Honoré de Balzac
Personnages §
- Monsieur Gérard, négociant.
- Madame Gérard, sa femme.
-
} leurs filles.
- Caroline,
- Anna,
- } leurs filles.
- Monsieur Duval, droguiste, frère de madame Gérard.
- Roblot, caissier de la maison Gérard.
- Adrienne Guérin, première demoiselle.
- Louis Guérin, son frère, avocat.
- Hippolyte, premier commis.
- Justine, femme de chambre.
- Victoire, cuisinière.
- François, domestique.
- Un Notaire.
- Un Médecin.
- Un Juge.
- Un Greffier.
La scène est à Paris, dans le salon des appartements de la famille. Au fond est une antichambre. À gauche de la scène est la porte des appartements de madame Gérard et de ses filles. À droite le cabinet de monsieur Gérard.
La décoration ne change pas. On ne baisse le rideau que dans l’entr’acte qui précède le cinquième acte, pour marquer un laps de temps.
Acte premier §
{p. 5}Scène I §
Victoire
Que se passe-t-il, pour que le caissier se lève en même temps que la cuisinière ? Oui, c’est bien monsieur Roblot qui descend ; il a le pas d’un chat. Il n’y a que les amoureux et les voleurs qui marchent ainsi, et il n’est rien de tout cela.
Roblot
Par quel hasard vous trouvez-vous ici, Victoire ?
Victoire
Un hasard de tous les jours. Je viens prendre les {p. 6}ordres pour aller au marché. Mais vous voilà matinal comme un commis chargé de l’étalage.
Roblot
Les Magasins ne sont donc pas encore ouverts ?
Victoire
Les commis dorment encore tous ; ils ne se sont couchés qu’après une heure. On a tant vendu hier qu’ils en ont eu pour deux heures à replier et ranger les articles, à ce que j’ai ouï dire à monsieur Hippolyte. À minuit mademoiselle Adrienne travaillait encore. Je lui ai porté son riz au lait,… dans le salon des Magasins ! Oh ! elle a soin de sa petite personne, notre première demoiselle !
Roblot
Voulez-vous qu’une fille qui veille jusqu’au matin se couche sans souper ?
Victoire
Mais après qui donc en avez-vous, Monsieur Roblot ? Comment ? De quoi ! Dès six heures, rasé, du linge blanc, votre redingote neuve, point de lunettes et sans vos doubles manches vertes, comme si c’était dimanche ! Monsieur Roblot, êtes-vous somnambule, ou, ce qui serait plus drôle, amoureux ? Et pour qui ? Pour moi peut-être.
{p. 7}Roblot
Vous êtes ambitieuse, ma chère.
Victoire
On a vu des bourgeois épouser des cuisinières !
Roblot
Oui, mais on les a vus beaucoup plus souvent épouser des dots.
Victoire
C’est donc alors pour lui faire une dot, en attendant son veuvage, que monsieur comble mademoiselle Adrienne, qui n’est après tout qu’une domestique.
Roblot
Victoire, votre cuisine est excellente…
Victoire
Ah !
Roblot
…Mais votre langue est détestable. La première demoiselle de la Maison Gérard est une seconde maîtresse.
Roblot
Elle n’a pas de gages, mais des appointements, et son travail est…
Victoire
À sa place, moi !
Roblot
Que feriez-vous ?
Victoire
Je voudrais ne rien faire. Je m’en irais d’ici, je laisserais madame et ses filles bien tranquilles…
Roblot
Victoire, quel rôle prêtez-vous donc à mademoiselle Guérin ?
Victoire
Comment, Monsieur Roblot, vous qui êtes un homme d’expérience, un homme d’âge…
Roblot
À peine quarante ans, ma chère !
Victoire
Peut-être, quand vous êtes rasé, que vous avez du linge blanc ; mais à votre bureau, derrière votre grillage, avec vos lunettes vertes, vous êtes un peu vieillot…
{p. 9}Roblot
Eh bien ?
Victoire
Eh bien ! que diriez-vous si l’on vous apprenait que, dans une des plus riches Maisons de nouveautés, il est entré, il y a huit ans, une belle, une superbe demoiselle, fraîche comme une rose, seize ans, orpheline ; que le maître l’a fait insensiblement passer de six cents à trois mille francs ; puis les cadeaux ! et quels cadeaux ! des chaînes d’or ! des montres !… Enfin, que depuis trois ans elle a cinq pour cent sur les bénéfices ?
Roblot
Mais il en est ainsi pour tous les employés qui se rendent nécessaires à un grand Établissement.
Victoire
Vous me faites rire avec votre Établissement ; elle a su se rendre nécessaire à monsieur Gérard.
Roblot
Si mademoiselle savait ce que vous pensez d’elle !…
Victoire
Elle me ferait renvoyer ? À son aise ; je ne suis pas embarrassée pour me placer. Cependant , ne lui dites rien, Monsieur Roblot, quoique… Après tout, je ne suis pas {p. 10}un homme, et suis assez lasse d’avoir plusieurs maîtresses ; je ne sais à qui obéir. Mais si monsieur tarde à revenir, tenez, Monsieur Roblot, entre nous, on la renverra ; les cartes sont trop brouillées.
Roblot
À quoi voyez-vous ça ?
Victoire
Vous croyez donc que nous sommes tous comme vous, qui baissez les yeux et frottez vos manches quand ces dames sont habillées pour le bal, et qui toussez quand on se dit des mots piquants à table. Si madame veut obtenir quelque chose de monsieur, elle doit avoir recours à mademoiselle Adrienne. Si mademoiselle a seulement l’air d’être contrariée, monsieur est d’une humeur massacrante ; il gronde ses commis pour des riens ; quand il ne peut pas demander son avis autrement, il la consulte par des regards à s’arracher l’âme. Tous les commis, qu’il prend laids à faire du tort à son commerce, s’aperçoivent de tout, et ils en jasent.
Roblot
Taisez-vous. Apprenez qu’il est des hommes chez qui la bienfaisance et la bonté ne sont pas des calculs, (à part) et ce n’est pas ce qu’ils font de mieux ! (Haut.) Ordinairement, ma chère, les bienfaiteurs exploitent leurs obligés ou les obligés deviennent les tyrans de leurs bienfaiteurs ; {p. 11}aussi, quand on a le bonheur de rencontrer d’aussi belles âmes que celles de mademoiselle Adrienne et de son frère, y a-t-il du plaisir à cultiver des sentiments qui se soldent de part et d’autre sans mécomptes. Il n’est pas aussi facile que vous le croyez de placer un bienfait.
Victoire
Ainsi, monsieur s’est fait là des rentes en sentiments ?
Roblot
Vous êtes une vipère.
Victoire, à part.
Suis-je bête ! Il attend mademoiselle Guérin. Il y a quelque anguille sous roche… Je veux le savoir. (Haut.) Vous désirez sans doute parler à madame ? Je vais…
Roblot
Non.
Victoire
À l’une de ces demoiselles ?
Roblot
Allez à vos affaires.
Victoire
Mais je viens prendre les ordres de mademoiselle Adrienne. Encore une bonne niche que madame a faite à {p. 12}monsieur, d’ôter mademoiselle Guérin du second, et de la mettre entre elle et ses filles ! Oh ! malgré sa finesse et la protection de monsieur, Mademoiselle J’ordonne sautera.
Roblot
Eh bien ! allez donc. (Victoire sort.)
Scène II §
Roblot, seul.
Voilà les domestiques d’aujourd’hui ! C’est des ennemis apprivoisés par l’intérêt. Quand j’en aurai, je ne sais pas comment je ferai, moi qui m’étais tant promis de ne jamais avoir que ceux des autres. (Il va jusqu’à la porte de l’appartement.) Elle ne m’écoute pas ? Non. (Il revient.) Elle a remarqué ma tenue extraordinaire dès le matin. Je prétexterai un rendez-vous pour quelque affaire importante, et personne ne devinera le secret de la démarche que je vais tenter. Me voilà donc, malgré mon impassibilité, jeté comme acteur dans le drame qui se joue ici, après m’être bien promis, en entrant dans ma carrière, de ne jamais me mêler que des affaires d’argent dans les Maisons où je serais employé. Jusqu’à présent, quand madame Gérard me disait d’un air dolent : « Ah ! mon cher Roblot, que de peines dans la vie ! – [Je {p. 13}répondais :] C’est vrai, Madame ; mais la vente a doublé! – Monsieur Roblot, à quoi sert la fortune, si on n’a pas le bonheur ? – Madame, j’ai ordre de passer une voiture nouvelle à profits et pertes. Et en sortant j’entendais dire : « Il a le cœur dans sa caisse, ce Roblot ! » Moi, qui voulais mourir tranquille, garçon, sur mon fauteuil de caissier, remuant des écus, empilant des écus, ne me souciant que d’écus, je vais donc avoir une belle femme, sans doute des enfants, une fortune : embarras sur embarras. Je me serais mieux arrangé de rester premier ministre de la Maison Gérard ; ma tête se trouble aussitôt que je passe des écus aux sentiments. L’amour ? C’est des paroles et ça finit. Parlez-moi d’un beau bordereau à l’encre rouge et noire, de comptes bien alignés, d’où il résulte de l’argent dans la caisse ! Ça va toujours. Aussi monsieur Duval a-t-il bien trouvé le seul moyen de séduire mademoiselle Adrienne : l’argent ! Moi, Roblot, me voilà pris. L’intérêt la fera-t-il aussi succomber ? Mademoiselle Adrienne est une vertueuse fille. Hier, je ne l’aurais pas juré, ça ne me regardait pas ; mais ce matin !… Mademoiselle Adrienne, d’après mes relevés, doit avoir cinquante mille francs bien placés chez nos banquiers, par le conseil de monsieur Gérard. Moi, j’ai cinquante mille francs aussi. Nous pouvons commencer la banque Roblot et compagnie ! Ça pourra prêter à rire. Mais quelles masses de bordereaux ! Eh bien ! personne ne le croirait, ce n’est ni les bordereaux ni les comptes qui m’épouvantent, {p. 14}c’est la belle femme ! Ce maudit monsieur Duval me donne le rôle de Satan à jouer… J’entends mademoiselle Adrienne ! Mais comment parler d’amour, moi qui n’ai de passion qu’au bout de mes chiffres ! Après tout, l’amour est une addition, le mariage une multiplication, et l’arithmétique fait plus de mariages que l’amour n’en défait.
Scène III §
Adrienne, à Victoire qui sort.
C’est entendu : si vous trouvez une truite saumonée, quel qu’en soit le prix, ayez-la.
Victoire, à part.
Décidément, il y a quelque chose en l’air.
Adrienne
Déjà levé, Monsieur Roblot ?
Roblot
Mademoiselle, j’ai rendez-vous de bonne heure, chez les banquiers de la Maison, et je suis susceptible d’y déjeuner. (Il se retourne.) Eh bien ! Victoire, laissez-nous.
{p. 15}Adrienne
Allez, allez, Victoire ; pourquoi restez-vous ici ?
Victoire
Je regardais mon bonnet. Il n’est pas assez frais, je vais le changer.
Roblot
Est-elle coquette !
Victoire
Mais tout comme d’autres. (Elle sort.)
Roblot
Insolente !
Adrienne
C’est une bonne fille.
Roblot
Ne vous laissez pas prendre à des paroles oiseuses. Mademoiselle, elle est votre ennemie, elle vous hait à cause de la surveillance que vous exercez, et croit que vous allez succomber…
Roblot
Ne vous étonnez pas encore. (Il ferme doucement la porte du fond.)
Adrienne, [à part].
Que veut-il ?
Roblot
Victoire n’est plus là. (II montre les appartements.) Tout dort ici. Vous aurez assez de quoi vous étonner. Parlons bas. Nous avons à causer d’affaires graves et secrètes, Mademoiselle. Croyez-vous qu’un homme de quarante ans, un homme qui aurait beaucoup moins de cheveux blancs que notre patron, (à part) bien ! (haut) puisse encore se marier ?
Adrienne
C’est selon. Je vois des jeunes gens de trente ans qui sont des vieillards, et des hommes de cinquante ans qui ont une jeunesse de cœur…
Roblot
Il s’agit d’un homme qui n’a jamais eu de passions, qui a mené une vie sage, qui ne fume pas, très sobre, un homme bien conservé, dans mon genre.
Roblot
Ainsi, pure supposition, si de grands intérêts l’exigeaient, n’auriez-vous aucune répugnance pour ma personne ?
Adrienne
Êtes-vous éveillé, Monsieur Roblot ?
Roblot
Je vous vois, Mademoiselle.
Adrienne
Monsieur Roblot…
Roblot
Vous n’auriez aucune répugnance. Je constate le fait.
Adrienne
Vous êtes ici un personnage trop sérieux pour que je prenne ceci en riant.
Roblot
Il n’y a pas de quoi rire.
Roblot
Malgré la soumission absolue que professent les amants pour leurs idoles…
Adrienne
Il est fou !
Roblot
…Je ne puis consentir à vous écouter qu’après vous avoir chiffré…
Adrienne
Le caissier reparaît, la raison reviendra.
Roblot
…Chiffré, je tiens à ce mot, votre situation. Quant à mon amour, je serai bref, ne vous impatientez pas.
Adrienne
Vous me promettez que cela ne durera pas longtemps ?
Roblot
Un petit moment et l’éternité. Nous autres, nous faisons l’amour sans phrases.
Adrienne
Il extravague !
Roblot
Mademoiselle, quand vous êtes entrée ici, moins belle {p. 19}encore que vous ne l’êtes aujourd’hui, mais charmante de grâce ingénue, de modestie, et pauvre, il était bien permis à un caissier de vous observer à travers les petits rideaux verts de son bureau, de faire des rêves. Mais, en voyant votre attachement pour monsieur Gérard, le pauvre caissier a gardé le silence.
Adrienne
Monsieur Roblot, si vous continuez sur ce ton,je vous quitte.
Roblot
Faites-moi crédit d’un moment de patience. Je sais que mes sentiments peuvent vous être indifférents…
Adrienne
Une pauvre fille est toujours honorée d’inspirer une affection vraie, Monsieur Roblot ; mais elle peut n’y jamais répondre.
Roblot
Mademoiselle, avouez qu’il vaut mieux, quand une pauvre fille est obligée de se marier, épouser un homme d’ordre qu’un mangeur de cigares.
Adrienne
Obligée ?
Adrienne
Vous piquez ma curiosité, je l’avoue. (À part.) Il y a quelque piège. Mais Roblot… oh ! Non.
Roblot, à part.
Allons donc ! tu as déjà pour toi la curiosité ; marche, Satan ! (Haut.) Ainsi posez : ci, un attachement secret…
Adrienne
Bien secret.
Roblot, à part.
Je ne le connaissais pas moi-même hier ! (Haut.) Un attachement de huit années ! Oui, jaloux du patron pendant huit ans !
Monsieur !
Roblot
Je reviens aux chiffres.
Adrienne
Vous n’auriez pas dû les quitter.
Roblot
Mademoiselle, la haine de madame Gérard et de ses deux filles est arrivée à son comble, et vous n’y résisterez pas…
{p. 21}Adrienne
J’y résisterai. Non pour moi, Monsieur Roblot, mais pour mon bienfaiteur. Ni madame, ni ses deux filles ne sont capables de mener cette Maison. Vous savez en quel état je l’ai trouvée. Monsieur Gérard est facile en affaires, généreux outre mesure ; sans vous et sans moi, peut-être se serait-il ruiné. Je demeurerai donc jusqu’à ce que notre patron cède son établissement à un gendre capable, et se retire avec une fortune indestructible. Pour arriver à ce but, j’endurerai tout.
Roblot
Vous ne connaissez pas votre situation. On vous a mise dans la nécessité de vous marier.
Adrienne
Allez-vous me faire croire que la réputation d’une orpheline intéresse le monde ?
Roblot
Voici les chiffres. Si vous daignez m’accepter pour mari, certaine personne nous commanditera de cent mille francs. À nous deux, nous en réunissons plus de cent mille ; je puis donc ouvrir une petite maison de banque sous la raison Roblot et Cie. Vous êtes la femme d’un banquier, comprenez-vous ? Nous nous établissons aux environs de la rue Saint-Denis. Comme {p. 22}nous serons heureux ! Vous tiendrez la caisse ; moi, je ferai les bordereaux. Je manierai des masses de papier ; six pour cent et demi de commission. Vous serez chérie, adorée ! On m’aime à la Bourse ! Vous aurez des enfants ! Être mère, entrer dans tous les emprunts, hein ? Avant dix ans vous êtes une des plus riches femmes de la Banque ! Vous serez dame patronnesse des bals pour les pauvres, ou pour les réfugiés des pays qui pourront être opprimés. Votre avenir est superbe : pas de soucis, reine chez vous comme vous l’êtes ici, pas de faillites à craindre. Je me connais en billets de complaisance, et en circulation ! Vous serez un jour femme d’un régent de la Banque de France. Eh bien ? Cela ne vaut-il pas mieux que d’avoir à craindre ici, tous les jours, d’être obligée de céder au ressentiment de toute une famille ? Aucune femme n’aurait supporté si longtemps d’être dans son ménage ce qu’est madame Gérard dans le sien ; elle n’y est pas la maîtresse.
Adrienne
Ah ! Monsieur Roblot, quand m’avez-vous vue sortir de ma place ?
Roblot
Jamais.
Roblot
Le monde veut ignorer les vérités qui ne servent point ses passions. Il expliquera toujours méchamment votre empire sur monsieur Gérard.
Adrienne
Je laisserai dire, et conserverai la modestie de mon état.
Roblot
Cette réserve rend votre supériorité plus insupportable ; on la traite de…
Adrienne
D’hypocrisie, n’est-ce pas ? Mon Dieu ! combien de fois, au contraire, n’ai-je pas souvent détourné des orages ! Vous savez comme monsieur Gérard est violent ; son premier mouvement, ainsi que celui de tous les hommes bons et généreux, est irréfléchi, colère ; enfin, vous le connaissez. Quand madame m’a dit quelque mot piquant ou fait un mauvais tour, quelque méchanceté de femme, je l’ai toujours caché.
Roblot
Vous êtes irréprochable, soit ; mais monsieur Gérard est imprudent. Vous ne dites rien, vous ; mais on voit que le maître fait tout pour vous contenter ; vous ne demandez rien, mais on dit que vous vous faites offrir ; {p. 24}si vous ne cédez pas à la première offre, madame et ses filles sont forcées de vous supplier d’accepter, pour avoir la paix. Les femmes voient là des finesses qui leur sont odieuses. À la longue, une famille s’exaspère, et l’on se portera contre vous à des extrémités.
Adrienne
Tous ceux qui font le bien en sont là.
Roblot
Mademoiselle, ne voyez-vous pas que cette somme de cent mille francs vous est donnée par la famille d’un consentement unanime ?
Adrienne
Unanime, Monsieur ! Vous dites d’un seul mot bien des choses.
Roblot
Une fille d’esprit comme vous aurait dû les deviner. Le patron seul…
Adrienne
Ah, Monsieur Roblot, je ne vous croyais pas si perfide ! Comment, vous voulez me faire croire que monsieur Gérard ?…
Roblot
Mais, Mademoiselle, un père de famille peut s’épouvanter de voir la discorde régner chez lui.
{p. 25}Adrienne
Une seule preuve ?
Roblot
Ne retarde-t-il pas exprès, de vingt jours, son retour ici pour nous laisser agir ?
Adrienne
Et vous croyez qu’un père abandonnerait à d’autres le soin de mon établissement ?
Roblot
Ce père peut en trop souffrir…
Adrienne
C’en est trop, Monsieur Roblot. Vous êtes la dupe de quelqu’un. Ce n’est pas madame Gérard qui a pu inventer ce stratagème. Pour le compte de qui mentez- vous ?
Roblot
Je dis la vérité par état.
Adrienne
Vous faites très mal votre état. J’ai reçu de notre patron hier au soir, par son banquier, une lettre où il m’annonce son arrivée aujourd’hui. Vous, habile homme qui flairez les faillites, vous ne m’avez donc pas entendue demander à tout prix une truite saumonée qu’il aime {p. 26}tant ? Si je vous avais vu, je n’aurais point parlé si haut. Mais silence ; je confie ce secret à votre honneur.
Roblot
Et il a écrit à sa femme et à sa fille qu’il ne venait que dans vingt jours. Qui trompe-t-il, vous ou sa famille ?
Adrienne
Ah ! vous me feriez douter de Dieu avec vos raisonnements !
Roblot
Croyez en Dieu, mais méfiez-vous des hommes. Quel avenir monsieur Gérard a-t-il devant lui ? Sa femme vous déteste assez pour vivre par contrariété, quand môme elle serait à la mort. Il n’y a rien comme la haine pour donner de la santé. Monsieur Gérard a cinquante-cinq ans, et vous en avez vingt-quatre… Ouvrez les yeux, Mademoiselle. La certitude qu’il vient de donner sur son intention de marier votre frère avec sa fille aînée, a précipité l’orage qui grondait sur votre tête.
Adrienne
J’attendrai son retour.
Roblot
Ici ?
Roblot
On ne vous y laissera pas.
Adrienne
Osera-t-on me renvoyer ?
Roblot
Oui, si vous rejetez ma demande. Une fois renvoyée et sous le poids des imputations les plus graves, comment vous marierez-vous ?
Adrienne, à part.
Il y a quelque chose là-dessous.
Roblot, à part.
Elle hésite, elle cédera.
Adrienne
Monsieur Roblot, la commandite est de…
Roblot
Cent mille francs et un compte à la Banque,… si nous sommes mariés dans quinze jours. D’ici à deux ans nous aurions, à nous, trois cent mille francs. Oui, pour vous rendre plus promptement riche, j’irai jusqu’à prendre douze pour cent. Votre frère serait un jour député, et, de la Chambre au Ministère, il n’y a qu’un pas. Il sera bien ministre une fois, comme tout le monde.
{p. 28}Adrienne
Si j’avais une certitude…
Roblot, à part.
Allons donc ! Oh ! l’intérêt !
Adrienne
J’ai soixante mille francs…
Roblot
Je m’en doutais.
Adrienne
Mais qui nous commanditera ?
Roblot
Monsieur Duval, un homme sûr, un…
Adrienne
Un homme faible, une girouette.
Roblot
Oui, pusillanime, sans caractère dans la vie privée ; mais c’est une fleur de probité, juge au Tribunal de Commerce, le plus riche droguiste de la rue des Lombards ; en fait de commerce, il n’a qu’une parole…
Roblot
Solennelle, donnée hier.
Adrienne, à part.
J’y suis.
Scène IV §
Hippolyte
Pardon, Mademoiselle. Peut-on exposer la nouvelle étoffe arrivée hier ?
Adrienne
Non. J’en ai vendu vingt-deux premières robes ; attendez.
Hippolyte
Les velours ?
Adrienne
Serrez-les. Il ne fait pas encore assez froid.
Roblot, [à part].
Femme d’un régent de la Banque ! Elle y a mordu. (Hippolyte sort.)
Scène V §
Adrienne
Monsieur Roblot ? (Elle le prend et le pose devant elle.) Eût-il quarante ans, fût-il habile à faire des bordereaux, connût-il bien la place, un caissier ne connaîtra jamais à fond les ruses, non pas d’une femme, mais d’une petite fille innocente ! Ce piège m’est tendu…
Roblot
Halte-là ! vous appelez un mariage avec un homme d’honneur et cent mille francs, un piège ? Je vois beaucoup de filles qui donneraient dans ce piège-là. Ce mot vous compromet.
Adrienne
Tant que je ne le serai qu’en paroles, je pourrai dormir tranquille. Cette proposition est sortie de la cervelle de mademoiselle Anna, qui pense et dit tout, en ne voyant de mal à rien. Tant que l’amour n’a pas hérité de tout l’esprit d’une fille, elle s’en sert pour tout voir autour d’elle. Monsieur Gérard seul décidera de mon sort.
Adrienne
Il n’y a plus de petite Anna. Un désir de vengeance grandit tout le monde. Mademoiselle Anna n’a que seize ans ; eh bien ! je m’attends à tout de sa part. Elle est exaltée autant que son père.
Roblot
Exaltée, cette petite ?
Adrienne
On ne l’est jamais autant qu’à son âge. Tout alors se justifie à nos yeux par la sainteté des intentions. À cet âge, une fille est une petite niaise ou une grande âme ; elle imite Charlotte Corday, dont l’action ravit mademoiselle Anna, ou elle se brode des fichus comme fait sa soeur Caroline, fille douce et mélancolique comme sa mère. Mademoiselle Anna m’inquiète.
Roblot
Comme vous jugez gravement une enfant rieuse !
Adrienne
Dites sérieuse.
Roblot
Elle est donc bien dissimulée ?
Adrienne
Avec innocence, et c’est plus dangereux. Croyez-moi, {p. 32}Monsieur Roblot, pour deviner une fille, il n’y a qu’une fille…
Roblot
Mademoiselle, je conviens que la petite est espiègle ; mais suspendez votre jugement sur toute cette affaire. Écoutez ce bon et brave monsieur Duval. Celui-là, je le cautionne, agit d’une façon sincèrement paternelle. Il vient déjeuner ce matin.
Adrienne, à part.
Il vient ! plus de doute. (Elle sonne.)
Roblot, seul sur le devant de la scène.
Elle ne s’est pas laissé entamer de ça. Je reviens à mon opinion d’hier : elle aime un peu trop son bienfaiteur. Quant au patron, il est comme tous les gens qui en sont à leur dernière passion : ils y sacrifieraient tout, car ils arrivent à méconnaître ce qu’il y a de plus sacré : leurs intérêts. On parle beaucoup des folies de jeunesse ; je ne sais pas pourquoi on ne dit rien des folies de vieillesse. Je voudrais, pour cinq cents francs, ne pas avoir obéi à monsieur Duval. Que deviendrais-je si le patron apprenait mes déportements ?
{p. 33}Scène VI §
Victoire
Mademoiselle a sonné ?
Adrienne
Oui. Monsieur Duval vient déjeuner ce matin. Ce sera sans doute en famille, ici. Vous lui préparerez son café comme il l’aime.
Madame Gérard
Continuez, Mademoiselle, à donner vos ordres. Vous connaissez mieux que moi les goûts de chacun dans la famille.
Adrienne
Si vous trouvez mauvais aujourd’hui, Madame, que je m’acquitte des soins que vous m’avez autrefois confiés, j’y renoncerai volontiers.
Madame Gérard
Ce sera d’autant plus beau, qu’une fille de votre espèce aime assez le rôle de maîtresse.
Roblot, à part.
Courons chez monsieur Duval. (il sort.)
Madame Gérard, continuant sans s’apercevoir de la sortie de Roblot.
Je voudrais vous croire.
Victoire
Mademoiselle…
Adrienne
En donnant à sa pensée un tour qui m’incrimine aux yeux de ses gens, Madame oublie que je suis sous sa protection.
Victoire
Madame…
Madame Gérard
Mais c’est moi, Mademoiselle, qui suis depuis longtemps votre protégée.
Adrienne
Ah ! Madame ! Il y a des exagérations qui nuisent plus à celles qui se les permettent qu’à celles qui en sont l’objet.
Madame Gérard
Merci de la leçon.
Adrienne
J’en ai reçu beaucoup, Madame ; je sais ce qu’elles ont {p. 35}de blessant, et n’en donne à personne. Dans cette observation si simple, il s’agissait plus de vous que de moi.
Madame Gérard
Est-ce donc moi qui suis en faute de ne pas tout diriger, quand on m’a doucement pris les rênes dans les mains ?
Adrienne
Madame, Victoire attend vos ordres.
Madame Gérard, à Victoire.
Laissez-nous. (À Adrienne.) Il est bien indifférent, Mademoiselle, qu’elle entende ce que je vous dis, quand elle voit, comme tout le monde d’ailleurs, la marche des choses ici. Vous êtes la maîtresse de la maison, et je suis la parvenue.
Adrienne
Vous ne me rendez pas justice, Madame.
Madame Gérard
Faut-il que je fasse plus ? Vous attendez de moi peut-être l’héroïque effort de vous céder la place. Je dois me retirer, vous laisser le champ libre, moi et mes deux filles. Est-ce là ce que vous désirez ? Parlez, nous nous en irons.
{p. 36}Adrienne
Madame, je ne suis jamais sortie ici de l’honnête condition où l’on m’a mise.
Madame Gérard
Ce on est bien trouvé, car on vous en a tirée, ma chère.
Adrienne
Je ne vois pas ce qui peut m’attirer votre colère.
Madame Gérard
Mais n’est-ce pas assez de mon mari, ne pensez-vous pas encore à mon frère ?
Adrienne
Ah ! Madame !
Madame Gérard
Oui, dans l’intérêt de vos projets, vous voulez vous emparer de tout le monde. Je vous devine.
Adrienne
Il n’y a pas d’énigme chez moi, Madame. Ma conduite est sans arrière-pensée. Ma tâche est de concourir à la prospérité de votre Maison, de grossir votre fortune ; ma vie est transparente, sans menées sourdes ; je ne cherche à humilier, ni à calomnier personne. Je ne pense enfin qu’à faire le bonheur de tous, dussé-je en être la victime.
{p. 37}Madame Gérard
Ah ! j’apprends une singulière nouvelle ; c’est vous qui êtes martyre ici, Mademoiselle. Ah ! c’est moi dont la situation est une énigme et vous dont le cœur est sans mystères ? Vous êtes peut-être aussi la femme de monsieur Gérard, méconnue pour une étrangère ? Oh ! je déplore vos infortunes, Mademoiselle, j’y compatis. Vous savez donc ce que c’est que de trouver au sein de la vie domestique une sourde influence dont on ignore la portée, de ne jamais savoir à qui l’on obéit, de douter de celui qui nous doit sa protection, son affection, et d’être obligée de ramper devant une…
Adrienne
Madame, cette fille est restée là.
Madame Gérard
Sortez, Victoire.
Scène VII §
Anna
Qu’as-tu donc, Maman ? Tu étais si contente en te levant. (Elle regarde mademoiselle Adrienne.) Ah ! je devine. Bonjour, Mademoiselle Adrienne.
Adrienne
Bonjour, Mademoiselle.
Madame Gérard
Anna, j’ai une recommandation à te faire au sujet de mademoiselle : elle mène ici la vie la plus malheureuse.
Anna
Ah !
Madame Gérard
Elle est notre victime.
Anna
Ah !
Anna
Autant que pour une reine de France, si tu le veux, Maman.
Adrienne
Vous n’atteindriez pas encore à la hauteur de l’ironie que madame votre mère déploie envers moi.
Anna
Qu’avez-vous donc ? Vous vous entendez si bien ordinairement. Tu laisses mademoiselle faire tout ce qu’elle veut ; tu restes dans ton coin, avec nous ; eh bien ! allez- vous changer de rôles ? Vas-tu te donner l’ennui de ses profondes combinaisons, au lieu de te soumettre aux événements ?
Madame Gérard
Ne te mêle pas de mes chagrins, mon ange.
Anna
Ah ! si je m’en mêlais, ma chère Mère, ils cesseraient promptement.
Adrienne
Votre broderie est bien avancée, Mademoiselle ; il ne s’agit que de quelques coups d’aiguille pour la finir.
Anna
Elle me rappelle à mes fonctions de demoiselle : je dois m’en tenir à broder, à dessiner, et me garder de comprendre l’insolence des personnes d’un âge mûr.
Adrienne
Madame votre mère n’aura jamais de servante plus dévouée que moi, ni plus respectueuse, ni plus obéissante ; (bas à Anna) mais cette servante est au-dessus de toute séduction.
Anna
Parlez haut, Mademoiselle Adrienne ; je n’ai pas de secrets pour ma Mère.
Madame Gérard
Qu’y a-t-il entre vous ?
Adrienne
Rien. Madame a-t-elle encore quelque chose à me dire ?
Madame Gérard
Votre conscience peut achever.
Madame Gérard
Mais s’il fallait, toutes les fois que vous êtes ici, vous dire où est votre place…
Adrienne
Elle est au Magasin, Madame, et j’y descends. (Elle les salue : Anna la salue gravement.)
Scène VIII §
Anna
Eh bien ! tu étais lancée ! Pourquoi n’as-tu pas continué? Encore un peu elle s’emportait, te manquait de respect, et tu la renvoyais.
Madame Gérard
Mais pour la renvoyer, il faut un prétexte, et j’ai beau tâcher d’en faire naître, elle ne donne aucune prise sur elle ; elle est trop hypocrite pour nous pousser à bout, trop ambitieuse pour nous voler, trop spirituelle pour nous manquer, elle a trop de zèle pour qu’on l’accuse de négliger nos intérêts.
Anna
Je la hais de tout l’amour que j’ai pour toi, ma chère {p. 42}petite Mère. Pauvre Maman ! t’avoir enlevé l’affection de mon père !
Madame Gérard
Anna, tu ne dois rien voir de ces choses-là. Veux-tu me faire repentir d’avoir pleuré quelquefois devant toi ? Songe donc dans quelle horrible position tu me mettrais si tu paraissais savoir de tels secrets ! Je serais coupable aux yeux de bien des gens d’avoir diminué l’amour et le respect que tu dois à ton père.
Anna
Mais ce serait nous calomnier que de le dire ! Et si je dessille les yeux à mon père, où serait le mal ?
Madame Gérard
Ma Fille, à moins de ne faire aucun cas des ordres de votre mère, je vous défends de vous mêler en rien à cette querelle. Est-ce à votre âge ?…
Anna
Embrasse-moi, Maman ! Tu me grondes, quand tu devrais me remercier : tu es quitte de la race des Guérin.
Madame Gérard
Par toi ?
Anna
Mais tu me prends toujours pour une enfant. Tu me jettes mes seize ans à la tête, comme si nous n’étions {p. 43}pas dans le siècle des progrès. Il y a des journaux de demoiselles où j’ai lu que le danger de ceux qu’on aime donne de l’esprit et de la résolution.
Madame Gérard
C’est acheter l’esprit bien cher ; quant à de la résolution, tu en as trop pour une jeune fille. Les hommes, ma chère enfant, veulent avoir le monopole de la force. C’est plaire que de se faire protéger, et là est le secret des femmes habiles, des parvenues, d’Adrienne.
Anna
Tu es mon seul amour, et si je te délivre d’elle, ce qu’on pensera de moi m’est bien indifférent.
Madame Gérard
Mais comment aurais-tu réussi à me défaire d’une créature, à laquelle ton père s’est attaché au point d’avoir mis dans sa tête qu’elle serait de la famille, en mariant Caroline à un Louis Guérin ?
Anna
Ah ! si c’était à moi qu’on le proposât, je ne dirais pas non ; mais il ne m’épouserait pas impunément.
Anna
Maman, je ne suis pas comme ma sœur, qui pleure et obéit. J’ai mes idées. Sois tranquille, nous avons commencé, mademoiselle Adrienne et moi, une partie à la fin de laquelle elle sera lasse de jouer…
Madame Gérard
Elle ne te fera pas l’honneur de s’apercevoir de tes malices.
Anna
Eh bien ! tu te trompes. Elle est déjà prise au piège, et tu vas la renvoyer, ce matin même.
Madame Gérard
Mais, petite fille, raconte-moi donc…
Scène IX §
Anna, à sa mère.
Chut ! Caroline dirait tout à mon père. Elle est comme toi, sans force contre lui.
Madame Gérard
Bien ; il déjeune sans doute avec nous ?
Duval
Oui, ma Sœur, et joyeusement, car…
Anna
Chut !
Duval
Et pourquoi : chut !
Anna, bas, à l’oreille de Duval.
Caroline !
Duval
Eh bien ! Caroline est sauvée du Guérin.
Caroline
Ah !
Madame Gérard
Bien vrai ?
Duval
Comme je le dis. Je m’en suis mêlé.
Anna
Va, va !
Anna, derrière son fauteuil.
Longtemps ?
Duval
Oh ! si vous m’interrompez…
Anna
Je suis curieuse de savoir ce que tu vas faire.
Madame Gérard
Silence, ma Fille. Je vous défends d’ajouter une syllabe.
Duval
Tu as entendu ? (Anna incline la tête.) Ma chère Sœur, j’ai mûrement combiné un plan pour vous débarrasser de votre fille de comptoir. Les épiciers, dont on se raille dans les meilleures sociétés…
Madame Gérard
Mon Frère, de pareilles railleries ne regardent point un négociant tel que vous.
Duval
Un droguiste de la rue des Lombards touche de bien près à l’épicerie, ma Sœur. Mais je ne rougis pas de mon état, et j’oppose plaisanterie à plaisanterie. Je disais ce mot à un jeune écrivain, à qui j’ai eu le plaisir de rendre service : je ne suis pas le seul qui vende des drogues.
{p. 47}Anna
A-t-il compris la finesse ?
Duval
À peu près. Eh bien ! les épiciers ont la tête forte, et le bras, le bras, on le connaît ; je n’en dirai rien, on peut compter dessus. J’ai dit à Roblot : Mon garçon, tu as de la probité, de l’avenir, tu connais la place, je te commandite de cent mille francs, si tu peux épouser Adrienne Guérin dans le délai légal, quinze jours à compter d’aujourd’hui.
Madame Gérard
Quelle tête !
Duval
Hein ! c’est profond. Cent mille francs ! Ah ! je les donne de bon cœur !
Madame Gérard
Mon Frère !
Caroline
Mon Oncle !
Anna
Elle accepte donc Roblot ?
Duval
Roblot devait venir ce matin me dire si elle n’acceptait pas ; il n’est pas venu, donc elle accepte.
{p. 48}Madame Gérard
Ah ! Dieu soit loué ! Comment ! Vous avez trouvé cela ?
Duval
Mais oui. (À sa nièce Anna.) Ah çà ! tais-toi ; laisse-moi l’honneur du plan ; j’y suis pour les cent mille francs. ( À sa sœur.) Elle est bien gentille, Anna ; elle était dans le secret. On peut la consulter. Elle a sa petite tête. C’est un démon.
Madame Gérard
Caroline, plus d’avocat !
Duval
C’est l’avocat qui m’a déterminé ! Ma nièce à un homme qui ne sait que parler, parler, parler ! Vous écoutez, longtemps ! Cherchez ce qu’ils ont dit ?… rien. J’ai les avocats en horreur ; les hommes sont faits pour agir.
Anna
Eli bien ! mon Oncle, votre plan va mal. Elle a refusé.
Madame Gérard
Anna, tu me feras mourir…
Madame Gérard
Comment sais-tu cela ?
Anna
Elle me l’a dit devant vous, à voix basse, en m’attribuant l’honneur du plan de mon oncle.
Duval
Mais, Anna, s’il manque, je n’en prends plus la responsabilité. Je ne veux pas me compromettre avec Gérard. Dans votre intérêt, je dois garder le rôle de médiateur… Je te l’ai dit, je vous le répète, je ne veux pas me mêler des affaires domestiques de mes parents.
Anna
Les épiciers, dont on se raille, ont la tête forte et le bras…, je ne dis rien du bras, on le connaît, on peut compter dessus ! Duval Avant de descendre dans la lice, la force doit voir si elle aura le dessus, et j’aurais le dessous ; mais tu te moques de moi, petite rieuse.
Anna
Vous allez le savoir, voici Roblot.
Scène X §
Roblot
Monsieur Duval, tout est perdu. Je suis allé chez vous pour vous le dire, mais…
Duval
Vous vous arrêtez au premier mot d’une fille ? Vous êtes un poltron ! les femmes nous créent des obstacles pour…
Anna
Vous amuser.
Duval
Non, pour nous juger. Mon cher Roblot, toute fille aime le mariage ; mais elle n’aime pas, tout d’abord, le mari.
Caroline
Bien, mon Oncle. Ce matin vous êtes très lumineux.
Duval
Tu trouves ? (À Roblot.) Pour se faire agréer, il faut savoir s’y prendre, et vous vous y serez mal pris.
{p. 51}Roblot
Comment, Monsieur, je lui ai, pour ainsi dire, étalé cent mille écus. Puis, je lui ai fait apercevoir cent mille autres écus. Le plus petit chiffre n’enlève-t-il pas de grands scrupules ?
Duval
Vous êtes de mon opinion. Nous vivons dans un temps où les chiffres tempèrent tout, même le désordre.
Anna
Si vous lui avez parlé comme à mon père quand vous lui donnez vos comptes…
Roblot
Eh bien ! Mademoiselle, vous vous trompez ; je lui ai dit que je l’aimais…
Duval
Comment le lui avez-vous prouvé?
Roblot
En voulant l’épouser ; il n’y a rien qui dénote plus d’aveuglement. Mais elle a été d’un désintéressement !… Ah ! si vous l’aviez entendue, vous…
Caroline
Vous êtes tombé amoureux d’elle. Elle est heureuse, cette fille-là !
Roblot
Mademoiselle, la Maison Gérard, voilà ma seule passion, je vous le jure. De là vient la douleur où vous me voyez. Je viens vous conjurer de me garder le plus inviolable secret ; il me serait impossible de supporter les regards de monsieur Gérard après ce qui s’est passé.
Duval
Qu’est-ce que votre demande peut faire à Gérard ? Vous nous feriez croire à des choses immorales…
Roblot
Mais, Monsieur, le patron…
Duval
Ah ! n’allez pas plus loin, Roblot ; respectez mes nièces.
Caroline
Quoi de plus naturel à un caissier que de penser à une première demoiselle. Quand on se voit tous les jours, il faut absolument s’aimer ou se haïr.
{p. 53}Anna, bas, à son oncle.
Dites que vous obtiendrez le consentement de mon père.
Duval
Soyez tranquille, Roblot, continuez votre poursuite ; moi, je me charge de décider Gérard ; je lui dirai…
Roblot
Rien, je vous en supplie ! Madame…
Madame Gérard, à un signe d’Anna.
Mon frère a raison. Nous ferons nos efforts…
Roblot
Eh bien ?
Duval
Eh bien ! Avec votre air effaré, de quoi avez-vous peur ?
Roblot
De monsieur Gérard. Voyez-vous, Monsieur, Madame, je suis depuis douze ans ici, je connais les affaires, je suis attaché à la maison comme à une femme, vos intérêts sont les miens. Eh bien ! je préfère sortir, à me trouver compromis dans des choses de cœur. Ça ne me regarde pas. Et puis, je serais un misérable ; on a abusé de mon innocence.
{p. 54}Madame Gérard
Qu’y a-t-il donc eu d’extraordinaire entre vous et mademoiselle Adrienne ?
Roblot
Oh ! rien, Madame.
Anna
Que s’est-il passé entre vous, pour que vous vouliez nous quitter ?
Caroline
Ah ! Monsieur Roblot, vous ne nous dites pas tout.
Duval
Roblot, vous auriez… hein ?… Dites-moi tout, à un homme. Venez. (Il l’emmène.) Eh bien, vous avez peut-être été trop loin ?
Roblot
Oh ! Monsieur…
Duval
Ah ! trop près ?
Roblot
Mais, Monsieur, vous me connaissez !
Duval
De la discrétion ? C’est donc bien grave ?…
Roblot
Madame, monsieur Duval a juré de me causer les plus {p. 55}grands chagrins. Gardez-moi tous le secret, autrement je serais dans une position épouvantable. Je me connais, je ne suis pas même une machine, je suis un rouage…
Anna
Très précieux !
Roblot
Eh bien, je sortirai !
Madame Gérard
Vous resterez, Monsieur Roblot. (À Anna.) Tu ferais battre les anges. (À Roblot.) Allez, Monsieur Roblot, dites à mademoiselle Guérin de monter.
Roblot
Madame, mon sort est entre vos mains. Souvenez-vous de douze ans de service, de mes cheveux blancs, ne me compromettez pas avec monsieur Gérard ; un seul de ses reproches me tuerait, (il sort.)
Scène XI §
Madame Gérard, à Duval.
Mes filles peuvent finir par y voir des choses…
Duval
En tout cas, il sera mon caissier.
Anna
Vous n’oseriez pas. Vous tremblez devant votre beau- frère. Eh bien, Maman, nous triomphons ; elle nous est livrée pieds et poings liés ; elle met le désordre ici.
Madame Gérard
Entre Roblot et une mademoiselle Guérin, on n’hésite pas.
Duval. (Il se frappe le front.)
C’est cela. Je devine ; vous la renvoyez sous ce prétexte.
Anna
Vous ne compreniez donc pas votre plan ? Si elle acceptait, nous en étions débarrassés par le mariage ; si elle n’acceptait pas, monsieur Roblot était trop compromis vis-à-vis de mon père pour rester ici.
Caroline
Ah ! Maman, je ne serai donc plus sacrifiée ! Ce monsieur Louis Guérin ! Ah ! j’en serais morte !
Anna
Tout doucement !
Caroline
Tu ne sais pas ce dont je serais capable. (Bas à sa sœur.) J’aime monsieur Hippolyte…
Anna, [bas].
Ah ! Tu ne m’en disais rien.
Madame Gérard
Mon Frère ! puis-je compter sur votre appui dans cette affaire ?
Duval
À la vie, à la mort, ma chère Sœur. Mes petites colombes, vous allez voir.
Scène XII §
Adrienne
On m’a priée de votre part, Madame, de me rendre ici.
Madame Gérard
Vous êtes si peu accoutumée à recevoir des ordres que cela vous étonne !
Adrienne
Je suis loin de penser ainsi.
Madame Gérard
Que s’est-il donc passé entre vous et monsieur Roblot ?
Adrienne
Mais rien.
Anna
Absolument rien ?
Madame Gérard
Cherchez.
Adrienne
Madame, il ne s’est rien passé entre monsieur Roblot et moi qui regarde les affaires de la Maison.
Duval
Vous vous enferrez, ma bonne ! Il s’est donc alors passé quelque chose ?… si… enfin, vous comprenez… la dissimulation est un défaut horrible.
Madame Gérard
Vous vous disiez si franche, vous aviez une âme transparente !
Adrienne
La discrétion n’est pas la dissimulation.
Duval
Elle a raison.
Madame Gérard
Mais enfin, Mademoiselle, vous avez tourné la tête à notre caissier.
Adrienne
Madame, comment puis-je être responsable des sentiments de monsieur Roblot ?
Madame Gérard
Quoi ! Mademoiselle, vous mettez la cervelle de ce pauvre homme à l’envers par vos avances…
{p. 60}Adrienne
Ah ! Madame !
Madame Gérard
Certes, un homme froid et compassé comme monsieur Roblot a dû être bien excité pour arriver à une telle exaspération.
Duval
Il avait la tête perdue.
Anna
Il était fou.
Madame Gérard
Voilà douze ans qu’il est ici, je ne l’ai jamais vu regarder une femme en face.
Adrienne
Mais, Madame, que croyez-vous donc de moi ? Puis-je empêcher monsieur Roblot…
Madame Gérard
Mademoiselle, une fille bien élevée empêche un monsieur Roblot et tout autre de s’occuper d’elle. Ces sortes de choses n’arrivent jamais qu’à de certaines personnes.
Duval
Allons ! convenez-en, il y a de votre faute.
Adrienne
Et c’est vous, Monsieur, qui osez m’adresser une semblable parole ?
Duval
Elle me menace.
Madame Gérard
Ne perdez pas le respect que vous devez à mon frère.
Adrienne
Monsieur Duval, Madame, oublie la première vertu des hommes envers les femmes : la générosité. S’il s’agissait de commerce, il aurait plus de bonne foi.
Anna
De quoi s’agit-il donc ?
Madame Gérard
D’un commerce.
Adrienne
Dites mieux, Madame, d’un trafic. Mademoiselle Anna le sait aussi bien que monsieur son oncle. Je m’attendais à ce qui arrive.
Madame Gérard
Eh bien ! alors, vous devez comprendre, Mademoiselle {p. 62}Guérin, que, malgré tout mon désir de vous conserver, il nous est impossible de vous garder. Entre monsieur Roblot, qui est ici depuis douze ans, et vous, qui êtes moins ancienne de quatre années, nous ne pouvons hésiter. Il ne veut pas rester ici si vous y demeurez. Je suis au désespoir que votre conduite donne lieu à cette séparation. Vous nous étiez utile, je rends justice à vos qualités commerciales ; mais, enfin, si vous avez contribué à la prospérité de notre Maison, nous n’avons pas été ingrats.
Duval
Non ; vous avez bien fait vos affaires… oh ! honorablement.
Anna
Mademoiselle sort dans une situation bien différente de celle où elle était en entrant.
Adrienne
Mademoiselle, si je sors de la maison de monsieur votre père, ce sera de manière à exciter des regrets.
Anna
De part et d’autre.
Madame Gérard
Comment, si vous sortez ? Mais monsieur Roblot va {p. 63}faire le compte de vos intérêts, pendant que vous ferez vos dispositions.
Duval
Oui, ma chère enfant ; ces choses-là se doivent exécuter en deux temps. Moi, je ne voudrais pas faire de mal à un vermisseau ; mais, voyez-vous, je vous le dis, il faut sortir.
Caroline
Pauvre Mademoiselle Adrienne ! Moi, je vous plains, je sais ce qu’il doit vous en coûter…
Adrienne
Madame, vous n’attendez pas, pour une affaire de ce genre, l’arrivée de monsieur Gérard ?
Madame Gérard
Ma chère, vous êtes ici une pomme de discorde. Aujourd’hui, c’est monsieur Roblot ; demain, ce sera monsieur Hippolyte…
Caroline
Monsieur Hippolyte ?
Adrienne
Madame !
Adrienne
Mademoiselle, mon hésitation est…
Madame Gérard
Inconvenante, et vous devriez m’éviter de vous redire une chose aussi désagréable à prononcer qu’à entendre. Je suis la maîtresse ici. Mon mari aime trop monsieur Roblot pour ne pas le préférer.
Duval
Mais finissez-en. Vous ne manquerez pas de Maisons où l’on désire de belles personnes pour votre emploi… Vous feriez croire à des choses suspectes.
Adrienne
Monsieur, je ne m’attendais pas à trouver en vous le courage d’insulter une pauvre fille, maintenant sans protection ; mais cependant il m’est permis de faire observer à Madame que je liens ma place ici de monsieur Gérard, et que l’on doit à une personne qui s’est toujours bien conduite de ne pas la chasser comme…
Madame Gérard
Ah ! ma chère, il est clair que je ne puis aller chercher le commissaire de police et la garde pour vous faire sortir de chez moi, si vous voulez y rester malgré ma volonté; mais, si vous le prenez sur ce ton, je vous {p. 65}quitte la place et vais, avec mes filles, chez mon frère, à l’instant ! À son retour, monsieur Gérard choisira entre sa femme, sa famille et une…
Adrienne
Arrêtez, Madame !
Anna
Bien, Maman.
Adrienne
Je sais ce que vous alliez dire. Entre deux malheurs, il faut choisir le moindre. Dans quelques minutes, je ne serai plus ici.
Anna
Ah !
Duval
En faisant les choses de bonne grâce, vous nous eussiez épargné ce débat, et ma sœur se serait assez intéressée à vous pour…
Adrienne
Monsieur, je n’ai besoin de la protection de personne.
Madame Gérard
Je ne le sais que trop.
Adrienne
Madame, si j’ai des torts envers vous, je vous prie de {p. 66}me les pardonner. Quant à moi, je souhaite que vous n’ayez pas à vous repentir de la détermination que vous prenez. Je savais déjà que, pour prix de mes efforts, je ne trouvais ici que haine et jalousie ; mais, du moment où ces sentiments vont si loin, je me dois à moi-même et à mon bienfaiteur de vous obéir. Il nous jugera tous. S’il m’interroge, je serai généreuse.
Madame Gérard
Hypocrite ! Vous nous protégerez, n’est-ce pas ?
Anna
Bon voyage !
Duval
Adieu, Mademoiselle.
SCENE XIII
Anna
Comme elle compte sur mon père ? Qu’y a-t-il donc entre eux ?
Madame Gérard
Pour toi, mon enfant ; sans la lettre où votre père nous annonce ses intentions définitives, je ne me serais pas si ouvertement opposée à Gérard.
Anna
Maintenant, il faut soutenir la décision.
Duval
Nous la soutiendrons. Vous direz à Gérard : « Si elle rentre, je sors et vais demeurer chez mon frère ».
Madame Gérard
Enfin, nous verrons. Nous commencerons par lui écrire en détail, en lui expliquant....
Victoire
Pardon, Madame ; je croyais mademoiselle Guérin ici.
Anna
Elle est allée dans sa chambre faire ses paquets.
Victoire
Elle est renvoyée ? Pas possible !
Victoire, à Anna.
A cause de quoi, Mademoiselle ?
Caroline
Une intrigue avec monsieur Roblot.
Victoire
Il était là ce matin, dès six heures et demie, avec elle.
Madame Gérard
Vraiment ? Eh bien ! je n’aurais pas cru cela d’elle. Que lui vouliez-vous ?
Victoire
Elle m’a dit d’avoir à tout prix une truite saumonée ; monsieur Chevet a emporté la seule qu’il y eût à la halle. Je venais lui demander s’il fallait aller la prendre. Elle m’a bien recommandé aussi d’avoir du gibier.
Caroline
Mon père arrive !
Victoire
C’est clair.
Madame Gérard
Certes ! Gérard vient aujourd’hui.
Anna
Eh bien ! Maman, que mademoiselle Guérin soit partie avant le retour de papa, et du courage !
Madame Gérard
Mais, ma Fille…
Duval
Toute réflexion faite, j’ai des affaires, je ne déjeunerai pas chez vous.
Anna
Ah ! mon Oncle, vous resterez, ou vous… vous perdrez mon estime.
Madame Gérard
Mon Frère, ne m’abandonnez pas. Moi, je vais m’habiller. Viens, Caroline. (Elles sortent.)
Anna
Comment, mon Oncle ! Tenez, vous êtes une poule mouillée !
Duval
Mais, ma chère petite, Gérard est violent, et entre {p. 70}hommes, vois-tu, les choses peuvent aller fort loin tout de suite.
Anna
Vous aimez mieux votre tranquillité que celle de votre sœur ; vous ne lui feriez aucun sacrifice.
Duval
Je donnais cent mille francs.
Anna
Oui, vous prêtiez votre argent, mais vous ne voudriez pas payer de votre personne… fi ! Mais moi, pour sauver ma mère, je donnerais ma vie ! Je ne sais pas ce que je ne ferais pas.
Duval
Ta ! ta ! ta ! ta ! ta ! Tenez, ma Nièce, les femmes abusent un peu trop de leur position avec nous. Vous ne vous battez pas en duel, vous ! À table, on vous donne les ailes de poulet ; vous passez partout les premières ; nous nous exterminons pour satisfaire vos vanités, vous donner de belles toilettes, des voitures… Puis, vous avez pour toute fatigue celle de gloser sur nous. Vous dites : Monsieur Duval n’a pas de caractère, il se conduit de telle ou telle manière, il est trop versatile, il ne sait ce qu’il veut… À sa place, je… Il est facile de tout dire quand on n’a rien à faire.
{p. 71}Anna
Vous verrez que moi seule saurai défendre ma mère ! Si les femmes ne sont bonnes à rien, les jeunes filles savent se dévouer, mon Oncle.
Duval
En ce cas, ta mère doit être assez forte avec toi. Je suis pour la non-intervention, éclairé par le fameux exemple de Milon de Cretonne.
Anna
Crotone.
Duval
Eh ! non, Cretonne ; on y fait de la toile. Il s’est pris les doigts dans un arbre. De là le proverbe. ( Il s’esquive.)
Anna
Fi, mon Oncle ! Il est parti ! Victoire, je vais aller auprès de ma mère pour l’aider…
Victoire
À soutenir l’assaut !
Anna
Attendez mon père ; vous lui apprendrez la grande {p. 72}nouvelle, et viendrez nous dire comme il prend la chose.
Victoire, seule.
Plus souvent que je vais me hasarder à essuyer la colère de monsieur ! S’il entre par les Magasins et n’y trouve pas mademoiselle, ce sera bien amusant ! Le reçoive qui voudra ; je vais aller acheter la truite.
Acte deuxième §
{p. 74} {p. 75}Scène I §
Gérard
J’ai cru qu’en prévenant Adrienne, elle viendrait à ma rencontre ; je voulais la voir la première ! Je l’ai vainement attendue, et cependant elle n’est pas au Magasin. Y aurait-il quelque malentendu ? À mon âge il n’y a plus d’heureuses chances ; le hasard est le courtisan de la jeunesse. Je suis dévoré de jalousie et d’inquiétude, car c’est surtout pour nous que la crainte devient toute l’imagination du bonheur. Eh bien ! personne ici. Soyez donc père de famille ! Il est vrai que ma femme et mes filles ignorent mon arrivée. J’ai cru pouvoir me rendre maître de mon amour pour Adrienne, l’oublier. L’absence ne tue que les petites passions. Être vieux pour les {p. 76}regards, être jeune pour le cœur, quel martyre ! Sentir croître son affection chaque jour, et chaque jour perdre quelques-uns des avantages qui font qu’on nous aime ! J’éprouve à cette idée des mouvements de rage, et alors je suis prêt à tout méconnaître. Parfois aussi, mon amour me rend meilleur. Ma femme et mes filles ne savent pas que, par devoir, je les traite mieux depuis que je les sens en second dans mon cœur. Tout le bonheur que je leur dois me semble un vol fait à Adrienne ! (il veut ouvrir la porte des appartements et la trouve fermée.)
Une voix
On n’entre pas, ces dames s’habillent.
Gérard
Justine, c’est moi.
Scène II §
Victoire
Tiens, tiens, c’est Monsieur. (Elle se tourne et crie dans l’appartement.) Madame, Mesdemoiselles, c’est Monsieur.
Victoire
Madame sort du bain, et ces demoiselles achèvent de s’habiller. Monsieur a fait un bon voyage ?
Gérard
Oui. Tout va bien ici ?
Victoire
Mais, oui et non. Vous ne trouverez pas mademoiselle Guérin…
Gérard
Mes filles sont en bonne santé ?
Victoire
Oui. Mais cette pauvre mademoiselle Adrienne est…
Gérard
Comment va ma femme ?
Victoire
Vous allez la voir ; elle est rajeunie. Elle ne vous attendait certes pas, car mademoiselle Adrienne…
Gérard
Mais je ne vous parle pas de mademoiselle Adrienne.
Gérard
Eh bien, quelle chose ? Si tu veux parler de mademoiselle Adrienne, voyons, parle, qu’y a-t-il ?
Victoire
Il y a, Monsieur, que vous n’êtes pas sans ignorer que ces dames ne s’entendaient pas très bien avec elle. Quoique madame soit encore bien belle et ne paraisse pas son âge, mademoiselle Adrienne est faite pour exciter la jalousie, et surtout quand on s’aperçoit qu’elle a pour vous des attentions auxquelles les femmes sûres de leurs maris ne pensent pas toujours. Tenez, ce matin, mademoiselle m’a sonné dès six heures : « Victoire, m’a- t-elle dit, courez à la halle ; s’il y a une truite saumonée, ayez-la, ne regardez pas au prix ; choisissez le meilleur gibier. » N’était sa dignité, mademoiselle y serait allée elle-même.
Gérard, à part.
Chère enfant, les plus petites choses, elle y songe. (Haut.) Mais, enfin, tu parlais de ma femme et de mes filles ; que s’est-il passé?
Victoire
Monsieur comprendra qu’il est bien difficile, à moi qui ne sors pas de ma cuisine, de savoir les raisons qu’elles ont eues avec mademoiselle Adrienne. Si Monsieur me trouve ici, c’est rapport au bain…
{p. 79}Gérard
Mais il y a donc eu quelque chose ?
Victoire
Je ne sais que ce que j’entends dire par l’un et par l’autre. Ah ! les commis, excepté monsieur Roblot par exemple, sont tous pour mademoiselle Guérin.
Gérard
Victoire ?
Victoire
Monsieur.
Gérard
Pendant mon absence, monsieur Louis Guérin est-il venu souvent voir ces dames ?
Victoire
Une fois.
Gérard
Une seule fois ! Et pourquoi ?
Victoire
Ces dames ont fait dire quelles étaient sorties ; mademoiselle Guérin les savait là; le frère n’a pas pu l’ignorer.
{p. 80}Gérard
Ah ! voilà comment je suis obéi !
Victoire
Il est fier, ce jeune homme ; il n’a pas voulu avoir l’air de s’insinuer. Vous comprenez, un orphelin. Monsieur Hippolyte disait qu’à sa place il aurait agi de même.
Gérard
Où est mademoiselle Adrienne ?
Victoire
Mais quand je parle à Monsieur de mademoiselle Adrienne, il me questionne sur madame et sur ses filles ; Monsieur les mêle, comme si…
Gérard
Mais où est-elle ? (il sonne.)
Victoire, à part.
Sonne, sonne ! Tu auras beau faire, tu ne la verras pas.
Gérard
Vous disiez que ma femme avait eu des raisons ?
Gérard
Roblot et Adrienne ?…
Victoire
Mais puisque c’est monsieur Roblot qui est la cause de tout…
Gérard
Roblot ne peut être cause de rien ! Un homme enterré dans sa caisse !
Victoire
L’amour l’en a fait sortir. Les vieux sont souvent pires que les jeunes, et c’est naturel. On tient bien plus à la vie quand elle nous quitte que quand elle commence.
Gérard
Ah çà, Victoire !…
Victoire
Il s’agit de monsieur Roblot, Monsieur. Quand on a une aussi belle fille que mademoiselle Adrienne à la tête d’une Maison où il faut des hommes, vous aurez beau les avoir laids, ils ne seront jamais aveugles, et quand on ne peut qu’admirer ce qu’on voit, dame !… Ce serait vouloir qu’un cuirassier affamé entrât dans une cuisine, et…
Victoire
…Ne dise pas d’un bon bouillon : « Il a de beaux yeux ! »
Gérard
Mais laisse ton cuirassier. (Il sonne.) Roblot ! Mais comment Roblot ?…
Victoire
Tenez, Monsieur, ces dames vous expliqueront elles- mêmes la chose, et vous leur donnerez raison. A la place de madame, vous n’auriez pas été si bon pour mademoiselle Adrienne, qui, de son côté, n’a pas tort de vouloir le mariage… (Elle sort.)
Scène III §
Gérard
Adrienne, vouloir le mariage ? Mon Dieu ! les femmes sont pires que les avocats pour embrouiller les choses les plus simples. Cependant, ce désir de se marier, n’est- ce pas ma seule crainte ? Si cela était, elle connaîtrait ce que peut le dernier amour d’un homme.
Gérard
Trois fois.
François
Je montais les paquets…
Gérard
Va dire à mademoiselle Guérin de venir me parler.
François
Oui, Monsieur. (Fausse sortie.)
Gérard
Je saurai…
François. (Il rentre.)
Monsieur sait-il où est mademoiselle Guérin ?
Gérard
Mais n’est-elle pas ici ?
François
Elle est sortie…
Gérard, à part.
Elle a été à ma rencontre… (Haut.) Eh bien ! dès que tu la verras, dis-lui…
Scène IV §
Anna. (Elle saute au cou de son père.)
Ah ! mon bon Père, te voilà donc enfin ! Un mois absent ! Combien le temps a dû te paraître long !
Gérard
Oh ! oui.
Anna
Tu es bien gentil de nous surprendre ; nous ne t’attendions pas. Maman sort du bain, elle s’est faite belle. Oh ! elle est charmante ! Elle nous disait en s’habillant : « Il faudrait que votre père revînt ! » En ce moment même nous avons entendu ta voix. Vraiment, elle est aussi jeune, aussi fraîche que ses filles.
Gérard
Anna, je t’ai rapporté de bien jolies choses.
Anna
Donne-les toutes à maman.
Anna
Tout a bien été dans votre voyage ?
Gérard
Oui, mais… Anna, viens. (Il la prend sur ses genoux.) Qu’y a-t-il de nouveau ici ?
Anna
Rien… Ah ! une petite affaire.
Gérard, à part.
Je vais savoir la vérité.
Anna
Roblot a voulu s’en aller à cause de mademoiselle Guérin ; car cette fille-là, Papa, tu crois la connaître…
Gérard
Oui, ma Fille.
Anna
Enfin, tu avais pour elle, des petits soins… Allons, Monsieur Gérard, ne vous en défendez pas. C’était votre faible…
Anna
Enfin, tu la mets avant nous toutes dans ton cœur. Autrefois, tu nous aimais bien ! Nous nous sentions enveloppées de ton affection à toute heure, comme on sent la chaleur du soleil ; tu rayonnais sur nous ; mais, depuis deux ans surtout, nous ne sommes plus là (elle lui met la main sur le cœur) où nous étions. Il semble même que nous ayons tort d’y être. Mais tu reviens, je ne veux pas te gronder. La suite au numéro prochain.
Gérard
Anna, cette jalousie me prouve que tu aimes bien ton père, et ton injustice me plaît.
Anna
Injustice ?
Gérard
Oui. As-tu cessé d’être ma Fille préférée ? Tu as tout mon sang, mes idées, mon cœur, et tu sais bien quel est ton empire sur moi…
Anna
Veux-tu que je te prouve combien ma mère et moi nous sommes déchues ?
Anna
Non, tu t’accuseras toi-même ; je vais te prendre en flagrant délit. (Elle sonne.)
Gérard
Elle donne des leçons à son père !…
Anna
Mais tout va si vite que vous vous arriérez, et les pauvres enfants sont obligés de faire l’éducation de leur père !
Victoire
Vous m’appelez ?
Anna
Ayez une truite et du gibier.
Victoire, à part.
Est-elle rusée. (Bas à Anna.) Mais il sait que mademoiselle Adrienne en a fait prendre.
Gérard, à Victoire.
Laissez-nous… (Victoire sort.) Ne te donne pas le mérite d’un soin qu’une autre a déjà pris.
Gérard
Celle que tu accuses.
Anna
Ah ! elle savait donc votre arrivée, et vous nous trompiez ! Eh bien, mon Père, votre famille ne passe pas après cette fille accomplie ! À la place de ma mère, je ne vous pardonnerais pas de sitôt une semblable félonie. Et pour qui ? Pour une… Enfin, ta mademoiselle Guérin est une intrigante.
Gérard
Ah çà, ma Fille, pour qui prenez-vous votre père ? Me croyez-vous un Géronte dont on se peut jouer ?
Anna
Au contraire, tu me sembles un peu jeune ; tu es encore la dupe de ton cœur, tu ne veux croire que ce que tu espères ; il faut nous laisser ces erreurs, à nous autres filles.
Gérard
Voyons, ma petite Anna, je ne te demande pas de maximes, mais de me dire ce que ta mère a eu avec Adrienne… Dis ?
Gérard
Roblot, toujours Roblot. La cuisinière… Roblot ! Ma fille… Roblot ! Enfin, me direz-vous en deux mots, Mademoiselle ?…
Anna
Ah ! si tu prends ton air sévère, je me tais.
Gérard
Elle ferait damner les saints !
Anna
Papa, tiens, laisse-moi te donner encore une petite leçon. Tu es bon comme un père, et tu te fais méchant comme un diable ; à quoi cela te mène-t-il ? On se tait devant les despotes, qui, n’étant avertis de rien, sont réveillés par des catastrophes irréparables. Le secret, pour ne rien savoir ni avoir, c’est de tout demander, de tout vouloir. Si tu veux m’écouter, agir avec finesse, tu sauras à quoi t’en tenir sur ton idole aux pieds d’argile, comme moi tout à l’heure en te prenant avec la truite.
Gérard
Mon Dieu, Mademoiselle, avez-vous la prétention, depuis que vous n’êtes plus un enfant, d’en savoir plus sur cette femme que moi, qui ne lui ai pas accordé ma confiance sans de mûres réflexions ?…
{p. 90}Anna
Mademoiselle ?… Je ne suis plus ta petite Anna pour qui tu formes de si beaux projets, et que tu préfères parce qu’elle te ressemble. Et pourquoi ? parce que je veux t’ouvrir les yeux. Allons, Papa, décidément les hommes aiment à être trompés !
Gérard
Trompés ?
Anna
Tout bien considéré, peut-être une erreur qui plaît est-elle meilleure qu’une vérité qui blesse.
Gérard, à part.
Instruisez donc les enfants ! ils deviennent les bourreaux de leurs pères. (Haut.) En quoi me trompe-t-elle ?
Anna
Tu ne veux pas qu’on dévoile cet ange, descendu du ciel pour le bonheur de la Maison Gérard.
Gérard
Eh bien, ma petite Anna, si tu aimes ton père, tu ne le laisseras pas dans l’inquiétude, dans une angoisse…
Gérard, à part.
Il n’y a rien comme ces petites filles pour tout voir… (Haut.) Voyons, dis-moi bien tout…
Anna
Relativement à mademoiselle Adrienne ? Comment, si cela peut te faire plaisir !
Gérard
Oui, tu me feras plaisir. (À part.) J’étouffe.
Anna
Eh bien, Roblot… Je suis une petite fille et je ne sais pas tout ; mais j’ai compris qu’elle avait une intrigue avec Roblot pour se faire épouser.
Gérard
Se marier, elle !
Anna
Pourquoi pas ? Quelle raison aurais-tu donc d’en faire une vestale ?…
Gérard
Mes raisons, mes raisons… (À part.) Mon Dieu, gardons- nous d’éveiller ses soupçons ! (Haut.) Il s’est donc passé des choses…
Anna
Oh ! des choses graves. Elle a été surprise, à six heures {p. 92}du matin, avec Roblot ! Maman a dit qu’elle n’aurait jamais cru cela d’elle. Quand une fille a le mariage en goût, il parait que c’est terrible… Enfin, moi, je suis trop jeune pour comprendre ces singuliers usages ; je n’aime que ma mère et toi.
Gérard
Pourquoi ta mère avant moi ?
Anna
Jaloux ! elle est la plus faible et vous la chagrinez ! (À part.) Il ne m’écoute pas.
Gérard
Roblot ! à six heures du matin ? Elle, la pureté même ! Elle, qui m’a juré de ne jamais se marier sans mon consentement ! (il sonne.) Je sens une fureur ! Pour me la mieux attacher j’ai voulu quelle tînt tout de moi ; mais peut-être l’ingratitude commence-t-elle à l’impossibilité de s’acquitter.
Scène V §
Gérard, à François qui se montre à la porte.
Dites à monsieur Roblot que je veux lui parler.
{p. 93}Madame Gérard
Bonjour, mon ami. Eh bien ! Anna, tu n’as pas déjà fait servir ici ton père ?
Gérard
Je n’ai pas faim, ma chère.
Madame Gérard, à ses filles.
Quel ton sec.
Caroline. (Elle embrasse son père.)
Combien nous sommes heureuses de te voir !
Gérard
Bien, mon enfant, bien !
Madame Gérard
Je ne vous demande pas si vous avez fait bon voyage ; on ne dirait pas que vous sortez de voiture, vous êtes frais, jeune et mis comme un homme en bonne fortune ; je vous sais bien gré de cette attention.
Gérard
Vous n’en êtes pas à savoir si je vous aime, et ma mise… (À part.) Ce Roblot…
Gérard
N’allez-vous pas m’accueillir par une querelle ? Ce n’est plus de notre âge… (À part.) Mais Roblot ?
Madame Gérard
Qui cherchez-vous ? N’avez-vous pas auprès de vous tous ceux qui vous aiment ? Que pouvez-vous désirer ?…
Caroline
Papa me semble inquiet.
Madame Gérard
Que voulez-vous ?
Gérard
Mais je veux savoir ce qu’il y a entre mademoiselle Adrienne, Roblot et vous ?
Madame Gérard
Oh ! Monsieur, quoi ! déjà ! À peine avons-nous échangé quelques mots, que voici cette fille entre nous ! Ce n’est ni aimable, ni convenable, ni décent !
Gérard
Il s’agit moins de cette fille, Madame, que de moi, de mes projets, de mes volontés méconnues.
{p. 95}Madame Gérard
Quand m’est-il arrivé de manquer à mes devoirs, à l’obéissance que je vous dois ?
Gérard
Ah ! voilà les devoirs, l’obéissance en avant ! Les femmes ne parlent jamais tant de leurs devoirs que quand elles y manquent. Vous avez si bien fait que monsieur Louis Guérin n’est pas venu ici pendant mon absence.
Madame Gérard
Heureusement, Monsieur, car ma fille n’a pas pour le frère autant d’aveuglement que vous en avez pour la sœur…
Gérard
Madame, vous montrez en ce moment une hardiesse !
Madame Gérard
Il s’agit du bonheur de ma fille, Monsieur, et du nôtre.
Gérard
Caroline épousera monsieur Louis Guérin ; je ne me suis pas décidé sans de mûres réflexions sur le choix de mon gendre. Ce jeune homme est plein de sentiments élevés…
{p. 96}Madame Gérard
Un avocat sans fortune !
Gérard
Un avocat, Madame, qui ne plaide que selon ses convictions, dont la conduite est irréprochable, qui ne troublera point l’harmonie de notre famille ! Mais il ne s’agit pas en ce moment de monsieur Louis Guérin ; il s’agit…
Madame Gérard
De sa sœur ! Oh ! Monsieur, votre impatience se calmera, quand vous saurez que la sœur, aussi ambitieuse que son frère, maintenant que vous l’avez faite riche, songe à se marier…
Gérard
Madame, si vous disiez vrai… (À part.) De quel côté se trouve la trahison ? J’ai le cœur dévoré de soupçons....
Madame Gérard, à Anna.
J’ai des palpitations à [en] mourir ! Nous sommes engagées dans une voie périlleuse ; ils s’expliqueront, et que deviendrons-nous ?
Madame Gérard, à Anna.
Tu ne connais pas ton père ; il me laisserait là.
Caroline
Monsieur Hippolyte est bien plus capable qu’un avocat de diriger une maison de commerce ; je ne vois pas…
Scène VI §
François
Monsieur Louis Guérin demande à parler à Monsieur.
Madame Gérard, à Anna.
La crise est arrivée.
Gérard
Qu’il entre !
Louis Guérin
Monsieur.
Louis Guérin
Monsieur, je viens, de la part de ma sœur, vous remettre ces papiers.
Gérard. (Il prend la lettre, la garde entre ses doigts et la froisse pendant toute la scène.)
Une lettre de votre sœur ! Tout ce qui se passe depuis mon entrée ici est d’un mystérieux… Mais enfin, vous me direz, vous, Louis ?…
Louis Guérin
Mon cher Protecteur, nous nous tairons. Notre reconnaissance envers vous est absolue et nous engage envers tous les vôtres. Aussi accepterons-nous, sans aucun murmure, les bruits injurieux qui vont nous accabler ; mais ma sœur sera plus forte pour les supporter en écartant une question toujours odieuse.
Gérard
Vous me parlez grec ; où est votre sœur ?
Louis Guérin
Sortie de chez vous, elle ne peut être que chez son frère.
Louis Guérin
Non ; pas sortie, mais chassée.
Gérard
Chassée ! Elle à qui tout le monde ici doit de la reconnaissance !
Madame Gérard
Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite de l’amour ?
Gérard
Enfin, Madame, parlez. Voici une heure que c’est à qui dans la maison me cachera ce que Monsieur m’apprend ?
Louis Guérin
Monsieur, je ne sais rien encore, si ce n’est que ma sœur est venue en pleurs…
Gérard
Elle pleurait !… Ah ! Madame, vous me direz…
Louis Guérin
Elle m’a supplié de ne point demander d’explications.
Gérard
Il nous en faut.
Louis Guérin
Monsieur, je pense comme elle, après l’avoir entendue. {p. 100}Il est des cas rares où les obligés peuvent égaler leur bienfaiteur. Si vous aviez tort, nous paraîtrions ingrats. Mais de pauvres gens, obligés autant que nous le sommes, ont le temps pour eux ! Nous ne pourrons jamais nous acquitter : vous nous avez donné la vie sociale, et tous les enfants meurent insolvables envers leur père ; mais mon ambition est comme ma reconnaissance, infinie ; peut-être un jour en serez-vous tous convaincus.
Gérard
Votre sœur a donc été traitée bien indignement ?
Louis Guérin
On lui a reproché d’avoir fait fortune chez vous.
Gérard
Qui a dit cela ?
Louis Guérin
On ne le répétera pas, Monsieur ; personne n’osera dire, après sa lettre, qu’elle n’ait pas été fidèle à vos intérêts ; mais, cette question entièrement mise à part, elle ne peut être accusée que relativement à sa moralité. Sa noble réputation de jeune fille, elle veut vous l’abandonner. Puis-je y consentir ?
Gérard
Madame, parlerez-vous ? Vous me devez, vous devez {p. 101}au frère de mademoiselle Adrienne raison de ce renvoi. Mademoiselle Adrienne vous a-t-elle manqué?
Madame Gérard
Non, Monsieur ; mais son frère ne trouvera pas mauvais que nous ayons préféré Roblot à mademoiselle Adrienne. Roblot ne voulait plus rester ici avec elle ; il est venu nous le déclarer en présence de toute la famille.
Louis Guérin
Madame, ma sœur n’est pas là pour se défendre ; mais s’il s’agit de son mariage avec monsieur Roblot…
Gérard
Ah çà! Monsieur, il est donc vraiment question de mariage…
Louis Guérin
J’ai plusieurs fois pressé ma sœur de se marier…
Gérard
Et que vous a-t-elle répondu ?
Louis Guérin
Elle désire rester fille, par dévouement pour moi…
Louis Guérin
Quoique j’aie peu vu monsieur Roblot, je sais qu’il ne lui conviendrait point ; il y a vingt ans de différence entre eux.
Madame Gérard
Je lui connais cependant des goûts raisonnables.
Gérard
Madame, (à voix basse) de telles pointilleries rendent la vie insupportable. (Haut, à Louis Guérin.) Allez chercher votre sœur, Monsieur ; ramenez-la promptement. Si Roblot ne vient pas, je vais aller à lui, et tout s’expliquera.
Madame Gérard, à Louis Guérin.
Arrêtez, Monsieur. (À Gérard.) Je n’ai pas renvoyé mademoiselle Guérin sans les plus graves raisons, et son rappel peut avoir des conséquences que vous déploreriez plus tard ! D’abord, songez que vous allez me donner tort devant toute ma Maison, devant le public.
Gérard
Quand on a des torts, il est très bien de ne pas les avouer, mais il est mieux encore de les réparer.
Gérard
Qui vous parle de vous immoler ! Vous avez le talent de vous rendre victime, d’embarrasser la vie intérieure de mille petites considérations qui ne sont rien en elles- mêmes, et qui, sans cesse ajoutées les unes aux autres, deviennent des montagnes. (À Louis Guérin.) Allez, mon cher !
Madame Gérard
Monsieur, vous ne savez pas combien vous donnez à penser à vos filles.
Gérard
Caroline sera bientôt mariée ; et, quant à l’autre, elle est trop innocente pour vous comprendre.
Madame Gérard
Mais moi, Monsieur ?
Gérard
Oh ! s’il ne s’agit que de nous deux…
Anna, à Louis Guérin.
Monsieur, si vous avez les sentiments élevés que vous accorde mon père, ne devez-vous pas vous opposer vous-même à la rentrée de votre sœur ?
Madame Gérard, à son mari.
Égoïstes ! Vous demandez de continuels sacrifices aux {p. 104}mères de famille, et vous ne leur sacrifieriez pas un caprice !
Gérard
Madame, il vous semble charmant d’accuser un homme à qui vous devez le bonheur, et qui pendant dix-huit ans a travaillé pour vous rendre heureuse, riche et considérée. N’avez-vous pas une belle maison de campagne, une voiture, des terres ? Vous refusé-je quelque chose pour votre luxe, votre table, votre toilette ? Suis-je avare ?
Madame Gérard
Sommes-nous donc coupables de vouloir votre affection toute entière ?
Gérard
Il y a dix-huit ans que vous l’avez.
Madame Gérard
Pourquoi l’ai-je perdue après l’avoir méritée dix-huit ans ?
Gérard
Allez-vous me faire de ma maison un enfer ?
Madame Gérard
Ah ! si vous le prenez ainsi, je vais avec mes filles chez mon frère. Votre Adrienne sera…
{p. 105}Gérard
Mon Adrienne ! Écoutez, Madame ; sortir c’est un procès. Si vous le gagnez, vous aurez une pension pour vous et pour vos filles… Vous me ferez peut-être passer pour un méchant homme, mais je serai libre…
Madame Gérard
Ah ! oui, nous le savons, les hommes ont fait les lois…
Gérard
En votre faveur ! Est-ce à nous que profite le mariage ? N’est-ce pas à vous ? Nous y avons perdu la liberté ; vous y gagnez une protection que vous ne nous rendez pas facile à exercer. Auriez-vous par hasard adopté les absurdes idées auxquelles nous devons de fort belles phrases dans les livres, et des querelles interminables dans nos ménages ?
Madame Gérard
Monsieur, je vous en supplie, un dernier mot ! Les femmes savent mieux que vous juger les femmes ; elles ne sont pas comme vous aveuglées par… l’admiration. Si nous savons aujourd’hui ce que cette fille nous coûte, l’avenir est effrayant ! Que faut-il faire pour vous éclairer ? (Elle tombe à ses pieds.) Monsieur, vous ne savez pas combien de malheurs vous aurez à vous reprocher.
{p. 106}Gérard
Relevez-vous, Madame ! Vos filles pourraient croire que vous avez des torts envers moi…
Madame Gérard
Monsieur, une humiliation passagère se supporte ; mais être humiliée à toute heure, chez soi, voilà ce qui est intolérable.
Anna, à sa mère.
Ma Mère, pourquoi vous humilier quand vous avez à pardonner ? (À son père.) Mon Père ! faites ce que ma mère vous demande,… ou… tu t’en repentiras !
Caroline
Mon Père, si vous saviez…
Madame Gérard
Monsieur, d’un côté toute notre famille, et de l’autre… Choisissez.
Gérard
Une émeute de famille !
Louis Guérin
Monsieur, nous ne devons pas être un sujet de trouble dans votre maison. Si ma sœur y cause de si fortes aversions, je vais être le premier à l’empêcher d’y revenir (Louis Guérin sort.)
{p. 107}Gérard. (II court après Louis Guérin.)
Mais elle serait perdue alors, et eux aussi !
Scène VII §
Duval
Eh ! te voilà de retour, mon cher Gérard. Es-tu content ?
Gérard
Non.
Duval
Cependant le voyage te va. (À sa sœur.) Il est comme un jeune homme ! [(À Gérard.)] Tu te portes à merveille. La santé est, selon les philosophes et les médecins, le premier bien…
Gérard
Le second doit être la paix chez soi.
Duval
Comme tu me reçois ! Eh bien, vous me semblez tous interdits. Suis-je de trop ?… Je me retire.
{p. 108}Gérard
Mon cher, il y a chez moi des révolutions, comme partout.
Duval
Il n’y a pas cependant de souverain plus absolu que toi, et tu as raison ; c’est précisément parce que mon ménage deviendrait une république que je reste garçon.
Gérard
Mon cher, ta sœur…
Duval
Prends garde, Gérard ; défie-toi de ton premier mouvement ; ton second est meilleur.
Gérard
Madame Gérard vient de se permettre, ce matin, de renvoyer mademoiselle Guérin. Conçois-tu cela ?
Duval
Parfaitement.
Gérard
Non, tu ne sais pas ce que c’est que…
Duval
De se marier ?
Duval
On ne t’a donc pas dit qu’elle épousait Roblot ? Roblot l’aime, ils vont s’établir, Roblot va se mettre banquier, je le commanditerai, toi aussi.
Madame Gérard
Vous voyez.
Gérard
Tous les diables déchaînés ! Ils recommencent. Ah çà, il est temps d’en finir avec ce cauchemar de Roblot ! (Il va vers la porte du fond.)
Madame Gérard
Bien, mon Frère.
Anna
Cher Oncle, soutenez-nous une fois en votre vie. En embrouillant bien les choses, elles iront à notre fantaisie.
Caroline
Parlez beaucoup, mon Oncle.
Gérard, au fond.
Allons, Roblot.
Scène VIII §
Gérard
Ah çà, mon cher, à nous deux !
Roblot
Monsieur. (À part.) J’ai déjà ma chemise mouillée dans le dos.
Gérard
Je vous connais, vous êtes un homme d’honneur…
Roblot
C’est mon état, Monsieur.
Gérard
… Exact comme la table de Pythagore.
Roblot
Oui, Monsieur, en ce qui concerne les écritures ; mais quant à l’amour en partie double, je n’y suis plus… S’il s’agit de ça, je vous prie de me laisser… (Il veut sortir.)
Roblot
Elle vous l’a dit ? Ah !…
Gérard
Que s’est-il passé ce matin entre vous ?
Roblot
J’ai été séduit…
Gérard
Comment séduit ? Vous, par elle ?
Roblot
Par monsieur Duval.
Gérard
Quelle plaisanterie !
Duval
Il nous a priés d’intercéder auprès de toi pour lui faire obtenir Adrienne.
Roblot
Ah ! Monsieur Duval, permettez. Rétablissons les faits…
Anna
Vous nous avez dit, là, ce matin, que vous lui aviez peint votre amour avec une éloquence…
{p. 112}Gérard
Tu l’aimes ! tu le lui as dit, toi, Roblot ? Voyons, au lieu de me regarder comme si je te faisais peur, réponds.
Roblot
Monsieur, permettez…
Gérard
Oui ou non ?
Madame Gérard
Que nous avez-vous dit, ce matin ?
Roblot
Eh ! j’ai dit qu’elle m’avait envoyé faire mes chiffres !
Gérard
Mais, tu lui as donc dit que tu l’aimais ?
Roblot
Hé bien, oui.
Gérard
L’aimes-tu ?
Roblot
Hé, non. Elle m’est parfaitement indifférente.
Roblot
Eh bien ! pardonnez-moi, Monsieur ! J’ai été pendant un moment ébloui par l’idée de devenir mon patron ; voilà tout.
Madame Gérard
Ah ! Monsieur Roblot ! Vous nous avez dit qu’après ce qui s’était passé, ce matin à six heures, entre vous et Adrienne, vous ne vouliez pas vous trouver en face de mon mari, ce qui m’a donné beaucoup à penser.
Roblot
Madame…
Gérard
Roblot, pas de tergiversations.
Duval
Allons, Roblot, demandez-lui franchement son consentement, il ne saurait le refuser ; il vous commanditera comme je le fais volontiers, je vous l’ai dit, de cent mille francs, et il fera le bonheur de deux êtres estimables et vertueux.
Gérard
Parleras-tu ?
Roblot
Monsieur, vous avez un son de voix qui me met hors de moi… Si je compte de l’argent ce matin, je me tromperai.
{p. 114}Gérard
Je suis calme, je t’écoute ; parle, mon vieux Roblot, dis-moi la vérité. (À la famille.) Taisez-vous.
Roblot
Eh bien ! Monsieur, monsieur Duval…
Duval
Ah ! ne me mettez pas là-dedans, Roblot ; moi, j’y suis pour les cent mille francs, et…
Gérard
Mon cher Duval, je vous soupçonne très fort d’avoir été pour quelque chose dans cette affaire. Si cela est, nous aurons un compte à régler.
Duval
Moi, je ne me mêle jamais des amours de personne. Pour qui me prenez-vous ?
Gérard, à Roblot.
Eh bien ?
Roblot
Monsieur Duval m’a dit que si je pouvais décider mademoiselle Adrienne à m’épouser avant votre retour…
Duval
Attends, attends !
Roblot
Il me commanditerait de cent mille francs. J’ai fait des objections : ce n’est pas à quarante ans qu’un homme peut inspirer… Pardon, Monsieur, je m’embrouille,… il peut inspirer… au contraire…
Gérard
Tu ne sais ce que tu dis.
Madame Gérard
Mais il a raison. Est-ce à quarante-deux ans qu’un homme peut être aimé pour lui-même ?
Gérard
Et à cinquante-six ?
Madame Gérard
Oh ! toujours !
Gérard
Ah ! vous connaissez bien les endroits de nos cœurs où vous pouvez planter vos aiguilles !
Duval
N’aimes-tu pas beaucoup cette charmante fille, qui mérite d’ailleurs les adorations de tous ceux qui l’entourent ? Ne veux-tu pas faire son bonheur ? Eh bien ! Roblot est un parfait honnête homme, un peu froid, mais…
Gérard
Mon cher beau-frère, je vous trouve singulier.
Duval
Tu trouves ?
Gérard
Nous allons nous expliquer…
Duval, à Anna.
Eh bien ! tu vois, me voilà compromis.
Gérard, à Roblot.
Que vous a répondu mademoiselle Adrienne ?
Roblot
Elle m’a dit qu’elle ne se marierait jamais sans vous consulter.
Roblot, sur le même ton.
J’ai cru voir qu’elle avait le cœur plein de reconnaissance pour vous, et que…
Gérard
Ah ! voilà comment les choses se sont passées.
Duval
Pas autrement ; ainsi, tout peut s’arranger.
Gérard
Monsieur, vous avez essayé de mettre le trouble dans ma maison.
Duval
Monsieur, j’ai voulu y mettre la paix ; on connaît assez mon caractère.
Gérard
Pour le connaître, il faudrait que vous l’eussiez montré.
Duval
Tu me crois sans caractère ? Eh bien ! je ne suis pas de ton avis. Le caractère qui consiste à céder, à plier, est infiniment plus aimable que celui qui veut tout emporter de force. L’un arrive, et l’autre est brisé.
Duval
Et toi, tu ne me fais pas envie.
Gérard
Tu me feras le plaisir de ne pas venir placer tes capitaux ici.
Madame Gérard
Mon frère a cru bien agir ; et moi, Monsieur…
Gérard
Vous, Madame, vous allez recevoir mademoiselle Adrienne, et vous efforcer de lui faire oublier ce qui s’est passé.
Duval
Eh bien ! oui, ma Sœur ; puisque tout peut encore s’arranger, allez ! Elle a de grandes qualités, Adrienne ; elle est belle, intelligente, soumise… Vous finirez par vous entendre.
Anna
Voilà comment vous soutenez ma mère !
Gérard
Que lui avez-vous dit pour qu’elle soit arrivée en pleurs chez son frère ? Je le vois, vous l’avez humiliée ; une pauvre fille à qui nous devons tant, qui refuse de se marier pour continuer à veiller à nos intérêts ! Je vais l’aller chercher moi-même ; elle pourrait vouloir ne pas {p. 119}revenir. Son frère a tant de fierté, que votre sot débat lui fera conseiller à Adrienne de ne pas rentrer ici.
Madame Gérard
Ah ! puisse-t-il réussir !
Gérard
Vous ne savez pas tout ce que vous perdriez !… (il sort et se heurte avec Hippolyte.)
Hippolyte
Monsieur, nous vous attendions pour savoir ce que vous décidez relativement aux mousselines de la Maison Copin.
Gérard
Renvoyez !…
Hippolyte
Mais, Monsieur, c’est une affaire à gagner…
Roblot
Monsieur, ils nous doivent, et nous pouvons nous payer.
Gérard
De quoi parlez-vous ? De mousselines ?… Hé ! faites comme vous voudrez. (Gérard et Hippolyte sortent.)
Duval
Il y court comme au feu.
Anna
Comment, Monsieur Roblot, vous n’avez pas eu le courage de persister ! Je connais mon père, il vous aurait marié.
Duval
Ah ! Roblot ! je vous croyais un homme !
Roblot
Monsieur, je ne suis qu’un caissier, et y eût-il un million de commandite, je ne bougerais plus. Il faut que Monsieur ait quelque chose en tête pour avoir été si bon. (Il sort.)
Scène IX §
Madame Gérard
En la renvoyant nous n’avons fait que la mieux ancrer ici. Mon malheur est consommé !
Duval
Eh bien ! ma Sœur, il faut te résigner. Après tout, elle te débarrasse de bien des soins ici. Tu peux te distraire, tu as une assez belle fortune, et, à ta place, je céderais, en vivant tout à fait à part avec mes filles. On arrive à tout par des concessions.
{p. 121}Anna
Transiger avec le mal !
Duval
Et avec quoi donc ?
Madame Gérard
Si j’étais seule à souffrir de ceci, je suivrais votre conseil ; mais j’aime trop mes tilles pour les voir sacrifier (Elle pleure.)
Duval
Oh ! voilà. Je ne puis pas voir pleurer une femme ! Ça trouble ma digestion. Allons, il le faut, je veux les sauver. Adélaïde, j’ai des choses à te dire que tes tilles ne doivent pas entendre, viens chez toi. (ils sortent.)
Scène X §
Anna
Des choses que nous ne devons pas entendre ?… Comme si nous ne savions pas les deviner ! Eh bien ! Caroline, tu pleures ?
Caroline
Ne suis-je pas perdue ? Ah ! ma chère Anna, jamais notre mère n’aura deux fois autant de courage. Quant à {p. 122}moi, je suis une pauvre fille, blonde et faible, sans plus de cœur qu’un agneau. Toute ma force est dans mon amour pour monsieur Hippolyte.
Anna
Eh bien, dis-le à mon père ; résiste-lui.
Caroline
Impossible, il me fascine… À tout ce qu’il me dira, je répondrai : oui…
Anna
Tu ne sais donc pas dire non ?
Caroline
Ni à mon père, ni à monsieur Hippolyte, s’il m’aimait.
Anna
Monsieur Hippolyte ne sait donc rien ?…
Caroline
Nous nous sommes jeté quelques regards, voilà tout.
Anna
Et tu l’aimes… là… bien ?…
Caroline
À mourir de chagrin.
Caroline
Mais, pauvre innocente, tu n’as donc pas vu qu’il aime Adrienne ?
Anna
Oh, tu te trompes ! Tu vois de l’amour partout, parce que tu aimes.
Caroline
C’est parce que j’aime que j’ai lu dans son cœur. Nous venons de le martyriser…
Anna
Mais c’est impossible ; il est marié.
Caroline
Ah ! je sais par ce qui se passe en moi, que moins on peut avoir ce qu’on aime, plus on le désire… Il n’y a rien comme l’impossibilité pour attiser la passion.
Anna
Mais il se doit à ma mère, à nous.
Caroline
Si nous avions le malheur de perdre ma mère, Adrienne serait, quinze jours après, notre belle-mère.
Caroline
Tu n’as donc pas vu combien il est fatigué de ma mère ; il a eu tout à l’heure des gestes…
Anna
Horribles !… Tu as raison.
Caroline
Il ne tient à ce mariage que pour mettre Adrienne dans la famille, et l’enchaîner près de lui.
Anna
Combien ma mère a dû souffrir ! Oh, Dieu ! Mais elle est d’une clémence !… À sa place, j’aurais déchiré cette fille.
Caroline
Ah ! ménageons-la ! Maintenant, Anna, nous n’avons plus de ressources que dans sa bonne volonté. Ne peut- elle pas tout sur mon père ! Si elle ne voulait pas ce mariage, il ne se ferait pas…
Anna
Oh ! combien les passions sont lâches !
Caroline
C’est toutes les petitesses et toutes les grandeurs ensemble ! Quand on se sent la tête dans les cieux, la terre fait mal aux pieds.
{p. 125}Anna
L’amour rend donc poète ?
Caroline
Ah ! mon Enfant, j’ai de l’esprit pour sentir, et tu en as pour agir ! Tu seras toujours au-dessus du malheur, et moi toujours au-dessous ; aussi aimé-je mieux mourir que de renoncer à un bonheur qui me rend forte, et auquel je me suis chaque jour plus attachée, auquel chaque heure ajoute un tribut d’espérance.
Anna
Mais si nous éclairions le frère, qui ne se doute de rien ?… Tu épouseras Hippolyte. J’ai maintenant la clef de tout ici. Mon père est un…
Caroline
Arrête, ma chère. Il faut avoir pitié de ceux qui aiment. Il doit bien souffrir.
Anna
Mais, il le veut !
Caroline
L’amour n’est le plus beau de tous les sentiments que parce qu’il est le plus involontaire. Je ne saurais aimer un autre homme que monsieur Hippolyte, et il m’est impossible de dire pourquoi je l’aime.
{p. 126}Anna
Je suis digne de Roblot, je n’y comprends rien… Je voudrais bien savoir ce que mon père dit à Adrienne, et ce qu’elle lui répond.
Caroline
J’aimerais mieux savoir ce que mon oncle Duval dit à ma mère.
Anna
Viens, nous allons le savoir.
Acte troisième §
{p. 128} {p. 129}Scène I §
Duval
J’irai jusque-là, ma Sœur ; mais je m’en fie à toi pour savoir si cette fille est irréprochable.
Madame Gérard
Mon Frère, votre dévouement me touche aux larmes ; mais vous en aurez le mérite sans en avoir les charges, car elle aime… (Apercevant ses filles.) Chut ! Elles sont encore heureusement là-dessus d’une innocence…
Caroline
Dites-nous-le, mon Oncle ; vous nous éviterez la peine de le deviner.
Anna
Si nous le surprenons, nous ne sommes pas tenues à la discrétion ; en nous le confiant, on nous rend muettes.
Madame Gérard
Vous en savez déjà trop.
Duval
Tu es des petites jésuites, mes Nièces.
Anna
Voilà le français de la rue des Lombards.
Duval
Ingrate, ne vois-tu pas qu’il m’en coûte trop de dire : vous, à mes héritières, (il sort.)
Scène II §
Madame Gérard
Ma pauvre Anna, les femmes peuvent être aussi malheureuses de la faiblesse de leurs maris que de leur force.
Anna
Quelle énigme que le mariage !
Caroline
Mais on la résout par l’amour.
Madame Gérard
Non, mes chères petites. Quoique la résignation soit alors facile, voyez où elle mène.
Anna
Chère Maman ! Je t’aime bien plus depuis ce matin ; je voudrais te rendre tout ce que mademoiselle Adrienne t’enlève. J’ai juré de tant tourmenter mon père…
Madame Gérard
Garde-toi bien de gâter nos affaires… Il y a plus ; quoi qu’il puisse vous en coûter, mes chères petites, soyez polies, bonnes, affectueuses même envers Adrienne ; il y va de notre avenir.
Madame Gérard
Quelle douleur pour une mère que de savoir que, tôt ou tard, un si beau naturel sera livré au monde, l’assemblage de tant de tromperies !
Caroline
Elle est vraie, parce qu’elle se sent forte.
Madame Gérard
Cette force te perdrait, mon Anna, si tu continuais à la déployer. Apprends ton métier de femme ; toutes nos grâces viennent de notre soumission.
Anna
Je ferai volontiers patte de velours à mademoiselle Adrienne, si vous me promettez que je pourrai lui donner un bon coup de griffe.
Caroline
Mais ne vois-tu pas que ma mère a ses idées ?
Madame Gérard
Vous aggraveriez ma situation, mes chères Filles, si vous causiez de nouvelles contrariétés à votre père, après ce qui vient de se passer à propos d’Adrienne.
Madame Gérard
Non ; mais vous devez m’obéir.
Caroline
La voici.
Anna
Sa toilette annonce des projets.
Scène III §
Adrienne
Madame, mon frère m’a tout dit, et je viens vous assurer de mon entier dévouement au bonheur de votre famille ; quelques instances que me fasse monsieur Gérard, je ne rentrerai point chez vous malgré vous.
Madame Gérard
Vous ne l’avez donc pas encore vu ?
Adrienne
Non, Madame. Aux premiers mots de mon frère sur la scène qui a eu lieu entre vous et monsieur Gérard, je suis venue ici pour vous faire part de mes résolutions.
{p. 134}Caroline
Ah ! Mademoiselle, s’il en est ainsi, je vous aimerai.
Madame Gérard
Chère Adrienne, il n’y a que vous qui puissiez faire céder monsieur Gérard sur ce point… Si je persistais dans mon opposition, mon mari se porterait contre moi aux plus cruelles extrémités, car il verrait dans votre détermination une obéissance à mes volontés. Si vous êtes généreuse, rentrez ; je paraîtrai lui obéir. Mais, plus tard, saisissez un prétexte pour lui demander votre congé. À ce prix vous aurez mon estime, mon amitié. Puis, je saurai vous récompenser au delà de vos souhaits.
Anna
Si vous agissez de la sorte, Mademoiselle, je vous admirerai comme une héroïne.
Adrienne, bas à Madame Gérard.
Je suis prête à vous obéir, Madame ; mais vous ne briserez pas que moi, vous briserez aussi votre famille.
Madame Gérard
Mes Filles, laissez-nous.
Scène IV §
Madame Gérard
Expliquez-vous clairement ?
Adrienne
Monsieur Gérard m’aime, Madame.
Madame Gérard
Je le savais.
Adrienne
Et vous m’avez sauvée de moi-même en me mettant dans l’appartement de vos filles. Ce jour-là, Madame, je vous ai bénie comme une mère. Ce souvenir m’a donné la force de tout endurer de vous.
Madame Gérard, à part.
Quelle étonnante fille ! C’est Tartufe en jupe, ou la vertu personnifiée. (Haut.) Eh bien, ma chère, vous êtes une honnête fille. Pourquoi donc avez-vous refusé Roblot ?
Madame Gérard.
Vous aimez Gérard ! (Adrienne tombe aux genoux de Madame Gérard.) Relevez-vous, Mademoiselle.
Adrienne
De là vient mon dévouement à vos intérêts ; il a la force du désespoir. Mais, Madame, ici je suis forte, ici je puis résister, ici je puis vous rendre mille services, empêcher des malheurs, de grands malheurs ! Éloignez-moi, nous sommes tous perdus ! J’ai bien pensé à fuir par amour pour lui ; mais il serait venu me chercher au fond de l’Amérique. Si je reste en France, il ferait des folies ! Madame, soyez juste ; vous auriez pu rencontrer plus mal. D’autres feraient parade de vertu ; moi, je suis vraie, je me sens faible. Le sentiment de cette faiblesse m’a soutenue… Ici, dans le sanctuaire domestique, j’ai su purifier un amour qui vous blessait. Il a de la grandeur assez pour aimer purement ; aussi, les soupçons l’aigrissent-ils à un point où il ne se connaît plus… Il veut le salaire de la plus coûteuse des vertus… Que décidez-vous ?
Madame Gérard
Qu’avez-vous donc fait pour l’amener là ?
Madame Gérard.
Votre vertu nous coûte cher !
Adrienne
Infâme, je vous aurais ruinée. Vous ne savez pas, Madame, jusqu’où va cette passion ; elle s’agrandit de toute la faiblesse qui de jour en jour croit chez lui. Je n’envisage pas l’avenir sans effroi. J’aime, je combats ! Mais c’est tout ce que peuvent demander le monde et Dieu.
Madame Gérard
Et que voulez-vous de moi, ma chère ?
Adrienne
Je vous fais la même demande pour moi-même ?
Madame Gérard
Mariez-vous.
Adrienne
Est-ce possible ? Vous ignorez jusqu’où va sa jalousie ; il y aurait une double catastrophe, un double deuil…
Madame Gérard, à part.
Oh ! c’est trop grand pour une fille ! Voudrait-elle nous épouvanter ?… (Haut.) Votre empire sur monsieur Gérard doit être aussi grand que sa passion ; vous pouvez nous sauver toutes en l’amenant à l’idée d’un riche établissement pour vous ! J’ai mieux que Roblot.
{p. 138}Adrienne
Madame, je suis venue à vous avec plus d’humilité que d’orgueil. Vous pouvez vous croire offensée et je suis votre servante. Encore une fois, songez-y… Tant qu’il sera riche, heureux, je réponds de moi ; mais peut- être serais-je sans force contre ses malheurs, contre son désespoir… Rendez-le bien heureux par une harmonie intérieure, et chaque jour ma tâche deviendra moins difficile…
Madame Gérard, à part.
Nous naissons vraies, et nous mourons artificieuses ! Néanmoins, à son âge, il faut la croire ; elle serait trop perverse. (Haut.) Adrienne, mon enfant !… (Adrienne lui baise les mains.)
Adrienne
Votre bonté, Madame, me donne du courage contre moi-même, et contre celui de qui je tiens tout.
Madame Gérard
Vous avez raison ; vous êtes ici plus en sûreté que partout ailleurs. Revenez-y de mon consentement ; mais gardez le plus profond secret sur tout ceci. (Elle va jusqu’à la porte de son appartement.) Anna, Caroline !
Adrienne, seule sur le devant de la scène.
Ai-je bien fait ? Il n’y avait plus que ce moyen de nous sauver tous ! Et je reste auprès de lui !… Je puis le ser {p. 139}vir, le voir. Peut-être un danger sans cesse observé n’existe-t-il plus.
Scène V §
Madame Gérard
Mes Filles, mademoiselle Guérin est une noble et bonne fille ; elle demeure ici par ma volonté ; traitez-la comme une sœur ; elle méritera sans doute votre amitié.
Caroline
Quel changement !
Anna
Qu’elle ensorcelle mon père, je le comprends ; mais ma mère !
Caroline
Mademoiselle Guérin sait que je ne l’ai jamais chagrinée. (Elle l’embrasse.)
Madame Gérard
Et toi, Anna ?
Adrienne
Je ne veux surprendre ni votre cœur, ni votre estime, Mademoiselle.
Anna
J’attendrai des preuves, Mademoiselle. Si vous trompez ma mère, vous ne me tromperez pas, et je vous serai la plus implacable ennemie…
Madame Gérard
Anna !
Adrienne
Madame, cette franchise est noble, et je la préfère aux ruses de ce matin.
Caroline
Je n’épouserai pas votre frère, n’est-ce pas ?
Adrienne
Il est incapable, Mademoiselle, d’accepter une main contrainte.
Caroline
Oh ! laissez-moi vous embrasser !
Adrienne
Volontiers. (Elle baise les mains de Madame Gérard.)
Scène VI §
Les Mêmes, Gérard.
Gérard, au fond.
Eh bien ! les voilà qui s’embrassent ! Qui diable peut déchiffrer ce que les femmes ont dans le cœur !…
Madame Gérard
Allons, mes Enfants, tout ira bien.
Gérard
Ah çà, pouvez-vous, Madame, m’expliquer par quel artifice vous êtes les meilleures amies du monde, après vous être mise à genoux pour obtenir son renvoi ?
Madame Gérard
Nous aimez-vous mieux brouillées ?
Gérard
Non, mais…
Anna, à sa mère.
Tu n’as pas suivi mes conseils… Tu ne sauras rien…
Adrienne
Vous voulez donc, Monsieur, me recevoir le front soucieux ?
Gérard
Mais vous me surprenez fort… (À part.) Le diable se mêle de mes affaires… (Haut.) Je suis accouru chez votre frère ; vous veniez de partir. (À sa femme.) Louis Guérin viendra dîner avec nous. (À part.) Elle a embelli. (Haut.) Vous paraissez émue.
Adrienne
Madame vient de se montrer si bonne et si généreuse pour moi.
Madame Gérard
J’espère que vous ne l’avez pas oubliée, et que vous lui aurez rapporté quelque beau présent.
Gérard
Oh ! un rien.
Madame Gérard
Vous avez eu tort.
Gérard
Un châle rouge de Chine.
Gérard
Mais je vous vois toutes joyeuses, les nuages sont dissipés ; je suis si heureux quand le bonheur règne autour de moi !
Caroline
Ai-je de belles choses ?
Gérard
Va voir ; tout doit être dans ta chambre… Êtes-vous curieuse, ma chère amie, de…
Madame Gérard
Très curieuse ; mais Anna m’a l’air [d’être] bien indifférente… Anna, viens avec nous.
Gérard, à sa femme.
Eh bien ! pourquoi m’avez-vous si mal accueilli tout à l’heure, moi qui vous aime tant. (Il lui prend les mains et les baise.) Si vous le vouliez, nous serions tous si heureux… Mais les femmes ne comprennent jamais ces questions-là.
Madame Gérard
Elles les comprennent trop au contraire. (Elle baise Adrienne au front, et, à voix basse :) Voilà le moment de tenir votre promesse ; du courage ! Rompez le mariage {p. 144}de Caroline avec votre frère, et je vous croirai ; pour le défaire vous n’avez qu’à parler du vôtre.
Adrienne
Mais je vais aller voir mon châle avec vous.
Gérard
Adrienne ?
Madame Gérard
Restez ; vous avez à causer de la Maison.
Gérard
Mais, oui ; les affaires avant tout. (il ferme les portes. La mère et ses filles sortent.)
Scène VII §
Gérard. (Il prend la clef de son cabinet.)
Allons dans mon cabinet, nous serons mieux.
Adrienne
Non, Monsieur ; je serai plus mal.
Adrienne
Je vous avoue que je crains en effet d’avoir tous les malheurs d’une situation dont je ne veux pas les bénéfices.
Gérard
Vous ne perdez [jamais] une occasion d’humilier mes espérances…
Adrienne
Et vous d’agir de manière à me compromettre aux yeux d’une famille irritée, jalouse.
Gérard
Ils vous ont donc bien fait souffrir ?…
Adrienne
Souffrir à cause de vous, la souffrance est alors un bonheur.
Gérard
Quand je t’entends parler ainsi, je suis capable de supporter des mondes de chagrins ! Tu m’aimes donc ?
Gérard
Eh bien ?…
Adrienne
Jamais !
Gérard
Quelle est cette ridicule histoire de ce rendez-vous avec Roblot ?
Adrienne
Qu’en croyez-vous ?
Gérard
Cette question, Adrienne, a l’air d’être une réponse. Parlez donc ? Ne me trompez pas ! Une minute d’incertitude est une éternité de douleur !
Adrienne
Il est pourtant bien doux d’être aimée ainsi… Rassurez-vous ; vous êtes un enfant, mais sans confiance.
Gérard
Tenez, Adrienne, nous autres hommes ne croyons à rien, tant qu’une femme ne s’est pas entièrement confiée à nous.
Gérard
Je mentais ; l’amour se ment à lui-même.
Adrienne
Et si je vous en disais autant ?
Gérard
Mon Dieu, ne jouez pas avec mon cœur, vous pouvez le briser…
Adrienne
Ne puis-je mentir à mon tour pour vous en faire comprendre les inconvénients ?
Gérard
La leçon est cruelle ! (Il lui baise la main.)
Adrienne
Parlons sérieusement. Un homme qui aime bien doit être capable des plus grands sacrifices pour celle qu’il aime.
Gérard
Que faut-il faire ? Voulez-vous que je quitte femme, enfants, que je m’expatrie avec vous, que je refasse une fortune et que nous allions vivre…
Gérard
Ah ! tu en conviens donc !
Adrienne
Mon Dieu ! je parle de vous.
Gérard
Dans le dernier pli de leur cœur, on y trouve encore de la coquetterie !
Adrienne
Si vous appelez la vertu de la coquetterie, autant nommer la modestie un vice.
Gérard
Quelque certitude que vous ayez d’être aimées, vous nous tueriez pour savoir le vrai du vrai.
Adrienne
Je veux me marier, m’établir, être une bonne, vertueuse bourgeoise, avoir une famille.
Gérard
Ah ! il y a donc du vrai dans cette affaire de Roblot !
Adrienne
Peut-être ! Eh bien, si je le voulais, ne m’aimeriez-vous {p. 149}pas assez pour me faire le sacrifice de vous-même ? Combien de fois ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez comme un père, comme un frère, comme un amant, comme un mari… que vous sauriez mourir pour moi… Eh bien ! je ne vous demande pas tant.
Gérard
Adrienne, railles-tu ?
Adrienne
Raillerie ou vérité, ne puis-je faire de vous ce qu’il me plaît ?
Gérard
Oui ; mais on ne meurt que pour une femme qui nous aime…
Adrienne
Voilà donc le fond de votre cœur ? Votre amour n’est pas absolu, je ne suis pas aimée quand même.
Gérard
Hé, si…
Adrienne
Faites-moi donc alors une réponse ?
Adrienne
Qu’importe.
Gérard
Ah ! c’est vrai.
Adrienne
Eh bien…
Gérard
Vous vous marieriez ?
Adrienne
Vous renonceriez à moi ; songez que je vous le demande comme preuve d’amour.
Gérard
Oui… Je comprends.
Adrienne
Marieriez-vous alors mon frère à votre fille aînée ?
Gérard
Mais je vous en supplie, ne vous occupez pas de moi ni de ma famille, après…
Adrienne
Ah ! vous auriez recours au suicide ; alors vous ne m’appartiendriez pas entièrement.
{p. 151}Gérard
Vous voudriez donc me voir mourir de chagrin ?
Adrienne
Et si telle était ma volonté…
Gérard
Eh bien ! j’obéirais ; après tout, je vous verrais heureuse.
Adrienne
Ah ! votre femme m’a demandé l’impossible ! Pardonnez-moi, je vous aime trop pour continuer à vous faire souffrir inutilement. (Elle pleure.)
Gérard
Oh ! c’est clair, il y a quelque piège inventé par ma femme là dedans !… Les femmes ne s’embrassent que pour se mordre.
Adrienne
Non, non, ne l’accusez pas ; elle vous est bien attachée, elle a peur de notre passion insensée, elle ne nous connaît pas… Puis elle veut le bonheur de ses filles, elle…
Gérard
Mais elle ignore que sans vous je ne saurais vivre, {p. 152}qu’elle tient son bonheur de votre pitié, que tout m’est indifférent de ce qui n’est pas vous… Une famille croule sans son chef, et je ne vis que par mon amour… C’est immoral, c’est mal, j’ai des filles… Je sais tout ce que la conscience peut dire ; la mienne a parlé longtemps en vain ; que veulent-ils ? J’ai fait ce voyage pour combattre ; je n’ai respiré d’air pur qu’en entrant dans Paris ; en voyage, je mourais. Mon amour, c’est leur bonheur, leur fortune, leur tranquillité.
Adrienne
Un homme fort se dompte.
Gérard
La folie est plus forte que l’homme ; elle est à la porte des plus vastes intelligences.
Adrienne
Vous m’effrayez.
Gérard
Vous m’y ferez arriver.
Adrienne
Dans ce cas, le monde ne nous reprocherait plus rien ; je serais heureuse de pouvoir me dévouer, malheureuse de vous savoir ignorer jusqu’où irait mon affection.
{p. 153}Gérard
Ne parle plus ainsi, car alors ma raison se trouble et je suis capable des plus grandes violences.
Adrienne
Quand j’ai tout fait pour rester près de vous, ne ferez- vous rien pour moi ? Serez-vous le plus faible, serai-je la plus forte ?
Gérard
Tu es jeune.
Adrienne
Si vous voulez que je reste près de vous, ne m’exposez pas aux plus graves soupçons, à la haine de vos proches, en insistant sur ce mariage qui nous fera considérer comme des ambitieux.
Gérard
Mais c’est moi qui suis l’ambitieux ; votre frère est destiné aux plus hautes places de l’État.
Adrienne
Pourquoi refusez-vous à votre fille le bénéfice de votre morale ? Si elle aime ailleurs.
Adrienne
Si sa répugnance pour mon frère parle, comme votre amour, plus haut que toutes les lois ?
Gérard
Je suis comptable de ma fille à elle-même, et moi…
Adrienne
Ne devez-vous de comptes à personne ?
Gérard
Ah ! tu raisonnes trop pour aimer ! Ils t’ont pervertie de morale.
Adrienne
Hélas ! je le voudrais !
Gérard
Mais ma fille n’aime personne, elle épousera Louis. (Il crie à la porte de l’appartement.) Caroline ! Vous allez voir.
Scène VIII §
Gérard
Viens, Caroline. Il s’agit d’une chose très grave qui fait toujours sourire une fille, de ton mariage.
Anna
Vous allez la faire pleurer.
Gérard
Je ne t’avais pas demandée, petite peste ! Ton tour viendra.
Anna
Mais, cher Père, laissez-moi donc alors écouter la leçon. Vous n’aurez plus rien à me dire.
Madame Gérard, bas à Adrienne.
Hé bien ?
Gérard, à Anna.
Tu me promets d’être tranquille ?
Anna
Rien que le mot mariage est un calmant ; n’est-ce pas, Mademoiselle Adrienne ?
Gérard
Déjà !
Anna
Je vous réponds.
Gérard
Caroline, aujourd’hui, mon Enfant, tout est bien changé ; les fortunes se divisent à l’infini pour se refaire, il y a peu de richesses stables, les fils de famille ont de grandes passions et de petits revenus. Ceux qui naissent riches ont mille moyens de manger leur fortune et pas un de la refaire ; ce qui est certain…
Anna
C’est l’incertain.
Gérard
Anna ! (À Caroline.) Il n’y a rien de certain, que les facultés. Ce que Dieu nous donne, la pensée, a jusqu’à présent échappé aux caprices des systèmes. Si les fortunes sont mobiles, les capacités sont fixes.
{p. 157}Anna
Papa, si votre système prend, les sots resteront donc sans femmes. Pauvres sots !
Gérard
Cette petite est déjà trop grande. (À Caroline.) Ma Fille, le devoir des pères consiste à régler leur conduite sur les mœurs du temps… Te choisir pour mari un homme d’honneur, plein de talents, dont l’énergie a déjà dompté la misère, et qui, pouvant être l’artisan de sa fortune, saura garder la tienne, la grossir pour tes enfants, c’est te préparer un bonheur sûr…
Madame Gérard
Et cet homme est Louis Guérin ; mais, Monsieur, ma fille ne l’aime pas.
Gérard
Madame, la manière dont on se marie est un des malheurs de notre temps. Le mariage n’est pas fondé sur la passion…
Madame Gérard
Je le sais…
Gérard
Mais sur la famille…
Caroline
Encore faut-il pouvoir aimer le père de ses enfants, et {p. 158}il me semble que vous devez connaître les inconvénients du mariage quand l’amour y manque.
Gérard
Que voulez-vous dire ?…
Caroline
Mon Père, pardonnez-moi…
Gérard
Voilà, Madame, l’effet de vos plaintes, de vos…
Anna
Ma mère n’y est pour rien ; ma sœur aime…
Gérard
Oui ?
Anna
Un beau jeune homme brun, qui a des favoris noirs et toutes les capacités que vous voulez à votre gendre. Il est bien supérieur à votre avocat ; il fera la fortune, il fera le bonheur de ma sœur.
Gérard
Caroline ?
Gérard
Dit-elle vrai ?
Anna
Ne la croyez pas si elle me dément ; elle aime…
Gérard
Oui… Caroline ?
Anna
Ne le dis pas !
Gérard
Anna, ma Fille, vous prenez avec votre père des licences… (À sa femme.) Vous devez connaître ce personnage ?
Madame Gérard
Je suis aussi étonnée que vous l’êtes, Monsieur, d’apprendre cette nouvelle. (À Caroline.) Est-ce vrai ?
Caroline
Oui, ma Mère.
Adrienne
Monsieur, vous ne pouvez être insensible aux peines d’amour, et vous ne sauriez reculer devant vos principes. Mademoiselle Caroline n’a pu faire qu’un choix digne d’elle et de vous.
Anna
Si lu le nommes, tu es perdue ! Mon Père est capable de l’envoyer aux Indes !
Gérard
Anna, fais-moi le plaisir de…
Anna
Je vous gêne ? Je sors. Mais auparavant, je veux vous dire ce qu’elle n’osera pas vous avouer. Elle aime innocemment, elle est sans résistance contre vous, et si vous abusez de votre pouvoir, vous ne serez pas un tyran, vous serez un meurtrier. Elle est capable d’imiter la fiancée de Lamermoor.
Gérard
Le meilleur des romanciers est encore un homme à pendre ! Voilà votre éducation moderne. En supprimant les couvents, on a supprimé l’innocence de l’âme. Si vous empêchez le roman d’arriver chez vous, vous le trouvez sur les boulevards en y promenant vos filles. Elles voient des femmes, créations du génie, déifiées, celle-ci pour avoir tué un prétendu qu’elle n’aimait pas, celle-là pour être morte avec Roméo, dona Julia pour avoir tenu tête à son mari… Ne croyez pas que ce soit le bien de ces belles compositions qui frappe, mais les vives couleurs du mal. Aussi, avons-nous des filles, qui, dès seize ans, font de l’opposition au sein de leur famille.
{p. 161}Anna
Mon Père, avant ce temps-ci les filles étaient donc bien sages ?
Madame Gérard
Vous voulez me blâmer, Monsieur, et vous avez tort ; ni Anna ni Caroline n’ont lu de romans ; mais elles en voient, et c’est plus dangereux.
Gérard
Madame !… (À Anna.) Eh bien ! ma Fille.
Adrienne
Monsieur, j’en ai entendu assez pour éclairer mon frère. Je vous prie de me dispenser d’écouter des aveux aussi délicats que doivent l’être ceux de mademoiselle Caroline…
Madame Gérard
Elle nous a trompés ! (Adrienne et Anna sortent.)
Scène IX §
Gérard
Caroline, regardez-moi !
Caroline
Mon Père, vous pouvez abuser de votre puissance ; vous avez un regard fixe qui dompte la folie et qui la donne.
Madame Gérard
Votre père est trop généreux.
Gérard
Je ne suis pas la dupe de la ruse de votre sœur ; vous n’aimez personne.
Caroline
J’ai fait un choix, mon Père…
Gérard
Oui ?
Caroline
Mon Père, avant de vous le dire, je veux savoir si vous {p. 163}me permettrez de me marier selon mon inclination, en cas où mon choix serait convenable.
Madame Gérard
Vous êtes trop bon père pour ne pas acquiescer à sa demande.
Gérard
Elle me craint.
Madame Gérard
On récolte ce qu’on sème.
Gérard
Êtes-vous sûre d’être aimée, car il y a bien des jeunes gens capables de jouer la passion pour avoir une fortune ?
Caroline
Il sait à peine que je l’aime.
Madame Gérard
Qui est-ce ? Ton père est noble et généreux, je te garantirai d’ailleurs de toute violence.
Caroline
C’est monsieur Hippolyte.
Madame Gérard
Eh ! Monsieur, qui sommes-nous ? D’ailleurs, ne vaut-il pas Louis Guérin ? Avez-vous deux poids et deux mesures, et renierez-vous ce que vous venez de dire à votre fille ?…
Gérard
Non…
Caroline
Ah ! mon Père !
Madame Gérard
Je vous pardonnerais tout !
Gérard. ( Il sonne.)
Ma Fille, cette affaire exige quelques réflexions ; vous ne trouverez pas mauvais que je vous prie de bien accueillir monsieur Louis Guérin, de même que je vais étudier Hippolyte…
Madame Gérard
Laisse-nous, ma Fille. (Caroline sort.)
François
Monsieur m’a sonné ?
Gérard
Dites à monsieur Hippolyte de venir me parler.
Scène X §
Madame Gérard
Je vous connais, vous avez trompé votre fille.
Gérard
Elle trompe mes espérances…
Madame Gérard
Monsieur, nous voilà seuls ; il est temps de nous expliquer.
Gérard
Je voyais venir votre orage de paroles.
Madame Gérard
Vous êtes à l’abri sous votre indifférence,… je ne vous ennuierai pas…
Gérard
Comment ferez-vous ?
Madame Gérard
Je vous dirai peu de choses. Mais d’abord, si nous devons vivre étrangers l’un à l’autre, pourquoi ne m’accordez-vous {p. 166}pas les égards que vous auriez pour une étrangère ?
Gérard
Une étrangère ne me contrarierait pas en toute chose, et, depuis mon arrivée, vous n’avez cessé de me frapper au cœur.
Madame Gérard
Vous ne m’avez pas comprise à votre arrivée ; vous me comprendrez encore moins après l’avoir revue.
Gérard
Encore Adrienne !
Madame Gérard
Mais ne doit-elle pas être toujours entre nous ? Monsieur, si vous me disiez que vous tenez tant à cette fille que vous la voulez auprès de vous, même en sachant qu’elle se joue de vous, je me soumettrais comme on se soumet à une maladie.
Gérard
Vous avez une manière de dire cette fille qui la déshonore…
Madame Gérard
Faut-il que je l’honore ? Eh ! Monsieur, si vous avez les vices d’un gentilhomme, ayez donc aussi leur sentiment des convenances, leur dignité. Vous ne ménagez rien. Une femme peut consentir à être abandonnée et ne veut {p. 167}pas en avoir l’air. Je dis cette fille, et j’ai raison : elle vous trompe…
Gérard
Madame, je ne demande qu’une preuve, la plus légère, mais une preuve qui soit une preuve, et non…
Madame Gérard
Elle vient de me tromper, moi, pour pouvoir rentrer ici de mon consentement.
Gérard
Ah ! si elle ne trompe que vous…
Madame Gérard
Une fille capable de jouer la scène qu’elle m’a faite là tout à l’heure, est capable de feindre le plus violent amour. Vous l’aimez, elle vous aime, elle m’a tout dit, elle m’a même remerciée de l’avoir sauvée de vous en la mettant avec mes filles. Votre passion est le motif secret du mariage de Caroline.
Gérard
Eh bien, après ?
Madame Gérard
Vous allez livrer votre famille à ces gens-là ! Oh ! ne me comptez pour rien, mon sacrifice à moi est accompli. Croyez-moi donc bien en dehors de tout ceci. Mais avant de marier votre fille, de lui donner une belle-sœur entrée ici en servante, et d’ouvrir à vos protégés une brèche {p. 168}par où ils se précipiteront sur notre fortune, éprouvez-les ? Proposez vous-même à mademoiselle Adrienne un mariage sortable…
Gérard
Ah ! Madame !
Madame Gérard
Vous faites mille comédies pour arriver à vos fins en amour, et vous n’en joueriez pas une pour nous sauver d’un gouffre ! Aujourd’hui le commerce est si chanceux que, d’un moment à l’autre, la plus riche Maison peut devenir la plus pauvre. Voyons ce qu’ils seront au milieu d’un désastre subit. Appuyez-vous là-dessus pour mettre Adrienne à l’abri du malheur. Cette générosité est dans votre caractère… Eh bien ! s’ils sont ce que vous croyez, je vous cacherai mes peines, vous aurez eu raison, je me serai trompée ; mais, en ce moment, j’ai mille raisons de douter…
Gérard
Mais il est impossible de la tromper.
Madame Gérard
Soyez vrai ! Vous avez peur.
Gérard
Ah ! Madame, c’est horrible !
Gérard
Mais si elle veut me tromper longtemps, cela ne vaudra-t-il pas la vérité ?
Madame Gérard
Jusqu’où la passion fait-elle descendre les hommes ! Nous n’allons pas si loin.
Gérard
En ceci, Madame, comme en beaucoup de choses, tout est vrai, tout est faux de part et d’autre.
Madame Gérard
Si les femmes ne savent pas toujours quand on les aime, elles savent bien quand on ne les aime pas.
Gérard
Vous avez le talent de me donner la question… Et pourquoi ? Pour votre amour-propre blessé, car il s’agit moins de votre cœur que de votre vanité, tandis qu’il s’agit pour moi de la vie. Oh ! j’éprouve une angoisse dont vous aurez à rendre compte…
Madame Gérard
Vous vous devez à votre famille.
Madame Gérard
Enfin, vous avez un éclair de raison.
Gérard
Qu’y a-t-il donc pour que vous, qui m’êtes attachée, me poursuiviez tant ?
Madame Gérard
Je défends votre fortune et mes enfants.
Gérard
L’un de nous est alors bien aveugle.
Madame Gérard
Et vous désirez que ce soit moi…
Scène XI §
Roblot
Eh bien ! Monsieur, n’est-ce pas un bonheur que j’aie été là quand monsieur Hippolyte vous a parlé des mousselines de la Maison Copin ? Elle dépose…
{p. 171}Gérard
Ah ! quel coup ! Ce n’est rien. Demeurez, Hippolyte. Venez ici, Roblot… Roblot, je suis ruiné; mais, du secret, on peut tout réparer encore…
Roblot
Ah ! Monsieur… j’ai quarante mille francs, cela peut aider à vos affaires.
Gérard
Non, garde-les pour te marier avec Adrienne, car enfin, tu l’aimes ?
Roblot
Moi, je n’aime que la Maison Gérard, foi de Christophe Roblot ! On m’avait entortillé, mais…
Gérard, à part.
Bon Roblot ! (Il lui serre la main.) Voilà un ami, Madame ! Mais si tu veux que j’oublie tout, il faut m’aider à faire croire que je suis ruiné, surtout à mademoiselle Adrienne. Cette fois, tu peux lui demander sa main, j’y consens.
Roblot
Non, non, merci ; je suis échaudé de ce matin ! Si elle consentait, je serais trop embarrassé d’une belle femme, j’aurais trop de monde chez moi ! Ce soir, je crains l’eau froide.
Roblot
Je veux bien conspirer avec vous ; mais si j’étais pris au mot ?
Gérard
Alors je la tuerais !
Roblot
Oh ! me voilà comme quand vous me teniez là !… Non.
Gérard
Allons, pas d’enfantillage… (Roblot sort. À Hippolyte.) Venez.
Madame Gérard, dans ses appar t ements.
Caroline !
Gérard
Vous avez une passion, Hippolyte ?
Hippolyte
Monsieur, il est si naturel à mon âge d’aimer, que je serais une exception si je n’aimais pas.
Gérard
Vous avez raison ; à votre âge, moi !… Mais un homme doit se choisir une femme et non se laisser choisir par elle. Vous devez penser à faire une fortune, et je veux vous mettre à même ; vous pouvez me donner une preuve de dévouement.
{p. 173}Hippolyte
De quoi s’agit-il ?
Gérard
Il faut le secret, d’abord ! Demain, vous partirez pour Londres, où je vous confierai de graves intérêts de commerce… Il y a de la contrebande à faire en grand. Vous aurez mes instructions… Votre avenir dépend de votre conduite.
Scène XII §
Caroline
Monsieur Hippolyte…
Madame Gérard
Eh bien ?
Hippolyte
Il m’est défendu de parler ; mais je pars, et pour longtemps.
Caroline
Il part, Anna.
Anna
Mon Père, vous chargez votre compte.
Scène XIII §
Gérard, à Caroline.
Ma Fille, je te présente Monsieur comme ton futur époux.
Louis Guérin
Monsieur, ma sœur vient de m’apprendre la résistance de Mademoiselle à des volontés qui m’honorent ; mais j’en serais indigne si je regardais votre aveu comme un titre suffisant. Plus la société moderne attache d’importance au mariage, plus libre il doit être.
Anna, [à part].
Oh ! Oh ! d’avocat…
Madame Gérard, [à part].
Comme ils savent prendre mon mari par son faible, la générosité !
Louis Guérin
Il serait injuste de demander l’exécution franche d’un contrat imposé; d’ailleurs, laissez-moi ne tenir mademoiselle que d’elle-même, cl me soumettre à ses décisions.
{p. 175}Anna, [à par t ].
Le fat !
Gérard
Eh bien ! Caroline ?…
Caroline
Si l’on vous a tout dit, Monsieur, vous savez que j’ai disposé de moi-même.
Madame Gérard
Va mettre un chapeau, nous allons chercher ton oncle ; la famille sera complète pour fêter le retour de ton père.
Gérard
Mais, Madame…
Madame Gérard
Ne suis-je plus maîtresse de sortir avec ma fille ?
Gérard
Le moment est bien mal choisi…
Madame Gérard
Je ne suis pas plus maîtresse de choisir mes moments que mes gendres.
Scène XIV §
Gérard
Ne vous épouvantez pas de ces façons ; les femmes crient, elles pleurent et finissent par trouver qu’on a très bien fait…
Anna
Les femmes, je ne sais pas ce qu’elles deviennent ; mais vous ne savez pas ce dont est capable une pauvre fille contrariée. Mon Père, une jeune fille peut-elle s’offrir elle-même en mariage à un homme ?
Gérard
Ce n’est pas l’usage.
Anna
Hé bien, proposez-moi vous-même à Monsieur. Ma sœur croit qu’il faut bien aimer un homme pour l’épouser ; moi, je crois que l’amour nous rend très malheureux, et comme vous avez dit que le mariage n’était pas fondé sur la passion, le bonheur conjugal de Monsieur reposerait sur des bases solides.
Anna
Le mariage ! Mais c’est un sacrement institué pour se tourmenter. Nous nous entendrons bien, Monsieur et moi, pour accomplir nos obligations.
Louis Guérin
Mademoiselle serait la plus forte ; elle a plus d’esprit que moi.
Anna
Eh bien ! Monsieur, je vous en donnerai pour vos plaidoyers…
Louis Guérin
Vous pouvez faire encore mieux ; allez au Palais, et je vous assure que les juges ne dormiront pas.
Anna
Vous vous moquez, je le vois. Ainsi, mon indifférence ne vous va pas. Vous avez tort, vous pouvez rencontrer plus mal.
Gérard
Embrasse-moi ! Tu es une adorable petite folle. [(À Louis Guérin.)] Venez dans mon cabinet, nous avons à causer d’affaires. ( I ls sortent.)
Anna, seule.
Les Guérin triomphent ! Ils ont pour eux le gouvernement et la gendarmerie paternelle ; l’opposition a, {p. 178}comme on dit, l’estime du pays ; le sacrifice de mademoiselle Anna est rejeté à l’unanimité! C’était beau de ma part, moi qui ne sais pas comment on peut aimer un homme. Je les trouve tous laids, de gros favoris noirs, des barbes dures, des teints à faire peur ! Quand ils sont jolis, ils nous ressemblent, et ils n’ont alors ni esprit, ni capacité… Vraiment, le monde est à refaire ; si je me marie, je ne veux que des garçons, afin de ne pas avoir l’ennui des gendres. Que va devenir ma sœur ? elle est capable… oh, non !
Acte quatrième §
{p. 180} {p. 181}Scène I §
François
Monsieur m’a envoyé chercher une calèche de voyage chez son sellier, et commander des chevaux de poste pour minuit…
Victoire
Il part avec mademoiselle Adrienne, c’est sûr…
Justine
Mais elle ne fait pas de préparatifs…
Justine
C’est madame et ses filles qui les font ; elles se sont cachées de moi.
François
Monsieur Roblot vient de faire fermer les magasins, et de donner leur soirée aux commis.
Victoire
Justine nous dit que mademoiselle Adrienne ne sait rien et que ces dames savent quelque chose ; c’est le monde renversé. Ce matin, elle savait son arrivée et la famille l’ignorait ; ce soir, elle ignorerait le départ et la famille le saurait. Elle est en bas avec monsieur Roblot. Je vais aller lui demander si elle veut son riz. J’entendrai bien quelque chose de ce qu’ils se disent. (Elle sort.)
François
Je vais aller lui dire qu’il aura sa voiture attelée dans la cour, à minuit, [(il sort.)]
Justine, seule.
Il se passe quelque chose de bien extraordinaire. Mademoiselle Caroline pleure comme une Madeleine ; elle écrit. Elle écrit peut-être à monsieur Hippolyte, qui fait ses paquets et s’en va demain. (François rentre.) Hé bien, quel air a-t-il ?
{p. 183}François
Assez sombre ; son passeport est sur la table. (Victoire rentre.)
Victoire
Monsieur fait faillite, et part pour Londres, où monsieur Hippolyte le rejoindra.
François
Qu’est-ce que ça nous fait ; nos gages sont payés.
Justine
Et à la Caisse d’Épargne…
François
Il est assez malicieux pour profiter de l’occasion et s’en aller avec l’Adrienne.
Victoire
Eh bien, vous vous trompez ; je suis venue sur la pointe du pied, et j’ai entendu Roblot qui lui disait que, dans les circonstances où allait se trouver monsieur Gérard, il désirait lui-même qu’elle se mariât. Roblot aurait des fonds considérables à Monsieur, et alors…
François
Les maîtres veulent nous cacher leurs affaires, et ils {p. 184}ne peuvent rien faire sans nous. Après le dîner, qui a été gai comme un enterrement, car monsieur Duval avait beau dire ses bêtises, mademoiselle Anna ne les écoutait pas et ne les faisait pas remarquer, monsieur Hippolyte n’a pas dîné à la maison, et mademoiselle Caroline avait les yeux rouges.
Victoire
Elle aimerait monsieur Hippolyte ?
François
Pour lors, en sortant de table, monsieur a donc appelé Morin, le garçon de caisse, et je lui ai entendu dire d’aller commander une procuration chez son notaire.
Justine
Mademoiselle Adrienne le suivra. Comment voulez- vous qu’il se passe d’elle ?
Victoire
Et le Magasin ?
François
Il se soucie bien du Magasin ! Fallait l’entendre ce matin jurer dans l’escalier après monsieur Hippolyte, qui lui avait parlé de mousselines ! Le voici !
{p. 185}Victoire
Je me sauve faire le riz au lait de Mademoiselle J’ordonne.
Justine
Ça lui donnera des forces pour passer la nuit, si monsieur l’enlève.
Scène II §
Gérard. (Il regarde Justine qui rentre dans l’appartement, Victoire et François dans l’antichambre.)
Je suis sûr que maintenant ils causent tous de mon prétendu désastre, et que, dans la loge de mon portier, il va se tenir un conciliabule où l’on discutera sur mes affaires, sur mon luxe et sur Adrienne. Ah ! le sort de ma vie se joue en ce moment ! Résistera-t-elle à Roblot, lui parlant en mon nom ! Comme ma vie toute entière est venue aboutira ce moment solennel ! Suis-je donc un homme privilégié ? Y a-t-il beaucoup d’hommes qui aient été traités comme moi par la destinée ? Je suis né avec un foyer de sentiments qui ne pouvaient être assouvis que par de grandes choses… À dix-huit ans, je suis allé me battre à la frontière ; la République, ma première passion, a succombé. Napoléon est venu, j’ai voulu le servir ; il haïssait les fournisseurs, j’étais probe, il m’a {p. 186}presque ruiné ! J’avais trente-huit ans, je n’avais jamais pu rencontrer de femme qui m’aimât véritablement, comme nous voulons tous être aimés ; je n’étais plus jeune ; fatigué de déceptions, las de désenchantements, je me suis marié pour être père, pour être aimé par des enfants. Mais à quarante-huit ans j’avais encore et j’ai toujours le cœur d’un jeune homme. Une femme n’est pas une maîtresse ; c’est une mère avec ses droits et ses dignités. Enfin, je me domptai par les affaires. Les affaires ne m’ont donné que de l’or… À la porte de l’enfer terrestre des gens passionnés, et qui s’appelle la vieillesse, a surgi cette jeune fille ; elle a été aimée de tout l’amour perdu pendant trente ans. Candeur, noblesse, beauté, dévouement, toutes les délices de la vie, toutes les fleurs de l’amour, elle a tout offert à mes yeux altérés, elle a rafraîchi mon âme qui se desséchait, la vie s’est réveillée, j’ai ressenti cette soif de bonheur qui nous poursuit tous ! Dans la jeunesse, nous aimons avec notre force qui va diminuant ; mais, à mon âge, on aime avec la faiblesse qui va croissant ; aussi la vie me paraît-elle impossible sans elle. Et quelle journée !… Ils sont tous contre elle, ils veulent l’éprouver Oh ! lâches ! Et toi aussi ! Mais si elle triomphe, ils sont perdus ; et si elle succombe, je deviendrai… fou peut-être. À cette idée, ma tête… Ah ! j’entends Roblot.
Scène III §
Gérard
Eh bien, tu as les yeux mouillés, toi.
Roblot
Elle ne sait encore rien de votre feinte faillite ; elle est inquiète ; mais…
Gérard
M’aime-t-elle ?
Roblot
Trop.
Gérard
Imbécile ! Une femme n’aime jamais trop.
Roblot
Elle a fini par m’écraser, en me disant que si vous aviez le courage de la marier, vous devez avoir celui de le lui dire vous-même.
Gérard
Seul ! seul dans son cœur !
Roblot
Monsieur, voulez-vous permettre à un homme positif et matériel de vous donner un conseil dans cette affaire ?
{p. 188}Gérard
Mon amour, une affaire…
Roblot
Ce sera tout ce que vous voudrez ; mais je dois vous parler de vous-même.
Gérard
Où est-elle ?
Roblot
Elle achève des comptes ; elle va monter.
Gérard
Qu’avez-vous à me dire ?
Roblot
Vous avez commandé une voiture, des chevaux, enlevez-la. Je viens de l’éprouver, son amour comporte tant de force contre votre prospérité, tant de faiblesse contre votre infortune, que votre prétendue faillite la décidera peut-être à vous suivre. Aimez-vous en Italie, en Angleterre, en Suisse, là tant que vous voudrez… On tue l’amour par ce qui fait durer l’avarice, la possession. Pendant ce temps-là, Hippolyte et moi, nous tâcherons de bien conduire les affaires. Vous nous reviendrez guéri, tandis que si vous restez ici, je crains des malheurs.
{p. 189}Gérard
Mais si elle m’aime autant, où vois-tu des malheurs ?
Roblot
À dîner, Monsieur, vous n’avez donc pas observé la stupeur de votre fille Caroline, et le changement de mademoiselle Anna ?
Gérard
Que veux-tu que je voie quand elle est là ? J’entends ses pas. Je vais aller chercher ma femme, afin de jouir de son triomphe, [(il sort.)]
Scène IV §
Roblot
D’où vient que c’est moi qui suis le plus clairvoyant ? Il me semble que nous touchons à une catastrophe.
Adrienne
Qu’avez-vous dit ? [Vous parlez d’] une catastrophe ? Monsieur Roblot, mon inquiétude est au comble ; je sais maintenant que monsieur a commandé pour minuit une voiture, que l’on doit lui apporter une procuration à signer. Soyez franc…
{p. 190}Roblot
Je lui apporte son bilan à signer.
Adrienne
Son bilan ! Mais je connais à peu près les affaires de la Maison ; qui peut la faire tomber ?
Roblot
La Maison Copin, et son banquier…
Adrienne
Son banquier lui emporte ses fonds ; mais les Copin…
Roblot
Un secret que je savais seul ; il a souscrit cent mille francs par complaisance, pour que leur fabrique ne croulât point.
Adrienne
Ne vous ai-je pas dit souvent : sa générosité le perdra ! Ah ! voilà donc pourquoi vous me reparliez mariage ; il a voulu me mettre à l’abri du malheur quand il y tombe.
Roblot
Oui…
Adrienne
Monsieur, quelle insulte à mon cœur dans cette générosité ! Les hommes sont toujours hommes… Ils n’au- {p. 191}ront jamais notre délicatesse ! Quand une femme aime un bandit, elle va dans les cavernes ! Il est pauvre, je ne dois rien avoir. Ah ! Monsieur Roblot, son infortune me perd, car je sais comment le rendre riche en un moment !
Roblot
Je ne vous comprends pas.
Adrienne
Heureusement ! La fortune de sa femme est-elle sauvée ?…
Roblot
Si madame veut la reprendre, oui…
Adrienne
Qu’allez-vous faire ?
Roblot
Essayer de sauver la Maison.
Adrienne
À quoi puis-je être utile ?…
Roblot
À le sauver de son désespoir…
Adrienne
Ah ! peut-être lui donnerai-je le courage de recouvrer l’honneur.
Scène V §
Gérard
Non, ma chère, je partirai seul.
Anna
Mon Père, emmenez-moi ; vous m’aimez tant ! Je vous amuserai, je vous consolerai, je ne…
Gérard
Adieu, ma chère ; embrassez-moi, mes Enfants, et oubliez un père qui ne vous a fait connaître les douceurs de la vie que pour vous la rendre aujourd’hui plus amère.
Madame Gérard
Mon ami, vous m’effrayez…
Adrienne
Monsieur, jurez-moi de vivre.
Adrienne
Oui…
Gérard
Ah ! mes Enfants, Adélaïde, Roblot, je suis…
Madame Gérard, à voix basse.
Vous allez vous trahir…
Anna
Que lui a-t-elle dit, la sorcière ?
Madame Gérard
Monsieur, voyez, tout n’est pas désespéré ! Si nous avions de quoi faire honneur aux cent mille francs de la Maison Copin ? Mon frère nous aime tant… Son crédit, sa fortune sont à nous…
Roblot
Monsieur, j’ai cinquante mille francs…
Madame Gérard
Voyez Adrienne ?
Gérard
Elle pense.
Gérard
À moi…
Anna
Mais, mon père n’a-t-il pas fait mademoiselle Adrienne assez riche ?
Adrienne
Eh, Mademoiselle, monsieur votre père sait bien que je n’ai plus rien ; il a dû compter là-dessus.
Madame Gérard
Ah ! je le savais… Mais je ne vous blâme point, il est si naturel de penser à soi…
Adrienne
Je ne vous comprends pas, Madame…
Anna
Vous avez trompé ma mère, en faisant maintenir le mariage de ma sœur avec votre frère…
Adrienne
En ce moment mon frère y persisterait ; je le connais…
Gérard, à sa femme et à sa fille.
Laissez-la, ou je vous… (il va à Adrienne.) Mon Enfant, tu peux avoir une raison que je devine ; tu nous conserves à nous deux un morceau de pain ? Dis-le-moi.
Adrienne
Rêvai-je ? Eh ! Monsieur, vous avez entre les mains tout ce que je possède, depuis ce matin !
Gérard
Comment ?
Adrienne
Mon frère ne vous a-t-il pas remis une lettre ?… (Gérard prend la lettre, décachette et lit.) « Vous avez vos cent mille francs, vous êtes sauvés ! » Madame, Mesdemoiselles, ah ! que je suis heureuse… Eh bien ! comment ceci peut-il vous attrister ?
Gérard
Écoutez, Mesdames, ce sera ma seule vengeance : « Monsieur, Je veux sortir de votre Maison comme j’y suis entrée : pauvre et pure. Vous trouverez dans cette lettre un bon sur la Banque de toutes les sommes que j’ai reçues, moins mes appointements primitifs que je crois avoir gagnés ; aucun soupçon ne pourra dès lors {p. 196}m’atteindre, et je cultiverai le souvenir de vos bontés sans les entacher par des pensées d’intérêt. D’ailleurs, ne suis-je pas richement récompensée en mon frère, que vous avez soutenu dans sa carrière, et qui maintenant est en état de me servir de protecteur ; nous vous serons toujours redevables de sa fortune, et il aura pour vous-même l’orgueil de la faire haute et noble. » Voilà celle que vous accusiez d’être une intrigante, un Tartufe femelle !
Madame Gérard, bas à Gérard.
Il y a des fripons assez fripons pour agir en honnêtes gens…
Gérard
C’en est trop ! Vous êtes inspirés tous par l’enfer. Je vais me montrer le maître ici…
Roblot, créditez mademoiselle du double de sa remise.
Adrienne
Ah ! tout ceci n’est donc qu’une comédie ?
Roblot
Oui ; vous êtes un ange.
Gérard
Après cette épreuve, Madame, vous n’aurez plus d’objection à faire contre mes desseins sur Caroline…
Anna, à Caroline.
Défends-toi !
Caroline, à Anna.
J’ai pris chez mon oncle de quoi échapper au malheur.
Anna
Nous mourrons ensemble…
Caroline
Mon Père…
Gérard. ( Il s’avance avec sa fille au bord de la scène.)
J’ai parlé de toi, mon Enfant, avec Hippolyte. Il ne partage pas tes sentiments comme il le devrait.
Caroline
Mon Père, vous lui aurez fait peur…
Gérard
Les vrais amoureux n’ont peur de rien.
Gérard
Il a osé…
Caroline
Il partait, Monsieur. (À part.) Et moi je vais partir aussi !
Madame Gérard
Monsieur, votre fille chancelle et pâlit.
Gérard, la prend dans ses bras et la baise au front.
Caroline, ne fais pas de chagrin à ton père, qui ne pense qu’à ton bonheur en ceci.
Caroline, à part.
Il m’a embrassée… (À son père.) Vous m’avez donné la vie, vous pouvez me la rep… (Elle sort en larmes.)
Anna, montrant Adrienne.
Elle est comme une statue…
Gérard, à sa femme.
Emmenez votre fille, cela se calmera. (Madame Gérard rentre chez elle en soutenant Caroline. Victoire entre par la porte du fond en apportant le potage de mademoiselle Adrienne, et se rencontre avec Anna. Anna regarde le potage.)
{p. 199}Anna
C’est pour Adrienne ! Ah ! je sauverai du moins ma sœur !…
Gérard, à Roblot.
Laisse-nous…
Scène VI §
Gérard
Eh bien ! Adrienne, qu’avez-vous ? Votre stupeur…
Adrienne
Est bien naturelle… Je vous admirais, vous me paraissiez grand ; je vous trouve misérable.
Gérard
Indigne de vous, moi !
Adrienne
Un homme qui aime est-il jamais descendu à de pareils soupçons ! Ah ! que vous m’imaginiez infidèle, un tel soupçon est une preuve d’amour ; j’en étais heureuse
{p. 200}ce matin ! Mais soupçonner ma probité, ma vertu, c’est m’ensevelir vivante dans le mépris. Vous avez espionné, non pas mon cœur, mais mon caractère, et vous avez employé tout un monde de ruses, d’apprêts, trompé toute votre Maison, fait agir Roblot, tout cela pour savoir si j’aimais… Quoi ? l’argent ! Monsieur, je puis rester chez vous, j’y suis en sûreté…
Gérard
Elle me méprise !…
Adrienne
Non, Monsieur ; mais je n’ai plus pour vous que de la reconnaissance ; elle est éternelle, je vous en accablerai maintenant à toute heure…
Gérard
Et auparavant ?
Adrienne
Il en était entre mon bienfaiteur et moi, comme entre un homme de génie et son ami, qui devient son égal par le sentiment. Mon amour effaçait vos bienfaits ! Je ne vous devais rien, bien au contraire ! Vous ne pouviez pas m’aimer autant que je vous aimais, ceci le prouve…
Adrienne
Vous m’avez blessée…
Gérard
Est-ce moi ? Ne vois-tu pas que depuis ce matin mon cœur est déchiré par la jalousie, par ma femme, par mes filles… Elles m’ont bien tourmenté… Caroline aime cet étourneau d’Hippolyte, un homme à qui la tête tournerait dès qu’il se verrait trente mille francs. Tu le connais, il ne peut jamais rien valoir qu’en second ; d’ailleurs, il a des aventures qui ne lui font pas honneur. Ils ont frappé tous sur mon cœur, et tu viens d’y donner le dernier coup ! Il leur fallait cette satisfaction. Et ce triomphe m’a causé des joies si vives, que j’ai mieux compris l’amour ; c’est une admiration qui dure et s’accroît. Adrienne, pardonnez-moi ? Ah ! si j’étais jeune, vous ne seriez pas implacable !… O vieillir ! c’est douter de tout.
Adrienne
Pour vous rendre jeune, ne faut-il que vous rendre la foi ?
Adrienne
En amour les crimes se pardonnent et ne s’oublient jamais.
Gérard
Je puis les effacer à force d’amour Écoutez, à minuit, il vient une voiture ; partons, allons vivre en Italie dans un coin, sans fortune. J’abandonnerai toute la mienne à ma femme, à mes enfants ; ils auront tout ; que peuvent- ils me demander ? Je referai une immense fortune ; pour toi, sous tes yeux, animé par le bonheur, je remuerai le monde commercial. Ils feront ici comme si j’étais mort…
Adrienne
Je ne vous accorde votre pardon qu’à la condition que vous resterez au milieu des vôtres, pour les rendre heureux et accomplir vos devoirs de père…
Gérard
C’est trop souffrir !…
Adrienne
Me croyez-vous tout à fait heureuse ? Ne sacrifié-je pas à votre famille mon avenir de femme ? Ne pouvez- vous leur faire l’aumône de…
Gérard
Ma vieillesse, n’est-ce pas ? Eh bien, non ! Un jour de
{p. 203}bonheur à mon âge est toute une vie… Je n’ai jamais été aimé, je veux… Oh ! tu céderas.
Adrienne
Monsieur…
Gérard
Ah ! combien la femme qu’on aime est majestueuse !… Elle m’écrase avec un regard. Je ne veux pas…
Adrienne
Aurez-vous moins de courage que moi ?
Gérard
Choisissez ! Si vous ne venez pas, je me tue !
Adrienne
Respectée, je suis heureuse ; perdue, je mourrai de douleur : choisissez ?…
Gérard
Je ne veux pas la tuer !…
Adrienne
Mon ami, si ma mort vous était utile…
Adrienne
Si vous m’aimez, vous m’obéirez… Et d’abord je veux que Caroline soit libre, et que son mariage soit retardé jusqu’à ce qu’elle ait pu juger Hippolyte et mon frère… Ne voyez-vous pas qu’elle est folle d’amour ?… À table, je l’ai bien observée…
Gérard
Tu le veux ?
Adrienne
Oui.
Gérard
Et je le promets…
Adrienne
Je vais le lui dire. (Elle entre dans les appartements.)
Scène VII §
Gérard, seul.
Quel ange ! Tant qu’elle est là, sa vertu me domine ; une fois seul, j’éprouve, comme Satan, le désir d’attirer cette âme divine dans ma fange, pour me l’approprier à jamais… Je me sens capable de la faire tomber dans quelque piège… Elle y viendra.
Scène VIII §
Gérard
Quel air effaré ? Que t’arrive-t-il, pour venir à cette heure ? tu dois éprouver quelque malheur ?
Duval
Où est ma nièce ?
Gérard
Laquelle ?
Duval
Caroline.
Gérard
Que lui veux-tu ?
Duval, [à part.]
Dois-je lui dire ?… [(Haut.)] Voyons, mon ami, lui as-tu fait le chagrin d’insister sur son mariage ?…
Gérard
Oui…
Gérard
Ne crois pas que je serai la dupe de quelque machination. Je n’accorde rien à qui veut me faire la loi…
Duval
Mais, malheureux, ta tille peut s’empoisonner cette nuit ! Quand je suis rentré chez moi, tout à l’heure, mon commis m’a dit avoir vu Caroline plonger sa main dans l’arsenic, après avoir tourné dans les Magasins pour le découvrir.
Gérard
Vrai, ce n’est pas une ruse convenue ?
Duval
Eh ! mon ami, tu vas perdre ta fille.
Gérard
Adrienne est allée lui dire de ma part que son mariage est indéfiniment ajourné…
Duval
Ah ! mon Frère (Il l’embrasse.)
Scène IX §
Victoire
Monsieur, le chien de madame se meurt dans d’horribles convulsions…
Gérard
Qu’a-t-il mangé?
Victoire
Il aura sans doute achevé le riz de mademoiselle ; il en a encore au museau.
Gérard
Adrienne !…
Roblot
Un crime dans la Maison Gérard !
Gérard
Adrienne !… Roblot, va fermer toi-même la porte de la Maison, et que personne n’y entre ni n’en sorte. ( I l se précipite dans l’appartement d’Adrienne.)
Duval, à Roblot.
Allez faire ce qu’il vous a dit. (Roblot sort.) Cet homme a une fameuse judiciaire pour avoir donné cet ordre en un pareil moment ; moi, je serais fou. Victoire, pas un mot…
Victoire
Et croyez-vous que son frère, qui est avocat ?…
Duval
Venez avec moi, ne me quittez pas ( I ls sortent.)
Scène X §
Anna, [qui] traîne Caroline.
Pas un mot, pas un cri ! Qu’elle meure !…
Caroline
Mon Père !…
Anna
Te tairas-tu ! Viens…
Scène XI §
Gérard. (Il entre dans son appartement quand ses filles disparaissent.)
Qui m’appelle ? On ne sait où elle est, et ma femme s’est évanouie… Si elle est morte, je me tue, pour ne pas…
Scène XII §
Duval
La voici ! Elle était à écrire à son frère.
Gérard
Ah !
Adrienne
Que se passe-t-il donc ?
Gérard
Entrez dans mon cabinet.
Gérard
Obéissez-moi, comme à un juge !… (Elle entre dans le cabinet.)
Duval
Que veux-tu faire ?
Gérard
Tais-toi. Je dois connaître les coupables, leur donner une forte leçon, et savoir ce que j’ai à redouter pour l’avenir. Nous serions à jamais déshonorés, si l’affaire n’était pas ensevelie au tribunal de la famille.
Duval
Tu as une tête de fer.
Gérard
Et un cœur brisé !… Un assassin, là…
Duval
Tu leur as mis le désespoir au cœur…
Gérard
Est-ce Caroline ? Est-ce Anna ?
Duval
Je suis comme si je n’avais pas de tête… Anna, l’innocence même ! Caroline, une pauvre…
{p. 211}Gérard
Duval, tu es un homme bon ; mais si tu ne peux contempler d’un œil sec ce qui va se passer ici, dis-le moi, car il y va de toute la famille.
Duval
Que prétends-tu donc faire ?...
Gérard
Tu vas le voir ; mais tu dois y assister comme témoin (Il sonne.)
Justine, à la porte des appar t ements.
Monsieur, Madame vous demande.
Gérard
Va, Duval, va la chercher ; elle doit venir ici....
François
Monsieur a sonné ?
Gérard
Roblot est en bas ?
François
Oui, Monsieur, à la porte ; il en a pris les clefs.
Gérard
Que personne ne monte dans mes appartements ; allez {p. 212}fermer la porte du petit escalier de madame et apportez- m’en la clef…
François
Monsieur sait-il que mesdemoiselles Caroline et Anna sont dans la cour, et veulent sortir malgré monsieur Roblot ?
Gérard
Allez les chercher de ma part. (Il arrange deux fauteuils pour sa femme et lui, deux chaises pour ses filles et un troisième fauteuil pour Duval.) Que résoudre ? Ah ! si ce fatal événement pouvait décider Adrienne à…
Scène XIII §
Gérard. ( Il remplace Justine.)
Venez, ma chère, asseyez-vous là…
Madame Gérard
Quel supplice !…
Gérard, à Justine.
Sortez ! (À sa femme.) Nous y avons tous notre part.
Gérard
Leur dire un mot, n’est-ce pas ? Qu’elles viennent seules. (À François.) Mettez-vous à la porte des appartements, (à Duval) va voir s’il ferme l’antichambre.
Scène XIV §
Gérard
Caroline et Anna Gérard, un crime vient d’être commis ici sur la personne d’Adrienne Guérin ; une de vous, Caroline, a été vue dérobant…
Anna
Oui, chez mon oncle Duval, tout ce qu’il lui fallait pour mourir : voilà la lettre qu’elle vous avait écrite. (Elle lui donne une lettre.) J’ai voulu mourir avec elle, je lui ai pris le poison ; mais, puisque je faisais le sacrifice de ma vie, j’ai pensé à me défaire de mademoiselle Adrienne, afin de sauver ma sœur de la mort, ma mère d’un désespoir qui devait la tuer, et mon père d’une passion qui ne reculait pas devant d’épouvantables malheurs…
Anna
Pour tout avouer et sauver ma sœur de tout soupçon.
Gérard
Elle savait votre crime ?…
Anna
Je l’ai violentée, entraînée ; elle criait grâce pour l’auteur de tous nos maux.
Gérard
Caroline Gérard, vous n’êtes pas coupable ; venez embrasser votre mère... et moi, mon Enfant… (Anna détourne la t ê te.)
Caroline
Laissez-moi rester près d’elle.
Duval
Ces pauvres tilles ! Ça me tue…
Gérard
Taisez-vous, Monsieur. Anna Gérard, vous avez commis le plus odieux des crimes, parce qu’il est le plus lâche.
Gérard
Tu y as pensé, malheureuse Enfant ! C’est infâme !
Anna
Si c’était pour sauver un pays, ce serait glorieux, et, pour moi, ma famille est le monde.
Gérard
Ces dévouements méritent alors une couronne de la main du bourreau. Mais en quoi votre famille était-elle malheureuse ? Qui se plaignait ?
Anna
Ma mère serait morte sans se plaindre. Quant à ma sœur, lisez sa lettre. Elle mourait cette nuit ! Elle aime, elle peut être heureuse, elle le sera…
Madame Gérard
Monsieur, je me meurs ; grâce…
Gérard
Vous ne pensez donc pas à l’échafaud, car vous avez mérité la mort…
Anna
Je n’ai seize ans qu’à la fin du mois.
Anna
Je crois avoir bien agi.
Gérard
Votre fille me fascine… Et l’honneur de ta famille, monstre ! Mais vous nous traînez à la face de la France, devant la justice, et nous serons tous déshonorés....
Anna
Oh ! j’y ai songé ! Quand le criminel n’existe plus, il n’y a point de procès…
Duval
Assez, Gérard !
Caroline
Anna ! mon Père, elle a le reste du poison !
Gérard
Ma Fille, mon Anna, ne meurs pas ; je suis le seul coupable ! Oh ! Dieu ne nous frappe que par la main des anges.
Madame Gérard
Mon Anna, tu n’as rien pris…
Anna
Ah ! vous vivez !…
Gérard
Quelle haine !…
Adrienne
Quoi, Mademoiselle, pas un repentir !
Anna
Je suis implacable, je vous l’ai promis. Mon Père, tout peut encore bien finir… Que mademoiselle sorte et que ma sœur soit libre…
Gérard
Malheureuse Enfant ! Elle avait obtenu de moi de ne pas insister sur le mariage de son frère…
Anna
Toujours elle, vous ne vivez que par elle ; la famille, c’est elle ; ma mère, ma sœur et moi, nous devons tout tenir d’elle ; elle est ici la divinité. Ma Mère, parlez-donc à mon père, décidez si votre Anna sera deux fois criminelle.
Duval
Pardonnons-lui tous, elle a été folle…
Gérard
Folle ! non ; à vingt ans je me suis senti ce qu’elle est. C’est une grande et belle chose qu’on dit en disant de la {p. 218}jeunesse : elle voit tout en beau. Oui, elle a en elle un sentiment du beau absolu, qui lui défend les transactions de conscience ; ses fautes sont souvent un excès de vertu, tandis que nos vertus ne sont que du raisonnement. (il prend Anna sur lui.) Pauvre petite, tu as bien souffert pour en venir là, mais tu souffriras bien davantage un jour ; bourreau de ton père, tu as cru sauver ta famille, et tu l’as dispersée ! (il sonne.) Vous n’avez plus de père, mes Filles ! Vous allez recouvrer votre liberté, Madame… (François entre.) Dites à Roblot de monter, je révoque mes ordres !… Vous avez mis au jour la passion de votre père !… Elle est aussi violente, ma Fille, que votre haine est implacable. Madame, je vous laisse toute ma fortune, et n’en veux rien. Mademoiselle Adrienne, j’accepte la vôtre… (Roblot, suivi d’un homme en noir, se montre.) Eh quoi ! aurait-on commis une indiscrétion ?
Roblot
Non, Monsieur ; c’est votre notaire avec la procuration.
Gérard
Bien… Monsieur, mettez-la au nom de madame Gérard et de monsieur Roblot. (Il la signe.) Mon testament est dans mon cabinet ; allez le chercher, Roblot. (Roblot entre dans le cabinet.)
Gérard
J’abdique !…
Adrienne
Et pourquoi ?
Gérard
On m’a rendu la vie insupportable, j’en veux recommencer une autre.
Madame Gérard
Monsieur, vous nous dites des choses horribles…
François
La calèche demandée par Monsieur est dans la cour…
Gérard, à Adrienne.
Je t’attends au Havre !… Je suis seul et pauvre. (À sa femme et à ses enfants.) Adieu, nous ne nous verrons plus jamais.
Anna
Je suis vaincue. Mon Père !…
Tous, à Adrienne.
Restez, il reviendra.
Anna
Qu’est-ce donc que l’amour ?
Madame Gérard
Tu le sauras toujours trop tôt !
Acte cinquième §
{p. 222} {p. 223}Scène I §
Roblot, seul.
Toutes les affaires sont liquidées ; voilà la Maison Gérard disparue, et je suis comme mon pauvre patron, sans âme ni esprit. Cette malheureuse madame Gérard veut me garder avec elle, et me fait deux mille livres de rentes viagères ; mais je vais aller vivre à la campagne ; je ne saurais voir mon patron, ni mademoiselle Adrienne dans l’état où ils sont…
Scène II §
Roblot
Deux hommes noirs pour deux innocences !
François
Que va donc faire ici la justice ?
Roblot
Rien. Va prévenir madame Gérard.
Scène III §
Roblot
Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter mes devoirs. (Le juge salue Roblot, et continue de causer avec le médecin :) Et vous croyez que ces deux malheureuses personnes sont incurables ?
Le médecin
Oui, Monsieur ; nous avons observé que l’aliénation mentale est sans espoir toutes les fois que les sujets raisonnent leurs idées fixes.
Le juge, à son greffier.
Mettez-vous à cette table, et commencez le protocole {p. 225}de l’enquête… (Au médecin.) Dans ce cas, le devoir de la justice est d’apporter la plus grande rigueur à l’interrogatoire d’un père de famille, car vous concevez combien il serait facile de l’abuser. ( À Roblot .) Vous êtes ?
Roblot
L’ancien caissier et le liquidateur de la Maison ; j’y suis depuis douze ans, la treizième année a été bien fatale…
Le juge
Quel homme était-ce que monsieur Gérard ?
Roblot
Un homme d’une grande énergie, Monsieur ; il a combattu sa passion pendant cinq ans ; mais il y a eu dans la famille un événement qui l’a frappé…
Le juge
Ah !
Roblot
Jamais père de famille n’a eu le coup d’œil plus juste. Les débats qui lui ont fait tant de mal eurent lieu à propos du mariage de sa fille aînée ; elle avait une amourette pour un commis de la maison, petit sot, qui depuis a justifié l’opinion qu’avait de lui notre malheureux patron : il s’est amouraché d’une modiste et l’a {p. 226}épousée. Aujourd’hui, la famille est forcée de procéder régulièrement à l’interdiction de monsieur Gérard, à cause du mariage de sa fille aînée. Les dernières volontés de monsieur Gérard éclairent encore sa famille pour le bonheur de tous, car monsieur Louis Guérin…
Le juge
Ah ! mademoiselle Gérard épouse Louis Guérin ? C’est le plus grand avocat du jeune barreau.
Le médecin
Son élection est assurée.
Le juge
Il ira très loin.
Roblot
Ah ! si sa sœur et monsieur pouvaient savoir cela, la raison leur reviendrait peut-être !
Le juge, au médecin.
Que dites-vous de ceci, Monsieur ?
Le médecin
Ne leur donnons pas un faux espoir, Monsieur ; vous allez voir un phénomène que nous avons enregistré dans {p. 227}nos annales : l’amant ne reconnaît pas sa maîtresse, et la maîtresse ne reconnaît pas son amant ; ils se parlent ici, à eux-mêmes, de leur fatale passion.
Roblot
Bien noblement combattue autrefois de part et d’autre.
Le médecin
Mademoiselle Adjrienne reçoit les soins de mademoiselle Anna Gérard, comme monsieur Gérard ceux de sa femme, sans les reconnaître. La mémoire a disparu totalement et ne s’exerce chez eux que sur les souvenirs de leur amour. Ils ne vivent que par une portion de leur âme.
Roblot
Ils s’attendent l’un l’autre, en leur présence ; ils s’écoutent et n’entendent pas leurs voix ! Ils s’adorent, se désirent et ne se voient pas !
Le juge
Comment et où leur folie a-t-elle commencé ?
Roblot
Ici même. Monsieur partait, après une scène violente, il y a dix mois : dans la cour, au moment de monter en voiture, il a eu sa seule et unique fureur, car depuis il {p. 228}est devenu d’une douceur angélique. Quand il a vu mademoiselle Adrienne, il ne l’a plus reconnue. Elle a été si frappée de cette affreuse scène, qu’elle est elle-même devenue folle.
Le médecin
La tranquillité mélancolique des deux malades a permis de les garder ici ; d’ailleurs, madame Gérard est là-dessus parfaitement noble et grande.
Le juge, à son greffier.
Vous avez fini ?… (Il va à la table et lit.) Bien. (À Roblot.) Eh bien ! Procédons à l’interrogatoire.
Le médecin
Mais on ne les fait pas sortir facilement de leur état de stupeur, et comme leur réunion donne lieu à des scènes cruelles pour les témoins, on les évite en les gardant chacun dans un appartement séparé; d’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne vous répondraient.
Le juge
Il va falloir constater leur identité.
Scène IV §
Le juge
Il faut vous féliciter et vous plaindre tout à la fois, Monsieur.
Louis Guérin
Monsieur, l’affection de mademoiselle pour moi est si profonde et si vraie, sa sœur et sa mère mettent tant de religion à accomplir le vœu de monsieur Gérard, et moi-même, je…
Caroline
Nous sommes cruellement punies pour nous y être opposées ; mais qui pouvait croire à tant de grandeur et de noblesse ? Vous aviez contre vous vos propres vertus, et aussi mon inexpérience.
Le juge, montrant Anna.
Mademoiselle est…
Le juge
Elle est bien grave pour son âge.
Louis Guérin
Elle était autrefois bien gaie et bien spirituelle.
Le juge
De qui porte-t-elle le deuil ?
Anna
D’un père vivant que j’ai tué… Je suis une…
Louis Guérin
Anna, vous êtes devant un juge et non devant un père.
Anna
Une malheureuse !
Adrienne
Où est donc ce monsieur à qui je parle de lui ?
Le juge, à Louis Guérin.
Cette personne est votre sœur, Adrienne Guérin… ? (À Roblot.) Monsieur le déclare…
Roblot
Je l’affirme.
Scène V §
Gérard
Comme elle viendra sans doute aujourd’hui, j’ai fait fine toilette qui m’ôte vingt ans.
Duval
Il emploie tout son temps et son argent à sa toilette !… Pauvre frère !…
Le juge, à Roblot, à Duval, à Louis Guérin.
La personne ici présente est bien monsieur Gérard ?
Roblot
Je le déclare.
Louis Guérin
Oui, Monsieur.
Duval
Je le jure ! (Caroline et Anna viennent embrasser leur père.)
Gérard
Que me veulent ces filles ? Tant que je ne verrai pas ma chère petite Anna, ma pauvre Caroline, ça ira mal. {p. 232}J’ai voulu leur bien, elles m’abandonnent ; j’ai voulu leur bonheur, elles m’ont arraché le mien. Où est Adrienne ?
Adrienne
Monsieur, soyez tranquille, elle viendra…
Gérard
Et votre amant, est-il venu ?
Adrienne
Pas encore… mais il est en voyage, au Havre.
Le juge
Monsieur, Adrienne Guérin, que vous aimez, est là devant vous…
Gérard
Elle !… (Confidentiellement au Juge.) C’est une pauvre folle, ne le voyez-vous pas ? Cette couronne de mariée, voilà une éternité qu’elle la porte. Son amant est mort ; ne le lui dites pas ; elle pourrait mourir de chagrin, tandis que l’espérance de le revoir la fait vivre presque heureuse. (Le juge va dicter au greffier.) Ma chère, (Sa femme s’approche.) je ne peux jamais dire son nom, allez donc voir si Adrienne est au magasin…
Gérard
Cet homme est fou ! Ils ont mis des fous dans ma maison ; je ne m’y reconnais plus !
Le juge, à Adrienne.
Mademoiselle Adrienne.
Adrienne
Un homme noir ! Anna, sauvez-vous, mon enfant, je vous pardonne, mais les hommes noirs ne vous pardonneraient pas, ils vous couperaient le cou…
Louis Guérin, au Juge.
Vous le voyez, ma sœur n’a pas sa raison.
Adrienne
Ma sœur ! Qui peut m’appeler ma sœur ? Voici bien longtemps que je n’ai vu mon frère ; il est toujours au Palais…
Le juge
Le voici.
Adrienne
Lui ? Il est bien plus grand.
Adrienne. ( Elle pleure.)
Un homme marié, Monsieur ! Mais il n’a jamais su combien je l’aimais, ni sa femme, ni ses filles, ni personne. Le secret est là, il y mourra ; bien des fois… une parole, un regard de plus, c’était fait de moi, je m’enfuyais avec lui, nous allions ailleurs, bien loin…
Gérard
La voilà partie…
Le juge
Mais voici celui que vous aimez ?
Adrienne
Lui ? Un vieux fou, un homme de soixante ans, qui se teint les cheveux, qui s’adonise, qui fait le jeune, qui met des bottes vernies, un ci-devant jeune homme ! Il veut paraître ce qu’il n’est pas. Si sa maîtresse… et d’abord, a-t-il une maîtresse ? Mais il aime, voyez-vous, et il faut respecter l’amour, même imaginaire ; celui-là ne blesse point les lois… Vous allez voir combien il aime. (À Gérard.) Eh bien, l’avez-vous revue ?
Gérard
Ma chère, je l’attends,… à moins qu’il n’y ait encore de ces obstacles… Il ne saurait y avoir de bonheur complet ici-bas… Le ciel est jaloux de la terre ! En formant son cœur, la nature avait trop fait pour moi.
{p. 235}Adrienne
Vous avez raison ! Le ciel nous dit ainsi que là-haut sont les éternelles amours…
Gérard
Il n’y a pas d’amour heureux malgré les lois,… je le sens… Une femme nous échappe quand elle n’est pas liée à nous… Elle m’aura quitté pour un jeune homme.
Adrienne
Mais vous êtes comme un jeune homme… Les tailleurs sont comme des enchanteurs !… Eh bien, Gérard arrive du Havre ; il m’a écrit, voici sa lettre. (Elle lui tend un papier.)
Gérard
Pauvre fille !… il ne faut pas la choquer.
Madame Gérard
Voici cent fois qu’il voit sa propre écriture sans pouvoir la reconnaître.
Adrienne
Comme il m’aime !
Le juge
Messieurs, signez, je vous prie, vos déclarations. (À Gérard.) Monsieur Gérard ?
Adrienne, à Gérard.
Voyez-vous, il arrive ! Eh bien, où est-il ? On prend plaisir à se moquer de moi… C’est bien mal.
Gérard
Monsieur.
Le juge
Vous êtes ici chez vous.
Gérard
Non, ma femme et mes deux filles m’ont chassé de chez moi… des bêtises… tout pouvait s’arranger ; mais la plus aimée de mes filles, celle à qui mon beau-frère Duval aurait, à ma prière, donné sa fortune et que j’aurais avantagée, Louis Guérin ne s’y serait pas opposé…
Le juge
Voici Louis Guérin.
Gérard
Bah ! Ah ! non, il est plus petit. Que disais-je ? Anna aurait eu deux millions ; elle aurait pu choisir dans la pairie, un homme d’État, un homme supérieur… Oh ! {p. 237}elle avait de l’esprit, de la grandeur. Eh bien ! elle a eu la lâcheté d’empoisonner…
Madame Gérard
N’est-ce pas assez, Monsieur ?
Le juge, à son greffier.
Vous avez écrit la réponse ?
Le greffier
Oui, Monsieur.
Le juge
Je ne prolongerai pas cette scène pénible pour tous Le tribunal prononcera l’interdiction, nommera monsieur Duval curateur de monsieur Gérard, et vous, Monsieur, (à Louis Guérin) curateur de votre sœur. (À Caroline.) Votre mariage sera retardé, mais monsieur Guérin pressera l’expédition du jugement.
Anna
Un jugement ne remplace pas un père !…
Roblot
Monsieur, je suis Roblot.
Gérard
Roblot ! c’est le seul ami que j’ai eu ! Il m’avait donné le conseil d’enlever Adrienne et d’aller vivre avec elle… {p. 238}Si je l’avais écoulé, ce soir-là, rien ne serait arrivé. Il n’y a que les gens qui ne sentent rien qui savent bien juger des choses de la vie. Faites-lui bien mes amitiés. Je lui laisse deux mille francs de rentes viagères par mon testament ; mais on m’a tout pris ; Adrienne n’est plus là pour veiller à mes intérêts.
Adrienne
Monsieur, concevez-vous qu’il me laisse si longtemps seule ?… et il sait que je suis toute à lui !…
Gérard
Il est si vieux !
Adrienne
L’amour est toujours jeune.
Gérard
Comment me trouvez-vous ?
Adrienne, le regardant.
Mais…
Le médecin
Voyons. (Il lui prend la main.)
Madame Gérard, à Caroline et à Louis Guérin.
Nos malheurs sont irréparables ; vous resterez ici, vous, pour que votre bonheur ne soit pas affligé de ce spectacle. Anna et moi, nous les emmènerons à la campagne. S’il y avait une crise favorable, nous serions loin du monde… Ah ! nous avons tous fautes !