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Paméla Giraud

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Honoré de Balzac

Paméla Giraud
ou
L'avocat misanthrope
Pièce en 4 actes et un prologue
{p. 281}

Personnages §

  • Monsieur Rousseau, ancien négociant
  • Madame Rousseau, sa femme
  • Mademoiselle du Brrocquard, sœur de madame Rousseau
  • Jules Rousseau, fils de monsieur Rousseau
  • De Vassy
  • Duprè
  • Monsieur Giraud, portier
  • Madame Giraudsa femme
  • Paméla Giraud, leur fille
  • Joseph Binet, garçon tapissier
  • Antoine
  • Justine
{p. 282}

Prologue §

{p. 283} La scène représente une mansarde, et l’atelier d’une fleuriste. Au lever du rideau, Paméla travaille et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre, la porte est à droite, à gauche une cheminée : la mansarde est coupée de manière à ce qu’en se baissant un homme puisse tenir sous le toit au fond de la toile, à côté de la croisée.

[Scène première] 1 §

[Paméla, Joseph Binet, puis Jules Rousseau.]

Paméla.

Monsieur Joseph Binet ?

Joseph Binet.

Mademoiselle Paméla Giraud ?

Paméla.

Vous voulez donc que je vous haïsse ?

Joseph Binet.

Dam ! si c’est le commencement de l’amour ! haïssez-moi.

Paméla.

Ah ! çà, parlons raison.

Joseph Binet.

{p. 284} Vous ne voulez donc pas que je vous dise combien je vous aime !

Paméla.

Ah, je vous dis tout net, puisque vous m’y forcez, que je ne veux pas être la femme d’un garçon tapissier.

Joseph Binet.

Est-il nécessaire de devenir Empereur, ou…enfin quelque chose comme ça ! pour épouser une fleuriste.

Paméla.

Non, il faut être aimé, et je ne vous aime d’aucune manière.

Joseph Binet.

D’aucune manière ? Je croyais qu’il n’y avait qu’une manière d’aimer.

Paméla.

Oui, mais il y a plusieurs manières de ne pas aimer. Vous pouvez être mon ami sans que je vous aime.

Joseph Binet.

Oh !

Paméla.

Vous pouvez m’être indifférent.

Joseph Binet.

Ah !

Paméla.

Vous pouvez m’être odieux, et dans ce moment vous m’ennuyez, ce qui est pire.

Joseph Binet.

Je l’ennuie !… Moi qui me mets en cinq pour faire tout ce qu’elle veut.

Paméla.

{p. 285} Si vous faisiez ce que je veux, vous ne resteriez pas ici…

Joseph Binet.

Si je m’en vais, m’aimerez-vous un peu.

Paméla.

Mais puisque je ne vous aime que quand vous n’y êtes pas.

Joseph Binet.

Si je ne venais jamais…

Paméla.

Vous me feriez plaisir.

Joseph Binet.

Mon Dieu pourquoi, moi, premier garçon tapissier de monsieur Morel, en passe de devenir mon propre bourgeois, suis-je devenu amoureux de Mademoiselle. Non, je suis arrêté dans ma carrière ! Je rêve d’elle, j’en deviens bête… Si mon oncle savait !… Mais il y a d’autres femmes dans Paris, et… après tout, Mademoiselle Paméla Giraud, qui êtes-vous, pour être si dédaigneuse.

Paméla.

Je suis la fille d’un pauvre tailleur ruiné, devenu portier, je gagne de quoi vivre… si ça peut s’appeler vivre, en travaillant nuit et jour, à peine puis-je aller faire une pauvre petite partie à la chaumière, aux Prés-Saint-Gervais, cueillir des lilas… et certes, je reconnais que le premier garçon de monsieur Morel est tout-à-fait au-dessus de moi, je ne veux pas entrer dans une famille qui croirait se mésallier… Les Binet !

Joseph Binet.

Les Giraud valent les Binet, tous pauvres gens qui vivent de leur travail et qui ne vivent pas bien ; mais vous ne savez pas quelle ambition m’a donnée l’amour. Si vous m’épousez, je serai riche, si vous me refusez…

Paméla.

{p. 286}Pauvre garçon !

Joseph Binet.

Mais qu’avez-vous depuis huit ou dix jours ?… Là, ma chère petite, gentille, mignonne de Paméla, il y a dix jours, je venais tous les soirs vous tailler vos feuilles, je faisais les queues aux roses, les cœurs aux marguerites, nous causions, nous allions quelquefois au mélodrame nous régaler de pleurer, et j’étais le bon Joseph, mon petit Joseph, enfin un Joseph dans lequel vous trouviez l’étoffe d’un mari… tout à coup… zest ! plus rien.

Paméla.

Mais allez-vous-en donc, vous n’êtes là ni dans la rue, ni chez vous…

[ill.]

Joseph Binet.

Eh bien, je m’en vais, Mademoiselle… On s’en va, je causerai dans la loge avec maman Giraud ; elle ne demande pas mieux que de me voir entrer dans sa famille, elle ! Elle ne change pas d’idée…

Paméla.

Eh bien, au lieu d’entrer dans sa famille, entrez dans sa loge, monsieur Joseph ! allez causer avec ma mère, allez… (Il sort.) Il les occupera peut-être assez pour que ce jeune homme puisse monter sans être vu. Adolphe Durand ! le joli nom. C’est la moitié d’un roman, et le joli jeune homme ! Enfin, depuis quinze jours, c’est une persécution, je me savais bien un peu jolie, mais foi d’honnête fille, je ne me croyais pas aussi bien qu’il le dit. Ce doit être un artiste, peut-être un auteur, non, il a un trop gros diamant à sa chemise ! Quel qu’il soit, il me plaît, il est si comme il faut ! Ce diamant est bien beau, si ce n’est pas un banquier… mon Dieu si c’était un voleur. Car enfin, cette lettre qu’il vient de me faire envoyer si mystérieusement… (Elle la tire de son corset.) Attendez-moi ce soir, soyez seule, et que personne ne me voie entrer s’il est possible, il s’agit de ma vie, et si vous saviez de quelle horrible mort je suis menacé… Adolphe Durand. Écrit {p. 287} au crayon ! Il n’y a d’horrible en fait de mort que l’échafaud ! Je suis dans une anxiété…

Joseph Binet.

Tout en descendant l’escalier, je me suis dit : — Pourquoi Paméla…

Jules Rousseau paraît.

Paméla.

Ah !

Joseph Binet.

Quoi ?

Jules Rousseau disparaît.

Paméla.

Si je n’étais pas une petite ouvrière, je me trouverais mal. Il m’a semblé voir dans l’ombre, sur le palier, une figure… oh mais sinistre, pâle, hâve, un voleur… allez donc visiter le petit grenier au-dessus, là, peut-être s’y est-il caché ! avez-vous peur, vous…

Joseph Binet.

Non…

Paméla.

Hé bien, montez, fouillez !… Sans quoi je serai effrayée pendant toute la nuit…

Joseph Binet.

J’y vais, je monterai sur le toit, si vous voulez.

Paméla.

Il n’y aurait pas de mal (Elle l’accompagne.) Allez !… (Jules entre.) Ah ! monsieur, quel rôle vous me faites jouer.

Jules Rousseau.

Vous me sauvez la vie, et peut-être ne le regretterez-vous pas… Je vous aime.

Il lui baise les mains.

Paméla.

{p. 288} Mais, monsieur, vous agissez…

Jules Rousseau.

Comme avec une libératrice.

Paméla.

Monsieur, je ne sais ni qui vous êtes, ni ce qui vous amène…

Joseph Binet.

Mademoiselle, je suis dans le grenier, et il n’y a rien.

Paméla.

Je sais bien que vous n’êtes pas grand’chose !

Joseph Binet.

J’ai vu sur le toit.

Jules Rousseau.

Il va revenir, où me cacher…

Paméla.

Mais, monsieur, vous n’avez aucun droit…

Jules Rousseau.

Voulez-vous me livrer à une mort affreuse ?

Paméla.

Le voici… tenez, là…

Elle le cache sous la mansarde.

Joseph Binet.

Vous n’êtes pas seule, Mademoiselle.

Paméla.

Non, puisque vous voilà.

Joseph Binet.

{p. 289} J’ai entendu quelque chose comme une voix d’homme… la voix monte…

Paméla.

Dam ! alors elle descend peut-être, voyez dans l’escalier.

Joseph Binet.

Oh ! je suis sûr…

Paméla.

De rien…

Joseph Binet.

La femme est un être menteur.

Paméla.

Allez-vous recommencer ? Laissez-moi, monsieur, je veux être seule.

Joseph Binet.

Avec une voix d’homme.

Paméla.

Vous ne me croyez donc pas.

Joseph Binet.

Mais j’ai parfaitement entendu.

Paméla.

Rien.

Joseph Binet.

Ah ! Mademoiselle.

Paméla.

Eh si vous aimez mieux croire les bruits qui vous passent par les oreilles que ce que je vous dis, vous ferez un fort mauvais mari. {p. 290}C’est bien, j’en sais maintenant assez sur votre compte, sur votre caractère et sur vos mœurs. Vous seriez insupportable avec vos voix et vos idées. Ah ! mais croyez-vous que je veuille me laisser tyranniser, je ne serais pas la maîtresse chez moi, je trouverais en vous un tyran domestique, un homme qui s’occuperait de tout ce qui ne le regarderait point.

Joseph Binet.

Je sais bien que les voix ne me regardent pas, mais ça frappe les oreilles et l’esprit.

Paméla.

L’esprit, vous en avez donc, eh ! bien faites-moi le plaisir de comprendre ce que je viens de vous dire tout à l’heure que je ne vous aime point, et que je ne vous épouserai jamais.

Joseph Binet.

Rapport à la voix, c’est donc ici comme à la chambre, une voix de plus ou de moins changent toutes les affaires.

Paméla.

Eh bien, oui, monsieur Joseph Binet, premier garçon de monsieur Morel, vous ne vous trompiez pas, vous avez entendu la voix d’un jeune homme qui m’aime et qui fait tout ce que je veux, il disparaît quand il le faut et il vient à volonté. Eh bien, qu’attendez-vous. Croyez-vous que s’il est ici, votre présence nous soit agréable… allez demander à ma mère et à mon père quel est son nom, il a dû leur dire en montant, lui et sa voix.

Joseph Binet.

Mademoiselle Paméla, pardonnez à un pauvre garçon qui est fou d’amour, ce n’est pas le cœur que je perds, mais la tête aussitôt qu’il s’agit de vous. Ne sais-je pas que vous êtes aussi sage que belle, que vous avez dans l’âme encore plus de trésors que vous n’en portez, que c’est un vrai miracle dans Paris d’y rencontrer une enfant comme vous, vous donnez à votre père et à votre mère tout ce que vous gagnez, vous vous refusez même {p. 291} une robe… Oh ! je sais tout ! Aussi, tenez, vous avez raison… j’entendrais dix voix, je verrais un homme là…

Paméla.

Vous avez tort, je ne suis pas une perle, je suis une grisette, pleine de caprices, dépensière, et le travail commence à me déplaire.

Jules Rousseau.

J’étouffe.

Joseph Binet.

Hein ?

Paméla.

Quoi ?

Joseph Binet.

Rien, ne vous ai-je pas dit que je verrais dix hommes chez vous sans en prendre ombrage… Mais un ! (À part.) Il y a quelqu’un ici… je vais aller le dire à madame Giraud et au père Giraud. [Haut] Si vous voulez être seule, adieu Mademoiselle, je suis votre serviteur, je vous baise les mains, je vous crois, vous serez seule.

Il sort.

Paméla.

Il se doute de quelque chose !

Scène II §

Paméla, Jules Rousseau.

Paméla.

Monsieur Adolphe, vous voyez à quoi vous m’exposez ? Ce pauvre garçon est un ouvrier plein de cœur, il a un oncle assez riche pour l’établir, il veut m’épouser, et en un moment j’ai {p. 292}perdu mon avenir. Et pour qui ? Je ne vous connais pas, et à la manière dont vous jouez l’existence d’une jeune fille qui n’a pour elle que sa bonne conduite, je devine que vous vous en croyez le droit, vous êtes riche et vous vous moquez 2 des pauvres.

Jules Rousseau.

Non, ma chère Paméla, je sais qui vous êtes, je vous ai appréciée, je vous aime, je suis riche, et nous ne nous quitterons jamais… Ma voiture de voyage est chez un ami à la porte Saint-Denis, nous irons la prendre à pied, je dois m’embarquer pour l’Angleterre, et tout en marchant je vous expliquerai mes intentions, car le moindre retard peut me coûter…

Paméla.

Quoi ?

Jules Rousseau.

La tête ! et vous verrez…

Paméla.

Êtes-vous dans votre bon sens, monsieur. Après m’avoir suivie pendant quinze jours, m’avoir vue deux fois au Bal, et m’avoir écrit des déclarations comme les jeunes gens de votre sorte en font à toutes les femmes, vous venez me proposer de but en blanc un enlèvement.

Jules Rousseau.

Ah ! mon Dieu, vous me livrez au bourreau, vous vous repentirez de ceci toute votre vie, et vous vous apercevrez trop tard de la perte que vous aurez faite.

Paméla.

Mais, monsieur, tout peut se dire en deux mots.

Jules Rousseau.

Non, quand il s’agit d’un secret d’où dépend la vie de plusieurs hommes.

Paméla.

{p. 293}Mais, monsieur, s’il s’agit de vous sauver la vie, quoique je n’y comprenne rien, et qui que vous soyez, je ferai bien des choses ; mais de quelle utilité puis-je vous être dans votre fuite… Pourquoi m’emmener en Angleterre ?

Jules Rousseau.

Mais enfant, l’on ne se défie pas de deux amants qui s’enfuient, et enfin je vous aime assez pour oublier tout et encourir la colère de mes parents. Une fois mariés à Gretna-Green…

Paméla [à part].

Est-ce un prince ! ou un voleur, un banquier en faillite, ou un farceur ?…

Jules Rousseau.

On monte ! Je suis perdu ! vous m’avez livré…

Paméla.

Mon Dieu ! Son accent prouve que j’ai tort, il y a quelqu’affreux mystère… Je vais voir.

Jules Rousseau.

En tout cas, prenez ces cinquante mille francs sur vous, ils seront plus en sûreté qu’entre les mains des alguazils et de la Justice… Je n’avais qu’une demi-heure… et… tout est dit.

Paméla.

Ne craignez rien, c’est mon père et ma mère !

Jules Rousseau.

Vous avez de l’esprit comme un ange, je me fie à vous, mais songez qu’il faut sortir d’ici, sur-le-champ, tous deux, et je vous jure ma foi d’homme, qu’il n’en résultera rien que de bon pour vous…

Scène III §

Paméla, monsieur et madame Giraud.

Paméla [à part].

{p. 294} C’est décidément un homme en danger, et qui m’aime, deux raisons pour que je m’intéresse à lui.

Madame Giraud.

Eh bien, Paméla, toi la consolation de tous nos malheurs, l’appui de notre vieillesse, notre seul espoir…

Monsieur Giraud.

Une fille élevée dans des principes sévères.

Madame Giraud.

Te tairas-tu Giraud, tu ne sais ce que tu dis…

Monsieur Giraud.

Oui madame Giraud.

Madame Giraud.

Enfin Paméla, tu étais citée dans tout le quartier, et tu pouvais devenir utile à tes parents dans leurs vieux jours.

Monsieur Giraud.

Digne du prix de vertu.

Madame Giraud.

Mais Giraud, ne parle donc pas de prix, tu ne penses qu’à l’argent…

Monsieur Giraud.

{p. 295}Oui, madame Giraud.

Paméla.

Mais je ne comprends pas pourquoi vous me grondez !

Madame Giraud.

Joseph vient de nous dire que tu cachais un homme chez toi.

Monsieur Giraud.

Une voix…

Madame Giraud.

Mais, Giraud…

Monsieur Giraud.

Oui, madame Giraud, mais voyez-vous, il paraît que Paméla la laisse parler.

Madame Giraud.

Paméla, n’écoutez pas votre père !

Paméla.

Et vous, ma mère, n’écoutez pas Joseph.

Monsieur Giraud.

Que te disais-je dans l’escalier, madame Giraud ? Paméla sait combien nous comptons sur elle… Elle veut faire un bon mariage, autant pour nous que pour elle, son cœur saigne de nous savoir portiers, nous l’auteur de ses jours. Elle est trop sensée pour faire une sottise, n’est-ce pas, mon enfant, tu ne démentiras pas ton père ?

Madame Giraud.

Tu n’as personne ici, n’est-ce pas mon amour, car une jeune ouvrière qui a quelqu’un chez elle, à dix heures du soir, enfin… il y a de quoi perdre…

Paméla.

{p. 296}Mais il me semble que si j’avais quelqu’un vous l’auriez vu passer.

Monsieur Giraud.

Elle a raison.

Madame Giraud.

Mais tais-toi donc Giraud. Elle ne répond pas ad rem. (Elle se retourne et voit la porte entrouverte par Jules qui dit : Je ne puis rester.) Oh Paméla, quelle horreur, vous mentez à votre mère.

Jules se renferme.

Paméla, elle se met entre la porte et sa mère.

Ma mère, je suis malheureusement majeure…

Monsieur Giraud.

Voilà les effets de l’éducation moderne, elle a lu le Code ! Pauvre père que je suis, elle nous ruinera, nous méconnaîtra !

Madame Giraud.

Si vous continuez vous lui en donnerez l’idée… Au nom du ciel, taisez-vous.

Paméla.

Je suis maîtresse de mes actions ; et si vous avez eu confiance en votre fille pendant si longtemps, je ne comprends pas pourquoi vous la lui retireriez en un instant. Ma mère…

Madame Giraud.

Fi, Paméla, vous en qui nous avions mis toutes nos espérances, ah !

Monsieur Giraud.

Oh ! ma fille. Enfin sois heureuse et je resterai portier durant mes vieux jours, tu fais là comme tous les enfants !… ingrats.

Paméla.

{p. 297}Vous allez retourner à la loge, en bas, vous direz à Joseph qu’il ne sait ce qu’il dit, que vous avez fouillé partout, qu’il n’y a personne ici ; vous le renverrez, vous me laisserez sortir avec le jeune homme et vous garderez le plus profond secret sur tout ceci.

Monsieur Giraud.

Malheureuse, pour qui prends-tu ton père ? A la fin moi je vais me fâcher… Car, le vrai mot de ceci… c’est une infamie…

Madame Giraud.

Parlez, monsieur Giraud !

Monsieur Giraud.

Paméla lui montre les cinquante mille francs.

Oh… mais… Paméla, ma bonne, dis donc madame Giraud elle a peut-être ses raisons pour nous demander ce petit service.

Madame Giraud.

Raisons, vous voilà bien, père Giraud. Si l’on vous écoutait, vous laisseriez votre fille devenir une… (Paméla montre les billets à sa mère.) Oui, Giraud, tu as raison. Paméla me semble un ange, une fille accomplie. (À Paméla.) Tu me diras ce que cela signifie !

Paméla.

Je te l’écrirai, sois sûre que je ne ferai rien contre l’honneur.

Monsieur Giraud.

Paméla, combien y a-t-il ? Comment as-tu…

Paméla.

Chut !…

Madame Giraud.

Allons Giraud, laissons-la, comme elle le dit, elle est majeure.

Monsieur Giraud.

{p. 298} Elle a ses raisons.

Madame Giraud.

Elle a beaucoup de raison pour son âge.

Scène IV §

Les mêmes, Joseph Binet.

Joseph Binet.

J’étais bien sûr que c’était pas grand’chose de bon, c’est un chef de voleurs, un brigand. La gendarmerie, la police, la justice, tout le tremblement, la maison est cernée.

Jules Rousseau.

Je suis perdu !

Paméla.

J’ai fait tout ce que j’ai pu.

Monsieur Giraud.

Ah ! çà qui êtes-vous ! monsieur…

Joseph Binet.

Êtes-vous un…

Madame Giraud.

Parlez…

Jules Rousseau.

Sans cet imbécile, j’étais sauvé, vous aurez la mort d’un honnête homme à vous reprocher.

Paméla.

Taisez-vous !… Êtes-vous innocent ?

Jules Rousseau.

{p. 299} Oui.

Paméla.

Il y a les toits… nous allons déjouer les poursuites.

Jules Rousseau.

Il n’est plus temps. (La lucarne est occupée.) Secondez-moi seulement. Je suis son amant et je vous la demande en mariage, je suis monsieur Adolphe Durand, fils d’un négociant de Marseille.

Scène V §

Les mêmes, le commissaire, le chef de la police, les soldats.

Monsieur Giraud.

Monsieur, de quel droit entrez-vous dans une maison habitée, dans le domicile d’une enfant paisible, qui a payé ses contributions… De quel droit troublez-vous la paix des familles au moment même où elles s’unissent par les liens les plus sacrés ?

Joseph Binet.

Oui, de quel droit ?

Le Commissaire.

Jeune homme, ne vous inquiétez pas de notre droit ! Vous étiez tout à l’heure très complaisant en nous indiquant où pouvait être l’inconnu, et vous voilà bien hostile.

Paméla.

Mais qui cherchez-vous, que voulez-vous ?

Le Chef de la Police.

{p. 300} Vous savez donc que nous cherchons quelqu’un.

Monsieur Giraud.

Monsieur, ma fille n’a pas d’autre personne avec elle que son futur époux, monsieur …

Le Chef de la Police.

Monsieur Rousseau.

Paméla.

Monsieur Adolphe Durand.

Monsieur Giraud.

Rousseau ! Connais pas, je ne connais de ce nom que l’illustre Jean- Jacques qui a donné son nom à la rue du Contrat Social. Monsieur est monsieur Adolphe Durand.

Madame Giraud.

Fils d’un respectable négociant de Marseille et qui nous a été présenté par un commerçant de nos amis établi fleuriste…

Joseph Binet.

Ah ! vous me trompiez, ah ! voilà le secret de votre froideur, Mademoiselle, et monsieur est…

Le Commissaire, au Chef de la Police.

Ne vous seriez-vous pas trompé ?

Le Chef de la Police.

Non. (Aux gendarmes.) Empoignez-moi ce jeune homme, il est conforme au signalement.

Jules Rousseau.

Monsieur, je suis victime de quelque méprise, je ne me nomme pas Jules Rousseau.

Le Chef de la Police.

{p. 301} Ah ! vous savez son prénom que personne de nous n’a dit encore.

Jules Rousseau.

Mais j’en ai entendu parler ; voici mes papiers qui sont parfaitement en règle.

Le Commissaire.

Voyons, monsieur…

Monsieur Giraud.

Messieurs, je vous assure et vous affirme…

Le Chef de la Police.

Si vous continuez sur ce ton, et que vous vouliez nous faire croire que monsieur est monsieur Adolphe Durand, fils d’un négociant de…

Madame Giraud.

De Marseille.

Le Chef de la Police.

Vous pourriez tous être arrêtés comme ses complices, écroués à la Conciergerie ce soir, et impliqués dans une affaire d’où l’on ne sauvera pas facilement son cou. Tenez-vous à votre cou?

Monsieur Giraud.

Beaucoup.

Le Chef de la Police.

Taisez-vous.

Madame Giraud.

Tais-toi donc Giraud.

Paméla.

Mon Dieu, pourquoi ne l’ai-je pas cru sur-le-champ.

Le Commissaire.

{p. 302} monsieur, vous permettez… (À ses gens.) Fouillez monsieur.

Le Chef de la Police.

Marqué d’un J. et d’un R. … Vous n’êtes pas un conspirateur très rusé.

Joseph Binet.

Une conspiration ! oh ! je ne me pardonnerai jamais… Mademoiselle, en êtes-vous ?

Paméla.

Vous serez cause de sa mort, ne me parlez de votre vie !…

Le Chef de la Police.

Monsieur, voici la carte à payer de votre dîner, vous avez dîné au Palais Royal, aux Frères Provençaux, vous y avez écrit un billet au crayon, et ce billet vous l’avez envoyé ici par un de vos amis, monsieur Adolphe Durand qui vous a prêté son passeport. Nous sommes sûrs de votre identité, vous êtes monsieur Jules Rousseau.

Joseph Binet.

Le fils du riche monsieur Rousseau, pour qui nous avons un ameublement.

Le Commissaire.

Taisez-vous…

Le Chef de la Police.

Suivez-nous…

Jules Rousseau.

Adieu, Mademoiselle, si je meurs, gardez tout et soyez heureuse…

Le Commissaire.

Restez, nous allons visiter cette mansarde et vous interroger tous.

Acte premier §

Le théâtre représente un salon.

Scène première §

Antoine, Justine.

Justine.

{p. 303} Eh bien, Antoine, avez-vous lu les journaux.

Antoine.

N’est-ce pas une pitié que nous autres domestiques, nous ne puissions savoir ce qui se passe relativement à monsieur Jules que par les journaux.

Justine.

Mais monsieur, madame et Mademoiselle du Brocquard ne savent rien, monsieur Jules a été pendant trois mois… comment ?… Ils appellent cela être au secret.

Antoine.

Les journaux ne disent pas grand’chose, les journaux de l’opposition se lamentent et disent : mais, ça ne s’est jamais vu ! l’on ne traite pas les citoyens comme ça, il n’y a pas plus de conspiration que sur ma main, et c’est la police qui a tout fait ! agents provocateurs… etc. Les autres disent : les fauteurs de troubles, {p. 304} vous verrez ; il s’agissait de faire sauter les Tuileries 3 et la famille royale, de ramener l’autre.

Justine.

Ainsi, les uns disent oui les autres disent non, c’est quelquefois la même chose.

Antoine.

Oui pour vous autres filles, mais dans les journaux ?

Justine.

Eh bien, dans les journaux ?

Antoine.

Eh bien, les journaux sont un peu comme vous autres. Ils ne savent ce qu’ils disent ; mais ils sont tous d’accord sur un point, c’est que l’affaire commence demain à la Cour d’Assises.

Justine.

Je le pensais, madame et Mademoiselle du Brocquard sa sœur sont dans une affliction, elles ont passé la nuit sans se coucher, et madame peut à peine dire deux paroles, oh si son fils meurt sur l’échafaud, elle n’ira pas loin. Dire qu’un jeune homme qui n’avait qu’à s’amuser, qui devait un jour avoir les vingt mille livres de rentes de sa tante, et la fortune de ses père et mère, qui va bien au double, se soit fourré dans une conspiration.

Antoine.

Je l’en estime, car c’était pour ramener l’autre. Faites-moi couper le cou si vous voulez… Nous sommes seuls, vous n’êtes pas de la police, Vive l’Empereur.

Justine.

Taisez-vous donc, vieille bête. Si l’on vous entendait, on vous arrêterait.

Antoine.

Eh bien, j’aime mieux m’arrêter auparavant ! Vive le Roi… d’Italie.

Justine.

{p. 305} Croyez-vous qu’ils eussent ramené l’Empereur ?

Antoine.

Si je le savais je serais de la conspiration, et Dieu merci mes réponses au Juge d’instruction ont été solides, je n’ai pas compromis monsieur Jules, comme les traîtres qui l’ont dénoncé.

Justine.

Mademoiselle du Brocquard qui doit avoir de fameuses économies pourrait le faire sauver avec tout son argent.

Antoine.

Ah ! ouin ! depuis l’évasion de Lavalette c’est impossible. Ils sont devenus crânement difficiles aux portes des prisons et ils n’étaient pas déjà si commodes… Oh ! monsieur Jules la gobera, voyez-vous, ce sera un martyr ! oh ! il mourra bien, faut l’espérer pour sa famille … j’irai le voir.

On sonne. Antoine sort.

Justine.

Il l’ira voir. Quand on a connu quelqu’un, je ne sais pas comme on a le cœur de … Moi j’irai à la Cour d’Assises, ce pauvre enfant, je lui dois bien cela.

Scène II §

De Vassy, Antoine, Justine.

Antoine.

Allez dire à monsieur et à Mademoiselle, que monsieur le général… Car monsieur, madame Rousseau est dans un état.

De Vassy.

Je ne veux parler qu’à monsieur Rousseau. (On sonne. Antoine sort.) {p. 306} Un fils unique, je conviens qu’il est bien dur de le perdre, et je crains bien qu’ils ne lui fassent commettre quelque lâcheté pour sauver sa vie.

Scène III §

De Vassy, Dupré, Antoine.

Antoine.

On est allé prévenir monsieur.

Duprè.

C’est bien.

Antoine.

L’avocat ne me paraît pas facile. Monsieur, y a-t-il quelque espoir de sauver ce pauvre monsieur Jules.

Duprè.

Vous vous intéressez donc beaucoup à votre jeune maître.

Antoine.

C’est si naturel.

Duprè.

Que feriez-vous pour le sauver ?

Antoine.

Tout, monsieur.

Duprè.

Rien.

Antoine.

Rien, je témoignerai tout ce que vous voudrez…

Duprè.

{p. 307} Si l’on vous prenait en contradiction avec ce que vous avez déjà dit, et qu’il en résultât un faux témoignage, savez-vous ce que vous risqueriez.

Antoine.

Non, monsieur.

Duprè.

Les galères.

Antoine.

Monsieur c’est bien dur !…

Duprè.

Vous aimeriez mieux un autre moyen.

Antoine.

Y en a-t-il un autre.

Duprè.

Non…

Antoine.

Eh bien, je me risquerai.

Duprè.

Bon.

Antoine.

Monsieur ne peut pas manquer de me faire des rentes.

De Vassy.

C’est le fameux avocat Duprè.

Duprè, à Antoine.

Qui est ce monsieur ?

Antoine.

Le général de Vassy.

Duprè.

{p. 308} Bien, laissez-nous.

Justine.

Monsieur va venir…

De Vassy.

Bien.

Les domestiques sortent.

Scène IV §

De Vassy, Duprè.

De Vassy [à part].

Ces gens sont tombés sur un avocat riche, sans ambition et d’une originalité…

Duprè [à part].

Ce général d’antichambre, sans autre capacité que le nom de son frère, le pair de France, l’homme qui en veut le plus à la Restauration, ne me paraît être ici pour rien.

De Vassy.

Monsieur est, selon ce que je viens d’entendre, chargé de la défense de monsieur Jules Rousseau dans la déplorable affaire…

Duprè.

Oui, monsieur, une déplorable affaire, car les vrais coupables ne sont pas en prison, la justice sévira contre les soldats et les chefs sont, comme toujours, à l’écart… Vous êtes le général vicomte de Vassy.

De Vassy.

Le général Vassy, je ne prends pas de titre, mes opinions…

Dupré.

{p. 309}Sont celles de l’extrême-gauche, mais vous n’êtes que les cousins des libéraux, vous appartenez au parti Bonapartiste.

De Vassy.

Nous devons tout à Napoléon et nous ne sommes pas ingrats, voilà tout.

Duprè.

Vous vous intéressez beaucoup à mon client ?

De Vassy.

Beaucoup.

Duprè, à part.

Cet homme a perdu le pauvre Jules… Questionnons-le…

De Vassy, à part.

L’avocat doit maintenant savoir comment se comporte Jules Rousseau, je vais essayer d’avoir quelque lumière. (Haut.) Vous connaissez sans doute l’instruction.

Duprè.

Depuis trois jours seulement nous communiquons avec les accusés.

De Vassy.

Et que pensez-vous de l’affaire ?

Duprè.

D’après l’habitude que j’ai du Palais, je crois deviner qu’on espère obtenir des révélations importantes en offrant des commutations de peine aux condamnés.

De Vassy.

Les accusés sont tous des gens d’honneur.

Dupré.

{p. 310}Le caractère change en face de l’échafaud, surtout quand on a beaucoup à perdre.

De Vassy, à part.

On ne devrait conspirer qu’avec des gens sans le sou.

Duprè.

J’engagerai mon client à tout révéler.

De Vassy.

Il n’y a donc aucune autre chance de salut pour lui !

Duprè.

Aucune, le parquet peut démontrer qu’il était du nombre de ceux qui ont commencé l’exécution du complot.

De Vassy.

J’aimerais mieux perdre la tête que de perdre l’honneur.

Duprè.

C’est selon, si l’honneur ne vaut pas la tête.

De Vassy.

Vous avez des idées…

Duprè.

Elles sont celles du plus grand nombre, j’ai vu faire beaucoup de choses pour conserver sa tête, il y a des gens qui mettent les autres en avant, qui ne risquent rien et qui recueillent tout après le succès. Ont-ils de l’honneur ceux-là ? Est-on tenu à quelque chose envers eux.

De Vassy.

À rien, c’est des misérables.

Duprè, à part.

{p. 311}Il a bien dit cela.

De Vassy.

Vous croyez donc que la Police cherche encore les chefs.

Duprè.

On les connaît, mais les preuves manquent ! (À part.) Il se tient sur ses gardes. (Haut.) Je suis encore à comprendre quel intérêt a eu mon client, riche, jeune, aimant le plaisir, à se fourrer dans une conspiration.

De Vassy.

La gloire.

Duprè.

Ne dites pas ces sortes de choses à un avocat qui depuis vingt ans pratique le Palais et qui a trop bien étudié les affaires et les hommes pour ne pas savoir que les plus beaux mots ne servent qu’à déManuscritr les plus petites choses, et qui n’a pas encore rencontré de cœurs exempts de calcul.

De Vassy.

Et plaidez-vous gratis ?

Duprè.

Souvent, mais je ne plaide que selon mes convictions.

De Vassy.

Monsieur est riche ?

Duprè.

J’avais de la fortune. Sans cela, je sais qu’avec de pareilles idées et dans le monde comme il est, j’eusse été droit à l’hôpital.

De Vassy.

Il ne faut donc pas vous savoir gré de votre vertu.

Duprè.

{p. 312}Aucun.

De Vassy.

Et par quelle raison avez-vous donc pris la cause du jeune Rousseau.

Duprè.

Je le crois la dupe de gens situés dans une région supérieure, et j’aime les dupes quand elles sont noblement dupes, et non victimes de secrets calculs, car nous sommes dans un siècle où la dupe est aussi avide que celui qui l’exploite.

De Vassy.

Vous appartenez, je le vois, monsieur, à la secte des misanthropes.

Duprè.

Je n’estime pas assez les hommes pour les haïr, car je n’ai rencontré personne que je pusse aimer.

De Vassy.

Mais à quoi donc alors employez-vous le temps.

Duprè.

À étudier les hommes, je les vois jouant tous des comédies avec plus ou moins de perfection, je n’ai d’illusion sur rien, il est vrai, mais je ris comme un spectateur du parterre quand il s’amuse, seulement je ne siffle pas, je n’ai pas assez de passion pour cela.

De Vassy.

Comment, monsieur, la bienfaisance ne vous a pas souri…

Duprè.

J’en ai essayé, monsieur, mais les obligés m’ont dégoûté du bienfait et les philanthropes de la bienfaisance, de toutes les duperies, celle des sentiments est la plus odieuse.

De Vassy.

{p. 313} Et la patrie, monsieur ?

Duprè.

Ah ! C’est bien peu de chose, monsieur, depuis qu’on a inventé les peuples, l’humanité.

De Vassy.

Monsieur n’est sans doute pas marié !

Duprè.

L’éducation que m’a donnée la douleur a précisément été commencée par une femme, mais un bon misanthrope, puisque vous me donnez ce titre, devient trop ridicule en se plaignant pour que je vous ennuie de mes malheurs, il faut avoir bien souffert et avoir vu d’étranges choses, monsieur, pour arriver où j’en suis. Aussi, croyez-moi, rien n’excite plus ma sympathie et ma curiosité qu’une personne vertueuse sans intérêt. À Paris, le vrai est si rare que je ne suis pas insensible au spectacle de la douleur d’une famille menacée de perdre un fils unique, et cette raison est encore entrée en ligne de compte.

De Vassy, à part.

Comment influencer un pareil homme! (Haut.) Mais monsieur vous avez cependant besoin des autres.

Duprè.

Jamais.

De Vassy.

Vous souffrez quelquefois.

Duprè.

J’aime alors à être seul.

De Vassy.

Et si vous étiez dangereusement malade.

Duprè.

{p. 314} À Paris, tout s’achète, même les soins.

De Vassy.

Et que ferez-vous de votre fortune.

Duprè.

Je ne sais… Je suis capable de la laisser à mes héritiers, ils se la disputeront et alors elle rentrera dans le domaine des idées par le fait des gens de justice.

De Vassy.

Ainsi vous voyez dans votre client un jeune enthousiaste.

Duprè.

Non, monsieur, un problème à résoudre, il a fait ce que font tous les clients, il ne m’a pas tout dit, mais je saurai bientôt la vérité, je ne vous crois pas étranger à tout ceci…

De Vassy.

Monsieur…

Duprè.

Vous prenez moins intérêt à ce jeune homme qu’au procès…

Scène V §

Les mêmes, monsieur Rousseau.

Monsieur Rousseau.

Excusez-moi, Messieurs, mais la douleur de ma femme nous donne autant d’inquiétude que mon fils, elle ne saurait supporter la pensée de le voir paraître en accusé, jugez de ce que produirait une condamnation !… Eh bien, mon cher monsieur Duprè ?…

Duprè

{p. 315}La bataille commence sans doute demain. Aujourd’hui les préparatifs, l’acte d’accusation…

Monsieur Rousseau.

Mon pauvre fils a-t-il donné prise…

Duprè.

Il a tout nié… et a parfaitement joué son rôle d’innocent, mais nous ne pouvons opposer aucun témoignage à ceux qui l’accablent.

Monsieur Rousseau.

Ah ! monsieur, sauvez mon fils, et la moitié de ma fortune est à vous.

Duprè.

Si j’avais toutes les moitiés de fortune qu’on m’a promises, je serais aussi riche qu’un budget.

Monsieur Rousseau.

Vous doutez de ma reconnaissance ?

Duprè.

Attendons les résultats, monsieur.

Monsieur Rousseau.

Vous ne croyez donc à rien ?

Duprè.

Je crois au mal.

De Vassy.

Il tuera votre fils…

Duprè.

Votre fils, mon cher monsieur Rousseau, ne peut se sauver qu’en révélant le nom de ceux qui l’ont fait agir ; que lui conseillez-vous.

De Vassy.

{p. 316}De mourir.

Monsieur Rousseau.

Ah ! général, c’est très beau dans Corneille, mais je ne suis pas le père des Horaces 4, je n’ai qu’un fils, il a été l’instrument de gens qui l’abandonnent, il peut à son tour…

De Vassy.

Les abandonner, vous ne savez pas tout ce que vous perdez.

Monsieur Rousseau.

Pourvu que je sauve mon fils…

Duprè, à de Vassy.

Vous voyez, monsieur, comme l’instinct contrarie les sentiments.

De Vassy.

Comment, vous allez conseiller à monsieur votre fils de trahir.

Duprè.

Qui ?…

De Vassy.

N’y a-t-il donc aucun moyen de le sauver, sans…

Duprè [à de Vassy].

Sans vous compromettre, j’ai votre secret. (À monsieur Rousseau.) Voyez, monsieur, si je puis avoir l’honneur de voir madame Rousseau et Mademoiselle du Brocquard, votre belle-sœur.

Monsieur Rousseau.

En quoi peuvent-elles vous être utiles ?…

Duprè.

À vous fournir un prétexte de nous quitter.

Scène VI §

Duprè, de Vassy.

Duprè.

{p. 317} Vous pouvez sauver ce jeune homme.

De Vassy.

Moi ! comment.

Duprè.

Par votre témoignage corroboré de celui d’Antoine, qui nous offrait…

De Vassy.

J’ai des raisons pour ne pas paraître.

Duprè.

Ainsi vous êtes de la conspiration.

De Vassy.

Monsieur…

Duprè.

Vous avez entraîné le pauvre enfant.

De Vassy.

Monsieur…

Duprè.

N’essayez pas de me tromper. Mais par quels moyens l’avez-vous séduit ? il est riche, il n’avait besoin de rien…

De Vassy.

Écoutez, monsieur, si vous dites un mot…

Duprè.

{p. 318}Oh ! ma vie ne sera jamais une considération pour moi !

De Vassy.

Allons ! cet homme est inébranlable… monsieur, vous savez très-bien que Jules s’en tirera, et, s’il ne se conduisait pas bien, vous lui feriez perdre la main de ma nièce, l’héritière du titre de mon frère le pair de France.

Duprè.

Il est dit que le jeune enthousiaste est encore un calculateur, un ambitieux… Pensez, monsieur, à ce que je vous propose… Ayez des témoins.

De Vassy.

Monsieur, je ne vous comprends pas.

Duprè.

Vous avez su le perdre et vous ne sauriez le sauver. (À part.) Je le tiens.

De Vassy.

Je réfléchirai, monsieur, à cette affaire…

Duprè.

Ne croyez pas pouvoir m’échapper.

De Vassy.

Un général qui n’a pas craint le danger, ne craint pas un avocat.

Duprè.

Comme vous voudrez.

Il se heurte avec Joseph Binet.

Scène VII §

Duprè, Joseph Binet.

Joseph Binet.

{p. 319}Monsieur, je n’ai su qu’hier que vous étiez le défenseur de monsieur Jules Rousseau, je suis allé chez vous, je vous ai attendu, mais vous êtes rentré trop tard, ce matin vous étiez sorti, je suis venu ici par une bonne inspiration, pensant que vous y viendriez, et je vous guettais.

Duprè.

Que me voulez-vous ?

Joseph Binet.

Je suis Joseph Binet.

Duprè.

Eh bien, après.

Joseph Binet.

Monsieur, soit dit sans vous offenser, j’ai quatorze cents francs à moi… oh mais, bien à moi, gagnés sou à sou… Je suis ouvrier tapissier, et mon oncle Dumouchel, ancien marchand de vin, a des sonnettes…

Duprè.

Parlez donc clairement ?… que signifient ces préparations mystérieuses ?

Joseph Binet.

Quatorze cents francs ! c’est un denier, et on dit qu’il faut bien payer les avocats, et c’est parce qu’on les paye bien qu’il y en a tant, j’aurais mieux fait d’être avocat, elle serait ma femme.

Duprè.

Êtes-vous fou ?…

Joseph Binet.

{p. 320}Du tout ! Mes quatorze cents francs, je les ai là, tenez, monsieur, ce n’est pas une frime, ils sont à vous…

Duprè.

Et comment ?

Joseph Binet.

Si vous sauvez monsieur Jules… de la mort, s’entend et si vous obtenez de le faire déporter… car enfin il a attenté à l’auguste famille, je ne veux pas sa mort, mais il faut qu’il voyage, il est riche, il s’amusera ; Ainsi sauvez sa tête, faites-le condamner à une simple déportation, quinze ans, par exemple, et mes quatorze cents francs sont à vous, je vous les donnerai de bon cœur, et je vous ferai par-dessus le marché un fauteuil de cabinet… Voilà.

Duprè.

Dans quel but voulez-vous me séduire…

Joseph Binet.

Vous séduire, dites donc vous récompenser. Quand on donne une pension à un général qui remporte une victoire, il est donc séduit…

Duprè.

Dans quel but ?…

Joseph Binet.

Ah ! j’épouserai Paméla !… J’aurai ma petite Paméla…

Duprè.

Paméla ?…

Joseph Binet.

Paméla Giraud !…

Duprè.

Quel rapport y a-t-il entre Paméla Giraud et Jules Rousseau ?…

Joseph Binet.

{p. 321}Ah ! ça, moi je croyais que les avocats étaient payés pour avoir de l’instruction, et savaient tout, mais vous ne savez donc rien, monsieur ! Je ne m’étonne pas s’il y en a 5 qui disent que les avocats sont des ignorants, mais je retire mes quatorze cents francs… Paméla, mais il a été arrêté chez Paméla, mais Paméla s’accuse, c’est-à-dire m’accuse d’avoir livré sa tête au bourreau, et vous comprenez, s’il est sauvé, surtout s’il est déporté, je me marie, j’épouse Paméla, et comme le déporté ne se trouve pas en France, je n’ai rien à craindre dans mon ménage. Obtenez quinze ans, ce n’est rien quinze ans pour voyager, et j’ai le temps de voir mes enfants grands, et ma femme arrivée à un âge… Vous comprenez…

Duprè [à part].

Il est naïf, au moins, celui-là ! Ceux qui calculent ainsi à haute voix et par passion ne sont pas les plus mauvais cœurs…

Joseph Binet [à part].

Ah ! ça, il se parle à lui-même, c’est comme un pâtissier qui mange sa marchandise… [Haut.] monsieur.

Duprè.

Quatorze cents francs, pour faire condamner un homme à quinze ans d’exil, c’est bien peu.

Joseph Binet.

Voyez-vous, faut marchander… Eh bien, monsieur, j’irai jusqu’à quinze cents francs, j’emprunterai bien cent francs à mononcle Dumouchel…

Duprè.

Paméla l’aime donc monsieur Jules.

Joseph Binet.

Dam ! vous comprenez tant qu’il sera sous le coup de la… c’est bien intéressant.

Duprè

{p. 322} Ils se voyaient donc beaucoup.

Joseph Binet.

Trop ! Oh ! si j’avais su, moi, je l’aurais bien fait sauver.

Duprè.

Elle est belle.

Joseph Binet.

Qui ? Paméla ? c’te farce ! ma Paméla… Belle comme l’Apollon du Belvédère !

Duprè.

Gardez vos quatorze cents francs, mon enfant, et si vous avez bon cœur, vous et votre Paméla, vous pourrez m’aider à sauver cette tête, car il y va de la laisser ou de la prendre à l’échafaud.

Joseph Binet.

Mais, monsieur, n’allez pas dire… Paméla est capable de tout, monsieur, elle est au désespoir.

Duprè.

Bon…

Joseph Binet.

Elle m’a défendu de jamais lui parler.

Duprè.

Bien.

Joseph Binet.

Bon ! Bien, ah ! ça… Ces hommes, ils ne sont pas comme les autres, à ce qu’il paraît, ça les épuise de parler.

Duprè.

Faites en sorte que je la voie ce matin…

Joseph Binet.

{p. 323}Je lui ferai dire par son père et sa mère.

Dupré.

Ah ! il y a un père et une mère… Ça coûtera beaucoup d’argent ! Qui sont-ils ?

Joseph Binet.

D’honorables portiers.

Duprè.

Bon.

Joseph Binet.

Le père Giraud est un tailleur ruiné…

Duprè.

Bien.

Joseph Binet.

Ça lui reprend…

Duprè.

Allez les prévenir de ma visite, et sur toute chose… le plus profond secret ou vous livrez Jules au bourreau.

Joseph Binet.

Je suis muet.

Duprè.

Nous ne nous sommes jamais vus…

Joseph Binet.

Jamais…

Duprè.

Allez…

Joseph Binet.

Je vais…

Duprè.

{p. 324}Par là.

Joseph Binet.

Par là, grand avocat. Mais permettez-moi de vous donner un conseil… un petit bout de déportation ne lui ferait pas de mal, ça lui apprendrait à laisser le gouvernement tranquille…

Scène VIII §

Monsieur et madame Rousseau soutenue par Justine, [Mademoiselle du Brocquard] Duprè.

Madame Rousseau.

Ah ! monsieur, sauverez-vous mon fils.

Duprè.

Je l’espère, madame, mais cela ne se fera pas sans de grands sacrifices.

Monsieur Rousseau.

Monsieur, la moitié de notre fortune est à vous.

Mademoiselle du Brocquard.

Et la moitié de la mienne.

Duprè.

Toujours des moitiés de fortune et vous savez bien que je suis riche !

Monsieur Rousseau.

Monsieur, vous paraissez douter de la sincérité de nos offres, de celle de notre reconnaissance, que faire ?

Duprè.

{p. 325}Je ne dis jamais à qui que ce soit de faire quoi que ce soit, car j’ai toujours vu qu’on recevait un bon avis presque comme une offense. Nous vous connaîtrons à l’œuvre…

Madame Rousseau.

Enfin monsieur, qu’il soit permis à une mère au désespoir de vous supplier de faire tout…

Duprè.

Hé bien, madame, tout à l’heure, votre fils était perdu, maintenant, je le crois, il peut être sauvé.

Madame Rousseau.

Que faut-il faire ?

Mademoiselle du Brocquard.

Que demandez-vous ?

Monsieur Rousseau.

Comptez sur nous, nous vous obéirons.

Duprè.

Je le verrai bien. Voici mon plan, et il triomphera devant les jurés. Votre fils avait une petite intrigue de jeune homme avec une grisette, une certaine Paméla Giraud, une fleuriste, fille d’un portier.

Mademoiselle du Brocquard.

Des gens de rien.

Duprè.

Aux genoux desquels vous allez être ; car si la jeune fille avoue que pendant la nuit où le ministère public prétend que votre fils conspirait au complot, il était chez elle, si le père et la mère pressés de questions avouent le fait, si le rival de votre fils auprès {p. 326}de Paméla le confirme… Enfin, laissez-moi faire… Entre une tête à couper et un alibi, dans une affaire politique, les jurés choisissent l’alibi.

Madame Rousseau.

Oh ! monsieur, vous me rendez la vie…

Monsieur Rousseau.

Monsieur, notre reconnaissance est éternelle…

Duprè.

Quelle somme dois-je offrir à la fille, au père à la mère…

Mademoiselle du Brocquard.

Ils sont pauvres.

Duprè.

Très-pauvres, mais cette jeune fille est belle, elle est peut-être sage.

Monsieur Rousseau.

Oh ! c’est bien difficile.

Duprè.

Mais enfin, sage ou non, dans les deux cas, ce sera bien certainement une rosière et il s’agit de son honneur…

Mademoiselle du Brocquard.

Une fleuriste.

Duprè.

Ce ne sera pas cher …

Monsieur Rousseau.

Que pensez-vous.

Duprè.

Je pense que vous marchandez déjà la tête de votre fils.

Monsieur Rousseau.

{p. 327}Mais, monsieur Duprè, allez jusqu’à…

Mademoiselle du Brocquard.

Et jusqu’à…

Duprè.

Jusqu’à…

Madame Rousseau.

Mais, je ne comprends pas votre hésitation, ah monsieur, allez jusqu’à la somme que vous jugerez nécessaire…

Duprè.

Ainsi, j’ai pleins pouvoirs… Mais quelle réparation lui offrirez- vous si elle est sage, noble, vertueuse et si elle livre son honneur, sa vie, son avenir, pour vous rendre votre fils, qui peut-être déjà lui a dit qu’il l’aimait.

Monsieur Rousseau.

Il l’épousera, moi, je sors du peuple, je ne suis pas marquis, et…

Mademoiselle du Brocquard.

Que dites-vous là ? Et Mademoiselle de Vassy !…

Madame Rousseau.

Ma sœur, il faut le sauver.

Duprè [à part].

Voilà une autre comédie qui commence, et ce sera pour moi la dernière que je veuille voir… Engageons-les. (Haut.) Peut-être feriez-vous bien de venir voir secrètement la jeune fille ?

Madame Rousseau.

Certes…

Scène IX §

Les précédents, De Vassy.

De Vassy, à Duprè.

{p. 328} J’ai bien pensé à ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire, et il est convenu avec un de mes amis, Adolphe Durand, qui favorisait la fuite de notre cher Jules, qu’il témoignera que son ami n’était occupé que d’une passion pour une grisette dont il préparait l’enlèvement. Voyez à quoi cela peut servir, je ne puis rien de plus.

Duprè.

C’est assez, le succès ne dépend maintenant que de nos témoins.

Monsieur Rousseau.

Eh bien, monsieur, allez jusqu’à…

Duprè.

La moitié de votre fortune ?

Monsieur Rousseau.

Quant à vous, monsieur, cinquante mille francs si vous nous rendez Jules…

Duprè.

Je les accepte. Voilà tous les hommes, des promesses !… Allons, il s’agit de sauver un homme, à l’œuvre !

Acte deuxième §

La mansarde de Paméla.

[Scène première] §

[Paméla, puis Joseph Binet.]

Paméla.

{p. 329} Comment le sauver ! J’ai offert ses 3 cinquante mille francs à un porte-clefs… Et il a eu peur de ne pouvoir atteindre avec lui la frontière ! J’ai tout rêvé… Et moi qui l’ai perdu ! le procès qui commence aujourd’hui…

Joseph Binet, en dehors.

Mademoiselle Paméla.

Paméla.

Ma porte est fermée, et pour que vous entriez, il faudrait la jeter par terre.

Joseph Binet.

Écoutez-moi.

Paméla.

Non, je me bouche les oreilles.

Joseph Binet.

{p. 330} Eh bien, vous ferez une seconde faute, il s’agit de monsieur Jules.

Paméla.

Entrez.

Joseph Binet.

Mademoiselle, j’ai vu l’avocat de monsieur Jules, je lui ai offert tout ce que je possède s’il le sauvait.

Paméla.

Vrai !…

Joseph Binet.

Oui. Seriez-vous contente s’il n’était que déporté…

Paméla.

Ah ! vous êtes un bon garçon Joseph, et je vois que vous m’aimez… nous serons amis…

Scène II §

Les mêmes, Duprè.

Duprè

Laissez-nous, mon ami…

Joseph Binet.

C’est l’avocat de monsieur Jules.

Paméla.

Monsieur, daignez, asseyez-vous…

Duprè.

Joseph Binet, veillez à ce que personne ne nous entende, et surtout ne nous écoutez pas, il s’agit de vie et de mort.

Joseph Binet.

{p. 331} Oui, grand homme !… (Il le prend à part.) Elle s’est faite à l’idée de la déportation.

Il sort.

Duprè.

Vous aimez ce brave jeune homme.

Paméla.

Monsieur, je sais que les avocats sont comme des confesseurs.

Duprè.

Oui, mon enfant, et tout aussi discrets. Dites-moi bien tout.

Paméla.

Eh bien, monsieur, je l’aimais, c’est-à-dire je croyais l’aimer, et je serais 11 bien volontiers devenue sa femme. Quoique mon père et ma mère m’aient souvent dit, en m’engageant à rester sage, que je ferais un beau mariage, je pensais qu’avec son activité Joseph, aidé par son oncle Dumouchel, s’établirait et que nous mènerions une vie de travail. Quand la prospérité serait venue, eh bien nous aurions pris avec nous mon père et ma mère… C’était bien simple, c’était une vie tout unie…

Duprè, à part.

Elle me touche presque, voyons si elle sera vraie. (Haut.) À quoi pensez-vous.

Paméla.

À ce passé qui me semble très-innocent en le comparant au présent. En quinze jours de temps, la tête m’a tourné. Quand j’ai vu monsieur Jules, je l’ai aimé comme nous aimons nous autres pauvres filles, comme j’ai vu quelques-unes de mes amies se mettre à aimer des jeunes gens, oh mais les aimer à se laisser marcher dessus et dire c’est bien. Est-ce que je serai jamais ainsi ; ah bien, je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour Jules ! aussi, monsieur, si cinquante mille francs peuvent le sauver, ils sont ici {p. 332}à vous… c’est-à-dire à lui… Je les ai gardés pour essayer de le sauver… Oh monsieur, le sauver c’est me sauver la vie, je l’ai livré en doutant de lui ! j’en mourrais s’il lui arrivait le moindre mal ! Lui si confiant, si sûr de moi, moi si défiante…

Duprè.

Il vous a donné cinquante mille francs.

Paméla.

Ah ! monsieur, pour qui me prenez-vous ?… il me les a déposés… ils sont là… Je les remettrais à sa famille 17 s’il mourait, mais il ne mourra pas, dites, vous devez le savoir.

Duprè, à part.

Quelle ingénuité ! elle m’intéresse. (Haut.) Mon enfant, songez que toute votre vie, peut-être votre bonheur, dépendent de la vérité de vos réponses. Répondez comme si vous étiez devant Dieu…

Paméla.

Oui, monsieur.

Duprè.

Vous n’avez aimé personne…

Paméla.

Personne.

Duprè.

Là, vous n’avez pas eu la moindre petite aventure…

Paméla.

Mais puisque je vous dis que je n’ai aimé personne. Songez donc que j’ai vingt et un ans…

Duprè.

Et c’est bien pour cela !

Paméla.

{p. 333}Que depuis huit ans que mon père et ma mère ont eu des malheurs, que ma mère ne m’avait pas plus quittée que son ombre, enfin elle avait des craintes, cette pauvre chère femme, faut lui pardonner, eh bien, depuis huit ans, sauf deux années d’apprentissage, je les soutiens par mon travail, il y en a qui laissent là père et mère, des grisettes qui… mais moi, je veux m’endormir avec l’idée que mon vieux père et ma mère ont toutes les douceurs qu’ils peuvent avoir eu égard à leur état. Mais Jules, ah ! Jules, je le suivrais… au bout du monde… Vous m’avez dit de parler comme devant Dieu…

Duprè.

Eh bien, il n’y a que vous qui puissiez le sauver.

Paméla.

Comment ?

Duprè.

Voilà pourquoi je vous demandais si vous n’aviez rien à vous reprocher.

Paméla.

Rien, je suis innocente comme le lendemain de mon baptême.

Duprè.

Eh bien, il faut vous avouer coupable à la face de la justice.

Paméla.

Et il est sauvé ?…

Duprè.

J’espère alors le sauver.

Paméla.

Ne me trompez pas, est-ce possible ?

Duprè.

Oui.

Paméla.

{p. 334} Eh bien il est sauvé.

Duprè.

Mais vous serez perdue.

Paméla.

Mais puisque c’est pour lui…

Duprè.

N’allez pas vous démentir. Votre honneur…

Paméla.

Les hommes attachent peu d’importance à l’honneur d’une grisette, n’est-ce pas ? Eh bien, tiens, vous et lui vous saurez la vérité…

Duprè, à part.

Je ne mourrai donc pas sans avoir vu de mes yeux une belle et noble vertu, franche, sans calcul, sans arrière-pensée, j’en suis tout ému. Mais je l’éprouverai. (Haut) Combien voulez-vous pour le sacrifice que vous faites…

Paméla.

Mais, vous voulez donc alors que je sois une misérable ?…

Duprè.

Mon enfant, ne vous mettez pas en colère. Là, là, l’argent est l’argent, et après tout six bonnes mille livres de rentes pour un mensonge…

Paméla.

Vous en aurez à moins, mais moi… je me respecte un peu trop pour faire commerce.

Duprè.

Vous avez tort, vous auriez une honnête aisance pour le reste de vos jours…

Paméla.

{p. 335}Mon pain me resterait dans le gosier.

Duprè.

Paméla, vous êtes une brave et honnête fille…

Paméla.

Je le sais bien, ça console de bien des petites misères…

Duprè.

Mais mon enfant, ce n’est pas tout ! vous êtes franche comme l’acier, vous êtes vive et pour sauver Jules il faut bien jouer votre rôle.

Paméla.

Dites-en moi 28 deux mots et vous verrez.

Duprè.

C’est le président et moi qui vous arracherons la vérité, par nos questions, il faut d’autant plus défendre votre honneur…

Paméla.

Que je suis censée n’en plus avoir… c’est comme bien des mijaurées de ma connaissance. Bon Dieu, sont-elles plus prudes quand…

Duprè.

Bien, mais comme il s’agit de la vie d’un homme ne vous offensez pas de mes exigences et prenez au sérieux ce que je vais vous demander. Je veux savoir comment vous répondriez… Tenez sur cette chaise, figurez-vous le président de la Cour d’Assises. Là, sera l’avocat général, l’accusé est ici… moi je serai au barreau, à cette distance. Le jury est là… Je vais vous interroger.

Paméla.

Et vous voulez me faire répéter.

Dupré.

{p. 336}Hélas, mon enfant, c’est une tragédie. Un huissier vous a introduite, vous êtes en présence d’un nombreux auditoire.

Paméla.

Je ne verrai que Jules.

Dupré.

Je vous ai demandé vos noms, prénoms. Enfin le président commence. Témoin, depuis quand connaissez-vous l’accusé Rousseau.

Paméla.

Je l’ai rencontré un mois environ avant son arrestation à l’île d’amour à Belleville…

Duprè.

En quelle compagnie était-il.

Paméla.

Je n’ai fait attention qu’à lui.

Duprè, il passe à la chaise de l’avocat général.

Vous n’avez pas entendu parler politique.

Paméla.

Monsieur doit bien penser que la politique est bien indifférente à l’île d’amour.

Duprè, redevenu président.

Dites ce que vous savez sur l’accusé Rousseau ou tout ce que vous croirez devoir dire.

Paméla.

Monsieur le président… il m’est impossible… de tout dire … il a été arrêté chez moi, et j’ai déjà déclaré au juge que je ne savais rien de la conspiration, et que j’ai été dans le plus grand étonnement {p. 337}de voir entrer la police, à preuve que j’ai pris monsieur Jules pour un voleur, et je lui en fais mes excuses…

Duprè.

Bien mon enfant, moi alors je prendrai la parole. Monsieur le président voulez-vous demander au témoin si depuis le temps de sa liaison avec Jules Rousseau, il n’est pas constamment venu la voir. (Il se met à la place du président.) Vous avez entendu la question ?

Paméla.

Je ne voudrais pas répondre devant l’auditoire…

Duprè.

Monsieur le président pourrait recevoir cette déposition à huis clos. Le huis clos pourrait nuire davantage au témoin dont, messieurs, les jurés apprécieront la situation. Approchez-vous.

Paméla.

Messieurs, monsieur est venu me voir tous les jours, et m’a paru n’être occupé que de moi qui résistais aux offres d’une personne que je connaissais trop peu.

Duprè.

Un juré. À quelles heures venait-il vous voir.

Paméla.

Le soir, pour que mon père et ma mère ne le vissent pas et comme je lui faisais observer qu’il me perdait, il me dit qu’il était censé aller au second chez madame Lecamus.

Duprè.

Était-il chez vous tous les soirs ?

Paméla.

Quand il ne venait pas le soir, sur les neuf heures, il venait plus tard.

Dupré.

{p. 338}Pouvez-vous affirmer qu’il est venu le 24 août.

Paméla.

J’en suis sûre, monsieur, c’est le jour de ma fête, je me nomme Caroline Paméla et il n’a pas manqué de m’apporter un bouquet…

Duprè.

Il sera sauvé, bien, mon enfant.

Il l’embrasse au front.

Scène III §

Les mêmes, madame Giraud.

Madame Giraud.

Eh bien, Paméla, monsieur est-il…

Paméla.

L’avocat de monsieur Jules.

Madame Giraud.

Ah ! votre servante, monsieur.

Duprè.

Ma chère petite, descendez à la loge, prenez-y pour un moment la place de votre père et envoyez-le moi. (Sort Paméla.) madame Giraud…

Madame Giraud.

Mais asseyez-vous donc, monsieur, Paméla vous a laissé debout… derrière toutes ces chaises… vraiment la jeunesse d’aujourd’hui ça ne sait pas se conduire.

Duprè.

{p. 339}Madame Giraud, les temps sont bien durs…

Madame Giraud.

À qui le dites-vous, mon cher monsieur !… Obligée de balayer le devant d’une porte, et tout le long de la maison jusqu’au ruisseau, sans quoi le commissaire vous fait un verbal, et ça use des balais !… avec ça que les propriétaires, ça vous en donne, mais tout juste…

Duprè.

Mais votre porte est bonne.

Madame Giraud.

Elle est bien froide, … il y fait un vent… Giraud a des rhumatismes 6; moi, je me soutiens. (À part.) Il veut quelque chose.

Duprè.

Mais que vous rapporte-t-elle ?

Madame Giraud.

Oh, monsieur, je suis bien trop discrète pour vous le dire. Il y a, voyez-vous, à gagner quelque chose avec les locataires temporaires, un jeune homme vient, et demande madame Camus, il monte, et ne s’en va qu’à deux heures du matin, une supposition. J’ai brûlé ma chandelle et je ne dois veiller que jusqu’à minuit c’est connu. Les locataires passé minuit nous donnent quelque chose pour les attendre. Monsieur Giraud travaille, il a sa clientèle, et puis, monsieur, nous avons notre fille. Ah ! c’est un trésor cet enfant-là, elle est bien la gloire de nos vieux jours, sage, oh sage…

Duprè.

Vous savez que le jeune Rousseau…

Madame Giraud.

Jamais, monsieur, c’est une calomnie inventée par les gens du quartier, mais ma fille, elle est innocente…

Duprè.

{p. 340} Il nous la faut coupable.

Madame Giraud.

Hein ?

Duprè.

Elle y consent.

Madame Giraud.

Et vous lui donnez ?…

Duprè.

Elle ne veut rien.

Madame Giraud.

La petite sotte ! monsieur c’est impossible, j’ai élevé ma fille dans des principes sévères.

Duprè.

Six cents francs de rente viagère, que vous constituerait une tierce personn à vous et à monsieur Giraud, suffiraient-ils pour vous arracher à la cour l’aveu que monsieur Jules Rousseau a été la plus grande partie de la nuit du 24 août ici…

Madame Giraud.

Si c’était la matinée, j’accepterais, si monsieur Giraud… Mais la nuit, songez, monsieur, une nuit… ça vaut mieux… Nous, c’est-à-dire ma fille a refusé monsieur, des offres… car vous savez monsieur à quoi sont exposés les pauvres gens, à des séductions de tous les genres, et ça a si peu d’expérience. Elle a une de ses amies qui a adopté un Anglais 7

Duprè.

Adopté…

Madame Giraud.

Oui, monsieur, elle en a fait son enfant, moyennant soixante mille francs.

Duprè.

{p. 341}Il était donc bien jeune.

Madame Giraud.

Il a vingt-cinq ans… Ça vous étonne, Napoléon a bien adopté Eugène ?… Mettez mille francs de viager… et car monsieur Giraud est sur l’article des sentiments d’une rigidité… Je ne réponds pas de lui… Mais, voyez-vous, avec mille francs de rentes, on se retire à la campagne loin de Paris, à St-Mandé, on a une petite bonne, son café le matin, au lit…

Duprè.

Eh bien, sept cent cinquante francs…

Madame Giraud.

Non, monsieur, non, mettez la bonne… il y a le loyer, et il faut vivre… Mais, monsieur, sans curiosité, pour quoi donc vous faut-il notre témoignage.

Duprè.

Pour établir que monsieur Rousseau était ici au lieu d’être avec les conspirateurs.

Madame Giraud.

Ainsi, monsieur, la famille Rousseau lésinerait pour sauver sa tête… Nous serions incapables de cela nous autres.

Duprè.

Eh bien soit…

Madame Giraud.

Monsieur peut être persuadé que je ne fais pas cela pour la rente de mille francs… Elle sera réversible sur la tête de notre chère Paméla, car si elle abandonne ses intérêts par amour pour ce jeune homme, car elle l’aime, elle avait un mariage arrangé avec un bon et brave garçon qui a un oncle, un état dans la main, elle a eu là… une bien fatale idée, encore si elle avait… mais non… {p. 342} Voilà la jeunesse… Enfin, monsieur peut être bien sûr que ce ne sera jamais l’intérêt qui ferait consentir Giraud ni moi à de pareilles infamies. Car ce serait une infamie, monsieur, si ce n’était pas par opinion politique… il n’y a personne, je puis vous le dire, j’aime l’Empereur… et pour son opinion, on peut faire comme Brutus, bien des choses…

Duprè.

Comme d’accepter mille francs de rentes viagères…

Madame Giraud.

Réversibles sur la tête de Paméla, mais monsieur, les enfants sont les enfants, elle n’entend rien à la vie, c’est innocent ! Elle sauve la vie à un jeune homme, à sa place, moi je me conduirais comme elle. Mais croyez-vous, une supposition, que ma fille qui au jour d’aujourd’hui peut se gagner du pain, serait dans vingt ans d’ici à ne savoir quoi mettre sous sa dent, que la famille Rousseau se souviendrait d’elle. Là, la main sur le cœur, elle n’en aurait pas… Les Giraud ! Qu’est-ce que les Giraud… Une mère est une mère, et ste jeunesse, eh bien, si elle a sauvé la vie à ce jeune homme en se disant chargée d’un péché, car c’est un péché. Mais monsieur, mon cher bon monsieur, nous conseilleriez-vous de nous en remettre à la reconnaissance des Bourgeois. Mais je suis portière, c’est-à-dire concierge, et je peux dire que je les connais, ils ne valent pas mieux que les autres, il n’y a que nous qui avons du cœur. D’ailleurs, je ne dis pas que monsieur Giraud…

Monsieur Giraud paraît.

Scène IV §

Les mêmes, monsieur Giraud.

Madame Giraud.

Je ne dis pas que Giraud y consente ; monsieur Giraud a sur sa fille des idées. Parce qu’on n’est pas riche croyez-vous qu’on n’ait pas des sentiments à l’égard de ses enfants… (À part, à son mari.) {p. 343}Allons parlez, et parlez bien. [Haut.] monsieur vient rapport à monsieur Jules qui nous a demandé la main de notre ange Paméla. Monsieur est avocat.

Duprè [à part].

Voyons jusqu’où ils iront ?…

Monsieur Giraud.

Monsieur, j’honore d’autant plus la profession d’avocat qu’ils sont destinés à parler au nom des intérêts de tous. Que voulez-vous ?

Duprè.

Monsieur Giraud.

Monsieur Giraud.

Allez, dites père Giraud.

Duprè.

Il s’agit d’arracher un pauvre jeune homme à l’échafaud.

Madame Giraud.

Qui doit avoir un jour soixante mille livres de rentes, amoureux de cet ange de Paméla, et pour lequel il faut témoigner en justice contre notre fille en disant qu’il était ici pendant toute une nuit.

Monsieur Giraud.

Arrachez-moi les entrailles ! Prenez ma tête, mais laissez-moi l’innocence de ma Paméla. J’ai été tailleur, tailleur infortuné, je suis devenu simple portier, je tire toujours l’aiguille et le cordon, c’est vrai, mais je suis resté père… demandez à madame Giraud, ma seule consolation, c’est ma fille, mon enfant ! Oh ! Si vous l’aviez vue au berceau ? Enfin nous l’avons nourrie de notre lait… Et aujourd’hui, elle répare, la chère enfant, nos malheurs, elle… mais je pleure… Et être les bourreaux de son honneur… Périsse les Rousseau, fût-ce Émile de Jean-Jacques !… Non, monsieur non… Remportez votre or…

Madame Giraud.

{p. 344} Vous le voyez ! il est tout père, cet homme-là ; moi je pensais que quinze cents francs de rentes viagères, réversibles sur la tête de Paméla…

Monsieur Giraud.

Hein ?

Madame Giraud.

Oui, quinze cents francs…

Monsieur Giraud.

Oh ! j’aime mieux ma fille, ma douce fille, du moment où ils sont réversibles sur la tête de… Un pauvre portier n’a qu’une fille et on vient lui dire…

Madame Giraud.

Tais-toi.

Duprè.

Vous jouez admirablement la comédie… et je suis sûr que vous serez parfaits à la Cour d’Assises. J’accorde les mille francs de rentes viagères réversibles sur la tête de votre fille, qui vous expliquera ce que nous attendons de vous. Soyez père, et vous nous sauverez…

Scène V §

Les mêmes, Joseph Binet.

Joseph Binet.

Voici deux personnes qui montent dans le plus grand mystère, et qui veulent être sûres de ne trouver personne, et qui veulent parler à Mademoiselle Paméla.

Monsieur Giraud.

{p. 345}Je retourne à la loge, mais, madame Giraud, je vous recommande de ne rien faire contre la dignité de notre famille, ni contre les lois de l’honneur, l’honneur, monsieur, est la devise des Français !

Sort Monsieur Giraud.

Scène VI §

Duprè, madame Giraud, Joseph Binet, madame Rousseau, Mademoiselle du Brocquard.

Duprè.

Mesdames, voici la mère de Mademoiselle Paméla.

Madame Rousseau.

Madame, monsieur vous a sans doute dit le sacrifice que nous attendons de Mademoiselle votre fille, il n’y a qu’un ange qui puisse le faire.

Joseph Binet.

Quel sacrifice ?

Madame Giraud.

Celui de son honneur et sa réputation, et cela vous regarde un peu, mon garçon, (à Binet) tu peux tirer ton épingle du jeu.

Mademoiselle du Brocquard.

Mais nous l’en récompenserons de manière à la rendre heureuse pour le reste de ses jours.

Madame Giraud.

Madame chicane un peu moins que monsieur.

Duprè.

{p. 346} Vous croyez ?…

Madame Rousseau.

Mais votre chère Paméla sera comme ma fille.

Madame Giraud.

Elle peut l’être tout à fait, votre fils, madame, avait l’intention de l’épouser…

Mademoiselle du Brocquard.

Vraiment ?

Madame Rousseau.

Ma sœur ! il faut nous résigner à tout pour sauver Jules…

Joseph Binet.

Épouser Paméla, mais j’ai votre parole, madame Giraud, et certes je ne laisserai rien faire ! Je dirai tout ce qui se passe… ah, moi qui donnais ce matin ma fortune quinze cents francs pour que monsieur Jules Rousseau n’ait que quinze ans de déportation…

Mademoiselle du Brocquard.

Mais nous ne nous opposons pas à ce que vous épousiez Mademoiselle Paméla, nous venons lui offrir une grosse dot.

Duprè.

Dans un moment ils ne s’entendront plus…

Madame Giraud.

Quelle femme.

Mademoiselle du Brocquard.

Monsieur connaît nos intentions.

Madame Giraud.

On ne marie pas ses filles avec des intentions, et quand elle aura laissé croire devant la justice que monsieur Jules…

Joseph Binet.

{p. 347}Ah !… voilà ce que vous lui demandez…

Madame Giraud.

Oui, mais qu’est-ce que ça fait qu’on vous dise pauvre si vous êtes riche…

Joseph Binet.

Au fait. Ce ne sera pas la femme de César…

Duprè.

Ce sera la femme de Joseph…

Scène VII §

Les mêmes, Paméla. (Elle reste à la porte).

Madame Giraud, à madame Rousseau.

Madame, une petite dot de cent mille francs permettrait à notre chère Paméla de…

Paméla.

Ma mère, je ne veux rien pour ce que monsieur attend de moi.

Mademoiselle du Brocquard.

Chère enfant, vous êtes aussi bonne que belle.

Madame Rousseau.

Vous sauvez mon fils, je ne l’oublierai jamais.

Madame Giraud.

Nous vous donnons, madame, tout ce que nous avons de plus précieux.

Mademoiselle du Brocquard.

Vous serez satisfaite…

Joseph Binet.

{p. 348} Comment Paméla ?

Paméla.

En quoi ceci vous regarde-t-il ?

Joseph Binet.

Il me semble que…

Paméla.

Pas un mot.

Madame Giraud, à Duprè.

Nos petites conventions rapport à la rente seront…

Duprè.

Oui, réalisées, vous avez ma parole.

Madame Rousseau.

Adieu, chère enfant, je suis heureuse de vous avoir vue… Comptez sur moi, mais attendez la mise en liberté de mon fils pour juger de mon cœur.

Mademoiselle du Brocquard, à Joseph Binet.

Et vous, mon garçon, comptez sur moi pour une dot… (À part.) Ce garçon-là nous sauvera peut-être des griffes de ces portiers… [Haut.] Adieu ma petite belle.

Duprè.

Je ne vous dis rien, moi !

Madame Giraud.

Mesdames, votre servante. Prenez bien garde à l’escalier en tournant… vous voyez comme ma pauvre fille est logée…

Duprè [à Paméla].

Parlez à ce garçon, il peut tout déranger.

Scène VIII §

Paméla, Joseph Binet.

Joseph Binet.

{p. 349} Comment, Mademoiselle, vous n’éprouvez aucune honte et vous ne faites aucune difficulté.

Paméla.

Quant à toi Joseph ! Si tu veux que je te pardonne, tu feras tout ce que je voudrai.

Joseph Binet.

Qu’appelez-vous me pardonner… m’épouserez-vous ?

Paméla.

Tu ne me refuserais donc pas pour femme après ce qui va se passer.

Joseph Binet.

Eh ! Qu’est-ce que cela me fait si vous m’aimez…

Paméla.

Ah ! voilà, foi d’honnête fille, je ne t’aime pas…

Joseph Binet.

Faites donc attention à ce que vous dites là !… Songez que moi aussi je témoignerai et que je puis révéler vos arrangements, et que monsieur Jules… Kouick… Je tiens en ce moment sa tête…

Paméla.

Et ma vie, Joseph, entre tes mains.

Joseph Binet.

Vrai, là, vous mourreriez pour lui.

Paméla.

{p. 350}Non, mais de chagrin, et je ne t’en aimerais pas davantage…

Joseph Binet.

Si vous mourez, je vous suivrai.

Paméla.

Ne vaut-il pas mieux vivre tous trois ?…

Joseph Binet.

Vous l’aimez donc bien, ce petit misérable, qui conspire, qui voulait troubler le bonheur de son pays et ramener ce brigand de Corse car, moi, je commence à trouver les perturbateurs du repos public, de grands scélérats en voyant qu’ils sont aussi les perturbateurs de ma félicité particulière… Et j’applaudirai l’avocat général… Votre monsieur Jules, il a mérité la déportation…

Paméla.

Tu ne le sauverais donc que par intérêt ?… Tiens, Joseph, tu feras comme moi, tu diras que depuis qu’il venait tous les soirs ici tu ne vivais plus, que tu le guettais, et tu auras pendant toute ta vie le plaisir de savoir que tu as fait une belle action en en faisant une bonne… Joseph, promets-le moi…

Joseph Binet.

Ah ! l’enjôleuse ! Eh bien, promettez-moi…

Paméla.

Rien… tu me voudrais donc de force !…

Joseph Binet.

Mais oui… Moi, voyez-vous Paméla, je vous aime…

Paméla.

Eh bien, je le saurai…

Joseph Binet [à part].

{p. 351}La vieille… m’a eu l’air de prendre mes intérêts, elle n’a pas l’air de vouloir lui donner son neveu… [Haut.] Mademoiselle je témoignerai tout ce que vous voudrez… Mais j’exprimerai mon désir de voir déporter tous ceux qui troublent la tranquillité de leur pays…

Paméla.

Et des garçons tapissiers…

Joseph Binet.

Mademoiselle, il est bien difficile de meubler les pays qui sont cen dessus dessous.

Sort Joseph Binet .

[Scène IX] §

[Paméla, puis Un Huissier, Joseph Binet.]

Paméla, seule.

Pauvre garçon, il est bien bon, bien franc… Mais entre Jules et lui quelle différence… Je vais donc le voir…

Un Huissier.

Mademoiselle est Mademoiselle Paméla Giraud ?

Joseph Binet, rentre.

Il m’a fait peur !…

Paméla.

Oui, monsieur. Que me voulez-vous ?…

L’Huissier.

Je suis l’huissier audiencier de la Cour d’Assises, vous êtes citée {p. 352} en vertu du pouvoir discrétionnaire de monsieur le président pour comparaître demain à dix heures, voici votre citation…

Paméla.

Pour monsieur Jules Rousseau.

Joseph Binet.

Ça a été chaud aujourd’hui…

L’Huissier.

Monsieur le président a été forcé de faire évacuer l’audience, … il y a un monde fou, des dames… l’audience est très-bien composée.

Joseph Binet.

Puis-je accompagner Mademoiselle Paméla… Je suis Joseph Binet.

L’Huissier.

Joseph Binet ! Rue de la Lune…

Joseph Binet.

Parfaitement.

L’Huissier.

Voici votre citation.

Joseph Binet.

Merci, monsieur, par ici…

Paméla, seule.

Sera-t-il sauvé !…

Acte IV 8 §

Le salon du deuxième acte chez monsieur Rousseau.

[Scène première] §

Monsieur Rousseau, Mademoiselle du Brocquard.

Monsieur Rousseau.

{p. 353}Il est sauvé, sa mère le ramène…

Mademoiselle du Brocquard.

Non seulement il est sauvé, mais il est resté très intéressant aux yeux de tous ceux qui aiment l’Empereur, il est devenu presque un personnage, et à son âge, c’est quelque chose ! Avec nos deux fortunes, il peut prétendre encore à tout, et la main de Mademoiselle de Vassy lui sera accordée. Il fera quelques soumissions au gouvernement, vous vous ferez nommer député, vous voterez bien et vous demanderez pour votre récompense la réversibilité du titre et de la pairie de monsieur de Vassy sur la tête de son gendre.

Monsieur Rousseau.

Dieu le veuille ! Après le plaisir d’avoir sauvé un fils unique, vient le compte de ce qu’il nous coûte… Une rente viagère de mille francs à servir … pendant soixante ans…

Mademoiselle du Brocquard.

{p. 354}Mais pourquoi ?

Monsieur Rousseau.

Elle est réversible sur la tête de cette petite…

Mademoiselle du Brocquard.

Oh ! ils se sont fait bien payer, ces gens-là, d’abord rien pour rien, ils n’ont pas les moindres sentiments.

Monsieur Rousseau.

Cinquante mille francs à monsieur Duprè…

Mademoiselle du Brocquard.

Cinquante mille francs…

Monsieur Rousseau.

Oui… je les lui ai promis, dans ces moments-là, je n’avais pas ma tête… Il n’y avait que vous, ma chère belle-sœur, qui aviez conservé la vôtre… et ma foi… ces avocats ils profitent de tout !… Et quelque riche qu’il soit il m’a fort bien dit : Je les accepte… On se prétend misanthrope, mais on prend… Et d’ailleurs, il les a gagnés… il a sauvé Jules…

Mademoiselle du Brocquard.

Soixante-dix mille francs !… Une année de nos revenus…

Monsieur Rousseau.

Vous avez promis à la petite Paméla, quelque chose…

Mademoiselle du Brocquard.

Une dot.

Monsieur Rousseau.

Une dot !… Mais c’est énorme.

Mademoiselle du Brocquard.

Il y a toutes sortes de dots. Je la proportionnerai à sa condition…

Monsieur Rousseau.

{p. 355}Notre fils nous coûte cent mille francs…

Mademoiselle du Brocquard.

Oh ! la justice est hors de prix…

Scène II §

Les mêmes, Jules Rousseau, madame Rousseau, les deux domestiques.

Jules Rousseau.

Enfin me voici rendu à la liberté.

Antoine.

Vous permettez, monsieur et madame, que nous voyions monsieur Jules.

Justine.

C’est comme le retour de l’enfant prodigue.

Jules Rousseau.

Ah, mon pauvre Antoine, tu t’es bien montré, ta déposition a confirmé celle de mon bon ange, de Paméla. Mon père, et vous, ma tante, vous ne l’oublierez pas.

Monsieur Rousseau.

Antoine, il mourra à notre service, il sera sur mon testament… Enfin, fais-moi souvenir, Antoine, que je te promets deux cents francs de rentes…

Mademoiselle du Brocquard.

Toujours des sacrifices.

Madame Rousseau.

{p. 356}Enfin le voilà, mon enfant, non je ne suis pas encore remise de ma joie…

Justine.

Monsieur ne paraît pas avoir souffert…

Jules Rousseau.

Mon brave Antoine, j’aurai soin de toi…

Mademoiselle du Brocquard.

Ton ami, monsieur Adolphe Durand, s’est bien conduit…

Jules Rousseau.

Oui, mais mon sauveur, mon ange gardien est la pauvre Paméla, quelle grâce malicieuse ; comme elle a compris sa situation et la mienne. Et combien elle était belle !… oh elle rayonnait… Quel dévouement…

Mademoiselle du Brocquard.

Un dévouement qui coûte cinquante mille francs.

Jules Rousseau.

Elle a demandé cinquante mille francs… Et moi qui pendant trois jours et trois nuits de prison ai cru qu’elle m’aimait.

Madame Rousseau.

Elle ne te hait pas, mais il faut lui rendre justice, ma sœur…

Justine.

Hein, les Giraud ne se sont pas laissé surprendre dans les feux de file…

Antoine.

On dit embêter dans les feux de file.

Madame Rousseau, aux deux domestiques.

{p. 357}Laissez-nous… Paméla, ma sœur, n’a rien voulu…

Mademoiselle du Brocquard, à part.

Et ne voyez-vous pas que Jules en a la tête tournée, et qu’il peut manquer sa vie pour une sotte générosité. (Haut.) On a très- bien accepté pour elle, et nous devons une dot…

Jules Rousseau.

Et moi qui lui ai laissé cinquante mille francs… Ah ! bah !… Je me promets au moins de 15 …

Scène III §

Les mêmes, De Vassy.

De Vassy.

Je viens vous féliciter tous. Notre cher Jules s’est bien conduit. Il a fait l’admiration de tout son parti. Mon frère, le comte de Vassy, est dans les meilleures dispositions à son égard, ma nièce le trouve un héros. Mais expliquez bien l’affaire de la grisette, autrement la comtesse de Vassy pourrait s’opposer au mariage…

Mademoiselle du Brocquard.

Soyez tranquille. Ces gens-là sont payés, nous sommes quittes, et j’espère que mon neveu ne reverra plus cette petite Paméla.

Madame Rousseau.

Nous lui avons cependant fait des promesses…

Scène IV §

Les mêmes, Paméla, Duprè.

Duprè, tenant Paméla par la main.

{p. 358} Venez Mademoiselle, venez jouir de votre ouvrage et contempler le bonheur d’une famille à laquelle vous avez rendu la vie, une famille qui désormais sera la vôtre…

Paméla.

Excusez-moi, mesdames, je ne voulais pas, mais monsieur Duprè m’a entraînée ici…

Duprè.

Votre modestie avait raison et mon expérience était en défaut, vous n’auriez pas dû venir… Je ne savais pas l’ingratitude aussi près du bienfait…

Paméla.

Oh! monsieur Jules… que croyez-vous donc de moi ? Vous sauver a été mon unique pensée.

Jules Rousseau.

Ma chère Paméla, ma reconnaissance est éternelle.

Mademoiselle du Brocquard.

Monsieur l’avocat…

Duprè.

Oh ! je ne suis plus mon cher monsieur Duprè…

Mademoiselle du Brocquard.

Eh bien, mon cher monsieur Duprè, il n’y a ici ni ingratitude, ni bienfait…

Duprè.

{p. 359}Je suis curieux de vous entendre plaider cette thèse.

Mademoiselle du Brocquard.

Mademoiselle a sauvé la vie à mon neveu, mon neveu est assez disposé à l’aimer…

Duprè.

S’il ne l’aimait pas ce serait un monstre.

Mademoiselle du Brocquard.

Un de ces jolis monstres à qui l’on pardonne bien des choses ; mais les services que nous ont rendus le père et la mère de Mademoiselle ont été largement payés, nous sommes disposés à faire pour Mademoiselle…

Madame Rousseau.

Tout ce qu’elle voudra…

Paméla.

Mademoiselle ne veut rien !

Monsieur Rousseau.

C’est très-bien, mon enfant, et vous aurez toutes les sympathies des gens de bien… Mais voilà mon fils, un jeune homme qui réunira quelque jour quatre-vingt mille livres de rentes…

Duprè.

Et qui, sans Mademoiselle, accompagnerait dans quelques jours deux de ses complices à la place de Grève.

Paméla.

Oh ! monsieur… Cela me fait encore frémir.

Mademoiselle du Brocquard.

Eh bien, le général vient à l’instant de nous dire que monsieur le comte et madame la comtesse de Vassy consentent à donner {p. 360}la main de leur fille à Jules. Mademoiselle ne l’a pas sauvé à la condition de lui faire manquer sa destinée… ne gâterait-elle pas sa belle action en faisant croire qu’elle a pu y voir une superbe affaire… d’ailleurs, mon neveu s’est déjà montré magnifique. Il lui a donné cinquante mille francs.

Duprè.

Mademoiselle vous les a rendus, car elle me les a remis, et comme vous me les devez, je les ai gardés.

Monsieur Rousseau.

Ainsi nous sommes quittes.

Duprè.

Avec moi, comme avec elle.

De Vassy.

Si vous avez pris des engagements envers Mademoiselle, je…

Mademoiselle du Brocquard.

Aucun, général.

Duprè, en montrant la mère.

Madame l’a nommée sa fille.

Monsieur Rousseau.

Serait-ce vrai ?

Madame Rousseau.

Je n’ai rien précisé. Je ne pouvais engager mon fils sans connaître ses sentiments.

Paméla.

Mais, de quoi s’agit-il donc ? (À l’avocat.) monsieur, quelle démarche m’avez-vous fait faire en m’amenant ici… Je venais, croyez-le, voir monsieur Jules libre… et je ne pensais pas qu’on pût croire que je venais demander le prix d’un service que j’ai eu tant de bonheur à rendre.

Jules Rousseau.

{p. 361} Elle est charmante, et…

Mademoiselle du Brocquard.

Pas de sottises, mon neveu, vous êtes entre votre fortune et une grisette…

Jules Rousseau.

Mon père, vous êtes tous bien injustes envers elle… Écoutez Paméla…

Monsieur Rousseau.

Nous allons vous laisser… Venez chez moi, général… Ces dames se chargeront de vous, monsieur Duprè. Nous devons laisser mon fils agir selon sa conscience et son cœur dans cette circonstance… (À part, à Jules.) Il n’y a que toi, mon garçon, qui puisses nous tirer d’affaire. Seul avec elle, tu pourras obtenir d’elle de ne pas gâter la vie qu’elle t’a sauvée en consentant à ne pas l’embellir… Allons un précoce conspirateur doit être assez fort pour arranger cette affaire…

Mademoiselle du Brocquard, à Jules.

Je vais envoyer chercher Joseph Binet dont la jalousie te tirera d’affaire.

De Vassy.

De la fermeté, mon cher, un futur diplomate ne saurait échouer ici.

Duprè, à Paméla.

Mon enfant, vous êtes perdue si vous écoutez votre cœur. Soyez spirituelle pour vous, comme vous l’avez été pour lui…

Paméla.

Est-ce possible ?…

Duprè.

Ah ! Ils ne sont pas dignes d’elle !

Scène V §

Paméla, Jules Rousseau.

Jules Rousseau [à part].

{p. 362} J’aimerais autant à me retrouver sur le banc des accusés. Être le gendre d’un portier, au lieu d’être celui d’un pair de France !

Paméla.

Monsieur Jules…

Jules Rousseau.

Ma chère Paméla…

Paméla.

Que je ne sois pas un sujet d’embarras pour vous, j’ai cru que vous m’aimiez autant que je vous aimais, je me suis trompée, et…

Jules Rousseau.

Non, mon enfant, non vous ne vous trompez point, je vous aime encore, mais je risquais ma vie pour obtenir Mademoiselle de Vassy, pour contenter l’ambition de ma famille et, si vous le voulez, pour satisfaire ma vanité. J’espérais être un jour pair de France, moi fils d’un négociant enrichi. Voilà la vérité, je vous ai rencontrée et je vous ai aimée.

Paméla.

Là bien vrai…

Jules Rousseau.

Il me semble, ma chère Paméla, que je suis sincère… et vous l’allez voir… En vous aimant, je n’ai jamais songé à faire de vous ma femme.

Paméla, à part.

Je l’attendais là… (Haut.) Ainsi quand vous me proposiez d’aller nous marier à frête là graine.

Jules Rousseau.

{p. 363} Tiens, le nom t’en est resté, mon enfant.

Paméla.

Oui…

Jules Rousseau.

Mais c’est un mariage…

Paméla.

En détrempe.

Jules Rousseau.

Précisément.

Paméla.

Quelle horreur… ah ! Jules, ce n’était pas bien… Moi je suis toute franchise et vous m’auriez dit : j’ai quatre-vingt mille livres de rentes, je ne puis pas me mésallier et je vous adore… Eh bien, une fille sait ce qu’elle doit faire…

Jules Rousseau.

Elle accepte.

Paméla.

Ou elle refuse… Ah ! si j’avais de la rancune, je vous mènerais loin… Jules.

Jules Rousseau.

Eh bien, Paméla, quoique mon mariage soit à peu près arrangé, votre conduite en ce moment découvre une si belle âme et un cœur si excellent, vous êtes si jolie, que je me sens disposé à passer ma vie avec vous !

Paméla.

Vous m’épouseriez, là, sans y être contraint par la reconnaissance.

Jules Rousseau.

Mes parents ne donneraient pas leur consentement, mais nous attendrions que j’aie l’âge de me marier contre leur gré…

Paméla, à part.

{p. 364}Je crois qu’il se moque de moi. (Haut.) Mais comment ferions-nous d’ici là ?

Jules Rousseau.

Oh ! nous serons heureux… Mes parents voudront me prendre par famine et ne me donneront plus rien mais nous vivrons modestement dans ta chère petite mansarde, et je travaillerai, s’il le faut ; mais mon père et ma mère ne pourront pas se dispenser de me donner une petite pension qui nous suffira.

Paméla.

Monsieur Jules, vous avez été franc, tout à l’heure, et vous ne l’êtes plus maintenant. Une pareille vie vous ennuierait promptement et moi je ne serais pas heureuse en me voyant haïe d’une famille…

Jules Rousseau.

Ah ! Paméla, vous me refuseriez.

Paméla.

Mais oui… (À part.) Quand on fait les choses, il faut les bien faire. (Haut.) En êtes-vous donc chagrin…

Jules Rousseau.

Oui et non. Mon cœur est contrarié ; mais vous pourriez calmer tous les scrupules de ma conscience.

Paméla.

Ce n’est plus qu’une affaire de conscience.

Jules Rousseau.

Je ne voudrais pas vous voir manquer une belle existence par une délicatesse mal entendue.

Paméla.

Que voulez-vous dire ?

Jules Rousseau.

{p. 365}Écoutez ; ma tante et ma mère sont généreuses, et si vous m’en croyez, vous pourrez avoir d’elles une très-jolie dot, comme soixante à quatre-vingt mille francs. Avec quatre-vingt mille francs, une jeune et jolie fille peut encore trouver un beau parti, vous pouvez être la femme d’un huissier, d’un commissaire-priseur, d’un notaire en province… Et, croyez-moi, vous seriez heureuse.

Paméla.

Monsieur, je sais que les plus beaux sentiments ne peuvent pas rendre nos conditions égales, notre mariage est une récompense que je n’ai point ambitionnée… mon Dieu, que venais-je chercher… un plaisir, celui de vous sentir heureux, d’être aimée par votre famille… Je n’y ai trouvé que les embarras de la reconnaissance, l’argent pour la solder et chez vous, du calcul là où j’eusse été satisfaite, heureuse du moindre élan… Je retourne au travail, à ma modeste destinée, poursuivez votre brillante carrière… Adieu.

Jules Rousseau.

Vous ne voulez point de dot ?

Paméla.

Non. Estimerais-je beaucoup un homme qui me prendrait à cause d’une fortune acquise par mes aveux…

Scène VI §

Les mêmes, Joseph Binet.

Joseph Binet.

Est-il vrai, Mademoiselle, que vous épousiez un ennemi du gouvernement… oui, monsieur vous étiez coupable ; nous avons tous contribué à vous sauver… Et vous m’enlèveriez Paméla ?

Jules Rousseau.

{p. 366} Au contraire, je veux lui faire accepter une dot considérable pour l’aider à faire un riche établissement, elle refuse.

Joseph Binet.

Est-ce vrai ?…

Paméla.

Oui, Joseph.

Joseph Binet.

Et vous ne vous mariez pas ?

Paméla.

Non, Joseph.

Joseph Binet.

Enfin tout va donc bien, quoique l’on ne vous ait pas déporté, vous ne serez donc pas un obstacle à notre mariage…

Jules Rousseau.

Au contraire.

Paméla.

Monsieur en sera très-joyeux…

Joseph Binet.

Eh bien, ma chère Paméla, ne restez pas ici, partons tous deux, mon oncle me fournira les moyens de traiter avec monsieur Morel et nous serons heureux. Ah, quand j’ai vu votre déposition j’ai bien pensé que vous seriez ma femme.

Paméla.

Allez m’attendre, Joseph, dans un moment, je suis à vous.

Joseph Binet.

Bien !… Je suis à vous ! [À part.] Ils sont brouillés… Tout va bien…

Sort Joseph Binet.

Scène VII §

Duprè paraît, Paméla, Jules.

Paméla.

{p. 367} Je voulais vous dire adieu, seule, et vous ôter tout scrupule de la conscience, comme vous le dites. Soyez heureux, car la pensée de votre bonheur sera tout pour moi. Puis, je voulais vous prier, si quelque jour, un des miens se trouvait dans le malheur, de vous souvenir de moi, de l’accueillir, et de le protéger, mais comme il devra l’être, selon sa condition…

Jules Rousseau.

Ah, Paméla ! Je vous le promets, et je regrette, oui, je regrette que nos positions soient si différentes que je ne puisse faire ma femme d’une fille aussi noble de cœur et aussi aimante…

Duprè.

Si elle était votre égale, vous l’épouseriez…

Jules Rousseau.

Certes…

Paméla.

Eh bien, ce mot me suffit. Adieu, monsieur Jules…

Jules Rousseau.

Laissez-moi croire que ce n’est pas un adieu… et nous vous serons utiles malgré vous. (À Duprè.) monsieur, ne nous aiderez-vous pas à faire son bonheur…

Duprè.

Peut-être…

Scène VIII §

Paméla, Duprè.

Duprè.

{p. 368}Hé bien, mon enfant ?… Savez-vous le mot de tout ceci.

Paméla.

Non.

Duprè.

L’argent !… L’ambition !… Ici les sentiments ne sont comptés pour rien… ils tournent tous autour du veau d’or… Et l’on peut les faire danser autour de leur idole, ils sont aveuglés dès qu’ils la voient…

Paméla.

Comment monsieur, vous croyez que Jules n’était pas sincère dans ses dernières paroles…

Duprè.

Vous l’aimez toujours…

Paméla.

Oui, monsieur.

Duprè.

Vous n’avez pas été révoltée de l’indifférence odieuse de cette famille qui, Jules une fois sauvé, n’a plus vu qu’un instrument en vous.

Paméla.

Que m’importe sa famille, il est sauvé ! Ai-je fait ma déposition dans une autre pensée.

Duprè.

Oh ! chère enfant, vous n’avez aucune amertume dans le cœur…

Paméla.

{p. 369}Ah ! je mentirais… Je voudrais être comme Mademoiselle de Vassy, je l’épouserais…

Duprè, à part.

Voilà donc la vertu comme je ne croyais pas qu’elle pût exister… oh ! je la vengerai de cette famille qui la méconnaît… (À Paméla.) Et Joseph Binet qui vous attend.

Paméla.

Ah ! c’est vrai, pauvre garçon, je n’y pensais plus.

Duprè.

Il vous aime, lui !…

Paméla.

C’est vrai, il m’aime comme j’aime Jules… De moi, tout est bien, quand je l’injurie, il dit : merci…

Duprè.

Vous devriez l’épouser, mon enfant, je vous doterais, et vous auriez oublié ce fils de négociants enrichis, qui vont payer les dettes du général pour le remercier d’avoir marié Jules avec sa nièce, un jeune homme sans esprit de conduite, bon par instants, mais incapable d’une résolution grande et ferme…

Paméla.

Ne m’en dites pas de mal, monsieur, je l’aime…

Duprè.

Eh bien, tout n’est pas dit encore ! Vous l’aimez mon enfant ; si vous vous sentez dans l’âme, la force nécessaire à devenir une femme comme il faut, à devenir pour lui comme un bon ange, à le guider vers le bien, si vous vous sentez le courage nécessaire pour rendre heureux un homme faible, à contenter ses vanités, eh bien, je me donnerai, moi, le plaisir d’amener la famille Rousseau à vos pieds.

Paméla.

{p. 370}Il serait possible ! ah ! je subirai toutes les douleurs possibles pour me transformer, mais songez donc que mon père et ma mère sont portiers…

Duprè.

Venez, mon enfant, Mademoiselle de Vassy n’épousera pas Jules… il suffit qu’elle connaisse votre dévouement et la récompense qu’il a eue…

Paméla.

Ah ! quel bonheur !…

Duprè.

Ils offraient tous la moitié de leurs fortunes et vous acceptaient pour leur fille… ils accompliront leurs promesses ; et moi, je me serai donné le plaisir de leur voir jouer encore la comédie… Ah ! si je n’avais pas cinquante ans !… Cette chère petite m’a fait apercevoir que j’avais un cœur…

Acte V §

Un salon richement orné.

[Scène première] §

Antoine, Joseph Binet.

Joseph Binet.

{p. 371} Voilà leur salon, monsieur Antoine, c’est moi qui l’ai meublé… des étoffes de soie, tout ce que Lyon fait de plus beau ; des velours, comme des femmes seraient bien heureuses d’en avoir pour leurs robes…

Antoine.

Oh ! mais ils sont ficelés.

Joseph Binet.

Et voilà le piano de Mademoiselle Paméla, car elle apprend la musique, elle chantait déjà si bien, les maîtres ont eu peu de choses à faire ! car qu’est-ce que c’est que de remuer ces petites choses-là, c’est rien, la voix est tout… Et si vous pouviez la voir maintenant, comme elle est habillée ! Et elle porte ses vêtements comme une reine…

Antoine.

Ah ! çà, les Giraud sont donc bien riches.

Joseph Binet.

{p. 372}Richissimes… ultra riches, riches comme le budget…

Antoine.

Où ont-ils pris cela ?

Joseph Binet.

Pris… Pour qui les prenez-vous… ils n’ont fait aucune entreprise… ils avaient un parent aux Indes qui leur a laissé six cent mille francs… Celui-là les aura peut-être pris… mais heureux ceux dont les parents sont pendus… alors le père Giraud, vous savez ce père Giraud que sa femme faisait toujours taire, et qui lisait les journaux, il a été à la Bourse, il a été conseillé par monsieur Duprè qui, depuis l’affaire de la Cour d’Assises, s’est toujours intéressé à Mademoiselle Paméla… Quand je pense qu’il n’a tenu qu’à un fil que je l’épousasse et que ce fil s’est rompu… Je l’aime toujours, j’en meurs…

Antoine.

Il a été à la Bourse.

Joseph Binet.

À la Bourse. Il n’y a qu’à aller à la Bourse à ce qu’il paraît avec de bonnes idées… il a souscrit dans le fameux emprunt de cent millions et il a commencé par gagner, gagner, enfin, ça a fait la boule de neige, et aujourd’hui, il a hôtel, maison de campagne, valets, voitures, argenterie… et il se donne des bosses !… oh, mais il est quelquefois rond comme un Suisse, il digère en voiture. Enfin Mademoiselle Paméla aura deux millions de fortune.

Antoine.

Est-ce sûr…

Joseph Binet.

Tous bien au soleil.

Antoine.

Comment sont les domestiques ?

Joseph Binet.

{p. 373}Les domestiques ? Ah, ils boivent du vin de Champagne glacé, ils renoncent sur les truffes, et le concierge est heureux comme un roi absolu. Monsieur Giraud veut que son portier soit dans l’aisance, il est au mieux avec son portier, ils causent ensemble comme une paire d’amis… il jouit de sa fortune, mais il est bon pour ses gens, il va voir ses chevaux, il leur donne du sucre, et il est très-bienfaisant. Il fait distribuer du bois l’hiver aux indigents, c’est une bonne pâte d’homme.

Antoine.

Et mame Giraud ?

Joseph Binet.

Oh ! celle-là, fière comme Artaban. Je lui apporte un fauteuil à bras. Quand je pense que j’ai drapé le lit de Mademoiselle Paméla, que maintenant les fils de pairs de France recherchent, et qui sera duchesse peut-être… Voici la sonnette de monsieur Giraud.

Antoine.

Je me sauve (à part) et je vais dire à madame et à Mademoiselle ce qui en est… Oh ! quelle sottise ils ont faite…

Scène II §

Joseph Binet, Les domestiques, monsieur Giraud [puis le maître de musique].

Joseph Binet.

La santé de monsieur est bonne ?

Monsieur Giraud.

Comme ça ! Tiens c’est le petit Binet, que viens-tu faire ici, mon garçon…

Joseph Binet.

{p. 374}J’apporte le fauteuil gothique à madame la Baronne…

Monsieur Giraud.

La Baronne qui ?

Joseph Binet.

Mais on dit que vous allez être créé Baron…

Monsieur Giraud.

C’est une idée, ça ! J’ai rendu des services à la Monarchie, j’ai acheté des rentes… j’ai contribué à lui consolider le crédit… le Roi ne peut pas se dispenser… Et puis, ça s’achète… Le Baron Giraud ! Où est mon cocher, ce drôle là… Le cocher…

Le Cocher.

Me voici…

Monsieur Giraud.

Pourquoi mes chevaux n’ont-ils pas de roses aux oreilles ?… Pourquoi sortez-vous sans perruque poudrée à frimas.

Le Cocher.

Si monsieur le désire, je prendrai même le tricorne.

Monsieur Giraud.

Ayez même le capricorne ! Nom d’un petit bonhomme, je veux que ma voiture soit la plus belle et la mieux tenue…

Le Cocher.

Je mettrai des dahlias 9, les roses sont bien communes, mais monsieur devrait alors avoir un chasseur…

Monsieur Giraud.

Ayez un chasseur, je le veux de six pieds au moins, et à moustaches.

Le Cocher.

{p. 375} Si monsieur veut être du grand genre…

Monsieur Giraud.

Parbleu !… Est-ce qu’il y a quelque chose mieux que le chasseur à plumes et à moustaches ?

Le Cocher.

Oui, monsieur, il y a les deux domestiques, en grande livrée, tenant des grandes cannes…

Monsieur Giraud.

Ça doit crier et rompre les oreilles.

Le Cocher.

Oh monsieur, il s’agit de cannes comme celles des tambours-majors…

Monsieur Giraud.

Eh bien, nous irons ainsi à Longchamps, et surtout, ayez l’air anglais. Je vous ai pris parce que vous êtes une ancienne connaissance, mais, vois-tu Rigoulot, tu t’appelleras James, et tu parleras anglais…

Le Cocher.

Milady Giraud et lord Giraud être mon métre à moi…

Monsieur Giraud.

Bien. Y a-t-il quelqu’un pour moi…

Le Valet de Chambre.

Il y a le maître de musique de Mademoiselle.

Monsieur Giraud.

L’avez-vous fait boire ? Les musiciens ont toujours soif…

Le Valet de Chambre.

Monsieur veut-il lui parler ?

Monsieur Giraud.

{p. 376}Faites entrer… (Entre le maître.) Êtes-vous content de ma fille.

Le Maître.

Oui monsieur, elle aura un fort joli talent dans quelques années…

Monsieur Giraud.

Dans quelques années… Mais je n’en jouirai pas… Écoutez, monsieur ; je connais les couleurs, je m’aperçois que vous lui faites jouer de la musique blanche, et je sais que la musique à pages bien noires est la meilleure… Voyez Beethoven !… Vous ne lui apprenez pas du Beethoven.

Le Maître.

On lui fera déchiffrer du Beethoven…

Monsieur Giraud.

Et Grétry, j’aime Grétry. Il habitait Montmorency… et ma fille aura sa loge aux Italiens… elle ira avec sa mère, car moi, la musique m’ennuie. J’y suis allé ; j’ai dormi tout le temps à Moïse… d’abord c’est juif, le sujet, et décidément j’aime mieux une partie de billard, arrosée de quelques verres de bière, vous me direz que ce n’est pas musical mais c’est amusant… il faut faire des sacrifices à la mode. Une jeune personne aujourd’hui doit être musicienne… Mais, nous autres, nous sommes occupés dans une autre sphère… (À son valet de chambre.) Mon agent de change doit être venu… donnez-moi mon déjeuner. Faites atteler, madame Giraud ira au Bois.

Le Cocher.

A dix heures du matin ?… il n’y aura personne.

Monsieur Giraud.

Tant mieux. Je n’aime pas la foule…

Le Cocher.

Ainsi, monsieur me fait porter une perruque, un tricorne, et aura la plus belle voiture de Paris pour que rien ne soit vu…

Monsieur Giraud.

{p. 377} Eh bien, je consulterai madame Giraud et ma fille. Jean, avertissez Mademoiselle, que son maître est là.

Un Valet.

Il y a là un monsieur Jules qui désire parler à monsieur.

Monsieur Giraud.

Qu’il entre.

Scène III §

Les précédents, monsieur Jules Rousseau, madame Giraud, Paméla [puis le chef].

Monsieur Giraud.

Bonjour, madame Giraud, Paméla, voici ton maître de musique.

Madame Giraud.

Ce piano fait un bruit qui agace les nerfs, il faudra voir, mon enfant, à prendre tes leçons ailleurs.

Jules Rousseau.

Monsieur…

Paméla.

Ah ! c’est lui. (À sa mère.) Je voudrais bien ne pas prendre ma leçon maintenant.

Madame Giraud.

Ma fille n’est pas en train aujourd’hui, monsieur. Remettons la leçon.

Sort le maître.

Jules Rousseau.

{p. 378}Monsieur, j’ai appris avec le plus vif plaisir l’heureux changement qui s’était opéré dans votre fortune, et qui me permettait de faire revenir mes parents sur des déterminations qui blessaient mon cœur…

Madame Giraud.

Je croyais que monsieur avait positivement refusé lui-même la main de Paméla.

Paméla.

Non, ma mère. Monsieur m’a témoigné, il y a quelques mois, le regret de ne pouvoir faire fléchir la volonté de ses parents…

Monsieur Giraud.

La volonté des parents doit être respectée, et madame Giraud, ainsi que moi…

Madame Giraud.

Tais-toi donc, Giraud.

Entre le chef.

Le Chef.

Madame m’a fait demander ?

Madame Giraud.

Oui. J’ai à vous parler sur la manière dont vous nous faites la cuisine. (À Jules.) J’ai cru que vous aviez épousé la fille d’un pair de France.

Jules Rousseau.

Le mariage n’est pas encore conclu, madame.

Madame Giraud.

Tiens, monsieur Duprè, vous savez, l’avocat qui est notre homme d’affaires, m’avait dit que la mère et la fille avaient été outrées de votre conduite envers Paméla qui vous avait sauvé la vie, et, car, mon cher monsieur, vous ne vous êtes pas bien montré.

Paméla.

{p. 379}Ma mère, monsieur revient à nous, cela ne suffit-il pas…

Jules Rousseau.

Paméla, mon cœur…

Madame Giraud, à Jules.

Vous permettez. (À son cuisinier.) Mon cher, vous ne savez pas faire la soupe aux choux. Monsieur Giraud et moi nous l’aimons, quand nous n’avons personne à dîner. Faites-la mijoter avec du petit salé et toutes sortes de légumes… ça tourne en purée, et… vous comprenez… (À Jules.) monsieur, cette fois, vous permettrez à une mère…

Le Chef.

De la soupe aux choux, mais madame, c’est déshonorant pour un élève de Robert…

Madame Giraud.

Hein ! allez, mon cher… [Sort le chef.] (À Jules.) Vous permettrez à une mère de veiller au bonheur de sa fille.

Monsieur Giraud.

Si nous étions sans fortune, monsieur nous demanderait-il Paméla en mariage…

Paméla.

Mon père…

Madame Giraud.

Taisez-vous Paméla, et vous aussi Giraud, nous aurons bien les moyens de savoir si monsieur n’en veut qu’à nos écus… Paméla, depuis quelques mois, a fait des progrès. Elle est devenue une jeune personne très-distinguée.

Jules Rousseau.

Je le sais, madame, j’ai eu le bonheur d’admirer Mademoiselle {p. 380}votre fille au Bois, aux Italiens, et de remarquer qu’elle est au milieu de sa fortune, ce qu’elle était dans son atelier de fleuriste…

Monsieur Giraud.

Que dites-vous là ?… ma fille est mieux.

Paméla.

Laissez-le dire papa.

Jules Rousseau.

Simple, naturelle, pleine de grâce, sans affectation, et que tout en elle décèle une belle âme… Si j’ai cédé aux désirs de ma famille, c’était bien à contre-cœur, aussi ai-je tout fait pour suspendre l’alliance qui séduisait mes parents, car, Mademoiselle, comment ne pas vous préférer à Mademoiselle de Vassy. Vous l’avez vue.

Paméla.

Oui, grande, mince, sèche, une figure d’héritière.

Jules Rousseau.

Et impertinente…

Paméla.

Une pie grièche !

Jules Rousseau.

Qui m’aurait reproché d’être monsieur Jules Rousseau !…

Paméla.

Voyez-vous !… Mais c’est un beau nom, et puis avec votre fortune et le désir d’être quelque chose, vous deviendrez…

Madame Giraud.

Ah ! Paméla, tu n’as pas plus de cœur que ça ; te voilà bête comme quand tu témoignais pour rien…

Jules Rousseau.

{p. 381}Madame, quelque durs qu’ont été mon père et ma tante, ils avaient des raisons, que jusqu’à un certain point leurs espérances pour moi justifiaient, mais ma famille a cédé à mes instances et elle compte avoir l’honneur de vous voir…

Madame Giraud.

Et moi qui suis en bonnet et en robe du matin… Reste, Giraud, c’est-à-dire demeurez, monsieur Giraud, pour les recevoir. Paméla est bien comme la voilà.

Scène IV §

Les précédents, moins madame Giraud.

Monsieur Giraud.

Ainsi, jeune homme, je le vois, vous aimez cette chère fille, qui est bien digne des adorations de quiconque a du cœur. Elle déchiffre la musique à livre fermé, Beethoven, et toutes les romances… Nous n’épargnons rien… Elle va se mettre à peindre à l’huile, à l’estompe, à l’eau, en bâtiment, de toutes les manières, elle aura des états en cas de malheur, car on ne sait ni qui vit ni qui meurt, et dans les pays constitutionnels, comme l’a dit le grand écrivain dont vous portez le nom, il faut avoir de quoi gagner sa vie, au bout des doigts. J’en suis un exemple. Aussi, ai-je un superbe Jean-Jacques, relié en veau à filets rouges… Les reliures sont bien chères. Je ne sais pas comment s’en tire la bibliothèque royale…

Scène V §

Les mêmes, les domestiques, monsieur et madame Rousseau, Mademoiselle de Brocquard.

Monsieur Giraud.

{p. 382} Belles dames…

Paméla, à son père.

Mon père, ça ne se dit pas…

Monsieur Giraud, à sa fille.

Bien… (Haut.) Faites-nous l’honneur et le plaisir de vous asseoir… à quoi devons-nous votre aimable visite.

Monsieur Rousseau.

Mais, monsieur, mon fils a dû vous dire les motifs…

Monsieur Giraud.

Pardon, je ne l’ignorais pas, mais j’en cherchais la confirmation de la propre bouche de vos femmes…

Paméla.

Papa, ça ne se dit pas…

Monsieur Giraud.

Ah ça, comment faire… Te voilà comme ta mère…

Mademoiselle du Brocquard, à madame Rousseau.

Ma sœur, et nous allons avoir cet homme-là dans notre famille.

Monsieur Rousseau.

Il a des millions…

Monsieur Giraud.

{p. 383} Monsieur.

Monsieur Rousseau.

Je dis à ces dames…

Monsieur Giraud, à sa fille.

Tu vois, dames !

Monsieur Rousseau.

Que vous êtes né pour la fortune, et qu’elle vous était bien due, car chez vous et en vous tout est parfait…

Monsieur Giraud.

Dam ! Avec de l’argent, à Paris, on a tout.

Madame Rousseau.

Mademoiselle votre fille est charmante, venez mon enfant, ne vous ai-je pas dit que vous seriez ma fille…

Mademoiselle du Brocquard, à Giraud.

Que lui donnez-vous en mariage…

Monsieur Giraud.

Mademoiselle, je ne puis pas vous préciser les avantages… il faut attendre notre homme d’affaires, Duprè, un honnête homme dont je suis parfaitement content, vous vous en êtes servi… (Il sonne, le domestique arrive.) Allez chercher monsieur Duprè.

Monsieur Rousseau.

Il est cher…

Monsieur Giraud.

Il ne m’a rien demandé encore.

Monsieur Rousseau.

Il vous plumera !

Monsieur Giraud.

{p. 384} Pour qui me prenez-vous, monsieur… Je ne suis pas un oison… et je m’entends parfaitement aux affaires. Je vous dirais que je donne un million à ma fille, eh bien, je vous tromperais… Elle pourrait en avoir deux ou trois…

Monsieur Rousseau.

Mais nous ne demandons pas mieux d’être trompés, monsieur. Il est très-spirituel, monsieur Giraud.

Monsieur Giraud.

Et vous, Mademoiselle, quels avantages faites-vous à votre garçon car, nous, voyez-vous, nous avons à effacer le souvenir de notre précédente position. J’étais tailleur…

Monsieur Rousseau.

Ancien tailleur…

Monsieur Giraud.

Et portier.

Monsieur Rousseau.

Concierge, oh, c’est fort différent… un concierge, mais c’est un fonctionnaire, et la plupart des propriétaires leur donnent leur confiance. Ils font la recette, on leur paye les loyers, et c’est aujourd’hui des caissiers, des gens d’affaires…

Monsieur Giraud.

Aussi devrait-on ne pas leur faire balayer le ruisseau, ni tirer le cordon… ah c’est humiliant…

Monsieur Rousseau.

Oui, mais vous n’étiez pas domestique.

Monsieur Giraud.

Jamais, un portier est indépendant…

Madame Rousseau.

{p. 385}Eh bien, tout homme qui a su garder son indépendance dans le malheur, est un homme respectable, et qui mérite notre considération.

Monsieur Giraud.

Bien dit, maman Rousseau. Nous pourrons nous entendre.

Mademoiselle du Brocquard.

Nous les obligerons à vivre au fond d’une de nos terres…

Monsieur Rousseau.

Ce sera bien difficile…

Monsieur Giraud.

Je vais aller chercher mon épouse…

Paméla.

Papa ! encore…

Monsieur Giraud.

Ah ça, tu me défends de dire femme, dame et épouse…

Scène VI §

Les précédents, madame Giraud.

Mademoiselle du Brocquard [à part].

Oh ! en turban à midi.

Monsieur Rousseau [à part].

Quelle caricature !

Madame Rousseau.

Ah, madame, j’étais bien impatiente de vous voir, car il s’agit du bonheur de nos enfants…

Madame Giraud.

{p. 386}Et du nôtre, conséquemment, Giraud… monsieur Giraud, vous avez laissé la compagnie debout… Paméla, non. (Elle sonne, on vient.) Avancez des sièges… et nous, madame, nous allons, comme on dit, nous mettre dans ce fauteuil à bras, car votre jeune homme nous a dit que vous en vouliez à notre fille…

Mademoiselle du Brocquard [à madame Rousseau].

Où a-t-elle pêché cette robe…

Madame Rousseau [à Mademoiselle du Brocquard].

Chut !… [Haut.] Vous avez une robe délicieuse, madame.

Madame Giraud.

Groseille ! c’est la mode. Elle vient du petit Saint-Antoine. Je vais toujours là. Et vous ? (À Paméla.) Les leurs sont d’une mesquinerie. Il me semble que quand on vient demander la main d’une jeune personne, on s’habille en grande toilette, ces gens-là ne savent pas vivre, et je vais le leur faire sentir. [Haut.] Mesdames, je crois que nous pouvons envoyer nos jeunes gens causer dans le jardin, nous serons plus à l’aise de causer de leurs petites affaires, car je vois que, d’après le peu d’importance que vous attachez à cette démarche, elles ne sont pas très avancées… Va, ma fille…

Monsieur Rousseau, à monsieur Giraud.

Que veut-elle dire ?

Monsieur Giraud.

Je ne sais pas. Comme vous me paraissez un bon homme, je vous dirai que je n’ai pas toujours compris madame Giraud…

Mademoiselle du Brocquard.

Elle tient à l’étiquette.

Madame Giraud.

Du sac, madame.

Jules Rousseau.

{p. 387}Oh, ma tante, ne compromettez rien !…

Madame Rousseau.

Il faut bien t’aimer pour accepter ces gens-là…

Jules Rousseau.

Ne voyez que Paméla qui est un ange.

Scène VII §

Les mêmes, moins Paméla et Jules Rousseau.

Monsieur Giraud.

Le jardin de notre hôtel est grand. S’ils se perdent, ils se retrouveront.

Mademoiselle du Brocquard.

On n’a pas plus d’esprit…

Madame Giraud.

Oui, en compagnie, monsieur Giraud est bien, il fit autrefois des études… elles furent interrompues, mais il va les reprendre pour devenir un homme politique, il a un grand mérite, c’est de m’écouter, et…

Madame Rousseau.

Il parviendra nécessairement à tout…

Madame Giraud.

Madame, vous avez, il y a six mois, reçu ma pauvre fille comme un chien dans un jeu de quilles, et vous ne trouverez pas extraordinaire que nous nous assurions de vos intentions à notre égard.

Monsieur Giraud.

{p. 388}Ma fille !… Elle avait été reçue ainsi…

Madame Giraud.

Oui, mon ami. Monsieur Duprè…

Monsieur Rousseau.

Permettez, belle dame, permettez. Les gens d’esprit se rencontrent.

Monsieur Giraud.

C’est vrai…

Monsieur Rousseau.

Notre conduite a été franche.

Madame Giraud.

Très-franche, vous nous avez mis à la porte.

Monsieur Giraud.

Mais nous n’y sommes pas restés… Ah !

Mademoiselle du Brocquard.

Vous êtes un homme délicieux !…

Madame Giraud.

Vous ne trouverez pas extraordinaire, Mesdames, qu’en attendant monsieur Duprè nous demandions des explications sur…

Madame Rousseau.

Des explications, peut-être des excuses. Mais rien de plus naturel. Mon fils aimait Mademoiselle votre fille, et quoique nous soyons tous égaux…

Monsieur Giraud.

Bien dit, la mère…

Madame Rousseau.

{p. 389}Il y a des différences et des convenances à observer dans les mariages. Aujourd’hui, vous ne donneriez pas votre fille Paméla à ce petit ouvrier tapissier qui l’aimait.

Madame Giraud.

Qui ça ? Binet !… ste farce ! Je le crois bien, un prolétaire ! un bon garçon, mais sans manières, et qui dit que nous avons un bel hôtel, tandis qu’on dit une belle hôtel !

Monsieur Giraud.

Crois-tu, ma femme.

Madame Giraud.

Certainement, une belle hôtel, une belle calèche, une belle cuisine. Tout ce qui est beau est féminin.

Monsieur Giraud.

C’est vrai : une belle dot.

Monsieur Rousseau.

Nous voilà à la question. Vous étiez dans une position sociale très-respectable, car les hommes ne doivent jamais rougir les uns des autres, mais cette position était un obstacle au mariage de nos enfants… vous avez élevé votre fille…

Mademoiselle du Brocquard.

Elle a pris les belles manières…

Madame Rousseau.

Madame et vous avez pris…

Madame Giraud.

Le grand genre…

Monsieur Rousseau.

Nous voilà égaux, et les fortunes étant assorties, pourquoi {p. 390} résisterions-nous au penchant et à la reconnaissance de notre fils, il n’y a pas de sots états, il n’y a que de sottes gens.

Madame Rousseau.

D’autant plus que, quant à nous, nous n’avons pas cessé d’avoir la plus entière reconnaissance pour Faction sublime de votre fille. Je lui dois Jules, et quand elle pouvait m’accuser d’ingratitude, elle ignorait que je rompais des lances pour elle avec monsieur.

Madame Giraud.

Vous avez dû lui faire bien mal… Vous ne cordez donc pas bien ensemble. Ah çà, parlons peu, mais parlons bien. Que donnez-vous à votre garçon ?…

Mademoiselle du Brocquard.

Je lui donne au contrat une petite terre en Brie où les enfants iront passer leur lune de miel.

Madame Giraud.

Oh ! quelle drogue !…

Mademoiselle du Brocquard.

Cinq cent mille francs, madame.

Madame Giraud.

Je parle du miel, Mademoiselle, pourquoi voulez-vous leur faire manger du miel, parbleu, le sucre n’est pas si cher… Je ne soupçonne pas votre probité, votre terre peut valoir cinq cent mille francs, mais ma fille, même étant fleuriste était habituée au sucre, pauvre bichonne, à ste heure qu’elle a des millions, elle peut bien vivre à sa Manuscrit, et porter de belles robes…

Monsieur Giraud.

Ma femme, monsieur Rousseau me dit que c’est une expression anglaise, du bon genre, pour expliquer les premières… douceurs, oh ! oh !… du mariage. Comprends-tu…

Madame Giraud.

{p. 391}Mais si c’est comme ça, j’en demande bien pardon à ces dames, Paméla aura bien plusieurs lunes. Elle est assez jolie pour cela… Et rien ne passera…

Mademoiselle du Brocquard [à part].

Oh ! quelles gens… À qui les millions vont-ils…

Monsieur Giraud.

Eh bien, papa Rousseau, nous nous entendrons tous deux !… Aimez-vous le billard ?

Monsieur Rousseau.

Beaucoup.

Monsieur Giraud.

Je ne vous demande pas si vous lisez Rousseau.

Monsieur Rousseau.

Ah, vous aimez à faire des calembourgs.

Monsieur Giraud.

Il me semble que nos familles peuvent parfaitement se comprendre, s’unir, s’entendre…

Madame Rousseau.

Mais très-bien, madame est une personne de goût et d’esprit avec laquelle nous ferons bon ménage. Le bonheur de nos enfants sera un lien…

Madame Giraud.

Cela ne vous fera rien que j’invite à la noce le commissaire de police qui nous faisait tant bisquer, un chien qui nous tracassait, et à qui je veux montrer ce que nous sommes pour lui apprendre.

Mademoiselle du Brocquard.

Nous inviterons de notre côté le garde-champêtre de la commune du Brocard, nous aurons toutes les autorités…

Scène VIII §

Les précédents, Duprè.

Duprè.

{p. 392} Je suis votre serviteur…

Monsieur Giraud.

Je vous présente monsieur comme notre meilleur ami. Il est comme un second père pour Paméla et je ne disposerais de rien sans lui. J’ai des millions, eh bien, il les a, et s’il m’en demandait la moitié, je ne lui dirais pas : pourquoi faire ? Je lui dirais : prends Dupré, prends…

Duprè.

Croyez, monsieur Giraud, que je sais apprécier la manière dont vous portez votre fortune, et elle ne vous a pas gâté le cœur…

Madame Giraud.

Au contraire…

Monsieur Giraud.

Eh bien, vous avez bien dit ça, mon brave : il est vrai que j’ai de beaux équipages, des domestiques à grandes cannes, et un cocher anglais à capricorne et perruque poudrée… mais je crois devoir cela à mon pays, un riche doit dépenser sa fortune, faire travailler les ouvriers… et ceux qui diraient : voyez les Giraud ! ils veulent briller… Eh bien, pas du tout, le père Giraud fait vivre tout le monde… car, tenez, entre nous soit dit… les grands dîners, eh bien ça m’assomme. Quand je suis seul avec ma vieille, nous mangeons la soupe aux choux et au lard et le bouilli raccommodé aux petits oignons… là, comme autrefois !…

Monsieur Rousseau, à Duprè.

Eh bien, monsieur, cette simplicité, cette bonhomie, me touchent…

Mademoiselle du Brocquard.

{p. 393} C’est de braves gens…

Madame Giraud.

Et moi, j’aime à donner du chenevis aux oiseaux, et à ce qu’on traite bien les bêtes. Si le cocher battait les chevaux, je le renverrais.

Duprè.

Mais, madame, je suis stupéfait. Ne voyez-vous pas que la caque sent toujours le hareng, et qu’ils sont restés ce qu’ils étaient… des portiers. Ils ont bon cœur, mais ils sont sans manières, sans éducation…

Monsieur Rousseau.

Cela viendra ; d’ailleurs, monsieur, qui suis-je ?… Qu’ai-je été ? Je suis venu à Paris pour être commis chez un marchand de draps, fils d’un cultivateur des environs d’Amiens. Et pourquoi ferais-je le fier ? A cause de ma fortune ! Eh, celle de monsieur vaut la mienne.

Mademoiselle du Brocquard.

Votre femme, monsieur, est une Du Brocquard.

Madame Rousseau.

Mais, il ne s’agit pas de tout ceci, monsieur Duprè, n’allez pas embrouiller les choses. Mon fils aime Mademoiselle Paméla Giraud, qui est une fille charmante, elle a su s’élever jusqu’à nous, elle me convient pour bru, et dès que ce mariage comble les vœux de mon fils, j’en suis heureuse.

Duprè.

Et si elle était sans fortune, vous choisiriez Paméla pour votre fille…

Madame Rousseau.

Monsieur, vous avez des façons de surprendre les gens…

Duprè.

{p. 394}Encore faut-il savoir si la famille Rousseau spécule sur la famille Giraud ; ou si vous venez ici avec des intentions dénuées de calcul.

Monsieur Rousseau.

Entièrement dénuées de calcul.

Duprè.

Ne vous faites-vous aucune illusion !

Monsieur Rousseau.

Aucune.

Duprè.

Mesdames. Regardez madame Giraud ?… et son mari…

Madame Giraud.

Que voulez-vous dire, il me semble que pour un homme d’affaires, vous prenez…

Duprè.

Votre parti. Je veux connaître l’opinion de ces dames sur vos façons, sur vos idées, afin de savoir si vous pouvez vous entendre.

Mademoiselle du Brocquard.

Mais, madame fait preuve d’un goût parfait, et nous avons eu tort de venir ici aussi simplement que nous le sommes… Il était matin.

Duprè.

Vous iriez ensemble au spectacle, dans le monde.

Madame Giraud.

Et pourquoi pas ?

Duprè.

Ainsi, vous resterez unis…

Monsieur Rousseau.

{p. 395}Monsieur l’avocat, vous êtes un homme original, vous vous plaisez à sonder les cœurs. Eh bien, oui, monsieur Giraud et moi, nous nous comprenons…

Monsieur Giraud.

Il aime le billard, le père Rousseau…

Duprè.

Bien ! Oh mais très-bien… monsieur et madame Giraud donneront cent mille francs de dot à leur fille…

Mademoiselle du Brocquard.

Cent mille francs… Qu’est-ce que cela signifie…

Duprè.

Cent mille francs…

Monsieur Rousseau.

Monsieur…

Duprè.

Elle ne vous coûtera rien. Avec la rente, elle paiera bien son entretien.

Monsieur Giraud.

Monsieur Duprè…

Duprè.

Permettez-moi de dire un mot à mes clients.

Ils sortent tous trois.

Scène IX §

Les Rousseau, Joseph Binet.

Monsieur Rousseau.

{p. 396} Cent mille francs…

Madame Rousseau.

L’avocat veut nous éprouver…

Mademoiselle du Brocquard.

Vous savez que je me suis toujours opposée à la démarche que nous faisons…

Entre Joseph Binet.

Joseph Binet [à part].

Jules et Paméla qui s’embrassent dans le jardin. Il n’est peut-être plus temps. Cependant essayons. (À monsieur Rousseau.) Monsieur…

Monsieur Rousseau.

Quoi ?

Joseph Binet.

Vous êtes volés !…

Monsieur Rousseau.

Volés !…

Joseph Binet.

Détroussés comme des actionnaires.

Mademoiselle du Brocquard.

Jeune homme, expliquez-vous.

Joseph Binet.

{p. 397}Les Giraud n’ont rien.

Monsieur Rousseau.

Rien… comment ont-ils ce train…

Joseph Binet.

Un tour de cet avocat, qui est mon ennemi juré… je le croyais un bon enfant, mais c’est un sournois… Il a fait jouer le père Giraud à la Bourse, et il joue toujours contre lui la même somme, en sorte qu’à chaque mois c’est chou blanc. Il empoche les pertes du père Giraud et il lui laisse les gains pour lui faire croire qu’il est riche… Et le tout pour m’enlever Paméla, en en faisant une grande dame. Oh ! quand j’ai vu qu’il n’obtenait pas la déportation pour votre fils, dans le procès, je me suis défié de lui… Et, voyant ce mariage, oh Paméla est si belle, si jolie, si bonne, nom d’un petit bonhomme, me suis-je dit, je ne veux pas la perdre !… Je la disputerais à des empereurs !… Alors, sous prétexte d’une forte fourniture à faire, j’ai été consulter un commis de l’agent de change des Giraud, et j’ai su la farce… L’avocat a juré de marier votre fils à celle qui lui avait sauvé la vie, et il y a dépensé ce que vous lui avez donné. Voilà tout.

Monsieur Rousseau.

Il se joue de nous avec notre propre argent. Non, ces avocats, on devrait supprimer les avocats…

Joseph Binet.

C’est tous traîtres… ça dit oui, ça dit non, sans scrupule.

Mademoiselle du Brocquard.

Oh ! mon Dieu ! il ne leur coûte rien de changer d’opinion d’un instant à l’autre…

Monsieur Rousseau.

Ils se jouent de tout. Mais nous allons voir…

Joseph Binet.

{p. 398}Mesdames, je vous en prie, fâchez-vous, à mort, à couteaux tirés… Moi ! j’épouserai Paméla, je vous le promets. J’en suis capable.

Monsieur Rousseau.

Sans dot ?

Joseph Binet.

Sans dot.

Mademoiselle du Brocquard.

Ce garçon a du cœur.

Joseph Binet.

Et un fier cœur !… Elle sera heureuse, Paméla !

Scène X §

Les mêmes, les Giraud, Duprè.

Monsieur Giraud.

Eh bien, mon cher monsieur Duprè, vous m’avez compromis ! Moi qui commande des domestiques, des livrées, qui dis à mon cocher de parler anglais… il est bien dur… de… Enfin je comprends ce qu’a dû souffrir Napoléon à Fontainebleau.

Duprè.

Mais votre fille est mariée.

Madame Giraud.

Le bonheur de Paméla sera notre consolation.

Duprè.

Eh bien, mesdames, avez-vous réfléchi à l’alliance et aux cent mille francs de la dot.

Madame Rousseau.

{p. 399}Oui, monsieur, je suis quant à moi, toute disposée à faire ce que voudra mon fils.

Monsieur Rousseau.

Je désirerais avoir quelques renseignements sur l’avenir de Mademoiselle Paméla. Cent mille francs de dot, c’est fort peu de choses. Quelles seront les espérances…

Duprè.

Il n’y a pas d’espérances.

Mademoiselle du Brocquard.

Pas d’espérances. Ainsi, à la mort de monsieur et de madame Giraud…

Duprè.

C’est des idées bien vulgaires. Ne désirez pas la mort de votre prochain, quand elle ne vous rapporte rien.

Monsieur Rousseau.

Trêve de plaisanteries, monsieur. Vous avez abusé une famille riche, considérée…

Duprè.

Abusé…

Madame Giraud.

Ste farce ! Sommes-nous venus vous chercher… Avons-nous envoyé la gendarmerie après vous, vous êtes pas mal drôles.

Duprè.

N’avez-vous pas trouvé cette famille charmante ?… N’avez- vous pas dit, là, tout à l’heure, que vous donneriez Paméla sans fortune, à Jules. Que vous n’aviez aucune arrière-pensée, vile et entachée d’intérêt. Vous aimiez à faire la partie de billard du bon père Giraud… Ces dames s’entendaient.

Monsieur Rousseau.

{p. 400} Eh bien, je leur défends de s’entendre… et si monsieur Giraud est ruiné…

Monsieur Giraud.

Oui, monsieur, je suis ruiné…

Monsieur Rousseau.

Eh bien, mon cher, vous comprenez très-bien que tout ce que nous avions dit doit être considéré comme non-avenu…

Joseph Binet.

Les avocats ne sont pas les seuls à changer d’opinion ; les papas beau-père.

Duprè.

Et vous, mesdames.

Mademoiselle du Brocquard.

Monsieur, vous savez que de tout temps, je me suis opposée à cette alliance. Je suis venue ici contre mon gré, et tout n’est pas fini entre les Vassy et nous, en donnant à mon neveu toute ma fortune, et me contentant d’une modique pension, tout est réparable…

Duprè.

Ainsi, vous rompez…

Mademoiselle du Brocquard.

Allons, monsieur, des portiers…

Duprè.

Ces portiers étaient tout à l’heure des gens bien estimables… Tenez, j’ai le cœur gros de haine, et vous entendrez ce que j’ai à vous dire. Vous vous êtes plaints de l’aristocratie et des nobles d’autrefois ! Vous êtes pires, et l’argent est une infâme chose, pour vous il n’y a ni sentiments nobles, ni patrie, ni dévouement, {p. 401} vous avez des cœurs de pierre, vous marchez au gré du mécanisme de l’intérêt… s’il vous était prouvé que Paméla a des millions, elle serait encore votre fille chérie, et ces braves gens, qui sont encore trop près du peuple pour oublier leur cœur, seraient des gens comme il faut. Avec des écus en perspective on vous fait danser des sarabandes comme aux singes savants qui attendent un bon dîner… vous aurez le sort de ceux que vous avez tant méprisés…

Monsieur Rousseau.

Monsieur.

Duprè.

Eh bien monsieur ?

Joseph Binet [à part].

Bravo l’avocat !… Oh grand homme !… J’aurai Paméla…

Scène XI §

Les précédents, Jules Rousseau, Paméla.

Jules Rousseau.

Eh bien, ma chère mère, ma tante, tout est-il bien convenu.

Duprè.

Tout est rompu.

Jules Rousseau.

Rompu et pourquoi…

Duprè.

Parce que Paméla n’a que cent mille francs de dot…

Monsieur Rousseau.

Rompu, mon fils, parce que rien ne nous semble convenable dans cette alliance.

Paméla.

{p. 402}Eh bien, que vous disais-je ?… Oh madame, moi que vous avez tout à l’heure nommée votre fille !… on n’accoutume pas son cœur à descendre de toute la hauteur de ses espérances dans le néant, et à en remonter pour les perdre encore…

Jules Rousseau.

Ma mère, elle est charmante, elle a pris les meilleures manières ne vous refusez pas à me rendre heureux…

Madame Giraud.

Ma fille, vous n’entrerez pas dans une famille semblable.

Joseph Binet.

Me voici, moi, Mademoiselle, je n’ai jamais varié d’opinion sur votre compte, et si vous vouliez…

Paméla.

Mais, mon garçon, je ne t’aime pas, et je préfère rester malheureuse…

Jules Rousseau.

Mon père…

Monsieur Rousseau.

Demande raison à monsieur qui s’est joué de ta famille, de ton vieux père…

Jules Rousseau.

Eh bien, mon père, dussé-je perdre vos bonnes grâces, dût ma tante me priver de son héritage, Paméla sera ma femme, si elle y consent.

Monsieur Rousseau.

Je dénaturerai mon bien.

Mademoiselle du Brocquard.

Je me marierai !

Monsieur Rousseau.

{p. 403} Je donnerai ma fortune à ses enfants…

Joseph Binet.

Oh la vieille Sybille en aurait…

Jules Rousseau.

Retirez-moi tout, si Paméla…

Monsieur Giraud.

Elle aura toujours cent mille francs…

Monsieur Rousseau.

À la Bourse.

Duprè.

Je les lui donne, moi !… monsieur… car elle est devenue ma fille d’adoption. En toute circonstance, elle a été noble, grande et sage… Je n’aurais peut-être pas si bien rencontré dans une véritable fille…

Mademoiselle du Brocquard.

Si monsieur veut lui assurer sa fortune au contrat.

Duprè.

Toujours la fortune. Vous étiez bien prodigue de la vôtre. Votre enfant est sauvé, donnez toutes vos moitiés de fortune à Paméla, elle sera riche.

Monsieur Rousseau.

L’avocat est de bonne foi. C’est le premier. Monsieur, je consens à l’union de ces enfants, à la condition que monsieur et madame Giraud vivront dans une de nos terres.

Madame Giraud.

M’enterrer à mon âge.

Paméla.

{p. 404}Ma mère, je viendrai vous voir si souvent.

Monsieur Giraud.

Il faut bien faire un sacrifice. Si mes domestiques n’ont pas de cannes, ma femme, nous aurons des canards…

Paméla.

Rien ne vous manquera.

Joseph Binet.

Et moi !…

Duprè.

Toi, mon garçon, tu as un bon cœur, et je ne t’oublierai pas, je finirai par te marier aussi, et je veillerai à ton établissement.

Joseph Binet.

Il n’y a pas deux Paméla.

Duprè.

Non, mais les Binet ne doivent pas avoir une trop grande ambition.

FIN.