Honoré de Balzac
Personnages §
- Vautrin, dit Jacques Collin
- Le duc de Montsorel
- Le marquis, son fils
- Raoul de Frescas
- Monsieur de Saint-Charles, dit Charles Blondet
- François Cadet, dit Philosophe
- Fil-de-soie
- Père Buteux, portier
- Philippe Boulard, dit Lafouraille
- Joseph Bonnet
- La duchesse de Montsorel
- Mademoiselle de Vaudrey, sa tante
- La duchesse de Christoval
- Inès de Christoval
- Félicité, femme de chambre
- Domestiques, Agents, Gendarmes
Acte premier §
Scène première §
Mademoiselle de Vaudrey.
{p. 3} Qu’avez-vous ma nièce ? depuis douze ans que nous pleurons ensemble voici le premier moment où je vous vois joyeuse, et, quand on vous connaît, votre joie est un sujet d’effroi.
La duchesse.
Vous n’êtes pas la mère d’un enfant abandonné ! Vous ne comprendrez jamais le délire que cause une lueur d’espérance !
Mademoiselle de Vaudrey.
Vous m’épouvantez ! quel événement a pu vous troubler ainsi !…
La duchesse, exaltée.
Un enfant mort a une tombe dans le cœur de sa mère, mais l’enfant qu’on nous a dérobé, il y existe, ma tante, et sa vie y a de l’écho !…
Mademoiselle de Vaudrey.
Parlez moins haut ma nièce.
La duchesse.
{p. 4} Ah ! je vais me soustraire à l’isolement et à la contrainte dans laquelle je traîne mes jours. Dès ce moment je vais résister à la tyrannie de monsieur de Montsorel et j’aurai la victoire.
Mademoiselle de Vaudrey.
Et pourquoi ce réveil d’un amour et d’une haine que la religion non moins que le temps devaient avoir assouvis. Au bout de vingt-deux années de larmes quelle est donc l’espérance qui vous a ranimée ?…
La duchesse.
Après la réception du roi je suis allée chez l’ambassadeur d’Espagne où je devais inviter à dîner la duchesse de Christoval et sa fille Inès. Je viens d’y voir un jeune homme qui me ressemble !… comprenez-vous ma tante ! voilà pourquoi je suis rentrée à trois heures du matin, il m’était impossible de me détacher du salon où il était et je ne suis partie que lorsque je ne l’ai plus vu… il aime Inès !
Mademoiselle de Vaudrey.
La prétendue de votre fils le marquis !
La duchesse.
À son aspect il m’a passé comme une flamme devant les yeux, sa voix m’a émue à me briser le cœur, je n’osais d’abord le regarder, enfin, si ce n’était pas mon fils ce serait une passion insensée !…
Mademoiselle de Vaudrey.
Vous vous serez perdue ma nièce ?
La duchesse.
Ah ! vous me faites frémir, oui, l’on a dû me remarquer, je suis devenue coquette, il a été forcé de me parler, je lui ai demandé son âge, il a vingt-trois ans, l’âge de mon Fernand !
Mademoiselle de Vaudrey.
Mais le duc, vous a-t-il vue ?
La duchesse.
{p. 5} Eh ! que m’importe ! en un moment j’ai jeté le cri de la révolte !… mais je ne veux pas vous retenir davantage, je vous parlerais de lui jusqu’au jour ! vous le verrez, je lui ai dit de venir à l’heure où monsieur de Montsorel va chez le roi. Si c’est mon Fernand, l’enfant désavoué par son père, l’enfant que je pleure depuis vingt-deux ans, on verra ce que peut une mère, une femme injustement accusée.
Mademoiselle de Vaudrey.
Vous ne pourrez dormir, calmez-vous de grâce.
La duchesse, sonne.
Il faut avoir pitié de Félicité qui n’est pas accoutumée à veiller.
Félicité.
Monsieur le duc rentre avec monsieur le marquis.
La duchesse.
Je vous ai déjà dit Félicité de ne pas m’instruire de ce qui se passe chez monsieur… allez…
Mademoiselle de Vaudrey.
Ne vous abandonnez pas à un espoir aussi frivole, le hasard des ressemblances est cause de mille méprises et quand je vois la hauteur à laquelle vous vous élevez je crains une chute horrible. En tombant de trop haut l’âme se brise aussi bien que le corps ; si vous m’en croyez Louise, vous prendrez comme vous l’avez fait souvent, un peu d’opium !…
La duchesse.
Il ne m’endormirait pas !… à bientôt.
Mademoiselle de Vaudrey, regardant la duchesse s’en aller.
Elle deviendra folle si elle se trompe.
La duchesse, revenant.
Ma tante, Fernand se nomme Raoul de Frescas !
Scène deuxième §
Mademoiselle de Vaudrey, seule.
{p. 6} Je vais prier Dieu pour elle ! elle m’a bouleversée ! elle ne voit pas qu’il faudrait un miracle pour qu’elle retrouvât son fils ! les mères croient toutes à des miracles ! je vais penser à cette étrange aventure afin de l’éclairer et de lui faire éviter les imprudences qui pourraient la perdre. Pourvu qu’elle sache se contenir devant sa femme de chambre.
Scène troisième §
Mademoiselle de Vaudrey.
Déjà ?…
Félicité.
Madame la duchesse avait hâte de me renvoyer !
Mademoiselle de Vaudrey.
Elle va si rarement à la cour et dans le monde. Elle a fait deux corvées assez rudes pour elle qui vit dans la retraite. Madame de Montsorel ne vous a pas donné d’ordres pour ce matin ?
Félicité.
Non, Mademoiselle.
Mademoiselle de Vaudrey.
Il viendra pour moi vers midi, un jeune homme nommé monsieur Raoul de Frescas, il demandera peut-être ma nièce, prévenez-en Joseph, afin qu’il le conduise chez moi.
Scène quatrième §
Félicité, seule.
{p. 7} Un jeune homme pour elle ! vieille sibylle ! elle croit que je vais donner dans ce panneau ! j’étais bien sûre que madame devait avoir un sentiment à Paris ! Ah ! Madame la duchesse ! si elle voulait, elle est riche, je la protégerais et le duc n’y verrait que du feu ! la vieille va tout prendre sur son compte ! comme tout est changé ! ma mère disait que les femmes de chambre autrefois étaient une puissance dans les grandes maisons, et je ne suis rien ici, je déroge ! mais nous verrons ! (La porte s’ouvre, on voit deux hommes, elle se referme aussitôt.) Nous verrons ce jeune homme.
Scène cinquième §
Joseph.
Maudite fille !… nous étions perdus !
Vautrin.
Tu étais perdu ! mais puisque tu veux absolument rester dans le bon chemin, Jacques Collin ne te débauchera pas, tu ne saurais croire quel plaisir j’éprouve à voir un vieux coquin se faire un jeune honnête homme, toi tu es resté sur le seuil du bagne, tu n’as pas été dégradé par une horrible marque, tu n’es pas forcé d’être en guerre avec toute la société ! de te jouer d’elle ! après tout c’est la vie d’un indien entouré d’ennemis, ça fait vivre ceux qui après avoir abusé de tout n’ont plus que ces émotions-là !… Quoi qu’il arrive ici tu as la parole de Jacques Collin, tu ne seras jamais compromis, mais tu m’obéiras en tout…
Joseph.
{p. 8} En tout… mais…
Vautrin.
On connaît son code, s’il y a quelque rude besogne, j’aurai mes vieux camarades. Es-tu depuis longtemps ici ?
Joseph.
Madame la duchesse m’a pris pour valet de chambre en allant à Gand, et j’ai leur confiance.
Vautrin.
Que sais-tu ?
Joseph.
Rien.
Vautrin.
La confiance des grands ne va jamais plus loin. Qu’as-tu découvert ?
Joseph.
Rien encore.
Vautrin, à part.
Il devient un peu trop honnête homme, aurait-il des scrupules ? Quand on peut faire jaser un homme pendant dix minutes on doit en tirer quelque chose. (Haut.) Où sommes-nous ici ?
Joseph.
Chez Madame la duchesse et voici sa chambre, l’appartement de monsieur le duc est ici au-dessous, au rez-de-chaussée ; celui de leur fils unique, le marquis, est au-dessus et sa chambre à coucher donne sur la cour.
Vautrin.
Donne-moi les empreintes de toutes les serrures du cabinet de monseigneur.
Joseph.
{p. 9} Les voici !
Vautrin.
Toutes les fois que je voudrai venir ici tu trouveras une croix faite à la craie sur la petite porte du jardin. Tu iras l’examiner tous les jours. On est vertueux ici, les gonds de cette porte sont bien rouilles ; mais Louis XVIII ne peut pas être Louis XV… Adieu, mon garçon, je viendrai la nuit prochaine. (À part.) Il faut aller retrouver mes gens à l’hôtel de Christoval.
Joseph [, à part].
Cet homme est le diable.
Vautrin.
Le duc ne vit donc pas avec sa femme ?
Joseph.
Brouillés depuis vingt ans.
Vautrin.
Et pourquoi ?
Joseph.
Leur fils lui-même ne le sait pas !
Vautrin.
Et ton prédécesseur, pourquoi fut-il renvoyé ?
Joseph.
Je ne sais, je ne l’ai pas connu, ils n’ont monté leur maison que depuis le second retour du roi, moi seul suis resté de l’ancienne.
Vautrin.
Voici les avantages de la société nouvelle, il n’y a plus de liens entre les maîtres et les domestiques, plus d’attachement, par conséquent plus de trahisons possibles ! (À Joseph.) Se dit-on des mots piquants à table ?
Joseph.
{p. 10} Jamais rien devant les gens.
Vautrin.
Que pensez-vous d’eux à l’office entre vous ?
Joseph.
La duchesse est une sainte.
Vautrin.
Pauvre femme !… et le duc ?
Joseph.
Un égoïste.
Vautrin.
On ne m’a pas trompé. Un homme d’état. Il doit avoir des secrets. Nous verrons dans son jeu. Que dit-on du mariage du marquis de Montsorel avec Inès de Christoval ?
Joseph.
Pas un mot. La duchesse semble s’y intéresser fort peu.
Vautrin.
Et elle n’a qu’un fils !… ceci n’est pas naturel !
Joseph.
Entre nous, je crois qu’elle n’aime pas son fils.
Vautrin.
Et il a fallu t’arracher cette parole comme on tire le bouchon d’une bouteille de vin de Bordeaux !… il y a donc un secret dans cette maison ! une mère, une duchesse de Montsorel n’aime pas son fils !… son fils unique !… Quel est son confesseur ?
Joseph.
{p. 11} Elle fait toutes ses dévotions en secret.
Vautrin.
Je vais mettre deux de mes coquins de planton à Saint Thomas-d’Aquin, adieu, il ne faut pas se laisser surprendre par le jour.
Scène sixième §
Joseph, seul.
Me voilà pris par une jambe dans le bagne… ah ! si je n’avais pas peur d’être empoisonné comme un chien par ce terrible Jacques Collin, je dirais tout au duc… allons dormir… mais que veut la duchesse… écoutons.
Scène septième §
La duchesse, seule.
Où cacher l’acte de naissance de mon fils ?… (Elle lit.) Valence 13 juillet 1793… ville de malheur pour moi !… il est bien né sept mois après mon mariage, par une de ces fatalités qui justifient d’infâmes accusations… l’ambassadeur aura commis sans le savoir une indiscrétion. Je vais prier ma tante de garder cet acte sur elle jusqu’à ce que je le dépose en lieu de sûreté. Chez moi le duc ferait tout fouiller en mon absence, il dispose de la police à son gré. Le ministre n’a rien à refuser à un homme en faveur… Le jour va se lever, si l’un de mes gens me voyait de si bonne heure allant chez Mademoiselle de Vaudrey, tous en causeraient ! Ah !… seule au monde ! seule contre tous ! prisonnière chez moi !…
Scène huitième §
La duchesse.
{p. 12} Il ne vous est pas plus possible qu’à moi de dormir… Fernand retrouvé.
Mademoiselle de Vaudrey.
Écoutez ma nièce, après avoir tant de fois partagé vos douleurs, essuyé vos larmes, et caressé vos espérances pour vous aider à vivre, je dois vous dire une cruelle vérité, le duc aura jeté Fernand dans une situation si précaire qu’il lui est sans doute impossible de se retrouver dans le monde où vous êtes.
La duchesse.
Ah ! vous ne connaissez pas mon fils ! moi je le connais !… je l’ai vu mille fois !…
Mademoiselle de Vaudrey.
En rêve !…
La duchesse.
Fernand a dans les veines tout le sang des Montsorel et des Vaudrey ; d’une race pure de mésalliances, il doit avoir sur le front des signes de sa grandeur, il ne supporte pas une injure, il est brave !… S’il a commencé par être soldat, il est aujourd’hui colonel, il est aimé, il est beau, enfin c’est mon fils !…
Mademoiselle de Vaudrey.
S’il existe ?
La duchesse.
Ah ! quel mot ! vous ne me l’avez jamais dit, croyez-vous que le duc de Montsorel ait manqué à sa foi de gentilhomme ?
Mademoiselle de Vaudrey.
{p. 13} Tenait-il plus à son honneur d’homme qu’à sa vengeance de mari, d’amant trompé ?
La duchesse.
Vous me glacez !
Mademoiselle de Vaudrey.
Votre mari, ma chère, est d’une maison exclusivement vouée à la diplomatie, on y est ambassadeur de père en fils, il a un cœur ardent et une tête froide, c’est la pire espèce d’homme que je sache, il a pu se jouer de vous.
La duchesse.
Mais en m’offrant l’alternative de savoir mon pauvre enfant mort loin de moi au cas où je persisterais à me dire innocente ou de le savoir abandonné sans nom dans un pays étranger, mais vivant, si je ne m’avouais coupable, je n’ai pas hésité, toute mère en eût fait autant, elle eût livré son honneur pour sauver son fils ; j’étais seule en pays étranger, vous gardiez ici nos biens, et en proie à la faiblesse, à la fièvre, sans conseils, j’ai perdu la tête ! Mais si Fernand avait péri, monsieur de Montsorel ne redouterait pas de me voir faire des démarches pour le retrouver ?… j’étais si joyeuse en rentrant que j’ai oublié de vous donner l’acte de naissance de Fernand, vous le cacherez sur vous, jusqu’à ce que nous puissions le remettre à l’abbé Giraud.
Mademoiselle de Vaudrey.
Le duc sait donc ?
La duchesse.
Ces papiers ont été envoyés avec les dépêches, l’ambassadeur qui fait le mariage d’Inès et de Ferdinand aura peut-être su que nous avions eu un premier enfant… De là des questions bien naturelles dans les circonstances où nous sommes.
Mademoiselle de Vaudrey.
Ma nièce, si votre fils existe, les démarches que vous venez de {p. 14} faire pour obtenir ces papiers auront une triste influence sur sa destinée… Depuis son retour le duc s’est mis à travailler et travaille encore.
La duchesse.
Si je me lève du fond de l’opprobre où je me suis laissée plonger, si je renonce à pleurer dans le silence, ne croyez pas que je plie ; ici je ne suis plus en Espagne ni en Angleterre, livrée à un diplomate rusé comme un tigre, je suis Louise de Vaudrey, j’ai ma charge à la cour, je puis parler à la famille royale, j’ai des parents, je saurai ce qu’est devenu le vicomte de Langheac, je prouverai que trois mois avant mon mariage, je ne l’ai plus revu… je dirai au roi, le crime commis par un père sur l’héritier de deux grandes maisons. Je suis femme, je suis mère, je suis enfin la duchesse de Montsorel, nous sommes riches, nous avons un vertueux prêtre pour conseil et le bon droit pour nous ! je ne poserai les armes qu’après la victoire, et si j’ai demandé l’acte de naissance de mon fils…
Scène neuvième §
Le duc.
C’est pour me le remettre.
La duchesse.
Depuis quand, monsieur, entrez-vous ici sans vous faire annoncer et sans ma permission ?
Le duc.
Depuis que vous manquez à nos conventions, madame, nous sommes l’un et l’autre déliés de nos serments.
La duchesse.
{p. 15} Avez-vous tenu le vôtre jusqu’aujourd’hui ?
Le duc.
Oui, madame.
La duchesse, à Mademoiselle de Vaudrey.
Vous l’entendez, mon fils existe !…
Le duc.
Elle est mère pour un enfant qu’elle n’a jamais vu.
La duchesse.
Jamais ?… il ne s’est pas écoulé de jour que je n’aie…
Le duc.
Où est-il ?
Mademoiselle de Vaudrey, à la duchesse.
Il ne vous a pas comprise !…
La duchesse.
Cet homme peut-il comprendre une mère après ce qu’il a fait.
Le duc.
Madame, si dans vingt-quatre heures je n’ai pas l’acte de naissance de votre Fernand, il aura tout à craindre.
La duchesse, à Mademoiselle de Vaudrey.
Vous l’entendez, ma tante et pourrez témoigner de ceci ?
Mademoiselle de Vaudrey.
Monsieur, n’avez-vous jamais pensé que ma nièce pouvait être innocente.
Le duc.
Mademoiselle, vous devez le croire ! eh ! que ne donnerais-je pas {p. 16}pour avoir cette opinion ! Madame a eu vingt ans pour me prouver son innocence.
La duchesse.
Vous n’avez jamais été juge mais bourreau ; et vous m’avez frappée depuis vingt ans tous les jours.
Le duc.
Imprudente ! pourquoi réveiller des souvenirs si péniblement endormis où est le vicomte de Langheac. Ah ! je n’ai rien oublié, madame !…
La duchesse.
Et moi je n’ai rien appris.
Le duc.
Avais-je été assez généreux ?… c’est à vingt-cinq ans que nous faisons toutes les folies du cœur ? Avec quelle noble confiance Langheac et moi nous étions amis ! nous vous adorions tous deux, il était aimé lui, je le savais ! dernier enfant de sa maison, sans fortune, il renonça à vous, soi-disant pour vous-même… je crus à ce dévouement… et j’aurais donné ma vie pour lui car je vous aimais autant…
La duchesse, vivement.
Autant que vous me haïssez peut-être.
Le duc.
Ce misérable vicomte fait dans la journée du 10 août des prodiges qui le signalent à la fureur du peuple, il est trahi je ne sais par qui, découvert dans l’asile que lui avait offert ce Philippe Boulard, un de ses gens devenu révolutionnaire de bas étage ; quand je le sais à l’Abbaye, je donne tout l’or destiné à notre fuite en Espagne afin de décider cet homme à se mêler aux septembriseurs pour arracher ainsi le vicomte à la mort. Il n’y a que vous, madame, qui pouvez dire le reste et vous avez gardé le silence… le vicomte était libre en 1792 quatre mois avant notre mariage et ce Fernand est venu sept mois après… Vos dernières lettres, madame, je les {p. 17}ai encore, voulez-vous les relire !… et jeune, ivre d’amour, violent ! je n’ai pas écrasé cet enfant !… aujourd’hui je vous dirai comme il y a vingt-deux ans, qu’ordonnez-vous de lui, madame ?…
Mademoiselle de Vaudrey.
Et sa vie pendant vingt ans ne la comptez-vous pour rien ?
Le duc.
Le repentir accuse la faute.
La duchesse.
Ah ! si vous prenez mes douleurs pour des remords, je vous crierai pour la seconde fois, je suis innocente ! non monsieur, je n’ai jamais revu le vicomte de Langheac depuis la veille du 10 août qu’il vint me faire ses adieux croyant mourir pour son roi ; j’étais hélas ! pour quelque chose dans ce dévouement !…
Le duc.
Vous avez acheté la vie de votre enfant le 13 juillet 1793 en me disant le contraire.
La duchesse.
Un marché conseillé par la terreur peut-il compter pour un aveu ?
Le duc.
Me donnez-vous son acte de naissance ?
La duchesse.
Je ne l’ai plus, il est en mains sûres.
Le duc.
Je ne réponds plus de votre fils, madame.
La duchesse.
Avez-vous bien pesé cette parole ?
Le duc.
{p. 18} Vous me connaissez, madame.
La duchesse.
Vous ne me connaissez pas, vous !… vous ne répondez plus de mon fils !
Le duc.
Non.
La duchesse.
Eh ! bien, je ne réponds plus du vôtre… Ferdinand me répond des jours de Fernand, si vous surveillez mes démarches, je ferai surveiller les vôtres, si vous avez la police du royaume, moi j’aurai mon adresse et le secours de Dieu ! Si vous portez un coup à mon Fernand, j’en porterai dix à votre Ferdinand, blessure pour blessure, allez…
Le duc.
Infâme !
La duchesse.
Quand vous vous parlez à vous-même, monsieur, ne parlez pas si haut.
Le duc.
Je suis ici chez moi.
La duchesse.
Alors, sortons ma tante.
Scène dixième §
Le duc, seul.
La guerre est déclarée !… la douce et humble Louise de Vaudrey devient une lionne ! quel renseignement a-t-elle eu !… Oh ! les femmes conseillées par des directeurs font des chemins sous terre {p. 19} comme les taupes… on ne s’en aperçoit que lorsqu’elles ont soulevé la terre… Quelle constante tragédie que notre vie intime, réunis et séparés depuis vingt-deux ans ; elle a mon secret, je tiens son enfant, suis-je le plus fort…
Scène onzième §
Mademoiselle de Vaudrey, montrant la tête.
Il est parti !… ma nièce, vous me direz vos raisons de haine contre Ferdinand à moins que vous ne teniez plus ni à mon estime, ni à ma tendresse.
La duchesse.
Ah ! vous me demandez un secret de vie et de mort !
Mademoiselle de Vaudrey.
Comment se fait-il que le duc ait montré tant de calme quand vous manifestez votre aversion pour votre fils.
La duchesse.
Il y est habitué.
Mademoiselle de Vaudrey.
Vous êtes donc mauvaise mère.
La duchesse.
Non. (Elle pense.) Je ne puis me résoudre à perdre l’affection de la seule personne que j’aie au monde. (Elle l’attire à elle.) Je ne suis pas la mère de Ferdinand…
Mademoiselle de Vaudrey.
Un étranger a usurpé la place, le nom, le titre, les biens du véritable enfant !…
La duchesse.
{p. 20} Étranger !… non, c’est son fils !… ou du moins il le croit. Après la fatale nuit où mon enfant me fut enlevé pendant mon sommeil, quand monsieur de Montsorel m’eut arraché l’aveu qui me laissait une chance de retrouver un jour son enfant et de prouver mon innocence, il y eut entre nous une séparation éternelle. La femme était aussi cruellement outragée que la mère, mais monsieur de Montsorel me vendit encore ma tranquillité.
Mademoiselle de Vaudrey.
Je n’ose comprendre.
La duchesse.
Je me suis prêtée à donner comme de moi ce Ferdinand, l’enfant d’une Espagnole… il lui fallait un héritier.
Mademoiselle de Vaudrey.
Et vous avez consenti !…
La duchesse.
J’y ai été forcée, il me menaçait de laisser périr Fernand. À travers les secousses de la révolution en Espagne cette supercherie n’a jamais été soupçonnée… et vous ne voulez pas que tout mon sang s’agite à la vue du fils de l’étrangère qui occupe la place de l’enfant légitime ! mais le duc a été trompé par cette femme qui a tenté de se défaire de moi… Voilà pourquoi nous quittâmes l’Espagne pour l’Angleterre. Vous savez tout maintenant.
Mademoiselle de Vaudrey.
Il fait grand jour. Allons à l’église y implorer le secours de Dieu et consulter l’abbé Giraud.
Acte II §
Scène première §
Le duc.
{p. 21} Les menaces de cette femme m’ont épouvanté, ce réveil d’une maternité que je croyais éteinte, cette résistance audacieuse doit être appuyée sur quelques soudaines espérances ! avec les femmes la force est absurde, usons donc d’adresse. (Il sonne.) Sa charge lui permet de parler et ce que j’ai fait de son fils a besoin d’une sanction 1 . (Joseph entre.) Demandez à madame de Montsorel si elle est visible pour moi ?
Un Laquais, annonçant.
Monsieur de Saint-Charles.
De Saint-Charles.
J’ai l’honneur de me rendre aux ordres de Monseigneur, heureux d’être à même de lui prouver mon zèle et mes sentiments pour la famille royale, pour notre sainte religion et…
Le duc.
Bien, mon cher, le ministre vous recommande comme le plus habile…
De Saint-Charles.
{p. 22} Ah ! Monseigneur…
Le duc.
Vous serez richement récompensé.
De Saint-Charles.
Ah ! Monseigneur !…
Le duc.
Je marie mon fils.
De Saint-Charles.
À mademoiselle Inès de Christoval, princesse d’Arcos, nous le savons monseigneur.
Le duc.
La jeune princesse est éprise d’un aventurier.
De Saint-Charles.
Raoul de Frescas.
Le duc.
Monsieur, je n’ai donc rien à vous apprendre.
De Saint-Charles.
Si monseigneur désire que je ne sache rien, je vais me taire.
Le duc.
Dites au contraire ce que vous savez, afin que je connaisse les secrets que vous nous permettez d’avoir !
De Saint-Charles.
Monseigneur, monsieur Raoul de Frescas mène un train qui comporte cinquante à soixante mille livres de rentes, il se donne pour étranger, il va dans la société la plus élevée, et nous ne lui connaissons ni propriétés en France (peut-être a-t-il des châteaux en Espagne), ni banquiers à Paris, ni recommandations. Depuis {p. 23} quelques jours le ministre qui l’a rencontré s’est inquiété de lui en sachant qu’il se posait comme le rival du fils de monseigneur ; tout nous paraît suspect et la prodigieuse affluence d’étrangers qui encombre Paris par suite de l’occupation de la France…
Le duc.
Ah ! quelle plaie !…
De Saint-Charles.
Monseigneur serait de l’opposition ?
Le duc.
Je suis Français et au désespoir de l’occupation étrangère, continuez…
De Saint-Charles.
Ce concours de gens riches qui se ruinent, de princes capitaines, de capitalistes sans capitaux nous oblige à beaucoup de circonspection, nous ne pouvons plus distinguer un honnête homme d’un intrigant, d’autant plus que rien ne ressemble davantage à un honnête homme qu’un fripon. Mais il faudra bien que monsieur Raoul de Frescas tombe dans un de nos pièges, il montrera ses passe-ports, ses papiers… il est domicilié, il a pris une maison rue Taitbout, ses gens qui d’ailleurs ont l’air d’honnêtes domestiques sont d’une discrétion qui a fortifié nos soupçons, sa maison est une bastille.
Le duc.
Sachez où il est né, ce qu’il a fait depuis sa naissance, fouillez toute sa vie… Voici le plus important ! a-t-il été dans son enfance jeté sur les côtes de Sardaigne… regardez ceci comme un secret d’État !…
De Saint-Charles.
Oui, Monseigneur ; serons-nous soutenus si nous l’arrêtons ?
Le duc.
Mauvais moyen, votre habileté, mon cher, doit consister à tout découvrir sans compromettre personne.
De Saint-Charles.
{p. 24} Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous admirons la profondeur de votre excellence.
Le duc, voyant entrer son fils.
Adieu, mon cher, faites promptement, il importe que la famille de Christoval ne soit pas trompée par un intrigant et que la princesse d’Arcos n’en soit pas la dupe ; si Raoul de Frescas est un gentilhomme et qu’elle le préfère, mon fils ne manquera jamais de femme.
Scène deuxième §
Le marquis.
Mais j’aime Inès, mon père.
Le duc.
Vous êtes appelé, mon fils, à représenter le Roi votre maître. Un ambassadeur n’a pas besoin d’aimer sa femme, votre mariage comme celui des rois est soumis à la raison d’État, mais je reconnais qu’il vous sera difficile de trouver mieux ; le Roi d’Espagne en bannissant à perpétuité le duc de Christoval, qui a eu le malheur de servir Joseph Bonaparte, a, par égard pour l’alliance projetée entre nos deux familles, réservé les titres et les biens de la maison de Christoval à l’époux de la princesse, nous n’attendons que le consentement du duc de Christoval ; la duchesse en vraie d’Arcos aime d’autant plus son mari qu’il est proscrit, les nouvelles se font attendre, le Mexique a proclamé son indépendance, le duc n’est peut-être pas étranger à cette révolution, il se venge, il a du sang maure dans les veines, on parle d’un empereur Iturbide I er. Le télégraphe annonce ce matin des vaisseaux arrivés à Bordeaux, peut-être amènent-ils le duc à qui le Roi permet d’habiter {p. 25} Paris, s’il n’est pour rien dans la révolte du Mexique. Inès d’Arjos dans le cas contraire dépendrait du roi d’Espagne, il est votre parrain, il vous serait favorable et vous aurez Inès.
Ferdinand.
La princesse est majeure dans quelques jours, mon père.
Le duc.
Mais ses biens sont en Espagne.
Ferdinand.
Les trésors de son père, de son oncle sont ici, le Roi ne peut lui ravir ses titres ; si elle se marie à son gré, la princesse ne tardera pas à se faire pardonner un mariage d’amour.
Le duc.
Eh ! bien, sachez la disputer, mon fils.
Ferdinand.
Eh ! le puis-je quand ma mère est contre moi ? n’avez-vous pas été témoin de l’accueil que la duchesse a fait à ce Raoul de Frescas, elle est restée avec Inès et lui sur le même divan pendant deux heures… Un ennemi mortel n’eût pas fait mieux !… elle a si bien servi la passion de la princesse qu’elles se sont prises l’une pour l’autre d’une telle amitié…
Le duc.
Monsieur, ne jugez pas votre mère, ses intentions sont sans doute excellentes ; un lieutenant dans la maison rouge doit savoir d’ailleurs vaincre tous les obstacles, vous êtes de service, j’obtiendrai une permission afin que vous puissiez vous trouver ce soir avec la princesse d’Arjos. Elle ira dans trois ou quatre maisons, ces étrangers nous fêtent comme si nous étions chez eux…
Ferdinand.
Ne puis-je avant d’aller au château prier ma mère de m’être moins défavorable, Inès doit la venir voir ce matin.
Ferdinand.
C’est votre fils, ma mère.
Scène troisième §
La duchesse.
Je désirerais, mon fils, ne pas devoir vos visites à vos craintes ; si je n’avais pas si bien gardé, hier, la princesse d’Arjos, je n’aurais pas eu le bonheur de vous voir aujourd’hui. Le moyen de me plaire, marquis, c’est de venir tous les jours embrasser votre mère et la mettre un peu au courant de votre vie.
Le duc, à part.
Elle me fait trembler. (À son fils qui baise les mains de la duchesse.) Prends garde à ta mère. (Haut.) Madame, vous êtes bien bonne, mais pour quelques jours j’aurai besoin de lui et vous daignerez l’excuser.
La duchesse.
Si je pèche contre ses intérêts, ce sera donc par ignorance de ce qu’il désire, monsieur.
Scène quatrième §
Joseph, avant l’entrée ouvre les deux battants et annonce.
{p. 27} Madame la duchesse de Christoval et la princesse d’Arjos.
Le duc, à son fils.
Demeurons, je crains une trahison, je ne puis plus vous le cacher, mon fils, il éclate entre votre mère et moi la plus terrible mésintelligence…
La duchesse de Montsorel, à la duchesse de Christoval.
Quel remerciement ne vous dois-je pas pour un si flatteur empressement. Inès est charmante. [À Inès]. Vous êtes jeune, vous pouvez résister à cette existence passée au milieu des fêtes, mais prenez garde, mon ange, à ce métier, la beauté peut passer…
La duchesse de Christoval.
Inès est d’un pays où les femmes sont fortes, cela me rassure…
Le duc, à la duchesse de Christoval.
Si vous venez ainsi, je vais faire la cour à madame pour vous y voir.
Inès, à part.
Je croyais que ce marquis était de service.
Le marquis, à Inès.
Mademoiselle de Christoval est bien froide pour moi, si elle daignait…
Scène cinquième §
Joseph, annonçant.
{p. 28} monsieur Raoul de Frescas.
Le duc.
Comment, ici ?…
La duchesse, à Joseph.
Faites entrer.
Le marquis, à la duchesse de Montsorel.
Vous avez donc juré ma ruine, ma mère.
La duchesse.
Vous devriez être à votre poste au château, mon fils…
Le duc, à la duchesse.
Vous comptiez sur cette circonstance. (À son fils.) Je prends tout sur moi, restez…
La duchesse de Christoval, à sa fille.
Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.
Inès.
Rien que de très naturel, ma mère.
Raoul, à la duchesse de Montsorel.
Permettez-moi de croila duchesse, que vous ne trouverez pas mon exactitude de mauvais goût. (Il salue le duc qui ne lui rend pas son salut. Il salue le marquis qui feint de ne pas le voir et prend un journal.) {p. 29} Ah !
La duchesse de Montsorel.
Je vous sais un gré infini, monsieur, de m’avoir comprise, il n’y a rien qui soit de meilleur goût que de nous obéir à la lettre.
La duchesse de Christoval.
Mais ce jeune homme est le rival de votre fils !…
La duchesse de Montsorel.
Monsieur de Frescas n’est pas dangereux, madame.
La duchesse de Christoval.
Inès l’aime.
La duchesse de Montsorel.
Mon avis est de ne point gêner les inclinations et de laisser le champ libre aux rivaux, il y a je ne sais quoi de chevaleresque à être recherchée, disputée, qui plaît à toutes les jeunes filles et donne plus de prix au triomphe de celui qu’elles choisissent.
La duchesse de Christoval.
Le duc n’est point de votre avis, madame.
La duchesse de Montsorel.
Ah ! depuis bien longtemps…
Inès, à Raoul.
Raoul, je vous aime autant que vous m’aimez, j’ai juré de n’épouser que vous, mais il vous faut un rang, un nom, une famille, justifiez-vous de toutes les accusations qui se dressent autour de vous, afin que nous puissions être heureux sans blâme !…
Raoul.
Inès, vous me faites trouver le plus grand bonheur dans la {p. 30} plus extrême misère, il n’y a que les malheureux qui connaissent la vérité des affections !…
Inès.
La mienne est infinie…
Le marquis, au duc.
Mon père, la police a pris chez le Feld-maréchal un filou déguisé qui trichait au jeu ! Vraiment j’admire l’imprudence avec laquelle accueille aujourd’hui les gens, sans savoir d’où ils viennent !…
Le duc.
Ceci n’arrive qu’aux personnes qui reçoivent une société mêlée et ne nous regarde point. (À la duchesse de Christoval.) Madame, les Frescas d’Aragon sont éteints ?…
La duchesse de Christoval.
Oui, monsieur.
Le marquis.
N’y avait-il pas une branche à Naples ?
La duchesse de Christoval.
Ma mère a hérité de la maison de Sicile !…
Le marquis.
Il n’y a donc plus de vrais Frescas ?…
La duchesse de Montsorel, à Raoul.
Au nom de Dieu et de votre mère, contenez-vous, monsieur de Frescas, vous êtes chez moi, cela doit vous suffire.
Raoul, à part.
Insulté devant elle !… et Vautrin qui m’a fait jurer de garder le plus profond secret sur ma vie, la moindre révélation nous perdrait. Ah ! tout mon sang bout dans mes veines !…
La duchesse [de Christoval].
{p. 31} Où êtes-vous né, monsieur de Frescas ?…
Raoul.
Vous répondre en ce moment, madame, serait accepter une accusation brutale…
Inès.
Et s’il me plaisait, monsieur, de le savoir ?
Le duc.
Vous ne seriez pas la seule…
Le marquis.
Insistez, mademoiselle, il s’agit de toute votre vie !…
Raoul.
Au risque de perdre tout mon bonheur, je me tairais, mademoiselle.
La duchesse de Montsorel.
Vous avez un rare courage, monsieur.
Le duc.
Nous appelons cela de l’effronterie.
Le marquis [, à part].
Il est perdu.
Inès [, à part].
J’aime qu’il me résiste, il a du caractère.
La duchesse de Montsorel.
À moi ne direz-vous pas où s’est écoulée votre enfance, je vous jure que votre secret mourra là… si vous avez besoin de secours vous trouverez en moi une fidèle amie…
Raoul, à part.
{p. 32}Ah ! Vautrin, pourquoi m’as-tu dit de me défier des plus douces paroles.
La duchesse de Christoval, à Inès.
Vous voyez, Inès !…
Raoul.
Madame la duchesse, un serment me ferme la bouche.
Inès.
Bien!
Le duc, à la duchesse de Montsorel.
Madame, je sais trop ce que l’on doit aux femmes pour trouver mauvais que vous soyez maîtresse chez vous, mais vous avez des manières d’agir qui m’en chassent…
La duchesse [de Montsorel].
Vous venez si rarement !…
Raoul.
Monsieur le duc, quoique vous ne m’ayez pas fait l’honneur de m’adresser la parole et quoique vous n’ayez pas accepté mes respects, je me dois à moi-même de vous faire observer que je suis ici sur une invitation de madame la duchesse de Montsorel et que je suis à ses ordres…
Le duc.
C’est pour que vous ne croyez pas être chez moi que je sors.
Raoul.
Votre réponse me dicte ma conduite, je ne dois pas être entre madame la duchesse et vous, l’occasion d’un débat que je saurais faire cesser s’il me regardait seul…
Le duc, ironiquement.
On n’est jamais très en sûreté chez sa femme.
Raoul.
{p. 33} Si de graves intérêts qui m’appelaient ici…
La duchesse de Montsorel [, à part].
Imprudent !…
Raoul.
Exigent que madame la duchesse me consulte, elle me fera l’honneur de venir chez moi.
Le marquis.
Ma mère chez vous !…
Raoul.
Monseigneur me ferme sa maison, je suis le précepte de l’Évangile en ouvrant la mienne à la famille de Montsorel.
Le marquis.
Elle y viendra, monsieur Raoul.
Raoul.
De Frescas, s’il vous plaît.
Le marquis.
Il ne me plaît pas.
La duchesse de Christoval, à Inès.
Venez ma fille. (À la duchesse de Montsorel.) Adieu, madame, comment souffrez-vous un pareil débat ?
La duchesse de Montsorel.
Vous saurez mes raisons, madame. (À part.) Brave et fier, c’est mon fils. (À Raoul.) monsieur, j’irai chez vous.
Le duc.
Mais nous allons sortir.
La duchesse [de Montsorel, à Raoul].
{p. 34} Il me faut des explications que vous seul pouvez me donner. (Bas.) Vous êtes en danger, de la prudence.
Raoul.
Je suis désespéré, madame, d’avoir eu si peu de succès. (Il regarde le marquis.) Les rivaux sont devenus des adversaires.
Le marquis.
Dites, monsieur, des ennemis.
Raoul.
J’accepte.
Scène sixième §
Ferdinand.
Ah ! ma mère, malgré tout mon respect pour vous il m’est impossible de ne pas me plaindre de vous à vous-même… Inès…
La duchesse.
Inès est Espagnole et n’aime pas les gens sans générosité, elle vient de vous rendre l’affront que vous avez fait à un jeune homme admis chez moi, comme il l’est chez sa mère, avec faveur ; pour la première fois votre père a oublié en public que j’étais sa femme et vous, que je suis votre mère ; en froissant Inès, vous vous êtes nui {p. 35} et vous avez servi monsieur de Frescas, enfin vous ne vous êtes pas conduit en gentilhomme, mon fils !…
Ferdinand.
Vos sentiments sont encore plus inexplicables, ma mère ; après avoir pendant toute la soirée hier servi mon rival auprès d’Inès, vous l’accueillez, vous le faites valoir !
La duchesse.
Je crois que vous blâmez votre mère ! craignez de l’interroger, monsieur, la pâleur de son front passerait sur vos joues et votre père malgré l’aigreur de ses discours vous condamnerait ! Je veux dire que la rencontre de monsieur de Frescas avec Inès ici est un effet du hasard ; écoutez-moi bien, votre conduite, si vous n’y prenez garde, peut vous mener à votre perte.
Ferdinand.
Madame, de telles paroles veulent une explication car ma conduite ne mérite aucun reproche.
La duchesse.
Je vous ai dit de m’écouter, pesez mes paroles, je ne puis vous en dire davantage.
Ferdinand.
Vos secrets doivent être bien terribles s’ils expliquent la désunion qui existe entre vous et mon père, votre peu de tendresse pour moi et votre affection pour un aventurier qu’à notre première rencontre je défierai et que je tuerai comme un chien.
La duchesse [, à part].
Malheureux ! leur haine contre lui ne le signale pas moins à mon cœur que la tendresse qui s’accroît en moi ! [Haut] Mon fils, je vous défends…
Scène septième §
Le duc.
{p. 36} Madame, quand vous oubliez les intérêts de votre fils au point de recevoir son rival, j’ai le droit de suspecter vos intentions, ne vous étonnez donc pas de ceci (À son fils) Je vous défends, mon fils, de paraître devant votre mère sans mon ordre, suivez-moi.
La duchesse.
Vous déshonorerez donc aussi la mère ? Vous me jetez le gant, songez-y, monsieur, l’honneur et la vie d’une femme injustement opprimée sont en jeu.
Le duc, l’interrompant.
Un mot de plus, vous êtes perdue si vous me compromettez.
La duchesse.
Dieu a des jours de justice, monsieur, et vous enflez votre compte avec d’aussi cruelles menaces.
Scène huitième §
Le marquis.
Que veut dire ma mère ?
Le duc.
Vous ne connaissez pas encore assez les femmes pour nous comprendre, venez au château.
Acte III §
Scène première §
Lafouraille, seul.
{p. 37} Si mon père vivait, il ne me reprocherait pas de fréquenter la mauvaise société. J’ai encore passé presque toute la nuit avec des valets de ministres, des chasseurs d’ambassades, des cochers de ducs et pairs, des gens respectables qui ne volent que leurs maîtres !… notre jeune homme dansait avec une jolie fille dont les cheveux étaient saupoudrés d’un million de diamants et il ne faisait attention qu’au bouquet qu’elle avait à sa main : simple jeune homme va !… j’espère bien que Jacques Collin, Dieu ! s’il m’entendait !… que monsieur Vautrin nous fera mettre la main sur la dot et sur tous les diamants !… Voilà six mois que je porte l’habit des gens de justice, la livrée des honnêtes gens, ça me gêne les bras ! celle de Brest me gênait les pieds, nous ne sommes pas ici-bas pour avoir nos aises !… le père Vautrin a de singulières idées !…
Qui croirait que cet homme m’inspire plus de sentiments respectueux qu’un juge !… mais voilà le capitaine.
Scène deuxième §
Lafouraille, gagne peu à peu la porte pour s’esquiver, à part.
{p. 38} Il a depuis quelques jours un air à nous faire (il fait le geste de couper le col) à tous.
Vautrin.
Lafouraille !
Lafouraille.
Voilà monsieur, je vais chercher vos journaux.
Vautrin.
Ici.
Lafouraille.
Je vais chercher votre déjeuner.
Vautrin.
Lafouraille !
Lafouraille.
Je n’ai pas vos lettres.
Vautrin.
Faut-il que j’aille à toi ?
Lafouraille.
Votre chambre n’est pas faite.
Vautrin.
Va donc te faire couper le col !
Lafouraille.
{p. 39} Me voilà !
Vautrin.
Plus près. Que s’est-il passé hier à l’Ambassade ?
Lafouraille.
Monsieur Raoul, notre maître ?
Vautrin.
Qu’as-tu fait toi et Philosophe ?
Lafouraille.
J’attendais, j’ai pénétré jusqu’au buffet et j’ai donné un bouillon à monsieur Raoul.
Vautrin.
Tu t’y es glissé comme une anguille, qu’as-tu pris ?
Lafouraille.
Rien, ha ! j’ai pris un petit verre de vin de Madère.
Vautrin.
Où as-tu mis les douze couverts de vermeil que tu as pris avec le petit verre ?
Lafouraille.
Des couverts !
Vautrin.
Va les chercher dans ta paillasse ! et qu’a volé Philosophe ?
Lafouraille.
En racontant des histoires aux cochers, il leur a décousu des galons, mais quelle pitié, les maîtres aujourd’hui volent leur considération, c’était moitié vrai, moitié faux !… les marchands n’ont plus de conscience.
Vautrin.
{p. 40} Non, les maîtres n’ont plus d’écus !… Vous êtes des misérables, fermez la porte, tout le monde sur le pont et à la manœuvre, vous m’avez échauffé la bile ! (Il sonne.) Ici, père Buteux, Philosophe et Fil-de-Soie.
Scène troisième §
Buteux.
Sommes-nous découverts ?…
Fil-de-Soie.
Vautrin est-il en danger ? On me passera sur le corps avant d’arriver à lui.
Lafouraille.
Bah ! il s’est fâché pour des bagatelles.
Buteux.
Fâché contre nous ?
Fil-de-soie.
Nous, ses âmes damnées !…
Vautrin.
Le soir que je t’ai fait quitter ton bonnet de coton, empoisonneur…
Fil-de-Soie.
Passons les titres…
Vautrin.
Et que tu m’as accompagné en chasseur chez le Feld-maréchal, {p. 41} tu as, tout en me passant ma pelisse, enlevé la montre de l’hetmann des cosaques.
Fil-de-Soie.
Tiens ! les ennemis de la France !
Vautrin.
Toi Buteux, vieil assassin, tu as volé la lorgnette de mademoiselle Inès de Christoval pendant qu’elle jetait à la porte notre jeune homme !…
Buteux.
Elle était tombée.
Vautrin.
Tu devais la rendre avec respect !… mais l’or et les diamants ont réveillé tes griffes de chat-tigre.
Lafouraille.
Ah ! ça, l’on ne peut donc pas s’amuser un peu ? que diable Jacques, tu veux !…
Vautrin.
Hein !…
Lafouraille.
Vous voulez que nous servions ce jeune homme avec une fidélité qu’un honnête homme n’aurait pas ? avec vingt-cinq mille francs vous avez le train d’une maison de cent mille écus, mais pour y arriver il faut faire des économies. Voilà Fil-de-Soie, il va au marché, on a le cœur de lui vendre une poularde cinq francs, il est obligé d’en attraper une seconde pour diminuer la première ; voilà Philosophe…
Philosophe.
Moi, je vous ai eu les trois plus beaux chevaux de Paris pour cent écus, j’ai grisé le cocher d’un Anglais qui partait et je lui ai mis trois rosses à la place de nos chevaux, il avait nos chevaux cet Anglais, selon les bons auteurs on prend son bien où on le trouve.
Vautrin.
{p. 42} Ça n’est pas drôle de prendre, c’est trop facile, vous ne voulez donc pas faire de bonnes affaires ?… vous ai-je triés comme des graines sur un volet dans trois ports différents pour vous laisser tourner autour de l’échafaud comme des mouches autour d’une chandelle ?… allez, mes mignons, je ne vous retiens plus, brûlez-vous-y, je prendrai de meilleurs valets.
Philosophe.
Monsieur de Frescas va sortir, j’ai attelé le cabriolet, le cheval est capable de faire des farces.
Vautrin.
Va !…
Buteux.
Ouvrez et fermez la porte vous-même.
Lafouraille.
De meilleurs valets… tenez, Vautrin, vous ne me connaissez pas, je suis aussi fort que vous, mais je me suis compromis dans des niaiseries ; jusqu’en 1802 je n’ai jamais fait de coup qui ne m’ait rapporté vingt mille francs et sans donner une chiquenaude. Il est vrai que les circonstances étaient favorables à l’industrie.
Buteux.
Tu te servais des apothicaires, je te retire mon estime.
Lafouraille.
Cette vieille bête féroce ne sait qu’assassiner. Avant la révolution j’étais premier piqueur dans la maison de Langeac et ayant connu le joug des grands, je devins un chaud travailleur, je me nommai le citoyen Boulard, un nom propre, j’avais de l’ambition mais j’étais bon.
Buteux.
Sa bonté l’a perdu.
Vautrin.
{p. 43} Les belles actions sont comme les belles femmes, très dangereuses.
Lafouraille.
J’aimais le vicomte de Langeac, je le cache au faubourg après le 10 août. L’intendant de Langeac, un de ces atroces voleurs moitié chat, moitié veau, me proposa dix mille livres pour le livrer.
Vautrin.
Tu le livres ?…
Lafouraille.
À l’instant. On le met à l’Abbaye, quand mon pauvre jeune maître est là, je me mets…
Vautrin.
À l’Abbaye ?
Lafouraille.
À pleurer, j’ai des remords, je me dis au lieu de le massacrer je le ferai sauver, j’y réussis d’autant mieux qu’un certain duc m’offrit dix mille francs en beaux louis d’or pour entreprendre cette bonne action. Voilà les coups !
Vautrin.
Et tu n’es pas devenu honnête homme.
Lafouraille.
Non, je voulais faire une grande fortune ; en conduisant mon maître qui voulait s’embarquer à Nantes, je suis rejoint par l’intendant qui avait fait couper le cou à la famille, et qui en avait les biens à condition de les leur rendre. Il me propose cent mille francs pour faire fusiller comme espion le jeune vicomte dans la Vendée ! Cet intendant qui se nomme Charles Blondet est un fier gueux, il m’a payé en assignats moi ! et il m’a fait arrêter à Saumur comme complice du vicomte de Langeac et il m’a fait cracher mes vingt mille livres de louis d’or ! Si jamais je rencontre cet {p. 44} homme-là, je vous demande à tous un coup de main. Comment trouvez-vous mes débuts ?
Vautrin.
L’intendant était plus fort….
Buteux.
Oh ! un finassier, il a laissé Lafouraille en vie !…
Vautrin.
Toi, Fil-de-Soie tu iras reporter les couverts en te disant envoyé par la Préfecture de Police. Si vous attiriez l’œil sur cette maison que j’ai eu tant de peine à moraliser, car vous avez l’air d’honnêtes garçons, je ne répondrais plus de vos têtes ; si vous continuez à me prendre pour un Géronte, moi votre maître, je vous abandonne. N’oubliez pas que vous êtes des honnêtes gens, les fidèles domestiques de monsieur de Frescas.
Lafouraille.
Oui, pourvu que Buteux ne sorte pas, il est incurable. Écoutez, père Collin.
Vautrin.
Encore.
Lafouraille.
Votre enfant vient de partir, nous, nous sommes à notre aise nous ne voudrions vous contrecarrer en rien, mais nous ne le connaissons pas, est-il des nôtres, vous nous avez attelés à sa brouette, je le veux bien, il est servi mieux qu’un roi, mais où cela nous mène-t-il ?
Buteux.
Un homme comme moi qui a fait ses preuves, tirer le cordon et se déguiser en vieux portier. Oh ! si l’on savait cela là-bas !… je ne demande qu’à risquer mon cou pour avoir du pain pour ma petite Adèle… que vous m’avez défendu de voir et qui depuis six mois est devenue sèche comme une allumette…
Lafouraille, à part.
{p. 45} Pauvre homme ! elle est en prison, ménageons sa sensibilité !…
Fil-de-Soie.
Enfin nous vous obéissons à la condition d’être de la société des dix mille, c’est-à-dire de ne jamais voler moins de dix mille francs, de ne jamais risquer notre tête et nous n’avons pas encore le moindre capital, quand serons-nous capitalistes ?…
Vautrin.
Avez-vous fini ? ah ! ça vous faites la noce ici depuis six mois, vous mangez comme des diplomates, vous buvez comme des cochers, rien ne vous manque.
Buteux.
On se rouille.
Vautrin.
Vous êtes bien vêtus, la police vous a oubliés, vous me devez cette existence heureuse, vous dont la vie est menacée, je suis la tête qui conçoit, vous n’êtes que les bras.
Buteux.
Suffit!
Vautrin.
Obéissez-moi aveuglément.
Lafouraille.
Aveuglément.
Vautrin.
Sans murmurer.
Fil-de-soie.
Sans murmurer.
Vautrin.
Ou partez et laissez-moi, si je dois trouver de l’ingratitude chez des forçats !… à qui désormais rendrais- je service ?…
Fil-de-soie.
{p. 46} Jamais mon Empereur !…
Lafouraille.
Plus souvent notre grand homme.
Buteux.
Je l’aime plus que je n’aime Adèle.
Vautrin.
Je veux vous assommer de coups !…
Lafouraille.
Frappe sans écouter.
Vautrin.
Vous cracher au visage, jouer votre vie comme des sols au bouchon.
Buteux.
Ah ! ça, tout ce que vous voudrez mais ici ! je joue des couteaux !
Vautrin.
Tue-moi donc.
Buteux.
On ne peut pas se fâcher avec lui, allons, allons, on sera sage, voulez-vous que je rende la lorgnette, c’était pour Adèle.
Lafouraille.
Vautrin, grand Vautrin, notre vieux compagnon de chaîne, fais de nous ce que tu voudras.
Vautrin.
Oui, je puis faire de vous ce que je veux, même d’honnêtes gens. {p. 47} Toi Lafouraille si tu m’obéis, tu peux être comme l’un de nous comte de Sainte-Hélène.
Buteux.
Moi je veux être Philantique, on devient millionnaire.
Vautrin.
Quand je songe à ce que je puis et ce que vous dérangez pour prendre des breloques, j’éprouve l’envie de vous renvoyer d’où je vous ai tirés !… vous êtes au-dessus et au-dessous de la société, la lie et l’écume, et moi je voudrais vous y faire rentrer, on vous hait quand vous passez, je veux qu’on vous salue, vous étiez des scélérats, vous pouvez être plus que des honnêtes gens.
Lafouraille.
Il y a donc mieux ?
Buteux.
Il y a ceux qui ne sont rien du tout.
Vautrin.
Soyez à propos aveugles et clairvoyants, adroits et gauches, niais et spirituels, ne me jugez jamais, n’entendez que ce que je veux dire, faites un rempart de vos corps à monsieur Raoul de Frescas, vous ne savez pas ce que c’est que ce jeune homme, il sera riche à douze cent mille francs de rentes, il sera prince et je l’ai pris mendiant sur la grande route, prêt à se faire tambour à quinze ans.
Buteux.
Dès que nous connaissons ses antécédents et sa position sociale…
Vautrin.
À ta loge.
Buteux.
On y va, mais la petite Nini y est.
Vautrin.
Cet enfant peut laisser passer un espion.
Lafouraille.
{p. 48} Elle ? c’est une petite fouine à qui il ne faudra pas indiquer les pigeons.
Vautrin.
Raoul de Frescas ! c’est une de mes créations, un jeune homme qui reste pur comme un ange au milieu de notre bourbier, je suis à la fois son père, sa mère, sa providence, vous avez vos fantaisies voilà la mienne, je n’ai plus d’émotions que par le cœur d’un être qui n’est pas souillé de crimes, je respire par sa bouche, je vis de sa vie, ses passions sont les miennes ; par ce que j ‘ ai fait de lui, voyez ce que je puis !… j’aime à faire des heureux, moi qui ne peux l’être, je vois une injustice je la répare, en échange des flétrissures que la société m’a imprimées, je lui rends des hommes d’honneur, je suis comme le destin… obéissez.
Tous.
À la vie, à la mort.
Vautrin, à part.
Voilà encore une fois mes bêtes féroces domptées. (Haut.) Fil- de-Soie tu n’as que le déjeuner à préparer, un somptueux déjeuner. Monsieur de Frescas aura quelques amis et nous dînons en ville, après tu t’habilleras en négociant, tu iras rue Oblin au quatrième étage, tu sais, tu sonneras sept coups un à un, tu demanderas le père Giroflée, on te répondra d’où venez-vous ? tu diras d’un port de mer en Bohême, tu seras introduit ; il me faut des lettres de monsieur le duc de Christoval, voici divers papiers, le texte et les modèles, je veux une imitation absolue dans le plus bref délai ; aie un costume de chasseur vert et or, moustaches, plumes, uniforme, couteau, j’arriverai ce soir en calèche à l’hôtel des Princes, un des nôtres fait le personnage de mon courrier, je viens de Bordeaux, il y a deux routes, on s’y perdra, d’ailleurs les précautions sont prises, je m’appellerai le général Bustamente. Giroflée sera mon aide de camp, il parlera mexicain, je serai Mexicain, trouve nos deux nègres ; toi Lafouraille tu verras à faire mettre deux lignes aux journaux sur l’arrivée d’un envoyé de l’Empereur Iturbide Ier. Allez !
Scène quatrième §
Vautrin, seul.
{p. 49} Que cet enfant soit grand, glorieux, riche, aimé, heureux ! Ce petit, je le vois toujours sur la route de Toulon à Marseille quand en m’échappant je voyageais dans ma calèche à quatre chevaux avec le passe-port d’un général qui me suivait et qu’on a pris pour un filou. Ce pauvre Giroflée était mon aide de camp. Lui, s’engager tambour, devenir soldat, se faire tuer comme un sot ! j’ai eu du mal à éteindre son courage, à en faire un homme froid, positif, à en faire un homme capable de mener les hommes ! et le voilà amoureux à en mourir et il me le cachait !… amoureux d’une fille à laquelle un mendiant venu de Gênes après s’être sauvé de Sardaigne, ne pouvait prétendre ! il avait fait quelques mauvais coups ! j’ai toujours gardé ses papiers, il faut agir avec son enfant comme avec son ennemi !… les autres cependant n’ont pas été ingrats, celui-ci ne le sera pas non plus, les belles amitiés sont rares, être amis n’est-ce pas réunir activement tous les sentiments, ne pas vivre pour soi, vivre pour un autre, qui ne vous trahit jamais ! quand on a goûté de ce fruit céleste !…
Scène cinquième §
Vautrin.
Que me veut-on ? ne puis-je être un moment seul ? ai-je appelé ?
Lafouraille.
Sans vous tout est perdu, je sens la main de la Justice sur mon épaule.
Vautrin.
{p. 50} Quoi ?
Lafouraille.
La petite Nini a laissé entrer un monsieur qui demande à vous parler, le père Buteux a sifflé l’air du printemps pour nous prévenir que c’est un espion de la plus haute volée.
Vautrin.
Fais-le attendre, la plus grande discrétion, pas un geste, pas une parole, pas un air de surprise et sonde-le…
Scène sixième §
Lafouraille.
Monsieur Raoul de Frescas n’y est pas, monsieur, et monsieur Vautrin, son intendant général monsieur le baron Vautrin est occupé.
De Saint-Charles.
J’attendrai.
Lafouraille, à part.
J’ai vu cet homme-là quelque part, cela ne fait pas son éloge. (Haut.) Mais monsieur, je ne sais pas s’il pourra vous recevoir, il travaille avec l’architecte qui doit bâtir un hôtel à monsieur de Frescas.
De Saint-Charles.
Monsieur de Frescas est donc bien riche pour avoir un intendant.
Lafouraille, à part.
Il me regarde, c’est un coquin. Oh !… c’est mon brigand de Charles Blondet ! Est-il bien grimé, je te ferai danser sur l’air de {p. 51} va-t-en voir s’ils viennent Jean… Ah ! ça ! faut-il qu’il soit dégommé, ai-je bien fait de déguiser ma voix ? il ne déguise pas la sienne.
De Saint-Charles, à part.
Cet homme a trop la tournure d’un honnête homme pour en être un.
Lafouraille.
Que dois-je dire à monsieur Vautrin, pour lui faire quitter ses occupations ?
De Saint-Charles.
Annoncez-lui monsieur de Saint-Charles, de la part de son Excellence le Ministre des affaires étrangères.
Lafouraille.
Ah ! Monsieur vient lui donner des nouvelles du Mexique, on attend des valeurs, les biens de monsieur de Frescas sont en mines !
De Saint-Charles, à part.
Quel furet !… (Haut.) Vous êtes curieux, mon cher.
Lafouraille.
Monsieur m’excusera, je suis valet de chambre de monsieur de Frescas et lui suis extrêmement attaché. (À part.) Il n’y a rien à voler, je puis le laisser.
Scène septième §
De Saint-Charles, seul
Un salon de bonne compagnie, ils sont fins. Ah ! des tableaux de dévotion ! bien, très bien, tiendrait-on à la congrégation ? il ne faut pas des mensonges ordinaires pour entortiller ces gens-là, point de portrait du Roi !… ce sont peut-être des Bonapartistes, {p. 52} si j’allais découvrir quelque bonne conspiration hermétiquement bouchée et si comme des alchimistes en cherchant de l’or je trouvais un secret pour m’enrichir en faisant de la pommade de concombre pour empêcher les cheveux de blanchir, ma fortune serait faite ! une conspiration dans les circonstances actuelles, c’est le Pérou…
Scène huitième §
Lafouraille.
Voilà monsieur.
Vautrin.
Laisse-nous et vois à ce que nous soyons seuls, je sais ce dont il s’agit.
De Saint-Charles, à part.
Il sait ce que c’est, je l’en défie bien pauvre homme, il n’a pas l’air d’être fort.
Vautrin.
Je suis votre serviteur, monsieur. (À part.) Ah ! c’est le finaud d’intendant, je vais le mener à grandes guides.
De Saint-Charles.
Vous me pardonnerez, monsieur, de me présenter sans être connu de vous.
Vautrin.
Monsieur, je sais reconnaître les gens, vous êtes architecte.
De Saint-Charles.
Non, monsieur. Si je ne vous ai pas demandé d’audience, c’est que l’affaire est pressante.
Vautrin.
{p. 53} Je la devine.
De Saint-Charles.
Comment ? une affaire secrète ? qui concerne le Ministre ?
Vautrin.
Oui, relativement aux papiers pris à Chambeuil, voilà ce que c’est que d’employer des fats.
De Saint-Charles.
Vous savez cela, monsieur ! mais il ne s’agit pas de cette affaire, si vous êtes si fort au courant nous allons abréger beaucoup. Son Excellence m’envoie…
Vautrin.
Pourquoi ne m’a-t-elle pas parlé hier, j’étais avec le ministre au bal ; ce sont donc des nouvelles venues ce matin, cependant nous les savons la veille.
De Saint-Charles.
Ah ! ça…
Vautrin.
C’est pour monsieur de Frescas que…
De Saint-Charles.
Pardon, je ne vous ai pas dit mon nom, je suis le baron de Saint-Charles.
Vautrin.
Ah ! c’est cela, vous étiez à Vienne lors du Congrès et vous vous nommiez le baron de Keller.
De Saint-Charles, à part.
Il ne me connaît pas.
Vautrin.
Vous avez été très fort dans l’affaire de Naples, vous avez tué Murât, nous en avons ri aux larmes.
De Saint-Charles, à part.
Je veux être pendu si je sais de quoi il me parle, mais il paraît au fait des secrets les plus importants.
Vautrin.
Combien vous a valu la tête de Murât ?
De Saint-Charles.
Monsieur !…
Vautrin.
Cela ne se dit pas ? Vous étiez dimanche à la messe du Roi, j’étais derrière vous, l’on vous nomma, prenez garde, monsieur, la presse commence à s’occuper de vous, et les gens comme vous sont rarement compris ; je vous suis monsieur, de même que j’étudie tous les esprits remarquables de cette époque ; faites vos affaires dans la liquidation avec les étrangers et faites-vous banquier, nous pourrons nous entendre, nous aurons les secrets de tous les ministres et nous pécherons en bourse trouble.
De Saint-Charles, à part.
Ah ! ça, le Ministre me joue-t-il un tour ?… est-ce lui qu’on lâche sur moi ou moi qu’on lâche sur lui ?
Vautrin, à part.
Tire-toi de là mon gars.
De Saint-Charles.
Monsieur, touchez-là, je vous admire.
Vautrin.
Eh ! pourquoi ! parce que je simplifie… point de façons entre gens également forts, que vous dit le Ministre ? Entendons-nous, cela vaut mieux.
De Saint-Charles.
Oui, cela vaut mieux. Le jeune de Frescas inquiète son Excellence.
Vautrin, à part.
{p. 55} Je le crois bien. (Haut.) Mais j’ai déjà répondu d’une manière péremptoire au ministre à cet égard.
de Saint-Charles, à part.
Voilà qui est fort. (Haut.) Son Excellence ne s’opposerait pas à son mariage s’il expliquait sa position.
Vautrin.
Chère Excellence ! le mariage se fera sans elle !
De Saint-Charles.
Mais enfin, qui est-il ? vous sentez que le duc de Montsorel est un adversaire puissant !
Vautrin.
Que peut-il contre nous ? Frescas est un jeune homme qui doit hériter des mines d’Amoagos y Peral et de las Frescas, cette dernière est aussi riche que celle du marquis de Valenciennes ! et il m’a pris pour intendant, ici même. Quels renseignements veut encore son Excellence ?…
De Saint-Charles.
Il ne croit pas que monsieur de Frescas soit un être sérieux, il le croit une création, un fantôme !
Vautrin.
La princesse d’Arjos le prend pour une excellente réalité.
De Saint-Charles.
J’ignorais que les choses fussent aussi avancées ?…
Vautrin.
Tenez, voici ce que la princesse lui écrit : « Mon ami nous serons heureux et mariés, en dépit de tous, rassurez-vous, je hais le {p. 56} marquis de Montsorel de toute l’affection que j’ai pour vous. » Voyez la signature, est-ce un style d’Andalouse ?
De Saint-Charles, à part.
Dans quel péril est la famille de Christoval. Allons, parlons-lui sur un ton à le faire trembler. (Haut.) monsieur de Frescas vient du Mexique comme vous et moi monsieur, cessons de nous entortiller dans des mensonges ! il est venu de Sardaigne sur les côtes d’Italie, il parle italien et c’est un aventurier.
Vautrin.
Ah ! je le veux bien, cessons de vouloir nous entortiller de mensonges, disons-nous la vérité.
De Saint-Charles.
Je vous la paie.
Vautrin.
Je vous la donne. Vous êtes une infâme canaille, mon cher, un coupe-jarret politique. Vous devez vingt mille francs d’or à l’un de mes valets, vous vous nommez Charles Blondet, vous avez été l’intendant de la maison de Langeac, vous avez acheté le vicomte et vous ne l’avez pas payé (ce qui ne se fait pas). Vous l’avez fait fusiller à Saumur pour garder les biens qu’on vous avait confiés ; si monseigneur le duc de Montsorel savait qui vous êtes, vous auriez à choisir entre trois agréables résidences royales où les lys fleurissent sur la chair, Brest, Toulon et Rochefort, ôtez vos moustaches, vos favoris, votre perruque, vos brochés, bonjour drôle. Ah ! ça dis-moi mon vieux, comment tu as fait pour dévorer la fortune spirituellement acquise, elle a été colossale, où l’as-tu perdue ?
De Saint-Charles.
Dans les malheurs.
Vautrin.
On peut chanter aux intendants ce que l’on chante aux hannetons : vole, vole, vole, etc.
De Saint-Charles, il a tiré son poignard.
{p. 57} Je ne sais pas qui tu es, mais tu ne me nuiras pas longtemps.
Vautrin, tirant un pistolet.
La carpe sent toujours le hareng, mais on ne me prend pas sans revers.
De Saint-Charles.
Tu es le diable, ou Jacques Collin, il n’y a que ces deux êtres-là capables de me battre en politique et en argot. Je rends les armes, qui que tu sois, tape là, je n’ai pas de chance aujourd’hui.
Vautrin.
Je suis et ne veux être que Vautrin ; tu sais ce que veulent le ministre et le duc, je vais te poser un ultimatum, je puis te faire enterrer dans une de mes caves dans dix minutes, on ne te réclamera pas.
De Saint-Charles.
C’est vrai.
Vautrin.
Ce serait prudent, donne-moi ton poignard ; mais il me faut une intelligence dans le camp ennemi pour que je sois au fait de ce qui s’y passe, car tu nous es détaché par monsieur le duc de Montsorel ; je t’offre ce poste dangereux.
De Saint-Charles.
Accepté, quels avantages ?…
Vautrin.
Tout ce que tu prendras.
De Saint-Charles.
Des deux côtés.
Vautrin.
Soit, tu remettras à celui de mes gens qui t’accompagnera, tous les actes qui concernent la famille de Langeac, je saurai trouver {p. 58}les titres que tu leur as souscrits, le Domaine possède encore des biens à lui, tu auras ta part, marche droit, je ne te trahirai pas si monsieur de Frescas épouse mademoiselle de Christoval. Tu ne seras pas son intendant, mais tu recevras cent mille francs ; fais ton métier comme si nous ne nous connaissions pas et trompe notre monde en tout ce qui concerne monsieur de Frescas et ses gens.
De Saint-Charles.
Marché conclu.
Vautrin.
Mais je ne ratifierai qu’avec les pièces. (Il siffle, tous ses gens paraissent.) Reconduisez monsieur avec tous les égards dus à son rang, regardez-le bien. Monsieur le baron je vous suis tout acquis.
De Saint-Charles, bas à Lafouraille.
Cent mille francs pour toi si tu livres Jacques Collin.
Lafouraille.
Et tu me le paieras en assignats.
De Saint-Charles, à part.
Il faut faire main basse sur ce nid de voleurs. Monsieur de Frescas est un misérable, ils me connaissent tous.
Philosophe [, à part].
Il faut le serrer de près et ne pas le lâcher.
Scène neuvième §
Philosophe.
Monsieur Vautrin.
Vautrin.
Eh bien ?
Philosophe.
{p. 59} L’homme qui sort nous trahira.
Vautrin.
Je viens de donner mes instructions, on va lui apprendre à ne pas mettre de cordes chez les gens à pendre !… C’est Raoul, laisse-nous.
Scène dixième §
Raoul.
Je donnerais la moitié de ma vie, dût-elle être la plus heureuse entre celles des hommes heureux, pour qu’Inès fût une grisette, mais elle sait bien que sa fortune, sa naissance, son rang qu’elle donne, ne sont rien à mes yeux et cependant, ces magnificences nous séparent, avoir entrevu le paradis et rester sur le seuil, car je suis perdu !… Vautrin, cette providence, cet homme impénétrable comme Dieu ! n’est pas Dieu ! pour avoir Inès, je tenterais tout… je… oh ! non, il faudra donc mourir d’un coup de poignard ! j’en ai reçu mille tout à l’heure ; si je pouvais écraser les Montsorel sous mes pieds comme des insectes ! la vengeance ! ô c’est après l’amour la seule chose qui fasse bien battre le cœur d’un homme !…
Vautrin [, à part].
Il souffre. [Haut.] Raoul, qu’as-tu mon enfant ?
Raoul.
Laissez-moi.
Vautrin.
Tu te fâches avec moi ingrat ! à quoi penses-tu ?
Raoul.
{p. 60} À rien.
Vautrin.
À rien. Cependant depuis trois mois malgré la dissimulation, je te vois changer, si je ne t’avais pas appris ta contenance d’Anglais, ces momies conservées dans le froid des manières et dans le silence de l’orgueil, tu me tromperais.
Raoul.
Tu appelles dissimuler ne plus rentrer ivre, quitter les rats et les lions et toute la ménagerie de l’Opéra ; je deviens un homme sérieux, j’étudie la diplomatie, je veux arriver à une position, je ne joue plus et tu appelles cela tromper.
Vautrin.
Tu n’es encore qu’un pauvre diplomate, tu seras grand quand tu auras… trompé… Enfant tu commets la faute contre laquelle je t’avais mis le plus en garde, mon Don Juan qui devait rire avec toutes les femmes, les prendre comme des êtres sans conséquence, les faire servir à sa destinée, est devenu un Médor, un Don Quichotte, un Nemorin, un berger de monsieur le chevalier de Florian, mon Lovelace se heurte contre une Clarisse. Moi qui t’ai formé la main au pistolet, qui t’ai montré l’épée, qui t’ai appris à ne pas redouter l’ouvrier le plus fort du faubourg, et qui ai fait pour ta cervelle ce que j’ai fait pour le corps, moi qui t’ai mis au-dessus de tous les hommes, moi qui t’ai sacré roi, tu me traites comme une ganache ?…
Raoul.
Voulez-vous savoir ce que je pensais, mais non, ce serait accuser mon bienfaiteur ?…
Vautrin.
Ton bienfaiteur ! tu m’insultes ! t’ai-je obligé, t’ai-je offert mon sang, suis-je prêt à tuer, à assassiner ton ennemi pour recevoir de toi cet intérêt exorbitant appelé reconnaissance ; pour l’exploiter, suis-je un usurier ? Il y a des hommes qui vous attachent un {p. 61}bienfait au cœur comme on attache un boulet au pied, des !… suffit le contrat sublime où celui qui donne est l’obligé devient alors pour eux un contrat de rente, ces hommes-là je les écraserais comme des chenilles ; je t’ai prié de m’adopter pour ton père, mon cœur doit être pour toi ce que le ciel est pour les anges, un espace libre où tout est confiance et bonheur, tu peux tout me dire, me confier toutes les pensées même les mauvaises, parle, allons, je suis ton ami, je comprends tout, même une lâcheté.
Raoul.
Dieu et Satan se sont réunis pour fondre ensemble ce bronze.
Vautrin.
Peut-être…
Raoul.
Je vais tout te dire.
Vautrin.
Allons mon enfant, asseyons-nous.
Raoul.
Eh bien ! tu as été cause de mon opprobre, de mon désespoir !…
Vautrin.
Où ? quand ? sang d’un homme ! qui t’a blessé ?… qui t’a manqué ? Dis le lieu. Nomme les gens, la colère de Vautrin passera par là.
Raoul.
Tu ne peux rien.
Vautrin.
Enfant ! il est deux natures d’hommes qui peuvent tout.
Raoul.
Qui ?
Vautrin.
Les Rois qui sont au-dessus des lois et !… tu te fâcheras !… et les criminels qui sont au-dessous.
Raoul.
{p. 62} Si tu n’es pas Roi !
Vautrin.
Eh ! bien je règne au-dessous.
Raoul.
Quelle plaisanterie affreuse me fais-tu là ! Vautrin.
Vautrin.
N’as-tu pas dit que le diable et Dieu s’étaient cotisés pour me fondre ?
Raoul.
Vous me glacez, monsieur.
Vautrin.
Du calme, mon enfant, tu ne dois t’étonner de rien, sous peine d’être un homme ordinaire.
Raoul.
Suis-je entre les mains d’un démon, eh bien ! puisque tu as aiguisé mon esprit, étendu ma vue, éveillé ma perspicacité, dis-moi d’où vient ta fortune ? a-t-elle une source honorable, pourquoi me défends-tu de dire qui je suis, pourquoi m’avoir imposé le nom du village où tu m’as trouvé, pourquoi me courber sous des mensonges ? tu fournis à tous mes besoins, je mène un train qui me fait l’égal d’un fils de duc et pair, pourquoi ne m’as-tu pas achevé ?… tu me donnes une éducation et pas d’état !… tu me lances dans l’empire du grand monde et l’on me crache au visage qu’il n’y a plus de Frescas ! l’on me demande une famille ! je suis à la fois un grand seigneur et un paria… il faut dévorer des affronts qui me poussent à dévorer vivants des marquis, des ducs ! j’ai la rage dans l’âme, je périrai en duel, je vais avoir vingt duels !… Veux-tu qu’on m’insulte ? Prométhée infernal, finis ton œuvre ou brise-la… mais plus de secrets pour moi !…
Vautrin.
Et qui resterait froid devant la générosité de cette belle jeunesse !… {p. 63} comme son sang pétille ! allez, tous les sentiments au grand galop, eh bien ! Raoul voici ce que j’appelle des raisons !…
Raoul.
Ah!
Vautrin.
Tu me demandes des comptes de tutelle. Les voici. Tu n’avais rien, je t’ai fait riche, je ne suis pas encore quitte envers toi, mais ce n’est pas les raisons de ta mélancolie et des lectures de lettres cachées dans certain coffre à secret et des contemplations d’un portrait en miniature accompagnées de ah !
Raoul.
Vous avez…
Vautrin.
J’ai… tu es donc touché à fond.
Raoul.
À fond.
Vautrin.
Imbécile.
Raoul.
Oui, car je mourrai de douleur ou d’un coup d’épée.
Vautrin.
Qu’est-ce que cet enfantillage ?
Raoul.
Tu n’y comprends rien, ce n’est pas la peine de te le dire ?…
Vautrin.
Je te le dirai donc. Tu aimes Inès de Christoval, de son chef princesse d’Arjos, fille d’un duc banni par le roi Ferdinand, une Andalouse qui t’aime et qui me plaît, non comme femme mais comme un adorable coffre-fort qui a les plus beaux yeux du monde, {p. 64}une dot bien tournée, la plus délicieuse caisse, svelte, élégante comme une corvette noire à voiles blanches, apportant les galions d’Amérique, si impatiemment attendue et versant toutes les joies de la vie absolument comme la fortune peinte au-dessus des bureaux de loterie, je t’approuve, tu as tort de l’aimer parce que cela te fera faire mille sottises, mais je suis là !…
Raoul.
Ne me la flétris pas de tes horribles sarcasmes.
Vautrin.
Je mettrai les sourdines à mon esprit et un crêpe à mon chapeau.
Raoul.
Oui, car il est impossible à l’enfant apporté je ne sais par qui à un vieux pêcheur d’Alghero en Sardaigne de devenir prince d’Arcos et j’en mourrai.
Vautrin.
Cinq cent mille livres de rentes, la grandesse d’Espagne, le titre de prince et des économies, il ne faut pas voir cela en noir.
Raoul.
Pourquoi plaisantes-tu, toi qui m’aimes, quand je suis au désespoir ! quand le duc et le marquis m’ont tout à l’heure insulté chez eux, devant elle.
Vautrin.
Ah ! c’est là !… qu’allais-tu faire chez ton rival ?
Raoul.
Tu sais donc tout.
Vautrin.
Et bien d’autres choses, enfin tu veux Inès de Christoval, tu peux te passer cette fantaisie !…
Raoul.
Ceci dépasse la plaisanterie, ne te joue pas…
Vautrin.
{p. 65} Raoul tu seras demain le prétendu de Mademoiselle de Christoval, admis par la famille, et les Montsorel seront renvoyés, tout Montsorel qu’ils sont.
Raoul.
Ma douleur vous rend fou.
Vautrin.
Qui t’a jamais autorisé à douter de ma parole ? qui t’a donné un cheval arabe pour faire enrager tous les dandys exotiques ou indigènes du bois de Boulogne, qui t’a donné des bottes, à toi qui n’avais pas de souliers à Frescas, qui paie tes dettes de jeu ?… qui veille à tes plaisirs ?…
Raoul.
Toi mon père, mon ami, mon frère, ma famille !…
Vautrin.
Ah ! tu me récompenses de tous mes travaux, mais je le pressens, une fois prince, une fois grand d’Espagne, une fois que tu vivras dans le monde, tu m’oublieras, plus de Vautrin, tu me mépriseras et tu auras raison !…
Raoul.
Je rêve, je me tâte pour savoir si j’existe, vous me semblez un de ces génies des mille et une nuits, il me faut une famille.
Vautrin.
On te la fabrique en ce moment et le Louvre ne contiendrait pas les portraits de tes aïeux, ils encombrent les quais.
Raoul.
Vous allumez mon espérance qui s’éteignait et vous m’avez habitué à tout croire de vous ?…
Vautrin.
Tu veux ?…
Raoul.
{p. 66} Par tous les moyens possibles.
Vautrin, à part
Il est à moi. (Haut.) Tu ne recules devant rien, la magie, l’enfer ne t’effraient pas ?
Raoul.
Va pour l’enfer, s’il me donne le paradis.
Vautrin.
L’enfer, c’est le monde des bagnes, les forçats décorés par la justice et la gendarmerie de marques et de menottes, le paradis, c’est un bon hôtel, des voitures, des livrées, de belles femmes, des honneurs, et il y a deux mondes, je te jette dans le plus beau, je reste dans le plus laid et je te tiendrai quitte si tu ne me trahis pas !…
Raoul.
J’ai le frisson, la fièvre, le délire.
Vautrin.
Tu es un enfant… (Lafouraille paraît.) Frappez des bouteilles de Champagne, servez un déjeuner digne de monsieur de Frescas, il se marie et va dire adieu à la vie de garçon, allez chercher ses maîtresses, ses amis, il y a noce pour tout le monde, branle-bas général et la grande tenue.
Raoul [,à part].
Son intrépidité m’épouvante… Je ne sais que croire, ni que dire ; il me tient dans ses griffes ; quand il met la main sur moi, j’ai la sensation d’un fer chaud.
Vautrin.
Que dis-tu là ?
Raoul.
Je dis que mon honneur !…
Vautrin.
{p. 67}On en aura soin de ton honneur, a-t-il jamais été compromis ?
Raoul.
Tu m’expliqueras ?
Vautrin.
Rien.
Raoul.
Rien ?…
Vautrin.
N’as-tu pas dit par tous les moyens ? Inès une fois à toi qu’importe ce que je sais, ce que j’ai fait ? la famille Christoval protégera le prince d’Arjos !…
Raoul.
Il a raison !…
Vautrin.
À table ! viens t’enivrer d’amour et de Xérès, tu ne boiras que des vins d’Espagne, c’est gentil…
Scène onzième §
Vautrin.
Mes ordres sont-ils exécutés ?…
Philosophe.
Voici les papiers, le jugement et l’acte mortuaire du vicomte de Langeac.
Vautrin.
Exécuté le 29 août 1792, à quoi cela peut-il servir ? Ah ! oui, {p. 68}à prendre des renseignements sur la participation de ce monsieur à la mort de son maître et tu l’as laissé faire.
Philosophe.
Oui, et selon vos prévisions il allait faire cerner votre maison et arrêter tout votre monde.
Vautrin.
Giroflée, alors, a joué son rôle ?
Philosophe.
Il l’a jeté par terre au moment où il montait en voiture, on l’a mis en fiacre tout étourdi, il a bu une potion calmante, il dormira pendant quelque temps et s’il s’éveillait, la mère de la petite Nini, la femme à Giroflée, nous préviendrait, il est chez elle.
Vautrin.
Pourvu qu’il n’ait prévenu personne de son danger.
Philosophe.
Faut-il l’achever ?…
Vautrin.
Non ! les morts inquiètent trop les vivants ; d’ailleurs il peut nous être utile, nous allons lui faire peur.
Scène douzième §
Philosophe, seul.
Tout paraît aller à merveille, on peut rire un brin, je vais me griser et tenter les chances du n° 113. Vivre au jeu c’est boire du plomb fondu, si j’avais un conseil à donner aux jeunes gens, je leur dirais de se défier des passions, vrai, sans le jeu, moi je ressemblerais diablement à un honnête homme.
Acte IV §
Scène première §
Inès.
{p. 69} Ma mère, je vous en supplie, laissez-moi la libre disposition de moi-même et soyez sûre que je ne ferai rien qui ne soit digne de nos familles.
La duchesse.
Nous sommes responsables du bonheur de nos enfants et envers le monde et envers eux-mêmes ; j’approuverais votre inclination Inès, si monsieur de Frescas était un Frescas, s’il pouvait expliquer sa position.
Inès.
Que vous demandai-je ? du temps pour qu’il puisse nous satisfaire ? je l’aime, ma mère, vous le savez. Un heureux hasard me permet de donner à l’homme qui me plaît, des titres, un rang, une grande fortune, ne suis-je pas privilégiée, et ne sera-ce pas une belle chose que d’user de mes droits en faveur d’un jeune homme plein de nobles qualités ?…
La duchesse.
Et si monsieur de Frescas était un intrigant ?
Inès.
{p. 70} Et l’aimerais-je ma mère ?… croyez-moi, j’ai su le juger.
La duchesse.
Le juger et vous l’aimez !… ah ! vous êtes bien enfant.
Inès.
Jugez-le donc, vous m’éclairerez, mais si Raoul lève lui-même les voiles du mystère dont il s’enveloppe, si dans quelque situation que le hasard l’ait jeté nous le trouvons sincère, noble, grand, enfin comme je le crois…
La duchesse.
Aveugle !
Inès.
Vous ne vous opposerez pas à mon bonheur.
La duchesse.
Une mère est bien faible en entendant ce mot, dit par une fille unique ; attendons, Inès.
Inès.
Vous craignez de le dire. Vous le trouvez ravissant… ses façons n’indiquent-elles pas un noble ? il intéresserait mon esprit s’il n’avait pas déjà mon cœur !
La duchesse.
Tu es un peu trop de notre pays, chère folle !
Inès.
Allons, dites-le, vous l’aimez aussi.
Scène deuxième §
Le valet.
{p. 71} Un envoyé de Don Augustin Ier, Empereur du Mexique, demande à voir madame la duchesse.
La duchesse.
Don Augustin Ier, qu’est-ce que cela veut dire ?
Inès.
Empereur du Mexique !… il doit apporter des nouvelles de mon père.
La duchesse.
Faites entrer.
Le valet.
Monsieur le général Bustamente.
Vautrin.
Madame, j’avais hâte de me présenter chez vous afin de vous rassurer sur le sort de monsieur le duc de Christoval au milieu des événements dont notre pays vient d’être le théâtre. Le Mexique est ce qu’il devait être tôt ou tard, un état indépendant de l’Espagne. Le colonel Iturbide, dans le régiment duquel j’avais l’honneur de servir, a donné de telles preuves de génie à la nation mexicaine qu’il fut nommé Empereur sans passer comme Napoléon par les grades intermédiaires. Notre siècle est étrange, madame ! Les révolutions s’y succèdent et ne se ressemblent pas !… Vous avez laissé un pays esclave, vous le trouvez libre, mais ne parlons pas politique, c’est un terrain brûlant !… Monsieur le duc de Christoval a failli par une résistance désespérée maintenir notre belle {p. 72}patrie sous l’obéissance du Roi d’Espagne et il a fait des prodiges de valeur. C’était bien joué ! Le Roi Ferdinand ne pouvait se dispenser de le nommer vice-roi s’il avait réussi !… J’étais son adversaire, il nous gênait fort, de part et d’autre il s’agissait de vaincre ou de périr, pour moi j’étais ou pendu comme l’un des rebelles, ou l’un des héros d’une nation triomphante. J’avais vu froidement les deux chances !… Je pris moi-même monsieur le duc et son ami le vieil Amoagos, un seigneur d’Aragon qui s’est établi au Mexique depuis soixante ans qu’il y exploite des mines d’or et qui avait amené tous ses ouvriers pour appuyer le duc… j’allais le faire fusiller… en révolution !…
Inès.
Mon père !…
La duchesse.
Comment, général ?
Vautrin.
Oh ! en révolution, mesdames, il ne faut pas badiner !…
Inès.
Mais mon père, qu’est-il devenu ?
Vautrin.
Comment ! Mademoiselle est cette belle Inès de Christoval, de son chef princesse d’Arjos, à laquelle il voulait écrire avant de marcher au supplice !… il ne me demanda que cette seule grâce… et en révolution une minute sauve ou perd la vie… le vieil Amoagos m’entreprit et… mais ne parlons pas politique… un vieux soldat ne sait pas natter, mademoiselle. Vous justifiez toute l’affection de votre père !… Oh ! je l’ai vu pleurant, oui… il pleurait, il n’était plus que père en présence de la mort !… Oh ! je suis, en vous voyant, doublement heureux de m’être rendu aux raisons du vieil Amoagos, l’ami de votre père !…
Inès [, à part].
Il parle très bien, cet envoyé !…
La duchesse.
{p. 73} monsieur le général, où se trouve en ce moment monsieur de Christoval ?…
Vautrin.
Le duc, madame, s’est rallié au nouveau gouvernement, mais entre nous soit dit… ne compromettez pas les graves intérêts dont je suis chargé… Je dois solliciter du Roi d’Espagne par des amis, non pas son rappel immédiat, mais la commutation de l’Estatuto réale qui l’a banni, dépouillé… Vous le verrez bientôt, grâce à moi, grâce au vieil Amoagos qui m’a remis des moyens justificatifs dont le cours se soutient dans toutes les cours.
Inès.
Monsieur, mon père avait-il reçu nos lettres ?…
Vautrin.
Dans un boulevari semblable, les lettres peuvent bien se perdre puisque les couronnes ne se retrouvent pas. (À la duchesse.) Veuillez trouver un prétexte pour que nous puissions nous entretenir seuls. (Haut.) Je voudrais parler à mes gens, j’ai laissé dans mon portefeuille les lettres de monsieur le duc.
Inès.
Vous êtes arrivé depuis peu…
Vautrin.
Hier à la nuit, venu sur un bâtiment américain pour plus de sûreté, j’ai gagné plusieurs jours sur tous les autres navires. (Au valet.) Dites à mon nègre, mais non, ne lui dites rien, il n’entend que son affreux patois, faites-lui signe de venir…
La duchesse, à sa fille.
Mon enfant, vous me laisserez seule un moment.
Vautrin, au nègre.
Casacas, y mouli, Jozo fistrai io souri.
Le Nègre.
{p. 74} Souri, Joro.
Vautrin.
Je ne suis pas pour l’émancipation des nègres. On ne se doute pas ici de cette question. Le vieil Amoagos…
Inès.
Quel est donc cet Amoagos qui a rendu service à mon père ?…
Vautrin.
Comment, mais je croyais la France un pays d’instruction, on n’y sait donc rien ? Don Inigo, Pedro, Juan Cardaval, Vasaco, Alos Amoagos y Frescas… mais dans la kirielle de nos vieux noms espagnols nous n’en disons jamais qu’un seul et nous l’appelons au Mexique Amoagos du nom de sa principale mine d’or. Le vieil Amoagos venu d’Aragon… Vous savez pourquoi il quitta l’Espagne ?…
La duchesse.
Non…
Vautrin.
Comment ?… Son affaire, il est vrai, y fut secrète, l’inquisition le poursuivait pour ses liaisons avec les encyclopédistes, il vint étudier la géographie des mines, il en découvrit deux, qu’il exploita… encore… à lui seul, sans commanditaires, l’affaire était beaucoup trop bonne pour être partagée… il accueillit en gentilhomme d’Aragon votre père à son arrivée en 1815 et ce sont deux amis liés comme les deux doigts de la main.
Inès.
Vous avez dit Frescas dans les noms de ce vieillard ?…
Vautrin.
Frescas est la seconde mine d’or.
Inès [, à la duchesse].
{p. 75} Ah ! pourvu que les nouvelles de mon père ne contrarient pas mon amour… ce nom de Frescas !…
La duchesse [, à Inès].
Il est de bon augure, mais comment ?…
Vautrin.
Voici deux lettres, une pour vous, madame, et l’autre pour mademoiselle. (À Lafouraille.) Reste à l’antichambre et de la prudence.
Inès.
Permettez-moi, ma mère, d’aller lire cette lettre.
La duchesse.
Oui, ma fille.
Vautrin.
Elle est charmante. Puisse-t-elle être heureuse.
Inès.
Vous avez sauvé mon père et à ce titre, monsieur, quoique vous soyez en pleine révolte contre le Roi, notre maître, vous ne nous êtes plus étranger.
Vautrin.
Pour ne nous compromettre ni les uns ni les autres, gardons-nous mutuellement le secret sur cette visite, êtes-vous sûrs de vos gens ?…
Inès.
Ma mère, je vais faire venir le majordome et…
La duchesse.
Oui, parle-lui de ma part à ce sujet.
Scène troisième §
Vautrin, à part.
{p. 76} Me voilà maître du terrain. Cette bonne duchesse n’est pas forte.
La duchesse, [à part].
Il a bien le visage de nos mexicains.
Vautrin.
Je suis un franc soldat, madame la duchesse, simple capitaine, il y a huit mois. Iturbide l’Empereur, mon maître qui se connaît en hommes, qualité la plus précieuse chez les souverains, me distingua et me fit général, je justifiai son choix et comme Napoléon, il pensa qu’un général pouvait être diplomate, mais je vais prendre la diplomatie à revers, je vais faire de la franchise, oui je la crois un immense élément de succès pour les jeunes états. Je ne veux ni mentir ni tromper, ni dire même le contraire de ma pensée. Je ne sais si je m’abuse… avec vous donc encore moins qu’avec les chancelleries européennes, je ne saurais user de finesse.
La duchesse.
Monsieur !… (À part.) Où veut-il en venir ? (Haut.) Avons-nous donc des affaires d’État ?…
Vautrin.
Le duc a trouvé le jeune Amoagos fort à son goût et vous savez que quand les pères estiment un jeune homme, ils se figurent que leur fille l’aimera, mais ils se trompent souvent…
La duchesse.
Vous me faites frémir, monsieur, un Mexicain pour ma fille ?…
Vautrin.
{p. 77} Les Mexicains sont aimables, madame, ils sont riches et c’est la moitié de l’amabilité… Le duc a parlé de sa fille en termes… c’était une perle… et contrairement à ce qui arrive à beaucoup de pères, il a raison. Le jeune homme s’est enflammé, enflammé comme un Mexicain, il est parti bien avant la révolution, il est à Paris où il tâche de se faire aimer par lui-même de mademoiselle de Christoval, elle doit avoir bien des adorateurs ?
La duchesse.
Ce nom de Frescas… ce fils, monsieur, quel est son nom ?
Vautrin.
Don Raoul Inégo de Cardaval.
La duchesse.
Raoul, ce nom français ?
Vautrin.
Sa mère était une Française, une émigrée, une demoiselle de Grandville, elle l’a nommé Raoul. Don Raoul ne me connaît pas, mais j’ai souvent, quand je n’étais que capitaine, vu passer ce riche héritier… ainsi je puis…
La duchesse.
Inès ! Inès !…
Scène quatrième §
Inès.
Ma mère, mon père veut me marier au Mexique avec le fils de ce Don Cardaval, héritier de deux mines d’or, et que je hais déjà…
La duchesse.
{p. 78}Vous obéirez à votre père…
Inès.
Jamais, mon père n’est pas maître de ma personne.
Vautrin.
Un peu de réflexion, mademoiselle.
Inès.
Je suis libre dans quelques jours !…
Vautrin.
Le jeune homme est ici, il n’a que vingt-trois ans.
Inès.
Ici, déjà !
Vautrin.
Il a nom Raoul.
Inès.
Raoul de Frescas ?
La duchesse.
Oui, mon enfant.
Inès.
Oh ! la joie me serre le cœur !…
La duchesse.
Il est venu se faire aimer pour lui-même, avant de l’être…
Vautrin.
Au nom du Père et du Fils, [à part] je me fourvoie… elles sont catholiques…
Inès.
Ah ! je l’avais deviné, ma mère !
La duchesse, lit sa lettre.
{p. 79} monsieur.
Vautrin [, à Inès].
Ce jeune homme me paraît très spirituel à en juger par votre émotion.
Inès.
Ah ! Monsieur, vous dissipez des doutes… mais non, moi je n’ai jamais douté, Raoul ne saurait mentir.
Vautrin, à part.
Comme elle l’aime ! Pauvre fille, elle ne demande qu’à être abusée.
Le valet, annonçant.
Monsieur Raoul de Frescas.
Vautrin, à la duchesse.
Madame, allons maintenant parler des affaires d’intérêt dans lesquelles les jeunes gens sont toujours de trop, qu’est-ce que cela leur fait, l’argent n’est jamais nécessaire à l’amour.
La duchesse.
La lettre que m’écrit monsieur de Christoval vous donne les pleins pouvoirs.
Vautrin, à part.
Je le crois bien, je l’ai faite moi-même.
La duchesse.
Inès, vous pouvez recevoir seule monsieur de Frescas.
Scène cinquième §
Raoul.
{p. 80} Chère Inès, par quelle faveur inespérée votre mère nous laisse- t-elle seuls un moment ?…
Inès.
Mais trompeur, tout est découvert.
Raoul.
Mon sang se glace !
Inès.
Allons, plus de ruses…
Raoul.
Inès ! j’ai eu tort.
Inès.
Nous savons qui vous êtes…
Raoul, à ses pieds.
Pardon, mais écoutez-moi…
Inès.
Relevez-vous, les filles de l’Andalousie pardonnent ces crimes-là ! Oh! Raoul, ce qui te vaudrait pour jamais le cœur de ton Inès, ce qui te ferait aimer davantage si cela était possible, c’est l’ingénieuse délicatesse de votre conduite, oh ! comme vous avez bien su vous emparer du cœur chevaleresque d’une andalouse de Séville.
Raoul.
Votre raillerie me perce le cœur.
Inès.
{p. 81} Raillerie !… Mais l’envoyé du Mexique est là !…
Raoul.
Que nous fait le Mexique.
Inès.
Mais nous savons tout !… Vous êtes le jeune homme que mon père m’a choisi, le fils de son meilleur ami, un gentilhomme riche, tenez, lisez…
Raoul, à part.
Il y a du Vautrin là-dedans. (Il lit.) Inès vous m’êtes plus chère que la vie mais j’aime mieux vous perdre que de vous devoir à une tromperie !
Inès.
Ah ! si les amants trompaient ainsi celles qu’ils aiment !… Je voulais vous donner une fortune, et je ne puis plus vous donner qu’un titre ! Ah ! j’y perds, Raoul, il est si doux à une jeune fille de couronner son amant, oh ! pour toi j’aurais voulu être reine !…
Raoul, à part.
Quel songe d’or !… faut-il en sortir ? faut-il goûter à ces délices et les quitter ? à quelles tortures tu me mets, infernal… protecteur !…
Inès.
Depuis qu’il n’y a plus d’obstacle, vous êtes rêveur et froid !…
Raoul.
Inès, retenez bien ces paroles !…
Inès.
J’écoute.
Raoul.
Je vous aime plus que je n’aime Dieu !…
Inès.
{p. 82} Si c’est mal pour un catholique, c’est très bien pour un amant, et nous serons damnés ensemble.
Raoul.
Ah ! s’il s’agissait de tomber dans un enfer social en tombant au dernier rang de la société, parleriez-vous encore ainsi ?…
Inès.
Oui.
Raoul.
Là… bien vrai ?
Inès.
Doutez-vous de moi, de moi, qui n’ai jamais douté de vous ?…
Raoul [,à part].
Eh bien ! la princesse d’Arjos saura donc tout, et si je la perds…
Un valet, annonçant.
Monsieur le marquis de Montsorel.
Inès.
Faites attendre. (À Raoul.) Vengeons-nous, il sera bien surpris, de nous trouver seuls… il vous a insulté ce matin, lui qui m’épousait pour mon nom, pour être prince, pour ma fortune, tandis que mon Raoul !…
Raoul [, à part].
Oui, si elle me refuse le temps de me rendre digne d’elle… je m’engagerai, je mourrai soldat… j’aurai eu du moins un éclair de bonheur !…
Inès.
Qu’y a-t-il ? un nuage sur ton front pèse sur mon cœur !…
Raoul.
{p. 83} Inès, en arrivant au comble de mes vœux, pardonnez-moi de mettre un obstacle… j’ai une grâce à vous demander…
Inès.
Vous ?
Raoul.
Ne prononcez sur notre sort qu’après avoir connu toute ma vie.
Inès.
Vous jetez une inquiétude au milieu de notre bonheur !…
Scène sixième §
Le marquis.
Seuls !… qu’ est-il donc arrivé ?…
Inès.
Je comprends votre étonnement, monsieur le marquis, il va cesser.
Raoul.
Chère Inès, arrêtez !
Inès.
Je veux vous venger, voici le prince d’Arjos !
Le marquis.
Monsieur ?…
Raoul.
Cela vous étonne encore ?…
Le marquis.
{p. 84} Mais moi comme tout le monde !
Raoul.
Songez, monsieur, que ce sentiment frappe sur mademoiselle et sa famille.
Inès, à Raoul.
Je vous défends de vous quereller, vous m’appartenez.
Le marquis, à Raoul.
Nous nous expliquerons.
Raoul.
Ah ! quel bonheur !… quand vous le voudrez.
Inès.
Jurez-moi de ne point disposer de votre vie.
Le marquis.
Deux mots suffisent, êtes-vous gentilhomme ?…
Raoul, à Inès.
Inès, s’il y a du péril à être votre prétendu, voulez-vous que je devienne lâche. (Au marquis.) Mon épée vous le dira.
Inès.
Lâche !… et si je le veux ?…
Raoul.
Je ne vous donnerai jamais le droit de me mépriser !
Inès.
Je vais chercher ma mère.
Scène septième §
Le marquis.
{p. 85} Acceptez-vous un duel à mort et sans témoins ?…
Raoul.
À mort, et sans témoins, monsieur ?
Le marquis.
Vous hésitez, ne savez-vous pas que l’un de nous est de trop en ce monde ?
Raoul.
Les témoins ne gâteront rien, monsieur, je ne veux pas échanger l’hôtel de Christoval contre une prison, contre l’échafaud, je suis étranger, si je vous survis, votre famille est puissante, elle me ferait poursuivre comme un assassin.
Scène huitième §
Raoul.
À mort, soit, mais avec des témoins.
Vautrin, à part.
À mort !… et c’est l’homme qui l’a si cruellement insulté !… nous sommes là… par prudence, je mettrai l’enfant entre les mains de Giroflée, où est Saint-Charles ?…
Le marquis.
{p. 86} Soit ! les vôtres comme les miens ne nous arrêteront point.
Vautrin, toujours à part.
Il y a un témoin qui arrêtera tout.
Raoul.
Je vous le promets, notre haine est le garant de notre promesse.
[Le marquis.]
Soyez alors, monsieur, demain à huit heures du matin sur la terrasse de Saint-Germain, nous en finirons dans la forêt…
[Vautrin], à part.
Comme la jeunesse est folle !… un coup de pistolet est-il une raison ?…
[Raoul.]
Si vous êtes vainqueur, vous n’aurez pas Inès, si je vous tue, elle m’en aimera davantage, j’ai toutes les chances.
[Vautrin], à part.
Il est mon élève… bien dit.
[Le marquis, voyant Vautrin.]
Monsieur nous écoutait ?
[Vautrin, à Raoul.]
Vous êtes monsieur de Frescas ! Jeune homme, que dirait votre père ?
[Raoul.]
Vous connaissez mon père ?…
[Le marquis.]
Vous avez dit cela comme un homme qui jusqu’à présent n’en avait point.
[Vautrin.]
{p. 87} N’est-ce pas à monsieur le marquis de Montsorel que j’ai l’honneur de parler ?… (À Raoul.) C’est bien celui qui t’a insulté ?…
[Raoul], à part.
Vautrin !… que fait-il ici ?… dans quel abyme m’a-t-il jeté ?…
[Vautrin, au marquis.]
Monsieur avait ses raisons et je les approuve, pour ne pas nommer son père, mais avoué pour gendre par le duc de Christoval, il peut dire aujourd’hui que son père est don Inégo Cardaval Amoagos y Frescas…
[Le marquis.]
Et vous, monsieur ?…
[Vautrin.]
Ceci est le secret de la famille… et de l’État… mais je vous apprendrai qui je suis !…
Scène neuvième §
La duchesse, au fond.
Ah ! le voici !…
Le marquis.
Qui que vous soyez, vous tirez monsieur, (montrant Raoul) d’un mauvais pas, car hier il était bien embarrassé de se trouver une famille !…
[Vautrin.]
Lui !…
[Raoul.]
Ne pouvez-vous, monsieur, vous que mon père envoie, me dire qui vous êtes ?… (bas) ou ce qu’il vous plaît d’être ici ?
[Vautrin.]
{p. 88} Le général Bustamente… envoyé de Don Augustin Ier , Empereur du Mexique et chargé de vos intérêts par votre père que je représente ici !
[La duchesse, qui a entendu les derniers mots.]
Vous connaissez, monsieur, le père de monsieur de Frescas ?
[Vautrin.]
Depuis longtemps et comme toute l’Amérique.
[La duchesse.]
Et connaissez-vous sa mère ?
[Vautrin.]
Je n’ai pu avoir cet avantage…
[Le marquis.]
Ah ! qui a-t-il pu avoir pour mère ?
[Vautrin.]
Une émigrée !…
[La duchesse.]
Achevez, une émigrée !…
[Vautrin.]
Mais il le sait bien, une demoiselle de Grandville.
[Raoul, à part.]
Il va falloir tout déclarer à Inès. Je ne saurais tremper dans ce complot.
[Le marquis.]
Où ?…
[Vautrin.]
Au Mexique.
[La duchesse.]
{p. 89} monsieur est né au Mexique ?
[Vautrin.]
Au Mexique, en plein Mexique.
[La duchesse.]
Cela n’est pas, monsieur.
[Le marquis.]
Bien, ma mère. Ah ! vous me sauvez. On lui donnait Inès et la famille de Christoval allait être victime d’un…
[Vautrin], à part.
Ah ! cette femme va-t-elle renverser mon plan si bien conçu ! [À la duchesse.] Madame, je suis étranger et vous m’excuserez si je vous demande à qui j’ai l’honneur de parler ?…
[La duchesse.]
Je suis, monsieur, la duchesse de Montsorel.
[Vautrin.]
La mère de monsieur ?
[La duchesse.]
Oui.
[Vautrin.]
Ah ! je conçois votre désespoir, vous êtes une bonne mère.
Scène dixième §
La duchesse de Montsorel.
{p. 90} monsieur de Frescas, avez-vous connu votre mère ?
Raoul.
Non, madame.
[La duchesse de Montsorel.]
Ah ! je le savais bien…
[Vautrin.]
La mère de monsieur est morte quand il avait un an, j’apporte les actes.
[Le marquis.]
Vous vous pressez singulièrement de répondre pour monsieur.
[La duchesse de Montsorel.]
Qui est cet homme ?…
[La duchesse de Christoval.]
Le général…
[Inès.]
Ma mère…
[La duchesse de Christoval.]
Ma chère, je suis forcée de ne pas satisfaire votre curiosité.
[La duchesse de Montsorel.]
Mais il vous trompe !…
[Le marquis.]
{p. 91} Il a tout à fait l’air d’un marchand d’eau de Cologne.
[Vautrin.]
Prêt à vous justifier un jour, marquis, le caractère dont je suis revêtu. (À part.) Nous sommes sur un terrain glissant !… n’y tombons pas. (Haut.) monsieur de Frescas voici la lettre den monsieur votre père… elle est dans mon portefeuille. Vous permettez madame…
[Le marquis], à sa mère.
Persistez ma mère, éclairez ces femmes abusées.
[Vautrin], à la duchesse de Montsorel.
Madame, je comprends que dans l’intérêt de monsieur le marquis vous vouliez nuire à monsieur de Frescas…
[La duchesse de Montsorel.]
Moi, lui nuire !… non monsieur !… mais je veux les preuves de…
[Vautrin.]
De quoi ?…
[La duchesse de Montsorel.]
De sa naissance ?…
[Vautrin.]
Il est né… vous le voyez… ah ! ça, si vous ne voulez pas nuire à Raoul, quel intérêt lui portez-vous donc ? (Il regarde la duchesse, à part.) J’y suis !… Inès est Espagnole, elle doit être jalouse, je vais me débarrasser de cette femme. (À Inès.) Ne soupçonnez-vous donc rien entre cette duchesse et Raoul ?…
[Inès.]
Raoul !…
[Raoul.]
Inès, je ne puis plus vous laisser dans cette fatale erreur, je vais vous écrire.
[La duchesse de Montsorel.]
{p. 92} Ah ! Raoul ! je commence à comprendre. Si cela était, madame la duchesse, jamais je ne reverrais monsieur de Frescas.
[Le marquis.]
Bien ! ma mère, enfin…
[Vautrin], à la duchesse de Christoval.
Je suis diplomate, madame, et sais deviner en ce moment bien des choses secrètes… C’est notre état ! ne voyez-vous pas que madame la duchesse de Montsorel est folle de Raoul de Frescas. (À Raoul.) Obéis à tout ce que je veux de toi, accepte ton père vivant et ta mère morte et tu auras Inès !…
[Raoul, à Vautrin.]
Jamais à ce prix.
[La duchesse de Montsorel.]
Monsieur !
[Raoul, à Vautrin.]
Je vous obéis. (À Inès.) Plaignez-moi !
[La duchesse de Christoval.]
Expliquez-nous, madame, vos intentions relativement avec monsieur de Frescas ?…
[La duchesse de Montsorel.]
Et le puis-je ? [À part.] Faudra-t-il renoncer à cette espérance ! [Haut.] monsieur de Frescas ?
[Inès.]
Raoul ! permettez-moi, madame.
[La duchesse de Montsorel.]
Monsieur !…
[Inès], à Raoul.
Si vous lui répondez, vous ne me parlerez plus jamais !
[Vautrin], prenant la duchesse, à part.
Je vais l’asphyxier… [à la duchesse de Montsorel] madame depuis vingt ans vous ne vivez pas avec monsieur de Montsorel, vous avez un secret, je le connais !…
[La duchesse de Montsorel.]
Monsieur !…
[Vautrin, à la duchesse de Montsorel.]
Sortez donc, si vous ne voulez pas…
[La duchesse de Montsorel.]
Mais il y va de sa sûreté ?…
[Vautrin.]
Comment ?…
[La duchesse de Montsorel], à Raoul.
Ne rentrez pas chez vous, votre maison est cernée, j’en viens. S’il vous faut un asile je vous offre mon hôtel, si vous avez des dettes, ma fortune…
[Vautrin], à part.
Ah ! diable !… (À la duchesse.) Pas un mot madame, ou sinon… (À la duchesse et à Inès.) Vous me permettez… (Il fait venir Lafouraille, à Inès.) Ne le boudez pas, je vous promets de savoir ce qui en est…
[Le marquis], à sa mère.
Ma mère, que vous a dit cet homme ?…
[La duchesse de Montsorel.]
Je ne puis encore parler, laissez-moi seule ici, mon fils, je le veux.
[Le marquis], à Inès.
{p. 94} Mademoiselle, ne trouvez pas mauvais que je conserve des espérances, ma mère éclaircira des mystères…
[La duchesse de Christoval, à la duchesse de Montsorel.]
Mais que savez-vous ?
[La duchesse de Montsorel.]
Je ne dois rien savoir… ([À part], regardant Raoul.) Et ce ne serait pas mon fils !…
[Vautrin], à Lafouraille.
Nous sommes découverts, je suis obligé de rester ambassadeur, tenez-vous tous pour avertis. Tu t’empareras de Raoul et le garderas quoi qu’il fasse, prisonnier chez Giroflée auprès des Invalides. J’enverrai Philosophe à Bordeaux pour arrêter tout envoyé du Mexique. (À Raoul.) Ah ! voici la lettre de monsieur votre père.
[Inès.]
Raoul ! dites-moi que vous ne l’aimez pas ?
[Raoul.]
Qui?
[Inès.]
Cette femme !..
Raoul.
Je ne l’ai vue que deux fois.
Inès.
Ah!
Vautrin.
Mesdames, nous nous occuperons demain du contrat.
Scène onzième §
La duchesse de Christoval, à la duchesse de Montsorel.
{p. 95} Madame votre défiance à l’égard de Raoul contraste singulièrement avec l’intérêt que vous lui portez.
La duchesse de Montsorel.
Je n’ai jamais changé d’avis, madame, et le trouve le plus charmant jeune homme !
Inès, à part, à sa mère.
Mon Dieu ! serais-je donc trompée ? ma mère… ne nous laissons-nous pas jouer par ces Montsorel.
La duchesse de Christoval.
Vous excitez en nous d’étranges soupçons, madame, parlez, quel intérêt portez-vous à Raoul ?
La duchesse de Montsorel.
Raoul, madame ?…
Inès.
Ah ! vous le nommez aussi Raoul, eh ! bien, madame, gardez votre Raoul, je renonce à Raoul, Raoul est un monstre d’hypocrisie.
La duchesse de Montsorel.
Mais non Inès… Ah ! j’espère bien que vous serez la femme de Raoul !
Inès.
{p. 96} Et madame !… que lui êtes-vous donc, alors ?…
La duchesse de Montsorel.
Je suis sa…
Inès.
Sa ?…
La duchesse de Christoval.
Sa…
La duchesse de Montsorel [, à part].
J’allais me perdre… (Haut.) Mes amies vous connaîtrez ou mon affreux malheur, ou ma félicité !… oui, je voudrais pouvoir le serrer contre mon cœur !… et j’envie à Inès le bonheur de pouvoir lui dire qu’elle l’aime !… [À part.] Oh ! pas un cœur où verser les angoisses de ces affreuses alternatives… je suis entre l’enfer et le paradis !… [Haut.] Enfin, écoutez, il n’est pas né au Mexique…
Inès.
Il parle espagnol, c’est sa langue maternelle.
La duchesse de Montsorel.
Cela se peut… oui… Inès… vous me comblez de joie !… Ah !… il n’a pas appris l’espagnol… il le savait ! eh ! bien, on vous trompe…
Inès.
Cette femme me fascine… ma mère !…
La duchesse de Montsorel.
Enfin… (À part.) Une mère peut s’humilier… (Haut.) Je vais vous en prier à genoux s’il le faut, madame de Christoval. Inès, faites-moi avoir tous les actes qui concernent Raoul, je veux les examiner… on vous trompe… il a sa mère, elle n’est pas morte… elle est… (À part.) Oh ! je vais me perdre… (Haut.) Adieu !…
Scène douzième §
La duchesse.
{p. 97} Cette femme est-elle devenue folle !…
Inès.
Oh ! comme tout était clair et comme tout est redevenu mystère, car Raoul a des secrets aussi ma mère, il va me les écrire.
La duchesse.
Eh bien ! attendons encore, nous consulterons l’ambassadeur d’Espagne !…
Acte V §
Scène première §
Joseph.
{p. 98} Mais que va-t-il donc se passer ici cette nuit ?
Lafouraille.
Tu me parais curieux ?
Vautrin.
C’est donc ici même que Raoul fut insulté par le duc et son fils ? Et comme si cela ne suffisait pas pour allumer ma colère, ce marquis veut me le tuer ?… un duel !… c’est souvent un assassinat !… un jeune homme a peur, il a le courage de ne pas le laisser voir et la sottise de se laisser tuer… heureusement me voici pour prévenir tout malheur ! Lafouraille !
Joseph.
Mais enfin ?…
Lafouraille.
Tu vois bien que monsieur est occupé ? Il y a de quoi faire fortune ici ?…
Vautrin.
{p. 99} Raoul est-il ?…
Lafouraille.
Gardé, dans le second pigeonnier de la pauvre femme à Giroflée, ici près, derrière les Invalides !…
Vautrin.
Et s’il échappait comme cet aspic de Saint-Charles qui fouille notre hôtel ? Quand recommencerons-nous un pareil établissement ?… Chez nous, une imprudence devient toujours un crime !
Buteux.
Que voulez-vous ? si nous n’avions pas de vices, nous ne serions pas obligés de vivre à l’ombre ; cette pauvre femme à Giroflée, elle est bien faible contre les liqueurs fortes ; ce curieux a deviné son goût et il lui a fait perdre la raison…
Vautrin.
On ne peut donc se fier à personne ?
Lafouraille.
Philosophe y est et ne le remettra qu’à moi !…
Vautrin.
Il enrage.
Lafouraille.
Il se dit déshonoré.
Vautrin.
Aucune communication n’est possible ?
Lafouraille.
Il a envoyé Buteux porter une lettre.
Vautrin.
Où?
Buteux.
{p. 100}À l’hôtel de Christoval.
Vautrin.
Il l’avait écrite avant d’être pris ?
Lafouraille.
Oui.
Vautrin.
Quelque lettre d’amour, des bêtises qui n’empêcheront rien…
Joseph.
Oh ! ça, monsieur, vous n’allez pas rester ici, mes maîtres ne sont pas rentrés ; me mettrez-vous au fait de ce que je risque ?…
Vautrin.
Après ?…
Joseph.
Mais?
Vautrin.
Maintenant que nous voilà… de toute manière n’es-tu pas compromis ?… regarde ce petit stylet… hein…
Joseph.
Il me glace.
Vautrin.
Il ne te ferait pas languir, il connaît bien sa partie !
Joseph.
Mon Dieu ! je suis perdu !…
Buteux.
Faut pas crier…
Lafouraille.
Écoutez monsieur, il est de bon conseil.
Vautrin.
{p. 101} Nous venons pour supprimer un homme, si tu nous contraries nous en supprimerons deux.
Joseph.
N’en ôtez qu’un.
Vautrin.
Crois-tu que je tue pour mon plaisir ?…
Joseph.
Et qui donc sup… pri…
Vautrin.
Le marquis de Montsorel.
Joseph.
Monsieur, et la justice ?…
Vautrin.
Et moi donc ? écoute…
Buteux.
Écoute…
Vautrin.
Si tu nous aides tu ne seras jamais compromis en rien… nous nous en débarrasserons de manière à ce que personne ne soit inquiété, il se sera tué lui-même, le suicide c’est une raison…
Joseph.
Vous voulez donc tout voler ici ?…
Vautrin.
Cet homme nous prend pour des voleurs.
Buteux.
On s’enrichit, voilà tout !…
Lafouraille.
{p. 102}Voler… cela ne se dit jamais dans le monde… cela se prouve en justice, voilà tout.
Joseph.
Et que vous a fait alors le marquis ?
Vautrin.
Ce qu’il nous a fait, il nous…
Buteux.
Vous allez lui donner des raisons ?…
Lafouraille.
Ton maître se bat demain, le sais-tu ?
Joseph.
Oui…
Lafouraille.
Son adversaire ou lui, quelqu’un doit rester sur le terrain ?…
Vautrin.
Eh bien, ce duel a eu lieu et ton maître n’a pas eu de chance.
Buteux.
Comme c’est juste !…
Lafouraille.
Et profond, monsieur remplace le destin.
Joseph.
Un joli état !…
Buteux.
Et pas de patente à payer !…
Vautrin.
Où mène cette porte ?…
Joseph.
{p. 103} Chez monsieur le duc !…
Vautrin.
S’ouvre-t-elle ?
Joseph.
Rarement, elle crie beaucoup.
Vautrin.
Mène alors ces deux hommes dans le jardin. Quand tout sera tranquille dans l’hôtel entre une heure et deux, tu les conduiras chez le marquis. Et moi (à Buteux et à Lafouraille) je vais surveiller cet homme… soyez adroits, mes enfants, vous le jetterez la tête la première dans la cour.
Buteux.
Ça fera bien du tapage.
Vautrin.
C’est ce qu’il faut ; après vous avoir fait sauver par la petite porte du jardin, Joseph donnera l’alarme…
Lafouraille, à Vautrin.
Et vous ?…
Vautrin.
Je sortirai le dernier.
Buteux.
Voilà un homme ! on se ferait tuer pour lui. Dites donc, papa, si le jeune homme se bat demain, il est capable de dormir très peu ?…
Vautrin.
Vous ferez pour le mieux, vous avez ma confiance. Examinez bien la maison, si vous aviez quelque chose à me dire, je serai dans le cabinet du duc.
Scène deuxième §
Joseph.
{p. 104} Vous ne tremblez pas… le cœur ne vous bat ni plus ni moins…
Vautrin.
Je me venge.
Joseph.
Et si l’on vous prenait ?
Vautrin.
Eh bien, est-ce moi qui fais le coup ?
Joseph.
Ah ! vous les risquez ?…
Vautrin.
Ils y consentent. Toi-même n’as-tu pas intérêt à ce qu’un homme comme moi joue la partie ?…
Joseph.
Vous appelez cela une partie ?
Vautrin.
Il y a deux existences au jeu. Celle d’un homme qui m’intéresse et celle d’un homme qui ne m’intéresse pas. Calcule…
Joseph.
C’est des calculs à perdre la tête.
Vautrin.
{p. 105} Pauvre sot !… on ne fera jamais de toi ni un honnête homme ni un autre, tu n’as pas l’esprit des lâches, tu n’as rien su voir ici, ta maîtresse a un secret, et je veux l’éclaircir…
Joseph.
Vous voulez faire bien des choses en peu de temps.
Vautrin.
Mon garçon, je n’aime pas les réflexions ; dans ta position, qui réfléchit peut calculer et qui calcule finit par trahir. Si tu nous manques, nous ne te manquerons pas. Tu seras innocent si tu nous sers fidèlement, coupable ou tué comme une mouche dans l’autre cas, réfléchis si tu veux… Avertis-moi si quelqu’un voulait entrer dans le cabinet de monsieur le duc pendant que j’y serai.
Joseph.
Mais votre lumière vous trahira.
Vautrin.
Enfant ! n’ai-je pas ma moucharde ?
Scène troisième §
Joseph, seul.
J’en reviens à ma première opinion, cet homme est le diable ! Si j’allais prévenir Monseigneur et si je les faisais prendre tous trois ! ils ne seraient pas condamnés à mort et reviendraient me couper le col. Ah ! comme on a tort de laisser vivre de pareils hommes !… Dire que voilà trois assassins introduits par moi… la justice saura mes antécédents… Que faire ?… Encore si ces dames rentraient, je pourrais…
Scène quatrième §
La duchesse.
{p. 106} Que faites-vous dans ce salon, Joseph ?
Joseph.
J’étais venu voir au feu…
La duchesse.
Laissez-nous.
Joseph [, à part].
Comme elle est changée !… [Haut.] Madame la duchesse…
Mademoiselle de Vaudrey.
Quand monsieur le duc rentrera vous lui direz que madame désire lui parler.
Joseph.
Ces dames savent ce qui se prépare ?…
La duchesse.
Quoi ?…
Joseph.
J’ai su par Christophe que monsieur le marquis se bat demain ; si madame voulait le voir, lui faire ses adieux, il est chez lui !…
La duchesse.
Joseph, vous n’êtes pas à mon service pour me donner des conseils.
Joseph.
{p. 107} Elle le veut… ma foi…
Mademoiselle de Vaudrey.
Hé bien, allez…
Scène cinquième §
Mademoiselle de Vaudrey.
Vous êtes bien abattue ?…
La duchesse.
Je suis presque morte !… plus d’espoir… Monsieur de Frescas a une famille ! et cependant il a quelques-uns de mes gestes, il a ma voix, il me ressemble… quand les choses me disent que tout est fini, mon cœur me crie encore d’espérer !…
Mademoiselle de Vaudrey.
Le marquis se bat avec monsieur de Frescas, mais le duc ne le souffrira pas…
La duchesse.
Ma tante, pour qui croyez-vous que je tremble… il a un père, on lui a trouvé une mère, on le dit né au Mexique, il parle espagnol. Eh bien, à l’idée de son danger, mon cœur palpite… je suis sa mère… je le sens… oui… les actes sont faux… d’abord je ne les ai pas encore vus…
Mademoiselle de Vaudrey.
Louise, en vérité, vous devenez folle, vous vous inscrivez en faux contre…
La duchesse.
Empêchez-vous donc une voix de me crier quand je vois Raoul : « Voilà ton fils !… »
Scène sixième §
Joseph.
{p. 108} monsieur le baron de Saint-Charles désire parler à l’instant à madame la duchesse.
La duchesse.
Je ne reçois pas et d’ailleurs je ne le connais pas ; qui est ce monsieur ?…
Joseph.
Il m’a chargé de faire observer à madame la duchesse que l’objet de sa visite ne souffre aucun retard.
La duchesse.
Les affaires de monsieur le duc ne me regardent point.
Joseph.
Madame, il est déjà venu de la part du ministre de la police.
La duchesse.
Ah ! faites entrer…
Scène septième §
Joseph.
Monsieur le baron de Saint-Charles.
De Saint-Charles.
Vous excuserez la liberté que je prends et mon insistance, {p. 109} madame la duchesse, en apprenant qu’il s’agit d’une affaire grave et d’une tromperie indigne dont la famille de Christoval est sur le point d’être victime, un complot horrible. Monsieur votre fils a pour rival un misérable de la dernière espèce, un aventurier sorti de la lie du peuple…
La duchesse.
Vous osez parler ainsi de monsieur Raoul de Frescas…
De Saint-Charles.
Madame, il est Frescas comme vous et moi…
La duchesse.
Oh ! Monsieur !… quel bonheur !… vous ne vous trompez pas ?,.. vous ne voudriez pas me tromper ?… je suis puissante, je me vengerais… Ma tante, que vous disais-je, les actes sont faux !…
De Saint-Charles.
Oui, madame, soyez-en sûre… il n’y a rien de vrai…
La duchesse.
Vous le prouverez…
De Saint-Charles.
Oui, madame.
La duchesse.
Comment savez-vous ?… mais dites ? Je vous écoute.
De Saint-Charles.
Madame, ce Frescas…
La duchesse.
Traitez-le avec respect…
De Saint-Charles.
Madame la duchesse, je ne vous comprends pas… Monsieur de Frescas…
La duchesse.
{p. 110}Bien.
De Saint-Charles.
A pour intendant un baron Vautrin, baron comme moi.
La duchesse.
Oh ! les intendants, je vous les abandonne. La maison de Langeac a été dépouillée.
De Saint-Charles, à part.
Où me suis-je fourré ! mais qui peut me découvrir !… (Haut.) Eh bien, madame, son intendant m’a offert des sommes énormes pour contribuer à faire épouser à monsieur de Frescas la princesse d’Arjos… Cet intendant me paraît avoir fait connaissance avec la justice et j’ai feint d’accepter pour le 1 bien connaître…
La duchesse.
Mais qui donc êtes-vous ?
De Saint-Charles.
Un homme investi de la confiance du ministre de la police et qui surveille la capitale.
Mademoiselle de Vaudrey.
Ah ! ma nièce !…
La duchesse.
Et quelle mission vous a donnée monsieur de Montsorel ?
De Saint-Charles.
Il m’a ordonné le plus grand secret.
La duchesse.
Ce secret concerne-t-il monsieur de Frescas…
De Saint-Charles.
La discrétion, madame, est tout mon état…
La duchesse.
{p. 111} Mais on vous paie, n’est-ce pas ?
De Saint-Charles.
Pas toujours, madame, car personne ne se croit obligé envers nous, nous rendons de très grands services ! l’on s’acquitte en ne nous méprisant que le lendemain…
La duchesse.
Et si je vous récompensais au delà de vos désirs…
De Saint-Charles.
Monsieur le duc est bien plus puissant que madame la duchesse.
La duchesse.
Tout est de fer pour moi ?… qu’avez-vous encore à me dire ?…
De Saint-Charles.
Cet intendant qui m’a fait suivre, ce Vautrin, au moment où j’allais au ministère !
La duchesse.
Et pourquoi ?
De Saint-Charles.
Pour faire cerner la maison de monsieur de Frescas qui est un repaire d’assassins, de voleurs, de…
La duchesse.
Oh ! vous autres, vous voyez partout des voleurs… Vous vous trompez, monsieur. Monsieur de Frescas est un gentilhomme incapable d’aucune chose mauvaise, je le connais, je le garantis…
Mademoiselle de Vaudrey.
Ma chère, au nom de votre fils, contenez-vous…
De Saint-Charles.
{p. 112}Le feu que met madame à défendre monsieur de Frescas me ferme la bouche.
Mademoiselle de Vaudrey [, à la duchesse.]
Vous ne saurez rien. (À Saint-Charles.) monsieur, si ma nièce était abusée vous devez l’éclairer ; quelles raisons avez-vous de douter de la probité de monsieur de Frescas ?
De Saint-Charles.
Madame, un des affidés de ce Vautrin a deviné ce que j’allais faire, il m’a jeté par terre assez rudement pour me tuer ; on m’a mis fort étourdi dans une voiture après m’avoir fait prendre un calmant si violent que j’ai dormi je ne sais combien d’heures. À mon réveil je me suis trouvé dans la plus mauvaise compagnie, mais j’ai su m’en tirer, on a de l’expérience ; une fois libre j’ai pu m’adresser à la justice, et nous avons cerné la maison de monsieur de Frescas, j’en reviens.
La duchesse.
Et qui avez-vous trouvé ?
De Saint-Charles.
Une petite fille qui nous a glissé dans la main comme une anguille et qui sans doute a été prévenir la bande.
La duchesse.
Monsieur de Frescas était sans doute parti avec ses gens, il se bat demain avec mon fils.
De Saint-Charles.
Ses gens ! Ah ! Madame, monsieur le marquis court risque d’être assassiné, les gens de monsieur de Frescas sont des misérables…
La duchesse.
Vous avez fouillé cette maison ?
De Saint-Charles.
Oui, madame.
La duchesse.
{p. 113} N’avez-vous rien trouvé qui concernât la naissance de ce jeune homme, son enfance, ses ressources ?…
De Saint-Charles.
Ses ressources ? Mais, madame, faites-moi l’honneur de m’écouter et de me comprendre, il ne possède rien que ce que…
La duchesse.
Ah ! ma tante, mes espérances renaissent, mon cœur a raison.
Scène huitième §
Joseph.
Monsieur le duc.
Le duc, à monsieur de Saint-Charles.
Vous n’avez rien dit à ces dames ?
De Saint-Charles.
Absolument rien.
Le duc.
Vous triomphez, madame !… Vous avez privé notre fils d’un magnifique établissement, mais monsieur de Frescas a une famille, il a une mère !…
De Saint-Charles.
Il n’a rien, monsieur le duc, et vous pouvez tout rompre si votre Excellence veut écouter ce que j’ai à lui communiquer.
Le duc.
Venez, mon cher.
Scène neuvième §
La duchesse.
{p. 114} Ah ! je voudrais comme ce misérable savoir espionner afin d’entendre ce qu’ils vont se dire ; avouez, ma tante, que jamais une mère n’a subi de pareilles tortures.
Mademoiselle de Vaudrey.
S’il disait vrai, et si Raoul est votre fils, il est en bien mauvaise compagnie.
La duchesse.
Un seul ange purifie l’enfer, où est-il maintenant ?…
Mademoiselle de Vaudrey [, à part].
Elle n’a pas dit un seul mot de ce pauvre marquis à son père, je vais l’aller prévenir.
Scène dixième §
Vautrin, seul.
Je suis chassé du cabinet par ce Saint-Charles ! Ah ! ça, le diable se mêle donc de mes affaires ! le diable ? suis-je bête, c’est la justice qui nous talonne ; laissons cette porte ouverte ; en cas de malheur, elle me permet de fuir… Combien de temps le duc et l’ancien tendant des Langeac vont-ils être ensemble ?… Il est tard ! pourvu que Lafouraille et Buteux n’aillent pas trop vite en besogne !… {p. 115} mais j’ai là de quoi perdre le duc ! Ah ! Monsieur de Montsorel, vous vous êtes avisé de disposer de votre fils aîné ! ces lettres de Louise de Vaudrey au vicomte de Langeac ! Il s’est cru mari bien avant le mariage, et cette femme est évidemment innocente ! « Dieu ! Sardaigne ! Alghéro !… » Raoul est son fils !… mais pourquoi tuer le marquis alors… Deux frères ne peuvent pas se battre… Ah ! je suis dès lors en sûreté, je suis le bon ange et cette duchesse… Une heure du matin, comment faire ?… allons, je monterai là…
Scène onzième §
La duchesse.
Un homme ici ! au secours !
Vautrin.
Les femmes ne savent que crier… Il y a deux assassins, deux vils assassins chez le marquis, j’arrive pour le sauver, allez donc empêcher qu’on ne l’égorgé…
La duchesse.
Joseph… venez avec moi… Monsieur…
Vautrin [, seul].
Mes drôles vont être bien surpris !… je vais juger jusqu’où va le dévouement de Lafouraille et de Buteux ! En de tels creusets on éprouve ses amis !…
Scène douzième §
De Saint-Charles.
{p. 116} Voici leur chef et leur complice, emparez-vous de cet homme. (À part.) Une fois arrêtés tous, je suis sauvé ; monsieur le duc ne saura rien de moi.
Vautrin.
Le premier de vous qui fait un pas est mort, pour mettre cette maison à feu et à sang, je n’ai qu’à lever la main.
De Saint-Charles.
Ne l’écoutez pas, venez !
Vautrin.
Avance !… allez dire à madame la duchesse de Montsorel de venir… Toi, Joseph…
Joseph.
Je ne vous connais pas.
Vautrin.
Vas-y ou je te… Qu’est-il arrivé ?
Joseph.
Monsieur le marquis s’est défendu, car il avait ses armes en état pour le duel.
Vautrin.
Et…
Joseph.
Et il n’a qu’une blessure peu dangereuse. Monsieur le duc, {p. 117}madame la duchesse et mademoiselle de Vaudrey lui donnent des soins.
Vautrin.
Et les meurtriers ?
De Saint-Charles.
Je vais chercher monsieur le duc, vous lui obéirez sans doute ?
Vautrin.
Et toi, Joseph, amène ta maîtresse et je réponds de tout ceci.
Scène trezième §
Vautrin, seul, il examine les papiers.
Il a une mère, un père, une famille, quel désastre !… moi qui ne vivais que pour lui, que vais-je devenir !… L’amitié, la plus belle fleur que puisse cultiver les hommes !… la plus difficile à obtenir !… je vais la voir coupée, flétrie, elle se séchera en un clin d’oeil !… oh ! quel dénouement à dix années de paternité ! à quoi, à qui m’intéresser ! Un Raoul ne se retrouve pas et pour survivre à son dédain, il faut être moi !… mais pourquoi le céderais-je à sa mère, mes deux hommes… ils périront… moi je… Oh ! c’est bien lâche !…
Scène quatorzième §
La duchesse.
Je n’ose aller plus loin, quoique j’aie dit que vous m’aviez révélé le danger du marquis, on ne sait qui vous êtes et l’on va demander la justice.
Vautrin.
{p. 118} Arrêtez tout, madame, ou vous ne reverrez jamais votre fils Fernand !
La duchesse.
Fernand !
Vautrin.
Vous voyez en moi l’homme qui tient entre ses mains votre fils et les preuves de votre innocence !…
La duchesse.
Vous, un vil criminel !… qu’avez-vous fait de mon fils ?
Vautrin.
Un homme d’honneur !
La duchesse.
Oh ! mon Dieu… Joseph, arrêtez Christophe ; dites-lui d’attendre de nouveaux ordres et de rester ici !…
Vautrin.
Bien. Obéis surtout, toi !
La duchesse.
Vous connaissez mon fils Fernand ?
Vautrin.
Depuis dix ans.
La duchesse.
Et il vous aime ?
Vautrin.
Jusqu’à ce moment.
La duchesse.
Oh ! mon Dieu !…
Vautrin.
{p. 119} Et pourquoi pleurez-vous ?
La duchesse.
Ont-ils dit vrai ces hommes là-haut quand ils ont dit où vous avez été et qui vous êtes ?
Vautrin.
Oui, madame.
La duchesse.
Et mon fils est votre compagnon !
Vautrin.
Votre fils, notre fils, le beau, le noble, le courageux Fernand est pur comme un ange !
La duchesse.
Ah ! quoi que tu aies fait ! sois béni… que Dieu te pardonne !… Mon Dieu, entendez la voix d’une mère, elle doit aller à vous ! Pardonnez-lui tout… si ses mains ont été teintes de sang, mes pleurs les laveront ! Oh ! mais vous êtes un grand cœur pour avoir accompli la tâche d’une mère !… vous n’avez rien fait de vil, ces hommes se sont trompés, toutes les mères vous absoudraient, j’en suis sûre !…
Vautrin.
Allons, il faut lui rendre son fils !…
La duchesse.
Vous vouliez le garder !…
Vautrin.
Vous ne savez pas à quoi je dois renoncer pour vous donner le bonheur !… Vous autres, vous ignorez ce qu’est la misère, le besoin, la honte, ce que c’est que d’avoir la société tout entière acharnée après soi ! Une seule chose me soutenait ! l’amitié vraie !… l’amitié {p. 120} infinie !… à cet enfant recueilli à [Frescas] sur la grande route, sans pain, en haillons…
La duchesse.
Sans pain, en haillons ! nu-pieds peut-être ?
Vautrin.
Oui.
La duchesse.
Et vous l’avez nourri ?
Vautrin.
J’ai volé pour le nourrir et l’élever.
La duchesse.
Je l’aurais fait aussi moi peut-être !…
Vautrin.
À cet enfant j’ai donné mon honneur, mes vertus, tout ce que j’ai de grand là… car !… que vais-je dire… et j’ai gardé pour moi le mal ; à moi, l’infamie, à toi la vie heureuse, pure et noble ! j’allais le voir brillant dans les salons, j’aimais de son amour, je vivais de sa vie !…
La duchesse.
Vous étiez comme une mère !… aussi vous me le rendrez, n’est-ce pas ?
Vautrin.
Je l’ai fait ce qu’il est, non pas noble par des parchemins, mais vraiment noble par le cœur ; nous nous connaissons en vertu, nous autres, je ne souffrais pas en lui la moindre imperfection… Il est fier, il est tendre, il est prêt à tout… il connaît la vie, les hommes, il est instruit, enfin, c’était un beau moi… que je vais voir crouler !..
La duchesse.
Pourquoi ?…
Vautrin.
{p. 121}Il va me renier.
La duchesse.
Mon fils ingrat ?
Vautrin.
Il le faut ! nos deux mondes sont ennemis !
La duchesse.
Il a bien souffert !…
Vautrin.
Jamais depuis que je l’ai pris !
La duchesse.
Où est-il ?
Vautrin.
Vous le verrez aussitôt que monsieur le duc m’aura rendu mes deux compagnons en me promettant et m’assurant le secret.
La duchesse.
Ces deux hommes sont à vous ?…
Vautrin.
À moi.
La duchesse.
Vous vouliez assassiner le marquis ?
Vautrin.
Dans quelques heures ils devaient se battre et l’un des deux devait périr.
La duchesse.
Vous êtes une horrible providence !…
Vautrin.
Qu’auriez-vous fait, vous ?…
Scène quinzième §
De Saint-Charles.
{p. 122} Le voici, monsieur le duc, auprès de madame de Montsorel…
Le duc.
Arrêtez cet homme !
La duchesse.
Et pourquoi ! c’est lui qui a donné l’alarme et qui a tout découvert, il a sauvé votre fils.
Le duc.
Ne voyez-vous pas qu’il vous donnait le change pour se sauver ?
Buteux.
Ah ! tu nous as 2 trahis ! pourquoi nous amenais-tu donc ?…
De Saint-Charles.
Vous l’entendez, madame, et vous, Monseigneur…
Lafouraille, à Buteux.
Tais-toi donc, devons-nous le juger ?
Vautrin.
Monsieur le duc, ces deux hommes sont à moi, je les réclame.
De Saint-Charles.
Voilà les gens de monsieur de Frescas.
Vautrin.
{p. 123} Assassin, tais-toi… (Au duc.) Monseigneur, éloignez un moment tout ce monde.
Le duc.
Comment, vous venez chez moi pour tuer mon fils, vous donnez des ordres ici ?…
La duchesse.
Oh ! Monsieur, il est le maître… soyez bon pour lui, car sans lui vous auriez d’éternels regrets.
Vautrin.
Monsieur le duc, aimez-vous mieux que nous parlions du fils de Dona Mercedes que vous faites passer pour celui de madame ?
Le duc.
Taisez-vous.
Vautrin.
Vous voyez bien qu’il y a trop de monde ici, ce n’est pas moi, c’est la nécessité qui commande… voici mes armes… (Il s’adresse à Buteux et à Lafouraille.) En avez-vous, vous autres ?
Lafouraille.
J’ai ce stylet.
Buteux.
Et moi ce couteau.
Vautrin.
Nous sommes sans armes… et je ne veux vous dire que trois mots…
Le duc.
Je ne veux pas les entendre.
La duchesse.
Monsieur, cet homme tient mon fils Fernand entre ses mains et vous l’écouterez.
Le duc.
{p. 124} Quelle alliance !…
Vautrin.
Monsieur, l’homme dont vous vous êtes servi là… se nomme Charles Blondet, il a dévoré la maison de Langeac tout entière, il a trahi votre ami le vicomte de Langeac et au lieu de protéger sa fuite de l’Abbaye où il est resté prisonnier trois mois, il l’a fait fusiller à Saumur trois mois avant votre mariage ; saisissez-vous le sens de ces dates !… J’ai sur moi les actes et j’ai des témoins, car voici Philippe Boulard, le domestique de monsieur de Langeac.
Le duc.
Je suis anéanti…
La duchesse.
Monsieur, je suis innocente !… je vous pardonne… mais quelle horrible preuve !… mort, tombé pour la cause royale… ô mon Dieu ! mettez-le parmi vos plus purs martyrs !…
Vautrin.
Déliez les mains à ces hommes, je réponds de leur conduite, nous sortirons d’ici sains et saufs avec des passe-ports en règle et de l’argent.
Lafouraille.
Ô grand homme !…
Vautrin.
Va le chercher !… (Au duc.) Je suis au fait de votre expédition de Sardaigne.
La duchesse.
Ne lui dites rien… je le connais… il est généreux, il souffre en ce moment toutes les souffrances qu’il m’a imposées… au nom du Ciel, mon fils ! que je le voie, mon cœur se brise…
Vautrin.
Le mien est brisé, car l’ordre est donné de vous amener Raoul de Fres…
La duchesse.
{p. 125} C’était donc bien lui !…
Le duc.
Tout ce qui sera possible je le ferai.
De Saint-Charles, à Vautrin.
Je suis à vous à la vie, à la mort.
Scène seizième §
La duchesse de Christoval.
Ma fille a reçu, madame, la lettre de monsieur de Frescas où ce noble jeune homme aime mieux renoncer à Inès que de nous tromper ; il nous a raconté toute sa vie, mais il doit se battre demain avec monsieur le marquis et nous venons vous prier d’empêcher un duel qui n’a plus aucun motif.
La duchesse de Montsorel.
Le duel est fini, madame.
Inès.
Ah ! ce pauvre jeune homme vivra donc !…
La duchesse de Montsorel.
Et vous épouserez le marquis de Montsorel ?
Inès.
Je ne serai point à celui qui s’appelle Raoul, mais je ne saurais être la femme du marquis de Montsorel.
Scène dix-septième §
Raoul.
{p. 126} Misérable, m’enfermer quand je dois me battre… Oh ! Mademoiselle !… vous revoir et vous avoir perdue !…
La duchesse de Montsorel.
Vous vous expliquerez mon amour pour vous quand vous saurez que vous êtes mon fils ; oh ! laissez-moi vous voir, non, je ne te rêvais pas plus beau, mon Fernand… ni plus noble, ni plus généreux. Inès, voici le marquis de Montsorel ; l’enfant que monsieur le duc et moi nous cherchions et qui nous fut bien malheureusement enlevé…
Le duc.
Oui, l’autre n’est que le comte de Montsorel…
Raoul.
Depuis trois jours je rêve… vous ma mère et dans ce même endroit où l’on me demandait une famille !…
Vautrin.
Elle s’y trouve…
Raoul.
Ah ! vous voilà, monsieur ?
Vautrin, à la duchesse.
Que vous disais-je ?… (À Raoul.) monsieur le marquis, je vous ai, souvenez-vous-en, absous d’avance de toute ingratitude ; mais dans le monde où vous entrez pour n’en plus sortir vous ne rencontrerez jamais, excepté chez votre mère, un cœur aussi entièrement {p. 127}dévoué que celui de Vautrin… Et moi ? ne parlons pas de moi, voilà ta mère, adieu… (À la duchesse.) L’enfant m’oubliera, la mère saura-t-elle tendre parfois une main secourable à celui qui l’a su remplacer pendant dix ans ?
La duchesse de Montsorel.
Toute ma fortune est à vous !…
Vautrin.
De l’or ! mais je sais où le prendre !… Jamais d’affection ni d’estime !… Voilà ce qui nous tue…
Le duc.
Mais qui donc êtes-vous, vous qui avez le fatal pouvoir de jeter ici l’épouvante et d’y ramener le calme ?
Vautrin.
Un homme que la société a repoussé et qui veut une place.
Le duc.
La justice a eu bien tort de vous laisser la vie !
Vautrin.
Peut-être…
La duchesse, au duc.
Mon ami, ce moment m’a fait tout oublier, mais usez de votre pouvoir pour le ramener au bien. Ne saurait-on avoir sa grâce ?…
Vautrin.
C’est difficile ; il y a, madame, dans ce monde des choses irrévocables. J’ai, certes, la faculté de conquérir un nom nouveau, la fortune, les honneurs, mais qui me donnera le pouvoir d’en jouir !…
Raoul.
Monsieur !…
Vautrin.
{p. 128} Vous vous trompez, je ne suis même pas monsieur ! (Raoul lui tend la main.) Ah ! voilà ce que j’attendais pour disparaître. (Plus bas.) Je te suivrai de loin et ta belle vie me réchauffera !…
Inès, à Vautrin.
Je crois comprendre que vous êtes un banni, que mon ami vous doit beaucoup et ne peut s’acquitter… Au delà des mers j’ai des biens qui veulent un homme énergique, vous pouvez être notre intendant, exercez vos grandes facultés sous le même nom de Bustamente… Voulez-vous être heureux ?…
Vautrin.
Et mes compagnons ?…