Le Curé de Tours
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Honoré de Balzac
La durée de l’œuvre sur laquelle j’inscris votre nom, deux fois illustre dans ce siècle, est très-problématique ; tandis que vous gravez le mien sur le bronze qui survit aux nations, ne fût-il frappé que par le vulgaire marteau du monnayeur. Les numismates ne seront-ils pas embarrassés de tant de têtes couronnées dans votre atelier, quand ils retrouveront parmi les cendres de Paris ces existences par vous perpétuées au delà de la vie des peuples, et dans lesquelles ils voudront voir des dynasties ? À vous donc ce divin privilége, à moi la reconnaissance.
Au commencement de l’automne de l’année 1826, l’abbé Birotteau, principal personnage de cette histoire, fut surpris par une averse en revenant de la maison où il était allé passer la soirée. Il traversait donc aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre, la petite place déserte nomméele Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours.
L’abbé Birotteau, petit homme court, de constitution apoplectique, âgé d’environ soixante ans, avait déjà subi plusieurs attaques [p. 2]de goutte. [p. ill.]Or, entre toutes les petites misères de la vie humaine, celle pour laquelle le bon prêtre éprouvait le plus d’aversion, était le subit arrosement de ses souliers à larges agrafes d’argent et l’immersion de leurs semelles. En effet, malgré les chaussons de flanelle dans lesquels il s’empaquetait en tout temps les pieds avec le soin que les ecclésiastiques prennent d’eux-mêmes, il y gagnait toujours un peu d’humidité ; puis, le lendemain, la goutte lui donnait infailliblement quelques preuves de sa constance. Néanmoins, comme le pavé du Cloître est toujours sec, que l’abbé Birotteau avait gagné trois livres dix sous au wisth chez madame de Listomère, il endura la pluie avec résignation depuis le milieu de la place de l’Archevêché, où elle avait commencé à tomber en abondance. En ce moment, il caressait d’ailleurs sa chimère, un désir déjà vieux de douze ans, un désir de prêtre ! un désir qui, formé tous les soirs, paraissait alors près de s’accomplir ; enfin, il s’enveloppait trop bien dans l’aumusse d’un canonicat vacant pour sentir les intempéries de l’air : pendant la soirée, les personnes habituellement réunies chez madame de Listomère lui avaient presque garanti sa nomination à la place de chanoine, alors vacante au Chapitre métropolitain de Saint-Gatien, en lui prouvant que personne ne la méritait mieux que lui, dont les droits long-temps méconnus étaient incontestables. S’il eût perdu au jeu, s’il eût appris que l’abbé Poirel, son concurrent, passait chanoine, le bonhomme eût alors trouvé la pluie bien froide. Peut-être eût-il médit de l’existence. Mais il se trouvait dans une de ces rares circonstances de la vie où d’heureuses sensations font tout oublier. En hâtant le pas, il obéissait à un mouvement machinal, et la vérité, si essentielle dans une histoire des mœurs, oblige à dire qu’il ne pensait ni à l’averse, ni à la goutte.
Jadis, il existait dans le Cloître, du côté de la Grand’rue, plusieurs maisons réunies par une clôture, appartenant à la Cathédrale et où logeaient quelques dignitaires du Chapitre. Depuis l’aliénation des biens du clergé, la ville a fait du passage qui sépare ces maisons une rue, nommée rue de laPsalette, et par laquelle on va du Cloître à la Grand’rue. Ce nom indique suffisamment que là demeuraient1Erreur du Furne : « demeurait » au lieu de « demeuraient ». autrefois le grand Chantre, ses écoles et ceux qui vivaient sous sa dépendance. Le côté gauche de cette rue est rempli par une seule maison dont les murs sont traversés par les arcs-boutants de Saint-Gatien qui sont implantés dans son petit jardin étroit, de [p. 3]manière à laisser en doute si la Cathédrale fut bâtie avant ou après cet antique logis. Mais en examinant les arabesques et la forme des fenêtres, le cintre de la porte, et l’extérieur de cette maison brunie par le temps, un archéologue voit qu’elle a toujours fait partie du monument magnifique avec lequel elle est mariée. Un antiquaire, s’il y en avait à Tours, une des villes les moins littéraires de France, pourrait même reconnaître, à l’entrée du passage dans le Cloître, quelques vestiges de l’arcade qui formait jadis le portail de ces habitations ecclésiastiques et qui devait s’harmonier au caractère général de l’édifice. Située au nord de Saint-Gatien, cette maison se trouve continuellement dans les ombres projetées par cette grande cathédrale sur laquelle le temps a jeté son manteau noir, imprimé ses rides, semé son froid humide, ses mousses et ses hautes herbes. Aussi cette habitation est-elle toujours enveloppée dans un profond silence interrompu seulement par le bruit des cloches, par le chant des offices qui franchit les murs de l’église, ou par les cris des choucas nichés dans le sommet des clochers. Cet endroit est un désert de pierres, une solitude pleine de physionomie, et qui ne peut être habitée que par des êtres arrivés à une nullité complète ou doués d’une force d’âme prodigieuse. La maison dont il s’agit avait toujours été occupée par des abbés, et appartenait à une vieille fille nommée mademoiselle Gamard. Quoique ce bien eût été acquis de la nation, pendant la Terreur, par le père de mademoiselle Gamard ; comme depuis vingt ans cette vieille fille y logeait des prêtres, personne ne s’avisait de trouver mauvais, sous la Restauration, qu’une dévote conservât un bien national : peut-être les gens religieux lui supposaient-ils l’intention de le léguer au Chapitre, et les gens du monde n’en voyaient-ils pas la destination changée.
L’abbé Birotteau se dirigeait donc vers cette maison, où il demeurait depuis deux ans. Son appartement avait été, comme l’était alors le canonicat, l’objet de son envie et sonhoc erat in votispendant une douzaine d’années. Être le pensionnaire de mademoiselle Gamard et devenir chanoine, furent les deux grandes affaires de sa vie ; et peut-être résument-elles exactement l’ambition d’un prêtre, qui, se considérant comme en voyage vers l’éternité, ne peut souhaiter en ce monde qu’un bon gîte, une bonne table, des vêtements propres, des souliers à agrafes d’argent, choses suffisantes pour les besoins de la bête, et un canonicat pour satisfaire [p. 4]l’amour-propre, ce sentiment indicible qui nous suivra, dit-on, jusqu’auprès de Dieu, puisqu’il y a des grades parmi les saints. Mais la convoitise de l’appartement alors habité par l’abbé Birotteau, ce sentiment minime aux yeux des gens du monde, avait été pour lui toute une passion, passion pleine d’obstacles, et, comme les plus criminelles passions, pleine d’espérances, de plaisirs et de remords.
La distribution intérieure et la contenance de sa maison n’avaient pas permis à mademoiselle Gamard d’avoir plus de deux pensionnaires logés. Or, environ douze ans avant le jour où Birotteau devint le pensionnaire de cette fille, elle s’était chargée d’entretenir en joie et en santé monsieur l’abbé Troubert et monsieur l’abbé Chapeloud. L’abbé Troubert vivait. L’abbé Chapeloud était mort, et Birotteau lui avait immédiatement succédé.
Feu monsieur l’abbé Chapeloud, en son vivant chanoine de Saint-Gatien, avait été l’ami intime de l’abbé Birotteau. Toutes les fois que le vicaire était entré chez le chanoine, il en avait admiré constamment l’appartement, les meubles et la bibliothèque. De cette admiration naquit un jour l’envie de posséder ces belles choses. Il avait été impossible à l’abbé Birotteau d’étouffer ce désir, qui souvent le fit horriblement souffrir quand il venait à penser que la mort de son meilleur ami pouvait seule satisfaire cette cupidité cachée, mais qui allait toujours croissant. L’abbé Chapeloud et son ami Birotteau n’étaient pas riches. Tous deux fils de paysans, ils n’avaient rien autre chose que les faibles émoluments accordés aux prêtres ; et leurs minces économies furent employées à passer les temps malheureux de la Révolution. Quand Napoléon rétablit le culte catholique, l’abbé Chapeloud fut nommé chanoine de Saint-Gatien, et Birotteau devint vicaire de la Cathédrale. Chapeloud se mit alors en pension chez mademoiselle Gamard. Lorsque Birotteau vint visiter le chanoine dans sa nouvelle demeure, il trouva l’appartement parfaitement bien distribué ; mais il n’y vit rien autre chose. Le début de cette concupiscence mobilière fut semblable à celui d’une passion vraie, qui, chez un jeune homme, commence quelquefois par une froide admiration pour la femme que plus tard il aimera toujours.
Cet appartement, desservi par un escalier en pierre, se trouvait dans un corps de logis à l’exposition du midi. L’abbé Troubert occupait le rez-de-chaussée, et mademoiselle Gamard le premier étage [p. 5]du principal bâtiment situé sur la rue. Lorsque Chapeloud entra dans son logement, les pièces étaient nues et les plafonds noircis par la fumée. Les chambranles des cheminées en pierre assez mal sculptée n’avaient jamais été peints. Pour tout mobilier, le pauvre chanoine y mit d’abord un lit, une table, quelques chaises, et le peu de livres qu’il possédait. L’appartement ressemblait à une belle femme en haillons. Mais, deux ou trois ans après, une vieille dame ayant laissé deux mille francs à l’abbé Chapeloud, il employa cette somme à l’emplète d’une bibliothèque en chêne, provenant de la démolition d’un château dépecé par la Bande Noire, et remarquable par des sculptures dignes de l’admiration des artistes. L’abbé fit cette acquisition, séduit moins par le bon marché que par la parfaite concordance qui existait entre les dimensions de ce meuble et celles de la galerie. Ses économies lui permirent alors de restaurer entièrement la galerie jusque-là pauvre et délaissée. Le parquet fut soigneusement frotté, le plafond blanchi ; et les boiseries furent peintes de manière à figurer les teintes et les nœuds du chêne. Une cheminée de marbre remplaça l’ancienne. Le chanoine eut assez de goût pour chercher et pour trouver de vieux fauteuils en bois de noyer sculpté. Puis une longue table en ébène et deux meubles de Boulle achevèrent de donner à cette galerie une physionomie pleine de caractère. Dans l’espace de deux ans, les libéralités de plusieurs personnes dévotes, et des legs de ses pieuses pénitentes, quoique légers, remplirent de livres les rayons de la bibliothèque alors vide. Enfin, un oncle de Chapeloud, ancien Oratorien, lui légua en mourant une collection complète in-folio des Pères de l’Église, et plusieurs autres grands ouvrages précieux pour un ecclésiastique. Birotteau, surpris de plus en plus par les transformations successives de cette galerie jadis nue, arriva par degrés à une involontaire convoitise. Il souhaita posséder ce cabinet, si bien en rapport avec la gravité des mœurs ecclésiastiques. Cette passion s’accrut de jour en jour. Occupé pendant des journées entières à travailler dans cet asile, le vicaire put en apprécier le silence et la paix, après en avoir primitivement admiré l’heureuse distribution. Pendant les années suivantes, l’abbé Chapeloud fit de la cellule un oratoire que ses dévotes amies se plurent à embellir. Plus tard encore, une dame offrit au chanoine pour sa chambre un meuble en tapisserie qu’elle avait faite elle-même pendant long-temps sous les yeux de cet homme aimable sans qu’il en [p. 6]soupçonnât la destination. Il en fut alors de la chambre à coucher comme de la galerie, elle éblouit le vicaire. Enfin, trois ans avant sa mort, l’abbé Chapeloud avait complété le comfortable de son appartement en en décorant le salon. Quoique simplement garni de velours d’Utrecht rouge, le meuble avait séduit Birotteau. Depuis le jour où le camarade du chanoine vit les rideaux de lampasse rouge, les meubles d’acajou, le tapis d’Aubusson qui ornaient cette vaste pièce peinte à neuf, l’appartement de Chapeloud devint pour lui l’objet d’une monomanie secrète. Y demeurer, se coucher dans le lit à grands rideaux de soie où couchait le chanoine, et trouver toutes ses aises autour de lui, comme les trouvait Chapeloud, fut pour Birotteau le bonheur complet : il ne voyait rien au delà. Tout ce que les choses du monde font naître d’envie et d’ambition dans le cœur des autres hommes se concentra chez l’abbé Birotteau dans le sentiment secret et profond avec lequel il désirait un intérieur semblable à celui que s’était créé l’abbé Chapeloud. Quand son ami tombait malade, il venait certes chez lui conduit par une sincère affection ; mais, en apprenant l’indisposition du chanoine, ou en lui tenant compagnie, il s’élevait, malgré lui, dans le fond de son âme mille pensées dont la formule la plus simple était toujours : – Si Chapeloud mourait, je pourrais avoir son logement. Cependant, comme Birotteau avait un cœur excellent, des idées étroites et une intelligence bornée, il n’allait pas jusqu’à concevoir les moyens de se faire léguer la bibliothèque et les meubles de son ami.
L’abbé Chapeloud, égoïste aimable et indulgent, devina la passion de son ami, ce qui n’était pas difficile, et la lui pardonna, ce qui peut sembler moins facile chez un prêtre. Mais aussi le vicaire, dont l’amitié resta toujours la même, ne cessa-t-il pas de se promener avec son ami tous les jours dans la même allée du mail de Tours, sans lui faire tort un seul moment du temps consacré depuis vingt années à cette promenade. Birotteau, qui considérait ses vœux involontaires comme des fautes, eût été capable, par contrition, du plus grand dévouement pour l’abbé Chapeloud. Celui-ci paya sa dette envers une fraternité si naïvement sincère en disant, quelques jours avant sa mort au vicaire, qui lui lisait la Quotidienne : – Pour cette fois, tu auras l’appartement. Je sens que tout est fini pour moi. En effet, par son testament, l’abbé Chapeloud légua sa bibliothèque et son mobilier à Birotteau. La possession de ces choses, si [p. 7]vivement désirées, et la perspective d’être pris en pension par mademoiselle Gamard, adoucirent beaucoup la douleur que causait à Birotteau la perte de son ami le chanoine : il ne l’aurait peut-être pas ressuscité, mais il le pleura. Pendant quelques jours il fut comme Gargantua, dont la femme étant morte en accouchant de Pantagruel, ne savait s’il devait se réjouir de la naissance de son fils, ou se chagriner d’avoir enterré sa bonne Badbec, et qui se trompait en se réjouissant de la mort de sa femme, et déplorant la naissance de Pantagruel.
L’abbé Birotteau passa les premiers jours de son deuil à vérifier les ouvrages desabibliothèque, à se servir desesmeubles, à les examiner, en disant d’un ton qui, malheureusement, n’a pu être noté : – Pauvre Chapeloud ! Enfin sa joie et sa douleur l’occupaient tant qu’il ne ressentit aucune peine de voir donner à un autre la place de chanoine, dans laquelle feu Chapeloud espérait avoir Birotteau pour successeur. Mademoiselle Gamard ayant pris avec plaisir le vicaire en pension, celui-ci participa dès lors à toutes les félicités de la vie matérielle que lui vantait le défunt chanoine. Incalculables avantages ! À entendre feu l’abbé Chapeloud, aucun de tous les prêtres qui habitaient la ville de Tours ne pouvait être, sans en excepter l’Archevêque, l’objet de soins aussi délicats, aussi minutieux que ceux prodigués par mademoiselle Gamard à ses deux pensionnaires. Les premiers mots que disait le chanoine à son ami, en se promenant sur le Mail, avaient presque toujours trait au succulent dîner qu’il venait de faire, et il était bien rare que, pendant les sept promenades de la semaine, il ne lui arrivât pas de dire au moins quatorze fois : – Cette excellente fille a certes pour vocation le service ecclésiastique.
– Pensez donc, disait l’abbé Chapeloud à Birotteau, que, pendant douze années consécutives, linge blanc, aubes, surplis, rabats, rien ne m’a jamais manqué. Je trouve toujours chaque chose en place, en nombre suffisant, et sentant l’iris. Mes meubles sont frottés, et toujours si bien essuyés que, depuis long-temps, je ne connais plus la poussière. En avez-vous vu un seul grain chez moi ? Jamais ! Puis le bois de chauffage est bien choisi, les moindres choses sont excellentes ; bref, il semble que mademoiselle Gamard ait sans cesse un œil dans ma chambre. Je ne me souviens pas d’avoir sonné deux fois, en dix ans, pour demander quoi que ce fût. Voilà vivre ! N’avoir rien à chercher, pas même ses pantoufles. Trouver toujours [p. 8]bon feu, bonne table. Enfin, mon soufflet m’impatientait, il avait le larynx embarrassé, je ne m’en suis pas plaint deux fois. Brst, le lendemain mademoiselle m’a donné un très-joli soufflet, et cette paire de badines avec lesquelles vous me voyez tisonnant.
Birotteau, pour toute réponse, disait : – Sentant l’iris ! Cesentant l’irisle frappait toujours. Les paroles du chanoine accusaient un bonheur fantastique pour le pauvre vicaire, à qui ses rabats et ses aubes faisaient tourner la tête ; car il n’avait aucun ordre, et oubliait assez fréquemment de commander son dîner. Aussi, soit en quêtant, soit en disant la messe, quand il apercevait mademoiselle Gamard à Saint-Gatien, ne manquait-il jamais de lui jeter un regard doux et bienveillant, comme sainte Thérèse pouvait en jeter au ciel. Le bien-être que désire toute créature, et qu’il avait si souvent rêvé, lui était donc échu. Cependant, comme il est difficile à tout le monde, même à un prêtre, de vivre sans un dada ; depuis dix-huit mois, l’abbé Birotteau avait remplacé ses deux passions satisfaites par le souhait d’un canonicat. Le titre de chanoine était devenu pour lui ce que doit être la pairie pour un ministre plébéien. Aussi la probabilité de sa nomination, les espérances qu’on venait de lui donner chez madame de Listomère, lui tournaient-elles si bien la tête qu’il ne se rappela y avoir oublié son parapluie qu’en arrivant à son domicile. Peut-être même, sans la pluie qui tombait alors à torrents, ne s’en serait-il pas souvenu, tant il était absorbé par le plaisir avec lequel il rabâchait en lui-même tout ce que lui avaient dit, au sujet de sa promotion, les personnes de la société de madame de Listomère, vieille dame chez laquelle il passait la soirée du mercredi. Le vicaire sonna vivement comme pour dire à la servante de ne pas le faire attendre. Puis il se serra dans le coin de la porte, afin de se laisser arroser le moins possible ; mais l’eau qui tombait du toit coula précisément sur le bout de ses souliers, et le vent poussa par moments sur lui certaines bouffées de pluie assez semblables à des douches. Après avoir calculé le temps nécessaire pour sortir de la cuisine et venir tirer le cordon placé sous la porte, il resonna encore de manière à produire un carillon très-significatif. – Ils ne peuvent pas être sortis, se dit-il en n’entendant aucun mouvement dans l’intérieur. Et pour la troisième fois il recommença sa sonnerie, qui retentit si aigrement dans la maison, et fut si bien répétée par tous les échos de la Cathédrale, qu’à ce factieux tapage il était impossible de ne pas se réveiller. Aussi, quelques [p. 9]instants après, n’entendit-il pas, sans un certain plaisir mêlé d’humeur, les sabots de la servante qui claquaient sur le petit pavé caillouteux. Néanmoins le malaise du podagre ne finit pas aussitôt qu’il le croyait. Au lieu de tirer le cordon, Marianne fut obligée d’ouvrir la serrure de la porte avec la grosse clef et de défaire les verrous.
– Comment me laissez-vous sonner trois fois par un temps pareil ? dit-il à Marianne.
– Mais, monsieur, vous voyez bien que la porte était fermée. Tout le monde est couché depuis long-temps, les trois quarts de dix heures sont sonnés. Mademoiselle aura cru que vous n’étiez pas sorti.
– Mais vous m’avez bien vu partir, vous ! D’ailleurs mademoiselle sait bien que je vais chez madame de Listomère tous les mercredis.
– Ma foi ! monsieur, j’ai fait ce que mademoiselle m’a commandé de faire, répondit Marianne en fermant la porte.
Ces paroles portèrent à l’abbé Birotteau un coup qui lui fut d’autant plus sensible que sa rêverie l’avait rendu plus complétement heureux. Il se tut, suivit Marianne à la cuisine pour prendre son bougeoir, qu’il supposait y avoir été mis. Mais, au lieu d’entrer dans la cuisine, Marianne mena l’abbé chez lui, où le vicaire aperçut son bougeoir sur une table qui se trouvait à la porte du salon rouge, dans une espèce d’antichambre formée par le palier de l’escalier auquel le défunt chanoine avait adapté une grande clôture vitrée. Muet de surprise, il entra promptement dans sa chambre, n’y vit pas de feu dans la cheminée, et appela Marianne, qui n’avait pas encore eu le temps de descendre.
– Vous n’avez donc pas allumé de feu ? dit-il.
– Pardon, monsieur l’abbé, répondit-elle. Il se sera éteint.
Birotteau regarda de nouveau le foyer, et s’assura que le feu était resté couvert depuis le matin.
– J’ai besoin de me sécher les pieds, reprit-il, faites-moi du feu.
Marianne obéit avec la promptitude d’une personne qui avait envie de dormir. Tout en cherchant lui-même ses pantoufles qu’il ne trouvait pas au milieu de son tapis de lit, comme elles y étaient jadis, l’abbé fit, sur la manière dont Marianne était habillée, certaines observations par lesquelles il lui fut démontré qu’elle ne sortait pas de son lit, comme elle le lui avait dit. Il se souvint alors que, depuis environ quinze jours, il était sevré de tous ces petits soins [p. 10]qui, pendant dix-huit mois, lui avaient rendu la vie si douce à porter. Or, comme la nature des esprits étroits les porte à deviner les minuties, il se livra soudain à de très-grandes réflexions sur ces quatre événements, imperceptibles pour tout autre, mais qui, pour lui, constituaient quatre catastrophes. Il s’agissait évidemment de la perte entière de son bonheur, dans l’oubli des pantoufles, dans le mensonge de Marianne relativement au feu, dans le transport insolite de son bougeoir sur la table de l’antichambre, et dans la station forcée qu’on lui avait ménagée, par la pluie, sur le seuil de la porte.
Quand la flamme eut brillé dans le foyer, quand la lampe de nuit fut allumée, et que Marianne l’eut quitté sans lui demander, comme elle le faisait jadis : – Monsieur a-t-il encore besoin de quelque chose ? l’abbé Birotteau se laissa doucement aller dans la belle et ample bergère de son défunt ami ; mais le mouvement par lequel il y tomba eut quelque chose de triste. Le bonhomme était accablé sous le pressentiment d’un affreux malheur. Ses yeux se tournèrent successivement sur le beau cartel, sur la commode, sur les siéges, les rideaux, les tapis, le lit en tombeau, le bénitier, le crucifix, sur une Vierge du Valentin, sur un Christ de Lebrun, enfin sur tous les accessoires de cette chambre ; et l’expression de sa physionomie révéla les douleurs du plus tendre adieu qu’un amant ait jamais fait à sa première maîtresse, ou un vieillard à ses derniers arbres plantés. Le vicaire venait de reconnaître, un peu tard à la vérité, les signes d’une persécution sourde exercée sur lui depuis environ trois mois par mademoiselle Gamard, dont les mauvaises intentions eussent sans doute été beaucoup plus tôt devinées par un homme d’esprit. Les vieilles filles n’ont-elles pas toutes un certain talent pour accentuer les actions et les mots que la haine leur suggère ? Elles égratignent à la manière des chats. Puis, non seulement elles blessent, mais elles éprouvent du plaisir à blesser, et à faire voir à leur victime qu’elles l’ont blessée. Là où un homme du monde ne se serait pas laissé griffer deux fois, le bon Birotteau avait besoin de plusieurs coups de patte dans la figure avant de croire à une intention méchante.
Aussitôt, avec cette sagacité questionneuse que contractent les prêtres habitués à diriger les consciences et à creuser des riens au fond du confessionnal, l’abbé Birotteau se mit à établir, comme s’il s’agissait d’une controverse religieuse, la proposition suivante : – En admettant que mademoiselle Gamard n’ait plus songé à la soirée [p. 11]de madame de Listomère, que Marianne ait oublié de faire mon feu, que l’on m’ait cru rentré ; attendu que j’ai descendu ce matin, et moi-même mon bougeoir ! il est impossible que mademoiselle Gamard, en le voyant dans son salon, ait pu me supposer couché.Ergo, mademoiselle Gamard a voulu me laisser à la porte par la pluie ; et, en faisant remonter mon bougeoir chez moi, elle a eu l’intention de me faire connaître… – Quoi ? dit-il tout haut, emporté par la gravité des circonstances, en se levant pour quitter ses habits mouillés, prendre sa robe de chambre et se coiffer de nuit. Puis il alla de son lit à la cheminée, en gesticulant et lançant sur des tons différents les phrases suivantes, qui toutes furent terminées d’une voix de fausset, comme pour remplacer des points d’interjection.
– Que diantre lui ai-je fait ? Pourquoi m’en veut-elle ? Marianne n’a pas dû oublier mon feu ! C’est mademoiselle qui lui aura dit de ne pas l’allumer ! Il faudrait être un enfant pour ne pas s’apercevoir, au ton et aux manières qu’elle prend avec moi, que j’ai eu le malheur de lui déplaire. Jamais il n’est arrivé rien de pareil à Chapeloud ! Il me sera impossible de vivre au milieu des tourments que… À mon âge…
Il se coucha dans l’espoir d’éclaircir le lendemain matin la cause de la haine qui détruisait à jamais ce bonheur dont il avait joui pendant deux ans, après l’avoir si long-temps désiré. Hélas ! les secrets motifs du sentiment que mademoiselle Gamard lui portait devaient lui être éternellement inconnus, non qu’ils fussent difficiles à deviner, mais parce que le pauvre homme manquait de cette bonne foi avec laquelle les grandes âmes et les fripons savent réagir sur eux-mêmes et se juger. Un homme de génie ou un intrigant seuls, se disent : – J’ai eu tort. L’intérêt et le talent sont les seuls conseillers consciencieux et lucides. Or, l’abbé Birotteau, dont la bonté allait jusqu’à la bêtise, dont l’instruction n’était en quelque sorte que plaquée à force de travail, qui n’avait aucune expérience du monde ni de ses mœurs, et qui vivait entre la messe et le confessionnal, grandement occupé de décider les cas de conscience les plus légers, en sa qualité de confesseur des pensionnats de la ville et de quelques belles âmes qui l’appréciaient, l’abbé Birotteau pouvait être considéré comme un grand enfant, à qui la majeure partie des pratiques sociales était complétement étrangère. Seulement, l’égoïsme naturel à toutes les créatures [p. 12]humaines, renforcé par l’égoïsme particulier au prêtre, et par celui de la vie étroite que l’on mène en province, s’était insensiblement développé chez lui, sans qu’il s’en doutât. Si quelqu’un eût pu trouver assez d’intérêt à fouiller l’âme du vicaire, pour lui démontrer que, dans les infiniment petits détails de son existence et dans les devoirs minimes de sa vie privée, il manquait essentiellement de ce dévouement dont il croyait faire profession, il se serait puni lui-même, et se serait mortifié de bonne foi. Mais ceux que nous offensons, même à notre insu, nous tiennent peu compte de notre innocence, ils veulent et savent se venger. Donc Birotteau, quelque faible qu’il fût, dut être soumis aux effets de cette grande Justice distributive, qui va toujours chargeant le monde d’exécuter ses arrêts, nommés par certains niaisles malheurs de la vie.
Il y eut cette différence entre feu l’abbé Chapeloud et le vicaire, que l’un était un égoïste adroit et spirituel, et l’autre un franc et maladroit égoïste. Lorsque l’abbé Chapeloud vint se mettre en pension chez mademoiselle Gamard, il sut parfaitement juger le caractère de son hôtesse. Le confessionnal lui avait appris à connaître tout ce que le malheur de se trouver en dehors de la société, met d’amertume au cœur d’une vieille fille, il calcula donc sagement sa conduite chez mademoiselle Gamard. L’hôtesse, n’ayant guère alors que trente-huit ans, gardait encore quelques prétentions, qui, chez ces discrètes personnes, se changent plus tard en une haute estime d’elles-mêmes. Le chanoine comprit que, pour bien vivre avec mademoiselle Gamard, il devait lui toujours accorder les mêmes attentions et les mêmes soins, être plus infaillible que ne l’est le pape. Pour obtenir ce résultat, il ne laissa s’établir entre elle et lui que les points de contact strictement ordonnés par la politesse, et ceux qui existent nécessairement entre des personnes vivant sous le même toit. Ainsi, quoique l’abbé Troubert et lui fissent régulièrement trois repas par jour, il s’était abstenu de partager le déjeuner commun, en habituant mademoiselle Gamard à lui envoyer dans son lit une tasse de café à la crème. Puis, il avait évité les ennuis du souper en prenant tous les soirs du thé dans les maisons où il allait passer ses soirées. Il voyait ainsi rarement son hôtesse à un autre moment de la journée que celui du dîner ; mais il venait toujours quelques instants avant l’heure fixée. Durant cette espèce de visite polie, il lui [p. 13]avait adressé, pendant les douze années qu’il passa sous son toit, les mêmes questions, en obtenant d’elle les mêmes réponses. La manière dont avait dormi mademoiselle Gamard durant la nuit, son déjeuner, les petits événements domestiques, l’air de son visage, l’hygiène de sa personne, le temps qu’il faisait, la durée des offices, les incidents de la messe, enfin la santé de tel ou tel prêtre faisaient tous les frais de cette conversation périodique. Pendant le dîner, il procédait toujours par des flatteries indirectes, allant sans cesse de la qualité d’un poisson, du bon goût des assaisonnements ou des qualités d’une sauce, aux qualités de mademoiselle Gamard et à ses vertus de maîtresse de maison. Il était sûr de caresser toutes les vanités de la vieille fille en vantant l’art avec lequel étaient faits ou préparés ses confitures, ses cornichons, ses conserves, ses pâtés, et autres inventions gastronomiques. Enfin, jamais le rusé chanoine n’était sorti du salon jaune de son hôtesse, sans dire que, dans aucune maison de Tours, on ne prenait du café aussi bon que celui qu’il venait d’y déguster. Grâce à cette parfaite entente du caractère de mademoiselle Gamard, et à cette science d’existence professée pendant douze années par le chanoine, il n’y eut jamais entre eux matière à discuter le moindre point de discipline intérieure. L’abbé Chapeloud avait tout d’abord reconnu les angles, les aspérités, le rêche de cette vieille fille, et réglé l’action des tangentes inévitables entre leurs personnes, de manière à obtenir d’elle toutes les concessions nécessaires au bonheur et à la tranquillité de sa vie. Aussi, mademoiselle Gamard disait-elle que l’abbé Chapeloud était un homme très-aimable, extrêmement facile à vivre, et de beaucoup d’esprit.
Quant à l’abbé Troubert, la dévote n’en disait absolument rien. Complétement entré dans le mouvement de sa vie comme un satellite dans l’orbite de sa planète, Troubert était pour elle une sorte de créature intermédiaire entre les individus de l’espèce humaine et ceux de l’espèce canine ; il se trouvait classé dans son cœur immédiatement avant la place destinée aux amis et celle occupée par un gros carlin poussif qu’elle aimait tendrement ; elle le gouvernait entièrement, et la promiscuité de leurs intérêts devint si grande, que bien des personnes, parmi celles de la société de mademoiselle Gamard, pensaient que l’abbé Troubert avait des vues sur la fortune de la vieille fille, se l’attachait insensiblement par une continuelle patience, et la dirigeait d’autant mieux qu’il [p. 14]paraissait lui obéir, sans laisser apercevoir en lui le moindre désir de la mener.
Lorsque l’abbé Chapeloud mourut, la vieille fille, qui voulait un pensionnaire de mœurs douces, pensa naturellement au vicaire. Le testament du chanoine n’était pas encore connu, que déjà mademoiselle Gamard méditait de donner le logement du défunt à son bon abbé Troubert, qu’elle trouvait fort mal au rez-de-chaussée. Mais quand l’abbé Birotteau vint stipuler avec la vieille fille les conventions chirographaires de sa pension, elle le vit si fort épris de cet appartement pour lequel il avait nourri si long-temps des désirs dont la violence pouvait alors être avouée, qu’elle n’osa lui parler d’un échange, et fit céder l’affection aux exigences de l’intérêt. Pour consoler le bien-aimé chanoine, mademoiselle remplaça les larges briques blanches de Château-Regnault qui formaient le carrelage de l’appartement par un parquet en point de Hongrie, et reconstruisit une cheminée qui fumait.
L’abbé Birotteau avait vu pendant douze ans son ami Chapeloud, sans avoir jamais eu la pensée de chercher d’où procédait l’extrême circonspection de ses rapports avec mademoiselle Gamard. En venant demeurer chez cette sainte fille, il se trouvait dans la situation d’un amant sur le point d’être heureux. Quand il n’aurait pas été déjà naturellement aveugle d’intelligence, ses yeux étaient trop éblouis par le bonheur pour qu’il lui fût possible de juger mademoiselle Gamard, et de réfléchir sur la mesure à mettre dans ses relations journalières avec elle.
Mademoiselle Gamard, vue de loin et à travers le prisme des félicités matérielles que le vicaire rêvait de goûter près d’elle, lui semblait une créature parfaite, une chrétienne accomplie, une personne essentiellement charitable, la femme de l’Évangile, la vierge sage, décorée de ces vertus humbles et modestes qui répandent sur la vie un céleste parfum. Aussi, avec tout l’enthousiasme d’un homme qui parvient à un but long-temps souhaité, avec la candeur d’un enfant et la niaise étourderie d’un vieillard sans expérience mondaine, entra-t-il dans la vie de mademoiselle Gamard, comme une mouche se prend dans la toile d’une araignée. Ainsi, le premier jour où il vint dîner et coucher chez la vieille fille, il fut retenu dans son salon par le désir de faire connaissance avec elle, aussi bien que par cet inexplicable embarras qui gêne souvent les gens timides, et leur fait craindre d’être impolis en interrompant [p. 15]une conversation pour sortir. Il y resta donc pendant toute la soirée.
Une autre vieille fille, amie de Birotteau, nommée mademoiselle Salomon de Villenoix, vint le voir2 Le texte de l’édition Furne est « soir » : nous corrigeons cette coquille introduite dans l’édition Béchet (1834) en « voir », conformément à l’édition originale Mame-Delaunay (1832). . Mademoiselle Gamard eut alors la joie d’organiser chez elle une partie de boston. Le vicaire trouva, en se couchant, qu’il avait passé une très-agréable soirée. Ne connaissant encore que fort légèrement mademoiselle Gamard et l’abbé Troubert, il n’aperçut que la superficie de leurs caractères. Peu de personnes montrent tout d’abord leurs défauts à nu. Généralement, chacun tâche de se donner une écorce attrayante. L’abbé Birotteau conçut donc le charmant projet de consacrer ses soirées à mademoiselle Gamard, au lieu d’aller les passer au dehors. L’hôtesse avait, depuis quelques années, enfanté un désir qui se reproduisait plus fort de jour en jour. Ce désir, que forment les vieillards et même les jolies femmes, était devenu chez elle une passion semblable à celle de Birotteau pour l’appartement de son ami Chapeloud, et tenait au cœur de la vieille fille par les sentiments d’orgueil et d’égoïsme, d’envie et de vanité qui préexistent chez les gens du monde. Cette histoire est de tous les temps : il suffit d’étendre un peu le cercle étroit au fond duquel vont agir ces personnages pour trouver la raison coefficiente des événements qui arrivent dans les sphères les plus élevées de la société.
Mademoiselle Gamard passait alternativement ses soirées dans six ou huit maisons différentes. Soit qu’elle regrettât d’être obligée d’aller chercher le monde et se crût en droit, à son âge, d’en exiger quelque retour ; soit que son amour-propre eût été froissé de ne point avoir de société à elle ; soit enfin que sa vanité désirât les compliments et les avantages dont elle voyait jouir ses amies, toute son ambition était de rendre son salon le point d’une réunion vers laquelle chaque soir un certain nombre de personnes se dirigeassentavec plaisir. Quand Birotteau et son amie mademoiselle Salomon eurent passé quelques soirées chez elle, en compagnie du fidèle et patient abbé Troubert ; un soir, en sortant de Saint-Gatien, mademoiselle Gamard dit aux bonnes amies, de qui elle se considérait comme l’esclave jusqu’alors, que les personnes qui voulaient la voir pouvaient bien venir une fois par semaine chez elle où elle réunissait un nombre d’amis suffisant pour faire une partie de boston ; elle ne devait pas laisser seul l’abbé Birotteau, son nouveau pensionnaire ; mademoiselle Salomon n’avait pas [p. 16]encore manqué une seule soirée de la semaine ; elle appartenait à ses amis, et que… et que… etc., etc… Ses paroles furent d’autant plus humblement altières et abondamment doucereuses, que mademoiselle Salomon de Villenoix tenait à la société la plus aristocratique de Tours. Quoique mademoiselle Salomon vînt uniquement par amitié pour le vicaire, mademoiselle Gamard triomphait de l’avoir dans son salon, et se vit, grâce à l’abbé Birotteau, sur le point de faire réussir son grand dessein de former un cercle qui pût devenir aussi nombreux, aussi agréable que l’étaient ceux de madame de Listomère, de mademoiselle Merlin de La Blottière, et autres dévotes en possession de recevoir la société pieuse de Tours.
Mais, hélas ! l’abbé Birotteau fit avorter l’espoir de mademoiselle Gamard. Or, si tous ceux qui dans leur vie sont parvenus à jouir d’un bonheur souhaité long-temps, ont compris la joie que put avoir le vicaire en se couchant dans le lit de Chapeloud, ils devront aussi prendre une légère idée du chagrin que mademoiselle Gamard ressentit au renversement de son plan favori. Après avoir pendant six mois accepté son bonheur assez patiemment, Birotteau déserta le logis, entraînant avec lui mademoiselle Salomon. Malgré des efforts inouïs, l’ambitieuse Gamard avait à peine recruté cinq à six personnes, dont l’assiduité fut très-problématique, et il fallait au moins quatre gens fidèles pour constituer un boston. Elle fut donc forcée de faire amende honorable et de retourner chez ses anciennes amies, car les vieilles filles se trouvent en trop mauvaise compagnie avec elles-mêmes pour ne pas rechercher les agréments équivoques de la société.
La cause de cette désertion est facile à concevoir. Quoique le vicaire fût un de ceux auxquels le paradis doit un jour appartenir en vertu de l’arrêt :Bienheureux les pauvres d’esprit! il ne pouvait, comme beaucoup de sots, supporter l’ennui que lui causaient d’autres sots. Les gens sans esprit ressemblent aux mauvaises herbes qui se plaisent dans les bons terrains, et ils aiment d’autant plus être amusés qu’ils s’ennuient eux-mêmes. L’incarnation de l’ennui dont ils sont victimes, jointe au besoin qu’ils éprouvent de divorcer perpétuellement avec eux-mêmes, produit cette passion pour le mouvement, cette nécessité d’être toujours là où ils ne sont pas qui les distingue, ainsi que les êtres dépourvus de sensibilité et ceux dont la destinée est manquée, ou qui souffrent par leur faute. [p. 17]Sans trop sonder le vide, la nullité de mademoiselle Gamard, ni sans s’expliquer la petitesse de ses idées, le pauvre abbé Birotteau s’aperçut un peu tard, pour son malheur, des défauts qu’elle partageait avec toutes les vieilles filles et de ceux qui lui étaient particuliers. Le mal, chez autrui, tranche si vigoureusement sur le bien, qu’il nous frappe presque toujours la vue avant de nous blesser. Ce phénomène moral justifierait, au besoin, la pente qui nous porte plus ou moins vers la médisance. Il est, socialement parlant, si naturel de se moquer des imperfections d’autrui, que nous devrions pardonner le bavardage railleur que nos ridicules autorisent, et ne nous étonner que de la calomnie. Mais les yeux du bon vicaire n’étaient jamais à ce point d’optique qui permet aux gens du monde de voir et d’éviter promptement les aspérités du voisin ; il fut donc obligé, pour reconnaître les défauts de son hôtesse, de subir l’avertissement que donne la nature à toutes ses créations, la douleur !
Les vieilles filles n’ayant pas fait plier leur caractère et leur vie à une autre vie ni à d’autres caractères, comme l’exige la destinée de la femme, ont, pour la plupart, la manie de vouloir tout faire plier autour d’elles. Chez mademoiselle Gamard, ce sentiment dégénérait en despotisme ; mais ce despotisme ne pouvait se prendre qu’à de petites choses. Ainsi, entre mille exemples, le panier de fiches et de jetons posé sur la table de boston pour l’abbé Birotteau devait rester à la place où elle l’avait mis ; et l’abbé la contrariait vivement en le dérangeant, ce qui arrivait presque tous les soirs. D’où procédait cette susceptibilité stupidement portée sur des riens, et quel en était le but ? Personne n’eût pu le dire, mademoiselle Gamard ne le savait pas elle-même. Quoique très-mouton de sa nature, le nouveau pensionnaire n’aimait cependant pas plus que les brebis à sentir trop souvent la houlette, surtout quand elle est armée de pointes. Sans s’expliquer la haute patience de l’abbé Troubert, Birotteau voulut se soustraire au bonheur que mademoiselle Gamard prétendait lui assaisonner à sa manière, car elle croyait qu’il en était du bonheur comme de ses confitures ; mais le malheureux s’y prit assez maladroitement, par suite de la naïveté de son caractère. Cette séparation n’eut donc pas lieu sans bien des tiraillements et des picoteries auxquels l’abbé Birotteau s’efforça de ne pas se montrer sensible.
À l’expiration de la première année qui s’écoula sous le toit de [p. 18]mademoiselle Gamard, le vicaire avait repris ses anciennes habitudes en allant passer deux soirées par semaine chez madame de Listomère, trois chez mademoiselle Salomon, et les deux autres chez mademoiselle Merlin de La Blottière. Ces personnes appartenaient à la partie aristocratique de la société tourangelle, où mademoiselle Gamard n’était point admise. Aussi l’hôtesse fut-elle vivement outragée par l’abandon de l’abbé Birotteau, qui lui faisait sentir son peu de valeur : toute espèce de choix implique un mépris pour l’objet refusé.
– Monsieur Birotteau ne nous a pas trouvés assez aimables, dit l’abbé Troubert aux amis de mademoiselle Gamard lorsqu’elle fut obligée de renoncer à ses soirées. C’est un homme d’esprit, un gourmet ! Il lui faut du beau monde, du luxe, des conversations à saillies, les médisances de la ville.
Ces paroles amenaient toujours mademoiselle Gamard à justifier l’excellence de son caractère aux dépens de Birotteau.
– Il n’a pas déjà tant d’esprit, disait-elle. Sans l’abbé Chapeloud, il n’aurait jamais été reçu chez madame de Listomère. Oh ! j’ai bien perdu en perdant l’abbé Chapeloud. Quel homme aimable et facile à vivre ! Enfin, pendant douze ans, je n’ai pas eu la moindre difficulté ni le moindre désagrément avec lui.
Mademoiselle Gamard fit de l’abbé Birotteau un portrait si peu flatteur, que l’innocent pensionnaire passa dans cette société bourgeoise, secrètement ennemie de la société aristocratique, pour un homme essentiellement difficultueux et très difficile à vivre. Puis la vieille fille eut, pendant quelques semaines, le plaisir de s’entendre plaindre par ses amies, qui, sans penser un mot de ce qu’elles disaient, ne cessèrent de lui répéter : – Comment vous, si douce et si bonne, avez-vous inspiré de la répugnance… Ou : – Consolez-vous, ma chère mademoiselle Gamard, vous êtes si bien connue que… etc.
Mais, enchantées d’éviter une soirée par semaine dans le Cloître, l’endroit le plus désert, le plus sombre et le plus éloigné du centre qu’il y ait à Tours, toutes bénissaient le vicaire.
Entre personnes sans cesse en présence, la haine et l’amour vont toujours croissant : on trouve à tout moment des raisons pour s’aimer ou se haïr mieux. Aussi l’abbé Birotteau devint-il insupportable à mademoiselle Gamard. Dix-huit mois après l’avoir pris en pension, au moment où le bonhomme croyait voir la paix du [p. 19]contentement dans le silence de la haine, et s’applaudissait d’avoir sutrès-bien corderavec la vieille fille, pour se servir de son expression, il fut pour elle l’objet d’une persécution sourde et d’une vengeance froidement calculée. Les quatre circonstances capitales de la porte fermée, des pantoufles oubliées, du manque de feu, du bougeoir porté chez lui, pouvaient seules lui révéler cette inimitié terrible dont les dernières conséquences ne devaient le frapper qu’au moment où elles seraient irréparables. Tout en s’endormant, le bon vicaire se creusait donc, mais inutilement, la cervelle, et certes il en sentait bien vite le fond, pour s’expliquer la conduite singulièrement impolie de mademoiselle Gamard. En effet, ayant agi jadis très-logiquement en obéissant aux lois naturelles de son égoïsme, il lui était impossible de deviner ses torts envers son hôtesse.
Si les choses grandes sont simples à comprendre, faciles à exprimer, les petitesses de la vie veulent beaucoup de détails. Les événements qui constituent en quelque sorte l’avant-scène de ce drame bourgeois, mais où les passions se retrouvent tout aussi violentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts, exigeaient cette longue introduction, et il eût été difficile à un historien exact d’en resserrer les minutieux développements.
Le lendemain matin, en s’éveillant, Birotteau pensa si fortement à son canonicat qu’il ne songeait plus aux quatre circonstances dans lesquelles il avait aperçu, la veille, les sinistres pronostics d’un avenir plein de malheurs. Le vicaire n’était pas homme à se lever sans feu, il sonna pour avertir Marianne de son réveil et la faire venir chez lui : puis il resta, selon son habitude, plongé dans les rêvasseries somnolescentes pendant lesquelles la servante avait coutume, en lui embrasant la cheminée, de l’arracher doucement à ce dernier sommeil par les bourdonnements de ses interpellations et de ses allures, espèce de musique qui lui plaisait. Une demi-heure se passa sans que Marianne eût paru. Le vicaire, à moitié chanoine, allait sonner de nouveau, quand il laissa le cordon de sa sonnette en entendant le bruit d’un pas d’homme dans l’escalier. En effet, l’abbé Troubert, après avoir discrètement frappé à la porte, entra sur l’invitation de Birotteau.
Cette visite, que les deux abbés se faisaient assez régulièrement une fois par mois l’un à l’autre, ne surprit point le vicaire. Le chanoine s’étonna, dès l’abord, que Marianne n’eût pas encore allumé [p. 20]le feu de son quasi-collègue. Il ouvrit une fenêtre, appela Marianne d’une voix rude, lui dit de venir chez Birotteau ; puis, se retournant vers son frère : – Si mademoiselle apprenait que vous n’avez pas de feu, elle gronderait Marianne.
Après cette phrase, il s’enquit de la santé de Birotteau, et lui demanda d’une voix douce s’il avait quelques nouvelles récentes qui lui fissent espérer d’être nommé chanoine. Le vicaire lui expliqua ses démarches, et lui dit naïvement quelles étaient les personnes auprès desquelles madame de Listomère agissait, ignorant que Troubert n’avait jamais su pardonner à cette dame de ne pas l’avoir admis chez elle, lui, l’abbé Troubert, déjà deux fois désigné pour être vicaire-général du diocèse.
Il était impossible de rencontrer deux figures qui offrissent autant de contrastes qu’en présentaient celles de ces deux abbés. Troubert, grand et sec, avait un teint jaune et bilieux, tandis que le vicaire était ce qu’on appelle familièrement grassouillet. Ronde et rougeaude, la figure de Birotteau peignait une bonhomie sans idées ; tandis que celle de Troubert, longue et creusée par des rides profondes, contractait en certains moments une expression pleine d’ironie ou de dédain : mais il fallait cependant l’examiner avec attention pour y découvrir ces deux sentiments. Le chanoine restait habituellement dans un calme parfait, en tenant ses paupières presque toujours abaissées sur deux yeux orangés dont le regard devenait à son gré clair et perçant. Des cheveux roux complétaient cette sombre physionomie, sans cesse obscurcie par le voile que de graves méditations jettent sur les traits. Plusieurs personnes avaient pu d’abord le croire absorbé par une haute et profonde ambition ; mais celles qui prétendaient le mieux connaître avaient fini par détruire cette opinion en le montrant hébété par le despotisme de mademoiselle Gamard, ou fatigué par de trop longs jeûnes. Il parlait rarement et ne riait jamais. Quand il lui arrivait d’être agréablement ému, il lui échappait un sourire faible qui se perdait dans les plis de son visage. Birotteau était, au contraire, tout expansion, tout franchise, aimait les bons morceaux, et s’amusait d’une bagatelle avec la simplicité d’un homme sans fiel ni malice. L’abbé Troubert causait, à la première vue, un sentiment de terreur involontaire, tandis que le vicaire arrachait un sourire doux à ceux qui le voyaient. Quand, à travers les arcades et les nefs de Saint-Gatien, le haut chanoine marchait d’un pas solennel, le front [p. 21] incliné, l’œil sévère, il excitait le respect : sa figure cambrée était en harmonie avec les voussures jaunes de la cathédrale, les plis de sa soutane avaient quelque chose de monumental, digne de la statuaire. Mais le bon vicaire y circulait sans gravité, trottait, piétinait en paraissant rouler sur lui-même. Ces deux hommes avaient néanmoins une ressemblance. De même que l’air ambitieux de Troubert, en donnant lieu de le redouter, avait contribué peut-être à le faire condamner au rôle insignifiant de simple chanoine, le caractère et la tournure de Birotteau semblaient le vouer éternellement au vicariat de la cathédrale. Cependant l’abbé Troubert, arrivé à l’âge de cinquante ans, avait tout à fait dissipé, par la mesure de sa conduite, par l’apparence d’un manque total d’ambition et par sa vie toute sainte, les craintes que sa capacité soupçonnée et son terrible extérieur avaient inspirées à ses supérieurs. Sa santé s’étant même gravement altérée depuis un an, sa prochaine élévation au vicariat-général de l’archevêché paraissait probable. Ses compétiteurs eux-mêmes souhaitaient sa nomination, afin de pouvoir mieux préparer la leur pendant le peu de jours qui lui seraient accordés par une maladie devenue chronique. Loin d’offrir les mêmes espérances, le triple menton de Birotteau présentait aux concurrents qui lui disputaient son canonicat les symptômes d’une santé florissante, et sa goutte leur semblait être, suivant le proverbe, une assurance de longévité. L’abbé Chapeloud, homme d’un grand sens, et que son amabilité avait toujours fait rechercher par les gens de bonne compagnie et par les différents chefs de la métropole, s’était toujours opposé, mais secrètement et avec beaucoup d’esprit, à l’élévation de l’abbé Troubert ; il lui avait même très-adroitement interdit l’accès de tous les salons où se réunissait la meilleure société de Tours, quoique pendant sa vie Troubert l’eût traité sans cesse avec un grand respect, en lui témoignant en toute occasion la plus haute déférence. Cette constante soumission n’avait pu changer l’opinion du défunt chanoine qui, pendant sa dernière promenade, disait encore à Birotteau : – Défiez-vous de ce grand sec de Troubert ! C’est Sixte-Quint réduit aux proportions de l’Évêché. Tel était l’ami, le commensal de mademoiselle Gamard, qui venait, le lendemain même du jour où elle avait pour ainsi dire déclaré la guerre au pauvre Birotteau, le visiter et lui donner des marques d’amitié.
– Il faut excuser Marianne, dit le chanoine en la voyant entrer. Je pense qu’elle a commencé par venir chez moi. Mon appartement [p. 22]est très-humide, et j’ai beaucoup toussé pendant toute la nuit. – Vous êtes très-sainement ici, ajouta-t-il en regardant les corniches.
– Oh ! je suis ici en chanoine, répondit Birotteau en souriant.
– Et moi en vicaire, répliqua l’humble prêtre.
– Oui, mais vous logerez bientôt à l’Archevêché, dit le bon prêtre qui voulait que tout le monde fût heureux.
– Oh ! ou dans le cimetière. Mais que la volonté de Dieu soit faite ! Et Troubert leva les yeux au ciel par un mouvement de résignation. – Je venais, ajouta-t-il, vous prier de me prêter lepouillerdes évêques. Il n’y a que vous à Tours qui ayez cet ouvrage.
– Prenez-le dans ma bibliothèque, répondit Birotteau que la dernière phrase du chanoine fit ressouvenir de toutes les jouissances de sa vie.
Le grand chanoine passa dans la bibliothèque, et y resta pendant le temps que le vicaire mit à s’habiller. Bientôt la cloche du déjeuner se fit entendre, et le goutteux pensant que, sans la visite de Troubert, il n’aurait pas eu de feu pour se lever, se dit : – C’est un bon homme !
Les deux prêtres descendirent ensemble, armés chacun d’un énormein-folio, qu’ils posèrent sur une des consoles de la salle à manger.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda d’une voix aigre mademoiselle Gamard en s’adressant à Birotteau. J’espère que vous n’allez pas encombrer ma salle à manger de vos bouquins.
– C’est des livres dont j’ai besoin, répondit l’abbé Troubert, monsieur le vicaire a la complaisance de me les prêter.
– J’aurais dû deviner cela, dit-elle en laissant échapper un sourire de dédain. Monsieur Birotteau ne lit pas souvent dans ces gros livres-là.
– Comment vous portez-vous, mademoiselle ? reprit le pensionnaire d’une voix flûtée.
– Mais pas très-bien, répondit-elle sèchement. Vous êtes cause que j’ai été réveillée hier pendant mon premier sommeil, et toute ma nuit s’en est ressentie. En s’asseyant, mademoiselle Gamard ajouta : – Messieurs, le lait va se refroidir.
Stupéfait d’être si aigrement accueilli par son hôtesse quand il en attendait des excuses, mais effrayé, comme le sont les gens timides, par la perspective d’une discussion, surtout quand ils en sont l’objet, le pauvre vicaire s’assit en silence. Puis, en [p. 23]reconnaissant dans le visage de mademoiselle Gamard les symptômes d’une mauvaise humeur apparente, il resta constamment en guerre avec sa raison, qui lui ordonnait de ne pas souffrir le manque d’égards de son hôtesse, tandis que son caractère le portait à éviter une querelle. En proie à cette angoisse intérieure, Birotteau commença par examiner sérieusement les grandes hachures vertes peintes sur le gros taffetas ciré que, par un usage immémorial, mademoiselle Gamard laissait pendant le déjeuner sur la table, sans avoir égard ni aux bords usés ni aux nombreuses cicatrices de cette couverture. Les deux pensionnaires se trouvaient établis, chacun dans un fauteuil de canne, en face l’un de l’autre, à chaque bout de cette table royalement carrée, dont le centre était occupé par l’hôtesse, et qu’elle dominait du haut de sa chaise à patins, garnie de coussins et adossée au poêle de la salle à manger. Cette pièce et le salon commun étaient situés au rez-de-chaussée, sous la chambre et le salon de l’abbé Birotteau. Lorsque le vicaire eut reçu de mademoiselle Gamard sa tasse de café sucrée, il fut glacé du profond silence dans lequel il allait accomplir l’acte si habituellement gai de son déjeuner. Il n’osait regarder ni la figure aride de Troubert, ni le visage menaçant de la vieille fille, et se tourna par contenance vers un gros carlin chargé d’embonpoint, qui, couché sur un coussin près du poêle, n’en bougeait jamais, trouvant toujours à sa gauche un petit plat rempli de friandises, et à sa droite un bol plein d’eau claire.
– Eh ! bien, mon mignon, lui dit-il, tu attends ton café.
Ce personnage, l’un des plus importants au logis, mais peu gênant en ce qu’il n’aboyait plus et laissait la parole à sa maîtresse, leva sur Birotteau ses petits yeux perdus sous les plis formés dans son masque par la graisse, puis il les referma sournoisement. Pour comprendre la souffrance du pauvre vicaire, il est nécessaire de dire que, doué d’une loquacité vide et sonore comme le retentissement d’un ballon, il prétendait, sans avoir jamais pu donner aux médecins une seule raison de son opinion, que les paroles favorisaient la digestion. Mademoiselle, qui partageait cette doctrine hygiénique, n’avait pas encore manqué, malgré leur mésintelligence, à causer pendant les repas ; mais, depuis plusieurs matinées, le vicaire avait usé vainement son intelligence à lui faire des questions insidieuses pour parvenir à lui délier la langue. Si les bornes étroites dans lesquelles se renferme cette histoire avaient permis de rapporter une seule de [p. 24]ces conversations qui excitaient presque toujours le sourire amer et sardonique de l’abbé Troubert, elle eût offert une peinture achevée de la vie béotienne des provinciaux. Quelques gens d’esprit n’apprendraient peut-être pas sans plaisir les étranges développements que l’abbé Birotteau et mademoiselle Gamard donnaient à leurs opinions personnelles sur la politique, la religion et la littérature. Il y aurait certes quelque chose de comique à exposer : soit les raisons qu’ils avaient tous deux de douter sérieusement, en 1826, de la mort de Napoléon ; soit les conjectures qui les faisaient croire à l’existence de Louis XVII, sauvé dans le creux d’une grosse bûche. Qui n’eût pas ri de les entendre établissant, par des raisons bien évidemment à eux, que le roi de France disposait seul de tous les impôts, que les Chambres étaient assemblées pour détruire le clergé, qu’il était mort plus de treize cent mille personnes sur l’échafaud pendant la révolution ? Puis ils parlaient de la Presse sans connaître le nombre des journaux, sans avoir la moindre idée de ce qu’était cet instrument moderne. Enfin, monsieur Birotteau écoutait avec attention mademoiselle Gamard, quand elle disait qu’un homme nourri d’un œuf chaque matin devait infailliblement mourir à la fin de l’année, et que cela s’était vu ; qu’un petit pain mollet, mangé sans boire pendant quelques jours, guérissait de la sciatique ; que tous les ouvriers qui avaient travaillé à la démolition de l’abbaye Saint-Martin étaient morts dans l’espace de six mois ; que certain préfet avait fait tout son possible, sous Bonaparte, pour ruiner les tours de Saint-Gatien, et mille autres contes absurdes.
Mais en ce moment Birotteau se sentit la langue morte, il se résigna donc à manger sans entamer la conversation. Bientôt il trouva ce silence dangereux pour son estomac et dit hardiment : – Voilà du café excellent ! Cet acte de courage fut complétement inutile. Après avoir regardé le ciel par le petit espace qui séparait, au-dessus du jardin, les deux arcs-boutants noirs de Saint-Gatien, le vicaire eut encore le courage de dire : – Il fera plus beau aujourd’hui qu’hier…
À ce propos, mademoiselle Gamard se contenta de jeter la plus gracieuse de ses œillades à l’abbé Troubert, et reporta ses yeux empreints d’une sévérité terrible sur Birotteau, qui heureusement avait baissé les siens.
Nulle créature du genre féminin n’était plus capable que mademoiselle Sophie Gamard de formuler la nature élégiaque de la vieille [p. 25]fille ; mais, pour bien peindre un être dont le caractère prête un intérêt immense aux petits événements de ce drame, et à la vie antérieure des personnages qui en sont les acteurs, peut-être faut-il résumer ici les idées dont l’expression se trouve chez la vieille fille : la vie habituelle fait l’âme, et l’âme fait la physionomie. Si tout, dans la société comme dans le monde, doit avoir une fin, il y a certes ici-bas quelques existences dont le but et l’utilité sont inexplicables. La morale et l’économie politique repoussent également l’individu qui consomme sans produire, qui tient une place sur terre sans répandre autour de lui ni bien ni mal ; car le mal est sans doute un bien dont les résultats ne se manifestent pas immédiatement. Il est rare que les vieilles filles ne se rangent pas d’elles-mêmes dans la classe de ces êtres improductifs. Or, si la conscience de son travail donne à l’être agissant un sentiment de satisfaction qui l’aide à supporter la vie, la certitude d’être à charge ou même inutile doit produire un effet contraire, et inspirer pour lui-même à l’être inerte le mépris qu’il excite chez les autres. Cette dure réprobation sociale est une des causes qui, à l’insu des vieilles filles, contribuent à mettre dans leurs âmes le chagrin qu’expriment leurs figures. Un préjugé dans lequel il y a du vrai peut-être jette constamment partout, et en France encore plus qu’ailleurs, une grande défaveur sur la femme avec laquelle personne n’a voulu ni partager les biens ni supporter les maux de la vie. Or, il arrive pour les filles un âge où le monde, à tort ou à raison, les condamne sur le dédain dont elles sont victimes. Laides, la bonté de leur caractère devait racheter les imperfections de la nature ; jolies, leur malheur a dû être fondé sur des causes graves. On ne sait lesquelles, des unes ou des autres, sont les plus dignes de rebut. Si leur célibat a été raisonné, s’il est un vœu d’indépendance, ni les hommes, ni les mères ne leur pardonnent d’avoir menti au dévouement de la femme, en s’étant refusées aux passions qui rendent leur sexe si touchant : renoncer à ses douleurs, c’est en abdiquer la poésie, et ne plus mériter les douces consolations auxquelles une mère a toujours d’incontestables droits. Puis les sentiments généreux, les qualités exquises de la femme ne se développent que par leur constant exercice ; en restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. Ces idées germent dans leur cœur aussi [p. 26]naturellement que les effets de leur triste vie se reproduisent dans leurs traits. Donc elles se flétrissent, parce que l’expansion constante ou le bonheur qui épanouit la figure des femmes et jette tant de mollesse dans leurs mouvements n’a jamais existé chez elles. Puis elles deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. En effet, avant de s’en prendre à elle-même de son isolement, une fille en accuse long-temps le monde. De l’accusation à un désir de vengeance, il n’y a qu’un pas. Enfin, la mauvaise grâce répandue sur leurs personnes est encore un résultat nécessaire de leur vie. N’ayant jamais senti le besoin de plaire, l’élégance, le bon goût leur restent étrangers. Elles ne voient qu’elles en elles-mêmes. Ce sentiment les porte insensiblement à choisir les choses qui leur sont commodes, au détriment de celles qui peuvent être agréables à autrui. Sans se bien rendre compte de leur dissemblance avec les autres femmes, elles finissent par l’apercevoir et par en souffrir. La jalousie est un sentiment indélébile dans les cœurs féminins. Les vieilles filles sont donc jalouses à vide, et ne connaissent que les malheurs de la seule passion que les hommes pardonnent au beau sexe, parce qu’elle les flatte. Ainsi, torturées dans tous leurs vœux, obligées de se refuser aux développements de leur nature, les vieilles filles éprouvent toujours une gêne intérieure à laquelle elles ne s’habituent jamais. N’est-il pas dur à tout âge, surtout pour une femme, de lire sur les visages un sentiment de répulsion, quand il est dans sa destinée de n’éveiller autour d’elle, dans les cœurs, que des sensations gracieuses ? Aussi le regard d’une vieille fille est-il toujours oblique, moins par modestie que par peur et honte. Ces êtres ne pardonnent pas à la société leur position fausse, parce qu’ils ne se la pardonnent pas à eux-mêmes. Or, il est impossible à une personne perpétuellement en guerre avec elle, ou en contradiction avec la vie, de laisser les autres en paix, et de ne pas envier leur bonheur. Ce monde d’idées tristes était tout entier dans les yeux gris et ternes de mademoiselle Gamard ; et le large cercle noir par lequel ils étaient bordés, accusait les longs combats de sa vie solitaire. Toutes les rides de son visage étaient droites. La charpente de son front, de sa tête et de ses joues avait les caractères de la rigidité, de la sécheresse. Elle laissait pousser, sans aucun souci, les poils jadis bruns de quelques signes parsemés sur son menton. Ses lèvres minces couvraient à peine des dents trop longues qui ne [p. 27]manquaient pas de blancheur. Brune, ses cheveux jadis noirs avaient été blanchis par d’affreuses migraines. Cet accident la contraignait à porter un tour ; mais ne sachant pas le mettre de manière à en dissimuler la naissance, il existait souvent de légers interstices entre le bord de son bonnet et le cordon noir qui soutenait cette demi-perruque assez mal bouclée. Sa robe, de taffetas en été, de mérinos en hiver, mais toujours de couleur carmélite, serrait un peu trop sa taille disgracieuse et ses bras maigres. Sans cesse rabattue, sa collerette laissait voir un cou dont la peau rougeâtre était aussi artistement rayée que peut l’être une feuille de chêne vue dans la lumière. Son origine expliquait assez bien les malheurs de sa conformation. Elle était fille d’un marchand de bois, espèce de paysan parvenu. À dix-huit ans, elle avait pu être fraîche et grasse, mais il ne lui restait aucune trace ni de la blancheur de teint ni des jolies couleurs qu’elle se vantait d’avoir eues. Les tons de sa chair avaient contracté la teinte blafarde assez commune chez les dévotes. Son nez aquilin était celui de tous les traits de sa figure qui contribuait le plus à exprimer le despotisme de ses idées, de même que la forme plate de son front trahissait l’étroitesse de son esprit. Ses mouvements avaient une soudaineté bizarre qui excluait toute grâce ; et rien qu’à la voir tirant son mouchoir de son sac pour se moucher à grand bruit, vous eussiez deviné son caractère et ses mœurs. D’une taille assez élevée, elle se tenait très-droit, et justifiait l’observation d’un naturaliste qui a physiquement expliqué la démarche de toutes les vieilles filles en prétendant que leurs jointures se soudent. Elle marchait sans que le mouvement se distribuât également dans sa personne, de manière à produire ces ondulations si gracieuses, si attrayantes chez les femmes ; elle allait, pour ainsi dire, d’une seule pièce, en paraissant surgir, à chaque pas, comme la statue du Commandeur. Dans ses moments de bonne humeur, elle donnait à entendre, comme le font toutes les vieilles filles, qu’elle aurait bien pu se marier, mais elle s’était heureusement aperçue à temps de la mauvaise foi de son amant, et faisait ainsi, sans le savoir, le procès à son cœur en faveur de son esprit de calcul.
Cette figure typique du genrevieille filleétait très-bien encadrée par les grotesques inventions d’un papier verni représentant des paysages turcs qui ornaient les murs de la salle à manger. Mademoiselle Gamard se tenait habituellement dans cette pièce décorée de deux consoles et d’un baromètre. À la place adoptée par chaque [p. 28]abbé se trouvait un petit coussin en tapisserie dont les couleurs étaient passées. Le salon commun où elle recevait était digne d’elle. Il sera bientôt connu en faisant observer qu’il se nommaitle salon jaune: les draperies en étaient jaunes, le meuble et la tenture jaunes ; sur la cheminée garnie d’une glace à cadre doré, des flambeaux et une pendule en cristal jetaient un éclat dur à l’œil. Quant au logement particulier de mademoiselle Gamard, il n’avait été permis à personne d’y pénétrer. L’on pouvait seulement conjecturer qu’il était rempli de ces chiffons, de ces meubles usés, de ces espèces de haillons dont s’entourent toutes les vieilles filles, et auxquels elles tiennent tant.
Telle était la personne destinée à exercer la plus grande influence sur les derniers jours de l’abbé Birotteau.
Faute d’exercer, selon les vœux de la nature, l’activité donnée à la femme, et par la nécessité où elle était de la dépenser, cette vieille fille l’avait transportée dans les intrigues mesquines, les caquetages de province et les combinaisons égoïstes dont finissent par s’occuper exclusivement toutes les vieilles filles. Birotteau, pour son malheur, avait développé chez Sophie Gamard les seuls sentiments qu’il fût possible à cette pauvre créature d’éprouver, ceux de la haine qui, latents jusqu’alors, par suite du calme et de la monotonie d’une vie provinciale dont pour elle l’horizon s’était encore rétréci, devaient acquérir d’autant plus d’intensité qu’ils allaient s’exercer sur de petites choses et au milieu d’une sphère étroite. Birotteau était de ces gens qui sont prédestinés à tout souffrir, parce que, ne sachant rien voir, ils ne peuvent rien éviter : tout leur arrive.
– Oui, il fera beau, répondit après un moment le chanoine qui parut sortir de sa rêverie et vouloir pratiquer les lois de la politesse.
Birotteau, effrayé du temps qui s’écoula entre la demande et la réponse, car il avait, pour la première fois de sa vie, pris son café sans parler, quitta la salle à manger où son cœur était serré comme dans un étau. Sentant sa tasse de café pesante sur son estomac, il alla se promener tristement dans les petites allées étroites et bordées de buis qui dessinaient une étoile dans le jardin. Mais en se retournant, après le premier tour qu’il y fit, il vit sur le seuil de la porte du salon mademoiselle Gamard et l’abbé Troubert plantés silencieusement : lui, les bras croisés et immobile comme la statue d’un [p. 29]tombeau ; elle, appuyée sur la porte-persienne. Tous deux semblaient, en le regardant, compter le nombre de ses pas. Rien n’est déjà plus gênant pour une créature naturellement timide que d’être l’objet d’un examen curieux ; mais s’il est fait par les yeux de la haine, l’espèce de souffrance qu’il cause se change en un martyre intolérable. Bientôt l’abbé Birotteau s’imagina qu’il empêchait mademoiselle Gamard et le chanoine de se promener. Cette idée, inspirée tout à la fois par la crainte et par la bonté, prit un tel accroissement qu’elle lui fit abandonner la place. Il s’en alla, ne pensant déjà plus à son canonicat, tant il était absorbé par la désespérante tyrannie de la vieille fille. Il trouva par hasard, et heureusement pour lui, beaucoup d’occupation à Saint-Gatien, où il y eut plusieurs enterrements, un mariage et deux baptêmes. Il put alors oublier ses chagrins. Quand son estomac lui annonça l’heure du dîner, il ne tira pas sa montre sans effroi, en voyant quatre heures et quelques minutes. Il connaissait la ponctualité de mademoiselle Gamard, il se hâta donc de se rendre au logis.
Il aperçut dans la cuisine le premier service desservi. Puis, quand il arriva dans la salle à manger, la vieille fille lui dit d’un son de voix où se peignaient également l’aigreur d’un reproche et la joie de trouver son pensionnaire en faute : – Il est quatre heures et demie, monsieur Birotteau. Vous savez que nous ne devons pas nous attendre.
Le vicaire regarda le cartel de la salle à manger, et la manière dont était posée l’enveloppe de gaze destinée à le garantir de la poussière, lui prouva que son hôtesse l’avait remonté pendant la matinée, en se donnant le plaisir de le faire avancer sur l’horloge de Saint-Gatien. Il n’y avait pas d’observation possible. L’expression verbale du soupçon conçu par le vicaire eût causé la plus terrible et la mieux justifiée des explosions éloquentes que mademoiselle Gamard sût, comme toutes les femmes de sa classe, faire jaillir en pareil cas. Les mille et une contrariétés qu’une servante peut faire subir à son maître, ou une femme à son mari dans les habitudes privées de la vie, furent devinées par mademoiselle Gamard, qui en accabla son pensionnaire. La manière dont elle se plaisait à ourdir ses conspirations contre le bonheur domestique du pauvre prêtre portèrent l’empreinte du génie le plus profondément malicieux. Elle s’arrangea pour ne jamais paraître avoir tort.
Huit jours après le moment où ce récit commence, l’habitation [p. 30]de cette maison, et les relations que l’abbé Birotteau avait avec mademoiselle Gamard, lui révélèrent une trame ourdie depuis six mois. Tant que la vieille fille avait sourdement exercé sa vengeance, et que le vicaire avait pu s’entretenir volontairement dans l’erreur, en refusant de croire à des intentions malveillantes, le mal moral avait fait peu de progrès chez lui. Mais, depuis l’affaire du bougeoir remonté, de la pendule avancée, Birotteau ne pouvait plus douter qu’il ne vécût sous l’empire d’une haine dont l’œil était toujours ouvert sur lui. Il arriva dès lors rapidement au désespoir, en apercevant, à toute heure, les doigts crochus et effilés de mademoiselle Gamard prêts à s’enfoncer dans son cœur. Heureuse de vivre par un sentiment aussi fertile en émotions que l’est celui de la vengeance, la vieille fille se plaisait à planer, à peser sur le vicaire, comme un oiseau de proie plane et pèse sur un mulot avant de le dévorer. Elle avait conçu depuis long-temps un plan que le prêtre abasourdi ne pouvait deviner, et qu’elle ne tarda pas à dérouler, en montrant le génie que savent déployer, dans les petites choses, les personnes solitaires dont l’âme, inhabile à sentir les grandeurs de la piété vraie, s’est jetée dans les minuties de la dévotion. Dernière, mais affreuse aggravation de peine ! La nature de ses chagrins interdisait à Birotteau, homme d’expansion, aimant à être plaint et consolé, la petite douceur de les raconter à ses amis. Le peu de tact qu’il devait à sa timidité lui faisait redouter de paraître ridicule en s’occupant de pareilles niaiseries. Et cependant ces niaiseries composaient toute son existence, sa chère existence pleine d’occupations dans le vide et de vide dans les occupations ; vie terne et grise où les sentiments trop forts étaient des malheurs, où l’absence de toute émotion était une félicité. Le paradis du pauvre prêtre se changea donc subitement en enfer. Enfin, ses souffrances devinrent intolérables. La terreur que lui causait la perspective d’une explication avec mademoiselle Gamard s’accrut de jour en jour ; et le malheur secret qui flétrissait les heures de sa vieillesse, altéra sa santé. Un matin, en mettant ses bas bleus chinés, il reconnut une perte de huit lignes dans la circonférence de son mollet. Stupéfait de ce diagnostic si cruellement irrécusable, il résolut de faire une tentative auprès de l’abbé Troubert, pour le prier d’intervenir officieusement entre mademoiselle Gamard et lui.
En se trouvant en présence de l’imposant chanoine, qui, pour [p. 31]le recevoir dans une chambre nue, quitta promptement un cabinet plein de papiers où il travaillait sans cesse, et où ne pénétrait personne, le vicaire eut presque honte de parler des taquineries de mademoiselle Gamard à un homme qui lui paraissait si sérieusement occupé. Mais après avoir subi toutes les angoisses de ces délibérations intérieures que les gens humbles, indécis ou faibles éprouvent même pour des choses sans importance, il se décida, non sans avoir le cœur grossi par des pulsations extraordinaires, à expliquer sa position à l’abbé Troubert. Le chanoine écouta d’un air grave et froid, essayant, mais en vain, de réprimer certains sourires qui, peut-être, eussent révélé les émotions d’un contentement intime à des yeux intelligents. Une flamme parut s’échapper de ses paupières lorsque Birotteau lui peignit, avec l’éloquence que donnent les sentiments vrais, la constante amertume dont il était abreuvé ; mais Troubert mit la main au-dessus de ses yeux par un geste assez familier aux penseurs, et garda l’attitude de dignité qui lui était habituelle. Quand le vicaire eut cessé de parler, il aurait été bien embarrassé s’il avait voulu chercher sur la figure de Troubert, alors marbrée par des taches plus jaunes encore que ne l’était ordinairement son teint bilieux, quelques traces des sentiments qu’il avait dû exciter chez ce prêtre mystérieux. Après être resté pendant un moment silencieux, le chanoine fit une de ces réponses dont toutes les paroles devaient être long-temps étudiées pour que leur portée fût entièrement mesurée, mais qui, plus tard, prouvaient aux gens réfléchis l’étonnante profondeur de son âme et la puissance de son esprit. Enfin, il accabla Birotteau en lui disant : que « ces choses l’étonnaient d’autant plus, qu’il ne s’en serait jamais aperçu sans la confession de son frère ; il attribuait ce défaut d’intelligence à ses occupations sérieuses, à ses travaux, et à la tyrannie de certaines pensées élevées qui ne lui permettaient pas de regarder aux détails de la vie. » Il lui fit observer, mais sans avoir l’air de vouloir censurer la conduite d’un homme dont l’âge et les connaissances méritaient son respect, que « jadis les solitaires songeaient rarement à leur nourriture, à leur abri, au fond des thébaïdes où ils se livraient à de saintes contemplations », et que, « de nos jours, le prêtre pouvait par la pensée se faire partout une thébaïde. » Puis, revenant à Birotteau, il ajouta : que « ces discussions étaient tout nouvelles pour lui. Pendant douze années, rien de semblable n’avait eu lieu entre mademoiselle Gamard et le [p. 32]vénérable abbé Chapeloud. Quant à lui, sans doute, il pouvait bien, ajouta-t-il, devenir l’arbitre entre le vicaire et leur hôtesse, parce que son amitié pour elle ne dépassait pas les bornes imposées par les lois de l’Église à ses fidèles serviteurs ; mais alors la justice exigeait qu’il entendît aussi mademoiselle Gamard. » – Que, d’ailleurs, il ne trouvait rien de changé en elle ; qu’il l’avait toujours vue ainsi ; qu’il s’était volontiers soumis à quelques-uns de ses caprices, sachant que cette respectable demoiselle était la bonté, la douceur même ; qu’il fallait attribuer les légers changements de son humeur aux souffrances causées par une pulmonie dont elle ne parlait pas, et à laquelle elle se résignait en vraie chrétienne… Il finit en disant au vicaire, que « pour peu qu’il restât encore quelques années auprès de mademoiselle, il saurait mieux l’apprécier, et reconnaître les trésors de cet excellent caractère. »
L’abbé Birotteau sortit confondu. Dans la nécessité fatale où il se trouvait de ne prendre conseil que de lui-même, il jugea mademoiselle Gamard d’après lui. Le bonhomme crut, en s’absentant pendant quelques jours, éteindre, faute d’aliment, la haine que lui portait cette fille. Donc il résolut d’aller, comme jadis, passer plusieurs jours à une campagne où madame de Listomère se rendait à la fin de l’automne, époque à laquelle le ciel est ordinairement pur et doux en Touraine. Pauvre homme ! il accomplissait précisément les vœux secrets de sa terrible ennemie, dont les projets ne pouvaient être déjoués que par une patience de moine ; mais, ne devinant rien, ne sachant point ses propres affaires, il devait succomber comme un agneau, sous le premier coup du boucher.
Située sur la levée qui se trouve entre la ville de Tours et les hauteurs de Saint-Georges, exposée au midi, entourée de rochers, la propriété de madame de Listomère offrait les agréments de la campagne et tous les plaisirs de la ville. En effet, il ne fallait pas plus de dix minutes pour venir du pont de Tours à la porte de cette maison, nomméel’Alouette; avantage précieux dans un pays où personne ne veut se déranger pour quoi que ce soit, même pour aller chercher un plaisir. L’abbé Birotteau était à l’Alouette depuis environ dix jours, lorsqu’un matin, au moment du déjeuner, le concierge vint lui dire que monsieur Caron désirait lui parler. Monsieur Caron était un avocat chargé des affaires de mademoiselle Gamard. Birotteau ne s’en souvenant pas et ne se connaissant aucun point litigieux à démêler avec qui que ce fût au monde, [p. 33]quitta la table en proie à une sorte d’anxiété pour chercher l’avocat : il le trouva modestement assis sur la balustrade d’une terrasse.
– L’intention où vous êtes de ne plus loger chez mademoiselle Gamard étant devenue évidente… dit l’homme d’affaires.
– Eh ! monsieur, s’écria l’abbé Birotteau en interrompant, je n’ai jamais pensé à la quitter.
– Cependant, monsieur, reprit l’avocat, il faut bien que vous vous soyez expliqué à cet égard avec mademoiselle, puisqu’elle m’envoie à la fin de savoir si vous restez long-temps à la campagne. Le cas d’une longue absence, n’ayant pas été prévu dans vos conventions, peut donner matière à contestation. Or, mademoiselle Gamard entendant que votre pension…
– Monsieur, dit Birotteau surpris et interrompant encore l’avocat, je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’employer des voies presque judiciaires pour…
– Mademoiselle Gamard, qui veut prévenir toute difficulté, dit monsieur Caron, m’a envoyé pour m’entendre avec vous.
– Eh ! bien, si vous voulez avoir la complaisance de revenir demain, reprit encore l’abbé Birotteau, j’aurai consulté de mon côté.
– Soit, dit Caron en saluant.
Et le ronge-papiers se retira. Le pauvre vicaire, épouvanté de la persistance avec laquelle mademoiselle Gamard le poursuivait, rentra dans la salle à manger de madame de Listomère, en offrant une figure bouleversée. À son aspect, chacun de lui demander : – Que vous arrive-t-il donc, monsieur Birotteau ?…
L’abbé, désolé, s’assit sans répondre, tant il était frappé par les vagues images de son malheur. Mais, après le déjeuner, quand plusieurs de ses amis furent réunis dans le salon devant un bon feu, Birotteau leur raconta naïvement les détails de son aventure. Ses auditeurs, qui commençaient à s’ennuyer de leur séjour à la campagne, s’intéressèrent vivement à cette intrigue si bien en harmonie avec la vie de province. Chacun prit parti pour l’abbé contre la vieille fille.
– Comment ! lui dit madame de Listomère, ne voyez-vous pas clairement que l’abbé Troubert veut votre logement ?
Ici, l’historien serait en droit de crayonner le portrait de cette dame ; mais il a pensé que ceux mêmes auxquels le système de [p. 34]cognomologiede Sterne est inconnu, ne pourraient pas prononcer ces trois mots :madame de Listomère! sans se la peindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par la vieille élégance des mœurs monarchiques et classiques, par des manières polies ; bonne, mais un peu roide ; légèrement nasillarde ; se permettant la lecture de la Nouvelle Héloïse, la comédie, et se coiffant encore en cheveux.
– Il ne faut pas que l’abbé Birotteau cède à cette vieille tracassière ! s’écria monsieur de Listomère, lieutenant de vaisseau venu en congé chez sa tante. Si le vicaire a du cœur et veut suivre mes avis, il aura bientôt conquis sa tranquillité.
Enfin, chacun se mit à analyser les actions de mademoiselle Gamard avec la perspicacité particulière aux gens de province, auxquels on ne peut refuser le talent de savoir mettre à nu les motifs les plus secrets des actions humaines.
– Vous n’y êtes pas, dit un vieux propriétaire qui connaissait le pays. Il y a là-dessous quelque chose de grave que je ne saisis pas encore. L’abbé Troubert est trop profond pour être deviné si promptement. Notre cher Birotteau n’est qu’au commencement de ses peines. D’abord, sera-t-il heureux et tranquille, même en cédant son logement à Troubert ? J’en doute. – Si Caron est venu vous dire, ajouta-t-il en se tournant vers le prêtre ébahi, que vous aviez l’intention de quitter mademoiselle Gamard, sans doute mademoiselle Gamard a l’intention de vous mettre hors de chez elle… Eh ! bien, vous en sortirez bon gré mal gré. Ces sortes de gens ne hasardent jamais rien, et ne jouent qu’à coup sûr.
Ce vieux gentilhomme, nommé monsieur de Bourbonne, résumait toutes les idées de la province aussi complétement que Voltaire a résumé l’esprit de son époque. Ce vieillard sec et maigre, professait en matière d’habillement toute l’indifférence d’un propriétaire dont la valeur territoriale est cotée dans le département. Sa physionomie, tannée par le soleil de la Touraine, était moins spirituelle que fine. Habitué à peser ses paroles, à combiner ses actions, il cachait sa profonde circonspection sous une simplicité trompeuse. Aussi l’observation la plus légère suffisait-elle pour apercevoir que, semblable à un paysan de Normandie, il avait toujours l’avantage dans toutes les affaires. Il était très-supérieur en œnologie, la science favorite des Tourangeaux. Il avait su arrondir les prairies d’un de ses domaines aux dépens des lais de la Loire en évitant tout procès avec l’État. Ce bon tour le faisait passer pour un homme [p. 35]de talent. Si, charmé par la conversation de monsieur de Bourbonne, vous eussiez demandé sa biographie à quelque Tourangeau : – Oh !c’est un vieux malin! eût3Erreur du Furne : « eut » au lieu de « eût ». été la réponse proverbiale de tous ses jaloux, et il en avait beaucoup. En Touraine, la jalousie forme, comme dans la plupart des provinces,le fond de la langue.
L’observation de monsieur de Bourbonne occasionna momentanément un silence pendant lequel les personnes qui composaient ce petit comité parurent réfléchir. Sur ces entrefaites, mademoiselle Salomon de Villenoix fut annoncée. Amenée par le désir d’être utile à Birotteau, elle arrivait de Tours, et les nouvelles qu’elle en apportait changèrent complétement la face des affaires. Au moment de son arrivée, chacun, sauf le propriétaire, conseillait à Birotteau de guerroyer contre Troubert et Gamard, sous les auspices de la société aristocratique qui devait le protéger.
– Le vicaire-général auquel le travail du personnel est remis, dit mademoiselle Salomon, vient de tomber malade, et l’archevêque a commis à sa place monsieur l’abbé Troubert. Maintenant, la nomination au canonicat dépend donc entièrement de lui. Or, hier, chez mademoiselle de La Blottière, l’abbé Poirel a parlé des désagréments que l’abbé Birotteau causait à mademoiselle Gamard, de manière à vouloir justifier la disgrâce dont sera frappé notre bon abbé : « L’abbé Birotteau est un homme auquel l’abbé Chapeloud était bien nécessaire, disait-il ; et depuis la mort de ce vertueux chanoine, il a été prouvé que… » Les suppositions, les calomnies se sont succédé. Vous comprenez ?
– Troubert sera vicaire-général, dit solennellement monsieur de Bourbonne.
– Voyons ! s’écria madame de Listomère en regardant Birotteau. Que préférez-vous : être chanoine, ou rester chez mademoiselle Gamard ?
– Être chanoine, fut un cri général.
– Eh ! bien, reprit madame de Listomère, il faut donner gain de cause à l’abbé Troubert et à mademoiselle Gamard. Ne vous font-ils pas savoir indirectement, par la visite de Caron, que si vous consentez à les quitter vous serez chanoine ? Donnant, donnant !
Chacun se récria sur la finesse et la sagacité de madame de Listomère, excepté le baron de Listomère son neveu, qui dit, d’un ton [p. 36]comique, à monsieur de Bourbonne : – J’aurais voulu le combat entrela Gamardetle Birotteau.
Mais, pour le malheur du vicaire, les forces n’étaient pas égales entre les gens du monde et la vieille fille soutenue par l’abbé Troubert. Le moment arriva bientôt où la lutte devait se dessiner plus franchement, s’agrandir, et prendre des proportions énormes. Sur l’avis de madame de Listomère et de la plupart de ses adhérents qui commençaient à se passionner pour cette intrigue jetée dans le vide de leur vie provinciale, un valet fut expédié à monsieur Caron. L’homme d’affaires revint avec une célérité remarquable, et qui n’effraya que monsieur de Bourbonne.
– Ajournons toute décision jusqu’à un plus ample informé, fut l’avis de ce Fabius en robe de chambre auquel de profondes réflexions révélaient les hautes combinaisons de l’échiquier tourangeau.
Il voulut éclairer Birotteau sur les dangers de sa position. La sagesse duvieux malinne servait pas les passions du moment, il n’obtint qu’une légère attention. La conférence entre l’avocat et Birotteau dura peu. Le vicaire rentra tout effaré, disant : – Il me demande un écrit qui constate monretrait.
– Quel est ce mot effroyable ? dit le lieutenant de vaisseau.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria madame de Listomère.
– Cela signifie simplement que l’abbé doit déclarer vouloir quitter la maison de mademoiselle Gamard, répondit monsieur de Bourbonne en prenant une prise de tabac.
– N’est-ce que cela ? Signez ! dit madame de Listomère en regardant Birotteau. Si vous êtes décidé sérieusement à sortir de chez elle, il n’y a aucun inconvénient à constater votre volonté.
Lavolonté de Birotteau!
– Cela est juste, dit monsieur de Bourbonne en fermant sa tabatière par un geste sec dont la signification est impossible à rendre, car c’était tout un langage. – Mais il est toujours dangereux d’écrire, ajouta-t-il en posant sa tabatière sur la cheminée d’un air à épouvanter le vicaire.
Birotteau se trouvait tellement hébété par le renversement de toutes ses idées, par la rapidité des événements qui le surprenaient sans défense, par la facilité avec laquelle ses amis traitaient les affaires les plus chères de sa vie solitaire, qu’il restait immobile, comme perdu dans la lune, ne pensant à rien, mais écoutant et [p. 37]cherchant à comprendre le sens des rapides paroles que tout le monde prodiguait. Il prit l’écrit de monsieur Caron, et le lut, comme si lelibelléde l’avocat allait être l’objet de son attention ; mais ce fut un mouvement machinal. Et il signa cette pièce, par laquelle il reconnaissait renoncer volontairement à demeurer chez mademoiselle Gamard, comme à y être nourri suivant les conventions faites entre eux. Quand le vicaire eut achevé d’apposer sa signature, le sieur Caron reprit l’acte et lui demanda dans quel endroit sa cliente devait faire remettre les choses à lui appartenant. Birotteau indiqua la maison de madame de Listomère. Par un signe, cette dame consentit à recevoir l’abbé pour quelques jours, ne doutant pas qu’il ne fût bientôt nommé chanoine. Le vieux propriétaire voulut voir cette espèce d’acte de renonciation, et monsieur Caron le lui apporta.
– Eh ! bien, demanda-t-il au vicaire après l’avoir lu, il existe donc entre vous et mademoiselle Gamard des conventions écrites ? où sont-elles ? quelles en sont les stipulations ?
– L’acte est chez moi, répondit Birotteau.
– En connaissez-vous la teneur ? demanda le propriétaire à l’avocat.
– Non, monsieur, dit monsieur Caron en tendant la main pour reprendre le papier fatal.
– Ah ! se dit en lui-même le vieux propriétaire, toi, monsieur l’avocat, tu sais sans doute tout ce que cet acte contient ; mais tu n’es pas payé pour nous le dire.
Et monsieur de Bourbonne rendit la renonciation à l’avocat.
– Où vais-je mettre tous mes meubles ? s’écria Birotteau, et mes livres, ma belle bibliothèque, mes beaux tableaux, mon salon rouge, enfin tout mon mobilier !
Et le désespoir du pauvre homme, qui se trouvait déplanté pour ainsi dire, avait quelque chose de si naïf ; il peignait si bien la pureté de ses mœurs, son ignorance des choses du monde, que madame de Listomère et mademoiselle Salomon lui dirent pour le consoler, en prenant le ton employé par les mères quand elles promettent un jouet à leurs enfants : – N’allez-vous pas vous inquiéter de ces niaiseries-là ? Mais nous vous trouverons toujours bien une maison moins froide, moins noire que celle de mademoiselle Gamard. S’il ne se rencontre pas de logement qui vous plaise, eh ! bien, l’une de nous vous prendra chez elle en pension. Allons, faisons un [p. 38]trictrac. Demain vous irez voir monsieur l’abbé Troubert pour lui demander son appui, et vous verrez comme vous serez bien reçu par lui !
Les gens faibles se rassurent aussi facilement qu’ils se sont effrayés. Donc le pauvre Birotteau, ébloui par la perspective de demeurer chez madame de Listomère, oublia la ruine, consommée sans retour, du bonheur qu’il avait si long-temps désiré, dont il avait si délicieusement joui. Mais le soir, avant de s’endormir, et avec la douleur d’un homme pour qui le tracas d’un déménagement et de nouvelles habitudes étaient la fin du monde, il se tortura l’esprit à chercher où il pourrait retrouver pour sa bibliothèque un emplacement aussi commode que l’était sa galerie. En voyant ses livres errants, ses meubles disloqués et son ménage en désordre, il se demandait mille fois pourquoi la première année passée chez mademoiselle Gamard avait été si douce, et la seconde si cruelle. Et toujours son aventure était un puits sans fond où tombait sa raison. Le canonicat ne lui semblait plus une compensation suffisante à tant de malheurs, et il comparait sa vie à un bas dont une seule maille échappée faisait déchirer toute la trame. Mademoiselle Salomon lui restait. Mais, en perdant ses vieilles illusions, le pauvre prêtre n’osait plus croire à une jeune amitié.
Dans lacitta dolentedes vieilles filles, il s’en rencontre beaucoup, surtout en France, dont la vie est un sacrifice noblement offert tous les jours à de nobles sentiments. Les unes demeurent fièrement fidèles à un cœur que la mort leur a trop promptement ravi : martyres de l’amour, elles trouvent le secret d’être femmes par l’âme. Les autres obéissent à un orgueil de famille, qui, chaque jour, déchoit à notre honte, et se dévouent à la fortune d’un frère, ou à des neveux orphelins : celles-là se font mères en restant vierges. Ces vieilles filles atteignent au plus haut héroïsme de leur sexe, en consacrant tous les sentiments féminins au culte du malheur. Elles idéalisent la figure de la femme, en renonçant aux récompenses de sa destinée et n’en acceptant que les peines. Elles vivent alors entourées de la splendeur de leur dévouement, et les hommes inclinent respectueusement la tête devant leurs traits flétris. Mademoiselle de Sombreuil n’a été ni femme ni fille ; elle fut et sera toujours une vivante poésie. Mademoiselle Salomon appartenait à ces créatures héroïques. Son dévouement était religieusement sublime, en ce qu’il devait être sans gloire, après avoir été une [p. 39]souffrance de tous les jours. Belle, jeune, elle fut aimée, elle aima ; son prétendu perdit la raison. Pendant cinq années, elle s’était, avec le courage de l’amour, consacrée au bonheur mécanique de ce malheureux, de qui elle avait si bien épousé la folie qu’elle ne le croyait point fou. C’était, du reste, une personne simple de manières, franche en son langage, et dont le visage pâle ne manquait pas de physionomie, malgré la régularité de ses traits. Elle ne parlait jamais des événements de sa vie. Seulement, parfois, les tressaillements soudains qui lui échappaient en entendant le récit d’une aventure affreuse, ou triste, révélaient en elle les belles qualités que développent les grandes douleurs. Elle était venue habiter Tours après avoir perdu le compagnon de sa vie. Elle ne pouvait y être appréciée à sa juste valeur, et passait pour unebonne personne. Elle faisait beaucoup de bien, et s’attachait, par goût, aux êtres faibles. À ce titre, le pauvre vicaire lui avait inspiré naturellement un profond intérêt.
Mademoiselle de Villenoix, qui allait à la ville dès le matin, y emmena Birotteau, le mit sur le quai de la Cathédrale, et le laissa s’acheminant vers le Cloître où il avait grand désir d’arriver pour sauver au moins le canonicat du naufrage, et veiller à l’enlèvement de son mobilier. Il ne sonna pas sans éprouver de violentes palpitations de cœur, à la porte de cette maison où il avait l’habitude de venir depuis quatorze ans, qu’il avait habitée, et d’où il devait s’exiler à jamais, après avoir rêvé d’y mourir en paix, à l’imitation de son ami Chapeloud. Marianne parut surprise de voir le vicaire. Il lui dit qu’il venait parler à l’abbé Troubert, et se dirigea vers le rez-de-chaussée où demeurait le chanoine ; mais Marianne lui cria :
– L’abbé Troubert n’est plus là, monsieur le vicaire, il est dans votre ancien logement.
Ces mots causèrent un affreux saisissement au vicaire qui comprit enfin le caractère de Troubert, et la profondeur d’une vengeance si lentement calculée, en le trouvant établi dans la bibliothèque de Chapeloud, assis dans le beau fauteuil gothique de Chapeloud, couchant sans doute dans le lit de Chapeloud, jouissant des meubles de Chapeloud, logé au cœur de Chapeloud, annulant le testament de Chapeloud, et déshéritant enfin l’ami de ce Chapeloud, qui, pendant si long-temps, l’avait parqué chez mademoiselle Gamard, en lui interdisant tout avancement et lui fermant les salons de Tours.
Par quel coup de baguette magique cette métamorphose avait-elle eu lieu ? Tout cela n’appartenait-il donc plus à Birotteau ? Certes, [p. 40]en voyant l’air sardonique avec lequel Troubert contemplait cette bibliothèque, le pauvre Birotteau jugea que le futur vicaire-général était sûr de posséder toujours la dépouille de ceux qu’il avait si cruellement haïs, Chapeloud comme un ennemi, et Birotteau, parce qu’en lui se retrouvait encore Chapeloud. Mille idées se levèrent, à cet aspect, dans le cœur du bonhomme, et le plongèrent dans une sorte de songe. Il resta immobile et comme fasciné par l’œil de Troubert, qui le regardait fixement.
– Je ne pense pas, monsieur, dit enfin Birotteau, que vous vouliez me priver des choses qui m’appartiennent. Si mademoiselle Gamard a pu être impatiente de vous mieux loger, elle doit se montrer cependant assez juste pour me laisser le temps de reconnaître mes livres et d’enlever mes meubles.
– Monsieur, dit froidement l’abbé Troubert en ne laissant paraître sur son visage aucune marque d’émotion, mademoiselle Gamard m’a instruit hier de votre départ, dont la cause m’est encore inconnue. Si elle m’a installé ici, ce fut par nécessité. Monsieur l’abbé Poirel a pris mon appartement. J’ignore si les choses qui sont dans ce logement appartiennent ou non à mademoiselle ; mais, si elles sont à vous, vous connaissez sa bonne foi : la sainteté de sa vie est une garantie de sa probité. Quant à moi, vous n’ignorez pas la simplicité de mes mœurs. J’ai couché pendant quinze années dans une chambre nue sans faire attention à l’humidité qui m’a tué à la longue. Cependant, si vous vouliez habiter de nouveau cet appartement, je vous le céderais volontiers.
En entendant ces mots terribles, Birotteau oublia l’affaire du canonicat, il descendit avec la promptitude d’un jeune homme pour chercher mademoiselle Gamard, et la rencontra au bas de l’escalier sur le large palier dallé qui unissait les deux corps de logis.
– Mademoiselle, dit-il en la saluant et sans faire attention ni au sourire aigrement moqueur qu’elle avait sur les lèvres ni à la flamme extraordinaire qui donnait à ses yeux la clarté de ceux des tigres, je ne m’explique pas comment vous n’avez pas attendu que j’aie enlevé mes meubles, pour…
– Quoi ! lui dit-elle en l’interrompant. Est-ce que tous vos effets n’auraient pas été remis chez madame de Listomère ?
– Mais, mon mobilier ?
– Vous n’avez donc pas lu votre acte ? dit la vieille fille d’un ton qu’il faudrait pouvoir écrire musicalement pour faire comprendre [p. 41]combien la haine sut mettre de nuances dans l’accentuation de chaque mot.
Et mademoiselle Gamard parut grandir, et ses yeux brillèrent encore, et son visage s’épanouit, et toute sa personne frissonna de plaisir. L’abbé Troubert ouvrit une fenêtre pour lire plus distinctement dans un volume in-folio. Birotteau resta comme foudroyé. Mademoiselle Gamard lui cornait aux oreilles, d’une voix aussi claire que le son d’une trompette, les phrases suivantes : – N’est-il pas convenu, au cas où vous sortiriez de chez moi, que votre mobilier m’appartiendrait, pour m’indemniser de la différence qui existait entre la quotité de votre pension et celle du respectable abbé Chapeloud ? Or, monsieur l’abbé Poirel ayant été nommé chanoine…
En entendant ces derniers mots, Birotteau s’inclina faiblement, comme pour prendre congé de la vieille fille ; puis il sortit précipitamment. Il avait peur, en restant plus long-temps, de tomber en défaillance, et de donner ainsi un trop grand triomphe à de si implacables ennemis. Marchant comme un homme ivre, il gagna la maison de madame de Listomère où il trouva dans une salle basse son linge, ses vêtements et ses papiers contenus dans une malle. À l’aspect des débris de son mobilier, le malheureux prêtre s’assit, et se cacha le visage dans ses mains pour dérober aux gens la vue de ses pleurs. L’abbé Poirel était chanoine ! Lui, Birotteau, se voyait sans asile, sans fortune et sans mobilier ! Heureusement, mademoiselle Salomon vint à passer en voiture. Le concierge de la maison, qui comprit le désespoir du pauvre homme, fit un signe au cocher. Puis, après quelques mots échangés entre la vieille fille et le concierge, le vicaire se laissa conduire demi-mort près de sa fidèle amie, à laquelle il ne put dire que des mots sans suite. Mademoiselle Salomon, effrayée du dérangement momentané d’une tête déjà si faible, l’emmena sur-le-champ à l’Alouette, en attribuant ce commencement d’aliénation mentale à l’effet qu’avait dû produire sur lui la nomination de l’abbé Poirel. Elle ignorait les conventions du prêtre avec mademoiselle Gamard, par l’excellente raison qu’il en ignorait lui-même l’étendue. Et comme il est dans la nature que le comique se trouve mêlé parfois aux choses les plus pathétiques, les étranges réponses de Birotteau firent presque sourire mademoiselle Salomon.
– Chapeloud avait raison, disait-il. C’est un monstre !
– Qui ? demandait-elle.
[p. 42]– Chapeloud. Il m’a tout pris.
– Poirel donc ?
– Non, Troubert.
Enfin, ils arrivèrent à l’Alouette, où les amis du prêtre lui prodiguèrent des soins si empressés, que, vers le soir, ils le calmèrent, et purent obtenir de lui le récit de ce qui s’était passé pendant la matinée.
Le flegmatique propriétaire demanda naturellement à voir l’acte qui, depuis la veille, lui paraissait contenir le mot de l’énigme. Birotteau tira le fatal papier timbré de sa poche, le tendit à monsieur de Bourbonne, qui le lut rapidement, et arriva bientôt à une clause ainsi conçue : «Comme il se trouve une différence de huit cents francs par an entre la pension que payait feu monsieur Chapeloud et celle pour laquelle ladite Sophie Gamard consent à prendre chez elle, aux conditions ci-dessus stipulées, ledit François Birotteau ; attendu que le soussigné François Birotteau reconnaît surabondamment être hors d’état de donner pendant plusieurs années le prix payé par les pensionnaires de la demoiselle Gamard, et notamment par l’abbé Troubert ; enfin, eu égard à diverses avances faites par ladite Sophie Gamard soussignée, ledit Birotteau s’engage à lui laisser à titre d’indemnité le mobilier dont il se trouvera possesseur à son décès, ou lorsque, par quelque cause que ce puisse être, il viendrait à quitter volontairement, et à quelque époque que ce soit, les lieux à lui présentement loués, et à ne plus profiter des avantages stipulés dans les engagements pris par mademoiselle Gamard envers lui, ci-dessus…»
– Tudieu, quelle grosse ! s’écria le propriétaire, et de quelles griffes est armée ladite Sophie Gamard !
Le pauvre Birotteau, n’imaginant dans sa cervelle d’enfant aucune cause qui pût le séparer un jour de mademoiselle Gamard, comptait mourir chez elle. Il n’avait aucun souvenir de cette clause, dont les termes ne furent pas même discutés jadis, tant elle lui avait semblé juste, lorsque, dans son désir d’appartenir à la vieille fille, il aurait signé tous les parchemins qu’on lui aurait présentés. Cette innocence était si respectable, et la conduite de mademoiselle Gamard si atroce ; le sort de ce pauvre sexagénaire [p. 43]avait quelque chose de si déplorable, et sa faiblesse le rendait si touchant, que, dans un premier moment d’indignation, madame de Listomère s’écria : – Je suis cause de la signature de l’acte qui vous a ruiné, je dois vous rendre le bonheur dont je vous ai privé.
– Mais, dit le vieux gentilhomme, l’acte constitue un dol, et il y a matière à procès…
– Eh ! bien, Birotteau plaidera. S’il perd à Tours, il gagnera à Orléans. S’il perd à Orléans, il gagnera à Paris, s’écria le baron de Listomère.
– S’il veut plaider, reprit froidement monsieur de Bourbonne, je lui conseille de se démettre d’abord de son vicariat.
– Nous consulterons des avocats, reprit madame de Listomère, et nous plaiderons s’il faut plaider. Mais cette affaire est trop honteuse pour mademoiselle Gamard, et peut devenir trop nuisible à l’abbé Troubert, pour que nous n’obtenions pas quelque transaction.
Après mûre délibération, chacun promit son assistance à l’abbé Birotteau dans la lutte qui allait s’engager entre lui et tous les adhérents de ses antagonistes. Un sûr pressentiment, un instinct provincial indéfinissable forçait chacun à unir les deux noms de Gamard et Troubert. Mais aucun de ceux qui se trouvaient alors chez madame de Listomère, excepté le vieux malin, n’avait une idée bien exacte de l’importance d’un semblable combat. Monsieur de Bourbonne attira dans un coin le pauvre abbé.
– Des quatorze personnes qui sont ici, lui dit-il à voix basse, il n’y en aura pas une pour vous dans quinze jours. Si vous avez besoin d’appeler quelqu’un à votre secours, vous ne trouverez peut-être alors que moi d’assez hardi pour oser prendre votre défense, parce que je connais la province, les hommes, les choses, et, mieux encore, les intérêts ! Mais tous vos amis, quoique pleins de bonnes intentions, vous mettent dans un mauvais chemin d’où vous ne pourrez vous tirer. Écoutez mon conseil. Si vous voulez vivre en paix, quittez le vicariat de Saint-Gatien, quittez Tours. Ne dites pas où vous irez, mais allez chercher quelque cure éloignée où Troubert ne puisse pas vous rencontrer.
– Abandonner Tours ? s’écria le vicaire avec un effroi indescriptible.
C’était pour lui une sorte de mort. N’était-ce pas briser toutes [p. 44]les racines par lesquelles il s’était planté dans le monde. Les célibataires remplacent les sentiments par des habitudes. Lorsqu’à ce système moral, qui les fait moins vivre que traverser la vie, se joint un caractère faible, les choses extérieures prennent sur eux un empire étonnant. Aussi Birotteau était-il devenu semblable à quelque végétal : le transplanter, c’était en risquer l’innocente fructification. De même que, pour vivre, un arbre doit retrouver à toute heure les mêmes sucs, et toujours avoir ses chevelus dans le même terrain, Birotteau devait toujours trotter dans Saint-Gatien ; toujours piétiner dans l’endroit du Mail où il se promenait habituellement, sans cesse parcourir les rues par lesquelles il passait, et continuer d’aller dans les trois salons, où il jouait, pendant chaque soirée, au wisth ou au trictrac.
– Ah ! je n’y pensais pas, répondit monsieur de Bourbonne en regardant le prêtre avec une espèce de pitié.
Tout le monde sut bientôt, dans la ville de Tours, que madame la baronne de Listomère, veuve d’un lieutenant-général, recueillait l’abbé Birotteau, vicaire de Saint-Gatien. Ce fait, que beaucoup de gens révoquaient en doute, trancha nettement toutes les questions, et dessina les partis, surtout lorsque mademoiselle Salomon osa, la première, parler de dol et de procès. Avec la vanité subtile qui distingue les vieilles filles, et le fanatisme de personnalité qui les caractérise, mademoiselle Gamard se trouva fortement blessée du parti que prenait madame de Listomère. La baronne était une femme de haut rang, élégante dans ses mœurs, et dont le bon goût, les manières polies, la piété ne pouvaient être contestés. Elle donnait, en recueillant Birotteau, le démenti le plus formel à toutes les assertions de mademoiselle Gamard, en censurait indirectement la conduite, et semblait sanctionner les plaintes du vicaire contre son ancienne hôtesse.
Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette histoire, d’expliquer ici tout ce que le discernement et l’esprit d’analyse avec lequel les vieilles femmes se rendent compte des actions d’autrui prêtaient de force à mademoiselle Gamard, et quelles étaient les ressources de son parti. Accompagnée du silencieux abbé Troubert, elle allait passer ses soirées dans quatre ou cinq maisons où se réunissaient une douzaine de personnes toutes liées entre elles par les mêmes goûts, et par l’analogie de leur situation. C’était un ou deux vieillards qui épousaient les passions et les caquetages de leurs servantes ; [p. 45]cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins et des gens placés au-dessus ou au-dessous d’elles dans la société ; puis, enfin, plusieurs femmes âgées, exclusivement occupées à distiller les médisances, à tenir un registre exact de toutes les fortunes, ou à contrôler les actions des autres : elles pronostiquaient les mariages et blâmaient la conduite de leurs amies aussi aigrement que celle de leurs ennemies. Ces personnes, logées toutes dans la ville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’une plante, aspiraient, avec la soif d’une feuille pour la rosée, les nouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et les transmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuilles communiquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée. Donc, pendant chaque soirée de la semaine, excitées par ce besoin d’émotion qui se retrouve chez tous les individus, ces bonnes dévotes dressaient un bilan exact de la situation de la ville, avec une sagacité digne du conseil des Dix, et faisaient la police armées de cette espèce d’espionnage à coup sûr que créent les passions. Puis, quand elles avaient deviné la raison secrète d’un événement, leur amour-propre les portait à s’approprier la sagesse de leur sanhédrin, pour donner le ton du bavardage dans leurs zones respectives. Cette congrégation oisive et agissante, invisible et voyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors une influence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, mais qui cependant devenait terrible quand elle était animée par un intérêt majeur. Or, il y avait bien long-temps qu’il ne s’était présenté dans la sphère de leurs existences un événement aussi grave et aussi généralement important pour chacune d’elles que l’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère, contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard.
En effet, les trois salons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et de Villenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allait mademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’esprit de corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république de Saint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tant la tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développait néanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas une erreur de [p. 46]croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nous coûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage. Seulement, s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vous convie à jeter un coup d’œil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence ; il vous sera peut-être démontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures.
Madame de Listomère revint en ville sans savoir que, depuis cinq ou six jours, plusieurs de ses amis étaient obligés de réfuter une opinion, accréditée sur elle, dont elle aurait ri si elle l’eût connue, et qui supposait à son affection pour son neveu des causes presque criminelles. Elle mena l’abbé Birotteau chez son avocat, à qui le procès ne parut pas chose facile. Les amis du vicaire, animés par le sentiment que donne la justice d’une bonne cause, ou paresseux pour un procès qui ne leur était pas personnel, avaient remis le commencement de l’instance au jour où ils reviendraient à Tours. Les amis de mademoiselle Gamard purent donc prendre les devants, et surent raconter l’affaire peu favorablement pour l’abbé Birotteau.
Donc l’homme de loi, dont la clientèle se composait exclusivement des gens pieux de la ville, étonna beaucoup madame de Listomère en lui conseillant de ne pas s’embarquer dans un semblable procès, et il termina la conférence en disant : que, d’ailleurs, il ne s’en chargerait pas, parce que, aux termes de l’acte, mademoiselle Gamard avait raison en Droit ; qu’en Équité, c’est-à-dire en dehors de la justice, l’abbé Birotteau paraîtrait, aux yeux du tribunal et à ceux des honnêtes gens, manquer au caractère de paix, de conciliation et à la mansuétude qu’on lui avait supposés jusqu’alors ; que mademoiselle Gamard, connue pour une personne [p. 47]douce et facile à vivre, avait obligé Birotteau en lui prêtant l’argent nécessaire pour payer les droits successifs auxquels avait donné lieu le testament de Chapeloud, sans lui en demander de reçu ; que Birotteau n’était pas d’âge et de caractère à signer un acte sans savoir ce qu’il contenait, ni sans en connaître l’importance ; et que s’il avait quitté mademoiselle Gamard après deux ans d’habitation, quand son ami Chapeloud était resté chez elle pendant douze ans, et Troubert pendant quinze, ce ne pouvait être qu’en vue d’un projet à lui connu ; que le procès serait donc jugé comme un acte d’ingratitude, etc.
Après avoir laissé Birotteau marcher en avant vers l’escalier, l’avoué prit madame de Listomère à part, en la reconduisant, et l’engagea, au nom de son repos, à ne pas se mêler de cette affaire.
Cependant, le soir, le pauvre vicaire, qui se tourmentait autant qu’un condamné à mort dans le cabanon de Bicêtre quand il y attend le résultat de son pourvoi en cassation, ne put s’empêcher d’apprendre à ses amis le résultat de sa visite, au moment où, avant l’heure de faire les parties, le cercle se formait devant la cheminée de madame de Listomère.
– Excepté l’avoué des Libéraux, je ne connais, à Tours, aucun homme de chicane qui voulût se charger de ce procès sans avoir l’intention de vous le faire perdre, s’écria monsieur de Bourbonne, et je ne vous conseille pas de vous y embarquer.
– Hé ! bien, c’est une infamie, dit le lieutenant de vaisseau. Moi, je conduirai l’abbé chez cet avoué.
– Allez-y lorsqu’il fera nuit, dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant.
– Et pourquoi ?
– Je viens d’apprendre que l’abbé Troubert est nommé vicaire général, à la place de celui qui est mort avant-hier.
– Je me moque bien de l’abbé Troubert !
Malheureusement, le baron de Listomère, homme de trente-six ans, ne vit pas le signe que lui fit monsieur de Bourbonne, pour lui recommander de peser ses paroles, en lui montrant un conseiller de préfecture, ami de Troubert. Le lieutenant de vaisseau ajouta donc : – Si monsieur l’abbé Troubert est un fripon…
– Oh ! dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant, pourquoi mettre l’abbé Troubert dans une affaire à laquelle il est complétement étranger ?…
[p. 48]– Mais, reprit le baron, ne jouit-il pas des meubles de l’abbé Birotteau ? Je me souviens d’être allé chez Chapeloud, et d’y avoir vu deux tableaux de prix. Supposez qu’ils valent dix mille francs ?… Croyez-vous que monsieur Birotteau ait eu l’intention de donner, pour deux ans d’habitation chez cette Gamard, dix mille francs, quand déjà la bibliothèque et les meubles valent à peu près cette somme ?
L’abbé Birotteau ouvrit de grands yeux en apprenant qu’il avait possédé un capital si énorme.
Et le baron, poursuivant avec chaleur, ajouta : – Par Dieu ! monsieur Salmon, l’ancien expert du Musée de Paris, est venu voir ici sa belle-mère. Je vais y aller ce soir même, avec l’abbé Birotteau, pour le prier d’estimer les tableaux. De là je le mènerai chez l’avoué.
Deux jours après cette conversation, le procès avait pris de la consistance. L’avoué des Libéraux, devenu celui de Birotteau, jetait beaucoup de défaveur sur la cause du vicaire. Les gens opposés au gouvernement, et ceux qui étaient connus pour ne pas aimer les prêtres ou la religion, deux choses que beaucoup de gens confondent, s’emparèrent de cette affaire, et toute la ville en parla. L’ancien expert du Musée avait estimé onze mille francs la Vierge du Valentin et le Christ de Lebrun, morceaux d’une beauté capitale. Quant à la bibliothèque et aux meubles gothiques, le goût dominant qui croissait de jour en jour à Paris pour ces sortes de choses leur donnait momentanément une valeur de douze mille francs. Enfin, l’expert, vérification faite, évalua le mobilier entier à dix mille écus. Or, il était évident que, Birotteau n’ayant pas entendu donner à mademoiselle Gamard cette somme énorme pour le peu d’argent qu’il pouvait lui devoir en vertu de la soulte stipulée, il y avait, judiciairement parlant, lieu à réformer leurs conventions ; autrement la vieille fille eût été coupable d’un dol volontaire. L’avoué des Libéraux entama donc l’affaire en lançant un exploit introductif d’instance à mademoiselle Gamard. Quoique très-acerbe, cette pièce, fortifiée par des citations d’arrêts souverains et corroborée par quelques articles du Code, n’en était pas moins un chef-d’œuvre de logique judiciaire, et condamnait si évidemment la vieille fille que trente ou quarante copies en furent méchamment distribuées dans la ville par l’Opposition.
Quelques jours après le commencement des hostilités entre la [p. 49]vieille fille et Birotteau, le baron de Listomère, qui espérait être compris, en qualité de capitaine de corvette, dans la première promotion, annoncée depuis quelque temps au Ministère de la Marine, reçut une lettre par laquelle l’un de ses amis lui annonçait qu’il était question dans les bureaux de le mettre hors du cadre d’activité. Étrangement surpris de cette nouvelle, il partit immédiatement pour Paris, et vint à la première soirée du ministre, qui en parut fort étonné lui-même, et se prit à rire en apprenant les craintes dont lui fit part le baron de Listomère. Le lendemain, nonobstant la parole du ministre, le baron consulta les Bureaux. Par une indiscrétion que certains chefs commettent assez ordinairement pour leurs amis, un secrétaire lui montra un travail tout préparé, mais que la maladie d’un directeur avait empêché jusqu’alors d’être soumis au ministre, et qui confirmait la fatale nouvelle. Aussitôt, le baron de Listomère alla chez un de ses oncles, lequel, en sa qualité de député, pouvait voir immédiatement le ministre à la Chambre, et il le pria de sonder les dispositions de Son Excellence, car il s’agissait pour lui de la perte de son avenir. Aussi attendit-il avec la plus vive anxiété, dans la voiture de son oncle, la fin de la séance. Le député sortit bien avant la clôture, et dit à son neveu pendant le chemin qu’il fit en se rendant à son hôtel : – Comment, diable ! vas-tu te mêler de faire la guerre aux prêtres ? Le ministre a commencé par m’apprendre que tu t’étais mis à la tête des Libéraux à Tours ! Tu as des opinions détestables, tu ne suis pas la ligne du gouvernement, etc. Ses phrases étaient aussi entortillées que s’il parlait encore à la Chambre. Alors je lui ai dit : – Ah ! çà, entendons-nous4Erreur du Furne : « entendons nous » au lieu de « entendons-nous ». ? Son Excellence a fini par m’avouer que tu étais mal avec la Grande-Aumônerie. Bref, en demandant quelques renseignements à mes collègues, j’ai su que tu parlais fort légèrement d’un certain abbé Troubert, simple vicaire-général, mais le personnage le plus important de la province où il représente la Congrégation. J’ai répondu de toi corps pour corps au ministre. Monsieur mon neveu, si tu veux faire ton chemin, ne te crée aucune inimitié sacerdotale. Va vite à Tours, fais-y ta paix avec ce diable de vicaire-général. Apprends que les vicaires-généraux sont des hommes avec lesquels il faut toujours vivre en paix. Morbleu ! lorsque nous travaillons tous à rétablir la religion, il est stupide à un lieutenant de vaisseau, qui veut être capitaine, de déconsidérer les prêtres. Si tu ne te raccommodes pas avec l’abbé Troubert, ne [p. 50]compte plus sur moi : je te renierai. Le ministre des Affaires Ecclésiastiques m’a parlé tout à l’heure de cet homme comme d’un futur évêque. Si Troubert prenait notre famille en haine, il pourrait m’empêcher d’être compris dans la prochaine fournée de pairs. Comprends-tu ?
Ces paroles expliquèrent au lieutenant de vaisseau les secrètes occupations de Troubert, de qui Birotteau disait niaisement : – Je ne sais pas à quoi lui sert de passer les nuits.
La position du chanoine au milieu du sénat femelle qui faisait si subtilement la police de la province et sa capacité personnelle l’avaient fait choisir par la Congrégation, entre tous les ecclésiastiques de la ville, pour être le proconsul inconnu de la Touraine. Archevêque, général, préfet, grands et petits étaient sous son occulte domination. Le baron de Listomère eut bientôt pris son parti.
– Je ne veux pas, dit-il à son oncle, recevoir une seconde bordée ecclésiastique dans mesœuvres-vives.
Trois jours après cette conférence diplomatique entre l’oncle et le neveu, le marin, subitement revenu par la malle-poste à Tours, révélait à sa tante, le soir même de son arrivée, les dangers que couraient les plus chères espérances de la famille de Listomère, s’ils s’obstinaient l’un et l’autre à soutenircet imbécile de Birotteau. Le baron avait retenu monsieur de Bourbonne au moment où le vieux gentilhomme prenait sa canne et son chapeau pour s’en aller après la partie de wisth. Les lumières du vieux malin étaient indispensables pour éclairer les écueils dans lesquels se trouvaient engagés les Listomère, et le vieux malin n’avait prématurément cherché sa canne et son chapeau que pour se faire dire à l’oreille : – Restez, nous avons à causer.
Le prompt retour du baron, son air de contentement, en désaccord avec la gravité peinte en certains moments sur sa figure, avaient accusé vaguement à monsieur de Bourbonne quelques échecs reçus par le lieutenant dans sa croisière contre Gamard et Troubert. Il ne marqua point de surprise en entendant le baron proclamer le secret pouvoir du vicaire-général congréganiste.
– Je le savais, dit-il.
– Hé ! bien, s’écria la baronne, pourquoi ne pas nous avoir avertis ?
– Madame, répondit-il vivement, oubliez que j’ai deviné l’invisible influence de ce prêtre, et j’oublierai que vous la connaissez [p. 51]également. Si nous ne nous gardions pas le secret, nous passerions pour ses complices : nous serions redoutés et haïs. Imitez-moi : feignez d’être une dupe ; mais sachez bien où vous mettez les pieds. Je vous en avais assez dit, vous ne me compreniez point, et je ne voulais pas me compromettre.
– Comment devons-nous maintenant nous y prendre ? dit le baron.
Abandonner Birotteau n’était pas une question, et ce fut une première condition sous-entendue par les trois conseillers.
– Battre en retraite avec les honneurs de la guerre a toujours été le chef-d’œuvre des plus habiles généraux, répondit monsieur de Bourbonne. Pliez devant Troubert : si sa haine est moins forte que sa vanité, vous vous en ferez un allié ; mais si vous pliez trop, il vous marchera sur le ventre ; car
Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’Église,
a dit Boileau. Faites croire que vous quittez le service, vous lui échappez, monsieur le baron. Renvoyez le vicaire, madame, vous donnerez gain de cause à la Gamard. Demandez chez l’archevêque à l’abbé Troubert s’il sait le wisth, il vous diraoui. Priez-le de venir faire une partie dans ce salon, où il veut être reçu ; certes, il y viendra. Vous êtes femme, sachez mettre ce prêtre dans vos intérêts. Quand le baron sera capitaine de vaisseau, son oncle pair de France, Troubert évêque, vous pourrez faire Birotteau chanoine tout à votre aise. Jusque-là pliez ; mais pliez avec grâce et en menaçant. Votre famille peut prêter à Troubert autant d’appui qu’il vous en donnera ; vous vous entendrez à merveille. D’ailleurs marchez la sonde en main, marin !
– Ce pauvre Birotteau ! dit la baronne.
– Oh ! entamez-le promptement, répliqua le propriétaire en s’en allant. Si quelque libéral adroit s’emparait de cette tête vide, il vous causerait des chagrins. Après tout, les tribunaux prononceraient en sa faveur, et Troubert doit avoir peur du jugement. Il peut encore vous pardonner d’avoir entamé le combat ; mais, après une défaite, il serait implacable. J’ai dit.
Il fit claquer sa tabatière, alla mettre ses doubles souliers, et partit.
Le lendemain matin, après le déjeuner, la baronne resta seule avec le vicaire, et lui dit, non sans un visible embarras : – Mon [p. 52]cher monsieur Birotteau, vous allez trouver mes demandes bien injustes et bien inconséquentes ; mais il faut, pour vous et pour nous, d’abord éteindre votre procès contre mademoiselle Gamard en vous désistant de vos prétentions, puis quitter ma maison. En entendant ces mots le pauvre prêtre pâlit. – Je suis, reprit-elle, la cause innocente de vos malheurs, et sais que sans mon neveu vous n’eussiez pas intenté le procès qui maintenant fait votre chagrin et le nôtre. Mais écoutez ?
Elle lui déroula succinctement l’immense étendue de cette affaire et lui expliqua la gravité de ses suites. Ses méditations lui avaient fait deviner pendant la nuit les antécédents probables de la vie de Troubert : elle put alors, sans se tromper, démontrer à Birotteau la trame dans laquelle l’avait enveloppé cette vengeance si habilement ourdie, lui révéler la haute capacité, le pouvoir de son ennemi en lui en dévoilant la haine, en lui en apprenant les causes, en le lui montrant couché durant douze années devant Chapeloud, et dévorant Chapeloud, et persécutant encore Chapeloud dans son ami. L’innocent Birotteau joignit ses mains comme pour prier et pleura de chagrin à l’aspect d’horreurs humaines que son âme pure n’avait jamais soupçonnées. Aussi effrayé que s’il se fût trouvé sur le bord d’un abîme, il écoutait, les yeux fixes et humides, mais sans exprimer aucune idée, le discours de sa bienfaitrice, qui lui dit en terminant : – Je sais tout ce qu’il y a de mal à vous abandonner ; mais, mon cher abbé, les devoirs de famille passent avant ceux de l’amitié. Cédez, comme je le fais, à cet orage, je vous en prouverai toute ma reconnaissance. Je ne vous parle pas de vos intérêts, je m’en charge. Vous serez hors de toute inquiétude pour votre existence. Par l’entremise de Bourbonne, qui saura sauver les apparences, je ferai en sorte que rien ne vous manque. Mon ami, donnez-moi le droit de vous trahir. Je resterai votre amie, tout en me conformant aux maximes du monde. Décidez.
Le pauvre abbé stupéfait s’écria : – Chapeloud avait donc raison en disant que, si Troubert pouvait venir le tirer par les pieds dans la tombe, il le ferait ! Il couche dans le lit de Chapeloud.
– Il ne s’agit pas de se lamenter, dit madame de Listomère, nous avons peu de temps à nous. Voyons !
Birotteau avait trop de bonté pour ne pas obéir, dans les grandes crises, au dévouement irréfléchi du premier moment. Mais d’ailleurs sa vie n’était déjà plus qu’une agonie. Il dit, en jetant à sa [p. 53]protectrice un regard désespérant qui la navra : – Je me confie à vous. Je ne suis plus qu’unbourrierde la rue !
Ce mot tourangeau n’a pas d’autre équivalent possible que le mot brin de paille. Mais il y a de jolis petits brins de paille, jaunes, polis, rayonnants, qui font le bonheur des enfants ; tandis que le bourrier est le brin de paille décoloré, boueux, roulé dans les ruisseaux, chassé par la tempête, tordu par les pieds du passant.
– Mais, madame, je ne voudrais pas laisser à l’abbé Troubert le portrait de Chapeloud ; il a été fait pour moi, il m’appartient, obtenez qu’il me soit rendu, j’abandonnerai tout le reste.
– Hé ! bien, dit madame de Listomère, j’irai chez mademoiselle Gamard. Ces mots furent dits d’un ton qui révéla l’effort extraordinaire que faisait la baronne de Listomère en s’abaissant à flatter l’orgueil de la vieille fille. – Et, ajouta-t-elle, je tâcherai de tout arranger. À peine osé-je l’espérer. Allez voir monsieur de Bourbonne, qu’il minute votre désistement en bonne forme, apportez m’en l’acte bien en règle ; puis, avec le secours de monseigneur l’archevêque, peut-être pourrons-nous en finir.
Birotteau sortit épouvanté. Troubert avait pris à ses yeux les dimensions d’une pyramide d’Égypte. Les mains de cet homme étaient à Paris et ses coudes dans le cloître Saint-Gatien.
– Lui, se dit-il, empêcher monsieur le marquis de Listomère de devenir pair de France ?…Et peut-être, avec le secours de monseigneur l’archevêque, pourra-t-on en finir!
En présence de si grands intérêts, Birotteau se trouvait comme un ciron : il se faisait justice.
La nouvelle du déménagement de Birotteau fut d’autant plus étonnante que la cause en était impénétrable. Madame de Listomère disait que, son neveu voulant se marier et quitter le service, elle avait besoin, pour agrandir son appartement, de celui du vicaire. Personne ne connaissait encore le désistement de Birotteau. Ainsi les instructions de monsieur de Bourbonne étaient sagement exécutées. Ces deux nouvelles, en parvenant aux oreilles du grand-vicaire, devaient flatter son amour-propre en lui apprenant que, si elle ne capitulait pas, la famille de Listomère restait au moins neutre, et reconnaissait tacitement le pouvoir occulte de la Congrégation : le reconnaître, n’était-ce pas s’y soumettre ? Mais le procès demeurait tout entiersub judice. N’était-ce pas à la fois plier et menacer ?
[p. 54]Les Listomère avaient donc pris dans cette lutte une attitude exactement semblable à celle du grand-vicaire : ils se tenaient en dehors et pouvaient tout diriger. Mais un événement grave survint et rendit encore plus difficile la réussite des desseins médités par monsieur de Bourbonne et par les Listomère pour apaiser le parti Gamard et Troubert. La veille, mademoiselle Gamard avait pris du froid en sortant de la cathédrale, s’était mise au lit et passait pour être dangereusement malade. Toute la ville retentissait de plaintes excitées par une fausse commisération. « La sensibilité de mademoiselle Gamard n’avait pu résister au scandale de ce procès. Malgré son bon droit, elle allait mourir de chagrin. Birotteau tuait sa bienfaitrice… » Telle était la substance des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle, et complaisamment répétées par la ville de Tours.
Madame de Listomère eut la honte d’être venue chez la vieille fille sans recueillir le fruit de sa visite. Elle demanda fort poliment à parler à monsieur le vicaire-général. Flatté peut-être de recevoir dans la bibliothèque de Chapeloud, et au coin de cette cheminée ornée des deux fameux tableaux contestés, une femme par laquelle il avait été méconnu, Troubert fit attendre la baronne un moment ; puis il consentit à lui donner audience. Jamais courtisan ni diplomate ne mirent dans la discussion de leurs intérêts particuliers, ou dans la conduite d’une négociation nationale, plus d’habileté, de dissimulation, de profondeur que n’en déployèrent la baronne et l’abbé dans le moment où ils se trouvèrent tous les deux en scène.
Semblable au parrain qui, dans le moyen âge, armait le champion et en fortifiait la valeur par d’utiles conseils, au moment où il entrait en lice, le vieux malin avait dit à la baronne : – N’oubliez pas votre rôle, vous êtes conciliatrice et non partie intéressée. Troubert est également un médiateur. Pesez vos mots ! étudiez les inflexions de la voix du vicaire-général. S’il se caresse le menton, vous l’aurez séduit.
Quelques dessinateurs se sont amusés à représenter en caricature le contraste fréquent qui existe entrece que l’on dit et ce que l’on pense. Ici, pour bien saisir l’intérêt du duel de paroles qui eut lieu entre le prêtre et la grande dame, il est nécessaire de dévoiler les pensées qu’ils cachèrent mutuellement sous des phrases en apparence insignifiantes. Madame de Listomère commença par témoigner le chagrin que lui causait le procès de Birotteau, puis [p. 55]elle parla du désir qu’elle avait de voir terminer cette affaire à la satisfaction des deux parties.
– Le mal est fait, madame, dit l’abbé d’une voix grave, la vertueuse mademoiselle Gamard se meurt. (Je ne m’intéresse pas plus à cette sotte fille qu’au Prêtre-Jean, pensait-il ;mais je voudrais bien vous mettre sa mort sur le dos, et vous en inquiéter la conscience, si vous êtes assez niais pour en prendre du souci.)
– En apprenant sa maladie, monsieur, lui répondit la baronne, j’ai exigé de monsieur le vicaire un désistement que j’apportais à cette sainte fille. (Je te devine, rusé coquin! pensait-elle ;mais nous voilà mis à l’abri de tes calomnies. Quant à toi, si tu prends le désistement, tu t’enferreras, tu avoueras ainsi ta complicité.)
Il se fit un moment de silence.
– Les affaires temporelles de mademoiselle Gamard ne me concernent pas, dit enfin le prêtre en abaissant ses larges paupières sur ses yeux d’aigle pour voiler ses émotions. (Oh ! oh ! vous ne me compromettrez pas ! Mais Dieu soit loué ! les damnés avocats ne plaideront pas une affaire qui pouvait me salir. Que veulent donc les Listomère, pour se faire ainsi mes serviteurs?)
– Monsieur, répondit la baronne, les affaires de monsieur Birotteau me sont aussi étrangères que vous le sont les intérêts de mademoiselle Gamard ; mais malheureusement la religion peut souffrir de leurs débats, et je ne vois en vous qu’un médiateur, là où moi-même j’agis en conciliatrice… (Nous ne nous abuserons ni l’un ni l’autre, monsieur Troubert, pensait-elle.Sentez-vous le tour épigrammatique de cette réponse?)
– La religion souffrir, madame ? dit le grand-vicaire. La religion est trop haut située pour que les hommes puissent y porter atteinte. (La religion, c’est moi, pensait-il.) – Dieu nous jugera sans erreur, madame, ajouta-t-il, je ne reconnais que son tribunal.
– Hé ! bien, monsieur, répondit-elle, tâchons d’accorder les jugements des hommes avec les jugements de Dieu. (Oui, la religion, c’est toi.)
L’abbé Troubert changea de ton : – Monsieur votre neveu n’est-il pas allé à Paris ? (Vous avez eu là de mes nouvelles, [p. 56]pensait-il.Je puis vous écraser, vous qui m’avez méprisé. Vous venez capituler.)
– Oui, monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à lui. Il retourne ce soir à Paris, il est mandé par le ministre, qui est parfait pour nous, et voudrait ne pas lui voir quitter le service. (Jésuite, tu ne nous écraseras pas, pensait-elle,et ta plaisanterie est comprise.) Un moment de silence. – Je ne trouve pas sa conduite convenable dans cette affaire, reprit-elle, mais il faut pardonner à un marin de ne pas se connaître en Droit. (Faisons alliance, pensait-elle.Nous ne gagnerons rien à guerroyer.)
Un léger sourire de l’abbé se perdit dans les plis de son visage : – Il nous aura rendu le service de nous apprendre la valeur de ces deux peintures, dit-il en regardant les tableaux, elles seront un bel ornement pour la chapelle de la Vierge. (Vous m’avez lancé une épigramme, pensait-il ;en voici deux, nous sommes quittes, madame.)
– Si vous les donniez à Saint-Gatien, je vous demanderais de me laisser offrir à l’église des cadres dignes du lieu et de l’œuvre. (Je voudrais bien te faire avouer que tu convoitais les meubles de Birotteau, pensait-elle.)
– Elles ne m’appartiennent pas, dit le prêtre en se tenant toujours sur ses gardes.
– Mais voici, dit madame de Listomère, un acte qui éteint toute discussion, et les rend à mademoiselle Gamard. Elle posa le désistement sur la table. (Voyez, monsieur, pensait-elle,combien j’ai de confiance en vous.) – Il est digne de vous, monsieur, ajouta-t-elle, digne de votre beau caractère, de réconcilier deux chrétiens ; quoique je prenne maintenant peu d’intérêt à monsieur Birotteau…
– Mais il est votre pensionnaire, dit-il en l’interrompant.
– Non, monsieur, il n’est plus chez moi. (La pairie de mon beau-frère et le grade de mon neveu me font faire bien des lâchetés, pensait-elle.)
L’abbé demeura impassible, mais son attitude calme était l’indice des émotions les plus violentes. Monsieur de Bourbonne avait seul deviné le secret de cette paix apparente. Le prêtre triomphait !
– Pourquoi vous êtes-vous donc chargée de son désistement ? [p. 57]demanda-t-il excité par un sentiment analogue à celui qui pousse une femme à se faire répéter des compliments.
– Je n’ai pu me défendre d’un mouvement de compassion. Birotteau, dont le caractère faible doit vous être connu, m’a suppliée de voir mademoiselle Gamard, afin d’obtenir pour prix de sa renonciation à…
L’abbé fronça ses sourcils.
– … À desdroitsreconnus par des avocats distingués, le portrait…
Le prêtre regarda madame de Listomère.
– … Le portrait de Chapeloud, dit-elle en continuant. Je vous laisse le juge de sa prétention… (Tu serais condamné, si tu voulais plaider, pensait-elle.)
L’accent que prit la baronne pour prononcer les motsavocats distinguésfit voir au prêtre qu’elle connaissait le fort et le faible de l’ennemi. Madame de Listomère montra tant de talent à ce connaisseur émérite dans le cours de cette conversation qui se maintint long-temps sur ce ton, que l’abbé descendit chez mademoiselle Gamard pour aller chercher sa réponse à la transaction proposée.
Il revint bientôt.
– Madame, voici les paroles de la pauvre mourante : «Monsieur l’abbé Chapeloud m’a témoigné trop d’amitié, m’a-t-elle dit,pour que je me sépare de son portrait.» Quant à moi, reprit-il, s’il m’appartenait, je ne le céderais à personne. J’ai porté des sentiments trop constants au cher défunt pour ne pas me croire le droit de disputer son image à tout le monde.
– Monsieur, nenous brouillonspas pour une mauvaise peinture. (Je m’en moque autant que vous vous en moquez vous-même, pensait-elle.) – Gardez-la, nous en ferons faire une copie. Je m’applaudis d’avoir assoupi ce triste et déplorable procès, et j’y aurai personnellement gagné le plaisir de vous connaître. J’ai entendu parler de votre talent au wisth. Vous pardonnerez à une femme d’être curieuse, dit-elle en souriant. Si vous vouliez venir jouer quelquefois chez moi, vous ne pouvez pas douter de l’accueil que vous y recevrez.
Troubert se caressa le menton. (Il est pris ! Bourbonne avait raison, pensait-elle,il a sa dose de vanité.)
[p. 58]En effet, le grand vicaire éprouvait en ce moment la sensation délicieuse contre laquelle Mirabeau ne savait pas se défendre, quand, aux jours de sa puissance, il voyait ouvrir devant sa voiture la porte cochère d’un hôtel autrefois fermé pour lui.
– Madame, répondit-il, j’ai de trop grandes occupations pour aller dans le monde ; mais pour vous, que ne ferait-on pas ? (La vieille fille va crever, j’entamerai les Listomère, et les servirai s’ils me servent! pensait-il.Il vaut mieux les avoir pour amis que pour ennemis.)
Madame de Listomère retourna chez elle, espérant que l’archevêque consommerait une œuvre de paix si heureusement commencée. Mais Birotteau ne devait pas même profiter de son désistement. Madame de Listomère apprit le lendemain la mort de mademoiselle Gamard. Le testament de la vieille fille ouvert, personne ne fut surpris en apprenant qu’elle avait fait l’abbé Troubert son légataire universel. Sa fortune fut estimée à cent mille écus. Le vicaire-général envoya deux billets d’invitation pour le service et le convoi de son amie chez madame de Listomère : l’un pour elle, l’autre pour son neveu.
– Il faut y aller, dit-elle.
– Ça ne veut pas dire autre chose, s’écria monsieur de Bourbonne. C’est une épreuve par laquelle monseigneur Troubert veut vous juger. Baron, allez jusqu’au cimetière, ajouta-t-il en se tournant vers le lieutenant de vaisseau qui, pour son malheur, n’avait pas quitté Tours.
Le service eut lieu, et fut d’une grande magnificence ecclésiastique. Une seule personne y pleura. Ce fut Birotteau, qui, seul dans une chapelle écartée, et sans être vu, se crut coupable de cette mort, et pria sincèrement pour l’âme de la défunte, en déplorant avec amertume de n’avoir pas obtenu d’elle le pardon de ses torts.
L’abbé Troubert accompagna le corps de son amie jusqu’à la fosse où elle devait être enterrée. Arrivé sur le bord, il prononça un discours où, grâce à son talent, le tableau de la vie étroite menée par la testatrice prit des proportions monumentales. Les assistants remarquèrent ces paroles dans la péroraison :
« Cette vie pleine de jours acquis à Dieu et à sa religion, cette vie que décorent tant de belles actions faites dans le silence, tant de vertus modestes et ignorées, fut brisée par une douleur que nous appellerions imméritée, si, au bord de l’éternité, nous [p. 59]pouvions oublier que toutes nos afflictions nous sont envoyées par Dieu. Les nombreux amis de cette sainte fille, connaissant la noblesse et la candeur de son âme, prévoyaient qu’elle pouvait tout supporter, hormis des soupçons qui flétrissaient sa vie entière. Aussi, peut-être la Providence l’a-t-elle emmenée au sein de Dieu, pour l’enlever à nos misères. Heureux ceux qui peuvent reposer, ici-bas, en paix avec eux-mêmes, comme Sophie repose maintenant au séjour des bienheureux dans sa robe d’innocence ! »
– Quand il eut achevé ce pompeux discours, reprit monsieur de Bourbonne qui raconta les circonstances de l’enterrement à madame de Listomère au moment où, les parties finies et les portes fermées, ils furent seuls avec le baron, figurez-vous, si cela est possible, ce Louis XI en soutane, donnant ainsi le dernier coup de goupillon chargé d’eau bénite.
Monsieur de Bourbonne prit la pincette, et imita si bien le geste de l’abbé Troubert, que le baron et sa tante ne purent s’empêcher de sourire.
– Là seulement, reprit le vieux propriétaire, il s’est démenti. Jusqu’alors, sa contenance avait été parfaite ; mais il lui a sans doute été impossible, en calfeutrant pour toujours cette vieille fille qu’il méprisait souverainement et haïssait peut-être autant qu’il a détesté Chapeloud, de ne pas laisser percer sa joie dans un geste.
Le lendemain matin, mademoiselle Salomon vint déjeuner chez madame de Listomère, et, en arrivant, lui dit tout émue : – Notre pauvre abbé Birotteau a reçu tout à l’heure un coup affreux, qui annonce les calculs les plus étudiés de la haine. Il est nommé curé de Saint-Symphorien.
Saint-Symphorien est un faubourg de Tours, situé au delà du pont. Ce pont, un des plus beaux monuments de l’architecture française, a dix-neuf cents pieds de long, et les deux places qui le terminent à chaque bout sont absolument pareilles.
– Comprenez-vous ? reprit-elle après une pause et tout étonnée de la froideur que marquait madame de Listomère en apprenant cette nouvelle. L’abbé Birotteau sera là comme à cent lieues de Tours, de ses amis, de tout. N’est-ce pas un exil d’autant plus affreux qu’il est arraché à une ville que ses yeux verront tous les jours et où il ne pourra plus guère venir ? Lui qui, depuis ses malheurs, peut à peine marcher, serait obligé de faire une lieue pour nous voir. En ce moment, le malheureux est au lit, il a la fièvre. Le [p. 60]presbytère de Saint-Symphorien est froid, humide et la paroisse n’est pas assez riche pour le réparer. Le pauvre vieillard va donc se trouver enterré dans un véritable sépulcre. Quelle atroce combinaison !
Maintenant il nous suffira peut-être, pour achever cette histoire, de rapporter simplement quelques événements, et d’esquisser un dernier tableau.
Cinq mois après, le vicaire-général fut nommé évêque. Madame de Listomère était morte, et laissait quinze cents francs de rente par testament à l’abbé Birotteau. Le jour où le testament de la baronne fut connu, monseigneur Hyacinthe, évêque de Troyes, était sur le point de quitter la ville de Tours pour aller résider dans son diocèse ; mais il retarda son départ. Furieux d’avoir été joué par une femme à laquelle il avait donné la main tandis qu’elle tendait secrètement la sienne à un homme qu’il regardait comme son ennemi, Troubert menaça de nouveau l’avenir du baron et la pairie du marquis de Listomère. Il dit en pleine assemblée, dans le salon de l’archevêque, un de ces mots ecclésiastiques, gros de vengeance et pleins de mielleuse mansuétude. L’ambitieux marin vint voir ce prêtre implacable qui lui dicta sans doute de dures conditions ; car la conduite du baron attesta le plus entier dévouement aux volontés du terrible congréganiste. Le nouvel évêque rendit, par un acte authentique, la maison de mademoiselle Gamard au Chapitre de la cathédrale, il donna la bibliothèque et les livres de Chapeloud au petit séminaire, il dédia les deux tableaux contestés à la chapelle de la Vierge ; mais il garda le portrait de Chapeloud. Personne ne s’expliqua cet abandon presque total de la succession de mademoiselle Gamard. Monsieur de Bourbonne supposa que l’évêque en conservait secrètement la partie liquide, afin d’être à même de tenir avec honneur son rang à Paris, s’il était porté au banc des Évêques dans la chambre haute. Enfin, la veille du départ de monseigneur Troubert, levieux malinfinit par deviner le dernier calcul que cachât cette action, coup de grâce donné par la plus persistante de toutes les vengeances à la plus faible de toutes les victimes. Le legs de madame de Listomère à Birotteau fut attaqué par le baron de Listomère sous prétexte de captation ! Quelques jours après l’exploit introductif d’instance, le baron fut nommé capitaine de vaisseau. Par une mesure disciplinaire, le curé de Saint-Symphorien était interdit. Les supérieurs [p. 61]ecclésiastiques jugeaient le procès par avance. L’assassin de feu Sophie Gamard était donc un fripon ! Si monseigneur Troubert avait conservé la succession de la vieille fille, il eût été difficile de faire censurer Birotteau.
Au moment où monseigneur Hyacinthe, évêque de Troyes, venait en chaise de poste, le long du quai Saint-Symphorien, pour se rendre à Paris, le pauvre abbé Birotteau avait été mis dans un fauteuil, au soleil, au-dessus d’une terrasse. Ce curé frappé par l’archevêque était pâle et maigre. Le chagrin, empreint dans tous ses traits, décomposait entièrement ce visage qui jadis était si doucement gai. La maladie jetait sur ses yeux, naïvement animés autrefois par les plaisirs de la bonne chère et dénués d’idées pesantes, un voile qui simulait une pensée. Ce n’était plus que le squelette du Birotteau qui roulait, un an auparavant, si vide mais si content, à travers le Cloître. L’évêque lui lança un regard de mépris et de pitié ; puis, il consentit à l’oublier, et passa.
Nul doute que Troubert n’eût été en d’autres temps Hildebrandt ou Alexandre VI. Aujourd’hui l’Église n’est plus une puissance politique, et n’absorbe plus les forces des gens solitaires. Le célibat offre donc alors ce vice capital que, faisant converger les qualités de l’homme sur une seule passion, l’égoïsme, il rend les célibataires ou nuisibles ou inutiles. Nous vivons à une époque où le défaut des gouvernements est d’avoir moins fait la Société pour l’Homme, que l’Homme pour la Société. Il existe un combat perpétuel entre l’individu contre le système qui veut l’exploiter et qu’il tâche d’exploiter à son profit ; tandis que jadis l’homme réellement plus libre se montrait plus généreux pour la chose publique. Le cercle au milieu duquel s’agitent les hommes s’est insensiblement élargi : l’âme qui peut en embrasser la synthèse ne sera jamais qu’une magnifique exception ; car, habituellement, en morale comme en physique, le mouvement perd en intensité ce qu’il gagne en étendue. La Société ne doit pas se baser sur des exceptions. D’abord, l’homme fut purement et simplement père, et son cœur battit chaudement, concentré dans le rayon de sa famille. Plus tard, il vécut pour un clan ou pour une petite république ; de là, les grands dévouements historiques de la Grèce ou de Rome. Puis, il fut l’homme d’une caste ou d’une religion pour les grandeurs de laquelle il se montra souvent sublime ; mais là, le champ de ses intérêts s’augmenta de toutes les régions intellectuelles. Aujourd’hui, sa vie est [p. 62]attachée à celle d’une immense patrie ; bientôt, sa famille sera, dit-on, le monde entier. Ce cosmopolitisme moral, espoir de la Rome chrétienne, ne serait-il pas une sublime erreur ? Il est si naturel de croire à la réalisation d’une noble chimère, à la fraternité des hommes. Mais, hélas ! la machine humaine n’a pas de si divines proportions. Les âmes assez vastes pour épouser une sentimentalité réservée aux grands hommes ne seront jamais celles ni des simples citoyens, ni des pères de famille. Certains physiologistes pensent que lorsque le cerveau s’agrandit ainsi, le cœur doit se resserrer. Erreur ! L’égoïsme apparent des hommes qui portent une science, une nation, ou des lois dans leur sein, n’est-il pas la plus noble des passions, et en quelque sorte, la maternité des masses : pour enfanter des peuples neufs ou pour produire des idées nouvelles, ne doivent-ils pas unir dans leurs puissantes têtes les mamelles de la femme à la force de Dieu ? L’histoire des Innocent III, des Pierre-le-Grand, et de tous les meneurs de siècle ou de nation prouverait au besoin, dans un ordre très-élevé, cette immense pensée que Troubert représentait au fond du cloître Saint-Gatien.
Honoré de Balzac
La durée de l’œuvre sur laquelle j’inscris votre nom, deux fois illustre dans ce siècle, est très-problématique ; tandis que vous gravez le mien sur le bronze qui survit aux nations, ne fût-il frappé que par le vulgaire marteau du monnayeur. Les numismates ne seront-ils pas embarrassés de tant de têtes couronnées dans votre atelier, quand ils retrouveront parmi les cendres de Paris ces existences par vous perpétuées au delà de la vie des peuples, et dans lesquelles ils voudront voir des dynasties ? À vous donc ce divin privilége, à moi la reconnaissance.
Au commencement de l’automne de l’année 1826, l’abbé Birotteau, principal personnage de cette histoire, fut surpris par une averse en revenant de la maison où il était allé passer la soirée. Il traversait donc aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre, la petite place déserte nomméele Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours.
L’abbé Birotteau, petit homme court, de constitution apoplectique, âgé d’environ soixante ans, avait déjà subi plusieurs attaques [p. 2]de goutte. [p. ill.]Or, entre toutes les petites misères de la vie humaine, celle pour laquelle le bon prêtre éprouvait le plus d’aversion, était le subit arrosement de ses souliers à larges agrafes d’argent et l’immersion de leurs semelles. En effet, malgré les chaussons de flanelle dans lesquels il empaquetait en tout temps ses pieds avec le soin que les ecclésiastiques prennent d’eux-mêmes, il y gagnait toujours un peu d’humidité ; puis, le lendemain, la goutte lui donnait infailliblement quelques preuves de sa constance. Néanmoins, comme le pavé du Cloître est toujours sec, que l’abbé Birotteau avait gagné trois livres dix sous au wisth chez madame de Listomère, il endura la pluie avec résignation depuis le milieu de la place de l’Archevêché, où elle avait commencé à tomber en abondance. En ce moment, il caressait d’ailleurs sa chimère, un désir déjà vieux de douze ans, un désir de prêtre ! un désir qui, formé tous les soirs, paraissait alors près de s’accomplir ; enfin, il s’enveloppait trop bien dans l’aumusse d’un canonicat pour sentir les intempéries de l’air : pendant la soirée, les personnes habituellement réunies chez madame de Listomère lui avaient presque garanti sa nomination à la place de chanoine, alors vacante au Chapitre métropolitain de Saint-Gatien, en lui prouvant que personne ne la méritait mieux que lui, dont les droits long-temps méconnus étaient incontestables. S’il eût perdu au jeu, s’il eût appris que l’abbé Poirel, son concurrent, passait chanoine, le bonhomme eût alors trouvé la pluie bien froide. Peut-être eût-il médit de l’existence. Mais il se trouvait dans une de ces rares circonstances de la vie où d’heureuses sensations font tout oublier. En hâtant le pas, il obéissait à un mouvement machinal, et la vérité, si essentielle dans une histoire des mœurs, oblige à dire qu’il ne pensait ni à l’averse, ni à la goutte.
Jadis, il existait dans le Cloître, du côté de la Grand’rue, plusieurs maisons réunies par une clôture, appartenant à la Cathédrale et où logeaient quelques dignitaires du Chapitre. Depuis l’aliénation des biens du clergé, la ville a fait du passage qui sépare ces maisons une rue, nommée rue de laPsalette, et par laquelle on va du Cloître à la Grand’rue. Ce nom indique suffisamment que là demeuraient1Erreur du Furne : « demeurait » au lieu de « demeuraient ». autrefois le grand Chantre, ses écoles et ceux qui vivaient sous sa dépendance. Le côté gauche de cette rue est rempli par une seule maison dont les murs sont traversés par les arcs-boutants de Saint-Gatien qui sont implantés dans son petit jardin étroit, de [p. 3]manière à laisser en doute si la Cathédrale fut bâtie avant ou après cet antique logis. Mais en examinant les arabesques et la forme des fenêtres, le cintre de la porte, et l’extérieur de cette maison brunie par le temps, un archéologue voit qu’elle a toujours fait partie du monument magnifique avec lequel elle est mariée. Un antiquaire, s’il y en avait à Tours, une des villes les moins littéraires de France, pourrait même reconnaître, à l’entrée du passage dans le Cloître, quelques vestiges de l’arcade qui formait jadis le portail de ces habitations ecclésiastiques et qui devait s’harmonier au caractère général de l’édifice. Située au nord de Saint-Gatien, cette maison se trouve continuellement dans les ombres projetées par cette grande cathédrale sur laquelle le temps a jeté son manteau noir, imprimé ses rides, semé son froid humide, ses mousses et ses hautes herbes. Aussi cette habitation est-elle toujours enveloppée dans un profond silence interrompu seulement par le bruit des cloches, par le chant des offices qui franchit les murs de l’église, ou par les cris des choucas nichés dans le sommet des clochers. Cet endroit est un désert de pierres, une solitude pleine de physionomie, et qui ne peut être habitée que par des êtres arrivés à une nullité complète ou doués d’une force d’âme prodigieuse. La maison dont il s’agit avait toujours été occupée par des abbés, et appartenait à une vieille fille nommée mademoiselle Gamard. Quoique ce bien eût été acquis de la Nation, pendant la Terreur, par le père de mademoiselle Gamard ; comme depuis vingt ans cette vieille fille y logeait des prêtres, personne ne s’avisait de trouver mauvais, sous la Restauration, qu’une dévote conservât un bien national : peut-être les gens religieux lui supposaient-ils l’intention de le léguer au Chapitre, et les gens du monde n’en voyaient-ils pas la destination changée.
L’abbé Birotteau se dirigeait donc vers cette maison, où il demeurait depuis deux ans. Son appartement avait été, comme l’était alors le canonicat, l’objet de son envie et sonhoc erat in votispendant une douzaine d’années. Être le pensionnaire de mademoiselle Gamard et devenir chanoine, furent les deux grandes affaires de sa vie ; et peut-être résument-elles exactement l’ambition d’un prêtre, qui, se considérant comme en voyage vers l’éternité, ne peut souhaiter en ce monde qu’un bon gîte, une bonne table, des vêtements propres, des souliers à agrafes d’argent, choses suffisantes pour les besoins de la bête, et un canonicat pour satisfaire [p. 4]l’amour-propre, ce sentiment indicible qui nous suivra, dit-on, jusqu’auprès de Dieu, puisqu’il y a des grades parmi les saints. Mais la convoitise de l’appartement alors habité par l’abbé Birotteau, ce sentiment minime aux yeux des gens du monde, avait été pour lui toute une passion, passion pleine d’obstacles, et, comme les plus criminelles passions, pleine d’espérances, de plaisirs et de remords.
La distribution intérieure et la contenance de sa maison n’avaient pas permis à mademoiselle Gamard d’avoir plus de deux pensionnaires logés. Or, environ douze ans avant le jour où Birotteau devint le pensionnaire de cette fille, elle s’était chargée d’entretenir en joie et en santé monsieur l’abbé Troubert et monsieur l’abbé Chapeloud. L’abbé Troubert vivait. L’abbé Chapeloud était mort, et Birotteau lui avait immédiatement succédé.
Feu monsieur l’abbé Chapeloud, en son vivant chanoine de Saint-Gatien, avait été l’ami intime de l’abbé Birotteau. Toutes les fois que le vicaire était entré chez le chanoine, il en avait admiré constamment l’appartement, les meubles et la bibliothèque. De cette admiration naquit un jour l’envie de posséder ces belles choses. Il avait été impossible à l’abbé Birotteau d’étouffer ce désir, qui souvent le fit horriblement souffrir quand il venait à penser que la mort de son meilleur ami pouvait seule satisfaire cette cupidité cachée, mais qui allait toujours croissant. L’abbé Chapeloud et son ami Birotteau n’étaient pas riches. Tous deux fils de paysans, ils n’avaient rien autre chose que les faibles émoluments accordés aux prêtres ; et leurs minces économies furent employées à passer les temps malheureux de la Révolution. Quand Napoléon rétablit le culte catholique, l’abbé Chapeloud fut nommé chanoine de Saint-Gatien, et Birotteau devint vicaire de la Cathédrale. Chapeloud se mit alors en pension chez mademoiselle Gamard. Lorsque Birotteau vint visiter le chanoine dans sa nouvelle demeure, il trouva l’appartement parfaitement bien distribué ; mais il n’y vit rien autre chose. Le début de cette concupiscence mobilière fut semblable à celui d’une passion vraie, qui, chez un jeune homme, commence quelquefois par une froide admiration pour la femme que plus tard il aimera toujours.
Cet appartement, desservi par un escalier en pierre, se trouvait dans un corps de logis à l’exposition du midi. L’abbé Troubert occupait le rez-de-chaussée, et mademoiselle Gamard le premier étage [p. 5]du principal bâtiment situé sur la rue. Lorsque Chapeloud entra dans son logement, les pièces étaient nues et les plafonds noircis par la fumée. Les chambranles des cheminées en pierre assez mal sculptée n’avaient jamais été peints. Pour tout mobilier, le pauvre chanoine y mit d’abord un lit, une table, quelques chaises, et le peu de livres qu’il possédait. L’appartement ressemblait à une belle femme en haillons. Mais, deux ou trois ans après, une vieille dame ayant laissé deux mille francs à l’abbé Chapeloud, il employa cette somme à l’emplète d’une bibliothèque en chêne, provenant de la démolition d’un château dépecé par la Bande Noire, et remarquable par des sculptures dignes de l’admiration des artistes. L’abbé fit cette acquisition, séduit moins par le bon marché que par la parfaite concordance qui existait entre les dimensions de ce meuble et celles de la galerie. Ses économies lui permirent alors de restaurer entièrement la galerie jusque-là pauvre et délaissée. Le parquet fut soigneusement frotté, le plafond blanchi ; et les boiseries furent peintes de manière à figurer les teintes et les nœuds du chêne. Une cheminée de marbre remplaça l’ancienne. Le chanoine eut assez de goût pour chercher et pour trouver de vieux fauteuils en bois de noyer sculpté. Puis une longue table en ébène et deux meubles de Boulle achevèrent de donner à cette galerie une physionomie pleine de caractère. Dans l’espace de deux ans, les libéralités de plusieurs personnes dévotes, et des legs de ses pieuses pénitentes, quoique légers, remplirent de livres les rayons de la bibliothèque alors vide. Enfin, un oncle de Chapeloud, un ancien Oratorien, lui légua sa collection in-folio des Pères de l’Église, et plusieurs autres grands ouvrages précieux pour un ecclésiastique. Birotteau, surpris de plus en plus par les transformations successives de cette galerie jadis nue, arriva par degrés à une involontaire convoitise. Il souhaita posséder ce cabinet, si bien en rapport avec la gravité des mœurs ecclésiastiques. Cette passion s’accrut de jour en jour. Occupé pendant des journées entières à travailler dans cet asile, le vicaire put en apprécier le silence et la paix, après en avoir primitivement admiré l’heureuse distribution. Pendant les années suivantes, l’abbé Chapeloud fit de la cellule un oratoire que ses dévotes amies se plurent à embellir. Plus tard encore, une dame offrit au chanoine pour sa chambre un meuble en tapisserie qu’elle avait faite elle-même pendant long-temps sous les yeux de cet homme aimable sans qu’il en [p. 6]soupçonnât la destination. Il en fut alors de la chambre à coucher comme de la galerie, elle éblouit le vicaire. Enfin, trois ans avant sa mort, l’abbé Chapeloud avait complété le comfortable de son appartement en en décorant le salon. Quoique simplement garni de velours d’Utrecht rouge, le meuble avait séduit Birotteau. Depuis le jour où le camarade du chanoine vit les rideaux de lampasse rouge, les meubles d’acajou, le tapis d’Aubusson qui ornaient cette vaste pièce peinte à neuf, l’appartement de Chapeloud devint pour lui l’objet d’une monomanie secrète. Y demeurer, se coucher dans le lit à grands rideaux de soie où couchait le chanoine, et trouver toutes ses aises autour de lui, comme les trouvait Chapeloud, fut pour Birotteau le bonheur complet : il ne voyait rien au delà. Tout ce que les choses du monde font naître d’envie et d’ambition dans le cœur des autres hommes se concentra chez l’abbé Birotteau dans le sentiment secret et profond avec lequel il désirait un intérieur semblable à celui que s’était créé l’abbé Chapeloud. Quand son ami tombait malade, il venait certes chez lui conduit par une sincère affection ; mais, en apprenant l’indisposition du chanoine, ou en lui tenant compagnie, il s’élevait, malgré lui, dans le fond de son âme mille pensées dont la formule la plus simple était toujours : – Si Chapeloud mourait, je pourrais avoir son logement. Cependant, comme Birotteau avait un cœur excellent, des idées étroites et une intelligence bornée, il n’allait pas jusqu’à concevoir les moyens de se faire léguer la bibliothèque et les meubles de son ami.
L’abbé Chapeloud, égoïste aimable et indulgent, devina la passion de son ami, ce qui n’était pas difficile, et la lui pardonna, ce qui peut sembler moins facile chez un prêtre. Mais aussi le vicaire, dont l’amitié resta toujours la même, ne cessa-t-il pas de se promener avec son ami tous les jours dans la même allée du mail de Tours, sans lui faire tort un seul moment du temps consacré depuis vingt années à cette promenade. Birotteau, qui considérait ses vœux involontaires comme des fautes, eût été capable, par contrition, du plus grand dévouement pour l’abbé Chapeloud. Celui-ci paya sa dette envers une fraternité si naïvement sincère en disant, quelques jours avant sa mort au vicaire, qui lui lisait la Quotidienne : – Pour cette fois, tu auras l’appartement. Je sens que tout est fini pour moi. En effet, par son testament, l’abbé Chapeloud légua sa bibliothèque et son mobilier à Birotteau. La possession de ces choses, si [p. 7]vivement désirées, et la perspective d’être pris en pension par mademoiselle Gamard, adoucirent beaucoup la douleur que causait à Birotteau la perte de son ami le chanoine : il ne l’aurait peut-être pas ressuscité, mais il le pleura. Pendant quelques jours il fut comme Gargantua, dont la femme étant morte en accouchant de Pantagruel, ne savait s’il devait se réjouir de la naissance de son fils, ou se chagriner d’avoir enterré sa bonne Badbec, et qui se trompait en se réjouissant de la mort de sa femme, et déplorant la naissance de Pantagruel. L’abbé Birotteau passa les premiers jours de son deuil à vérifier les ouvrages desabibliothèque, à se servir desesmeubles, à les examiner, en disant d’un ton qui, malheureusement, n’a pu être noté : – Pauvre Chapeloud ! Enfin sa joie et sa douleur l’occupaient tant qu’il ne ressentit aucune peine de voir donner à un autre la place de chanoine, dans laquelle feu Chapeloud espérait avoir Birotteau pour successeur. Mademoiselle Gamard ayant pris avec plaisir le vicaire en pension, celui-ci participa dès lors à toutes les félicités de la vie matérielle que lui vantait le défunt chanoine. Incalculables avantages ! À entendre feu l’abbé Chapeloud, aucun de tous les prêtres qui habitaient la ville de Tours ne pouvait être, sans en excepter l’Archevêque, l’objet de soins aussi délicats, aussi minutieux que ceux prodigués par mademoiselle Gamard à ses deux pensionnaires. Les premiers mots que disait le chanoine à son ami, en se promenant sur le Mail, avaient presque toujours trait au succulent dîner qu’il venait de faire, et il était bien rare que, pendant les sept promenades de la semaine, il ne lui arrivât pas de dire au moins quatorze fois : – Cette excellente fille a certes pour vocation le service ecclésiastique.
– Pensez donc, disait l’abbé Chapeloud à Birotteau, que, pendant douze années consécutives, linge blanc, aubes, surplis, rabats, rien ne m’a jamais manqué. Je trouve toujours chaque chose en place, en nombre suffisant, et sentant l’iris. Mes meubles sont frottés, et toujours si bien essuyés que, depuis long-temps, je ne connais plus la poussière. En avez-vous vu un seul grain chez moi ? Jamais ! Puis le bois de chauffage est bien choisi, les moindres choses sont excellentes ; bref, il semble que mademoiselle Gamard ait sans cesse un œil dans ma chambre. Je ne me souviens pas d’avoir sonné deux fois, en dix ans, pour demander quoi que ce fût. Voilà vivre ! N’avoir rien à chercher, pas même ses pantoufles. Trouver toujours [p. 8]bon feu, bonne table. Enfin, mon soufflet m’impatientait, il avait le larynx embarrassé, je ne m’en suis pas plaint deux fois. Brst, le lendemain mademoiselle m’a donné un très-joli soufflet, et cette paire de badines avec lesquelles vous me voyez tisonnant.
Birotteau, pour toute réponse, disait : – Sentant l’iris ! Cesentant l’irisle frappait toujours. Les paroles du chanoine accusaient un bonheur fantastique pour le pauvre vicaire, à qui ses rabats et ses aubes faisaient tourner la tête ; car il n’avait aucun ordre, et oubliait assez fréquemment de commander son dîner. Aussi, soit en quêtant, soit en disant la messe, quand il apercevait mademoiselle Gamard à Saint-Gatien, ne manquait-il jamais de lui jeter un regard doux et bienveillant, comme sainte Thérèse pouvait en jeter au ciel.
Quoique le bien-être que désire toute créature, et qu’il avait si souvent rêvé, lui fût échu, comme il est difficile à tout le monde, même à un prêtre, de vivre sans un dada, depuis dix-huit mois, l’abbé Birotteau avait remplacé ses deux passions satisfaites par le souhait d’un canonicat. Le titre de chanoine était devenu pour lui ce que doit être la pairie pour un ministre plébéien. Aussi la probabilité de sa nomination, les espérances qu’on venait de lui donner chez madame de Listomère, lui tournaient-elles si bien la tête qu’il ne se rappela y avoir oublié son parapluie qu’en arrivant à son domicile. Peut-être même, sans la pluie qui tombait alors à torrents, ne s’en serait-il pas souvenu, tant il était absorbé par le plaisir avec lequel il rabâchait en lui-même tout ce que lui avaient dit, au sujet de sa promotion, les personnes de la société de madame de Listomère, vieille dame chez laquelle il passait la soirée du mercredi. Le vicaire sonna vivement comme pour dire à la servante de ne pas le faire attendre. Puis il se serra dans le coin de la porte, afin de se laisser arroser le moins possible ; mais l’eau qui tombait du toit coula précisément sur le bout de ses souliers, et le vent poussa par moments sur lui certaines bouffées de pluie assez semblables à des douches. Après avoir calculé le temps nécessaire pour sortir de la cuisine et venir tirer le cordon placé sous la porte, il resonna encore de manière à produire un carillon très-significatif. – Ils ne peuvent pas être sortis, se dit-il en n’entendant aucun mouvement dans l’intérieur. Et pour la troisième fois il recommença sa sonnerie, qui retentit si aigrement dans la maison, et fut si bien répétée par tous les échos de la Cathédrale, qu’à ce factieux tapage il était impossible de ne pas se réveiller. Aussi, quelques [p. 9]instants après, n’entendit-il pas, sans un certain plaisir mêlé d’humeur, les sabots de la servante qui claquaient sur le petit pavé caillouteux. Néanmoins le malaise du podagre ne finit pas aussitôt qu’il le croyait. Au lieu de tirer le cordon, Marianne fut obligée d’ouvrir la serrure de la porte avec la grosse clef et de défaire les verrous.
– Comment me laissez-vous sonner trois fois par un temps pareil ? dit-il à Marianne.
– Mais, monsieur, vous voyez bien que la porte était fermée. Tout le monde est couché depuis long-temps, les trois quarts de dix heures sont sonnés. Mademoiselle aura cru que vous n’étiez pas sorti.
– Mais vous m’avez bien vu partir, vous ! D’ailleurs mademoiselle sait bien que je vais chez madame de Listomère tous les mercredis.
– Ma foi ! monsieur, j’ai fait ce que mademoiselle m’a commandé de faire, répondit Marianne en fermant la porte.
Ces paroles portèrent à l’abbé Birotteau un coup qui lui fut d’autant plus sensible que sa rêverie l’avait rendu plus complétement heureux. Il se tut, suivit Marianne à la cuisine pour prendre son bougeoir, qu’il supposait y avoir été mis. Mais, au lieu d’entrer dans la cuisine, Marianne mena l’abbé chez lui, où le vicaire aperçut son bougeoir sur une table qui se trouvait à la porte du salon rouge, dans une espèce d’antichambre formée par le palier de l’escalier auquel le défunt chanoine avait adapté une grande clôture vitrée. Muet de surprise, il entra promptement dans sa chambre, n’y vit pas de feu dans la cheminée, et appela Marianne, qui n’avait pas encore eu le temps de descendre.
– Vous n’avez donc pas allumé de feu ? dit-il.
– Pardon, monsieur l’abbé, répondit-elle. Il se sera éteint.
Birotteau regarda de nouveau le foyer, et s’assura que le feu était resté couvert depuis le matin.
– J’ai besoin de me sécher les pieds, reprit-il, faites-moi du feu.
Marianne obéit avec la promptitude d’une personne qui avait envie de dormir. Tout en cherchant lui-même ses pantoufles qu’il ne trouvait pas au milieu de son tapis de lit, comme elles y étaient jadis, l’abbé fit, sur la manière dont Marianne était habillée, certaines observations par lesquelles il lui fut démontré qu’elle ne sortait pas de son lit, comme elle le lui avait dit. Il se souvint alors que, depuis environ quinze jours, il était sevré de tous ces petits soins [p. 10]qui, pendant dix-huit mois, lui avaient rendu la vie si douce à porter. Or, comme la nature des esprits étroits les porte à deviner les minuties, il se livra soudain à de très-grandes réflexions sur ces quatre événements, imperceptibles pour tout autre, mais qui, pour lui, constituaient quatre catastrophes. Il s’agissait évidemment de la perte entière de son bonheur, dans l’oubli des pantoufles, dans le mensonge de Marianne relativement au feu, dans le transport insolite de son bougeoir sur la table de l’antichambre, et dans la station forcée qu’on lui avait ménagée, par la pluie, sur le seuil de la porte.
Quand la flamme eut brillé dans le foyer, quand la lampe de nuit fut allumée, et que Marianne l’eut quitté sans lui demander, comme elle le faisait jadis : – Monsieur a-t-il encore besoin de quelque chose ? l’abbé Birotteau se laissa doucement aller dans la belle et ample bergère de son défunt ami ; mais le mouvement par lequel il y tomba eut quelque chose de triste. Le bonhomme était accablé sous le pressentiment d’un affreux malheur. Ses yeux se tournèrent successivement sur le beau cartel, sur la commode, sur les siéges, les rideaux, les tapis, le lit en tombeau, le bénitier, le crucifix, sur une Vierge du Valentin, sur un Christ de Lebrun, enfin sur tous les accessoires de cette chambre ; et l’expression de sa physionomie révéla les douleurs du plus tendre adieu qu’un amant ait jamais fait à sa première maîtresse, ou un vieillard à ses derniers arbres plantés. Le vicaire venait de reconnaître, un peu tard à la vérité, les signes d’une persécution sourde exercée sur lui depuis environ trois mois par mademoiselle Gamard, dont les mauvaises intentions eussent sans doute été beaucoup plus tôt devinées par un homme d’esprit. Les vieilles filles n’ont-elles pas toutes un certain talent pour accentuer les actions et les mots que la haine leur suggère ? Elles égratignent à la manière des chats. Puis, non seulement elles blessent, mais elles éprouvent du plaisir à blesser, et à faire voir à leur victime qu’elles l’ont blessée. Là où un homme du monde ne se serait pas laissé griffer deux fois, le bon Birotteau avait besoin de plusieurs coups de patte dans la figure avant de croire à une intention méchante.
Aussitôt, avec cette sagacité questionneuse que contractent les prêtres habitués à diriger les consciences et à creuser des riens au fond du confessionnal, l’abbé Birotteau se mit à établir, comme s’il s’agissait d’une controverse religieuse, la proposition suivante : – En admettant que mademoiselle Gamard n’ait plus songé à la soirée [p. 11]de madame de Listomère, que Marianne ait oublié de faire mon feu, que l’on m’ait cru rentré ; attendu que j’ai descendu ce matin, et moi-même mon bougeoir ! il est impossible que mademoiselle Gamard, en le voyant dans son salon, ait pu me supposer couché.Ergo, mademoiselle Gamard a voulu me laisser à la porte par la pluie ; et, en faisant remonter mon bougeoir chez moi, elle a eu l’intention de me faire connaître… – Quoi ? dit-il tout haut, emporté par la gravité des circonstances, en se levant pour quitter ses habits mouillés, prendre sa robe de chambre et se coiffer de nuit. Puis il alla de son lit à la cheminée, en gesticulant et lançant sur des tons différents les phrases suivantes, qui toutes furent terminées d’une voix de fausset, comme pour remplacer des points d’interjection.
– Que diantre lui ai-je fait ? Pourquoi m’en veut-elle ? Marianne n’a pas dû oublier mon feu ! C’est mademoiselle qui lui aura dit de ne pas l’allumer ! Il faudrait être un enfant pour ne pas s’apercevoir, au ton et aux manières qu’elle prend avec moi, que j’ai eu le malheur de lui déplaire. Jamais il n’est arrivé rien de pareil à Chapeloud ! Il me sera impossible de vivre au milieu des tourments que… À mon âge…
Il se coucha dans l’espoir d’éclaircir le lendemain matin la cause de la haine qui détruisait à jamais ce bonheur dont il avait joui pendant deux ans, après l’avoir si long-temps désiré. Hélas ! les secrets motifs du sentiment que mademoiselle Gamard lui portait devaient lui être éternellement inconnus, non qu’ils fussent difficiles à deviner, mais parce que le pauvre homme manquait de cette bonne foi avec laquelle les grandes âmes et les fripons savent réagir sur eux-mêmes et se juger. Un homme de génie ou un intrigant seuls, se disent : – J’ai eu tort. L’intérêt et le talent sont les seuls conseillers consciencieux et lucides. Or, l’abbé Birotteau, dont la bonté allait jusqu’à la bêtise, dont l’instruction n’était en quelque sorte que plaquée à force de travail, qui n’avait aucune expérience du monde ni de ses mœurs, et qui vivait entre la messe et le confessionnal, grandement occupé de décider les cas de conscience les plus légers, en sa qualité de confesseur des pensionnats de la ville et de quelques belles âmes qui l’appréciaient, l’abbé Birotteau pouvait être considéré comme un grand enfant, à qui la majeure partie des pratiques sociales était complétement étrangère. Seulement, l’égoïsme naturel à toutes les créatures [p. 12]humaines, renforcé par l’égoïsme particulier au prêtre, et par celui de la vie étroite que l’on mène en province, s’était insensiblement développé chez lui, sans qu’il s’en doutât. Si quelqu’un eût pu trouver assez d’intérêt à fouiller l’âme du vicaire, pour lui démontrer que, dans les infiniment petits détails de son existence et dans les devoirs minimes de sa vie privée, il manquait essentiellement de ce dévouement dont il croyait faire profession, il se serait puni lui-même, et se serait mortifié de bonne foi. Mais ceux que nous offensons, même à notre insu, nous tiennent peu compte de notre innocence, ils veulent et savent se venger. Donc Birotteau, quelque faible qu’il fût, dut être soumis aux effets de cette grande Justice distributive, qui va toujours chargeant le monde d’exécuter ses arrêts, nommés par certains niaisles malheurs de la vie.
Il y eut cette différence entre feu l’abbé Chapeloud et le vicaire, que l’un était un égoïste adroit et spirituel, et l’autre un franc et maladroit égoïste. Lorsque l’abbé Chapeloud vint se mettre en pension chez mademoiselle Gamard, il sut parfaitement juger le caractère de son hôtesse. Le confessionnal lui avait appris à connaître tout ce que le malheur de se trouver en dehors de la société, met d’amertume au cœur d’une vieille fille, il calcula donc sagement sa conduite chez mademoiselle Gamard. L’hôtesse, n’ayant guère alors que trente-huit ans, gardait encore quelques prétentions, qui, chez ces discrètes personnes, se changent plus tard en une haute estime d’elles-mêmes. Le chanoine comprit que, pour bien vivre avec mademoiselle Gamard, il devait lui toujours accorder les mêmes attentions et les mêmes soins, être plus infaillible que ne l’est le pape. Pour obtenir ce résultat, il ne laissa s’établir entre elle et lui que les points de contact strictement ordonnés par la politesse, et ceux qui existent nécessairement entre des personnes vivant sous le même toit. Ainsi, quoique l’abbé Troubert et lui fissent régulièrement trois repas par jour, il s’était abstenu de partager le déjeuner commun, en habituant mademoiselle Gamard à lui envoyer dans son lit une tasse de café à la crème. Puis, il avait évité les ennuis du souper en prenant tous les soirs du thé dans les maisons où il allait passer ses soirées. Il voyait ainsi rarement son hôtesse à un autre moment de la journée que celui du dîner ; mais il venait toujours quelques instants avant l’heure fixée. Durant cette espèce de visite polie, il lui [p. 13]avait adressé, pendant les douze années qu’il passa sous son toit, les mêmes questions, en obtenant d’elle les mêmes réponses. La manière dont avait dormi mademoiselle Gamard durant la nuit, son déjeuner, les petits événements domestiques, l’air de son visage, l’hygiène de sa personne, le temps qu’il faisait, la durée des offices, les incidents de la messe, enfin la santé de tel ou tel prêtre faisaient tous les frais de cette conversation périodique. Pendant le dîner, il procédait toujours par des flatteries indirectes, allant sans cesse de la qualité d’un poisson, du bon goût des assaisonnements ou des qualités d’une sauce, aux qualités de mademoiselle Gamard et à ses vertus de maîtresse de maison. Il était sûr de caresser toutes les vanités de la vieille fille en vantant l’art avec lequel étaient faits ou préparés ses confitures, ses cornichons, ses conserves, ses pâtés, et autres inventions gastronomiques. Enfin, jamais le rusé chanoine n’était sorti du salon jaune de son hôtesse, sans dire que, dans aucune maison de Tours, on ne prenait du café aussi bon que celui qu’il venait d’y déguster. Grâce à cette parfaite entente du caractère de mademoiselle Gamard, et à cette science d’existence professée pendant douze années par le chanoine, il n’y eut jamais entre eux matière à discuter le moindre point de discipline intérieure. L’abbé Chapeloud avait tout d’abord reconnu les angles, les aspérités, le rêche de cette vieille fille, et réglé l’action des tangentes inévitables entre leurs personnes, de manière à obtenir d’elle toutes les concessions nécessaires au bonheur et à la tranquillité de sa vie. Aussi, mademoiselle Gamard disait-elle que l’abbé Chapeloud était un homme très-aimable, extrêmement facile à vivre, et de beaucoup d’esprit. Quant à l’abbé Troubert, la dévote n’en disait absolument rien. Complétement entré dans le mouvement de sa vie comme un satellite dans l’orbite de sa planète, Troubert était pour elle une sorte de créature intermédiaire entre les individus de l’espèce humaine et ceux de l’espèce canine ; il se trouvait classé dans son cœur immédiatement avant la place destinée aux amis et celle occupée par un gros carlin poussif qu’elle aimait tendrement ; elle le gouvernait entièrement, et la promiscuité de leurs intérêts devint si grande, que bien des personnes, parmi celles de la société de mademoiselle Gamard, pensaient que l’abbé Troubert avait des vues sur la fortune de la vieille fille, se l’attachait insensiblement par une continuelle patience, et la dirigeait d’autant mieux qu’il [p. 14]paraissait lui obéir, sans laisser apercevoir en lui le moindre désir de la mener. Lorsque l’abbé Chapeloud mourut, la vieille fille, qui voulait un pensionnaire de mœurs douces, pensa naturellement au vicaire. Le testament du chanoine n’était pas encore connu, que déjà mademoiselle Gamard méditait de donner le logement du défunt à son bon abbé Troubert, qu’elle trouvait fort mal au rez-de-chaussée. Mais quand l’abbé Birotteau vint stipuler avec la vieille fille les conventions chirographaires de sa pension, elle le vit si fort épris de cet appartement pour lequel il avait nourri si long-temps des désirs dont la violence pouvait alors être avouée, qu’elle n’osa lui parler d’un échange, et fit céder l’affection aux exigences de l’intérêt. Pour consoler le bien-aimé chanoine, mademoiselle remplaça les larges briques blanches de Château-Regnault qui formaient le carrelage de l’appartement par un parquet en point de Hongrie, et reconstruisit une cheminée qui fumait.
L’abbé Birotteau avait vu pendant douze ans son ami Chapeloud, sans avoir jamais eu la pensée de chercher d’où procédait l’extrême circonspection de ses rapports avec mademoiselle Gamard. En venant demeurer chez cette sainte fille, il se trouvait dans la situation d’un amant sur le point d’être heureux. Quand il n’aurait pas été déjà naturellement aveugle d’intelligence, ses yeux étaient trop éblouis par le bonheur pour qu’il lui fût possible de juger mademoiselle Gamard, et de réfléchir sur la mesure à mettre dans ses relations journalières avec elle. Mademoiselle Gamard, vue de loin et à travers le prisme des félicités matérielles que le vicaire rêvait de goûter près d’elle, lui semblait une créature parfaite, une chrétienne accomplie, une personne essentiellement charitable, la femme de l’Évangile, la vierge sage, décorée de ces vertus humbles et modestes qui répandent sur la vie un céleste parfum. Aussi, avec tout l’enthousiasme d’un homme qui parvient à un but long-temps souhaité, avec la candeur d’un enfant et la niaise étourderie d’un vieillard sans expérience mondaine, entra-t-il dans la vie de mademoiselle Gamard, comme une mouche se prend dans la toile d’une araignée. Ainsi, le premier jour où il vint dîner et coucher chez la vieille fille, il fut retenu dans son salon par le désir de faire connaissance avec elle, aussi bien que par cet inexplicable embarras qui gêne souvent les gens timides, et leur fait craindre d’être impolis en interrompant [p. 15]une conversation pour sortir. Il y resta donc pendant toute la soirée. Une autre vieille fille, amie de Birotteau, nommée mademoiselle Salomon de Villenoix, vint le voir2 Le texte de l’édition Furne est « soir » : nous corrigeons cette coquille introduite dans l’édition Béchet (1834) en « voir », conformément à l’édition originale Mame-Delaunay (1832). . Mademoiselle Gamard eut alors la joie d’organiser chez elle une partie de boston. Le vicaire trouva, en se couchant, qu’il avait passé une très-agréable soirée. Ne connaissant encore que fort légèrement mademoiselle Gamard et l’abbé Troubert, il n’aperçut que la superficie de leurs caractères. Peu de personnes montrent tout d’abord leurs défauts à nu. Généralement, chacun tâche de se donner une écorce attrayante. L’abbé Birotteau conçut donc le charmant projet de consacrer ses soirées à mademoiselle Gamard, au lieu d’aller les passer au dehors. L’hôtesse avait, depuis quelques années, enfanté un désir qui se reproduisait plus fort de jour en jour. Ce désir, que forment les vieillards et même les jolies femmes, était devenu chez elle une passion semblable à celle de Birotteau pour l’appartement de son ami Chapeloud, et tenait au cœur de la vieille fille par les sentiments d’orgueil et d’égoïsme, d’envie et de vanité qui préexistent chez les gens du monde. Cette histoire est de tous les temps : il suffit d’étendre un peu le cercle étroit au fond duquel vont agir ces personnages pour trouver la raison coefficiente des événements qui arrivent dans les sphères les plus élevées de la société. Mademoiselle Gamard passait alternativement ses soirées dans six ou huit maisons différentes. Soit qu’elle regrettât d’être obligée d’aller chercher le monde et se crût en droit, à son âge, d’en exiger quelque retour ; soit que son amour-propre eût été froissé de ne point avoir de société à elle ; soit enfin que sa vanité désirât les compliments et les avantages dont elle voyait jouir ses amies, toute son ambition était de rendre son salon le point d’une réunion vers laquelle chaque soir un certain nombre de personnes se dirigeassentavec plaisir. Quand Birotteau et son amie mademoiselle Salomon eurent passé quelques soirées chez elle, en compagnie du fidèle et patient abbé Troubert ; un soir, en sortant de Saint-Gatien, mademoiselle Gamard dit aux bonnes amies, de qui elle se considérait comme l’esclave jusqu’alors, que les personnes qui voulaient la voir pouvaient bien venir une fois par semaine chez elle où elle réunissait un nombre d’amis suffisant pour faire une partie de boston ; elle ne devait pas laisser seul l’abbé Birotteau, son nouveau pensionnaire ; mademoiselle Salomon n’avait pas [p. 16]encore manqué une seule soirée de la semaine ; elle appartenait à ses amis, et que… et que… etc., etc… Ses paroles furent d’autant plus humblement altières et abondamment doucereuses, que mademoiselle Salomon de Villenoix tenait à la société la plus aristocratique de Tours. Quoique mademoiselle Salomon vînt uniquement par amitié pour le vicaire, mademoiselle Gamard triomphait de l’avoir dans son salon, et se vit, grâce à l’abbé Birotteau, sur le point de faire réussir son grand dessein de former un cercle qui pût devenir aussi nombreux, aussi agréable que l’étaient ceux de madame de Listomère, de mademoiselle Merlin de La Blottière, et autres dévotes en possession de recevoir la société pieuse de Tours. Mais, hélas ! l’abbé Birotteau fit avorter l’espoir de mademoiselle Gamard. Or, si tous ceux qui dans leur vie sont parvenus à jouir d’un bonheur souhaité long-temps, ont compris la joie que put avoir le vicaire en se couchant dans le lit de Chapeloud, ils devront aussi prendre une légère idée du chagrin que mademoiselle Gamard ressentit au renversement de son plan favori. Après avoir pendant six mois accepté son bonheur assez patiemment, Birotteau déserta le logis, entraînant avec lui mademoiselle Salomon. Malgré des efforts inouïs, l’ambitieuse Gamard avait à peine recruté cinq à six personnes, dont l’assiduité fut très-problématique, et il fallait au moins quatre gens fidèles pour constituer un boston. Elle fut donc forcée de faire amende honorable et de retourner chez ses anciennes amies, car les vieilles filles se trouvent en trop mauvaise compagnie avec elles-mêmes pour ne pas rechercher les agréments équivoques de la société. La cause de cette désertion est facile à concevoir. Quoique le vicaire fût un de ceux auxquels le paradis doit un jour appartenir en vertu de l’arrêt :Bienheureux les pauvres d’esprit! il ne pouvait, comme beaucoup de sots, supporter l’ennui que lui causaient d’autres sots. Les gens sans esprit ressemblent aux mauvaises herbes qui se plaisent dans les bons terrains, et ils aiment d’autant plus être amusés qu’ils s’ennuient eux-mêmes. L’incarnation de l’ennui dont ils sont victimes, jointe au besoin qu’ils éprouvent de divorcer perpétuellement avec eux-mêmes, produit cette passion pour le mouvement, cette nécessité d’être toujours là où ils ne sont pas qui les distingue, ainsi que les êtres dépourvus de sensibilité et ceux dont la destinée est manquée, ou qui souffrent par leur faute. [p. 17]Sans trop sonder le vide, la nullité de mademoiselle Gamard, ni sans s’expliquer la petitesse de ses idées, le pauvre abbé Birotteau s’aperçut un peu tard, pour son malheur, des défauts qu’elle partageait avec toutes les vieilles filles et de ceux qui lui étaient particuliers. Le mal, chez autrui, tranche si vigoureusement sur le bien, qu’il nous frappe presque toujours la vue avant de nous blesser. Ce phénomène moral justifierait, au besoin, la pente qui nous porte plus ou moins vers la médisance. Il est, socialement parlant, si naturel de se moquer des imperfections d’autrui, que nous devrions pardonner le bavardage railleur que nos ridicules autorisent, et ne nous étonner que de la calomnie. Mais les yeux du bon vicaire n’étaient jamais à ce point d’optique qui permet aux gens du monde de voir et d’éviter promptement les aspérités du voisin ; il fut donc obligé, pour reconnaître les défauts de son hôtesse, de subir l’avertissement que donne la nature à toutes ses créations, la douleur ! Les vieilles filles n’ayant pas fait plier leur caractère et leur vie à une autre vie ni à d’autres caractères, comme l’exige la destinée de la femme, ont, pour la plupart, la manie de vouloir tout faire plier autour d’elles. Chez mademoiselle Gamard, ce sentiment dégénérait en despotisme ; mais ce despotisme ne pouvait se prendre qu’à de petites choses. Ainsi, entre mille exemples, le panier de fiches et de jetons posé sur la table de boston pour l’abbé Birotteau devait rester à la place où elle l’avait mis ; et l’abbé la contrariait vivement en le dérangeant, ce qui arrivait presque tous les soirs. D’où procédait cette susceptibilité stupidement portée sur des riens, et quel en était le but ? Personne n’eût pu le dire, mademoiselle Gamard ne le savait pas elle-même. Quoique très-mouton de sa nature, le nouveau pensionnaire n’aimait cependant pas plus que les brebis à sentir trop souvent la houlette, surtout quand elle est armée de pointes. Sans s’expliquer la haute patience de l’abbé Troubert, Birotteau voulut se soustraire au bonheur que mademoiselle Gamard prétendait lui assaisonner à sa manière, car elle croyait qu’il en était du bonheur comme de ses confitures ; mais le malheureux s’y prit assez maladroitement, par suite de la naïveté de son caractère. Cette séparation n’eut donc pas lieu sans bien des tiraillements et des picoteries auxquels l’abbé Birotteau s’efforça de ne pas se montrer sensible.
À l’expiration de la première année qui s’écoula sous le toit de [p. 18]mademoiselle Gamard, le vicaire avait repris ses anciennes habitudes en allant passer deux soirées par semaine chez madame de Listomère, trois chez mademoiselle Salomon, et les deux autres chez mademoiselle Merlin de La Blottière. Ces personnes appartenaient à la partie aristocratique de la société tourangelle, où mademoiselle Gamard n’était point admise. Aussi l’hôtesse fut-elle vivement outragée par l’abandon de l’abbé Birotteau, qui lui faisait sentir son peu de valeur : toute espèce de choix implique un mépris pour l’objet refusé.
– Monsieur Birotteau ne nous a pas trouvés assez aimables, dit l’abbé Troubert aux amis de mademoiselle Gamard lorsqu’elle fut obligée de renoncer à ses soirées. C’est un homme d’esprit, un gourmet ! Il lui faut du beau monde, du luxe, des conversations à saillies, les médisances de la ville.
Ces paroles amenaient toujours mademoiselle Gamard à justifier l’excellence de son caractère aux dépens de Birotteau.
– Il n’a pas déjà tant d’esprit, disait-elle. Sans l’abbé Chapeloud, il n’aurait jamais été reçu chez madame de Listomère. Oh ! j’ai bien perdu en perdant l’abbé Chapeloud. Quel homme aimable et facile à vivre ! Enfin, pendant douze ans, je n’ai pas eu la moindre difficulté ni le moindre désagrément avec lui.
Mademoiselle Gamard fit de l’abbé Birotteau un portrait si peu flatteur, que l’innocent pensionnaire passa dans cette société bourgeoise, secrètement ennemie de la société aristocratique, pour un homme essentiellement difficultueux et très difficile à vivre. Puis la vieille fille eut, pendant quelques semaines, le plaisir de s’entendre plaindre par ses amies, qui, sans penser un mot de ce qu’elles disaient, ne cessèrent de lui répéter : – Comment vous, si douce et si bonne, avez-vous inspiré de la répugnance… Ou : – Consolez-vous, ma chère mademoiselle Gamard, vous êtes si bien connue que… etc.
Mais, enchantées d’éviter une soirée par semaine dans le Cloître, l’endroit le plus désert, le plus sombre et le plus éloigné du centre qu’il y ait à Tours, toutes bénissaient le vicaire.
Entre personnes sans cesse en présence, la haine et l’amour vont toujours croissant : on trouve à tout moment des raisons pour s’aimer ou se haïr mieux. Aussi l’abbé Birotteau devint-il insupportable à mademoiselle Gamard. Dix-huit mois après l’avoir pris en pension, au moment où le bonhomme croyait voir la paix du [p. 19]contentement dans le silence de la haine, et s’applaudissait d’avoir sutrès-bien corderavec la vieille fille, pour se servir de son expression, il fut pour elle l’objet d’une persécution sourde et d’une vengeance froidement calculée. Les quatre circonstances capitales de la porte fermée, des pantoufles oubliées, du manque de feu, du bougeoir porté chez lui, pouvaient seules lui révéler cette inimitié terrible dont les dernières conséquences ne devaient le frapper qu’au moment où elles seraient irréparables. Tout en s’endormant, le bon vicaire se creusait donc, mais inutilement, la cervelle, et certes il en sentait bien vite le fond, pour s’expliquer la conduite singulièrement impolie de mademoiselle Gamard. En effet, ayant agi jadis très-logiquement en obéissant aux lois naturelles de son égoïsme, il lui était impossible de deviner ses torts envers son hôtesse. Si les choses grandes sont simples à comprendre, faciles à exprimer, les petitesses de la vie veulent beaucoup de détails. Les événements qui constituent en quelque sorte l’avant-scène de ce drame bourgeois, mais où les passions se retrouvent tout aussi violentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts, exigeaient cette longue introduction, et il eût été difficile à un historien exact d’en resserrer les minutieux développements.
Le lendemain matin, en s’éveillant, Birotteau pensa si fortement à son canonicat qu’il ne songeait plus aux quatre circonstances dans lesquelles il avait aperçu, la veille, les sinistres pronostics d’un avenir plein de malheurs. Le vicaire n’était pas homme à se lever sans feu, il sonna pour avertir Marianne de son réveil et la faire venir chez lui : puis il resta, selon son habitude, plongé dans les rêvasseries somnolescentes pendant lesquelles la servante avait coutume, en lui embrasant la cheminée, de l’arracher doucement à ce dernier sommeil par les bourdonnements de ses interpellations et de ses allures, espèce de musique qui lui plaisait. Une demi-heure se passa sans que Marianne eût paru. Le vicaire, à moitié chanoine, allait sonner de nouveau, quand il laissa le cordon de sa sonnette en entendant le bruit d’un pas d’homme dans l’escalier. En effet, l’abbé Troubert, après avoir discrètement frappé à la porte, entra sur l’invitation de Birotteau. Cette visite, que les deux abbés se faisaient assez régulièrement une fois par mois l’un à l’autre, ne surprit point le vicaire. Le chanoine s’étonna, dès l’abord, que Marianne n’eût pas encore allumé [p. 20]le feu de son quasi-collègue. Il ouvrit une fenêtre, appela Marianne d’une voix rude, lui dit de venir chez Birotteau ; puis, se retournant vers son frère : – Si mademoiselle apprenait que vous n’avez pas de feu, elle gronderait Marianne.
Après cette phrase, il s’enquit de la santé de Birotteau, et lui demanda d’une voix douce s’il avait quelques nouvelles récentes qui lui fissent espérer d’être nommé chanoine. Le vicaire lui expliqua ses démarches, et lui dit naïvement quelles étaient les personnes auprès desquelles madame de Listomère agissait, ignorant que Troubert n’avait jamais su pardonner à cette dame de ne pas l’avoir admis chez elle, lui, l’abbé Troubert, déjà deux fois désigné pour être Vicaire-Général du diocèse.
Il était impossible de rencontrer deux figures qui offrissent autant de contrastes qu’en présentaient celles de ces deux abbés. Troubert, grand et sec, avait un teint jaune et bilieux, tandis que le vicaire était ce qu’on appelle familièrement grassouillet. Ronde et rougeaude, la figure de Birotteau peignait une bonhomie sans idées ; tandis que celle de Troubert, longue et creusée par des rides profondes, contractait en certains moments une expression pleine d’ironie ou de dédain : mais il fallait cependant l’examiner avec attention pour y découvrir ces deux sentiments. Le chanoine restait habituellement dans un calme parfait, en tenant ses paupières presque toujours abaissées sur deux yeux orangés dont le regard devenait à son gré clair et perçant. Des cheveux roux complétaient cette sombre physionomie, sans cesse obscurcie par le voile que de graves méditations jettent sur les traits. Plusieurs personnes avaient pu d’abord le croire absorbé par une haute et profonde ambition ; mais celles qui prétendaient le mieux connaître avaient fini par détruire cette opinion en le montrant hébété par le despotisme de mademoiselle Gamard, ou fatigué par de trop longs jeûnes. Il parlait rarement et ne riait jamais. Quand il lui arrivait d’être agréablement ému, il lui échappait un sourire faible qui se perdait dans les plis de son visage. Birotteau était, au contraire, tout expansion, tout franchise, aimait les bons morceaux, et s’amusait d’une bagatelle avec la simplicité d’un homme sans fiel ni malice. L’abbé Troubert causait, à la première vue, un sentiment de terreur involontaire, tandis que le vicaire arrachait un sourire doux à ceux qui le voyaient. Quand, à travers les arcades et les nefs de Saint-Gatien, le haut chanoine marchait d’un pas solennel, le front [p. 21] incliné, l’œil sévère, il excitait le respect : sa figure cambrée était en harmonie avec les voussures jaunes de la cathédrale, les plis de sa soutane avaient quelque chose de monumental, digne de la statuaire. Mais le bon vicaire y circulait sans gravité, trottait, piétinait en paraissant rouler sur lui-même. Ces deux hommes avaient néanmoins une ressemblance. De même que l’air ambitieux de Troubert, en donnant lieu de le redouter, avait contribué peut-être à le faire condamner au rôle insignifiant de simple chanoine, le caractère et la tournure de Birotteau semblaient le vouer éternellement au vicariat de la cathédrale. Cependant l’abbé Troubert, arrivé à l’âge de cinquante ans, avait tout à fait dissipé, par la mesure de sa conduite, par l’apparence d’un manque total d’ambition et par sa vie toute sainte, les craintes que sa capacité soupçonnée et son terrible extérieur avaient inspirées à ses supérieurs. Sa santé s’étant même gravement altérée depuis un an, sa prochaine élévation au vicariat-général de l’archevêché paraissait probable. Ses compétiteurs eux-mêmes souhaitaient sa nomination, afin de pouvoir mieux préparer la leur pendant le peu de jours qui lui seraient accordés par une maladie devenue chronique. Loin d’offrir les mêmes espérances, le triple menton de Birotteau présentait aux concurrents qui lui disputaient son canonicat les symptômes d’une santé florissante, et sa goutte leur semblait être, suivant le proverbe, une assurance de longévité. L’abbé Chapeloud, homme d’un grand sens, et que son amabilité avait toujours fait rechercher par les gens de bonne compagnie et par les différents chefs de la métropole, s’était toujours opposé, mais secrètement et avec beaucoup d’esprit, à l’élévation de l’abbé Troubert ; il lui avait même très-adroitement interdit l’accès de tous les salons où se réunissait la meilleure société de Tours, quoique pendant sa vie Troubert l’eût traité sans cesse avec un grand respect, en lui témoignant en toute occasion la plus haute déférence. Cette constante soumission n’avait pu changer l’opinion du défunt chanoine qui, pendant sa dernière promenade, disait encore à Birotteau : – Défiez-vous de ce grand sec de Troubert ! C’est Sixte-Quint réduit aux proportions de l’Évêché. Tel était l’ami, le commensal de mademoiselle Gamard, qui venait, le lendemain même du jour où elle avait pour ainsi dire déclaré la guerre au pauvre Birotteau, le visiter et lui donner des marques d’amitié.
– Il faut excuser Marianne, dit le chanoine en la voyant entrer. Je pense qu’elle a commencé par venir chez moi. Mon appartement [p. 22]est très-humide, et j’ai beaucoup toussé pendant toute la nuit. – Vous êtes très-sainement ici, ajouta-t-il en regardant les corniches.
– Oh ! je suis ici en chanoine, répondit Birotteau en souriant.
– Et moi en vicaire, répliqua l’humble prêtre.
– Oui, mais vous logerez bientôt à l’Archevêché, dit le bon prêtre qui voulait que tout le monde fût heureux.
– Oh ! ou dans le cimetière. Mais que la volonté de Dieu soit faite ! Et Troubert leva les yeux au ciel par un mouvement de résignation. – Je venais, ajouta-t-il, vous prier de me prêter lepouillerdes évêques. Il n’y a que vous à Tours qui ayez cet ouvrage.
– Prenez-le dans ma bibliothèque, répondit Birotteau que la dernière phrase du chanoine fit ressouvenir de toutes les jouissances de sa vie.
Le grand chanoine passa dans la bibliothèque, et y resta pendant le temps que le vicaire mit à s’habiller. Bientôt la cloche du déjeuner se fit entendre, et le goutteux pensant que, sans la visite de Troubert, il n’aurait pas eu de feu pour se lever, se dit : – C’est un bon homme !
Les deux prêtres descendirent ensemble, armés chacun d’un énormein-folio, qu’ils posèrent sur une des consoles de la salle à manger.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda d’une voix aigre mademoiselle Gamard en s’adressant à Birotteau. J’espère que vous n’allez pas encombrer ma salle à manger de vos bouquins.
– C’est des livres dont j’ai besoin, répondit l’abbé Troubert, monsieur le vicaire a la complaisance de me les prêter.
– J’aurais dû deviner cela, dit-elle en laissant échapper un sourire de dédain. Monsieur Birotteau ne lit pas souvent dans ces gros livres-là.
– Comment vous portez-vous, mademoiselle ? reprit le pensionnaire d’une voix flûtée.
– Mais pas très-bien, répondit-elle sèchement. Vous êtes cause que j’ai été réveillée hier pendant mon premier sommeil, et toute ma nuit s’en est ressentie. En s’asseyant, mademoiselle Gamard ajouta : – Messieurs, le lait va se refroidir.
Stupéfait d’être si aigrement accueilli par son hôtesse quand il en attendait des excuses, mais effrayé, comme le sont les gens timides, par la perspective d’une discussion, surtout quand ils en sont l’objet, le pauvre vicaire s’assit en silence. Puis, en [p. 23]reconnaissant dans le visage de mademoiselle Gamard les symptômes d’une mauvaise humeur apparente, il resta constamment en guerre avec sa raison, qui lui ordonnait de ne pas souffrir le manque d’égards de son hôtesse, tandis que son caractère le portait à éviter une querelle. En proie à cette angoisse intérieure, Birotteau commença par examiner sérieusement les grandes hachures vertes peintes sur le gros taffetas ciré que, par un usage immémorial, mademoiselle Gamard laissait pendant le déjeuner sur la table, sans avoir égard ni aux bords usés ni aux nombreuses cicatrices de cette couverture. Les deux pensionnaires se trouvaient établis, chacun dans un fauteuil de canne, en face l’un de l’autre, à chaque bout de cette table royalement carrée, dont le centre était occupé par l’hôtesse, et qu’elle dominait du haut de sa chaise à patins, garnie de coussins et adossée au poêle de la salle à manger. Cette pièce et le salon commun étaient situés au rez-de-chaussée, sous la chambre et le salon de l’abbé Birotteau. Lorsque le vicaire eut reçu de mademoiselle Gamard sa tasse de café sucrée, il fut glacé du profond silence dans lequel il allait accomplir l’acte si habituellement gai de son déjeuner. Il n’osait regarder ni la figure aride de Troubert, ni le visage menaçant de la vieille fille, et se tourna par contenance vers un gros carlin chargé d’embonpoint, qui, couché sur un coussin près du poêle, n’en bougeait jamais, trouvant toujours à sa gauche un petit plat rempli de friandises, et à sa droite un bol plein d’eau claire.
– Eh ! bien, mon mignon, lui dit-il, tu attends ton café.
Ce personnage, l’un des plus importants au logis, mais peu gênant en ce qu’il n’aboyait plus et laissait la parole à sa maîtresse, leva sur Birotteau ses petits yeux perdus sous les plis formés dans son masque par la graisse, puis il les referma sournoisement. Pour comprendre la souffrance du pauvre vicaire, il est nécessaire de dire que, doué d’une loquacité vide et sonore comme le retentissement d’un ballon, il prétendait, sans avoir jamais pu donner aux médecins une seule raison de son opinion, que les paroles favorisaient la digestion. Mademoiselle, qui partageait cette doctrine hygiénique, n’avait pas encore manqué, malgré leur mésintelligence, à causer pendant les repas ; mais, depuis plusieurs matinées, le vicaire avait usé vainement son intelligence à lui faire des questions insidieuses pour parvenir à lui délier la langue. Si les bornes étroites dans lesquelles se renferme cette histoire avaient permis de rapporter une seule de [p. 24]ces conversations qui excitaient presque toujours le sourire amer et sardonique de l’abbé Troubert, elle eût offert une peinture achevée de la vie béotienne des provinciaux. Quelques gens d’esprit n’apprendraient peut-être pas sans plaisir les étranges développements que l’abbé Birotteau et mademoiselle Gamard donnaient à leurs opinions personnelles sur la politique, la religion et la littérature. Il y aurait certes quelque chose de comique à exposer : soit les raisons qu’ils avaient tous deux de douter sérieusement, en 1826, de la mort de Napoléon ; soit les conjectures qui les faisaient croire à l’existence de Louis XVII, sauvé dans le creux d’une grosse bûche. Qui n’eût pas ri de les entendre établissant, par des raisons bien évidemment à eux, que le roi de France disposait seul de tous les impôts, que les Chambres étaient assemblées pour détruire le clergé, qu’il était mort plus de treize cent mille personnes sur l’échafaud pendant la révolution ? Puis ils parlaient de la Presse sans connaître le nombre des journaux, sans avoir la moindre idée de ce qu’était cet instrument moderne. Enfin, monsieur Birotteau écoutait avec attention mademoiselle Gamard, quand elle disait qu’un homme nourri d’un œuf chaque matin devait infailliblement mourir à la fin de l’année, et que cela s’était vu ; qu’un petit pain mollet, mangé sans boire pendant quelques jours, guérissait de la sciatique ; que tous les ouvriers qui avaient travaillé à la démolition de l’abbaye Saint-Martin étaient morts dans l’espace de six mois ; que certain préfet avait fait tout son possible, sous Bonaparte, pour ruiner les tours de Saint-Gatien, et mille autres contes absurdes.
Mais en ce moment Birotteau se sentit la langue morte, il se résigna donc à manger sans entamer la conversation. Bientôt il trouva ce silence dangereux pour son estomac et dit hardiment : – Voilà du café excellent ! Cet acte de courage fut complétement inutile. Après avoir regardé le ciel par le petit espace qui séparait, au-dessus du jardin, les deux arcs-boutants noirs de Saint-Gatien, le vicaire eut encore le courage de dire : – Il fera plus beau aujourd’hui qu’hier…
À ce propos, mademoiselle Gamard se contenta de jeter la plus gracieuse de ses œillades à l’abbé Troubert, et reporta ses yeux empreints d’une sévérité terrible sur Birotteau, qui heureusement avait baissé les siens.
Nulle créature du genre féminin n’était plus capable que mademoiselle Sophie Gamard de formuler la nature élégiaque de la vieille [p. 25]fille ; mais, pour bien peindre un être dont le caractère prête un intérêt immense aux petits événements de ce drame, et à la vie antérieure des personnages qui en sont les acteurs, peut-être faut-il résumer ici les idées dont l’expression se trouve chez la vieille fille : la vie habituelle fait l’âme, et l’âme fait la physionomie. Si tout, dans la société comme dans le monde, doit avoir une fin, il y a certes ici-bas quelques existences dont le but et l’utilité sont inexplicables. La morale et l’économie politique repoussent également l’individu qui consomme sans produire, qui tient une place sur terre sans répandre autour de lui ni bien ni mal ; car le mal est sans doute un bien dont les résultats ne se manifestent pas immédiatement. Il est rare que les vieilles filles ne se rangent pas d’elles-mêmes dans la classe de ces êtres improductifs. Or, si la conscience de son travail donne à l’être agissant un sentiment de satisfaction qui l’aide à supporter la vie, la certitude d’être à charge ou même inutile doit produire un effet contraire, et inspirer pour lui-même à l’être inerte le mépris qu’il excite chez les autres. Cette dure réprobation sociale est une des causes qui, à l’insu des vieilles filles, contribuent à mettre dans leurs âmes le chagrin qu’expriment leurs figures. Un préjugé dans lequel il y a du vrai peut-être jette constamment partout, et en France encore plus qu’ailleurs, une grande défaveur sur la femme avec laquelle personne n’a voulu ni partager les biens ni supporter les maux de la vie. Or, il arrive pour les filles un âge où le monde, à tort ou à raison, les condamne sur le dédain dont elles sont victimes. Laides, la bonté de leur caractère devait racheter les imperfections de la nature ; jolies, leur malheur a dû être fondé sur des causes graves. On ne sait lesquelles, des unes ou des autres, sont les plus dignes de rebut. Si leur célibat a été raisonné, s’il est un vœu d’indépendance, ni les hommes, ni les mères ne leur pardonnent d’avoir menti au dévouement de la femme, en s’étant refusées aux passions qui rendent leur sexe si touchant : renoncer à ses douleurs, c’est en abdiquer la poésie, et ne plus mériter les douces consolations auxquelles une mère a toujours d’incontestables droits. Puis les sentiments généreux, les qualités exquises de la femme ne se développent que par leur constant exercice ; en restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. Ces idées germent dans leur cœur aussi [p. 26]naturellement que les effets de leur triste vie se reproduisent dans leurs traits. Donc elles se flétrissent, parce que l’expansion constante ou le bonheur qui épanouit la figure des femmes et jette tant de mollesse dans leurs mouvements n’a jamais existé chez elles. Puis elles deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. En effet, avant de s’en prendre à elle-même de son isolement, une fille en accuse long-temps le monde. De l’accusation à un désir de vengeance, il n’y a qu’un pas. Enfin, la mauvaise grâce répandue sur leurs personnes est encore un résultat nécessaire de leur vie. N’ayant jamais senti le besoin de plaire, l’élégance, le bon goût leur restent étrangers. Elles ne voient qu’elles en elles-mêmes. Ce sentiment les porte insensiblement à choisir les choses qui leur sont commodes, au détriment de celles qui peuvent être agréables à autrui. Sans se bien rendre compte de leur dissemblance avec les autres femmes, elles finissent par l’apercevoir et par en souffrir. La jalousie est un sentiment indélébile dans les cœurs féminins. Les vieilles filles sont donc jalouses à vide, et ne connaissent que les malheurs de la seule passion que les hommes pardonnent au beau sexe, parce qu’elle les flatte. Ainsi, torturées dans tous leurs vœux, obligées de se refuser aux développements de leur nature, les vieilles filles éprouvent toujours une gêne intérieure à laquelle elles ne s’habituent jamais. N’est-il pas dur à tout âge, surtout pour une femme, de lire sur les visages un sentiment de répulsion, quand il est dans sa destinée de n’éveiller autour d’elle, dans les cœurs, que des sensations gracieuses ? Aussi le regard d’une vieille fille est-il toujours oblique, moins par modestie que par peur et honte. Ces êtres ne pardonnent pas à la société leur position fausse, parce qu’ils ne se la pardonnent pas à eux-mêmes. Or, il est impossible à une personne perpétuellement en guerre avec elle, ou en contradiction avec la vie, de laisser les autres en paix, et de ne pas envier leur bonheur. Ce monde d’idées tristes était tout entier dans les yeux gris et ternes de mademoiselle Gamard ; et le large cercle noir par lequel ils étaient bordés, accusait les longs combats de sa vie solitaire. Toutes les rides de son visage étaient droites. La charpente de son front, de sa tête et de ses joues avait les caractères de la rigidité, de la sécheresse. Elle laissait pousser, sans aucun souci, les poils jadis bruns de quelques signes parsemés sur son menton. Ses lèvres minces couvraient à peine des dents trop longues qui ne [p. 27]manquaient pas de blancheur. Brune, ses cheveux jadis noirs avaient été blanchis par d’affreuses migraines. Cet accident la contraignait à porter un tour ; mais ne sachant pas le mettre de manière à en dissimuler la naissance, il existait souvent de légers interstices entre le bord de son bonnet et le cordon noir qui soutenait cette demi-perruque assez mal bouclée. Sa robe, de taffetas en été, de mérinos en hiver, mais toujours de couleur carmélite, serrait un peu trop sa taille disgracieuse et ses bras maigres. Sans cesse rabattue, sa collerette laissait voir un cou dont la peau rougeâtre était aussi artistement rayée que peut l’être une feuille de chêne vue dans la lumière. Son origine expliquait assez bien les malheurs de sa conformation. Elle était fille d’un marchand de bois, espèce de paysan parvenu. À dix-huit ans, elle avait pu être fraîche et grasse, mais il ne lui restait aucune trace ni de la blancheur de teint ni des jolies couleurs qu’elle se vantait d’avoir eues. Les tons de sa chair avaient contracté la teinte blafarde assez commune chez les dévotes. Son nez aquilin était celui de tous les traits de sa figure qui contribuait le plus à exprimer le despotisme de ses idées, de même que la forme plate de son front trahissait l’étroitesse de son esprit. Ses mouvements avaient une soudaineté bizarre qui excluait toute grâce ; et rien qu’à la voir tirant son mouchoir de son sac pour se moucher à grand bruit, vous eussiez deviné son caractère et ses mœurs. D’une taille assez élevée, elle se tenait très-droit, et justifiait l’observation d’un naturaliste qui a physiquement expliqué la démarche de toutes les vieilles filles en prétendant que leurs jointures se soudent. Elle marchait sans que le mouvement se distribuât également dans sa personne, de manière à produire ces ondulations si gracieuses, si attrayantes chez les femmes ; elle allait, pour ainsi dire, d’une seule pièce, en paraissant surgir, à chaque pas, comme la statue du Commandeur. Dans ses moments de bonne humeur, elle donnait à entendre, comme le font toutes les vieilles filles, qu’elle aurait bien pu se marier, mais elle s’était heureusement aperçue à temps de la mauvaise foi de son amant, et faisait ainsi, sans le savoir, le procès à son cœur en faveur de son esprit de calcul.
Cette figure typique du genrevieille filleétait très-bien encadrée par les grotesques inventions d’un papier verni représentant des paysages turcs qui ornaient les murs de la salle à manger. Mademoiselle Gamard se tenait habituellement dans cette pièce décorée de deux consoles et d’un baromètre. À la place adoptée par chaque [p. 28]abbé se trouvait un petit coussin en tapisserie dont les couleurs étaient passées. Le salon commun où elle recevait était digne d’elle. Il sera bientôt connu en faisant observer qu’il se nommaitle salon jaune: les draperies en étaient jaunes, le meuble et la tenture jaunes ; sur la cheminée garnie d’une glace à cadre doré, des flambeaux et une pendule en cristal jetaient un éclat dur à l’œil. Quant au logement particulier de mademoiselle Gamard, il n’avait été permis à personne d’y pénétrer. L’on pouvait seulement conjecturer qu’il était rempli de ces chiffons, de ces meubles usés, de ces espèces de haillons dont s’entourent toutes les vieilles filles, et auxquels elles tiennent tant.
Telle était la personne destinée à exercer la plus grande influence sur les derniers jours de l’abbé Birotteau.
Faute d’exercer, selon les vœux de la nature, l’activité donnée à la femme, et par la nécessité où elle était de la dépenser, cette vieille fille l’avait transportée dans les intrigues mesquines, les caquetages de province et les combinaisons égoïstes dont finissent par s’occuper exclusivement toutes les vieilles filles. Birotteau, pour son malheur, avait développé chez Sophie Gamard les seuls sentiments qu’il fût possible à cette pauvre créature d’éprouver, ceux de la haine qui, latents jusqu’alors, par suite du calme et de la monotonie d’une vie provinciale dont pour elle l’horizon s’était encore rétréci, devaient acquérir d’autant plus d’intensité qu’ils allaient s’exercer sur de petites choses et au milieu d’une sphère étroite. Birotteau était de ces gens qui sont prédestinés à tout souffrir, parce que, ne sachant rien voir, ils ne peuvent rien éviter : tout leur arrive.
– Oui, il fera beau, répondit après un moment le chanoine qui parut sortir de sa rêverie et vouloir pratiquer les lois de la politesse.
Birotteau, effrayé du temps qui s’écoula entre la demande et la réponse, car il avait, pour la première fois de sa vie, pris son café sans parler, quitta la salle à manger où son cœur était serré comme dans un étau. Sentant sa tasse de café pesante sur son estomac, il alla se promener tristement dans les petites allées étroites et bordées de buis qui dessinaient une étoile dans le jardin. Mais en se retournant, après le premier tour qu’il y fit, il vit sur le seuil de la porte du salon mademoiselle Gamard et l’abbé Troubert plantés silencieusement : lui, les bras croisés et immobile comme la statue d’un [p. 29]tombeau ; elle, appuyée sur la porte-persienne. Tous deux semblaient, en le regardant, compter le nombre de ses pas. Rien n’est déjà plus gênant pour une créature naturellement timide que d’être l’objet d’un examen curieux ; mais s’il est fait par les yeux de la haine, l’espèce de souffrance qu’il cause se change en un martyre intolérable. Bientôt l’abbé Birotteau s’imagina qu’il empêchait mademoiselle Gamard et le chanoine de se promener. Cette idée, inspirée tout à la fois par la crainte et par la bonté, prit un tel accroissement qu’elle lui fit abandonner la place. Il s’en alla, ne pensant déjà plus à son canonicat, tant il était absorbé par la désespérante tyrannie de la vieille fille. Il trouva par hasard, et heureusement pour lui, beaucoup d’occupation à Saint-Gatien, où il y eut plusieurs enterrements, un mariage et deux baptêmes. Il put alors oublier ses chagrins. Quand son estomac lui annonça l’heure du dîner, il ne tira pas sa montre sans effroi, en voyant quatre heures et quelques minutes. Il connaissait la ponctualité de mademoiselle Gamard, il se hâta donc de se rendre au logis.
Il aperçut dans la cuisine le premier service desservi. Puis, quand il arriva dans la salle à manger, la vieille fille lui dit d’un son de voix où se peignaient également l’aigreur d’un reproche et la joie de trouver son pensionnaire en faute : – Il est quatre heures et demie, monsieur Birotteau. Vous savez que nous ne devons pas nous attendre.
Le vicaire regarda le cartel de la salle à manger, et la manière dont était posée l’enveloppe de gaze destinée à le garantir de la poussière, lui prouva que son hôtesse l’avait remonté pendant la matinée, en se donnant le plaisir de le faire avancer sur l’horloge de Saint-Gatien. Il n’y avait pas d’observation possible. L’expression verbale du soupçon conçu par le vicaire eût causé la plus terrible et la mieux justifiée des explosions éloquentes que mademoiselle Gamard sût, comme toutes les femmes de sa classe, faire jaillir en pareil cas. Les mille et une contrariétés qu’une servante peut faire subir à son maître, ou une femme à son mari dans les habitudes privées de la vie, furent devinées par mademoiselle Gamard, qui en accabla son pensionnaire. La manière dont elle se plaisait à ourdir ses conspirations contre le bonheur domestique du pauvre prêtre portèrent l’empreinte du génie le plus profondément malicieux. Elle s’arrangea pour ne jamais paraître avoir tort.
Huit jours après le moment où ce récit commence, l’habitation [p. 30]de cette maison, et les relations que l’abbé Birotteau avait avec mademoiselle Gamard, lui révélèrent une trame ourdie depuis six mois. Tant que la vieille fille avait sourdement exercé sa vengeance, et que le vicaire avait pu s’entretenir volontairement dans l’erreur, en refusant de croire à des intentions malveillantes, le mal moral avait fait peu de progrès chez lui. Mais, depuis l’affaire du bougeoir remonté, de la pendule avancée, Birotteau ne pouvait plus douter qu’il ne vécût sous l’empire d’une haine dont l’œil était toujours ouvert sur lui. Il arriva dès lors rapidement au désespoir, en apercevant, à toute heure, les doigts crochus et effilés de mademoiselle Gamard prêts à s’enfoncer dans son cœur. Heureuse de vivre par un sentiment aussi fertile en émotions que l’est celui de la vengeance, la vieille fille se plaisait à planer, à peser sur le vicaire, comme un oiseau de proie plane et pèse sur un mulot avant de le dévorer. Elle avait conçu depuis long-temps un plan que le prêtre abasourdi ne pouvait deviner, et qu’elle ne tarda pas à dérouler, en montrant le génie que savent déployer, dans les petites choses, les personnes solitaires dont l’âme, inhabile à sentir les grandeurs de la piété vraie, s’est jetée dans les minuties de la dévotion. Dernière, mais affreuse aggravation de peine ! La nature de ses chagrins interdisait à Birotteau, homme d’expansion, aimant à être plaint et consolé, la petite douceur de les raconter à ses amis. Le peu de tact qu’il devait à sa timidité lui faisait redouter de paraître ridicule en s’occupant de pareilles niaiseries. Et cependant ces niaiseries composaient toute son existence, sa chère existence pleine d’occupations dans le vide et de vide dans les occupations ; vie terne et grise où les sentiments trop forts étaient des malheurs, où l’absence de toute émotion était une félicité. Le paradis du pauvre prêtre se changea donc subitement en enfer. Enfin, ses souffrances devinrent intolérables. La terreur que lui causait la perspective d’une explication avec mademoiselle Gamard s’accrut de jour en jour ; et le malheur secret qui flétrissait les heures de sa vieillesse, altéra sa santé. Un matin, en mettant ses bas bleus chinés, il reconnut une perte de huit lignes dans la circonférence de son mollet. Stupéfait de ce diagnostic si cruellement irrécusable, il résolut de faire une tentative auprès de l’abbé Troubert, pour le prier d’intervenir officieusement entre mademoiselle Gamard et lui.
En se trouvant en présence de l’imposant chanoine, qui, pour [p. 31]le recevoir dans une chambre nue, quitta promptement un cabinet plein de papiers où il travaillait sans cesse, et où ne pénétrait personne, le vicaire eut presque honte de parler des taquineries de mademoiselle Gamard à un homme qui lui paraissait si sérieusement occupé. Mais après avoir subi toutes les angoisses de ces délibérations intérieures que les gens humbles, indécis ou faibles éprouvent même pour des choses sans importance, il se décida, non sans avoir le cœur grossi par des pulsations extraordinaires, à expliquer sa position à l’abbé Troubert. Le chanoine écouta d’un air grave et froid, essayant, mais en vain, de réprimer certains sourires qui, peut-être, eussent révélé les émotions d’un contentement intime à des yeux intelligents. Une flamme parut s’échapper de ses paupières lorsque Birotteau lui peignit, avec l’éloquence que donnent les sentiments vrais, la constante amertume dont il était abreuvé ; mais Troubert mit la main au-dessus de ses yeux par un geste assez familier aux penseurs, et garda l’attitude de dignité qui lui était habituelle. Quand le vicaire eut cessé de parler, il aurait été bien embarrassé s’il avait voulu chercher sur la figure de Troubert, alors marbrée par des taches plus jaunes encore que ne l’était ordinairement son teint bilieux, quelques traces des sentiments qu’il avait dû exciter chez ce prêtre mystérieux. Après être resté pendant un moment silencieux, le chanoine fit une de ces réponses dont toutes les paroles devaient être long-temps étudiées pour que leur portée fût entièrement mesurée, mais qui, plus tard, prouvaient aux gens réfléchis l’étonnante profondeur de son âme et la puissance de son esprit. Enfin, il accabla Birotteau en lui disant : que « ces choses l’étonnaient d’autant plus, qu’il ne s’en serait jamais aperçu sans la confession de son frère ; il attribuait ce défaut d’intelligence à ses occupations sérieuses, à ses travaux, et à la tyrannie de certaines pensées élevées qui ne lui permettaient pas de regarder aux détails de la vie. » Il lui fit observer, mais sans avoir l’air de vouloir censurer la conduite d’un homme dont l’âge et les connaissances méritaient son respect, que « jadis les solitaires songeaient rarement à leur nourriture, à leur abri, au fond des thébaïdes où ils se livraient à de saintes contemplations », et que, « de nos jours, le prêtre pouvait par la pensée se faire partout une thébaïde. » Puis, revenant à Birotteau, il ajouta : que « ces discussions étaient tout nouvelles pour lui. Pendant douze années, rien de semblable n’avait eu lieu entre mademoiselle Gamard et le [p. 32]vénérable abbé Chapeloud. Quant à lui, sans doute, il pouvait bien, ajouta-t-il, devenir l’arbitre entre le vicaire et leur hôtesse, parce que son amitié pour elle ne dépassait pas les bornes imposées par les lois de l’Église à ses fidèles serviteurs ; mais alors la justice exigeait qu’il entendît aussi mademoiselle Gamard. » – Que, d’ailleurs, il ne trouvait rien de changé en elle ; qu’il l’avait toujours vue ainsi ; qu’il s’était volontiers soumis à quelques-uns de ses caprices, sachant que cette respectable demoiselle était la bonté, la douceur même ; qu’il fallait attribuer les légers changements de son humeur aux souffrances causées par une pulmonie dont elle ne parlait pas, et à laquelle elle se résignait en vraie chrétienne… Il finit en disant au vicaire, que « pour peu qu’il restât encore quelques années auprès de mademoiselle, il saurait mieux l’apprécier, et reconnaître les trésors de cet excellent caractère. »
L’abbé Birotteau sortit confondu. Dans la nécessité fatale où il se trouvait de ne prendre conseil que de lui-même, il jugea mademoiselle Gamard d’après lui. Le bonhomme crut, en s’absentant pendant quelques jours, éteindre, faute d’aliment, la haine que lui portait cette fille. Donc il résolut d’aller, comme jadis, passer plusieurs jours à une campagne où madame de Listomère se rendait à la fin de l’automne, époque à laquelle le ciel est ordinairement pur et doux en Touraine. Pauvre homme ! il accomplissait précisément les vœux secrets de sa terrible ennemie, dont les projets ne pouvaient être déjoués que par une patience de moine ; mais, ne devinant rien, ne sachant point ses propres affaires, il devait succomber comme un agneau, sous le premier coup du boucher.
Située sur la levée qui se trouve entre la ville de Tours et les hauteurs de Saint-Georges, exposée au midi, entourée de rochers, la propriété de madame de Listomère offrait les agréments de la campagne et tous les plaisirs de la ville. En effet, il ne fallait pas plus de dix minutes pour venir du pont de Tours à la porte de cette maison, nomméel’Alouette; avantage précieux dans un pays où personne ne veut se déranger pour quoi que ce soit, même pour aller chercher un plaisir. L’abbé Birotteau était à l’Alouette depuis environ dix jours, lorsqu’un matin, au moment du déjeuner, le concierge vint lui dire que monsieur Caron désirait lui parler. Monsieur Caron était un avocat chargé des affaires de mademoiselle Gamard. Birotteau ne s’en souvenant pas et ne se connaissant aucun point litigieux à démêler avec qui que ce fût au monde, [p. 33]quitta la table en proie à une sorte d’anxiété pour chercher l’avocat : il le trouva modestement assis sur la balustrade d’une terrasse.
– L’intention où vous êtes de ne plus loger chez mademoiselle Gamard étant devenue évidente… dit l’homme d’affaires.
– Eh ! monsieur, s’écria l’abbé Birotteau en interrompant, je n’ai jamais pensé à la quitter.
– Cependant, monsieur, reprit l’avocat, il faut bien que vous vous soyez expliqué à cet égard avec mademoiselle, puisqu’elle m’envoie à la fin de savoir si vous restez long-temps à la campagne. Le cas d’une longue absence, n’ayant pas été prévu dans vos conventions, peut donner matière à contestation. Or, mademoiselle Gamard entendant que votre pension…
– Monsieur, dit Birotteau surpris et interrompant encore l’avocat, je ne croyais pas qu’il fût nécessaire d’employer des voies presque judiciaires pour…
– Mademoiselle Gamard, qui veut prévenir toute difficulté, dit monsieur Caron, m’a envoyé pour m’entendre avec vous.
– Eh ! bien, si vous voulez avoir la complaisance de revenir demain, reprit encore l’abbé Birotteau, j’aurai consulté de mon côté.
– Soit, dit Caron en saluant.
Et le ronge-papiers se retira. Le pauvre vicaire, épouvanté de la persistance avec laquelle mademoiselle Gamard le poursuivait, rentra dans la salle à manger de madame de Listomère en offrant une figure bouleversée. À son aspect, chacun de lui demander : – Que vous arrive-t-il donc, monsieur Birotteau ?…
L’abbé, désolé, s’assit sans répondre, tant il était frappé par les vagues images de son malheur. Mais, après le déjeuner, quand plusieurs de ses amis furent réunis dans le salon devant un bon feu, Birotteau leur raconta naïvement les détails de son aventure. Ses auditeurs, qui commençaient à s’ennuyer de leur séjour à la campagne, s’intéressèrent vivement à cette intrigue si bien en harmonie avec la vie de province. Chacun prit parti pour l’abbé contre la vieille fille.
– Comment ! lui dit madame de Listomère, ne voyez-vous pas clairement que l’abbé Troubert veut votre logement ?
Ici, l’historien serait en droit de crayonner le portrait de cette dame ; mais il a pensé que ceux mêmes auxquels le système de [p. 34]cognomologiede Sterne est inconnu, ne pourraient pas prononcer ces trois mots :madame de Listomère! sans se la peindre noble, digne, tempérant les rigueurs de la piété par la vieille élégance des mœurs monarchiques et classiques, par des manières polies ; bonne, mais un peu roide ; légèrement nasillarde ; se permettant la lecture de la Nouvelle Héloïse, la comédie, et se coiffant encore en cheveux.
– Il ne faut pas que l’abbé Birotteau cède à cette vieille tracassière ! s’écria monsieur de Listomère, lieutenant de vaisseau venu en congé chez sa tante. Si le vicaire a du cœur et veut suivre mes avis, il aura bientôt conquis sa tranquillité.
Enfin, chacun se mit à analyser les actions de mademoiselle Gamard avec la perspicacité particulière aux gens de province, auxquels on ne peut refuser le talent de savoir mettre à nu les motifs les plus secrets des actions humaines.
– Vous n’y êtes pas, dit un vieux propriétaire qui connaissait le pays. Il y a là-dessous quelque chose de grave que je ne saisis pas encore. L’abbé Troubert est trop profond pour être deviné si promptement. Notre cher Birotteau n’est qu’au commencement de ses peines. D’abord, sera-t-il heureux et tranquille, même en cédant son logement à Troubert ? J’en doute. – Si Caron est venu vous dire, ajouta-t-il en se tournant vers le prêtre ébahi, que vous aviez l’intention de quitter mademoiselle Gamard, sans doute mademoiselle Gamard a l’intention de vous mettre hors de chez elle… Eh ! bien, vous en sortirez bon gré mal gré. Ces sortes de gens ne hasardent jamais rien, et ne jouent qu’à coup sûr.
Ce vieux gentilhomme, nommé monsieur de Bourbonne, résumait toutes les idées de la province aussi complétement que Voltaire a résumé l’esprit de son époque. Ce vieillard sec et maigre, professait en matière d’habillement toute l’indifférence d’un propriétaire dont la valeur territoriale est cotée dans le département. Sa physionomie, tannée par le soleil de la Touraine, était moins spirituelle que fine. Habitué à peser ses paroles, à combiner ses actions, il cachait sa profonde circonspection sous une simplicité trompeuse. Aussi l’observation la plus légère suffisait-elle pour apercevoir que, semblable à un paysan de Normandie, il avait toujours l’avantage dans toutes les affaires. Il était très-supérieur en œnologie, la science favorite des Tourangeaux. Il avait su arrondir les prairies d’un de ses domaines aux dépens des lais de la Loire en évitant tout procès avec l’État. Ce bon tour le faisait passer pour un homme [p. 35]de talent. Si, charmé par la conversation de monsieur de Bourbonne, vous eussiez demandé sa biographie à quelque Tourangeau : – Oh !c’est un vieux malin! eût3Erreur du Furne : « eut » au lieu de « eût ». été la réponse proverbiale de tous ses jaloux, et il en avait beaucoup. En Touraine, la jalousie forme, comme dans la plupart des provinces,le fond de la langue.
L’observation de monsieur de Bourbonne occasionna momentanément un silence pendant lequel les personnes qui composaient ce petit comité parurent réfléchir. Sur ces entrefaites, mademoiselle Salomon de Villenoix fut annoncée. Amenée par le désir d’être utile à Birotteau, elle arrivait de Tours, et les nouvelles qu’elle en apportait changèrent complétement la face des affaires. Au moment de son arrivée, chacun, sauf le propriétaire, conseillait à Birotteau de guerroyer contre Troubert et Gamard, sous les auspices de la société aristocratique qui devait le protéger.
– Le Vicaire-Général auquel le travail du personnel est remis, dit mademoiselle Salomon, vient de tomber malade, et l’archevêque a commis à sa place monsieur l’abbé Troubert. Maintenant, la nomination au canonicat dépend donc entièrement de lui. Or, hier, chez mademoiselle de La Blottière, l’abbé Poirel a parlé des désagréments que l’abbé Birotteau causait à mademoiselle Gamard, de manière à vouloir justifier la disgrâce dont sera frappé notre bon abbé : « L’abbé Birotteau est un homme auquel l’abbé Chapeloud était bien nécessaire, disait-il ; et depuis la mort de ce vertueux chanoine, il a été prouvé que… » Les suppositions, les calomnies se sont succédé. Vous comprenez ?
– Troubert sera Vicaire-Général, dit solennellement monsieur de Bourbonne.
– Voyons ! s’écria madame de Listomère en regardant Birotteau. Que préférez-vous : être chanoine, ou rester chez mademoiselle Gamard ?
– Être chanoine, fut un cri général.
– Eh ! bien, reprit madame de Listomère, il faut donner gain de cause à l’abbé Troubert et à mademoiselle Gamard. Ne vous font-ils pas savoir indirectement, par la visite de Caron, que si vous consentez à les quitter vous serez chanoine ? Donnant, donnant !
Chacun se récria sur la finesse et la sagacité de madame de Listomère, excepté le baron de Listomère son neveu, qui dit, d’un ton [p. 36]comique, à monsieur de Bourbonne : – J’aurais voulu le combat entrela Gamardetle Birotteau.
Mais, pour le malheur du vicaire, les forces n’étaient pas égales entre les gens du monde et la vieille fille soutenue par l’abbé Troubert. Le moment arriva bientôt où la lutte devait se dessiner plus franchement, s’agrandir, et prendre des proportions énormes. Sur l’avis de madame de Listomère et de la plupart de ses adhérents qui commençaient à se passionner pour cette intrigue jetée dans le vide de leur vie provinciale, un valet fut expédié à monsieur Caron. L’homme d’affaires revint avec une célérité remarquable, et qui n’effraya que monsieur de Bourbonne.
– Ajournons toute décision jusqu’à un plus ample informé, fut l’avis de ce Fabius en robe de chambre auquel de profondes réflexions révélaient les hautes combinaisons de l’échiquier tourangeau.
Il voulut éclairer Birotteau sur les dangers de sa position. La sagesse duvieux malinne servait pas les passions du moment, il n’obtint qu’une légère attention. La conférence entre l’avocat et Birotteau dura peu. Le vicaire rentra tout effaré, disant : – Il me demande un écrit qui constate monretrait.
– Quel est ce mot effroyable ? dit le lieutenant de vaisseau.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria madame de Listomère.
– Cela signifie simplement que l’abbé doit déclarer vouloir quitter la maison de mademoiselle Gamard, répondit monsieur de Bourbonne en prenant une prise de tabac.
– N’est-ce que cela ? Signez ! dit madame de Listomère en regardant Birotteau. Si vous êtes décidé sérieusement à sortir de chez elle, il n’y a aucun inconvénient à constater votre volonté.
Lavolonté de Birotteau!
– Cela est juste, dit monsieur de Bourbonne en fermant sa tabatière par un geste sec dont la signification est impossible à rendre, car c’était tout un langage. – Mais il est toujours dangereux d’écrire, ajouta-t-il en posant sa tabatière sur la cheminée d’un air à épouvanter le vicaire.
Birotteau se trouvait tellement hébété par le renversement de toutes ses idées, par la rapidité des événements qui le surprenaient sans défense, par la facilité avec laquelle ses amis traitaient les affaires les plus chères de sa vie solitaire, qu’il restait immobile, comme perdu dans la lune, ne pensant à rien, mais écoutant et [p. 37]cherchant à comprendre le sens des rapides paroles que tout le monde prodiguait. Il prit l’écrit de monsieur Caron, et le lut, comme si lelibelléde l’avocat allait être l’objet de son attention ; mais ce fut un mouvement machinal. Et il signa cette pièce, par laquelle il reconnaissait renoncer volontairement à demeurer chez mademoiselle Gamard, comme à y être nourri suivant les conventions faites entre eux. Quand le vicaire eut achevé d’apposer sa signature, le sieur Caron reprit l’acte et lui demanda dans quel endroit sa cliente devait faire remettre les choses à lui appartenant. Birotteau indiqua la maison de madame de Listomère. Par un signe, cette dame consentit à recevoir l’abbé pour quelques jours, ne doutant pas qu’il ne fût bientôt nommé chanoine. Le vieux propriétaire voulut voir cette espèce d’acte de renonciation, et monsieur Caron le lui apporta.
– Eh ! bien, demanda-t-il au vicaire après l’avoir lu, il existe donc entre vous et mademoiselle Gamard des conventions écrites ? où sont-elles ? quelles en sont les stipulations ?
– L’acte est chez moi, répondit Birotteau.
– En connaissez-vous la teneur ? demanda le propriétaire à l’avocat.
– Non, monsieur, dit monsieur Caron en tendant la main pour reprendre le papier fatal.
– Ah ! se dit en lui-même le vieux propriétaire, toi, monsieur l’avocat, tu sais sans doute tout ce que cet acte contient ; mais tu n’es pas payé pour nous le dire.
Et monsieur de Bourbonne rendit la renonciation à l’avocat.
– Où vais-je mettre tous mes meubles ? s’écria Birotteau, et mes livres, ma belle bibliothèque, mes beaux tableaux, mon salon rouge, enfin tout mon mobilier !
Et le désespoir du pauvre homme, qui se trouvait déplanté pour ainsi dire, avait quelque chose de si naïf ; il peignait si bien la pureté de ses mœurs, son ignorance des choses du monde, que madame de Listomère et mademoiselle Salomon lui dirent pour le consoler, en prenant le ton employé par les mères quand elles promettent un jouet à leurs enfants : – N’allez-vous pas vous inquiéter de ces niaiseries-là ? Mais nous vous trouverons toujours bien une maison moins froide, moins noire que celle de mademoiselle Gamard. S’il ne se rencontre pas de logement qui vous plaise, eh ! bien, l’une de nous vous prendra chez elle en pension. Allons, faisons un [p. 38]trictrac. Demain vous irez voir monsieur l’abbé Troubert pour lui demander son appui, et vous verrez comme vous serez bien reçu par lui !
Les gens faibles se rassurent aussi facilement qu’ils se sont effrayés. Donc le pauvre Birotteau, ébloui par la perspective de demeurer chez madame de Listomère, oublia la ruine, consommée sans retour, du bonheur qu’il avait si long-temps désiré, dont il avait si délicieusement joui. Mais le soir, avant de s’endormir, et avec la douleur d’un homme pour qui le tracas d’un déménagement et de nouvelles habitudes étaient la fin du monde, il se tortura l’esprit à chercher où il pourrait retrouver pour sa bibliothèque un emplacement aussi commode que l’était sa galerie. En voyant ses livres errants, ses meubles disloqués et son ménage en désordre, il se demandait mille fois pourquoi la première année passée chez mademoiselle Gamard avait été si douce, et la seconde si cruelle. Et toujours son aventure était un puits sans fond où tombait sa raison. Le canonicat ne lui semblait plus une compensation suffisante à tant de malheurs, et il comparait sa vie à un bas dont une seule maille échappée faisait déchirer toute la trame. Mademoiselle Salomon lui restait. Mais, en perdant ses vieilles illusions, le pauvre prêtre n’osait plus croire à une jeune amitié.
Dans lacitta dolentedes vieilles filles, il s’en rencontre beaucoup, surtout en France, dont la vie est un sacrifice noblement offert tous les jours à de nobles sentiments. Les unes demeurent fièrement fidèles à un cœur que la mort leur a trop promptement ravi : martyres de l’amour, elles trouvent le secret d’être femmes par l’âme. Les autres obéissent à un orgueil de famille, qui, chaque jour, déchoit à notre honte, et se dévouent à la fortune d’un frère, ou à des neveux orphelins : celles-là se font mères en restant vierges. Ces vieilles filles atteignent au plus haut héroïsme de leur sexe, en consacrant tous les sentiments féminins au culte du malheur. Elles idéalisent la figure de la femme, en renonçant aux récompenses de sa destinée et n’en acceptant que les peines. Elles vivent alors entourées de la splendeur de leur dévouement, et les hommes inclinent respectueusement la tête devant leurs traits flétris. Mademoiselle de Sombreuil n’a été ni femme ni fille ; elle fut et sera toujours une vivante poésie. Mademoiselle Salomon appartenait à ces créatures héroïques. Son dévouement était religieusement sublime, en ce qu’il devait être sans gloire, après avoir été une [p. 39]souffrance de tous les jours. Belle, jeune, elle fut aimée, elle aima ; son prétendu perdit la raison. Pendant cinq années, elle s’était, avec le courage de l’amour, consacrée au bonheur mécanique de ce malheureux, de qui elle avait si bien épousé la folie qu’elle ne le croyait point fou. C’était, du reste, une personne simple de manières, franche en son langage, et dont le visage pâle ne manquait pas de physionomie, malgré la régularité de ses traits. Elle ne parlait jamais des événements de sa vie. Seulement, parfois, les tressaillements soudains qui lui échappaient en entendant le récit d’une aventure affreuse, ou triste, révélaient en elle les belles qualités que développent les grandes douleurs. Elle était venue habiter Tours après avoir perdu le compagnon de sa vie. Elle ne pouvait y être appréciée à sa juste valeur, et passait pour unebonne personne. Elle faisait beaucoup de bien, et s’attachait, par goût, aux êtres faibles. À ce titre, le pauvre vicaire lui avait inspiré naturellement un profond intérêt.
Mademoiselle de Villenoix, qui allait à la ville dès le matin, y emmena Birotteau, le mit sur le quai de la Cathédrale, et le laissa s’acheminant vers le Cloître où il avait grand désir d’arriver pour sauver au moins le canonicat du naufrage, et veiller à l’enlèvement de son mobilier. Il ne sonna pas sans éprouver de violentes palpitations de cœur, à la porte de cette maison où il avait l’habitude de venir depuis quatorze ans, qu’il avait habitée, et d’où il devait s’exiler à jamais, après avoir rêvé d’y mourir en paix, à l’imitation de son ami Chapeloud. Marianne parut surprise de voir le vicaire. Il lui dit qu’il venait parler à l’abbé Troubert, et se dirigea vers le rez-de-chaussée où demeurait le chanoine ; mais Marianne lui cria :
– L’abbé Troubert n’est plus là, monsieur le vicaire, il est dans votre ancien logement.
Ces mots causèrent un affreux saisissement au vicaire qui comprit enfin le caractère de Troubert, et la profondeur d’une vengeance si lentement calculée, en le trouvant établi dans la bibliothèque de Chapeloud, assis dans le beau fauteuil gothique de Chapeloud, couchant sans doute dans le lit de Chapeloud, jouissant des meubles de Chapeloud, logé au cœur de Chapeloud, annulant le testament de Chapeloud, et déshéritant enfin l’ami de ce Chapeloud, qui, pendant si long-temps, l’avait parqué chez mademoiselle Gamard, en lui interdisant tout avancement et lui fermant les salons de Tours. Par quel coup de baguette magique cette métamorphose avait-elle eu lieu ? Tout cela n’appartenait-il donc plus à Birotteau ? Certes, [p. 40]en voyant l’air sardonique avec lequel Troubert contemplait cette bibliothèque, le pauvre Birotteau jugea que le futur vicaire-général était sûr de posséder toujours la dépouille de ceux qu’il avait si cruellement haïs, Chapeloud comme un ennemi, et Birotteau, parce qu’en lui se retrouvait encore Chapeloud. Mille idées se levèrent, à cet aspect, dans le cœur du bonhomme, et le plongèrent dans une sorte de songe. Il resta immobile et comme fasciné par l’œil de Troubert, qui le regardait fixement.
– Je ne pense pas, monsieur, dit enfin Birotteau, que vous vouliez me priver des choses qui m’appartiennent. Si mademoiselle Gamard a pu être impatiente de vous mieux loger, elle doit se montrer cependant assez juste pour me laisser le temps de reconnaître mes livres et d’enlever mes meubles.
– Monsieur, dit froidement l’abbé Troubert en ne laissant paraître sur son visage aucune marque d’émotion, mademoiselle Gamard m’a instruit hier de votre départ, dont la cause m’est encore inconnue. Si elle m’a installé ici, ce fut par nécessité. Monsieur l’abbé Poirel a pris mon appartement. J’ignore si les choses qui sont dans ce logement appartiennent ou non à mademoiselle ; mais, si elles sont à vous, vous connaissez sa bonne foi : la sainteté de sa vie est une garantie de sa probité. Quant à moi, vous n’ignorez pas la simplicité de mes mœurs. J’ai couché pendant quinze années dans une chambre nue sans faire attention à l’humidité qui m’a tué à la longue. Cependant, si vous vouliez habiter de nouveau cet appartement, je vous le céderais volontiers.
En entendant ces mots terribles, Birotteau oublia l’affaire du canonicat, il descendit avec la promptitude d’un jeune homme pour chercher mademoiselle Gamard, et la rencontra au bas de l’escalier sur le large palier dallé qui unissait les deux corps de logis.
– Mademoiselle, dit-il en la saluant et sans faire attention ni au sourire aigrement moqueur qu’elle avait sur les lèvres ni à la flamme extraordinaire qui donnait à ses yeux la clarté de ceux des tigres, je ne m’explique pas comment vous n’avez pas attendu que j’aie enlevé mes meubles, pour…
– Quoi ! lui dit-elle en l’interrompant. Est-ce que tous vos effets n’auraient pas été remis chez madame de Listomère ?
– Mais, mon mobilier ?
– Vous n’avez donc pas lu votre acte ? dit la vieille fille d’un ton qu’il faudrait pouvoir écrire musicalement pour faire comprendre [p. 41]combien la haine sut mettre de nuances dans l’accentuation de chaque mot.
Et mademoiselle Gamard parut grandir, et ses yeux brillèrent encore, et son visage s’épanouit, et toute sa personne frissonna de plaisir. L’abbé Troubert ouvrit une fenêtre pour lire plus distinctement dans un volume in-folio. Birotteau resta comme foudroyé. Mademoiselle Gamard lui cornait aux oreilles, d’une voix aussi claire que le son d’une trompette, les phrases suivantes : – N’est-il pas convenu, au cas où vous sortiriez de chez moi, que votre mobilier m’appartiendrait, pour m’indemniser de la différence qui existait entre la quotité de votre pension et celle du respectable abbé Chapeloud ? Or, monsieur l’abbé Poirel ayant été nommé chanoine…
En entendant ces derniers mots, Birotteau s’inclina faiblement, comme pour prendre congé de la vieille fille ; puis il sortit précipitamment. Il avait peur, en restant plus long-temps, de tomber en défaillance, et de donner ainsi un trop grand triomphe à de si implacables ennemis. Marchant comme un homme ivre, il gagna la maison de madame de Listomère où il trouva dans une salle basse son linge, ses vêtements et ses papiers contenus dans une malle. À l’aspect des débris de son mobilier, le malheureux prêtre s’assit, et se cacha le visage dans ses mains pour dérober aux gens la vue de ses pleurs. L’abbé Poirel était chanoine ! Lui, Birotteau, se voyait sans asile, sans fortune et sans mobilier ! Heureusement, mademoiselle Salomon vint à passer en voiture. Le concierge de la maison, qui comprit le désespoir du pauvre homme, fit un signe au cocher. Puis, après quelques mots échangés entre la vieille fille et le concierge, le vicaire se laissa conduire demi-mort près de sa fidèle amie, à laquelle il ne put dire que des mots sans suite. Mademoiselle Salomon, effrayée du dérangement momentané d’une tête déjà si faible, l’emmena sur-le-champ à l’Alouette, en attribuant ce commencement d’aliénation mentale à l’effet qu’avait dû produire sur lui la nomination de l’abbé Poirel. Elle ignorait les conventions du prêtre avec mademoiselle Gamard, par l’excellente raison qu’il en ignorait lui-même l’étendue. Et comme il est dans la nature que le comique se trouve mêlé parfois aux choses les plus pathétiques, les étranges réponses de Birotteau firent presque sourire mademoiselle Salomon.
– Chapeloud avait raison, disait-il. C’est un monstre !
– Qui ? demandait-elle.
[p. 42]– Chapeloud. Il m’a tout pris.
– Poirel donc ?
– Non, Troubert.
Enfin, ils arrivèrent à l’Alouette, où les amis du prêtre lui prodiguèrent des soins si empressés, que, vers le soir, ils le calmèrent, et purent obtenir de lui le récit de ce qui s’était passé pendant la matinée. Le flegmatique propriétaire demanda naturellement à voir l’acte qui, depuis la veille, lui paraissait contenir le mot de l’énigme. Birotteau tira le fatal papier timbré de sa poche, le tendit à monsieur de Bourbonne, qui le lut rapidement, et arriva bientôt à une clause ainsi conçue : «Comme il se trouve une différence de huit cents francs par an entre la pension que payait feu monsieur Chapeloud et celle pour laquelle ladite Sophie Gamard consent à prendre chez elle, aux conditions ci-dessus stipulées, ledit François Birotteau ; attendu que le soussigné François Birotteau reconnaît surabondamment être hors d’état de donner pendant plusieurs années le prix payé par les pensionnaires de la demoiselle Gamard, et notamment par l’abbé Troubert ; enfin, eu égard à diverses avances faites par ladite Sophie Gamard soussignée, ledit Birotteau s’engage à lui laisser à titre d’indemnité le mobilier dont il se trouvera possesseur à son décès, ou lorsque, par quelque cause que ce puisse être, il viendrait à quitter volontairement, et à quelque époque que ce soit, les lieux à lui présentement loués, et à ne plus profiter des avantages stipulés dans les engagements pris par mademoiselle Gamard envers lui, ci-dessus…»
– Tudieu, quelle grosse ! s’écria le propriétaire, et de quelles griffes est armée ladite Sophie Gamard !
Le pauvre Birotteau, n’imaginant dans sa cervelle d’enfant aucune cause qui pût le séparer un jour de mademoiselle Gamard, comptait mourir chez elle. Il n’avait aucun souvenir de cette clause, dont les termes ne furent pas même discutés jadis, tant elle lui avait semblé juste, lorsque, dans son désir d’appartenir à la vieille fille, il aurait signé tous les parchemins qu’on lui aurait présentés. Cette innocence était si respectable, et la conduite de mademoiselle Gamard si atroce ; le sort de ce pauvre sexagénaire [p. 43]avait quelque chose de si déplorable, et sa faiblesse le rendait si touchant, que, dans un premier moment d’indignation, madame de Listomère s’écria : – Je suis cause de la signature de l’acte qui vous a ruiné, je dois vous rendre le bonheur dont je vous ai privé.
– Mais, dit le vieux gentilhomme, l’acte constitue un dol, et il y a matière à procès…
– Eh ! bien, Birotteau plaidera. S’il perd à Tours, il gagnera à Orléans. S’il perd à Orléans, il gagnera à Paris, s’écria le baron de Listomère.
– S’il veut plaider, reprit froidement monsieur de Bourbonne, je lui conseille de se démettre d’abord de son vicariat.
– Nous consulterons des avocats, reprit madame de Listomère, et nous plaiderons s’il faut plaider. Mais cette affaire est trop honteuse pour mademoiselle Gamard, et peut devenir trop nuisible à l’abbé Troubert, pour que nous n’obtenions pas quelque transaction.
Après mûre délibération, chacun promit son assistance à l’abbé Birotteau dans la lutte qui allait s’engager entre lui et tous les adhérents de ses antagonistes. Un sûr pressentiment, un instinct provincial indéfinissable forçait chacun à unir les deux noms de Gamard et Troubert. Mais aucun de ceux qui se trouvaient alors chez madame de Listomère, excepté le vieux malin, n’avait une idée bien exacte de l’importance d’un semblable combat. Monsieur de Bourbonne attira dans un coin le pauvre abbé.
– Des quatorze personnes qui sont ici, lui dit-il à voix basse, il n’y en aura pas une pour vous dans quinze jours. Si vous avez besoin d’appeler quelqu’un à votre secours, vous ne trouverez peut-être alors que moi d’assez hardi pour oser prendre votre défense, parce que je connais la province, les hommes, les choses, et, mieux encore, les intérêts ! Mais tous vos amis, quoique pleins de bonnes intentions, vous mettent dans un mauvais chemin d’où vous ne pourrez vous tirer. Écoutez mon conseil. Si vous voulez vivre en paix, quittez le vicariat de Saint-Gatien, quittez Tours. Ne dites pas où vous irez, mais allez chercher quelque cure éloignée où Troubert ne puisse pas vous rencontrer.
– Abandonner Tours ? s’écria le vicaire avec un effroi indescriptible.
C’était pour lui une sorte de mort. N’était-ce pas briser toutes [p. 44]les racines par lesquelles il s’était planté dans le monde. Les célibataires remplacent les sentiments par des habitudes. Lorsqu’à ce système moral, qui les fait moins vivre que traverser la vie, se joint un caractère faible, les choses extérieures prennent sur eux un empire étonnant. Aussi Birotteau était-il devenu semblable à quelque végétal : le transplanter, c’était en risquer l’innocente fructification. De même que, pour vivre, un arbre doit retrouver à toute heure les mêmes sucs, et toujours avoir ses chevelus dans le même terrain, Birotteau devait toujours trotter dans Saint-Gatien ; toujours piétiner dans l’endroit du Mail où il se promenait habituellement, sans cesse parcourir les rues par lesquelles il passait, et continuer d’aller dans les trois salons, où il jouait, pendant chaque soirée, au wisth ou au trictrac.
– Ah ! je n’y pensais pas, répondit monsieur de Bourbonne en regardant le prêtre avec une espèce de pitié.
Tout le monde sut bientôt, dans la ville de Tours, que madame la baronne de Listomère, veuve d’un lieutenant-général, recueillait l’abbé Birotteau, vicaire de Saint-Gatien. Ce fait, que beaucoup de gens révoquaient en doute, trancha nettement toutes les questions, et dessina les partis, surtout lorsque mademoiselle Salomon osa, la première, parler de dol et de procès. Avec la vanité subtile qui distingue les vieilles filles, et le fanatisme de personnalité qui les caractérise, mademoiselle Gamard se trouva fortement blessée du parti que prenait madame de Listomère. La baronne était une femme de haut rang, élégante dans ses mœurs, et dont le bon goût, les manières polies, la piété ne pouvaient être contestés. Elle donnait, en recueillant Birotteau, le démenti le plus formel à toutes les assertions de mademoiselle Gamard, en censurait indirectement la conduite, et semblait sanctionner les plaintes du vicaire contre son ancienne hôtesse.
Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette histoire, d’expliquer ici tout ce que le discernement et l’esprit d’analyse avec lequel les vieilles femmes se rendent compte des actions d’autrui prêtaient de force à mademoiselle Gamard, et quelles étaient les ressources de son parti. Accompagnée du silencieux abbé Troubert, elle allait passer ses soirées dans quatre ou cinq maisons où se réunissaient une douzaine de personnes toutes liées entre elles par les mêmes goûts, et par l’analogie de leur situation. C’était un ou deux vieillards qui épousaient les passions et les caquetages de leurs servantes ; [p. 45]cinq ou six vieilles filles qui passaient toute leur journée à tamiser les paroles, à scruter les démarches de leurs voisins et des gens placés au-dessus ou au-dessous d’elles dans la société ; puis, enfin, plusieurs femmes âgées, exclusivement occupées à distiller les médisances, à tenir un registre exact de toutes les fortunes, ou à contrôler les actions des autres : elles pronostiquaient les mariages et blâmaient la conduite de leurs amies aussi aigrement que celle de leurs ennemies. Ces personnes, logées toutes dans la ville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’une plante, aspiraient, avec la soif d’une feuille pour la rosée, les nouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et les transmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuilles communiquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée. Donc, pendant chaque soirée de la semaine, excitées par ce besoin d’émotion qui se retrouve chez tous les individus, ces bonnes dévotes dressaient un bilan exact de la situation de la ville, avec une sagacité digne du conseil des Dix, et faisaient la police armées de cette espèce d’espionnage à coup sûr que créent les passions. Puis, quand elles avaient deviné la raison secrète d’un événement, leur amour-propre les portait à s’approprier la sagesse de leur sanhédrin, pour donner le ton du bavardage dans leurs zones respectives. Cette congrégation oisive et agissante, invisible et voyant tout, muette et parlant sans cesse, possédait alors une influence que sa nullité rendait en apparence peu nuisible, mais qui cependant devenait terrible quand elle était animée par un intérêt majeur. Or, il y avait bien long-temps qu’il ne s’était présenté dans la sphère de leurs existences un événement aussi grave et aussi généralement important pour chacune d’elles que l’était la lutte de Birotteau, soutenu par madame de Listomère, contre l’abbé Troubert et mademoiselle Gamard. En effet, les trois salons de mesdames de Listomère, Merlin de La Blottière et de Villenoix étant considérés comme ennemis par ceux où allait mademoiselle Gamard, il y avait au fond de cette querelle l’esprit de corps et toutes ses vanités. C’était le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière, ou une tempête dans un verre d’eau, comme l’a dit Montesquieu en parlant de la république de Saint-Marin dont les charges publiques ne duraient qu’un jour, tant la tyrannie y était facile à saisir. Mais cette tempête développait néanmoins dans les âmes autant de passions qu’il en aurait fallu pour diriger les plus grands intérêts sociaux. N’est-ce pas une erreur de [p. 46]croire que le temps ne soit rapide que pour les cœurs en proie aux vastes projets qui troublent la vie et la font bouillonner. Les heures de l’abbé Troubert coulaient aussi animées, s’enfuyaient chargées de pensées tout aussi soucieuses, étaient ridées par des désespoirs et des espérances aussi profondes que pouvaient l’être les heures cruelles de l’ambitieux, du joueur et de l’amant. Dieu seul est dans le secret de l’énergie que nous coûtent les triomphes occultement remportés sur les hommes, sur les choses et sur nous-mêmes. Si nous ne savons pas toujours où nous allons, nous connaissons bien les fatigues du voyage. Seulement, s’il est permis à l’historien de quitter le drame qu’il raconte pour prendre pendant un moment le rôle des critiques, s’il vous convie à jeter un coup d’œil sur les existences de ces vieilles filles et des deux abbés, afin d’y chercher la cause du malheur qui les viciait dans leur essence ; il vous sera peut-être démontré qu’il est nécessaire à l’homme d’éprouver certaines passions pour développer en lui des qualités qui donnent à sa vie de la noblesse, en étendent le cercle, et assoupissent l’égoïsme naturel à toutes les créatures.
Madame de Listomère revint en ville sans savoir que, depuis cinq ou six jours, plusieurs de ses amis étaient obligés de réfuter une opinion, accréditée sur elle, dont elle aurait ri si elle l’eût connue, et qui supposait à son affection pour son neveu des causes presque criminelles. Elle mena l’abbé Birotteau chez son avocat, à qui le procès ne parut pas chose facile. Les amis du vicaire, animés par le sentiment que donne la justice d’une bonne cause, ou paresseux pour un procès qui ne leur était pas personnel, avaient remis le commencement de l’instance au jour où ils reviendraient à Tours. Les amis de mademoiselle Gamard purent donc prendre les devants, et surent raconter l’affaire peu favorablement pour l’abbé Birotteau. Donc l’homme de loi, dont la clientèle se composait exclusivement des gens pieux de la ville, étonna beaucoup madame de Listomère en lui conseillant de ne pas s’embarquer dans un semblable procès, et il termina la conférence en disant : que, d’ailleurs, il ne s’en chargerait pas, parce que, aux termes de l’acte, mademoiselle Gamard avait raison en Droit ; qu’en Équité, c’est-à-dire en dehors de la justice, l’abbé Birotteau paraîtrait, aux yeux du tribunal et à ceux des honnêtes gens, manquer au caractère de paix, de conciliation et à la mansuétude qu’on lui avait supposés jusqu’alors ; que mademoiselle Gamard, connue pour une personne [p. 47]douce et facile à vivre, avait obligé Birotteau en lui prêtant l’argent nécessaire pour payer les droits successifs auxquels avait donné lieu le testament de Chapeloud, sans lui en demander de reçu ; que Birotteau n’était pas d’âge et de caractère à signer un acte sans savoir ce qu’il contenait, ni sans en connaître l’importance ; et que s’il avait quitté mademoiselle Gamard après deux ans d’habitation, quand son ami Chapeloud était resté chez elle pendant douze ans, et Troubert pendant quinze, ce ne pouvait être qu’en vue d’un projet à lui connu ; que le procès serait donc jugé comme un acte d’ingratitude, etc. Après avoir laissé Birotteau marcher en avant vers l’escalier, l’avoué prit madame de Listomère à part, en la reconduisant, et l’engagea, au nom de son repos, à ne pas se mêler de cette affaire.
Cependant, le soir, le pauvre vicaire, qui se tourmentait autant qu’un condamné à mort dans le cabanon de Bicêtre quand il y attend le résultat de son pourvoi en cassation, ne put s’empêcher d’apprendre à ses amis le résultat de sa visite, au moment où, avant l’heure de faire les parties, le cercle se formait devant la cheminée de madame de Listomère.
– Excepté l’avoué des Libéraux, je ne connais, à Tours, aucun homme de chicane qui voulût se charger de ce procès sans avoir l’intention de vous le faire perdre, s’écria monsieur de Bourbonne, et je ne vous conseille pas de vous y embarquer.
– Hé ! bien, c’est une infamie, dit le lieutenant de vaisseau. Moi, je conduirai l’abbé chez cet avoué.
– Allez-y lorsqu’il fera nuit, dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant.
– Et pourquoi ?
– Je viens d’apprendre que l’abbé Troubert est nommé vicaire général, à la place de celui qui est mort avant-hier.
– Je me moque bien de l’abbé Troubert !
Malheureusement, le baron de Listomère, homme de trente-six ans, ne vit pas le signe que lui fit monsieur de Bourbonne, pour lui recommander de peser ses paroles, en lui montrant un conseiller de préfecture, ami de Troubert. Le lieutenant de vaisseau ajouta donc : – Si monsieur l’abbé Troubert est un fripon…
– Oh ! dit monsieur de Bourbonne en l’interrompant, pourquoi mettre l’abbé Troubert dans une affaire à laquelle il est complétement étranger ?…
[p. 48]– Mais, reprit le baron, ne jouit-il pas des meubles de l’abbé Birotteau ? Je me souviens d’être allé chez Chapeloud, et d’y avoir vu deux tableaux de prix. Supposez qu’ils valent dix mille francs ?… Croyez-vous que monsieur Birotteau ait eu l’intention de donner, pour deux ans d’habitation chez cette Gamard, dix mille francs, quand déjà la bibliothèque et les meubles valent à peu près cette somme ?
L’abbé Birotteau ouvrit de grands yeux en apprenant qu’il avait possédé un capital si énorme.
Et le baron, poursuivant avec chaleur, ajouta : – Par Dieu ! monsieur Salmon, l’ancien expert du Musée de Paris, est venu voir ici sa belle-mère. Je vais y aller ce soir même, avec l’abbé Birotteau, pour le prier d’estimer les tableaux. De là je le mènerai chez l’avoué.
Deux jours après cette conversation, le procès avait pris de la consistance. L’avoué des Libéraux, devenu celui de Birotteau, jetait beaucoup de défaveur sur la cause du vicaire. Les gens opposés au gouvernement, et ceux qui étaient connus pour ne pas aimer les prêtres ou la religion, deux choses que beaucoup de gens confondent, s’emparèrent de cette affaire, et toute la ville en parla. L’ancien expert du Musée avait estimé onze mille francs la Vierge du Valentin et le Christ de Lebrun, morceaux d’une beauté capitale. Quant à la bibliothèque et aux meubles gothiques, le goût dominant qui croissait de jour en jour à Paris pour ces sortes de choses leur donnait momentanément une valeur de douze mille francs. Enfin, l’expert, vérification faite, évalua le mobilier entier à dix mille écus. Or, il était évident que, Birotteau n’ayant pas entendu donner à mademoiselle Gamard cette somme énorme pour le peu d’argent qu’il pouvait lui devoir en vertu de la soulte stipulée, il y avait, judiciairement parlant, lieu à réformer leurs conventions ; autrement la vieille fille eût été coupable d’un dol volontaire. L’avoué des Libéraux entama donc l’affaire en lançant un exploit introductif d’instance à mademoiselle Gamard. Quoique très-acerbe, cette pièce, fortifiée par des citations d’arrêts souverains et corroborée par quelques articles du Code, n’en était pas moins un chef-d’œuvre de logique judiciaire, et condamnait si évidemment la vieille fille que trente ou quarante copies en furent méchamment distribuées dans la ville par l’Opposition.
Quelques jours après le commencement des hostilités entre la [p. 49]vieille fille et Birotteau, le baron de Listomère, qui espérait être compris, en qualité de capitaine de corvette, dans la première promotion, annoncée depuis quelque temps au Ministère de la Marine, reçut une lettre par laquelle l’un de ses amis lui annonçait qu’il était question dans les bureaux de le mettre hors du cadre d’activité. Étrangement surpris de cette nouvelle, il partit immédiatement pour Paris, et vint à la première soirée du ministre, qui en parut fort étonné lui-même, et se prit à rire en apprenant les craintes dont lui fit part le baron de Listomère. Le lendemain, nonobstant la parole du ministre, le baron consulta les Bureaux. Par une indiscrétion que certains chefs commettent assez ordinairement pour leurs amis, un secrétaire lui montra un travail tout préparé, mais que la maladie d’un directeur avait empêché jusqu’alors d’être soumis au ministre, et qui confirmait la fatale nouvelle. Aussitôt, le baron de Listomère alla chez un de ses oncles, lequel, en sa qualité de député, pouvait voir immédiatement le ministre à la Chambre, et il le pria de sonder les dispositions de Son Excellence, car il s’agissait pour lui de la perte de son avenir. Aussi attendit-il avec la plus vive anxiété, dans la voiture de son oncle, la fin de la séance. Le député sortit bien avant la clôture, et dit à son neveu pendant le chemin qu’il fit en se rendant à son hôtel : – Comment, diable ! vas-tu te mêler de faire la guerre aux prêtres ? Le ministre a commencé par m’apprendre que tu t’étais mis à la tête des Libéraux à Tours ! Tu as des opinions détestables, tu ne suis pas la ligne du gouvernement, etc. Ses phrases étaient aussi entortillées que s’il parlait encore à la Chambre. Alors je lui ai dit : – Ah ! çà, entendons-nous4Erreur du Furne : « entendons nous » au lieu de « entendons-nous ». ? Son Excellence a fini par m’avouer que tu étais mal avec la Grande-Aumônerie. Bref, en demandant quelques renseignements à mes collègues, j’ai su que tu parlais fort légèrement d’un certain abbé Troubert, simple Vicaire-Général, mais le personnage le plus important de la province où il représente la Congrégation. J’ai répondu de toi corps pour corps au ministre. Monsieur mon neveu, si tu veux faire ton chemin, ne te crée aucune inimitié sacerdotale. Va vite à Tours, fais-y ta paix avec ce diable de Vicaire-Général. Apprends que les vicaires-généraux sont des hommes avec lesquels il faut toujours vivre en paix. Morbleu ! lorsque nous travaillons tous à rétablir la religion, il est stupide à un lieutenant de vaisseau, qui veut être capitaine, de déconsidérer les prêtres. Si tu ne te raccommodes pas avec l’abbé Troubert, ne [p. 50]compte plus sur moi : je te renierai. Le ministre des Affaires Ecclésiastiques m’a parlé tout à l’heure de cet homme comme d’un futur évêque. Si Troubert prenait notre famille en haine, il pourrait m’empêcher d’être compris dans la prochaine fournée de pairs. Comprends-tu ?
Ces paroles expliquèrent au lieutenant de vaisseau les secrètes occupations de Troubert, de qui Birotteau disait niaisement : – Je ne sais pas à quoi lui sert de passer les nuits.
La position du chanoine au milieu du sénat femelle qui faisait si subtilement la police de la province et sa capacité personnelle l’avaient fait choisir par la Congrégation, entre tous les ecclésiastiques de la ville, pour être le proconsul inconnu de la Touraine. Archevêque, général, préfet, grands et petits étaient sous son occulte domination. Le baron de Listomère eut bientôt pris son parti.
– Je ne veux pas, dit-il à son oncle, recevoir une seconde bordée ecclésiastique dans mesœuvres-vives.
Trois jours après cette conférence diplomatique entre l’oncle et le neveu, le marin, subitement revenu par la malle-poste à Tours, révélait à sa tante, le soir même de son arrivée, les dangers que couraient les plus chères espérances de la famille de Listomère, s’ils s’obstinaient l’un et l’autre à soutenircet imbécile de Birotteau. Le baron avait retenu monsieur de Bourbonne au moment où le vieux gentilhomme prenait sa canne et son chapeau pour s’en aller après la partie de wisth. Les lumières du vieux malin étaient indispensables pour éclairer les écueils dans lesquels se trouvaient engagés les Listomère, et le vieux malin n’avait prématurément cherché sa canne et son chapeau que pour se faire dire à l’oreille : – Restez, nous avons à causer.
Le prompt retour du baron, son air de contentement, en désaccord avec la gravité peinte en certains moments sur sa figure, avaient accusé vaguement à monsieur de Bourbonne quelques échecs reçus par le lieutenant dans sa croisière contre Gamard et Troubert. Il ne marqua point de surprise en entendant le baron proclamer le secret pouvoir du vicaire-général congréganiste.
– Je le savais, dit-il.
– Hé ! bien, s’écria la baronne, pourquoi ne pas nous avoir avertis ?
– Madame, répondit-il vivement, oubliez que j’ai deviné l’invisible influence de ce prêtre, et j’oublierai que vous la connaissez [p. 51]également. Si nous ne nous gardions pas le secret, nous passerions pour ses complices : nous serions redoutés et haïs. Imitez-moi : feignez d’être une dupe ; mais sachez bien où vous mettez les pieds. Je vous en avais assez dit, vous ne me compreniez point, et je ne voulais pas me compromettre.
– Comment devons-nous maintenant nous y prendre ? dit le baron.
Abandonner Birotteau n’était pas une question, et ce fut une première condition sous-entendue par les trois conseillers.
– Battre en retraite avec les honneurs de la guerre a toujours été le chef-d’œuvre des plus habiles généraux, répondit monsieur de Bourbonne. Pliez devant Troubert : si sa haine est moins forte que sa vanité, vous vous en ferez un allié ; mais si vous pliez trop, il vous marchera sur le ventre ; car
Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’Église,
a dit Boileau. Faites croire que vous quittez le service, vous lui échappez, monsieur le baron. Renvoyez le vicaire, madame, vous donnerez gain de cause à la Gamard. Demandez chez l’archevêque à l’abbé Troubert s’il sait le wisth, il vous diraoui. Priez-le de venir faire une partie dans ce salon, où il veut être reçu ; certes, il y viendra. Vous êtes femme, sachez mettre ce prêtre dans vos intérêts. Quand le baron sera capitaine de vaisseau, son oncle pair de France, Troubert évêque, vous pourrez faire Birotteau chanoine tout à votre aise. Jusque-là pliez ; mais pliez avec grâce et en menaçant. Votre famille peut prêter à Troubert autant d’appui qu’il vous en donnera ; vous vous entendrez à merveille. D’ailleurs marchez la sonde en main, marin !
– Ce pauvre Birotteau ! dit la baronne.
– Oh ! entamez-le promptement, répliqua le propriétaire en s’en allant. Si quelque libéral adroit s’emparait de cette tête vide, il vous causerait des chagrins. Après tout, les tribunaux prononceraient en sa faveur, et Troubert doit avoir peur du jugement. Il peut encore vous pardonner d’avoir entamé le combat ; mais, après une défaite, il serait implacable. J’ai dit.
Il fit claquer sa tabatière, alla mettre ses doubles souliers, et partit.
Le lendemain matin, après le déjeuner, la baronne resta seule avec le vicaire, et lui dit, non sans un visible embarras : – Mon [p. 52]cher monsieur Birotteau, vous allez trouver mes demandes bien injustes et bien inconséquentes ; mais il faut, pour vous et pour nous, d’abord éteindre votre procès contre mademoiselle Gamard en vous désistant de vos prétentions, puis quitter ma maison. En entendant ces mots le pauvre prêtre pâlit. – Je suis, reprit-elle, la cause innocente de vos malheurs, et sais que sans mon neveu vous n’eussiez pas intenté le procès qui maintenant fait votre chagrin et le nôtre. Mais écoutez ?
Elle lui déroula succinctement l’immense étendue de cette affaire et lui expliqua la gravité de ses suites. Ses méditations lui avaient fait deviner pendant la nuit les antécédents probables de la vie de Troubert : elle put alors, sans se tromper, démontrer à Birotteau la trame dans laquelle l’avait enveloppé cette vengeance si habilement ourdie, lui révéler la haute capacité, le pouvoir de son ennemi en lui en dévoilant la haine, en lui en apprenant les causes, en le lui montrant couché durant douze années devant Chapeloud, et dévorant Chapeloud, et persécutant encore Chapeloud dans son ami. L’innocent Birotteau joignit ses mains comme pour prier et pleura de chagrin à l’aspect d’horreurs humaines que son âme pure n’avait jamais soupçonnées. Aussi effrayé que s’il se fût trouvé sur le bord d’un abîme, il écoutait, les yeux fixes et humides, mais sans exprimer aucune idée, le discours de sa bienfaitrice, qui lui dit en terminant : – Je sais tout ce qu’il y a de mal à vous abandonner ; mais, mon cher abbé, les devoirs de famille passent avant ceux de l’amitié. Cédez, comme je le fais, à cet orage, je vous en prouverai toute ma reconnaissance. Je ne vous parle pas de vos intérêts, je m’en charge. Vous serez hors de toute inquiétude pour votre existence. Par l’entremise de Bourbonne, qui saura sauver les apparences, je ferai en sorte que rien ne vous manque. Mon ami, donnez-moi le droit de vous trahir. Je resterai votre amie, tout en me conformant aux maximes du monde. Décidez.
Le pauvre abbé stupéfait s’écria : – Chapeloud avait donc raison en disant que, si Troubert pouvait venir le tirer par les pieds dans la tombe, il le ferait ! Il couche dans le lit de Chapeloud.
– Il ne s’agit pas de se lamenter, dit madame de Listomère, nous avons peu de temps à nous. Voyons !
Birotteau avait trop de bonté pour ne pas obéir, dans les grandes crises, au dévouement irréfléchi du premier moment. Mais d’ailleurs sa vie n’était déjà plus qu’une agonie. Il dit, en jetant à sa [p. 53]protectrice un regard désespérant qui la navra : – Je me confie à vous. Je ne suis plus qu’unbourrierde la rue !
Ce mot tourangeau n’a pas d’autre équivalent possible que le mot brin de paille. Mais il y a de jolis petits brins de paille, jaunes, polis, rayonnants, qui font le bonheur des enfants ; tandis que le bourrier est le brin de paille décoloré, boueux, roulé dans les ruisseaux, chassé par la tempête, tordu par les pieds du passant.
– Mais, madame, je ne voudrais pas laisser à l’abbé Troubert le portrait de Chapeloud ; il a été fait pour moi, il m’appartient, obtenez qu’il me soit rendu, j’abandonnerai tout le reste.
– Hé ! bien, dit madame de Listomère, j’irai chez mademoiselle Gamard. Ces mots furent dits d’un ton qui révéla l’effort extraordinaire que faisait la baronne de Listomère en s’abaissant à flatter l’orgueil de la vieille fille. – Et, ajouta-t-elle, je tâcherai de tout arranger. À peine osé-je l’espérer. Allez voir monsieur de Bourbonne, qu’il minute votre désistement en bonne forme, apportez m’en l’acte bien en règle ; puis, avec le secours de monseigneur l’archevêque, peut-être pourrons-nous en finir.
Birotteau sortit épouvanté. Troubert avait pris à ses yeux les dimensions d’une pyramide d’Égypte. Les mains de cet homme étaient à Paris et ses coudes dans le cloître Saint-Gatien.
– Lui, se dit-il, empêcher monsieur le marquis de Listomère de devenir pair de France ?…Et peut-être, avec le secours de monseigneur l’archevêque, pourra-t-on en finir!
En présence de si grands intérêts, Birotteau se trouvait comme un ciron : il se faisait justice.
La nouvelle du déménagement de Birotteau fut d’autant plus étonnante que la cause en était impénétrable. Madame de Listomère disait que, son neveu voulant se marier et quitter le service, elle avait besoin, pour agrandir son appartement, de celui du vicaire. Personne ne connaissait encore le désistement de Birotteau. Ainsi les instructions de monsieur de Bourbonne étaient sagement exécutées. Ces deux nouvelles, en parvenant aux oreilles du grand-vicaire, devaient flatter son amour-propre en lui apprenant que, si elle ne capitulait pas, la famille de Listomère restait au moins neutre, et reconnaissait tacitement le pouvoir occulte de la Congrégation : le reconnaître, n’était-ce pas s’y soumettre ? Mais le procès demeurait tout entiersub judice. N’était-ce pas à la fois plier et menacer ?
[p. 54]Les Listomère avaient donc pris dans cette lutte une attitude exactement semblable à celle du grand-vicaire : ils se tenaient en dehors et pouvaient tout diriger. Mais un événement grave survint et rendit encore plus difficile la réussite des desseins médités par monsieur de Bourbonne et par les Listomère pour apaiser le parti Gamard et Troubert. La veille, mademoiselle Gamard avait pris du froid en sortant de la cathédrale, s’était mise au lit et passait pour être dangereusement malade. Toute la ville retentissait de plaintes excitées par une fausse commisération. « La sensibilité de mademoiselle Gamard n’avait pu résister au scandale de ce procès. Malgré son bon droit, elle allait mourir de chagrin. Birotteau tuait sa bienfaitrice… » Telle était la substance des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle, et complaisamment répétées par la ville de Tours.
Madame de Listomère eut la honte d’être venue chez la vieille fille sans recueillir le fruit de sa visite. Elle demanda fort poliment à parler à monsieur le vicaire-général. Flatté peut-être de recevoir dans la bibliothèque de Chapeloud, et au coin de cette cheminée ornée des deux fameux tableaux contestés, une femme par laquelle il avait été méconnu, Troubert fit attendre la baronne un moment ; puis il consentit à lui donner audience. Jamais courtisan ni diplomate ne mirent dans la discussion de leurs intérêts particuliers, ou dans la conduite d’une négociation nationale, plus d’habileté, de dissimulation, de profondeur que n’en déployèrent la baronne et l’abbé dans le moment où ils se trouvèrent tous les deux en scène.
Semblable au parrain qui, dans le moyen âge, armait le champion et en fortifiait la valeur par d’utiles conseils, au moment où il entrait en lice, le vieux malin avait dit à la baronne : – N’oubliez pas votre rôle, vous êtes conciliatrice et non partie intéressée. Troubert est également un médiateur. Pesez vos mots ! étudiez les inflexions de la voix du vicaire-général. S’il se caresse le menton, vous l’aurez séduit.
Quelques dessinateurs se sont amusés à représenter en caricature le contraste fréquent qui existe entrece que l’on dit et ce que l’on pense. Ici, pour bien saisir l’intérêt du duel de paroles qui eut lieu entre le prêtre et la grande dame, il est nécessaire de dévoiler les pensées qu’ils cachèrent mutuellement sous des phrases en apparence insignifiantes. Madame de Listomère commença par témoigner le chagrin que lui causait le procès de Birotteau, puis [p. 55]elle parla du désir qu’elle avait de voir terminer cette affaire à la satisfaction des deux parties.
– Le mal est fait, madame, dit l’abbé d’une voix grave, la vertueuse mademoiselle Gamard se meurt. (Je ne m’intéresse pas plus à cette sotte fille qu’au Prêtre-Jean, pensait-il ;mais je voudrais bien vous mettre sa mort sur le dos, et vous en inquiéter la conscience, si vous êtes assez niais pour en prendre du souci.)
– En apprenant sa maladie, monsieur, lui répondit la baronne, j’ai exigé de monsieur le vicaire un désistement que j’apportais à cette sainte fille. (Je te devine, rusé coquin! pensait-elle ;mais nous voilà mis à l’abri de tes calomnies. Quant à toi, si tu prends le désistement, tu t’enferreras, tu avoueras ainsi ta complicité.)
Il se fit un moment de silence.
– Les affaires temporelles de mademoiselle Gamard ne me concernent pas, dit enfin le prêtre en abaissant ses larges paupières sur ses yeux d’aigle pour voiler ses émotions. (Oh ! oh ! vous ne me compromettrez pas ! Mais Dieu soit loué ! les damnés avocats ne plaideront pas une affaire qui pouvait me salir. Que veulent donc les Listomère, pour se faire ainsi mes serviteurs?)
– Monsieur, répondit la baronne, les affaires de monsieur Birotteau me sont aussi étrangères que vous le sont les intérêts de mademoiselle Gamard ; mais malheureusement la religion peut souffrir de leurs débats, et je ne vois en vous qu’un médiateur, là où moi-même j’agis en conciliatrice… (Nous ne nous abuserons ni l’un ni l’autre, monsieur Troubert, pensait-elle.Sentez-vous le tour épigrammatique de cette réponse?)
– La religion souffrir, madame ? dit le grand-vicaire. La religion est trop haut située pour que les hommes puissent y porter atteinte. (La religion, c’est moi, pensait-il.) – Dieu nous jugera sans erreur, madame, ajouta-t-il, je ne reconnais que son tribunal.
– Hé ! bien, monsieur, répondit-elle, tâchons d’accorder les jugements des hommes avec les jugements de Dieu. (Oui, la religion, c’est toi.)
L’abbé Troubert changea de ton : – Monsieur votre neveu n’est-il pas allé à Paris ? (Vous avez eu là de mes nouvelles, [p. 56]pensait-il.Je puis vous écraser, vous qui m’avez méprisé. Vous venez capituler.)
– Oui, monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à lui. Il retourne ce soir à Paris, il est mandé par le ministre, qui est parfait pour nous, et voudrait ne pas lui voir quitter le service. (Jésuite, tu ne nous écraseras pas, pensait-elle,et ta plaisanterie est comprise.) Un moment de silence. – Je ne trouve pas sa conduite convenable dans cette affaire, reprit-elle, mais il faut pardonner à un marin de ne pas se connaître en Droit. (Faisons alliance, pensait-elle.Nous ne gagnerons rien à guerroyer.)
Un léger sourire de l’abbé se perdit dans les plis de son visage : – Il nous aura rendu le service de nous apprendre la valeur de ces deux peintures, dit-il en regardant les tableaux, elles seront un bel ornement pour la chapelle de la Vierge. (Vous m’avez lancé une épigramme, pensait-il ;en voici deux, nous sommes quittes, madame.)
– Si vous les donniez à Saint-Gatien, je vous demanderais de me laisser offrir à l’église des cadres dignes du lieu et de l’œuvre. (Je voudrais bien te faire avouer que tu convoitais les meubles de Birotteau, pensait-elle.)
– Elles ne m’appartiennent pas, dit le prêtre en se tenant toujours sur ses gardes.
– Mais voici, dit madame de Listomère, un acte qui éteint toute discussion, et les rend à mademoiselle Gamard. Elle posa le désistement sur la table. (Voyez, monsieur, pensait-elle,combien j’ai de confiance en vous.) – Il est digne de vous, monsieur, ajouta-t-elle, digne de votre beau caractère, de réconcilier deux chrétiens ; quoique je prenne maintenant peu d’intérêt à monsieur Birotteau…
– Mais il est votre pensionnaire, dit-il en l’interrompant.
– Non, monsieur, il n’est plus chez moi. (La pairie de mon beau-frère et le grade de mon neveu me font faire bien des lâchetés, pensait-elle.)
L’abbé demeura impassible, mais son attitude calme était l’indice des émotions les plus violentes. Monsieur de Bourbonne avait seul deviné le secret de cette paix apparente. Le prêtre triomphait !
– Pourquoi vous êtes-vous donc chargée de son désistement ? [p. 57]demanda-t-il excité par un sentiment analogue à celui qui pousse une femme à se faire répéter des compliments.
– Je n’ai pu me défendre d’un mouvement de compassion. Birotteau, dont le caractère faible doit vous être connu, m’a suppliée de voir mademoiselle Gamard, afin d’obtenir pour prix de sa renonciation à…
L’abbé fronça ses sourcils.
– … À desdroitsreconnus par des avocats distingués, le portrait…
Le prêtre regarda madame de Listomère.
– … Le portrait de Chapeloud, dit-elle en continuant. Je vous laisse le juge de sa prétention… (Tu serais condamné, si tu voulais plaider, pensait-elle.)
L’accent que prit la baronne pour prononcer les motsavocats distinguésfit voir au prêtre qu’elle connaissait le fort et le faible de l’ennemi. Madame de Listomère montra tant de talent à ce connaisseur émérite dans le cours de cette conversation qui se maintint long-temps sur ce ton, que l’abbé descendit chez mademoiselle Gamard pour aller chercher sa réponse à la transaction proposée.
Troubert revint bientôt.
– Madame, voici les paroles de la pauvre mourante : «Monsieur l’abbé Chapeloud m’a témoigné trop d’amitié, m’a-t-elle dit,pour que je me sépare de son portrait.» Quant à moi, reprit-il, s’il m’appartenait, je ne le céderais à personne. J’ai porté des sentiments trop constants au cher défunt pour ne pas me croire le droit de disputer son image à tout le monde.
– Monsieur, nenous brouillonspas pour une mauvaise peinture. (Je m’en moque autant que vous vous en moquez vous-même, pensait-elle.) – Gardez-la, nous en ferons faire une copie. Je m’applaudis d’avoir assoupi ce triste et déplorable procès, et j’y aurai personnellement gagné le plaisir de vous connaître. J’ai entendu parler de votre talent au wisth. Vous pardonnerez à une femme d’être curieuse, dit-elle en souriant. Si vous vouliez venir jouer quelquefois chez moi, vous ne pouvez pas douter de l’accueil que vous y recevrez.
Troubert se caressa le menton. (Il est pris ! Bourbonne avait raison, pensait-elle,il a sa dose de vanité.)
[p. 58]En effet, le grand vicaire éprouvait en ce moment la sensation délicieuse contre laquelle Mirabeau ne savait pas se défendre, quand, aux jours de sa puissance, il voyait ouvrir devant sa voiture la porte cochère d’un hôtel autrefois fermé pour lui.
– Madame, répondit-il, j’ai de trop grandes occupations pour aller dans le monde ; mais pour vous, que ne ferait-on pas ? (La vieille fille va crever, j’entamerai les Listomère, et les servirai s’ils me servent! pensait-il.Il vaut mieux les avoir pour amis que pour ennemis.)
Madame de Listomère retourna chez elle, espérant que l’archevêque consommerait une œuvre de paix si heureusement commencée. Mais Birotteau ne devait pas même profiter de son désistement. Madame de Listomère apprit le lendemain la mort de mademoiselle Gamard. Le testament de la vieille fille ouvert, personne ne fut surpris en apprenant qu’elle avait fait l’abbé Troubert son légataire universel. Sa fortune fut estimée à cent mille écus. Le vicaire-général envoya deux billets d’invitation pour le service et le convoi de son amie chez madame de Listomère : l’un pour elle, l’autre pour son neveu.
– Il faut y aller, dit-elle.
– Ça ne veut pas dire autre chose, s’écria monsieur de Bourbonne. C’est une épreuve par laquelle monseigneur Troubert veut vous juger. Baron, allez jusqu’au cimetière, ajouta-t-il en se tournant vers le lieutenant de vaisseau qui, pour son malheur, n’avait pas quitté Tours.
Le service eut lieu, et fut d’une grande magnificence ecclésiastique. Une seule personne y pleura. Ce fut Birotteau, qui, seul dans une chapelle écartée, et sans être vu, se crut coupable de cette mort, et pria sincèrement pour l’âme de la défunte, en déplorant avec amertume de n’avoir pas obtenu d’elle le pardon de ses torts. L’abbé Troubert accompagna le corps de son amie jusqu’à la fosse où elle devait être enterrée. Arrivé sur le bord, il prononça un discours où, grâce à son talent, le tableau de la vie étroite menée par la testatrice prit des proportions monumentales. Les assistants remarquèrent ces paroles dans la péroraison :
« Cette vie pleine de jours acquis à Dieu et à sa religion, cette vie que décorent tant de belles actions faites dans le silence, tant de vertus modestes et ignorées, fut brisée par une douleur que nous appellerions imméritée, si, au bord de l’éternité, nous [p. 59]pouvions oublier que toutes nos afflictions nous sont envoyées par Dieu. Les nombreux amis de cette sainte fille, connaissant la noblesse et la candeur de son âme, prévoyaient qu’elle pouvait tout supporter, hormis des soupçons qui flétrissaient sa vie entière. Aussi, peut-être la Providence l’a-t-elle emmenée au sein de Dieu, pour l’enlever à nos misères. Heureux ceux qui peuvent reposer, ici-bas, en paix avec eux-mêmes, comme Sophie repose maintenant au séjour des bienheureux dans sa robe d’innocence ! »
– Quand il eut achevé ce pompeux discours, reprit monsieur de Bourbonne qui raconta les circonstances de l’enterrement à madame de Listomère au moment où, les parties finies et les portes fermées, ils furent seuls avec le baron, figurez-vous, si cela est possible, ce Louis XI en soutane, donnant ainsi le dernier coup de goupillon chargé d’eau bénite. Monsieur de Bourbonne prit la pincette, et imita si bien le geste de l’abbé Troubert, que le baron et sa tante ne purent s’empêcher de sourire. – Là seulement, reprit le vieux propriétaire, il s’est démenti. Jusqu’alors, sa contenance avait été parfaite ; mais il lui a sans doute été impossible, en calfeutrant pour toujours cette vieille fille qu’il méprisait souverainement et haïssait peut-être autant qu’il a détesté Chapeloud, de ne pas laisser percer sa joie dans un geste.
Le lendemain matin, mademoiselle Salomon vint déjeuner chez madame de Listomère, et, en arrivant, lui dit tout émue : – Notre pauvre abbé Birotteau a reçu tout à l’heure un coup affreux, qui annonce les calculs les plus étudiés de la haine. Il est nommé curé de Saint-Symphorien.
Saint-Symphorien est un faubourg de Tours, situé au delà du pont. Ce pont, un des plus beaux monuments de l’architecture française, a dix-neuf cents pieds de long, et les deux places qui le terminent à chaque bout sont absolument pareilles.
– Comprenez-vous ? reprit-elle après une pause et tout étonnée de la froideur que marquait madame de Listomère en apprenant cette nouvelle. L’abbé Birotteau sera là comme à cent lieues de Tours, de ses amis, de tout. N’est-ce pas un exil d’autant plus affreux qu’il est arraché à une ville que ses yeux verront tous les jours et où il ne pourra plus guère venir ? Lui qui, depuis ses malheurs, peut à peine marcher, serait obligé de faire une lieue pour nous voir. En ce moment, le malheureux est au lit, il a la fièvre. Le [p. 60]presbytère de Saint-Symphorien est froid, humide et la paroisse n’est pas assez riche pour le réparer. Le pauvre vieillard va donc se trouver enterré dans un véritable sépulcre. Quelle atroce combinaison !
Maintenant il nous suffira peut-être, pour achever cette histoire, de rapporter simplement quelques événements, et d’esquisser un dernier tableau.
Cinq mois après, le Vicaire-Général fut nommé Évêque. Madame de Listomère était morte, et laissait quinze cents francs de rente par testament à l’abbé Birotteau. Le jour où le testament de la baronne fut connu, monseigneur Hyacinthe, Évêque de Troyes, était sur le point de quitter la ville de Tours pour aller résider dans son diocèse ; mais il retarda son départ. Furieux d’avoir été joué par une femme à laquelle il avait donné la main tandis qu’elle tendait secrètement la sienne à un homme qu’il regardait comme son ennemi, Troubert menaça de nouveau l’avenir du baron et la pairie du marquis de Listomère. Il dit en pleine assemblée, dans le salon de l’archevêque, un de ces mots ecclésiastiques, gros de vengeance et pleins de mielleuse mansuétude. L’ambitieux marin vint voir ce prêtre implacable qui lui dicta sans doute de dures conditions ; car la conduite du baron attesta le plus entier dévouement aux volontés du terrible congréganiste. Le nouvel évêque rendit, par un acte authentique, la maison de mademoiselle Gamard au Chapitre de la cathédrale, il donna la bibliothèque et les livres de Chapeloud au petit séminaire, il dédia les deux tableaux contestés à la chapelle de la Vierge ; mais il garda le portrait de Chapeloud. Personne ne s’expliqua cet abandon presque total de la succession de mademoiselle Gamard. Monsieur de Bourbonne supposa que l’évêque en conservait secrètement la partie liquide, afin d’être à même de tenir avec honneur son rang à Paris, s’il était porté au banc des Évêques dans la chambre haute. Enfin, la veille du départ de monseigneur Troubert, levieux malinfinit par deviner le dernier calcul que cachât cette action, coup de grâce donné par la plus persistante de toutes les vengeances à la plus faible de toutes les victimes. Le legs de madame de Listomère à Birotteau fut attaqué par le baron de Listomère sous prétexte de captation ! Quelques jours après l’exploit introductif d’instance, le baron fut nommé capitaine de vaisseau. Par une mesure disciplinaire, le curé de Saint-Symphorien était interdit. Les supérieurs [p. 61]ecclésiastiques jugeaient le procès par avance. L’assassin de feu Sophie Gamard était donc un fripon ! Si monseigneur Troubert avait conservé la succession de la vieille fille, il eût été difficile de faire censurer Birotteau.
Au moment où monseigneur Hyacinthe, Évêque de Troyes, venait en chaise de poste, le long du quai Saint-Symphorien, pour se rendre à Paris, le pauvre abbé Birotteau avait été mis dans un fauteuil, au soleil, au-dessus d’une terrasse. Ce pauvre prêtre frappé par son Archevêque était pâle et maigre. Le chagrin, empreint dans tous les traits, décomposait entièrement ce visage qui jadis était si doucement gai. La maladie jetait sur ces yeux, naïvement animés autrefois par les plaisirs de la bonne chère et dénués d’idées pesantes, un voile qui simulait une pensée. Ce n’était plus que le squelette du Birotteau qui roulait, un an auparavant, si vide mais si content, à travers le Cloître. L’Évêque lança sur sa victime un regard de mépris et de pitié ; puis, il consentit à l’oublier, et passa.
Nul doute que Troubert n’eût été en d’autres temps Hildebrandt ou Alexandre VI. Aujourd’hui l’Église n’est plus une puissance politique, et n’absorbe plus les forces des gens solitaires. Le célibat offre donc alors ce vice capital que, faisant converger les qualités de l’homme sur une seule passion, l’égoïsme, il rend les célibataires ou nuisibles ou inutiles. Nous vivons à une époque où le défaut des gouvernements est d’avoir moins fait la Société pour l’Homme, que l’Homme pour la Société. Il existe un combat perpétuel entre l’individu contre le système qui veut l’exploiter et qu’il tâche d’exploiter à son profit ; tandis que jadis l’homme réellement plus libre se montrait plus généreux pour la chose publique. Le cercle au milieu duquel s’agitent les hommes s’est insensiblement élargi : l’âme qui peut en embrasser la synthèse ne sera jamais qu’une magnifique exception ; car, habituellement, en morale comme en physique, le mouvement perd en intensité ce qu’il gagne en étendue. La Société ne doit pas se baser sur des exceptions. D’abord, l’homme fut purement et simplement père, et son cœur battit chaudement, concentré dans le rayon de sa famille. Plus tard, il vécut pour un clan ou pour une petite république ; de là, les grands dévouements historiques de la Grèce ou de Rome. Puis, il fut l’homme d’une caste ou d’une religion pour les grandeurs de laquelle il se montra souvent sublime ; mais là, le champ de ses intérêts s’augmenta de toutes les régions intellectuelles. Aujourd’hui, sa vie est [p. 62]attachée à celle d’une immense patrie ; bientôt, sa famille sera, dit-on, le monde entier. Ce cosmopolitisme moral, espoir de la Rome chrétienne, ne serait-il pas une sublime erreur ? Il est si naturel de croire à la réalisation d’une noble chimère, à la fraternité des hommes. Mais, hélas ! la machine humaine n’a pas de si divines proportions. Les âmes assez vastes pour épouser une sentimentalité réservée aux grands hommes ne seront jamais celles ni des simples citoyens, ni des pères de famille. Certains physiologistes pensent que lorsque le cerveau s’agrandit ainsi, le cœur doit se resserrer. Erreur ! L’égoïsme apparent des hommes qui portent une science, une nation, ou des lois dans leur sein, n’est-il pas la plus noble des passions, et en quelque sorte, la maternité des masses : pour enfanter des peuples neufs ou pour produire des idées nouvelles, ne doivent-ils pas unir dans leurs puissantes têtes les mamelles de la femme à la force de Dieu ? L’histoire des Innocent III, des Pierre-le-Grand, et de tous les meneurs de siècle ou de nation prouverait au besoin, dans un ordre très-élevé, cette immense pensée que Troubert représentait au fond du cloître Saint-Gatien.