les vers. Ses membres sont tombés un à un, comme ceux de la monarchie espagnole.

L’homme au café est mort brûlé, comme si le feu de Gomorrhe l’eût calciné. On aurait pu en faire de la chaux. On l’a proposé, mais l’expérience a paru contraire à l’immortalité de l’âme.

L’homme au thé est devenu maigre et quasi diaphane, il est mort de consomption, à l’état de lanterne : on voyait clair à travers son corps ; un philanthrope a pu lire le Times, une lumière ayant été placée derrière le corps. La décence anglaise n’a pas permis un essai plus original.

Je ne puis m’empêcher de faire observer combien il est philanthropique d’utiliser le condamné à mort au lieu de le guillotiner brutalement. On emploie déjà l’adipocire des amphithéâtres à faire de la bougie, nous ne devons pas nous arrêter en si beau chemin. Que les condamnés soient donc livrés aux savans au lieu d’être livrés au bourreau.

Une autre expérience a été faite en France relativement au sucre.

M. Magendie a nourri des chiens exclusivement de sucre ; les affreux résultats de son expérience ont été publiés, ainsi que le genre de mort de ces intéressans amis de l’homme, dont ils partagent les vices (les chiens sont joueurs) ; mais ces résultats ne prouvent encore rien par rapport à nous.

§ II
De l’eau-de-vie §

Le raisin a révélé le premier les lois de la fermentation, nouvelle action qui s’opère entre ses élémens par l’influence atmosphérique, et d’où provient une combinaison contenant l’alcool obtenu par la distillation, et que depuis la chimie a trouvé dans beaucoup de produits botaniques. Le vin, le produit immédiat, [Lov. A225, 4] est le plus ancien des excitans : à tout seigneur, tout honneur, il passera le premier. D’ailleurs son esprit est celui de tous aujourd’hui qui tue le plus de monde. On s’est effrayé du choléra. L’eau-de-vie est un bien autre fléau.

Quel est le flâneur qui n’a pas observé aux environs de la grande halle, à Paris, cette tapisserie humaine que forment, entre deux et cinq heures du matin, les habitués mâles et femelles des distillateurs, dont les ignobles boutiques sont bien loin des palais construits à Londres pour les consommateurs qui viennent s’y consommer, mais où les résultats sont les mêmes. Tapisserie est le mot. Les haillons et les visages sont si bien en harmonie, que vous ne savez où finit le haillon, où commence la chair, où est le bonnet, où se dresse le nez ; la figure est souvent plus sale que le lambeau de linge que vous apercevez en analysant ces monstrueux personnages rabougris, creusés, étiolés, blanchis, bleuis, tordus par l’eau-de-vie. Nous devons à ces hommes ce frai ignoble qui dépérit, ou qui produit l’effroyable gamin de Paris. De ces comptoirs procèdent ces êtres chétifs qui composent la population ouvrière. La plupart des filles de Paris sont décimées par l’abus des liqueurs fortes.

Comme observateur, il était indigne de moi d’ignorer les effets de l’ivresse. Je devais étudier les jouissances qui séduisent le peuple, et qui ont séduit, disons-le, Byron après Shéridan, e tutti quanti. La chose était difficile. En qualité de buveur d’eau, préparé peut-être à cet assaut par ma longue habitude du café, le vin n’a pas la moindre prise sur moi, quelque quantité que ma capacité gastrique me permette d’absorber. Je suis un coûteux convive. Ce fait, connu d’un de mes amis, lui inspira le désir de vaincre cette virginité. Je n’avais jamais fumé. Sa future victoire fut assise sur ces autres prémices à offrir diis ignotis. Donc, par un jour d’Italiens, en l’an 1822, mon ami me défia, dans l’espoir de me faire oublier la musique de Rossini, la Cinti, Levasseur, Bordogni, la Pasta, sur un divan qu’il lorgna dès le dessert, et où ce fut lui qui se coucha. Dix-sept bouteilles vides assistaient à sa défaite. Comme il m’avait obligé de fumer deux cigares, le tabac eut une action dont je m’aperçus en descendant l’escalier. Je trouvai les marches composées d’une matière molle ; mais je montai glorieusement en voiture, assez raisonnablement droit, grave, et peu disposé à parler. Là, je crus être dans une fournaise, je baissai une glace, l’air acheva de me taper, expression technique des ivrognes. Je trouvais un vague étonnant dans la nature. Les marches de l’escalier des Bouffons me parurent encore plus molles que les autres ; mais je pris sans aucune mésaventure ma place au balcon. Je n’aurais pas alors osé affirmer que je fusse à Paris, au milieu d’une éblouissante société dont je ne distinguais encore ni les toilettes ni les figures. Mon âme était grise. Ce que j’entendais de l’ouverture de la Gazza équivalait aux sons fantastiques qui, des cieux, tombent dans l’oreille d’une femme en extase. Les phrases musicales me parvenaient à travers des nuages brillans, dépouillées19 de tout ce que les hommes mettent d’imparfait dans leurs œuvres, pleines de ce que le sentiment de l’artiste y imprime de divin. L’orchestre m’apparaissait comme un vaste instrument où il se faisait un travail quelconque dont je ne pouvais saisir ni le mouvement ni le mécanisme, n’y voyant que fort confusément les manches de basses, les archets remuans, les courbes d’or des trombones, les clarinettes, les lumières, mais point d’hommes. Seulement une ou deux têtes poudrées, immobiles, et deux figures enflées, toutes [Lov. A225, 5] grimaçantes, qui m’inquiétaient. Je sommeillais à demi. – Ce monsieur sent le vin, dit à voix basse une dame dont le chapeau effleurait souvent ma joue, et que, à mon insu, ma joue allait effleurer. J’avoue que je fus piqué. – Non, madame, répondis-je, je sens la musique. Je sortis, me tenant remarquablement droit, mais calme et froid comme un homme qui, n’étant pas apprécié, se retire en donnant à ses critiques la crainte d’avoir molesté quelque génie supérieur. Pour prouver à cette dame que j’étais incapable de boire outre mesure, et que ma senteur devait être un accident tout-à-fait étranger à mes mœurs, je préméditai de me rendre dans la loge de madame la duchesse de… (gardons-lui le secret), dont j’aperçus la belle tête si singulièrement encadrée de plumes et de dentelles, que je fus irrésistiblement attiré vers elle par le désir de vérifier si cette inconcevable coiffure était vraie, ou due à quelque fantaisie de l’optique particulière dont j’étais doué pour quelques heures. – Quand je serai là, pensais-je, entre cette grande dame si élégante, et son amie si minaudière, si bégueule, personne ne me soupçonnera d’être entre deux vins, et l’on se dira que je dois être quelque homme considérable entre deux femmes. Mais j’étais encore errant dans les interminables corridors du Théâtre-Italien, sans avoir pu trouver la porte damnée de cette loge, lorsque la foule, sortant après le spectacle, me colla contre un mur. Cette soirée fut certes une des plus poétiques de ma vie. À aucune époque je n’ai vu autant de plumes, autant de dentelles, autant de jolies femmes, autant de petites vitres ovales par lesquelles les curieux et les amans examinent le contenu d’une loge. Jamais je n’ai déployé autant d’énergie, ni montré autant de caractère, je pourrais même dire d’entêtement, n’était le respect que l’on se doit à soi-même. [Lov. A225, 6] La ténacité du roi Guillaume de Hollande n’est rien dans la question belge, en comparaison de la persévérance que j’ai eue à me hausser sur la pointe des pieds et à conserver un agréable sourire. Cependant j’eus des accès de colère, je pleurai parfois. Cette faiblesse me place au-dessous du roi de Hollande. Puis j’étais tourmenté par des idées affreuses en songeant à tout ce que cette dame avait le droit de penser de moi, si je ne reparaissais pas entre la duchesse et son amie ; mais je me consolais en méprisant le genre humain tout entier. J’avais tort néanmoins. Il y avait ce soir-là bien bonne compagnie aux Bouffons. Chacun y fut plein d’attentions pour moi, et se dérangea pour me laisser passer. Enfin, une fort jolie dame me donna le bras pour sortir. Je dus cette politesse à la haute considération que me témoigna Rossini, qui me dit quelques mots flatteurs dont je ne me souviens pas, mais qui durent être éminemment spirituels : sa conversation vaut sa musique. Cette femme était, je crois, une duchesse, ou peut-être une ouvreuse. Ma mémoire est si confuse, que je crois plus à l’ouvreuse qu’à la duchesse. Cependant elle avait des plumes et des dentelles. Toujours des plumes, et toujours des dentelles ! Bref, je me trouvai dans ma voiture, par la raison superlative que mon cocher avait avec moi une similitude qui me navra, et qu’il était endormi seul sur la place des Italiens. Il pleuvait à torrens, je ne me souviens pas d’avoir reçu une goutte de pluie. Pour la première fois de ma vie, je goûtai l’un des plaisirs les plus vifs, les plus fantasques du monde, extase indescriptible, les délices qu’on éprouve à traverser Paris à onze heures et demie du soir, emporté rapidement au milieu des réverbères, en voyant passer des myriades de magasins, de lumières, d’enseignes, de figures, de groupes, de femmes sous des parapluies, d’angles de rues fantastiquement illuminés, de places noires, en observant à travers les rayures de l’averse mille choses que l’on a une fausse idée d’avoir aperçues quelque part, en plein jour. Et toujours des plumes ! et toujours des dentelles ! même dans les boutiques de pâtisserie.

J’ai dès lors très-bien conçu le plaisir de l’ivresse. L’ivresse jette un voile sur la vie réelle, elle éteint la connaissance des peines et des chagrins, elle permet de déposer le fardeau de la pensée. L’on comprend alors comment de grands génies ont pu s’en servir, et pourquoi le peuple s’y adonne. Au lieu d’activer le cerveau, le vin l’hébète. Loin d’exciter les réactions de l’estomac vers les forces cérébrales, le vin, après la valeur d’une bouteille absorbée, a obscurci les papilles, les conduits sont saturés, le goût ne fonctionne plus, et il est impossible au buveur de distinguer la finesse des liquides servis. Les alcools sont absorbés, et passent en partie dans le sang. Donc inscrivez cet axiome dans votre mémoire :

IV

L’ivresse est un empoisonnement momentané.

Aussi, par le retour constant de ces empoisonnemens, l’alcoolâtre finit-il par changer la nature de son sang, il en altère le mouvement en lui enlevant ses principes ou les dénaturant, et il se fait chez lui un si grand trouble, que la plupart des ivrognes perdent les facultés génératives ou les vicient de telle sorte qu’ils donnent naissance à des hydrocéphales. N’oubliez pas de constater chez le buveur l’action d’une soif dévorante le lendemain, et souvent à la fin de son orgie. Cette soif, évidemment produite par l’emploi des sucs [Lov. A225, 7] gastriques et des élémens de la salivation occupés à leur centre, pourra servir à démontrer la justesse de nos conclusions.

§ III
Du café §

Sur cette matière, Brillat-Savarin est loin d’être complet. Je puis ajouter quelque chose à ce qu’il dit sur le café, dont je fais usage de manière à pouvoir en observer les effets sur une grande échelle. Le café est un torréfiant intérieur. Beaucoup de gens accordent au café le pouvoir de donner de l’esprit ; mais tout le monde a pu vérifier que les ennuyeux ennuient bien davantage après en avoir pris. Enfin, quoique les épiciers soient ouverts à Paris jusqu’à minuit, certains auteurs n’en deviennent pas plus spirituels.

Comme l’a fort bien observé Brillat-Savarin, le café met en mouvement le sang, en fait jaillir les esprits moteurs ; excitation qui précipite la digestion, chasse le sommeil, et permet d’entretenir pendant un peu plus long-temps l’exercice des facultés cérébrales.

Je me permets de modifier cet article de Brillat-Savarin par des expériences personnelles et les observations de quelques grands esprits.

Le café agit sur le diaphragme et les plexus de l’estomac, d’où il gagne le cerveau par des irradiations inappréciables et qui échappent à toute analyse ; néanmoins on peut présumer que le fluide nerveux est le conducteur de l’électricité que dégage cette substance qu’elle trouve ou met en action chez nous. Son pouvoir n’est ni constant ni absolu. Rossini a éprouvé sur lui-même les effets que j’avais déjà observés sur moi. – Le café, m’a-t-il dit, est une affaire de quinze ou vingt jours, le temps fort heureusement de faire un opéra.

Le fait est vrai. Mais le temps pendant lequel on jouit des bienfaits du café peut s’étendre. Cette science est trop nécessaire à beaucoup de personnes, pour ne pas décrire la manière d’en obtenir les fruits précieux.

Vous tous, illustres chandelles humaines, qui vous consumez par la tête, approchez et écoutez l’évangile de la veille et du travail intellectuel !

I. Le café concassé à la turque a plus de saveur que le café moulu dans un moulin.

Dans beaucoup de choses mécaniques relatives à l’exploitation des jouissances, les Orientaux l’emportent de beaucoup sur les Européens : leur génie observateur à la manière des crapauds, qui demeurent des années entières dans leurs trous en tenant leurs yeux d’or ouverts sur la nature comme deux soleils, leur a révélé par le fait ce que la science nous démontre par l’analyse. Le principe délétère du café est le tannin, substance maligne que les chimistes n’ont pas encore assez étudiée. Quand les membranes de l’estomac sont tannées, ou quand l’action du tannin particulier au café les a hébétées par un usage trop fréquent, elles se refusent aux contractions violentes que les travailleurs recherchent. De là, des désordres graves si l’amateur continue. Il y a un homme à Londres que l’usage immodéré du café a tordu comme ces vieux goutteux noués. J’ai connu un graveur de Paris qui a été cinq ans à se guérir de l’état où l’avait mis son amour pour le café. Enfin, dernièrement, un artiste, Chenavard, est mort, brûlé. Il entrait dans un café comme un ouvrier entre au cabaret, à tout moment. Les amateurs procèdent comme dans toutes les passions ; ils vont d’un degré à l’autre ; et, comme [Lov. A225, 8] chez Nicolet, de plus fort en plus fort jusqu’à l’abus. En concassant le café, vous le pulvérisez en molécules de formes bizarres qui retiennent le tannin et dégagent seulement l’arome. Voilà pourquoi les Italiens, les Vénitiens, les Grecs et les Turcs peuvent boire incessamment sans danger du café que les Français traitent de cafiot, mot de mépris. Voltaire prenait de ce café-là.

Retenez donc ceci. Le café a deux élémens : l’un, la matière extractive que l’eau chaude ou froide dissout, et dissout vite, lequel est le conducteur de l’arome ; l’autre, qui est le tannin, résiste davantage à l’eau, et n’abandonne le tissu aréolaire qu’avec lenteur et peine. D’où cet axiome :

V

Laisser l’eau bouillante, surtout long-temps, en contact avec le café, est une hérésie ; le préparer avec de l’eau de marc, c’est soumettre son estomac et ses organes au tannage.

II. En supposant le café traité par l’immortelle cafetière à la de Belloy et non pas du Belloy (celui aux méditations de qui nous devons cette méthode œcuménique étant le cousin du cardinal, et comme lui de la famille très-ancienne et très-illustre des marquis de Belloy), le café a plus de vertu par l’infusion à froid que par l’infusion d’eau bouillante. Ce qui est une seconde manière de graduer ses effets.

En moudant le café, vous dégagez à la fois l’arome et le tannin, vous flattez le goût et vous stimulez les plexus qui réagissent sur les mille capsules du cerveau.

Ainsi, voici deux degrés : le café concassé à la turque, le café moulu.

III. De la quantité de café mis dans le récipient supérieur, du plus ou moins de foulage, et du plus ou moins d’eau, dépendent la force du café, ce qui constitue la troisième manière de traiter le café.

Ainsi, pendant un temps plus ou moins long, une ou deux semaines au plus, vous pouvez obtenir l’excitation avec une, puis deux tasses de café concassé d’une abondance graduée, infusé à l’eau bouillante.

Pendant une autre semaine, par l’infusion à froid, par la mouture du café, par le foulage de la poudre et par la diminution de l’eau, vous obtenez encore la même dose de force cérébrale.

Quand vous avez atteint le plus grand foulage et le moins d’eau possible, vous doublez la dose en prenant deux tasses ; puis quelques tempéramens vigoureux arrivent à trois tasses. On peut encore aller ainsi quelques jours de plus.

Enfin, j’ai découvert une horrible et cruelle méthode, que je ne conseille qu’aux hommes d’une excessive vigueur, à cheveux noirs et durs, à peau mélangée d’ocre et de vermillon, à mains carrées, à jambes en forme de balustres comme ceux de la place Louis XV. Il s’agit de l’emploi du café moulu, foulé, froid et anhydre (mot chimique qui signifie peu d’eau ou sans eau) pris à jeun. Ce café tombe dans votre estomac, qui, vous le savez par Brillat-Savarin, est un sac velouté à l’intérieur et tapissé de suçoirs et de papilles ; il n’y trouve rien, il s’attaque à cette délicate et voluptueuse doublure, il devient une sorte d’aliment qui veut ses sucs ; il les tord, il les sollicite comme une pythonisse appelle son dieu, il malmène ces jolies parois comme un charretier brutalise de jeunes chevaux ; les plexus s’enflamment, ils flambent et font [Lov. A225, 9] aller leurs étincelles jusqu’au cerveau. Dès lors, tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d’une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l’artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d’encre, car la veille commence et finit par des torrens d’eau noire, comme la bataille par sa poudre noire.

J’ai conseillé ce breuvage ainsi pris à un de mes amis, qui voulait absolument faire un travail promis pour le lendemain : il s’est cru empoisonné, il s’est recouché, il a gardé le lit comme une mariée. Il était grand, blond, cheveux rares ; un estomac de papier mâché, mince. Il y avait de ma part manque d’observation.

Quand vous en êtes arrivé au café pris à jeun avec les émulsions superlatives, et que vous l’avez épuisé, si vous vous avisiez de continuer, vous tomberiez dans d’horribles sueurs, des faiblesses nerveuses, des somnolences. Je ne sais pas ce qui arriverait : la sage nature m’a conseillé de m’abstenir, attendu que je ne suis pas condamné à une mort immédiate. On doit se mettre alors aux préparations lactées, au régime du poulet et des viandes blanches ; enfin détendre la harpe, et rentrer dans la vie flâneuse, voyageuse, niaise et cryptogamique des bourgeois retirés.

L’état où vous met le café pris à jeun dans les conditions magistrales, produit une sorte de vivacité nerveuse qui ressemble à celle de la colère : le verbe s’élève, les gestes expriment une impatience maladive ; on veut que tout aille comme trottent les idées ; on est braque, rageur pour des riens ; on arrive à ce variable caractère du poète tant accusé par les épiciers ; on prête à autrui la lucidité dont on jouit. Un homme d’esprit doit alors se bien garder de se montrer ou de se laisser approcher. J’ai découvert ce singulier état par certains hasards qui me faisaient perdre sans travail l’exaltation que je me procurais. Des amis, chez qui je me trouvais à la campagne, me voyaient hargneux et disputailleur, de mauvaise foi dans la discussion. Le lendemain, je reconnaissais mes torts, et nous en cherchions la cause. Mes amis étaient des savans du premier ordre, nous les eûmes bientôt trouvées. Le café voulait une proie.

Non seulement ces observations sont vraies et ne subissent d’autres changemens que ceux qui résultent des différentes idiosyncrasies, mais elles concordent avec les expériences de plusieurs praticiens, au nombre desquels est l’illustre Rossini, l’un des hommes qui ont le plus étudié les lois du goût, un héros digne de Brillat-Savarin.

Observation. – Chez quelques natures faibles, le café produit au cerveau une congestion sans danger ; au lieu de se sentir activées, ces personnes éprouvent de la somnolence, et disent que le café les fait dormir. Ces gens peuvent avoir des jambes de cerf, des estomacs d’autruche, mais ils sont mal outillés pour les travaux de la pensée. Deux jeunes voyageurs, MM. Combes et Tamisier, ont trouvé les Abyssiniens généralement impuissans : les deux voyageurs n’hésitent pas à regarder l’abus du café, que les Abyssiniens poussent au dernier degré, comme la cause de cette disgrâce. Si ce livre passe en Angleterre, le gouvernement anglais est prié de résoudre cette grave question sur le premier condamné qu’il aura sous la main, pourvu que ce ne soit ni une femme ni un vieillard.

Le thé contient également du tannin ; mais le sien a des vertus narcotiques, il ne s’adresse pas au [Lov. A225, 10] cerveau, il agit sur le plexus seulement et sur les intestins qui absorbent plus spécialement et plus rapidement les substances narcotiques. Jusque aujourd’hui, la manière de le préparer est absolue. Je ne sais pas jusqu’à quel point la quantité d’eau que les buveurs de thé précipitent dans leur estomac doit être comptée dans l’effet obtenu. Si l’expérience anglaise est vraie, il donnerait la morale anglaise, les miss aux teints blafards, les hypocrisies et les médisances anglaises ; ce qui est certain, c’est qu’il ne gâte pas moins la femme au moral qu’au physique. Là où les femmes boivent du thé, l’amour est vicié dans son principe ; elles sont pâles, maladives, parleuses, ennuyeuses, prêcheuses. Pour quelques organisations fortes, le thé fort et pris à grandes doses procure une irritation qui verse des trésors de mélancolie ; il occasionne des rêves, mais moins puissans que ceux de l’opium, car cette fantasmagorie se passe dans une atmosphère grise et vaporeuse. Les idées sont douces autant que le sont les femmes blondes. Votre état n’est pas le sommeil de plomb qui distingue les belles organisations fatiguées, mais une somnolence indicible qui rappelle les rêvasseries du matin. L’excès du café, comme celui du thé, produit une grande sécheresse dans la peau, qui devient brûlante. Le café met souvent en sueur, et donne une violente soif. Chez ceux qui arrivent à l’abus, la salivation est épaisse et presque supprimée.

§ IV
Du tabac §

Je n’ai pas gardé sans raison le tabac pour le dernier ; d’abord cet excès est le dernier venu, puis il triomphe de tous les autres.

La nature a mis des bornes à nos plaisirs. Dieu me garde de taxer ici les vertus militantes de l’amour, et d’effaroucher d’honorables susceptibilités ; mais il est extrêmement avéré qu’Hercule doit sa célébrité à son douzième travail, généralement regardé comme fabuleux aujourd’hui que les femmes sont beaucoup plus tourmentées par la fumée des cigares que par le feu de l’amour. Quant au sucre, le dégoût arrive promptement chez tous les êtres, même les enfans. Quant au liqueurs fortes, l’abus donne à peine deux ans d’existence ; celui du café procure des maladies qui ne permettent pas d’en continuer l’usage. Au contraire, l’homme croit pouvoir fumer indéfiniment. Erreur. Broussais, qui fumait beaucoup, était taillé en Hercule ; il devait, sans ses excès de travail et de cigares, dépasser la centaine : il est mort dernièrement à la fleur de l’âge, relativement à sa construction cyclopéenne. Enfin un dandy tabacolâtre a eu le gosier gangrené, et comme l’ablation a paru justement impossible, il est mort.

Il est inouï que Brillat-Savarin, qui en prenant pour titre de son ouvrage, Physiologie du goût, et après avoir si bien démontré le rôle que jouent dans ses jouissances les fosses nasales et palatiales, ait oublié le chapitre du tabac.

Le tabac se consomme aujourd’hui par la bouche après avoir été long-temps pris par le nez : il affecte les doubles organes merveilleusement constatés chez nous par Brillat-Savarin : le palais, ses adhérences, et les fosses nasales. Au temps où l’illustre professeur composa son livre, le tabac n’avait pas, à la vérité, envahi la société française dans toutes ses parties comme aujourd’hui. Depuis un siècle, il se prenait plus en poudre qu’en fumée, et maintenant le cigare infeste l’état social. On ne s’était jamais douté des [Lov. A225, 11] jouissances que devait procurer l’état de cheminée.

Le tabac fumé cause en prime abord des vertiges sensibles ; il amène chez la plupart des néophytes une salivation excessive, et souvent des nausées qui produisent des vomissemens. Malgré ces avis de la nature irritée, le tabacolâtre persiste, il s’habitue. Ce dur apprentissage dure quelquefois plusieurs mois. Le fumeur finit par vaincre à la façon de Mithridate, et il entre dans un paradis. De quel autre nom appeler les effets du tabac fumé ? Entre le pain et du tabac à fumer, le pauvre n’hésite point ; le jeune homme sans le sou qui use ses bottes sur l’asphalte des boulevards, et dont la maîtresse travaille nuit et jour, imite le pauvre ; le bandit de Corse que vous trouvez dans les rochers inaccessibles ou sur une plage que son œil peut surveiller, vous offre de tuer votre ennemi pour une livre de tabac. Des hommes d’une immense portée avouent que les cigares les consolent des plus grandes adversités. Entre une femme adorée et le cigare, un dandy n’hésiterait pas plus à la quitter que le forçat à rester au bagne s’il devait y avoir du tabac à discrétion ! Quel pouvoir a donc ce plaisir que le roi des rois aurait payé de la moitié de son empire, et qui surtout est le plaisir des malheureux ? Ce plaisir, je le niais, et l’on me devait cet axiome :

VI

Fumer un cigare, c’est fumer du feu.

Je dois à George Sand la clef de ce trésor ; mais je n’admets que le houka de l’Inde, ou le narguilé de la Perse. En fait de jouissances matérielles, les Orientaux nous sont décidément supérieurs.

Le houka, comme le narguilé, est un appareil très-élégant, il offre aux yeux des formes inquiétantes et bizarres qui donnent une sorte de supériorité aristocratique à celui qui s’en sert aux yeux d’un bourgeois étonné. C’est un réservoir, ventru comme un pot du Japon, lequel supporte une espèce de godet en terre cuite où se brûle le tabac, le patchouli, les substances dont vous aspirez la fumée, car on peut fumer plusieurs produits botaniques, tous plus divertissans les uns que les autres. La fumée passe par de longs tuyaux en cuir de plusieurs aunes, garnis de soie, de fils d’argent, et dont le bec plonge dans le vase au-dessus de l’eau parfumée qu’il contient, et dans laquelle trempe le tuyau qui descend de la cheminée supérieure. Votre aspiration tire la fumée, contrainte à traverser l’eau pour venir à vous par l’horreur que le vide cause à la nature. En passant par cette eau, la fumée s’y dépouille de son empyreume, elle s’y rafraîchit, s’y parfume sans perdre les qualités essentielles que produit la carbonisation de la plante, elle se subtilise dans les spirales du cuir, et vous arrive au palais comme une fille vierge au lit de son époux, pure, parfumée, blanche, voluptueuse. Elle s’étale sur vos papilles, elle les sature, et monte au cerveau, comme des prières mélodieuses et embaumées vers la divinité. Vous êtes couché sur un divan, vous êtes occupé sans rien faire, vous pensez sans fatigue, vous vous grisez sans boire, sans dégoût, sans les retours sirupeux du vin de Champagne, sans les fatigues nerveuses du café. Votre cerveau acquiert des facultés nouvelles, vous ne sentez plus la calotte osseuse et pesante de votre crâne, vous volez à pleines ailes dans le monde de la fantaisie, vous attrapez vos papillonnans délires, comme un enfant armé d’une gaze qui courrait dans une prairie divine après des libellules, et vous les voyez sous leur forme idéale, ce qui vous [Lov. A225, 12] dispose à la réalisation. Les plus belles espérances passent et repassent non plus en illusions, elles ont pris un corps, et bondissent comme autant de Taglioni, avec quelle grâce ! vous le savez, fumeurs ! Ce spectacle embellit la nature, toutes les difficultés de la vie disparaissent, la vie est légère, l’intelligence est claire, la grise atmosphère de la pensée devient bleue ; mais, effet bizarre, la toile de cet opéra tombe quand s’éteint le houka, le cigare ou la pipe. Cette excessive jouissance, à quel prix l’avez-vous conquise ? Examinons. Cet examen s’applique également aux effets passagers produits par l’eau-de-vie et le café.

Le fumeur a supprimé la salivation. S’il ne l’a pas supprimée, il en a changé les conditions, en la convertissant en une sorte d’excrétion plus épaisse. Enfin, s’il n’opère aucune espèce de sputation, il a engorgé les vaisseaux, il en a bouché ou anéanti les suçoirs, les déversoirs, papilles ingénieuses dont l’admirable mécanisme est dans le domaine du microscope de Raspail, et desquels j’attends la description, qui me semble d’une urgente utilité. Demeurons sur ce terrain.

Le mouvement des différentes mucosités, merveilleuse pulpe placée entre le sang et les nerfs, est l’une des circulations humaines les plus habilement composées par le grand faiseur d’horloges auquel nous devons cette ingénieuse plaisanterie appelée l’Humanité. Intermédiaire entre le sang et son produit quintessenciel, sur lequel repose l’avenir du genre humain, ces mucosités sont si essentielles à l’harmonie intérieure de notre machine, que dans les violentes émotions il s’en fait en nous un rappel violent pour soutenir leur choc à quelque centre inconnu. Enfin, la vie en a si soif, que tous ceux qui se sont mis dans de grandes colères peuvent se souvenir du dessèchement soudain de leur gosier, de l’épaississement de leur salive et de la lenteur avec laquelle elle revient à son état normal. Ce fait m’avait si violemment frappé, que j’ai voulu le vérifier dans la sphère des plus horribles émotions. J’ai négocié long-temps à l’avance la faveur de dîner avec des personnes que des raisons publiques éloignent de la société : le chef de la police de sûreté et l’exécuteur des hautes œuvres de la cour royale de Paris, tous deux d’ailleurs citoyens, électeurs, et pouvant jouir des droits civiques comme tous les autres Français. Le célèbre chef de la police de sûreté me donna pour un fait sans exception que tous les criminels qu’il avait arrêtés sont demeurés entre une et quatre semaines avant d’avoir recouvré la faculté de saliver. Les assassins étaient ceux qui la recouvraient le plus tard. L’exécuteur des hautes œuvres n’avait jamais vu d’homme cracher en allant au supplice, ni depuis le moment où il lui faisait la toilette.

Qu’il nous soit permis de rapporter un fait que nous tenons du commandant même sur le vaisseau de qui l’expérience a eu lieu, et qui corrobore notre argumentation.

Sur une frégate du Roi, avant la révolution, en pleine mer, il y eut un vol commis. Le coupable était nécessairement à bord. Malgré les plus sévères perquisitions, malgré l’habitude d’observer les moindres détails de la vie en commun qui se mène sur un vaisseau, ni les officiers ni les matelots ne purent découvrir l’auteur du vol. Ce fait devint l’occupation de tout l’équipage. Quand le capitaine et son état-major eurent désespéré de faire justice, le contre-maître dit au commandant : – Demain matin je trouverai le voleur. Grand étonnement. Le lendemain le contre-maître fait ranger l’équipage sur le gaillard en annonçant qu’il va rechercher le coupable. Il [Lov. A225, 13] ordonne à chaque homme de tendre la main, et lui distribue une petite quantité de farine. Il passe la revue en commandant à chaque homme de faire une boulette avec la farine en y mêlant de la salive. Il y eut un homme qui ne put faire sa boulette, faute de salive. – Voilà le coupable, dit-il au capitaine. Le contre-maître ne s’était pas trompé.

Ces observations et ces faits indiquent le prix qu’attache la nature à la mucosité prise dans son ensemble, laquelle déverse son trop plein par les organes du goût, et qui constitue essentiellement les sucs gastriques, ces habiles chimistes, le désespoir de nos laboratoires. La médecine vous dira que les maladies les plus graves, les plus longues, les plus brutales à leur début, sont celles que produisent les inflammations des membranes muqueuses. Enfin le coryza, vulgairement nommé rhume de cerveau, ôte pendant quelques jours les facultés les plus précieuses, et n’est cependant qu’une légère irritation des muqueuses nasales et cérébrales.

De toute manière, le fumeur gêne cette circulation, en supprimant son déversoir, en éteignant l’action des papilles, ou leur faisant absorber des sucs obturateurs. Aussi, pendant tout le temps que dure son travail, le fumeur est-il presque hébété. Les peuples fumeurs, comme les Hollandais, qui ont fumé les premiers en Europe, sont essentiellement apathiques et mous, la Hollande n’a aucun excédent20 de population. La nourriture ichtyophagique à laquelle elle est vouée, l’usage des salaisons, et un certain vin de Touraine fortement alcoolisé, le vin de Vouvray, combattent un peu les influences du tabac ; mais la Hollande appartiendra toujours à qui voudra la prendre ; elle n’existe que par la jalousie des autres cabinets, qui ne la laisseraient pas devenir Française. Enfin le tabac, fumé ou chiqué, a des effets locaux dignes de remarque. L’émail des dents se corrode, les gencives se tuméfient, et sécrètent un pus qui se mêle aux alimens et altère la salive.

Les Turcs, qui font un usage immodéré du tabac, tout en l’affaiblissant par des lessivages, sont épuisés de bonne heure. Comme il est peu de Turcs assez riches pour posséder ces fameux sérails où ils pourraient abuser de leur jeunesse, on doit admettre que le tabac, l’opium et le café, trois agens d’excitations semblables, sont les causes capitales de la cessation des facultés génératives chez eux, où un homme de trente ans équivaut à un Européen de cinquante ans. La question du climat est peu de chose : les latitudes comparées donnent une trop faible différence. Or, la faculté de générer est le criterium de la vitalité, et cette faculté est intimement liée à l’état de la mucosité.

Sous ce rapport, je sais le secret d’une expérience, que je publie dans l’intérêt de la science et du pays. Une très-aimable femme, qui n’aimait son mari que loin d’elle, cas excessivement rare et nécessairement remarqué, ne savait comment l’éloigner sous l’empire du code. Ce mari était un ancien marin qui fumait comme un pyroscaphe. Elle observa les mouvemens de l’amour, et acquit la preuve qu’aux jours où, par des circonstances quelconques, son mari consommait moins de cigares, il était, comme disent les prudes, plus empressé. Elle continua ses observations, et trouva une corrélation positive entre les silences de l’amour et la consommation du tabac. Cinquante cigares ou cigarettes (il allait jusque là) fumés, lui valaient une tranquillité d’autant plus recherchée que le marin appartenait à la race perdue des chevaliers de l’ancien régime. Enchantée de sa découverte, elle lui permit de chiquer, habitude dont il lui avait fait le [Lov. A225, 14] sacrifice. Au bout de trois ans de chique, de pipe, de cigares et de cigarettes combinées, elle devint une des femmes les plus heureuses du royaume. Elle avait le mari sans le mariage.

– La chique nous donne raison de nos hommes, me disait un capitaine de vaisseau très-remarquable par son génie d’observation.

§ V
Conclusions §

La régie fera sans doute contredire ces observations sur les excitans qu’elle a imposés ; mais elles sont fondées, et j’ose avancer que la pipe entre pour beaucoup dans la tranquillité de l’Allemagne ; elle dépouille l’homme d’une certaine portion de son énergie. Le fisc est de sa nature stupide et anti-social, il précipiterait une nation dans les abîmes du crétinisme, pour se donner le plaisir de faire passer des écus d’une main dans une autre, comme font les jongleurs indiens.

De nos jours, il y a dans toutes les classes une pente vers l’ivresse, que les moralistes et les hommes d’état doivent combattre, car l’ivresse, sous quelque forme qu’elle se manifeste, est la négation du mouvement social. L’eau-de-vie et le tabac menacent la société moderne. Quand on a vu à Londres les palais du gin, on conçoit les sociétés de tempérance.

Brillat-Savarin, qui l’un des premiers a remarqué l’influence de ce qui entre dans la bouche sur les destinées humaines, aurait pu insister sur l’utilité d’élever la statistique au rang qui lui est dû, en en faisant la base sur laquelle opéreraient de grands esprits. La [Lov. A225, 15] statistique doit être le budget des choses, elle éclairerait les graves questions que soulèvent les excès modernes relativement à l’avenir des nations.

Le vin, cet excitant des classes inférieures, a dans son alcool un principe nuisible ; mais au moins veut-il un temps indéfinissable, en rapport avec les constitutions, pour faire arriver l’homme à ces combustions instantanées, phénomènes extrêmement rares.

Quant au sucre, la France en a été long-temps prive, et je sais que les maladies de poitrine, qui, par leur fréquence dans la partie de la génération née de 1800 à 1815, ont étonné les statisticiens de la médecine, peuvent être attribuées à cette privation ; comme aussi le trop grand usage doit amener des maladies cutanées.

Certes, l’alcool qui entre comme base dans le vin et dans les liqueurs dont l’immense majorité des Français abuse, le café qui entre pour beaucoup dans les excitations patriciennes, le sucre qui contient des substances phosphorescentes et phlogistiques, et qui devient d’un usage immodéré, doivent changer les conditions génératives, quand il est maintenant acquis à la science que la diète ichthyophagique influe sur les produits de la génération.

La régie est peut-être plus immorale que ne l’était le jeu, plus dépravante, plus anti-sociale que la Roulette. L’eau-de-vie est peut-être une fabrication funeste dont les débits devraient être surveillés. Les peuples sont de grands enfans, et la politique devrait être leur mère. L’alimentation publique prise dans son ensemble est une partie immense de la politique et la plus négligée, j’ose même dire qu’elle est dans l’enfance.

Ces cinq natures d’excès offrent toutes une similitude dans le résultat : la soif, la sueur, la déperdition de la mucosité, la perte des facultés génératives qui en est la suite. Que cet axiome soit donc acquis à la science de l’homme :

VII

Tout excès qui atteint les muqueuses abrége la vie.

L’homme n’a qu’une somme de force vitale, elle est répartie également entre la circulation sanguine, muqueuse et nerveuse, absorber l’une au profit de l’autre, c’est causer un tiers de mort. Enfin, pour nous résumer par une image axiomatique :

VIII

Quand la France envoie ses cinq cent mille hommes aux Pyrénées, elle ne les a pas sur le Rhin. Ainsi de l’homme.