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Cromwell

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Honoré de Balzac

Cromwell
Tragédie en 5 acts et en vers

Personnages. §

  • Charles 1er, roi d’Angleterre.
  • Marie-Henriette, sa femme.
  • Strafford, fils du ministre décapité.
  • Lord Fairfax, général parlementaire.
  • Cromwell.
  • Ireton, gendre de Cromwell.
  • Lambert, major de l’armée de Cromwell.
  • } Principaux amis de Cromwell. Personnages muets
    • Fleetvold.
    • Barclay.
    • Bradshaw.
    • Harrisson.
    • Ludlow.
    • Thurloë.
    • Falcombridge.
    • } Principaux amis de Cromwell.
      Personnages muets
  • } Membres du Parlement
    • Percy.
    • Lambot.
    • Suffolk.
    • } Membres du Parlement
  • Tous les membres du Parlement.
La scène se passe à Westminster.
Le quatrième acte se passe dans la salle des séances du Parlement, les autres actes sont dans l’endroit de Westminster où se trouve l’entrée des tombeaux des Rois d’Angleterre
[personnages]

[ACTE PREMIER] §

Scène première §

La Reine, Strafford.

La Reine.

{p. 9}Arrêtons-nous, Strafford, je me soutiens à peine !...

Elle s’assied.

En l’état où je suis, qui me croirait la Reine ?

Moi qui reçus le jour pour imposer des lois,

Il faut, en abordant le palais de vos Rois,

À l’heureuse indigence emprunter sa livrée !...

Strafford, rassurez-moi, je suis tout éplorée !

La marche et le secret que vous m’avez prescrits,

Le silence obstiné qui régne en vos écrits

Sur votre souverain et sur ce qui le touche,

Les récits alarmants volant de bouche en bouche,

Tout m’inspire la crainte et me glace d’effroi.

Expliquez-vous enfin ! parlez, que fait le Roi ?

Les victoires, je sais, ne suivent pas ses armes !...

Vous ne répondez pas, je vois couler vos larmes,

Aurions-nous éprouvé quelques nouveaux revers ?

Je n’ai pu les apprendre, en traversant les mers !

Strafford.

Madame, rappelez votre sainte constance.

Le ciel n’a pas encore épuisé sa vengeance !...

La Reine.

{p. 10}Et que peut-il de plus ? tout est bouleversé,

Le Royaume est en feu, le trône renversé ;

Errant et méconnu de son peuple lui-même,

Le Prince abandonné, quittant le diadème,

Plutôt en fugitif qu’en Monarque vainqueur

Parcourt votre Angleterre ! et pour comble d’horreur,

Partout il est trahi, partout de la licence

Il voit dresser l’autel, il voit l’effervescence

Et l’esprit de vertige aveugler ses états,

Et la révolte enfin renaître sous ses pas !...

Sont-ce là des malheurs ? le sort dans sa furie

Peut-il en ajouter ?

Strafford.

                                  Oui.

La Reine.

                                              Lequel ?

Strafford.

                                                                            L’infamie !...

Je la crains moins pour vous, que pour le peuple anglais

Trempant sa main complice au plus noir des forfaits ;

Je le pleure sans cesse, hélas, je ne puis croire

Que vous en ignoriez l’épouvantable histoire !

La Reine.

Ah ! vous me remplissez d’une nouvelle horreur.

Parlez, Strafford !

Strafford.

                                  Je vais déchirer votre cœur :

Quand vous avez quitté nos funestes rivages,

De la guerre, Fairfax, conduisant les ravages,

Du parlement vainqueur servait la faction.

Mais c’était le jouet d’une autre ambition

{p. 11}Dont l’audace attendit le moment de paraître,

S’il ne fût pas venu son bonheur l’eût fait naître !

Elle attaque le trône, assise sur l’autel,

Ce fatal ennemi, Madame, c’est Cromwell !

Cromwell, qui, secouant une torche incendiaire,

Gouverne habilement la discorde et la guerre.

Actif, impétueux ou feignant le repos,

Il sait se laisser battre et sait vaincre à propos,

Pour conquérir l’amour ou dissiper la haine.

Avant d’être soldat il fut grand capitaine.

D’une mitre enviée abandonnant l’éclat,

Il voua son génie à renverser l’État.

S’enveloppant, dès lors, d’une écorce grossière,

À l’ombre de l’autel il sondait la carrière,

Cherchant l’occasion de recueillir les fruits

Des travaux que Fairfax a d’abord seul conduits :

C’est lui dont la Commune écouta l’éloquence

Quand elle s’excitait contre votre puissance,

Et que de l’Angleterre exagérant les maux,

Elle osait refuser les plus justes impôts ;

Dès qu’il vit, à son gré, l’Angleterre enflammée,

Par de brillants exploits il séduisit l’armée,

De Fairfax supplanté prit le commandement

Et fut maître à l’armée et maître au parlement.

Ce serpent fanatique élève alors sa tête

Et pour votre couronne il la tient toute prête :

Déjà ses compagnons lui forment une Cour,

Ont l’encens à la bouche et vendent son amour.

Le premier qu’on distingue est Ireton son gendre,

Aux désirs de Cromwell toujours prêt à se rendre ;

Après, brillent encor de l’éclat des forfaits,

Les Fleetvold, les Lambert, les Bradshaw, les Bardais,

Agitateurs obscurs, ravis d’être complices,

Et méprisés de ceux qu’élèvent leurs services,

Dont même je devrais vous épargner les noms,

Qu’on éternisera par d’immortels affronts ;

À les voir s’agiter, pleins d’une horrible joie.

On dirait des vautours, attachés à leur proie ;

De leurs sanglantes mains ils déchirent l’État,

{p. 12}Et pour plaire à Cromwell disputent d’attentat ;

De son règne futur adorant l’espérance,

Ils s’arrachent l’honneur de fonder sa puissance.

Lui, cachant ses projets, par d’habiles ressorts

À sa seule grandeur fait servir leurs efforts.

Cependant, d’Albion l’antique monarchie,

Sous les coups redoublés d’une affreuse anarchie

S’écroule ! Nazeby vit son dernier soupir.

Vaincu dans ce combat, Charles contraint de fuir,

En ses propres États ne trouvant plus d’asile,

Oppose à ses sujets un courage inutile,

Et du trône abattu promenant le débris

Voit son Royaume ingrat rester sourd à ses cris.

Le mot de liberté créa tous ces prodiges,

Il fut le talisman dont les brillants prestiges

Faisaient du parlement triompher les drapeaux.

Madame, ce nom seul enfanta des héros !…

Le Roi, dans son malheur, a droit à mon silence,

Censurer sa conduite et surtout sa clémence

Marquerait peu d’égards pour son adversité.

Que n’eût-il de mon père entendu l’équité !

Que de fois il lui dit de se faire un système

Où le peuple eût pris part à son pouvoir suprême ;

Qu’aujourd’hui les humains savent ouvrir les yeux,

Que tous les Rois ligués ne peuvent rien contre eux ;

Qu’il fallait aux Anglais offrir la garantie

Dont chaque nation devrait être investie ;

Et qu’un peuple, au refus d’un tardif souverain,

Vient la lui demander les armes à la main ;

Alors, on méprisa cet avis salutaire ;

De sa fidélité la mort fut le salaire !...

La Reine.

Et c’est en ce moment que vous le reprochez ?

Ne suis-je donc plus Reine ? Ah ! Strafford poursuivez !

Strafford.

Je sais en vous parlant apprécier, Madame,

{p. 13}La magnanimité qui distingue votre âme ;

Je dirai plus encor : votre religion

Fut même un des motifs de la sédition.

La Reine.

Continuez.

Strafford.

                      L’Écosse était seule fidelle

Et seule combattait l’audace du rebelle :

Votre époux fugitif, pressé de toutes parts,

Confia sa fortune aux éternels remparts

Dont la nature arma cette agreste contrée,

Où la fidélité paraissait retirée ;

Et de ses seuls regards il créa des soldats,

Qui, pour venger sa cause, aspiraient aux combats.

Il conçut de l’espoir en voyant leur courage ;

Ce moment de bonheur annonçait un orage :

Pleurons la trahison ! l’infâme amour de l’or !

Sans ce perfide appât, j’espérerais encor !...

Cromwell, impatient de terminer son crime,

Arrivait à grands pas dévorer sa victime ;

Deux traîtres courtisans mirent fin au combat,

Leur prince fut l’objet d’un avide attentat ;

Et son camp fut vendu, sa personne livrée,

On osa marchander cette tête sacrée ;

D’un traité si honteux l’argent seul fut le prix.

Cromwell, en les payant, prodigua ses mépris ;

Mais, qu’il sut profiter de leur noire bassesse !

Du souverain captif il surprit la tendresse

Par des égards flatteurs, qu’un vaincu n’attend pas

De l’homme ambitieux achetant le trépas.

L’audacieux vainqueur fit un apprentissage

Du perfide respect qu’emprunta son visage ;

Tout, imitant le chef, s’empressa d’obéir

Au monarque déchu qu’il semblait rétablir,

Alors, le parlement, inquiet de sa proie,

Aux fers qu’il lui prépare ordonne qu’on l’envoie.

{p. 14}Cromwell encourt sa haine en bravant son devoir,

Refuse le captif et s’essaye au pouvoir !...

Charles parut régner sur Albion calmée ;

Il est mené vers Londre et la ville alarmée

Abaissa son orgueil à l’aspect de son Roi,

Que Cromwell, à genoux, entraînait après soi.

Ce monarque en espoir, grandissant son audace.

Entre le trône et lui put mesurer l’espace :

Dès lors plus de repos, il bâtit sa grandeur,

Et du prince trahi consomma le malheur.

Le peuple mutiné, devenant son complice,

De Charles prisonnier demande le supplice :

D’une feinte pitié colorant ses desseins,

Cromwell l’excite à fuir des sujets inhumains.

L’infortuné partit, sans douter de sa suite,

En pensant que Cromwell protégerait sa fuite ;

Malgré les faux dangers, semés sur son chemin.

Il crut à ses malheurs entrevoir une fin :

Déjà, Charles voyait les côtes de la France,

Déjà, son triste cœur s’ouvrait à l’espérance.

Chargé d’ordres secrets, suivi par des soldats,

Ireton, en silence, accompagnait ses pas ;

Et lorsqu’un frêle esquif, contenant sa fortune,

Allait, le dérobant à la haine commune,

Apporter à la France, asile du malheur,

Le seul trône ennemi de sa longue splendeur

Et qu’elle eût relevé d’une main magnanime,

Charles est arrêté !... Ce voyage est un crime.

Que l’affreux parlement, dont il fut le rival,

Brûlant de se venger, cite à son tribunal.

Là, chaque jour, le Roi, forcé de comparaître,

Se voit interrogé de ceux qui devraient l’être,

Et pour comble à ses maux, chérit encor Cromwell !…

Ce sacré Westminster, choisi par le cruel,

Prête à des assassins ses voûtes étonnées

De renfermer un Roi pleurant ses destinées !...

La Reine.

Mon époux est ici ! Mon époux en ces lieux !

{p. 15}Vous me parlez, cruel, de forfaits odieux

Et vous me dérobez à sa douce présence ;

Vers lui guidez mes pas !

Strafford.

                                  Reine, de la prudence !

Il faut tout craindre ici, tout !... jusques à ces murs.

Peut-être de Cromwell les espions obscurs ;

Pour servir son pouvoir rien ne paraît frivole !

La Reine.

Ils l’ont emprisonné !... Mais qui donc le console ?

Strafford.

Moi seul.

La Reine.

                  Vous méritez d’être l’ami des Rois.

Ce mot à mon estime augmente encor vos droits ;

Mon père eut un Sully, vous en êtes un autre,

Vous avez ses vertus, et vous serez le nôtre !

Conduisez-moi, Strafford, vers cet époux si cher !

Strafford.

On vient. Dieu ! C’est Cromwell !

La Reine.

                                  Où fuir ? où me cacher ?

Strafford.

Des tombeaux de nos Rois voici la sombre entrée,

Leur dernière demeure est encore sacrée ;

Que ce soit votre asile, il sera respecté.

Entrez, reposez-vous sur ma fidélité.

La Reine entre dans les tombeaux.

Scène II §

Ireton, Cromwell, Strafford.

Cromwell.

{p. 16}Vous me semblez surpris, Seigneur, par ma présence ?

Mes efforts cependant servent votre vengeance.

Quel était l’entretien qu’a troublé mon abord ?

Strafford.

Voici la liberté que vous vantez si fort ?

Bientôt l’on ne pourra dans toute l’Angletterre

Sans l’ordre de Cromwell, ou parler ou se taire ;

L’amour de la vengeance est peu fait pour mon cœur,

Je prétends, aujourd’hui, vous le prouver, Seigneur.

Cromwell.

Je vois, à ce discours, que mon appui vous lasse,

Mais, je veux...

Strafford.

                                Votre appui !... Souffrez que je m’en passe ;

Je vais jusques aux lieux où gémit notre Roi,

C’est désormais le poste aux sujets tels que moi ;

Et vous m’y trouverez !

Il sort.

Scène III §

Ireton, Cromwell.

Cromwell.

{p. 17}D’où lui vient cette audace ?

Enfin est-ce bien moi, Cromwell, que l’on menace ?

Ireton.

Quoi ! Seigneur, son discours attire votre soin ?

Songez donc que jamais vous n’eûtes plus besoin

Et de tant d’éloquence et de tant d’artifice,

Pour de notre fortune assurer l’édifice ;

Que c’est de notre sort qu’il s’agit aujourd’hui !

Cromwell.

Aussi je n’eus jamais plus de trouble et d’ennui !

Fatale ambition, qui consumes ma vie,

De quels soucis cuisants ton ardeur est suivie !

Au moment de saisir le prix de mes travaux,

Je crains qu’il ne m’échappe !

Ireton.

                                  Avez-vous des rivaux ?

Ou bien du comte Essex redoutez-vous l’armée,

Que peut-être vos fils ont déjà désarmée ?

Cromwell.

Ami, de mes leçons, tu tires peu de fruits :

Cette troupe me sert, c’est moi qui la conduis,

Par de légers succès j’en accrois l’insolence,

Afin qu’on ait toujours besoin de ma science ;

{p. 18}Et que je puisse à Londre arrêter mes soldats,

Pour de Charles aujourd’hui protéger le trépas ;

Enfin, si le hazard trahissait mon courage.

Je veux tout surmonter, en maîtrisant l’orage ;

Si Charles triomphait, je dois de son appui

M’assurer la faveur, et m’attacher à lui.

Dès longtemps mes discours ont trompé ma victime ;

Elle ira dans la tombe en ignorant mon crime !

Quittons cet entretien. Les chefs du parlement.

Par mon ordre avertis, viennent en ce moment ;

Dans le fond de leurs cœurs je voudrais pouvoir lire !

Ireton, prends sur toi d’oser me contredire ;

L’effet de ton discours saura bien m’indiquer

Si je puis, avec eux, hardiment m’expliquer.

Il faut ou succomber ou fonder ma puissance,

Et je suis fatigué de la seule espérance !

Si je m’élève ainsi, c’est surtout pour mon fils

Et je dois empêcher, en sondant leurs esprits,

Qu’ils ne cherchent un jour, quand je serai leur maître,

À détruire un pouvoir qui lassera peut-être !...

À mon joug, aujourd’hui, je veux les asservir

Et sur eux essayer... Je les entends venir...

Ireton.

Fairfax est à leur tête, avec eux il s’avance.

Cromwell.

De ces amis trompeurs, surprends la contenance,

Leur geste, leur visage et ces mobiles traits

Qui de l’homme imprudent trahissent les secrets ;

Mais observe, surtout, ceux qui sauront se taire !

Scène IV §

Les principaux amis de Cromwell et les premiers du Parlement, Fairfax, Ireton, Cromwell.

Cromwell.

{p. 19}Venez, libérateurs de la vieille Angleterre !

Le ciel enfin prononce et vous êtes vainqueurs,

De l’immortalité nous aurons les honneurs ;

Mes deux fils ont soumis et l’Écosse et l’Irlande,

Maintenant en tous lieux la liberté commande

Et n’a plus à dompter que de faibles partis

Qui ne méritent pas le titre d’ennemis.

Adorons du Seigneur la volonté suprême,

Ce n’est que lorsqu’il veut que tombe un diadème.

Et chargé de servir son céleste courroux,

L’Ange exterminateur a marché devant nous ;

Si l’on nomme forfait notre éclatant service.

Rassurez-vous, amis, le ciel en est complice ;

Et le même Seigneur, qui vengeait Israël,

A guidé les Cyrus et Guillaume et Cromwell.

Grand Dieu, daigne inspirer de ton intelligence

Les mortels que tu prends pour combler ta vengeance.

Amis, accomplissons ses éternels décrets ;

Il n’est plus qu’un obstacle à vos nobles projets ;

Le despotisme affreux forme une hydre effrayante

Dont alors un monarque est la tête agissante,

Et la mort de Stuart détruirait, avec lui,

Ce pouvoir colossal qui des Rois est l’appui.

Certes, jamais sujet d’une telle importance

N’occupa d’un conseil les soins et la prudence :

Ce que vous résoudrez, du Roi sera le sort ;

Nous tenons en nos mains et sa vie et sa mort.

Puisque j’ai rassemblé tous ceux dont l’influence

{p. 20}À la cour, aujourd’hui, dictera la sentence.

Parlez !

Ireton.

                 Gardons-nous bien de le sacrifier ;

Non que je pense, amis, à le justifier,

Mais Charles, à nos projets, me semble trop utile.

Son danger, à nos vœux, doit le rendre facile ;

La fortune elle-même offre une occasion

De contenter le peuple et notre ambition :

Traitons avec Stuart, vendons-lui sa couronne,

Et que chacun de nous, à pleines mains, moissonne ;

De richesse et d’honneurs sachons nous revêtir

Sans du peuple oublier le plus pressant désir.

Que d’un double pouvoir un heureux assemblage

Conseille la puissance et même la partage ;

Nous serons applaudis et du peuple et des grands.

Et cependant, Milords, rendons-nous si puissants

Que Charles, rétabli, n’ose pas nous atteindre ;

Il se rappellera que nous fûmes à craindre.

Ainsi, de l’Angleterre assurons tous les droits,

Elle peut être libre et se souffrir des Rois,

Ce traité leur laissant une ombre de puissance.

Qui, de la Royauté, n’aura que l’apparence,

Tandis que, dans nos mains, les rênes de l’État

De toutes nos grandeurs feront durer l’éclat.

Qu’en pensez-vous Lambert ?

Lambert.

                                  Seriez-vous un traître ?

S’unir avec le Roi, serait le reconnaître.

Vous osez proposer de l’or à des soldats !

L’or paîrait-il le sang versé dans les combats ?

Il est plus glorieux de servir sa patrie.

Sans de tous ces honneurs, mendier l’infamie !

Cromwell regarde Lambert d’un air mécontent.

Je me range, au surplus, du parti de Cromwell,

Et laisse agir en tout la volonté du Ciel.

{p. 21}Quant à notre patrie, elle sait nos services ;

Jamais ses défenseurs, avec leurs cicatrices,

N’auront à redouter de rester ignorés ;

La gloire et le respect leur seront assurés.

Au reste, l’Angleterre a soin de leurs fortunes.

Et pour les décréter nous avons des Communes !

Fairfax.

L’ambition, Cromwell, n’a pas fermé mes yeux .

Apprends que je découvre à quoi tendent tes vœux !...

Aux conjurés.

Et n’attribuez pas au dépit, à l’envie,

D’avoir vu ma puissance éclipsée ou ravie,

Un sincère discours, qui ne sera dicté

Que par l’amour des lois et de la vérité.

Cromwell, tu veux régner, asservir ta patrie,

Tout en lui promettant sa liberté chérie ;

Si tu l’oses, finis ! mais vois tous nos lauriers

Et vois si nous pouvons être des meurtriers ;

C’est pour la liberté que combattit l’armée,

Cette noble conquête est notre renommée.

N’est-ce pas la ternir ? Nous sommes des soldats

Et nos bras pour frapper ont assez des combats.

Rendre son pays libre est un but légitime,

Mais il nous a contraint[s] à pleurer plus d’un crime :

Les droits de l’Angletterre ont été violés ;

Combien de citoyens se sont vus dépouillés !

Nous avons déchaîné, sur un pays tranquille,

La dévorante horreur d’une guerre civile ;

Et pour en achever l’effroyable tableau,

On veut qu’un Roi déchu monte sur l’échafaud ;

Est-ce ainsi que se venge un peuple magnanime ?

Ah ! que Charles soit libre ! et qu’enfin il estime

Qu’un simple citoyen se rend l’égal des Rois,

Quand il montre un grand homme obéissant aux lois ;

Et soyons applaudis de la race future,

Lorsqu’elle connaîtra la vengeance et l’injure !

Charles n’est plus à craindre ; et le peuple irrité

{p. 22}A secoué son joug et veut la liberté.

Je vois assez, Cromwell, qu’il te faut son supplice !

Va, ne te flatte pas de m’avoir pour complice,

J’ai déjà bien servi ton perfide projet !

Je le connus trop tard, et c’est là mon regret !...

Aussi, je me retire où commence le crime ;

Hélas, ma main, plutôt, sauverait la victime !...

Je me sépare, amis, n’ayant point de remords ;

Qui délivre un pays n’aura jamais de torts ;

Jusqu’au dernier soupir j’en servirai la cause.

Mais à son déshonneur, souffrez que je m’oppose ;

Malgré ce sentiment, n’ayez point de soupçon,

Ne craignez, de ma part, aucune trahison ;

Au cri de liberté je resterai docile ;

Un homme vertueux, dans la guerre civile.

Constant dans le parti qu’il aura su choisir,

Doit le suivre toujours et jamais le trahir.

À Cromwell.

Toi, quel que soit, Cromwell, le pouvoir qu’on te donne,

Fairfax, pour souverain, ne connaîtra personne !

Ma présence vous gêne, adieu !

Cromwell.

                                                                   Fairfax, restez !

Fairfax.

Non, te dis-je.

Cromwell.

                            Eh bien, fuis !

Scène V §

Les précédents, excepté Fairfax.

Cromwell, aux conjurés.

                                                  {p. 23}      Quant à vous, écoutez

Amis, ce que Fairfax a pris soin de vous dire.

M’en évite l’aveu ; j’allais vous en instruire.

Si le cœur de Cromwell enfin vous est ouvert,

Sachez apprécier ce qui vous est offert ;

Apprenez qu’un beau sort était un apanage

Qu’aurait trouvé partout mon habile courage ;

Que dans la Monarchie exerçant mon talent,

À la Cour de Stuart, j’aurais été puissant ;

Et jusqu’auprès du trône, asseyant mon audace.

J’eusse assouvi mon cœur de cette simple place ;

Et l’état que mes soins ont alors ravagé,

Si je n’étais Cromwell, ce bras l’eût protégé !...

Mais le Ciel me créa pour étonner la terre,

J’ai su vous distinguer, au milieu du vulgaire,

Pour être compagnons de mes nobles travaux,

En partager les fruits, sans être mes rivaux.

Et si quelqu’un de vous enviait ma puissance,

Qu’il regarde avant tout et talents et naissance !

Daignez-vous rappeler d’où j’ai su vous tirer,

Enfin quels vous étiez ; pouviez-vous espérer,

Au rang où vous plaçait votre obscure misère,

Qu’un homme tel que moi fût assez téméraire

Pour oser vous conduire au sommet du pouvoir ?

Je l’ai fait cependant ! Était-ce sans espoir

Que mon bras aux combats, ma voix à la tribune,

À vous favoriser contraignit la fortune,

Et qu’aux destructions mes desseins obstinés,

De périls en périls, vous ont tous couronnés ?

{p. 24}Non. La soif du pouvoir et de la renommée

Irritait mon audace et l’avait enflammée ;

Et c’est pour tout avoir que j’ai tout entrepris ;

Si je vous parle ainsi, n’en soyez pas surpris !

J’ai séduit l’Angleterre, et j’ai pour moi l’armée,

À ma voix, à ma gloire, étant accoutumée.

Ce pouvoir, qu’aujourd’hui vous devrez tous m’offrir,

Demain, sur un refus, je le puis conquérir.

Songez qu’il lui faudra des intermédiaires ;

Amis, vous en serez les seuls dépositaires ;

C’est à vous à choisir, ou la guerre ou la paix,

Mais sachez que Cromwell ne pardonna jamais !

Il les regarde un moment.

Croiriez-vous, qu’affectant un honteux diadème,

Je détrône un tyran, pour en être un moi-même ?

Non. Ce que je désire est le suprême honneur

De commander à ceux dont j’ai fait la grandeur,

Et cette liberté, que nous avons conquise,

N’en régnera pas moins, aux bords de la Tamise !

Le Batave obstiné, les Suisses vagabonds,

Devant leurs chefs élus baissent de libres fronts,

Et Gênes et Venise obéit à son Doge ;

Rome, à ses dictateurs, a bien soumis sa toge ;

La ville de Lycurgue avait un souverain

Qui n’était, sous ce nom, qu’un premier citoyen ;

Et la Grèce eut des Rois ; Athènes son archonte ;

Après de tels pays, Albion peut sans honte

Donner un simple titre à ses libérateurs.

Ce noble espoir, Milords, parle mieux à vos cœurs

Qu’un discours qui, pour vous, est je pense inutile.

Pour monter au pouvoir on doit être docile,

Et vous fûtes, d’ailleurs, toujours ambitieux.

Je le sais ; je l’ai vu ; je le lis dans vos yeux !

Saisissons la fortune alors qu’elle est propice,

Dérobons-nous, Milords, à son fatal caprice.

Jurons de renverser tout obstacle à nos vœux,

Jurez de me servir, et jurez-en vos Dieux,

La fureur, et la haine, et l’ambition.

Scène VI §

Les précédents, [la Reine].

La Reine, sortant avec indignation.

{p. 25}                                                                 Traîtres !

Qui partagez ainsi le pouvoir de vos maîtres,

Vos discours ont troublé le sommeil de vos Rois,

Et leurs tombeaux émus s’ouvrent à votre voix !...

D’un triomphe incertain, vous repaissant d’avance,

Oubliez-vous que Dieu tient encor la balance !...

Que son bras est levé pour punir vos forfaits,

Si vous les consommez !... Voici du sang français !

Versez-le ! C’est alors que je serais vengée !...

De votre seul aspect je me sens outragée ;

À qui vais-je parler ?... Monstres, retirez-vous !

Et que je puisse au moins rejoindre mon époux !

Elle sort en traversant au milieu des conjurés.

Scène VII §

Les précédents, moins la Reine.

Cromwell.

Milords, un tel affront décide la sentence,

Délivrons l’Angletterre, achevons sa vengeance !

ACTE II §

Scène première §

Le Roi, seul.

{p. 26}Heureux, cent fois heureux, s’il connaît son bonheur,

Celui qui, loin des cours, a su fuir la grandeur !

S’il n’a pas, au berceau, le poids d’une couronne,

(Que le ciel nous ravit, pour montrer qu’il la donne !)

Il ne vit pas d’erreurs ! Il n’eut pas à signer

Le supplice de ceux que j’ai dû condamner,

Et s’il cultive en paix son modeste héritage,

De toute ma tempête il n’a que le nuage !...

Vous tous qui gouvernez, méditez sur mes fers

Ce que vient d’y graver le Roi de l’univers :

« Il ne vous suffit pas de ceindre un diadème

Pour avoir la science et régner par vous-même,

Dans l’histoire des temps, apprenez les leçons

Que ma puissante main adresse aux nations ;

En son ordre immuable, imitez la nature,

De votre cœur, en tout, écoutez le murmure ;

J’ai fait la conscience, un tribunal aux Rois ;

Et tout l’encens des cours n’étouffe pas sa voix !

Elle vous dit assez que la Sainte Justice

Ne doit pas, en aveugle, obéir au caprice,

Qu’elle ne vous rend pas majestueux et grands,

Pour être à vos sujets des éternels tyrans.

{p. 27}Observez avec soin leurs mœurs, leur caractère ;

Sachez comment on peut leur commander, leur plaire.

Le peuple n’a-t-il pas précédé tous les Rois ?

Et même avant le peuple, il existe des lois !

Consultez-les toujours, ne régnez que par elles,

Et vos trônes, alors, protégés de mes ailes,

Par des peuples vengeurs n’étant plus ébranlés,

Resteront à des Rois, par ma voix appelés !... »

Aurais-je méconnu ces divines maximes ?

Grand Dieu ! tu sais ma vie ; ai-je commis des crimes ?

Mais je n’ai pas chassé tous ces vils courtisans,

Dont le groupe attentif me vendait son encens,

Et qui m’entretenait de ma toute-puissance.

Lorsqu’il fallait guider mon inexpérience ;

Sans cesse j’entendis que l’art de gouverner

Était l’art d’être craint ; non... de se faire aimer !

Qu’enfin d’une autre terre on façonnait les princes ;

Peut-être étais-je, alors, haï dans mes provinces !...

Du malheureux Strafford, j’ai pu signer l’arrêt ;

Il m’a bien averti qu’il me précéderait ;

En vain il conjura la fatale tempête,

Son foudre audacieux n’ignorait plus ma tête,

Le jour que, souscrivant aux cris des factieux.

J’ai puni mon ami d’être trop vertueux.

Ce sont là mes erreurs. La peine en est sévère,

Je puis servir d’exemple aux princes de la terre !...

Strafford est bien vengé ! Mais surtout par son fils ;

Seul, il me plaint. Ô Rois, choisissez vos amis !...

Sans aucun despotisme, empêchez la licence,

Et ménagez le peuple, il fait votre puissance !...

Il réfléchit.

Scène II §

Strafford, la Reine, Charles.
Strafford et la Reine sont au fond du théâtre.
Le Roi sur le devant.

Strafford, montrant le Roi.

{p. 28}Voici le Roi !

La Reine.

                             J’ai donc un moment de bonheur !

Elle s’approche.

Peut-être un doux sommeil suspend-il sa douleur ?

Le Roi, l’appercevant.

Ah ! n’est-ce point un songe ? Est-ce toi, chère épouse ?

De combler mes malheurs la fortune jalouse

M’a trop privé des soins qui calmeraient mes maux !

La Reine.

Mais, n’ai-je point, Seigneur, troublé votre repos ?

Charles.

Depuis que l’infortune obscurcit ma carrière.

Le sommeil a quitté ma captive paupière ;

Je pense, chère amie, au compte solennel

Que je devrai, dans peu, porter à l’Éternel ;

Peut-être trouverai- je un juge favorable,

Puisque de son courroux, ici-bas, il m’accable.

Appercevant Strafford.

Approchez-vous, Strafford, n’êtes-vous pas mon fils ?

Vous devez partager le bien dont je jouis ;

Déposez le respect. C’est un ami. Madame !...

Strafford.

{p. 29}Sire, un doux sentiment attendrissait mon âme,

Vous voyant réunis !... Un avis important

Transmis par un soldat m’arrive en cet instant ;

Malgré votre bonté, j’en fais le sacrifice,

Et cours la mériter en vous rendant service.

Charles, bas à Strafford.

Si cet avis, Strafford, précipitait ma fin,

N’en instruisez que moi.

Montrant la Reine.

                                  Cachons-lui mon destin.

Scène III §

La Reine, Charles.

La Reine, à part.

De plaisir et d’horreur j’ai l’âme toute émue !

Hélas, dans quel état s’offre-t-il à ma vue !

Célèbre de malheurs ! Je les dois épouser.

J’ai partagé sa gloire.

Charles, à part.

                                  Elle peut m’accuser

En me trouvant captif au palais de mes pères !

La Reine.

Ah ! quel que soit. Seigneur, l’excès de nos misères,

Souffrez que, désormais, attachée à vos pas,

Je suive votre sort et ne vous quitte pas ;

Tout est commun pour nous, le bonheur et les peines,

Je viens m’associer à vos maux, à vos chaînes !

{p. 30}Le chagrin est moins vif quand il est partagé,

Depuis que je vous vois, le mien s’est allégé.

Ah ! puissé-je effacer celui qui vous dévore !

Mais vos malheurs passés m’inquiètent encore

Quels sont les plus grands maux que vous ayez soufferts ?

Charles.

Pour t’en entretenir, suis-je donc hors des fers ?...

L’horreur de ma prison, les tourments que j’endure,

N’égalent point encor l’humiliante injure

D’avoir été vendu par ceux-là que j’aimais.

La Reine.

Quoi ! Sire, vos amis ?

Charles.

                                  Un Roi n’en a jamais.

L’intérêt est le dieu qu’avec nous on encense,

Et notre cour s’enfuit avec notre puissance.

La Reine.

De tous vos trois États il ne vous reste rien ?

Charles.

Une âme sans remords est un assez grand bien.

As-tu, de nos enfants, dérobé la jeunesse

Aux périls que pour eux redoutait ma tendresse ?

En quels lieux, chère épouse, ont-ils été conduits ?

De tes soins maternels dis-moi quels sont les fruits ?

La Reine.

Hélas, je fus longtemps comme vous fugitive !

Ma prudence, pour eux, n’est pas restée oisive ;

J’hésitais à choisir les généreuses mains

À qui je confirais leurs précieux destins :

Mais enfin ma patrie emporta la balance,

Et je les ai commis à la foi de la France !...

Charles.

{p. 31}Eh ! quoi, c’est à la France ?

La Reine.

                                        Y sont-ils en péril ?

Pour eux la France est-elle une terre d’exil ?

Ah ! Sire, elle est plutôt leur seconde patrie,

Où la tige d’Henri sera toujours chérie ;

Et le Louvre n’a rien qui blesse leurs regards ;

Malgré toute sa haine envers les Léopards,

Ne la redoutez pas, la France est magnanime,

Et ne connut jamais cette affreuse maxime

D’insulter au malheur de ses rivaux en deuil ;

Ce n’est qu’aux Champs de Mars qu’on leur creuse un cercueil ;

Et si vous en doutez, veuillez m’entendre. Sire.

En vain j’ai parcouru la Hollande et l’Empire,

En vain nos envoyés invoquèrent les Rois,

Et du malheur sacré firent parler les lois ;

Par des raisons d’État on refuse nos larmes ;

Et la France agitée, au milieu des alarmes,

Tendit sa main vaillante à notre adversité.

J’éprouvai sur-le-champ sa générosité ;

On essuya mes pleurs, on m’offrit un asile,

La Reine me promit, qu’appaisée et tranquille

La France abdiquerait sa longue inimitié,

Et défendrait nos droits, sans vendre sa pitié...

Mais quelques vieux guerriers, qui servirent mon père,

Indignés au récit de ma triste misère,

De leurs bras généreux m’offrirent le secours ;

Dès que je vis leur nombre augmenter tous les jours,

Je les remplis d’espoir, prodiguant les promesses ;

Pour avoir des soldats, j’épuisai nos richesses ;

La Reine et Mazarin donnèrent leurs vaisseaux ;

La Hollande, à regret, m’ouvrit ses arsenaux ;

J’y puisai sans scrupule, et je fus par mon zèle

En état de servir et venger ma querelle.

Joyeuse d’apporter ces fruits de mes efforts,

De la France, soudain, j’abandonnai les bords ;

{p. 32}De mes soldats flottants la mer était semée !...

Elle a tout englouti, l’espérance et l’armée.

De ce naufrage affreux je suis le seul débris,

Les flots m’ont dédaignée ; et n’en soyez surpris !

Pour de plus grands malheurs le sort gardait ma tête ;

Hélas ! Sait-on jamais où son gouffre s’arrête !

Charles.

Au trépas ; et le mien s’avance lentement.

La Reine.

Qui peut vous inspirer un tel pressentiment ?

Charles.

De mes juges affreux l’inhumaine conduite.

Sur leurs injustes fronts ma sentence est écrite,

Je la lis tous les jours ; on me fera périr.

La Reine.

Cette mort est honteuse, il la faut prévenir.

De vous voir condamner aurez-vous la constance ?

Un Roi doit-il survivre en perdant sa puissance ?

Ah ! Charles, je vous aime, et voudrais, de mon sang,

Racheter votre vie et votre illustre rang.

Mais soignez votre gloire, écoutez votre amie,

Périssez en grand homme, et fuyez l’infamie :

Tout jusqu’à votre mort doit rester éclatant.

Charles.

J’aurais pu, je le sais, mourir en combattant.

Du chagrin d’exister, un moment nous délivre ;

Quand la vie est à charge, il est plus beau de vivre !

La mort est un repos, chèrement acheté,

S’il devenait le prix de notre lâcheté.

Le seul crime avilit les têtes couronnées ;

Et jusques à la fin suivre ses destinées,

Combattre avec courage, en supportant son sort ;

{p. 33}Ne point solliciter, mais mépriser la mort ;

Voilà ce qui fait voir une âme peu commune,

Et rend supérieur aux jeux de la fortune.

Les Rois sont toujours Rois en dépit du malheur,

Et c’est dans les revers qu’éclate leur grandeur.

À quoi m’aura servi d’être grand sur le trône,

Si je n’étais plus rien, privé de ma couronne ?

Ah ! laisse-moi prouver que je la méritais,

Et c’est une vertu qu’en mourant je fuirais.

Quel que soit mon destin, l’arrêt dont on m’outrage,

Souviens-toi de ton père, en montrant son courage !

La Reine.

Mais, Sire, un échafaud ?

Charles.

                                  Ma mort l’ennoblira.

La Reine.

Et vous y monterez ?

Charles.

                                  Aussi, l’on m’en plaindra !

La Reine.

Ah ! ce n’est pas ainsi qu’aurait fait Henri quatre !

Charles.

Jusqu’au dernier moment n’ai-je pas su combattre ?

La Reine.

Il se serait plongé son glaive dans le sein !

Charles.

L’espoir ou l’Éternel eût arrêté sa main.

La Reine.

{p. 34}Les femmes sont toujours aux larmes condamnées,

Lorsqu’à l’hymen des Rois elles sont destinées ;

Cependant le bonheur de nos jeunes amours,

À nos prospérités présageait un long cours,

Et je n’attendais pas un destin si funeste !

Charles.

Ô chère et tendre épouse, ô seul bien qui me reste,

Garde-toi d’attrister, par des gémissements,

Les charmes séducteurs dont mes derniers moments

Se trouvent embellis par ta douce présence ;

Console-moi plutôt, et rends-moi l’espérance.

La Reine.

Et comment le pourrais-je, en vous voyant, Seigneur,

Caresser le serpent qui vous ronge le cœur ?

Vous souffrez de Cromwell l’astucieux langage,

Vous pensez qu’il vous sert, c’est lui qui nous outrage.

Vous le croyez du trône un adroit partisan,

C’est de tous nos malheurs l’invisible artisan.

S’il quitte vos genoux, il va, d’un bras perfide,

Assurer à son crime un succès parricide.

Charles.

On flatte donc les Rois jusque dans le malheur !...

Ah ! si tu pouvais voir son respect, sa candeur !

La Reine.

Et si vous l’aviez vu, ranimant ses complices,

Leur offrir le pouvoir, du sang et des supplices ?

Et jurant votre mort...

Charles.

                                  En quel temps ?

La Reine.

                                                                   Aujourd’hui.

Charles.

{p. 35}En quels lieux ?

La Reine.

                                  Ici

Scène IV §

La Reine, Cromwell, Charles.

Cromwell, à part.

                                                       Dieu ! la Reine est avec lui !

Au Roi.

Sire, le tribunal attend votre présence,

Allons faire éclater la voix de l’innocence ;

Des gardes outrageants je viens sauver l’affront ;

Avec moi, désormais, ils vous respecteront.

La Reine.

Votre indigne Sénat, Cromwell, peut nous attendre ;

Nous voulons, cependant, vous parler, vous entendre.

Charles.

Jusqu’aujourd’hui, Cromwell, j’estimais vos vertus ;

Elles rendaient le calme à mes sens abattus.

Enfin, je vous aimais, malgré mon cœur lui-même,

Oubliant vos efforts contre mon diadème ;

Je fesais plus encore : en dépit des discours,

Que sur vous, mes amis, répétaient tous les jours.

J’ai cru que, détestant votre faute première.

Vous marchiez à grands pas dans une autre carrière.

Et, connaissant les mains qui m’ont su renverser.

Vous les flattiez encor pour les paralyser.

J’admirais ce dessein et l’heureuse industrie

{p. 36}Qui sauvait votre prince et sauvait la patrie.

Mais votre tribunal a dessillé mes yeux ;

Alors, je soupçonnai des projets odieux,

Ils éclatent dans l’ombre, et vous êtes un traître !

Et vous l’êtes, Cromwell, pour le plaisir de l’être !...

Me tromper dans les fers, hé pourquoi ce forfait ?

Si le tombeau m’attend, quel en sera l’effet ?

Et quelle en est la cause ?

Cromwell.

                                  Et vous avez pu croire

Que Cromwell commettrait une action si noire ?...

Sire, quel scélérat, affamé de douleurs,

Affronterait l’aspect de sa victime en pleurs ?

Et je le soutiendrais ?...

À la Reine qui l’examine.

                                  Regardez mon visage.

Et s’il est de notre âme une parfaite image.

Il ne vous peindra pas un coupable étonné.

Mais un cœur généreux, justement indigné

En voyant transformer, par la malice humaine,

Les travaux de son zèle en des travaux de haine !

Vous devez me haïr, vous en avez les droits !...

Je me rappelle encor mes funestes exploits ;

De ma coupable erreur je fais l’aveu sincère.

J’ai de la liberté poursuivi la chimère,

J’ai tramé votre perte et vous ai combattus ;

Ô, mes Rois, plaignez-moi ! J’ignorais vos vertus.

Mais en les connaissant, j’épousai votre cause ;

C’est en votre grandeur que la mienne repose ;

Dans le poste où je suis, je [ne] peux que déchoir,

J’écoute, en vous sauvant, l’orgueil et mon devoir.

Avant de m’accuser, consultez ma conduite :

On résout votre mort, j’assure votre fuite ;

Je dispose le peuple et l’affreux parlement,

Pour de notre victoire amener le moment.

Voilà de mes complots toute la perfidie,

Je travaille à vous rendre et le sceptre et la vie.

Et c’est moi. Sire, moi, qu’on vous fait soupçonner,

Pendant que mes efforts ne tendent...

La Reine.

{p. 37}                                                                   Qu’à régner.

Ne l’ai-je pas ouï de votre propre bouche,

Lorsque, fanatisant une troupe farouche,

Vous tâchiez d’échauffer sa trop timide ardeur

Par le frivole aspect d’une feinte grandeur !

Comment de vos discours justifier l’audace,

Ce langage où brillait le crime et la menace ?

N’avez-vous pas, alors, juré notre trépas ?

Charles.

Répondez !

Cromwell.

                      C’est vrai, Sire, et ne m’en défends pas !...

Mais d’autres que mes Rois n’auraient point de réponse.

Malgré l’obscurité que ma conduite annonce,

Reconstruire le trône est mon unique soin ;

Et j’en ai l’Éternel pour juge et pour témoin !...

Hélas ! c’est en lui seul que mon espoir se fonde,

Et, fort de son appui, je méprise le monde !

La vaine opinion ne fut jamais ma loi ;

De mes vastes desseins, le confident, c’est moi.

À travers nos dangers, je n’ai pas pris pour guide

La commune raison, que mon pas intimide.

Voilà, Sire, pourquoi je semble vous trahir,

Alors que tout Cromwell s’épuise à vous servir.

Et ces secrets détours, vous les allez connaître :

Reine, vous jugerez si Cromwell est un traître !

Vous avez entendu mon coupable discours,

Vous me serviez bien mal, en arrêtant son cours ;

Il était exécrable, impie et sacrilége...

Madame, admirez-moi, car il couvrait un piége,

Voyez jusqu’à quel point, quittant la vérité,

J’avais su dépouiller toute fidélité,

Pour en mieux revêtir les signes de la haine...

Charles.

Pourquoi, Cromwell ?

Cromwell.

{p. 38}                                   Pourquoi ? Pour briser votre chaîne

Il n’appartient jamais aux chefs des nations,

D’arrêter dans leur cours les révolutions :

Mais on peut diriger leur volcan qui dévore.

Lorsque tous les partis étincellaient encore,

Rassembler mon armée et me joindre avec vous,

C’était n’en vaincre aucun, et les combattre tous ;

Leur donner la victoire, empirer notre crise ;

Pour dompter les partis, il faut qu’on les divise ;

Il faut, pour conjurer la perte de l’État,

Imiter leur langage et leur tendre un appât ;

Par l’attrait d’une proie, orner le précipice,

Où des chefs ennemis s’engloutit l’avarice.

En devinant leur but, j’ai paru les servir.

Je leur promis beaucoup ; j’ai su ne rien tenir ;

Je fus leur maître. Alors, écrasant l’un par l’autre,

Aisément, sur eux tous, je fais planer le nôtre.

Leurs divers intérêts, par mes soins isolés,

À la paix de l’État périssent immolés.

Le calme va renaître au fort de notre orage.

Malgré tous vos soupçons, il sera mon ouvrage ;

Et mon affreux discours est le dernier ressort

Dont le perfide jeu décidait notre sort.

Il me fallait savoir les défenseurs du trône

Parmi ceux dont je n’ose acheter la personne.

Si j’eus, plein d’un beau zèle, exposé mes desseins,

En voulant les gagner, j’aurais obtenu moins ;

Et l’on m’eût écouté pour me perdre, peut-être !...

Ils m’auraient à l’envi signalé comme un traître.

J’ai déguisé mes vœux en excitant les leurs ;

Fatigués d’être égaux, ils veulent des honneurs.

Dans leurs cœurs, en secret, mon discours m’a fait lire ;

Ils regrettent le trône, et pour nous tout conspire.

L’arrêt du tribunal, loin d’y graver l’affront,

D’un libre diadème ornera votre front.

Tout en vous défendant, comptez sur ma prudence,

Écoutez, sans frémir, jusqu’à votre sentence.

{p. 39}Si j’échouais, alors Essex est prévenu,

Le parlement expire, et Charles est reconnu.

Appercevez en tout la volonté divine

Construisant le triomphe au sein de la ruine :

Ce prodige accompli, le trône est assuré ;

S’il ignore les mains qui l’auront restauré,

Tout le peuple, adorant votre saint diadème,

Croira, s’il n’obéit, insulter à Dieu même !...

La Reine, à Charles.

Par tous ces faux discours seriez-vous combattu ?

Charles, à la Reine.

Quand je suis incertain, je crois à la vertu.

À Cromwell.

Marchons.

La Reine.

                      Ah ! laissez-moi vous suivre !

Charles.

                                                                    Adieu, Madame.

Le Roi et Cromwell sortent.

Scène V §

La Reine, seule.

Par cet adieu sinistre il a glacé mon âme ;

Peut-être que Cromwell le conduit à la mort ?...

Grand Dieu ! Dieu tout-puissant, qui disposes du sort !

Ah ! s’il faut qu’il périsse, écoute ma prière !

Fais qu’au moins je le voie à son heure dernière,

Et que je sois la seule entre sa vie et toi !...

Quel tumulte ! quel bruit ! Sauvez, sauvez le Roi !

Scène VI §

La Reine, Strafford.

Strafford.

{p. 40}Il est sauvé, Madame, et n’ayez plus d’alarmes ;

Nous combattrons Cromwell avec de fortes armes.

Ses fils, quoique vainqueurs, sont en notre pouvoir :

Essex les a surpris !

La Reine.

                                  Et quel est votre espoir ?

Strafford.

Cromwell chérit ses fils, et vous pouvez comprendre

Qu’il nous les paîra cher avant de les lui rendre.

Le salut de Stuart en doit être le prix :

Il faut qu’il le délivre, ou qu’il pleure ses fils.

Profitons du bienfait que le Ciel nous envoie ;

Faisons trembler Cromwell, et qu’il rende sa proie !

La Reine.

Croyez-vous que le Roi consente à ce projet ?

Charles est trop magnanime...

Strafford.

                                                                    Il en verra l’effet.

Et nous applaudira. Mais, pourquoi le lui dire ?

Quand il sera sauvé, nous pourrons l’en instruire...

Acte III §

Scène première §

Ireton, Cromwell.

Ireton.

{p. 41}Qu’attendez-vous, Seigneur, et que cherchent vos yeux ?

Cromwell.

La Reine veut, dit-on, me parler en ces lieux.

As-tu soigneusement examiné la ville ?

Nos soldats sont-ils prêts ?

Ireton.

                                  Seigneur, Londre est tranquille.

Des prêtres écoutant les cris fallacieux.

Tout le peuple aveuglé pense venger les cieux ;

D’une aumône prudente on répand la largesse ;

On bénit vos travaux et l’échafaud se dresse !...

Nos soldats déguisés secondent nos efforts,

Leur[s] discours de la foule enflamment les transports ;

Profitons du moment. Mais de votre séance

Quel fut le résultat ? Quelle est votre espérance ?

Cromwell.

{p. 42}Le succès, Ireton, a surpassé mes vœux,

Et j’ai tout corrompu, jusqu’au plus vertueux ;

Je croyais entreprendre une plus forte tâche !

Avouons, en secret, qu’il faut un cœur bien lâche

Pour vendre son pays à qui veut l’acheter.

Il est des gens de bien, mais on les peut compter ;

Ils ne troubleront pas mon triomphe et ma joie.

Songe quel avenir devant moi se déploie !

Dès demain je prendrai le nom de Protecteur ;

Du titre de Monarque il n’a pas la hauteur,

C’est un modeste orgueil que la prudence indique ;

Nous savons où finit le pouvoir monarchique ;

Aujourd’hui ses excès le rendent odieux

Et je dois me garder d’en offenser les yeux ;

Un pouvoir inconnu n’a jamais de limite,

Se dérobant aux loix, il n’est rien qu’il n’évite.

Il n’est rien qu’il n’atteigne en se servant des loix.

Avec un titre obscur j’effacerai nos Rois,

Et sans que mon pouvoir se tourne en tyrannie ;

Cromwell en s’élevant prend un autre génie.

Aussitôt que le sceptre aura chargé mes mains,

Je veux être un César, gouvernant des Romains ;

J’en aurai les vertus et même la clémence.

Ireton.

Vous pourriez d’un Brutus éprouver la vengeance.

Je ne veux point. Seigneur, prêcher la cruauté,

Mais écoutons les loix de la nécessité.

Si d’un trône nouveau le sang n’est pas la base,

Il faut que sous son poids notre ennemi s’écrase :

Je vois avec plaisir vos généreux penchants,

Les Strafford, les Fairfax, les rendent impuissants.

Du moindre de nos Pairs, souffrirez-vous l’injure ?

Ces Lords ambitieux verront-ils, sans murmure,

S’élever un pouvoir, sans orner ses degrés ?

Ah ! malgré que Stuart les ait vu[s] conjurés,

Lorsque l’arbre attaqué penche vers sa ruine,

{p. 43}Ils veulent en défendre et sauver la racine

Pour garder les honneurs de ce titre expirant

Dont leurs derniers neveux héritent en naissant.

Se croyant du pouvoir les éternels oracles,

Ils deviendront, pour nous, de perfides obstacles.

Dès à présent, Cromwell, il faudrait y songer !

Prévenir leurs complots !

Cromwell.

                                  Le puis-je sans danger !

Offrirai-je aux Anglais ces sanglantes prémices ?

Et se croira-t-on libre au milieu des supplices ?

Ireton.

Si les Pairs, cependant, vous mettaient en péril ?

Cromwell.

Je pourrai leur prescrire un volontaire exil,

Sans couvrir l’Angleterre et de sang et de larmes ;

Je me sens assez fort pour dédaigner ces armes ;

Je dois même quitter ce langage imposteur

Qui, de tous mes desseins, masquait la profondeur^ ;

Je suis las de baisser une tête servile ;

Pour tromper son parti Charles m’est inutile ;

Puisqu’aujourd’hui sa chute assure mes projets.

Je n’ai plus de rivaux, et ne vois que sujets...

Ireton.

Et ne craignez-vous pas l’Europe soulevée,

Qui, vengeant de ses Rois la Majesté bravée,

Viendra pendant leur cours arrêter vos succès ?

Cromwell.

La mort de Richelieu, la mort d’Olivarès

Laissant de leurs projets la trame abandonnée,

Donnent assez de soin à l’Europe étonnée.

Dont tous les jeunes Rois contemplent leurs États

{p. 44}Achever des desseins qu’ils ne connaissaient pas :

Quoique le Cardinal ait terminé sa vie,

Par son ombre et le Nord l’Autriche est poursuivie ;

Et la France et Weymard attaquant Ferdinand,

Qui tantôt est vainqueur et tantôt se défend.

La moderne Italie obéit à l’Église,

Rome courbe sa tête au joug de la prêtrise.

Et cette antique mère et des Dieux et des arts,

N’ayant plus de Gâtons et veuve des Césars,

Toute morte qu’elle est, forge encore une foudre

Qui naguère avait mis plusieurs trônes en poudre ;

Mais Urbain la possède en de tranquilles mains.

La Castille aujourd’hui n’a plus ses Charles-Quints,

Elle épuisa sa force en gouvernant le monde ;

L’Ibérie à présent n’a rien qui la seconde,

Malgré ses vieux soldats et ses pompeux trésors ;

Le Batave a conquis sa liberté, ses ports :

Depuis Olivarès ce vaste corps s’abaisse,

N’étant plus soutenu, sous lui-même il s’affaisse,

Et des mains de Philippe, à peine maîtrisé.

Sous Condé, ce colosse à Rocroy s’est brisé.

Ce pays, s’il n’est libre, oubliera la victoire,

Tandis que sa rivale, amoureuse de gloire.

Pourrait lui succéder et régir l’univers ;

Mais la France est en proie à cent partis divers

Qui, du moins pour un temps, entravent ses conquêtes ;

L’enfance de ses Rois est fertile en tempêtes !

Condé poursuit la Cour, qu’il défendra demain,

On insulte, on rappelle, on proscrit Mazarin.

Enfin toute l’Europe, oubliant l’Angleterre,

La laisse, sur ses Rois, exercer sa colère :

Et notre Reine en vain sollicita les Cours

De porter à son trône un fraternel secours ;

On fut sourd à ses pleurs, et par sa seule adresse

Elle a su rassembler la flotte vengeresse,

Que dans un seul instant ont dévoré les flots.

Les Rois, les Éléments, ont servi mes complots,

Et je puis, tu le vois, cimenter ma puissance,

Sans craindre des dangers...

Ireton.

{p. 45}                                   Notre Reine s’avance ;

Je vous laisse, Seigneur.

Cromwell.

                                  Va recevoir mes fils.

Sans doute ils ont défait nos derniers ennemis ;

Vainqueurs du Comte Essex et de sa faible armée

Ils doivent arriver, et mon âme est charmée

En voyant mes enfants mériter le haut rang

Dont j’assure aujourd’hui l’héritage à mon sang.

Ireton sort.

Scène II §

Cromwell, la Reine.
Cromwell va pour parler.

La Reine.

Laissons de vains discours ; je vous ai fait l’injure

De vous croire perfide, ambitieux, parjure ;

Je reconnais mes torts et viens, de votre ardeur,

Utiliser le zèle et hâter la lenteur.

Quittons, de vos desseins, la vaste politique

Et suivons les conseils que la prudence indique.

Vous commandez à Londre, au peuple, au parlement ;

Pourquoi laisser le Prince attendre incessamment

Un succès incertain, quand sa mort est certaine ?

Quand vous pouvez d’un mot l’arracher à sa chaîne ?

C’est trop d’inquiétude : il faut vous déclarer,

Par des moyens plus prompts il faut nous délivrer,

Et, joignant vos soldats à notre faible armée,

Rétablir, en un jour, notre cause opprimée.

{p. 46}En sauvant votre Roi, détruisez ses soupçons ;

Vous pouvez succomber. Je crains les trahisons ;

Un moment, quelquefois, confond notre prudence...

Quand je songe aux revers, malgré mon espérance.

Je préfère l’exil, le hazard des combats

À de lointains succès que je n’apperçois pas.

Ah ! de mes yeux troublés je ne vois qu’une chose,

C’est la mort qui s’avance, et tout ce que l’on ose !...

En de si grands périls la ressource des Rois

N’est pas dans l’art de feindre, ou d’implorer les lois,

Et sans de la justice attendre une sentence,

Ils en prennent le glaive et laissent la balance.

Venez Cromwell, venez, et sans aucun retard

Dans Londre épouvantée arborons l’étendard !...

Si mon époux périt, il périt avec gloire,

La tête couronnée, espérant la victoire,

Et de la mort des Rois, les armes à la main !...

Et le succès d’ailleurs sera-t-il incertain ?

La gloire en est facile ; est-il rien qui s’oppose

À Cromwell combattant pour une juste cause !...

Vous gardez le silence ?

Cromwell.

                                  Hélas, il le faut bien !

Je révère le Roi, mais je suis citoyen.

Quoi ! vous songez, Madame, à rallumer la guerre ?

Pour sauver un époux, vous perdez l’Angleterre ?

Sur quoi régnerez-vous ? Sur un pays en deuil,

Redemandant ses fils immolés à l’orgueil.

Quel que soit le parti couronné par la gloire,

Albion, toute en pleurs, maudira la victoire !

Et pour lui faire aimer votre trône affaibli,

Il ne faut que du temps, la douceur, et l’oubli.

Si l’Anglais, de ses Rois, proscrit la tyrannie,

Pensez-vous conquérir l’amour qu’il vous dénie.

En combattant ses vœux, ses lois, sa liberté ?

Madame, et votre époux, l’avez-vous consulté ?

S’il fuyait son arrêt, injuste ou favorable,

En paraissant le craindre il paraîtrait coupable.

La Reine, indignée.

{p. 47}S’il vous le faut coupable, il le sera toujours !

Sais-je pas vos desseins 1 ? Épargnez vos discours !

Et pourquoi supplier l’auteur de tant de crimes ?

Depuis quand les bourreaux sauvent-ils leurs victimes ?

L’arrêt et l’échafaud, vous avez tout dressé...

Ce règne est d’un moment, il est déjà passé !

Cromwell.

À l’injuste courroux que vous faites paraître,

Vous oubliez, je vois, qu’en ces lieux je suis maître !...

Vous pourriez, cependant, rendre grâce...

La Reine.

                                                                     Et de quoi ?

Cromwell.

Vous n’êtes point captive et vous voyez le Roi !

La Reine.

J’attendais que Cromwell, quittant son masque infâme,

Montrât dans tout son nud la noirceur de son âme.

Pour user sans remords d’un moyen odieux !

Crois-tu que j’ignorais ta réponse à mes vœux ?

Si j’ai de ta présence enduré le supplice,

C’était pour m’assurer de ton lâche artifice.

Tu te flattais, sans doute, aveugle en ton orgueil,

De voir à tes genoux ta souveraine en deuil,

Demandant ton secours, refusé par avance ?

Je triomphe à mon tour, écoute ta sentence :

Je possède...

Cromwell.

                      Mais quoi, grande Reine ?

La Reine.

                                                                                             Tes fils !

Ils venaient sans escorte, Essex les a surpris.

{p. 48}Du salut de Stuart ils deviennent le gage ;

Et si Charles périt, la mort est leur partage !...

Que dis-je ? Ils vont mourir, si conduit par tes soins

Mon époux n’est remis en de fidèles mains.

Signale ton génie en déguisant sa fuite ;

Traître, sois vertueux et, sans aucun mérite,

Au péril de tes jours sauve, défends ton Roi,

Délivre ta victime, et le tout malgré toi.

Pour te déterminer, je ne donne qu’une heure,

Et pour savoir ton choix en ces lieux je demeure...

Ne tente pas non plus de vaincre nos soldats ;

Tu pourrais, de tes fils, avancer le trépas ;

Il serait un prélude à la juste défense

Qu’opposerait Essex, pensant à ta vengeance.

Je frémis, plus que toi, de ce tourment d’enfer

Dont tu nous a donné l’exemple à Colchester.

Le danger d’un époux le rend bien légitime ;

Quelle qu’en soit l’horreur, chez toi sera le crime :

Bois le sang de ton Roi, bois le sang de tes fils,

Si tu veux commander, le sceptre est à ce prix.

Délibère, et décide, ou sans décider, traître,

Ne verse pas ton sang, et délivre ton maître.

Elle sort.

Scène III §

Cromwell, seul. Il croit parler à la Reine.

Madame... Je suis seul ! Quel tourment inouï.

Mon règne est-il un songe ? Est-il évanoui ?

Quoi ! j’aurai consumé la moitié de ma vie,

Brûlant d’ambition, et rongé par l’envie !

J’aurai conquis l’État, où simple Citoyen

J’eusse été satisfait de plaire au souverain ?

J’aurai détruit le trône, et quand je suis le maître,

À force de vertus, ou de crimes... peut-être !

{p. 49}Du Prince et de l’État, du trône... le hazard

Ruine en un moment tout l’effort de mon art !

En un calme pays, j’élève une tempête :

Lorsque ma foudre éclate... elle écrase ma tête !

Appercevant le faîte et régnant en espoir

Faudra-t-il le quitter sans goûter du pouvoir ?

Non... non... mes fils mourront ! On périt à la guerre !

Est-ce un si grand malheur de mourir pour son père ?

Cruel ! De la nature efface donc la loi !...

Elle t’a rendu père et ne t’a pas fait Roi !...

Pourquoi m’abandonner au remords qui m’assiége ?

Ouvre les yeux, Cromwell, cette offre... C’est un piége.

Ce délai si pressant paraît le confirmer.

Ne nous laissons pas vaincre, allons m’en informer.

Je sens croître ma haine...

Scène IV §

Ireton, Cromwell.

Cromwell.

                                  Ah ! que viens-tu me dire ?

Ireton.

Je ne puis sans terreur oser vous en instruire ;

Entre les mains d’Essex vos enfants sont captifs.

Cromwell.

Je n’en puis plus douter !

Ireton.

                                  Ignorant vos motifs.

Ils n’ont pas cru qu’aux lieux où commandait leur père,

Il fût des ennemis qu’ils eussent à défaire :

Et de loin précédant l’appareil des combats,

Ils arrivaient vainqueurs se jeter dans vos bras.

Cromwell.

{p. 50}Je le sais !... Mais apprends le trouble qui m’agite ;

Il faut délivrer Charles et protéger sa fuite,

Ou mes fils à l’instant vont tomber sous ses coups.

Ireton.

Qu’avez-vous résolu ?

Cromwell.

                                  Rien.

Ireton.

                                                                    Que céderez-vous ?

Cromwell.

Rien.

Ireton.

                Vous devez choisir ?

Cromwell.

                                  Ma raison m’abandonne !

Ireton.

Vous ne renoncez pas sans doute à la couronne ?

Cromwell.

Est-ce à moi que l’on parle ?

Ireton.

                                  Immolez donc vos fils !

Cromwell.

Ah ! terrible pensée et qu’est-ce que tu dis ?

De quoi me sert un trône, en perdant l’espérance

D’éterniser ma race et sa longue puissance ?

Ireton.

{p. 51}Cromwell va devenir un simple citoyen !

Cromwell.

Ah ! je saurai périr, ou vivre Souverain !...

Mais perdre mes deux fils, les soutiens de ma gloire !...

Recommençons la lutte et cherchons la victoire,

Sans employer un crime à couronner mon front.

Ireton.

Renoncez-vous encore à venger cet affront ?

Cromwell.

J’ajourne ma vengeance, elle en sera terrible !

Ireton.

Si vous perdez le trône, elle n’est plus possible :

Ajourner la vengeance, achevons-la. Seigneur !..,

La Reine et son parti vont commencer la leur !

Si vous offrez la tête au joug qu’on vous impose,

Il vous faudra bientôt leur donner autre chose

Et, rendant par degrés votre absolu pouvoir,

Les servir ; et rentrer dans un humble devoir

Dont vos fils deviendront un éternel otage !

L’obéissance, enfin, sera notre partage ;

Et loin que ce soient eux qui tombent sous vos coups,

Vous les aurez armés pour se venger de nous.

Heureux si leur faveur vous sauve des supplices

Qui seront réservés à vos tristes complices !...

Doutez-vous, en effet, que si le parlement

Vous voit rester sans force, en un si grand moment,

Il ne succombe au cri de cette conscience,

Que vous ne lui calmez qu’à force de science,

Lui fesant espérer un immense pouvoir,

Qu’il n’aura pas, sans doute, et qu’il brûle d’avoir.

Le peuple vous reprend sa faveur fugitive

Qu’il ne conserve pas quand on la laisse oisive ;

{p. 52}Et l’armée a des chefs qui, tous ambitieux,

Convoitent votre poste et le couvent des yeux.

Ah ! si jusqu’à présent votre habile courage

De tous ces intérêts a dompté l’assemblage,

Et les a fait servir à vos heureux desseins,

Craignez que la fortune échappe de vos mains...

Nous l’accusons à tort, ce sont les circonstances

D’où naissent ses retours et ses diverses chances ;

Vous voyez qu’une faute enlève sa faveur,

Et vous la commettez !... le dirais-je. Seigneur,

Un combat si honteux dément votre grande âme,

Le pouvoir vous attend, le trône vous réclame,

Osez les posséder ! Sacrifiez vos fils...

Les pleureriez-vous donc, mourant pour leur pays ?

Si voulant l’asservir, l’ambition trop forte,

Sur l’amour du pays, en votre âme l’emporte,

Immolez vos enfants, sans craindre les remords ;

S’ils savaient vos desseins, ils seraient déjà morts !

Cromwell.

Tu veux donc, Ireton, que je les sacrifie ?

J’empoisonne en un jour tout le cours de ma vie !

On me reprochera que mes fils massacrés,

Pour monter au pouvoir m’ont servi de degrés.

Quelque soit la splendeur que jette mon génie,

D’une éternelle tache elle en sera ternie.

Ireton.

On remplace des fils, que ravit le trépas,

Mais un trône, Cromwell, ne se remplace pas.

Croyez-vous, après tout, flétrir votre mémoire ?

Cette action, Seigneur, est un sujet de gloire :

Nous pourrons sur le prince en rejetter l’horreur

Et tout vous servira, jusqu’à votre malheur !...

Cromwell.

Allons !... je m’abandonne à ta triste prudence.

Tâche de les sauver, et songe à ma vengeance.

Ireton.

{p. 53}Je n’attendais pas moins de votre fermeté !...

L’espoir vous est permis !... en cette extrémité,

J’ai prévenu votre ordre et toutes nos cohortes,

De Londre, en ce moment, ont dépassé les portes

Et marchent contre Essex...

Cromwell.

                                  Malheureux ! qu’as-tu fait ?

Cours révoquer ton ordre, empêcher un forfait !...

Sais-tu qu’ils vont périr ?... Va, cours, je te l’ordonne !...

Et je renonce à tout, oui !... même à la Couronne.

Ireton sort.

Scène V §

Cromwell, Le Roi.

Cromwell, à part.

Dieu ! Voici ma victime ! Il vient, en ce moment,

Savourer sa vengeance et croître mon tourment.

Le Roi, à part. Il est au fond du théâtre.

Il est morne, pensif...

Cromwell, à part.

                                  Sa vue est un supplice !

Que ne suis-je innocent !... Il faudra qu’il périsse,

Je vengerai mes fils...

Le Roi, près de Cromwell.

                                  Vous semblez accablé ?

Quels nouveaux malheurs ?

Cromwell.

{p. 54}                                   Moi ! Je ne suis point troublé.

À part.

Quel calme !

Le Roi.

                               Votre cœur n’a-t-il rien à me dire ?

Cromwell.

Non, Sire.

Le Roi.

                     Écoutez-moi, Cromwell !

Cromwell.

                                                                    Arrêtez, Sire !

Venez-vous insulter ma profonde douleur ?

Et sourire à des maux dont vous êtes l’auteur ?...

Certes, je vous croyais une âme généreuse,

J’en avais des remords !... Cette action honteuse,

Sans vous sauver, Seigneur, déshonore vos jours.

Oui, je vous ai trompé, je laisse mes détours,

Je suis votre ennemi, mais je vois avec joie,

Que je puis achever sans gémir sur ma proie !

Je ne sais qui de nous est le plus criminel.

Je suis ambitieux et vous êtes cruel !...

Je suis ambitieux, et je dois toujours l’être,

Cromwell n’est pas né pour ramper sous un maître.

Qu’on immole mes fils !... On le peut... Toutefois

Avant de les frapper... regardez à deux fois...

Pesez votre forfait !... Vos enfants sont en France ;

Ils ne sont que trop près pour sentir ma vengeance ;

Elle ira les chercher au bout de l’univers !

La mère et les enfants, j’aurai tout dans mes fers !

Dès long-temps j’ai du crime embrassé la carrière,

Il m’en coûterait trop pour un pas en arrière.

Devais-je m’arrêter !... Maître de vos destins,

Je voulais vous sauver, je balançais du moins ;

Mais je vous...

Le Roi, l’arrêtant.

{p. 55}                              Sans chercher si votre âme est sincère

Dans le sanglant aveu que vous venez de faire,

Je m’en tiens aux forfaits dont je ne puis douter ;

C’est à moi de me plaindre, à vous de m’écouter...

Ma couronne, je sais, vous semble une conquête,

Et vos regards d’avance en dépouillent ma tête ;

Je sais que par vos soins l’échafaud est tout prêt ;

Que déjà votre bouche a prononcé l’arrêt.

Pourriez-vous m’informer quel funeste génie

Consomme par vos mains le malheur de ma vie ?

Que toute l’Angletterre, armant contre ses Rois,

Refuse d’obéir, en invoquant les lois,

Et vous entraîne, enfin, dans sa guerre insensée,

Ce n’est là qu’une erreur !... Mais, dans quelle pensée

Voulez-vous m’arracher et la vie et l’honneur ?

Et par quelle injustice ai-je aigri votre cœur ?

Vous aurais-je opprimé ? Quel ordre sanguinaire

M’attire tous les maux que vous voulez me faire ?

Que me reprochez-vous ? Répondez !

Cromwell.

                                                                                            D’être Roi !

Bas, à part.

Pourquoi faut-il qu’il soit entre le trône et moi !...

Le Roi.

Hé ! Quoi ! vous m’enviez mon fatal diadème ?

Le foulez-vous aux pieds pour le ceindre vous-même ?

Est-ce votre héritage ? Expliquez-moi vos droits,

Serait-ce votre épée, ou vos tristes exploits ?

Quoi ! Vous osez régner sur la même contrée

Qui dévore ses Rois sans en être éplorée ?

Vous ne tremblez donc pas de trouver un Cromwell ?

Si le trône, à vos yeux, me rend si criminel,

Pourquoi donc y monter, vous, dont la voix, naguère,

Du nom de liberté fatiguait l’Angleterre ?

{p. 56}Vous, par qui mes sujets entraînés aux combats,

Sont devenus à vous – en devenant ingrats !...

Ce trône, mon malheur, ce trône héréditaire !

Dois-je aider à l’abattre et le mettre en poussière ?

Si vous le possédiez, en descendriez-vous ?

Non... J’y saurai mourir, ou dessus ou dessous !

Vous, perfide sujet, plus je vous considère,

Et plus je vois en vous un objet de colère !

À mon ressentiment il est temps d’obéir !...

Que de maux j’évitais, en vous fesant périr

Le jour où votre voix, doublement criminelle.

Entraîna la Commune et la rendit rebelle.

Puisqu’aujourd’hui le Ciel a servi mon courroux,

Je dois en profiter, et me venger de vous ;

Vous l’avez mérité, mon intérêt l’ordonne,

Je le dois, je le puis, eh bien !... je vous pardonne :

Lui donnant un papier.

Cet ordre est pour Essex, il vous rendra vos fils...

Cromwell.

Ah ! Sire, quel bienfait !

Il tombe aux genoux du Roi.

Le Roi.

                                  J’en demande un seul prix...

Ne m’en ayez, Cromwell, nulle reconnaissance !...

Pour mes fils, pour ma veuve, ayez de l’indulgence...

Vous me consolerez, par delà le tombeau,

Si, de mes tendres fils respectant le berceau,

Vous les laissez en paix soupirer sur ma cendre,

Et pleurer des malheurs qu’ils ne peuvent comprendre

Que de longtemps peut-être, et vous aurez régné !...

Cromwell.

Pour ne vouloir plus vivre, êtes-vous condamné ?

Qui peut du cœur humain connaître les prodiges ?

De Cromwell assassin, il n’est plus de vestiges !...

{p. 57}Sans quitter le pouvoir, je renonce aux forfaits...

J’épargne les serments, je ne les tiens jamais,

Mais je cours vous sauver ; vous, sachez reconnaître

Les efforts que je fais pour vivre sous un maître !

Adieu, Sire !

Scène VI §

Le Roi, seul.

                               Ô ! Vertu, j’obéis à tes loix.

Daigne éclairer Cromwell, qu’il entende ta voix !

Scène VII §

Strafford, Charles, la Reine.

La Reine.

Serait-ce véritable ? Et que viens-je d’apprendre ?

Nous possédions ses fils... Vous venez de les rendre !

Douteriez-vous encor de son affreux forfait ?

Charles.

Je ne l’ignorais plus.

Strafford.

                                  Sire, qu’avez-vous fait !

Charles.

J’ai rempli mon devoir.

La Reine.

                                  Nous en serons victimes !

Charles.

{p. 58}Et depuis quand doit-on se sauver par des crimes ?

La Reine.

Depuis que par le crime on attaque les Rois.

Charles.

Je fus vendu ; faut-il me marchander deux fois ?

La Reine.

Vous voulez donc mourir et combler ma misère !

Charles.

Et pourquoi tant blâmer ce que je viens de faire ?

Un généreux pardon peut ramener Cromwell !...

La Reine.

Pour en faire un grand homme il est trop criminel !

Charles.

Il menaçait nos fils !...

La Reine change de visage à ces mots.

                                  et craignant sa vengeance,

J’ai dû pour l’éviter enseigner la clémence :

Mes fils ne sont pas seuls l’objet de ma douleur,

Les maux de l’Angletterre ont attendri mon cœur.

Madame, songez-y. Dieu nous a-t-il fait Princes

Pour avoir une Cour, parcourir des provinces,

En fatiguer le peuple et s’en voir obéis ?

En montant sur un trône on est à son pays !...

Je ne m’appartiens plus, et je sens que ma vie

Cause tous les malheurs qui rongent ma patrie.

J’en fais le sacrifice, et je ne veux plus voir

Le sang toujours couler, et les lois sans pouvoir ;

De sages citoyens périr pour les coupables ;

{p. 59}Mon peuple tout entier, en proie aux misérables

Qui, pour l’assujettir, prolongent tous ses maux

Et ne craignent rien tant que leur propre repos.

Je sers d’un vain prétexte à leur guerre civile ;

Mon devoir est tracé : la mort est mon azile,

Un bienfait pour l’État, un grand malheur pour vous !

Madame, vous saurez me pleurer comme époux,

M’applaudir comme Roi ; je sauve l’Angleterre !

Assez et trop longtemps j’ai fait régner la guerre,

J’abandonne mes jours pour assurer la paix...

Je songe à m’en venger encor moins que jamais

Et, soit que je triomphe ou bien que je succombe,

Je lui veux pardonner jusqu’au bord de la tombe.

À Strafford.

Pensons à me défendre, allons au parlement :

Faisons voir, si je meurs, que je meurs innocent.

ACTE IV §

Le théâtre représente la salle ordinaire des séances du Parlement à Westminster ; à gauche du spectateur se trouvent Lambert, Fleetvold, Barclay, Bradshaw, Harrisson, Ludlow, Falcombridge, Thurloë, principaux amis de Cromwell. Au fond le reste des membres du Parlement, et à la droite quelques membres parmi lesquels sont Percy, Dunbar, Lambot, Suffolk. Quelques membres arrivent encore pendant la première et le commencement de la seconde scène. Gardes.

Scène première §

Cromwell, sur le devant de la scène, Lambert,Fleetvold, Barclay, Bradshaw, Harrisson, Ludlow, Falcombridge, Thurloë, Percy, Lambot, Suffolk.

Cromwell, à part.

{p. 60}Ireton ne vient pas, que résoudre et que faire ?

Dois-je poursuivre ? écouter ma colère ?

Et régner !... Oui, régner... Ah, le voici !

Scène II §

Les précédents, Ireton.

Cromwell.

                                                                                Mes fils ?

Ireton.

{p. 61}Ils sont rendus, Seigneur... Vous m’en semblez surpris ?

Cromwell.

J’abandonne, Ireton, mes projets de vengeance.

Parcours le parlement en prêchant l’indulgence.

Je veux sauver le Prince !

Ireton.

                                  Y pensez-vous. Seigneur ?

Cromwell.

Oui, je le veux.

Ireton.

                                 Comment ? La future grandeur

Vous fatigue déjà ?

Cromwell.

                                  J’ai promis. Il doit l’être.

Ireton.

Vous le sauverez mieux, quand vous serez le maître.

Le parlement est prêt : faites un seul effort,

Le pouvoir est à vous.

Cromwell.

                                  Mais je sens un remord !

Ireton.

Vous ne l’entendrez plus en possédant le trône.

Allons, Cromwell, suivez l’avis que je vous donne.

Cromwell, s’adressant au parlement.

Généreux défenseurs de nos droits les plus saints,

L’Angletterre a remis son bonheur en nos mains.

Attentive, elle indique, en son morne silence,

{p. 62}Qu’il s’agit, aujourd’hui, de sa propre sentence.

Nous saurons, Sénateurs, satisfaire à la fois

À notre conscience, à ses vœux, à nos lois.

Pour se justifier, Charles va comparaître :

Ne nous souvenons plus qu’il était notre maître,

Il a rompu le nœud qui liait ses sujets ;

Si les peuples, un jour, séduits par de hauts faits,

Ont inventé les Rois, leur misère future !

Ils n’ont pas abdiqué... les loix de la nature ;

Ce qu’elle nous imprime avec le plus de soin,

C’est de la liberté l’impérieux besoin.

Aussi dans chaque État, dans chaque République,

Il est, d’un traité saint, un monument antique

Sous la garde du prince, et contenant des droits

Qui ne doivent jamais être violés des Rois !

Il met nos libertés sous leurs ailes sacrées

Et, montant sur le trône, ils les ont tous jurées ;

Sans faire de traités, les peuples ignorants

Conservent près du trône un autel aux serments !...

Et c’est ainsi que l’homme, alors, put se résoudre

À s’adorer lui-même et baisser dans la poudre

Ce front majestueux qu’il doit porter au ciel,

Pour l’admirer sans doute, et prier l’Éternel !...

Ce fut la liberté qui créa les monarques.

D’un pouvoir tutélaire, on leur donna les marques ;

Et tous les attributs du suprême pouvoir

Sont les vivants témoins d’un auguste devoir.

Albion consacra d’une liberté sage

La limite, et les droits, et leur modeste usage,

Dans un pacte immortel chéri de ses enfants :

Vous le connaissez tous !... et certes les tyrans

Qui naguère ont pesé sur la triste Angletterre

L’ont respecté du moins tout en le fesant taire !

Ce qu’ils n’ont point osé, ce qu’ils n’eussent point fait,

Stuart l’exécuta. C’est son moindre forfait.

Vous avez entendu la nation entière

Accuser, jusqu’ici, sa tyrannie altière ;

Vous l’avez vu laisser les destins de l’État

Aux mains d’un favori, qui, devenant ingrat.

{p. 63}Abandonna le trône à d’indignes ministres !

On se rappelle encor tous leurs complots sinistres ;

Leur vacillant pouvoir, et leurs desseins troublés ;

Ces parlements dissous aussitôt qu’assemblés,

Dont le seul crime était un sévère langage,

Et contre les abus un vertueux courage.

Mais Charles oubliant comment règnent les Rois,

Construisait un pouvoir du débris de nos loix ;

Il méprisa leurs vœux, il méconnut leurs plaintes,

Et tâchait d’abolir et nos libertés saintes,

Et les antiques droits du Sénat d’Albion,

Et les sacrés autels de la religion.

Déjà se préparait un affreux despotisme ;

Déjà la Cour de Rome armait son fanatisme ;

Et, pour en protéger les éternels complots,

Dans l’Irlande en stupeur on versait à grands flots

Le sang du protestant trop fidèle à son culte,

En versant, à la fois, et l’outrage et l’insulte.

On osa l’accuser, pour voiler à nos yeux

Les fautes du pouvoir, ses plans audacieux !...

Et quand, par l’Éternel, Albion détrompée

Prit d’une main son pacte et de l’autre l’épée,

Pour conquérir ses droits injustement ravis !...

Charle employa sa force à fouler son pays !...

Ah ! longtemps Albion gardera la mémoire

De ces jours désastreux, où le champ de victoire,

Sans offrir d’ennemis, était pour le vainqueur

Un sujet de tristesse, et sa gloire un malheur !

Où chacun des partis, aveuglé par la haine,

Reconnaissait la mort pour seule souveraine.

L’Angletterre est tranquille et ses maux ont cessé !

Leur cause existe encor, quel serait l’insensé

Qui, pour le vain honneur d’une fausse clémence,

De la guerre, en ces lieux, laisserait la semence ?

Par nos leçons plutôt, avertissons les Rois

Qu’ils sont des citoyens, qu’ils sont soumis aux lois ;

Elles doivent, pour eux, être bien plus sacrées,

Ils 2 les ont les premiers et faites et jurées :

Pensant remplir le vuide, entre l’homme et les Dieux,

{p. 64}Est-ce par cela seul qu’ils sont conçus par eux,

Qu’ils pourront à leur gré nous punir de leurs crimes ?

Leur auguste pouvoir les rend-il légitimes ?

Et ne sommes-nous pas le juste tribunal

Qui leur fasse expier un orgueil si fatal ?

Si l’appareil d’un camp est leur raison suprême,

Les peuples ont la leur, contre le diadème !

Et l’Angletterre, enfin, l’exerce en ce moment !

Honneur à vous, Milords, honneur au parlement

Qui, de la liberté, sage dépositaire,

D’une fidèle voix éclaira l’Angleterre !

Achevez votre ouvrage et secouez ses fers !

Grand Dieu, qui résidez par delà l’univers,

Qui du sacré soleil avez tracé les routes,

Et pour qui notre globe et les cieux sont sans voûtes,

Dont le trône éternel a pour seuls courtisans

La sainte vérité, la justice et le temps,

Éclairez nos esprits, inspirez la sentence !

Ou faites qu’à nos yeux éclate l’innocence !

Assurez d’Albion la gloire et le repos !

D’un [air] tout à fait inspiré:

Le Seigneur nous entend et bénit nos travaux.

Un moment de silence.

Scène III §

Les précédents, Strafford.

[Strafford.]

Hé, quoi ! C’est parmi vous que règne un tel silence !

Personne de son Roi n’entreprend la défense !

C’est moi, son ennemi, qui lui prête ma voix

Pour repousser des traits destructeurs des Rois !

Ô toi, martyr du trône ! Ô Strafford, ô mon père !

Inspire mon courage, appaise leur colère !

S’ adressant au parlement.

{p. 65}Si l’on fut sourd aux cris que, pendant ses malheurs,

Le Roi vous adressait pour trouver des vengeurs,

Ici, l’on est muet quand on le calomnie !

Vous laissez remonter tout le cours de sa vie

Pour y chercher un tort, un crime, des forfaits,

Et voyant chaque jour marqué par des bienfaits,

Votre rage en augmente, et c’est par des supplices

Que vous voulez payer sa bonté, ses services !

Vous êtes effrayés de le voir innocent,

Et pour justifier un affreux parlement

Vous osez lui prêter jusqu’à vos propres crimes,

Et, ne les jugeant pas assez illégitimes,

Vous n’avez pas tremblé d’en forger de nouveaux !

Mes yeux cherchent un juge, ils trouvent des bourreaux !...

Vous rejettez les maux de l’Irlande opprimée

Sur le Roi généreux dont les soins l’ont calmée !

À quoi peut lui servir d’immoler ses sujets ?

Mais on l’accuse en vain, ces prétendus forfaits

Ont servi de prétexte au meurtre de mon Père !

Ils furent donc punis !... Heureux que ma misère

Fasse voir votre haine et disculpe mes Rois !

Vous l’accusez encor de violer les lois ?

Vos lois sont le soutien de son pouvoir suprême,

Il les maintint toujours, contre la Chambre même !

Et s’il s’arma contre elle, on l’était contre lui !

Vous avez refusé de lui prêter appui ;

La majesté des Rois jadis inviolée.

Par vos crimes sans nombre, alors, fut ébranlée ;

Alors, elle eut recours au destin des combats,

Son peuple d’un côté, de l’autre vos soldats.

Pourriez-vous dire, enfin, par quel noir privilége

Vous portez sur vos Rois une main sacrilége ?

Est-ce comme monarque ? Il est sacré pour vous.

S’il n’est qu’un citoyen, cessez votre courroux !

Car ce n’est pas à vous d’exercer la justice !

Cromwell.

Le salut de l’État exige qu’il périsse !

Strafford.

{p. 66}Le salut de l’État est d’observer les lois !

Et vous les violez en condamnant vos Rois !

Quand même il serait vrai qu’on eût commis des crimes,

En renversant leur trône on vengea les victimes !...

Milords, écoutez-moi : si votre liberté,

Encor dans son berceau, veut, pour sa sûreté,

Abattre de vos Rois l’antique et noble race,

Vous tous, qui des Romains, voulez suivre la trace,

Rome se contenta de bannir les Tarquins ;

Et si vous prétendez surpasser les Romains,

Que ce soit leurs vertus et non pas leurs supplices !

Regardant Cromwell.

Ah ! d’un tyran cruel ne soyez pas complices !

Déjà votre monarque est assez malheureux,

Sa grandeur est éteinte !... et c’étaient là vos vœux.

Hélas, qu’en reste-t-il pour la rendre importune ?

Un homme !... votre Roi, courbé sous l’infortune.

Anglais ! Laissez-le vivre, il sera pour les Rois

Un exemple vivant du pouvoir de vos lois.

Ah ! tombons à ses pieds, notre Prince s’avance ;

Ne craignez rien, son cœur ignore la vengeance.

Scène IV §

Les précédents, Charles, la Reine.

Charles.

Anglais, à pareil jour, et dans ces mêmes lieux,

Vous me juriez naguère, à la face des cieux,

D’obéir à ma voix, de défendre mon trône ;

Tandis que de vos mains, recevant la couronne,

Je promettais au peuple un règne de bonheur.

Au mépris des serments, au mépris de l’honneur,

{p. 67}Vous avez altéré la paix de l’Angletterre ;

L’on devait me défendre, et l’on m’a fait la guerre

Au nom de tout mon peuple et de la liberté !

Je ne m’opposais point à sa félicité !...

Et c’est à d’autres Dieux que l’on me sacrifie !

N’attendez pas de moi que je me justifie,

Qu’une vile prière, inutile envers vous,

Indigne de moi-même, aille arrêter vos coups !

Tout dépouillé qu’il est de sa brillante marque,

Mon front doit faire voir que je suis un Monarque.

Malgré tous vos efforts il n’est point d’attentat

Qui puisse offrir le droit d’en obscurcir l’éclat,

Et personne, en ces lieux, ne peut être mon juge !

Hélas ! il en est un, qui sera mon refuge,

L’opinion publique et la postérité !

D nous faut tous subir sa terrible équité.

J’en appelle à ses lois ; vous, tremblez d’y paraître

Couverts de vos forfaits, du sang de votre maître ;

Tremblez ! son jugement est inscrit dans le ciel !

Si je l’eusse oublié, si j’eusse été cruel.

Je régnerais encor !... Il vous sera facile

De rendre à vos désirs tout mon peuple docile,

En régnant par le fer, la guerre, la terreur !

J’ignorais ce moyen de faire son bonheur !...

Mais craignez son réveil, il connaît sa puissance,

Il pourra, grâce à vous, s’armer pour sa défense.

Tranquille, il reposait, vous l’avez déchaîné.

Hélas ! ne croyez pas qu’à ce monstre entraîné

On puisse commander et marquer la barrière,

Il ne souffre aucun frein, lancé dans la carrière.

Votre guerre civile, une hache à la main,

A par sa course avide applani le chemin.

Il dévore déjà l’autel, le diadème,

Il se verra contraint de se ronger lui-même.

Et le char de l’État, vainement maîtrisé.

Ira rougir la place où vous serez brisé.

Prévenez ces malheurs, rentrez au sein d’un Père,

Il vous pardonne encore et n’a point de colère !

De vos seuls bienfaits il veut se souvenir.

{p. 68}Renoncez aux périls d’un funeste avenir !

Oui, son pouvoir sacré vous offre son ombrage,

Et venez dans mes bras abjurer votre rage !...

Cromwell.

J’apperçois, Ireton, les visages changer !

Ireton.

Ah ! croyez-moi, Seigneur, nous sommes en danger !

La Reine.

Milords, ma seule force est dans notre innocence,

Je ne puis vous offrir que mes pleurs pour défense,

Je suis trop faible, hélas, pour chercher à sauver

Un Roi que ses vertus n’auront pu conserver !

Je vois que par vos mains sa couronne est ravie ;

Ah ! reprenez vos dons, mais laissez-moi sa vie !

Vous me l’avez donnée en flattant mon esprit

D’un hymen fortuné, dont voici tout le fruit ;

Vous accablez mon cœur et comblez ma misère !...

Pourquoi m’avez-vous fait aborder l’Angleterre ?

En sortirais-je, hélas, par ces mêmes chemins

Que l’on sema de fleurs présageant nos destins ?

Je me rappelle encor cette foule empressée

Qui, dans un même espoir, confondait sa pensée ;

Surprise, des Anglais je louais le respect !

Tout m’enchantait alors, rien ne m’était suspect ;

Vos efforts préparaient la pompe nuptiale...

Ah ! deviez-vous, hélas, la rendre si fatale ?

Par la candeur du mien je jugeais tous les cœurs,

Et, respirant à peine au milieu des honneurs,

Des fêtes de la France ils effaçaient l’image !...

Je m’enivrais sans cesse, en recevant l’hommage

D’un peuple de héros sur qui j’allais régner !...

Réduite, maintenant, à vous importuner

De mes pleurs refusés, d’une plainte inutile,

Seule, je m’en irai, demandant un asile,

Où je sois à l’abri de vos noires fureurs,

{p. 69}En proie à la misère, après tant de grandeurs !...

Veuve de mon époux et veuve de mon trône,

Dont le dernier débris restera ma personne !

Ayant pour tout cortège un soldat inhumain,

La tristesse et les pleurs et la mort dans le sein,

Emportant de Stuart la dépouille chérie,

Fuyant après sa mort sa terrible patrie !...

Et voilà par quels soins les généreux Anglais

Auront de tous leurs Rois reconnu les bienfaits !

Leur mort ou leur exil ! ah ! l’Europe indignée

Refusera de croire à notre destinée !

Que je suis malheureuse !... Ah ! ne vous chargez pas

De l’horrible fardeau de ces noirs attentats !

Ah ! Milords, sauvez-nous et je vous en supplie

Par vos tendres enfants et par votre patrie !

Vous la déshonorez, écoutez vos remords !

Nous irons en exil, nous quitterons ces bords !...

Elle pleure.

Percy.

Milords, je ne saurais être votre complice !

Lambot.

Je ne veux pas du Roi conspirer le supplice !

Suffolk.

Milords, je me retire, il fut mon bienfaiteur,

Cromwell.

Ô, désespoir !...

Dunbar.

                                 Et moi, je consulte mon cœur,

Il me dit que Stuart ne peut être coupable.

D’un horrible forfait je ne suis point capable.

Cromwell.

Vous oubliez, Milords...

Scène V §

Les précédents, Fairfax.

Fairfax, brusquement et avec mépris.

{p. 70}                                   Sir Cromwell, arrêtez !

Et cessez vos discours !... Vous, Milords, écoutez !

Pendant que vous voulez bannir la tyrannie,

Je viens vous avertir, au nom de la patrie,

Qu’il s’élève en ces lieux un tyran plus cruel ;

Il menace déjà ; ce tyran, c’est Cromwell !...

Il désire, il médite un pouvoir sacrilège,

Chacun de ses discours, chaque pas est un piége ;

C’est l’ennemi des Rois parce qu’il veut régner !

Cromwell, à Fairfax.

Je sens à vos discours mon âme s’indigner.

Vous savez qui je suis, Milord, et mon silence...

Fairfax.

Est la preuve, Cromwell, de tout ce que j’avance.

Cromwell.

Vous avez méprisé votre emploi généreux !

Vous n’avez plus le droit de paraître en ces lieux !

Fairfax.

J’ai conservé celui de sauver l’innocence !

Au nom de mon pays, j’en prendrai la défense

Pour empêcher l’affront qu’on lui veut imprimer !

Cromwell.

Et qui vous dit, Milord, qu’on la veuille opprimer ?

Charle est mon bienfaiteur, je me plais à le dire !

Je veux lui conserver et la vie et l’empire !

Et pour y parvenir, allons délibérer...

Ireton.

{p. 71}Que faites-vous ?

Cromwell.

                                  Suis-moi !... je vais les rassurer ;

Sache éloigner Fairfax, fais approcher l’armée !

Fairfax, au Roi.

Comptez sur mes efforts, (à la Reine) soyez moins allarmée,

Madame.

Strafford.

                      Sire, et moi je m’en vais avec eux

Soutenir leurs esprits et d’un sort plus heureux

Poursuivre en ce moment la première espérance.

À la Reine.

Vous, retardez Cromwell et, pendant son absence,

Peut-être pourront-ils vous rendre le pouvoir.

Venez, Fairfax...

Cromwell.

                                Gardes, faites votre devoir !

On emmène le Roi. – Fairfax et Strafford sortent du côté des juges ; Ireton et Cromwell de l’autre ; Cromwell le dernier.

Scène VI §

La Reine, Cromwell.

La Reine.

Arrêtez-vous, Cromwell, j’ai deux mots à vous dire !

Vous avez sur leurs cœurs un bien funeste empire !...

Vous pourriez, en ce jour, illustrer votre nom,

D’une gloire immortelle acquérir le renom...

Ah !... Cromwell, sauvez-nous, quand tout nous abandonne !

{p. 72}Et si, pour retirer notre malheureux trône

De l’abyme profond où vous l’avez jeté,

Vous voulez déployer autant d’activité

Que, pour l’anéantir, vous en faites paraître,

Vous devez l’élever en moins de temps, peut-être.

Qu’il ne vous en faudra pour le faire écrouler !

Hélas !...

Cromwell.

                   Voilà pourquoi vous me voulez parler ?

Madame, au parlement on attend ma présence...

La Reine.

Vous vous trompez, je veux vous offrir la puissance ;

Oui, Cromwell, nous devons renoncer aux grandeurs,

Par notre humilité prévenir nos malheurs ;

Vous pouvez acheter votre injuste couronne,

En jouir justement, mon époux l’abandonne.

Je vais signer sa honte, et le trône est à vous

Si la porte, à l’instant, s’abaisse devant nous :

Voyez, Cromwell, voyez à quelle ignominie

Je descends pour sauver une pénible vie !

Voulez-vous profiter de notre abaissement ?

Cromwell.

Madame, j’y consens, et vais au parlement...

La Reine.

Si vous y consentez, qu’importe la sentence ?

Allons plutôt, Milord, délivrer l’innocence,

Préparer notre fuite et signer le traité.

C’est moi qui vous convie à notre adversité !...

À prendre notre place et notre diadème.

Cromwell, avec impatience.

Je vais au tribunal pour vous sauver moi-même.

La Reine.

Il n’abdiquerait plus !... Pouvez-vous balancer ?

Cromwell.

{p. 73}Je suis juge, Madame, et je vais prononcer !...

La Reine, se jetant aux genoux de Cromwell.

Cromwell, de mon époux ne tranchez point la vie !...

………………………………………………………. 3

Cromwell, avec orgueil.

Relevez-vous, Madame.

Il sort.

Scène VII §

La Reine.

                                  Et j’étais à genoux !

Ah ! que ne fait-on pas pour sauver un époux !

De cet abaissement je te demande grâce,

Noble sang des Bourbons ; si je démens ta race

C’était pour conserver la tige de tant de Rois,

Que je vais aller voir pour la dernière fois.

ACTE V §

Scène première §

Charles, la Reine, gardes.

Charles.

{p. 74}Ne désespérons point, ma chère et tendre amie,

J’ai cru par nos revers ta constance affermie.

On ne vient pas encor m’arracher de tes bras ;

L’espoir nous accompagne en marchant au trépas ;

Il nous est bien permis, devant qu’on nous l’annonce ;

Peut-être que pour nous, l’Éternel se prononce !

Pourquoi pleurer d’avance un malheur incertain ?

Ah ! tu peux espérer un plus heureux destin !...

Tu doubles mon tourment, ta douleur me désole,

Je devrais être plaint... C’est moi qui te console !...

La Reine.

C’est moi qui vous survis !... c’est moi qu’il faut pleurer !

Quel avenir, Seigneur, et que puis-je espérer ?

De finir au plutôt une vie abhorrée !

Ils vous ont condamné, votre mort est jurée !

Je tâchais d’attendrir Cromwell !... Ce fut en vain :

Il ne m’a répondu que par un froid dédain ;

Hélas !...

Charles.

{p. 75}                              Mais la sentence est encor incertaine.

La Reine.

Si j’en avais l’espoir, aurais-je tant de peine ?

Cessez, Charles, cessez des discours superflus !

Mon ami, je le sens, je ne vous verrai plus !

Que ne puis-je arrêter cette heure fugitive

Qui nous reste, et...

Charles.

                                  Peux-tu souhaiter que je vive ?

Pour moi, je n’y verrais qu’un sinistre avenir.

Ces maux toujours croissants, ma mort va les finir !

Je ne me verrai plus, trahi par la fortune,

Traîner une existence à moi-même importune.

La paix et le bonheur dont tu m’as fait jouir

Me la rendait moins triste, et pouvait l’adoucir.

Mais par ces derniers coups mon âme est déchirée !...

Épouse toujours chère et toujours adorée,

Je te quitte à regret !... oui, malgré mon danger,

Entouré de l’horreur où l’on m’a su plonger,

J’éprouve, en te parlant, en voyant ce que j’aime,

Un charme inexprimable, une douceur extrême !...

Cette heure... ce moment... c’est mon dernier plaisir !...

Plus on est malheureux, mieux on doit le saisir !...

Tranquille, sur mon sort je ne sens point d’alarmes ;

C’est en pensant à toi que je verse des larmes.

Je te laisse, en mourant, seule, sur un écueil,

Parmi des ennemis triomphants par ton deuil.

La Reine.

La feuille ne vit pas de l’arbre détachée ;

Le chagrin et les pleurs déjà m’ont desséchée ;

Il ne faut plus qu’un souffle, et je m’en vais périr !

À vos cendres, Seigneur, j’irai me réunir !...

Charles.

{p. 76}Et qui de nos enfants soignera la jeunesse ?

Ah ! tu devras pour eux redoubler de tendresse,

Leur déguiser, peut-être, un destin si cruel ;

Pourrais-tu les livrer sans défense à Cromwell ?

C’est à toi de sauver leurs tristes destinées,

Ils pourront adoucir le froid de tes années :

Moi, je vais dans la tombe, incertain de leur sort,

Tu l’apprendras au moins !...

La Reine.

                                  Hélas ! voici Strafford !

Et son front sans couleur, et sa démarche annonce

Que du noir parlement, il prévoit la réponse !...

Scène II §

Les précédents, Strafford.

Strafford.

Fidèle à mon devoir, je viens...

La Reine.

                                                               Quelle douleur !

Strafford.

D’entendre votre arrêt, vous épargner l’horreur !...

Les juges incertains penchaient vers l’indulgence :

Cromwell, infatigable, avide en sa vengeance,

Voyant par leur dessein renverser son espoir,

Arrive, furieux, pour sauver son pouvoir ;

Tout ce que la nature et son profond génie,

L’ascendant, le savoir, l’audace réunie,

Lui donnèrent de ruse, est soudain déployé ;

{p. 77}Chacun de ses amis à son poste envoyé ;

Aussitôt il commence, il parcourt l’assemblée ;

Par ses adroits discours elle est bientôt troublée !

Il contraint son complice à suivre son devoir ;

Avec l’ambitieux, partage le pouvoir ;

Il donne à l’avarice un or illégitime ;

La guerre aux factieux ; à chacun sa victime ;

Menace de sa haine ou promet ses faveurs ;

Effraye l’incertain et décide les cœurs !...

Le peuple par ses cris demande le supplice ;

Des soldats se font voir !... Sous cet affreux auspice,

Chacun signe en tumulte (il pleure) et c’était votre arrêt !...

Excusez ma douleur !... l’échafaud est tout prêt !...

Charles.

Je ressens, cher Strafford, une peine profonde ;

Après cette fortune, en grandeur si féconde,

Il ne me reste rien pour vous récompenser !...

Donnez-moi votre main et venez m’embrasser !

Et quant à l’avenir, c’est votre soin, Madame.

Strafford.

Sire, ma récompense est au fond de mon âme.

La Reine.

Sire !...

Un moment de silence.

                  Hélas ! je ne peux me soutenir... Strafford !

Charles.

Ciel !

Strafford.

             Voyez sur son front la pâleur de la mort ;

Sire ! elle se meurt...

La Reine.

                                  Non... non, je me sens revivre !...

{p. 78}Charles, je n’aurai pas le bonheur de vous suivre !...

Ma force se ranime et c’est de désespoir !

Ô douleur inouïe !... ah ! laissez-moi vous voir !

Est-ce bien vous, ô ciel !... oui... tout mon corps frissonne !

Et tu vas périr seul ? Ah ! donne ta main, donne !

Elle pleure.

Que je la serre encor contre mon tendre cœur !...

Hélas ! il est glacé d’une froide sueur !

Ô Charles, mon époux, parle, je t’en supplie !...

Mes yeux sont obscurcis, je doute de ta vie !...

Elle pleure.

Charles.

Son esprit est troublé par l’excès du malheur !

La Reine.

Je ne m’égare point, car je sens ma douleur !...

L’affreuse vérité, de son flambeau terrible,

Ne m’éclaire que trop !... que ne suis-je insensible !

Que ne puis-je douter !

Scène III §

Charles, la Reine, Strafford, Lambert, Gardes.

Lambert.

                                  Ministre rigoureux,

Je viens du parlement exécuter les vœux,

Vous conduire !...

Charles.

                                  Lambert, je vous entends.

Lambert.

{p. 79}                                                                                                      Sire,

Mais voici la sentence et je dois vous la lire.

Charles.

Je le sais ; vous pouvez vous épargner ce soin ;

Laissez-nous un moment nous parler sans témoin,

Faites-moi ce plaisir, et je vous le demande.

Lambert.

Je ne le puis.

Charles.

                         Hé bien, Lambert, je le commande !

Lambert se retire avec les gardes.

Scène IV §

Charles, la Reine, Strafford.

Charles.

Écoutez-moi, Madame, et vous aussi, Strafford :

Je ne désire pas que l’on venge ma mort ;

Les malheureux Anglais me vengeront eux-mêmes !..

Accomplissez en tout les volontés suprêmes

Que je vais vous dicter avant d’aller mourir :

Soumettez-vous, Madame, apprenez à souffrir ;

Fuyez avec Strafford une injuste contrée,

Dérobez à ses coups votre tête sacrée.

Et par le seul Strafford vos pas seront suivis.

Le reste des Anglais se doit à son pays ;

Je leur défends la fuite aux terres étrangères.

Strafford doit jusqu’au bout partager nos misères,

{p. 80}Il a droit aux honneurs de la fidélité.

Ayez pour tout mon peuple une même équité ;

De mes juges, surtout, ne tirez point vengeance :

Oui, ceux qui m’ont trahi méritent indulgence !

Ceux qui m’ont défendu n’ont fait que leur devoir.

Je vous commande enfin, quel que soit votre espoir.

De respecter toujours le sol de l’Angletterre ;

N’allez pas, pour nos fils, lui susciter la guerre :

Le droit qu’elle nous donne est ravi dans un jour ;

Sans combattre le peuple, excitez son amour.

Ce sont là les vrais droits des Princes légitimes !

Il est beau de régner par des vœux unanimes !

Ainsi, choisissez donc quelque modeste exil.

Où vous puissiez en paix, à l’abri du péril,

Conserver de vos jours la trame précieuse ;

Là, sans être entourés d’une cour fastueuse,

D’un tranquille bonheur vous goûterez le prix.

À Strafford.

C’est à vous, mon ami, que je lègue mes fils !...

Pour les instruire, encor sur vous je me repose ;

De ma triste infortune, expliquez-leur la cause !...

S’ils gouvernent la terre, il leur faut des vertus !...

À des Rois sans mérite, elle n’obéit plus.

Qu’ils apprennent de vous à suivre les grands Princes,

À fuir de vains plaisirs, à régir des Provinces,

En régnant par soi-même et ses propres talents ;

Qu’ils deviennent heureux ! et justes, et cléments,

Montrez-leur du pouvoir le glissant précipice,

Ses écueils, ses dangers ; il faut que l’on choisisse

Entre l’amour du peuple et la haine des grands ;

On est souvent haï des deux en même temps !...

Qu’ils plaignent les malheurs, les soins de la puissance.

Hélas ! je suis privé de leur douce présence !

J’aurais eu du plaisir à les voir sur mon cœur,

À sentir leurs baisers éloquents de douleur ;

Sans avoir de regret j’aurais quitté la vie

Au milieu de mes fils, et de ma tendre amie,

De vous aussi, Strafford. Quoi ! vous pleurez tous deux ?

Strafford.

{p. 81}Ces pleurs sont les premiers qu’auront versé[s] mes yeux.

Charles.

Aux volontés de Dieu ne doit-on pas souscrire ?

Sa providence est grande, et je puis vous prédire

Que ce sceptre échappé de ma débile main,

Un jour sera rendu, par son auguste soin,

À nos fils qui, savants des erreurs de leur Père,

Régneront par les lois sur la libre Angleterre !

Grand Dieu, me voilà prêt à paraître à tes yeux,

Je te porte ma vie !... Ombres de mes ayeux,

Sollicitez pour moi la céleste clémence !...

Les souverains, surtout, ont besoin d’indulgence,

Ô grand Dieu ! souviens-toi que j’ai vu du même œil

Le faîte du bonheur et l’apprêt du cercueil.

Je suis jugé sans doute, et tu marques ma place !...

Hélas ! quoiqu’il n’est rien qu’un repentir n’efface,

Par ma vie et mes maux je me suis préparé

À franchir sans remords cet éternel degré !

Et malgré mes erreurs, en ta bonté j’espère !...

On doit marcher sans crainte en marchant à son père.

Scène V §

Charles, la Reine, Strafford, Lambert, soldats.

Charles, à Lambert.

Je suis prêt à vous suivre.

La Reine.

                                                                    Et vous allez ?

Charles.

                                                                                                     Mourir.

La Reine.

{p. 82}Ah ! restez un moment ! laissez-moi m’affermir !

Charles.

Je réclame de vous une grâce dernière !

La Reine.

Parlez !

Charles.

                La mort m’attend, rien ne peut m’y soustraire.

Par un dernier effort, couronnez vos douleurs ;

N’arrêtez point mes pas, commandez à vos pleurs ;

Me voyant sans gémir, que votre adieu, Madame,

Soit celui d’une Reine et montre une grande âme.

Il embrasse la Reine ; Strafford se saisit de la main de son Roi et l’embrasse.
À Strafford.

Pour vous récompenser, je vous permets, Strafford,

D’accompagner mes pas, quand je vais à la mort.

À Lambert.

Marchons !

La Reine.

                         Adieu !... sortez, je crains tout de moi-même.

Scène VI §

La Reine, seule.

Ils sont partis !... Grand Dieu ! de son malheur extrême !...

Malheureuse ! tais-toi !... tes vœux sont superflus,

Ce palais de ses pas ne retentira plus !...

Et pourquoi suis-je seule ?... il était là naguère !...

Mais il doit revenir... Il l’a dit... je l’espère !...

Que vois-je... mes enfants, approchez-vous tous deux,

Il vous a demandés !... Il aime vos doux jeux !...

Scène VII §

La Reine, Fairfax.

Fairfax.

{p. 83}Je fus votre ennemi, mais à regret, Madame...

La Reine.

Hé, quoi, Charles, c’est vous !... vous ravissez mon âme !

Fairfax.

Sa profonde douleur a fasciné ses yeux !

Je suis Fairfax, Madame...

La Reine.

                                  Il est bien généreux !...

C’est lui qui vous sauva !... Fuyons, je vous en prie !

Fairfax.

Hé, Madame, je viens défendre votre vie,

Déjà le parlement a menacé vos jours !

La Reine.

Hélas ! ce n’est pas lui !...

Fairfax.

                                  Mais voici mon secours.

Elle ne m’entend pas !...

Scène VIII §

La Reine, Fairfax, Strafford.

Fairfax.

{p. 84}                                   Venez sauver la Reine !

Milord, un vrai délire et l’égaré et l’entraîne !...

Strafford.

Madame...

La Reine.

                          Mon époux ! où est-il donc, Strafford ?

Et qu’en avez-vous fait ? répondez !...

Strafford.

                                                                                            Il est mort !

La Reine.

Repaissez ma douleur de la fin de sa vie !

De mon calice amer je veux boire la lie ;

Oui, de mon sort affreux je veux sentir l’horreur,

Et m’enivrer enfin de ma propre terreur !...

Strafford.

Au sortir de ces lieux, une foule incertaine

Que partageait la crainte et l’amour et la haine,

Accueillait en silence et d’un œil curieux,

De la mort de son Roi les apprêts odieux.

Les soldats de Cromwell, servant sa défiance,

Restaient le glaive en main ; et leur impatience,

Du cortége funèbre accusant la lenteur,

De l’Anglais attendri semblait craindre l’ardeur.

{p. 85}Ils gardaient l’échafaud, dont la seule présence

Faisait trembler le crime et frémir l’innocence.

Enfin, le parlement, surpris de son pouvoir,

Assistait par orgueil, plutôt que par devoir.

Le triomphant Cromwell en couronnait le groupe ;

Altéré de vengeance, il en buvait la coupe :

Et feignant de prier, savourait à longs traits

Le sang de la victime offerte à ses projets ;

Le soleil disparut, mais son adieu rougeâtre

D’avance ensanglantait ce lugubre théâtre.

Tout, excepté Cromwell, est saisi de terreur

Et du crime, en suspens, ressent déjà l’horreur :

Charles paraît alors, sa démarche est tranquille ;

Et ses bourreaux tremblants baissent un œil servile,

Qu’un reste de pudeur condamnait au respect.

Un long gémissement s’élève à cet aspect !...

Charle est à l’échafaud comme il fut sur le trône,

Il semble commander, et le peuple frissonne !...

Le juste seul est calme ; il tourna vers les cieux,

Une dernière fois, son œil majestueux ;

Il les voit sans gémir, regarde l’assemblée,

Et dit ces derniers mots dont elle est ébranlée...

« Grâces à l’Éternel, je suis environné

Du peuple qui, jadis, m’a béni, couronné !

Ô vous que je cherchais à gouverner en père,

Gardez le souvenir de mon heure dernière !...

Si je parle, ô mes fils, c’est pour mes ennemis,

Et pour l’honneur anglais, que je vois compromis ;

Albion de ma mort ne sera pas tachée,

Je tombe sous les coups d’une fureur cachée ;

Puisse l’ambition qui creusa mon tombeau

Ne pas être à mon peuple un écrasant fardeau ;

Puisse mon pays, fier, ne point courber la tête,

N’obéir qu’à ses lois, n’avoir d’autre tempête

Que celle dont la mer fatigue ses vaisseaux !

Je péris innocent et mes crimes sont faux !...

Si je suis, par ma mort, utile à ma patrie,

Je vous excuse, Anglais, d’avoir tranché ma vie !...

Si mon fils, à régner, se trouvait condamné,

{p. 86}Qu’il sache qu’en mourant je vous ai pardonné !...

Adieu ! vivez heureux ! » À ces mots il se couche,

Le nom de l’Éternel expire dans sa bouche ;

Le vôtre fut celui que sa tête, en tombant,

La langue déjà froide, essayait vainement.

Cependant sa grande âme, à la terre ravie.

En montant vers les cieux regagnait sa patrie !...

Surpris, le peuple avoue, en le voyant mourir,

Qu’il vécut en héros, et périt en martyr :

Rien ne m’eût empêché, Madame, de le suivre !...

Avant de me quitter, il m’ordonna de vivre !…

La Reine, sortant d’un profond abattement.

Exécrable Albion, je puis donc te haïr !...

Je renonce à régner où l’on m’a pu trahir !

Je redeviens Française, et je lègue à la France

Ma couronne et mes fils, mes droits et ma vengeance.

En aurais-tu besoin, noble et vaillant pays,

Où l’horreur de l’Anglais fertilise les lys ?

Unissons nos efforts, notre cause est égale,

Je cherche la vengeance, et toi, perds ta rivale !...

Les lys devaient-ils donc s’unir aux Léopards ?

Ô France ! ô mon pays ! saisis tes étendards !

Et, tout en me vengeant, écoute ma prière !...

Que ta haine, à jamais, éternise la guerre,

Et combattez toujours, même au sein de la paix !

Que toujours la victoire appartienne aux Français :

Rivaux par les talents, la gloire et le rivage,

Soyez-les par les arts, la haine et le courage !

Puisse de mon pays s’élever un vengeur

Qui, de l’orgueil anglais rabaissant la hauteur,

De vingt siècles de haine accepte l’héritage,

Et sous une autre Rome, engloutisse Carthage !...

Et qu’Albion vaincue, en cent divers combats,

Lui demande sa grâce et ne l’obtienne pas !...

Qu’il voye, à ses genoux, l’Angleterre, éplorée,

Si toutefois la mer ne l’a pas dévorée !...

Elle tombe privée de ses sens.

Fairfax.

{p. 87}Dérobons-la, Seigneur, à des coups menaçants !

Strafford.

Daignez nous secourir, elle a perdu ses sens.

Fairfax.

Écoutez une voix, en leçons si féconde,

Ô Rois, instruisez-vous à gouverner le monde !