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Quatrième partie
La dernière incarnation de Vautrin
[F01-a] – Qu’y a-t-il, Madeleine ? dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques.
– Madame, répondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais ; mais il a la figure si bouleversée et il se trouve dans un tel état, que madame ferait peut-être mieux de l’aller voir dans son cabinet.
– A-t-il dit quelque chose ? demanda madame Camusot.
– Non, madame ; mais nous n’avons jamais vu pareille figure à monsieur, on dirait qu’il va commencer une maladie ; il est jaune, il paraît être en décomposition, et…
Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s’élança hors de sa chambre et courut chez son mari.
Elle aperçut le juge d’instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongées, la tête appuyée au dossier, les mains pendant, le visage pâle, les yeux hébétés, absolument comme s’il allait tomber en défaillance.
– Qu’as-tu, mon ami ? dit la jeune femme effrayée.
– Ah ! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement… J’en tremble encore. Figure-toi que le procureur-général… Non, que madame de Sérizy…, que… Je ne sais par où commencer…
– Commence par la fin ?… dit madame [F01-b] Camusot.
– Eh ! bien, au moment où, dans la Chambre du conseil de la Première, monsieur Popinot avait mis la dernière signature nécessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en liberté Lucien de Rubempré… Enfin, tout était fini ! le greffier emportait le plumitif, j’allais être quitte de cette affaire… Voilà le président du tribunal qui entre et qui examine le jugement : « – Vous élargissez un mort, me dit-il d’un air froidement railleur, ce jeune homme est allé, selon l’expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombé à l’apoplexie foudroyante… » Je respirais en croyant à un accident. – « Si je comprends, monsieur le président, a dit monsieur Popinot, il s’agirait alors de l’apoplexie de Pichegru… – Messieurs, a repris le président de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de Rubempré sera mort de la rupture d’un anévrisme. » Nous nous sommes tous entre-regardés. – « De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. Dieu veuille, dans votre intérêt, monsieur Camusot, quoique vous n’ayez fait que votre devoir, que madame de Sérizy ne reste pas folle du coup qu’elle a reçu ! on l’emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre procureur-général dans un état de désespoir qui m’a fait mal. Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot ! » a-t-il ajouté en me parlant à l’oreille. Non, ma chère amie, en sortant, c’est à peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n’ai pas osé me hasarder dans la rue, et je suis allé me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m’a raconté qu’une belle dame avait pris la Conciergerie d’assaut, qu’elle avait voulu sauver la vie à Lucien de qui elle est folle, et qu’elle s’était évanouie en le trouvant pendu par sa cravate à la croisée de la Pistole. L’idée que la manière dont j’ai interrogé ce malheureux jeune homme, qui, d’ailleurs, entre nous, était parfaitement coupable, a pu [F01-c] causer son suicide, m’a poursuivi depuis que j’ai quitté le Palais, et je suis toujours près de m’évanouir…
– Eh bien ! ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu’un prévenu se pend dans sa prison au moment où tu l’allais élargir ?… s’écria madame Camusot. Mais un juge d’instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui !… Voilà tout.
– Ces comparaisons, ma chère, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là. Lucien emporte nos espérances dans son cercueil.
– Vraiment ?… dit madame Camusot d’un air profondément ironique.
– Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Grandville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l’instruction ; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Grandville sera procureur-général, je n’avancerai jamais !
Avancer ! voilà le mot terrible, l’idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois, le magistrat était sur-le-champ tout ce qu’il devait être. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. À Paris, en dehors du parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu’à trois existences supérieures : le contrôle général, les sceaux ou la simarre de chancelier.
Au-dessous des parlements, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu’il fût heureux de rester toute sa vie sur son siége. Comparez la position d’un conseiller à la cour royale de Paris, qui n’a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d’un conseiller [F01-d] au parlement en 1729. Grande est la différence !
Aujourd’hui, où l’on fait de l’argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes ; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l’importance à des positions autres que celle d’où devrait venir tout leur éclat. Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l’armée ou dans l’administration.
Cette pensée, si elle n’altère pas l’indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d’effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l’opinion publique. Le traitement payé par l’État fait du prêtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l’ambition ; l’ambition engendre une complaisance envers le pouvoir ; puis l’égalité moderne met le justiciable et le juge sur la même feuille du parquet social. Ainsi, les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au dix-neuvième siècle, où l’on se prétend en progrès sur toute chose.
– Et pourquoi n’avancerais-tu pas ? dit Amélie Camusot.
Elle regarda son mari d’un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l’énergie à l’homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d’un instrument.
– Pourquoi désespérer ? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d’Espard et sa cousine, la comtesse Châtelet. Madame d’Espard est au mieux avec le Garde-des-Sceaux ; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, où tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu’as-tu donc à craindre de ton président et du procureur général ?…
[F01-e] – Mais monsieur et madame de Sérizy !… s’écria le pauvre juge. Madame de Sérizy, je te le répète, est folle ! et folle par ma faute, dit-on !
– Eh ! si elle est folle, juge sans jugement, s’écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire ! Voyons ? raconte-moi toutes les circonstances de la journée.
– Mon Dieu, répondit Camusot, au moment où j’avais confessé ce malheureux jeune homme, et où il venait de déclarer que ce soi-disant prêtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de Sérizy m’ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot où elles me priaient de ne pas l’interroger. Tout était consommé…
– Mais, tu as donc perdu la tête ! dit Amélie ; car, sûr comme tu l’es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire !
– Mais tu es comme madame de Sérizy, tu te moques de la justice ! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérizy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu !
– En voilà une femme ! bravo ! s’écria madame Camusot.
– Madame de Sérizy m’a dit qu’elle ferait sauter le Palais plutôt que de laisser un jeune homme qui avait eu les bonnes grâces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la cour d’assises en compagnie d’un forçat !…
– Mais Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe…
– Ah ! oui, superbe !
– Tu as fait ton devoir…
– Mais malheureusement, et malgré l’avis jésuitique de monsieur de Grandville, qui m’a rencontré sur le quai Malaquais…
– Ce matin ?
– Ce matin !
– À quelle heure ?
[F01-f] – À neuf heures.
– Oh ! Camusot ! dit Amélie en joignant ses mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout… Mon Dieu ! ce n’est pas un homme, c’est une charrette de moëllons que je traîne !… Mais, Camusot, ton procureur général t’attendait au passage, il a dû te faire des recommandations.
– Mais oui…
– Et tu ne l’as pas compris ! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d’instruction, sans aucune espèce d’instruction. Aie donc l’esprit de m’écouter ! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l’affaire finie ? dit Amélie.
Camusot regarda sa femme de l’air qu’ont les paysans devant un charlatan.
– Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérizy sont compromises, tu dois les avoir toutes deux pour protectrices, reprit-elle. Voyons ? Madame d’Espard obtiendra pour toi du Garde-des-Sceaux une audience où tu lui donneras le secret de l’affaire, et il en amusera le roi ; car tous les souverains aiment à connaître l’envers des tapisseries et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde passer bouche béante. Dès lors, ni le procureur général, ni monsieur de Sérizy ne seront plus à craindre…
– Quel trésor qu’une femme comme toi ! s’écria le juge en reprenant courage. Après tout, j’ai débusqué Jacques Collin, je vais l’envoyer rendre ses comptes en cour d’assises, je dévoilerai ses crimes. C’est une victoire dans la carrière d’un juge d’instruction qu’un pareil procès…
– Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique où l’avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t’a dit tout à l’heure que tu avais donné à gauche ; mais ici, tu donnes trop à droite… Tu te fourvoies encore, mon ami !
Le juge d’instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction.
[F01-g] – Le Roi, le Garde des Sceaux pourront être très contents d’apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois très fâchés de voir des avocats de l’opinion libérale traînant à la barre de l’opinion et de la cour d’assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les Sérizy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tous ceux qui sont mêlés directement ou indirectement à ce procès.
– Ils y sont fourrés tous !… je les tiens ! s’écria Camusot.
Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théâtre quand il cherche à sortir d’un mauvais pas.
– Écoute, Amélie ! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l’esprit une circonstance, en apparence minime, et qui, dans la situation où je suis, est d’un intérêt capital. Figure-toi, ma chère amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie… un homme d’une profondeur !… Oh ! c’est… quoi ?… le Cromwell du bagne !… Je n’ai jamais rencontré pareil scélérat, il m’a presque attrapé !… Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promène dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m’a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drôle y a jeté le coup d’œil d’un homme qui voulait voir si quelque autre paquet ne s’y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit : « j’ai mes armes » m’ont fait comprendre un monde de choses… Il n’y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une œillade échangée, des scènes entières où se révèlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde ! C’est effrayant, c’est la vie ou la mort, dans un clin-d’œil. Le gaillard a d’autres lettres entre les mains ! ai-je pensé. [F01-h] Puis les mille autres détails de l’affaire m’ont préoccupé. J’ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l’instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l’habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de…
– Et tu trembles, Camusot ! Tu seras président de chambre… à la cour royale, bien plus tôt que je ne le croyais !… s’écria madame Camusot dont la figure rayonna. Voyons ! il faut te conduire de manière à contenter tout le monde, car l’affaire devient si grave qu’elle pourrait bien nous être VOLÉE !… N’a-t-on ôté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure dans le procès en interdiction intenté par madame à monsieur d’Espard ? dit-elle pour répondre à un geste d’étonnement que fit Camusot. Eh ! bien, le procureur-général, qui prend un intérêt si vif à l’honneur de monsieur et de madame de Sérizy, ne peut-il pas évoquer l’affaire à la cour royale, et faire commettre un conseiller à lui pour l’instruire à nouveau ?…
– Ah ! ça, ma chère, où donc as-tu fait ton Droit criminel ? s’écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maître…
– Comment, tu crois que demain matin monsieur de Grandville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d’un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver, car on viendra lui proposer de l’argent pour être son défenseur !… Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais ; elles en instruiront le procureur général, qui, déjà, voit ces familles traînées bien près du banc des accusés par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d’Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérizy ?… Tu dois donc manœuvrer de manière à te concilier l’affection de ton [F01-i] procureur-général la reconnaissance de monsieur de Sérizy, celle de la marquise d’Espard, de la comtesse Châtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des compliments par ton président. Moi, je me charge de mesdames d’Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieu. Toi, tu dois aller demain matin chez le procureur-général. Monsieur de Grandville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maîtresse pendant une dizaine d’années une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n’est-ce pas ? Eh ! bien, ce magistrat-là n’est pas un saint, c’est un homme tout comme un autre ; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelque endroit ; il faut découvrir son faible, le flatter ; demande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l’affaire ; enfin, tâchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras…
– Non, je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son cœur. Amélie ! tu me sauves !
– C’est moi qui t’ai remorqué d’Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh ! bien, sois tranquille !… je veux qu’on m’appelle madame la présidente dans cinq ans d’ici ; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n’est pas celui d’un sapeur-pompier, le feu n’est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir ; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables…
– La force de ma position est toute entière dans l’identité du faux prêtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge après une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand même la cour s’attribuerait la connaissance de ce procès, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J’aurai imité les enfants qui attachent une ferraille à la queue [F01-j] d’un chat ; la procédure, n’importe où elle s’instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin !
– Bravo ! dit Amélie.
– Et le procureur-général aimera mieux s’entendre avec moi, qui pourrai seul enlever cette épée de Damoclès suspendue sur le cœur du faubourg Saint-Germain, qu’avec tout autre !… Mais tu ne sais pas combien il est difficile d’obtenir ce magnifique résultat ?… Le procureur général et moi, tout à l’heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d’accepter Jacques Collin pour ce qu’il se donne, pour un chanoine du chapitre de Tolède, pour Carlos Herrera ; nous sommes convenus d’admettre sa qualité d’envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l’ambassade d’Espagne. C’est par suite de ce plan que j’ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j’ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent être confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, ils ne reconnaîtront pas en lui Jacques Collin, dont l’arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, où ils l’ont connu sous le nom de Vautrin.
Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait.
– Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin ? demanda-t-elle.
– Sûr, répondit le juge, et le procureur-général aussi !
– Eh bien ! tâche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice ! Si ton homme est encore au secret, vas voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d’imiter les enfants, imite les ministres de la police dans les pays absolus qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le [F01-k] mérite de les avoir déjouées et se rendre nécessaires ; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauver !
– Ah ! quel bonheur ! s’écria Camusot. J’ai la tête si troublée que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L’ordre de mettre Jacques Collin à la pistole a été porté par Coquart à monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l’ennemi de Jacques Collin, on a transféré de la Force à la Conciergerie trois criminels qui le connaissent ; et, s’il descend demain matin au préau, l’on s’attend à des scènes terribles…
– Et pourquoi ?
– Jacques Collin, ma chère, est le dépositaire des fortunes que possèdent les bagnes et qui se montent à des sommes considérables ; or, il les a, dit-on, dissipées pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m’a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nécessitera l’intervention des surveillants, et le secret sera découvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procès-verbal de l’identité.
– Ah ! si ses commettants te débarrassaient de lui ! tu serais regardé comme un homme bien capable ! Ne va pas chez monsieur de Grandville, attends-le à son parquet avec cette arme formidable ! C’est un canon chargé sur les trois plus considérables familles de la cour et de la pairie. Sois hardi, propose à monsieur de Grandville de vous débarrasser de Jacques Collin en le transférant à la Force, où les forçats savent se débarrasser de leurs dénonciateurs. J’irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérizy. Fie-toi à moi pour sonner l’alarme partout. Écris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prêtre espagnol est judiciairement reconnu pour être Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais à deux heures, je t’aurai fait obtenir une audience particulière du Garde des Sceaux : peut-être sera-t-il [F01-l] chez la marquise d’Espard.
Camusot restait planté sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine Amélie.
– Allons, viens dîner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois ! nous ne sommes à Paris que depuis deux ans, et te voilà en passe de devenir conseiller avant la fin de l’année… De là, mon chat, à la présidence d’une Chambre à la cour, il n’y aura pas d’autre distance qu’un service rendu dans quelque affaire politique.
Cette délibération secrète montre à quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette Étude, intéressaient l’honneur des familles au sein desquelles il avait placé son défunt protégé.
[F02-a] La mort de Lucien et l’invasion à la Conciergerie de la comtesse de Sérizy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oublié de lever le secret du prétendu prêtre espagnol.
Quoiqu’il y en ait plus d’un exemple dans les annales judiciaires, la mort d’un prévenu pendant le cours de l’instruction d’un procès, est un événement assez rare pour que les surveillants, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent ; néanmoins, pour eux, le grand événement n’était pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgé de la première grille du guichet par les délicates mains d’une femme du monde.
Aussi, directeur, greffier et surveillants, dès que le procureur-général, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de Sérizy, en emmenant sa femme évanouie, se groupèrent-ils au guichet en reconduisant monsieur Lebrun, le médecin de la prison, appelé pour constater la mort de Lucien et s’en entendre avec le médecin des morts de l’Arrondissement où demeurait cet infortuné jeune homme. On nomme à Paris médecin des[F02-b] morts le docteur chargé, dans chaque Mairie, d’aller vérifier le décès, et d’en examiner les causes.
Avec ce coup-d’œil rapide qui le distinguait, monsieur de Grandville avait jugé nécessaire, pour l’honneur des familles compromises, de faire dresser l’acte de décès de Lucien, à la mairie dont dépend le quai Malaquais, où demeurait le défunt, et de le conduire de son domicile à l’église Saint-Germain-des-Prés, où le service funèbre allait avoir lieu.
Monsieur de Chargebœuf, secrétaire de monsieur de Grandville, mandé par lui, reçut des ordres à cet égard. La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. Le jeune secrétaire était chargé de s’entendre immédiatement avec la Mairie, avec la Paroisse et l’administration des Pompes funèbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoqués chez lui pour la cérémonie.
Donc, au moment où Camusot, l’esprit en repos, se mettait à table avec son ambitieuse moitié, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, médecin des prisons, étaient en dehors du guichet, déplorant la fragilité des barres de fer et la force des femmes amoureuses.
– On ne sait pas, disait le docteur à monsieur Gault en le quittant, tout ce qu’il y a de puissance nerveuse dans l’homme surexcité par la passion ! La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là. Tenez, hier, j’ai été témoin d’une expérience qui m’a fait frémir, et qui rend compte du terrible pouvoir physique déployé tout à l’heure par cette petite dame.
– Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j’ai la faiblesse de m’intéresser au magnétisme, sans y croire, mais il m’intrigue.
– Un médecin magnétiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnétisme, reprit le docteur Lebrun, m’a proposé d’expérimenter sur moi-même un phénomène qu’il [F02-c] me décrivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-même une des étranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l’existence du magnétisme, je consentis ! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre Académie de médecine si l’on soumettait, l’un après l’autre, ses membres à cette action qui ne laisse aucune échappatoire à l’incrédulité. Mon vieil ami… Ce médecin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthèse, est un vieillard persécuté pour ses opinions par la Faculté, depuis Mesmer ; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C’est aujourd’hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Donc, le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnétiseur était non pas infinie, car l’homme est soumis à des lois déterminées, mais qu’elle procédait comme les forces de la nature dont les principes absolus échappent à nos calculs. – « Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d’une somnambule qui dans l’état de veille ne te le presserait pas au delà d’une certaine force appréciable, tu reconnaîtras que, dans l’état si sottement nommé somnambulique, ses doigts auront la faculté d’agir comme des cisailles manœuvrées par un serrurier ! » Eh ! bien, monsieur, lorsque j’ai eu livré mon poignet à celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard réprouve cette expression, mais isolée, et que le vieillard eut ordonné à cette femme de me presser indéfiniment et de toute sa force le poignet, j’ai prié d’arrêter au moment où le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez ? voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois ?
– Diable ! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait à celle qu’eût produite une brûlure.
– Mon cher Gault, reprit le médecin, j’aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu’un serrurier aurait vissé par un écrou, je n’aurais pas senti ce collier de métal aussi [F02-d] durement que les doigts de cette femme ; son poignet était de l’acier inflexible, et j’ai la conviction qu’elle aurait pu me briser les os et me séparer la main du poignet. Cette pression, commencée d’abord d’une manière insensible, a continué sans relâche en ajoutant toujours une force nouvelle à la force de pression antérieure ; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comporté que cette main changée en un appareil de torture. Il me paraît donc prouvé que, sous l’empire de la passion, qui est la volonté ramassée sur un point et arrivée à des quantités de force animale incalculables, comme le sont toutes les différentes espèces de puissances électriques, l’homme peut apporter sa vitalité tout entière, soit pour l’attaque, soit pour la résistance, dans tel ou tel de ses organes… Cette petite dame avait, sous la pression de son désespoir, envoyé sa puissance vitale dans ses poignets.
– Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé… dit le chef des surveillants en hochant la tête.
– Il y avait une paille !… fit observer monsieur Gault.
– Moi, reprit le médecin, je n’ose plus assigner de limites à la force nerveuse. C’est d’ailleurs ainsi que les mères, pour sauver leurs enfants, magnétisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches où les chats se tiendraient à peine, et supportent les tortures de certains accouchements. Là est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la liberté… On ne connaît pas encore la portée des forces vitales, elles tiennent à la puissance même de la Nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus !
– Monsieur, vint dire tout bas un surveillant à l’oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun à la grille extérieure de la Conciergerie, le Secret numéro deux se dit malade et réclame le médecin ; il se prétend à la mort, ajouta le surveillant.
– Vraiment ? dit le directeur.
[F02-e] – Mais il râle ! répliqua le surveillant.
– Il est cinq heures, répondit le docteur, je n’ai pas dîné… Mais, après tout, me voilà tout porté, voyons, allons…
– Le Secret numéro deux est précisément le prêtre espagnol soupçonné d’être Jacques Collin, dit monsieur Gault au médecin, et l’un des prévenus dans le procès où ce pauvre jeune homme était impliqué…
– Je l’ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Monsieur Camusot m’a mandé pour constater l’état sanitaire de ce gaillard-là, qui, soit dit entre nous, se porte à merveille, et qui de plus ferait fortune à poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques.
– Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux Secrets tous deux, car je dois être là, ne fût-ce que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme…
Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d’autre nom que le sien, se trouvait, depuis le moment de sa réintégration, au secret, d’après l’ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu’il n’avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne, et par deux condamnations en cour d’assises.
Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l’esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n’est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami ? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévoûment absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette Étude déjà si considérable, paraîtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n’accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul [F02-f] mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra !
Dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits, qu’ils ne vont pas les uns sans les autres. L’eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide ; il n’est pas de flot, si mutiné qu’il soit, à quelque hauteur qu’il s’élève, dont la puissante gerbe ne s’efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu’on regarde l’eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin ? voir à quelle distance ira s’abîmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l’amour à l’humanité ? tant ce principe céleste périt difficilement dans les cœurs les plus gangrenés !
L’ignoble forçat, en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis (un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraîchir d’une rosée dérobée au paradis) ; Jacques Collin, si l’on a bien pénétré dans ce cœur de bronze, avait renoncé à lui-même, depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien : il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible. Trompe-la-Mort dînait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin beau, jeune, noble, arrivant au poste d’ambassadeur. Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande DU DOUBLE par un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l’homme aimé, qui ont vécu de sa vie noble ou infâme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont éprouvé, [F02-g] malgré les distances, du mal à leur jambe, s’il s’y faisait une blessure, qui ont senti qu’il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n’ont pas eu besoin d’apprendre une infidélité pour la savoir.
Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait : – On interroge le petit !…
Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit.
– A-t-il pu voir ses maîtresses ? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles ? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l’interrogatoire ? Lucien a-t-il reçu mes instructions ?… Et si la fatalité veut qu’on l’interroge, comment se tiendra-t-il ? Pauvre petit, c’est moi qui l’ai conduit là ! C’est ce brigand de Paccard et cette fouine d’Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l’inscription donnée par Nucingen à Esther. Ces deux drôles nous ont fait trébucher au dernier pas ; mais ils paieront cher cette farce là ! Un jour de plus, et Lucien était riche ! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n’avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu’il n’eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde… Ah ! le petit aurait alors été tout à moi ! Et dire que notre sort dépend d’un regard, d’une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges ! car nous avons échangé, lorsqu’il m’a montré les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondés mutuellement, et il a deviné que je puis faire chanter les maîtresses de Lucien !…
Ce monologue dura trois heures. L’angoisse fut telle qu’elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendié par la folie, ressentit une soif si dévorante qu’il épuisa, sans s’en apercevoir, toute la provision d’eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d’un Secret.
– S’il perd la tête, que deviendra-t-il ? car ce cher enfant n’a pas la force de Théodore !… se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d’un corps de garde.
Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprême.
[F02-h] Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l’âge de dix-huit ans, grâce à certaines protections achetées à prix d’or, avait été le compagnon de chaîne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons (il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat, mené chez le commissaire), cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l’on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Évadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite.
Théodore, repris, avait été réintégré au bagne.
Après avoir gagné l’Espagne et s’y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu’il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l’italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d’ailleurs belle et magnifique comme le soleil d’une journée d’été ; tandis qu’avec Théodore, Jacques Collin n’apercevait plus d’autre dénoûment que l’échafaud, après une série de crimes indispensables.
L’idée d’un malheur causé par la faiblesse de Lucien à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l’esprit de Jacques Collin ; et, en supposant la possibilité d’une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui depuis son enfance ne s’était pas produit une seule fois en lui.
– Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable, me mettrait-il en rapport avec Lucien.
En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu.
– C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m’envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma dernière heure arrivée.
En entendant les sons gutturaux du râle par [F02-i] lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tête et partit.
Jacques Collin s’accrocha furieusement à cette espérance ; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l’effet de la visite, en tendant son pouls au médecin.
– Monsieur a la fièvre, dit le docteur à monsieur Gault ; mais c’est la fièvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l’oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d’une criminalité quelconque.
En ce moment, le directeur, à qui le procureur général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre.
– Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte et ne s’expliquant pas l’absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré.
– Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui…
– Personne ? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi ?
– Mais il s’est pendu…
Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n’a frappé les jungles de l’Inde d’un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant comme l’éclair de la foudre quand elle tombe ; puis il s’affaissa sur son lit de camp en disant : – Oh ! mon fils !…
– Pauvre homme ! s’écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature.
En effet, cette explosion fut suivie d’une si complète faiblesse, que ces mots : « Oh ! mon fils ! » furent comme un murmure.
– Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant.
– Non, ce n’est pas possible ! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scène d’un œil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n’est pas [F02-j] lui ! Vous n’avez pas bien vu. L’on ne peut pas se pendre au secret ! Voyez, comment pourrais-je me pendre ici ? Paris tout entier me répond de cette vie là ! Dieu me la doit !
Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. À l’aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer.
– Voici une lettre que monsieur le procureur-général m’a chargé de vous donner, en permettant que vous l’eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault.
– C’est de Lucien… dit Jacques Collin.
– Oui, monsieur.
– N’est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme ?…
– Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard… Ce jeune homme est mort, là… dans une des pistoles…
– Puis-je le voir de mes yeux ? demanda timidement Jacques Collin ; laisserez-vous un père libre d’aller pleurer son fils ?…
– Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j’ai l’ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur.
Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin ; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piège, et il hésitait à sortir.
– Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n’avez pas de temps à perdre, on doit l’enlever cette nuit…
– Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j’y vois à peine clair… Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis… Vous n’êtes pères, si vous l’êtes, que d’une manière… je suis mère, aussi !… Je… je suis fou… je le sens.
[F03-a] En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s’ouvrent que devant le directeur, il est possible d’aller en peu de temps des Secrets aux Pistoles.
Ces deux rangées d’habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu’on avait mis sur le lit. À cet aspect, il tomba sur ce corps et s’y colla par une étreinte désespérée dont la force et le mouvement passionnés firent frémir les trois spectateurs de cette scène.
– Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez !… cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu’est un cadavre, c’est de la pierre…
– Laissez-moi là !… dit Jacques Collin d’une voix éteinte, je n’ai pas longtemps à le voir, on va me l’enlever pour…
[F03-b] Il s’arrêta devant le mot enterrer.
– Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !… Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas…
– C’est bien son fils ! dit le médecin.
– Vous croyez ? répondit le directeur d’un air profond qui jeta le médecin dans une courte rêverie.
Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu’on ne vînt enlever le corps.
À cinq heures et demie, au mois de mai, l’on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien.
On ne connaît pas d’homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l’effet de ce froid terrible et agissant comme un poison est à peine comparable à celui que produit sur l’âme la main raide et glacée d’un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments ; car, en fait de sentiment, changer, n’est-ce pas mourir ?
En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraîtra ce qu’il fut pour cet homme, une coupe de poison.
À l’abbé Carlos Herrera
Mon cher abbé, je n’ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n’existerai plus ; vous ne serez plus là pour me sauver.
Vous m’aviez donné pleinement le droit, si j’y trouvais un avantage, de vous perdre en [F03-c] vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j’ai disposé de vous sottement. Pour sortir d’embarras, séduit par une captieuse demande du juge d’instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s’est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit.
Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous m’avez voulu faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi.
Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. Vous descendez d’Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Ève. Parmi les démons de cette filiation, il s’en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu’ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme les lions le seraient en pleine Normandie : il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais ; leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Robespierre ou Napoléon ; mais, quand il laisse rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Fouché, Louvel et l’abbé Carlos Herrera. Doués d’un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse [F03-d] aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n’en pas sortir. Tu m’as fait vivre de cette vie gigantesque, et j’ai bien mon compte de l’existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des nœuds gordiens de ta politique, pour la donner au nœud coulant de ma cravate.
Pour réparer ma faute, je transmets au procureur-général une rétractation de mon interrogatoire ; vous verrez à tirer parti de cette pièce.
Par le vœu d’un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l’abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m’avez portée.
Adieu donc, adieu grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu ; vous avez tenu vos promesses : je me retrouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de ma jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie.
Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration.
LUCIEN.
Avant une heure du matin, lorsqu’on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l’a tué ; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu.
En voyant cet homme, les porteurs s’arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l’éternité sur les tombeaux du Moyen-Âge, par le génie des tailleurs d’images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa [F03-e] tellement à ces gens, qu’ils lui dirent avec douceur de se lever.
– Pourquoi ? demanda-t-il timidement.
Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant.
Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargebœuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Grandville relatifs au service et au convoi de Lucien qu’il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l’attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit.
– Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s’écria d’une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu’il peut compter sur ma reconnaissance… Oui, je suis capable de lui rendre de grands services… N’oubliez pas cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah ! monsieur, il se fait d’étranges changements dans le cœur d’un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci… Je ne le verrai donc plus !…
Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l’on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s’affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs. Le secrétaire du procureur-général et le directeur de la prison s’étaient déjà soustraits à ce spectacle.
Qu’était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d’œil en rapidité, chez laquelle la pensée et l’action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois séjours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage ?
Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée ; ses impénétrables molécules, purifiées par l’homme et rendues homogènes, se désagrègent ; et, sans être en fusion, le métal n’a plus la même vertu de [F03-f] résistance.
Les maréchaux, les serruriers, taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l’état par un mot de leur technologie : « Le fer est roui ! » disent-ils en s’appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s’obtient par le rouissage.
Eh ! bien, l’âme humaine, ou, si vous voulez, la triple énergie du corps, du cœur et de l’esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer, par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer : ils sont rouis.
La Science et la Justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer par la rupture d’une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue ; mais personne n’a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui tous ont dit le même mot : « Le fer était roui ! » Ce danger est imprévisible. Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence.
C’est dans cet état que les confesseurs et les juges d’instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la cour d’assises et celles de la toilette déterminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l’appareil nerveux. Les aveux s’échappent alors des bouches les plus violemment serrées ; les cœurs les plus durs se brisent alors ; et, chose étrange ! au moment où les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprême arrache à l’homme le masque d’innocence sous lequel il inquiétait la Justice, toujours inquiète lorsque le condamné meurt sans avouer son crime.
Napoléon a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo !
À huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre où se trouvait Jacques Collin, il le vit pâle et calme, [F03-g] comme un homme redevenu fort par un violent parti pris.
– Voici l’heure d’aller au préau, dit le porte-clés, vous êtes enfermé depuis trois jours, si vous voulez prendre l’air et marcher, vous le pouvez !
Jacques Collin tout à des pensées absorbantes, ne prenant aucun intérêt à lui-même, se regardant comme un vêtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piége que lui tendait Bibi-Lupin, ni l’importance de son entrée au préau.
Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiqués dans les corniches des magnifiques arcades du palais des rois de France, et sur lesquelles s’appuie la galerie dite de Saint-Louis, par où l’on va maintenant aux différentes dépendances de la cour de cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles ; et, circonstance digne de remarque, la chambre où fut détenu Louvel, l’un des plus fameux régicides, est celle située à l’angle droit formé par le coude des deux corridors.
Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par où les détenus logés dans les pistoles ou dans les cabanons vont et viennent pour se rendre au préau.
Tous les détenus, les accusés qui doivent comparaître en cour d’assise et ceux qui y ont comparu, les prévenus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promènent dans cet étroit espace entièrement pavé, pendant quelques heures de la journée, et surtout le matin de bonne heure en été.
Ce préau, l’antichambre de l’échafaud ou du bagne, y aboutit d’un bout, et de l’autre il tient à la société par le gendarme, par le cabinet du juge d’instruction ou par la cour d’assises. Aussi est-ce plus glacial à voir que l’échafaud. L’échafaud peut devenir un piédestal pour aller au ciel ; mais le préau, c’est toutes les infamies de la terre réunies et sans issue !
Que ce soit le préau de la Force ou celui de [F03-i] Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-Pélagie, un préau est un préau. Les mêmes faits s’y reproduisent identiquement à la couleur près des murailles, à la hauteur ou à l’espace. Aussi les ÉTUDES DE MŒURS mentiraient-elles à leur titre, si la description la plus exacte de ce pandémonium parisien ne se trouvait ici.
Sous les puissantes voûtes qui soutiennent la salle des audiences de la cour de cassation, il existe à la quatrième arcade une pierre qui servait, dit-on, à saint Louis, pour distribuer ses aumônes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux détenus. Aussi, dès que le préau s’ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre à friandises de détenu, l’eau-de-vie, le rhum, etc.
Les deux premières arcades de ce côté du préau, qui fait face à la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l’élégance du palais de saint Louis, sont prises par un parloir où confèrent les avocats et les accusés, et où les prisonniers parviennent au moyen d’un guichet formidable composé d’une double voie tracée par des barreaux énormes, et comprise dans l’espace de la troisième arcade. Ce double chemin ressemble à ces rues momentanément créées à la porte des théâtres par des barrières pour contenir la queue, lors des grands succès.
Ce parloir, situé au bout de l’immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, éclairé sur le préau par des hottes, vient d’être mis à jour par des châssis vitrés du côté du guichet, en sorte qu’on y surveille les avocats en conférence avec leurs clients. Cette innovation a été nécessitée par les trop fortes séductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs défenseurs.
On ne sait plus où s’arrêtera la morale ?… ses précautions ressemblent à ces examens de conscience tout faits, où les imaginations pures se dépravent en réfléchissant à des monstruosités ignorées.
Dans ce parloir ont également lieu les entrevues des parents et des amis à qui la police [F03-j] permet de voir des prisonniers, accusés ou détenus.
On doit maintenant comprendre ce qu’est le préau pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie, c’est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un préau enfin !
Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisés, constituent l’unique communication possible avec le monde extérieur.
Les moments passés au préau sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve à l’air et en compagnie ; néanmoins, dans les autres prisons, les autres détenus sont réunis dans les ateliers du travail ; mais, à la Conciergerie, on ne peut se livrer à aucune occupation, à moins d’être à la pistole. Là, le drame de la cour d’assises préoccupe d’ailleurs tous les esprits, puisqu’on ne vient là que pour subir ou l’instruction ou le jugement.
Cette cour présente un affreux spectacle ; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l’avoir vu. D’abord, la réunion, sur un espace de quarante mètres de long sur trente de large, d’une centaine d’accusés ou de prévenus, ne constitue pas l’élite de la société. Ces misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vêtus ; leurs physionomies sont ignobles ou horribles ; car un criminel venu des sphères sociales supérieures est une exception heureusement assez rare. La concussion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener là des gens comme il faut, ont d’ailleurs le privilége de la pistole, et l’accusé ne quitte alors presque jamais sa cellule.
Ce lieu de promenade, encadré par de beaux et formidables murs noirâtres, par une colonnade partagée en cabanons, par une fortification du côté du quai, par les cellules grillagées de la pistole au nord, gardé par des surveillants attentifs, occupé par un troupeau de criminels ignobles et se défiant tous les uns des autres, attriste déjà par les dispositions [F03-k] locales ; mais il effraie bientôt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiosité, de désespoir, en face de ces êtres déshonorés. Aucune joie ! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est péril pour ces malheureux, ils n’osent, à moins d’une amitié sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l’atmosphère et corrompt tout, jusqu’au serrement de main de deux coupables intimes.
Un criminel qui rencontre là son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s’est pas repenti, s’il n’a pas fait des aveux dans l’intérêt de sa vie. Ce défaut de sécurité, cette crainte du mouton gâte la liberté déjà si mensongère du préau.
En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraît être sous le poids d’une méchante affaire, et dont l’habileté proverbiale consiste à se faire prendre pour un ami.
Le mot ami signifie, en argot, un voleur émérite, un voleur consommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec la société, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidèle quand même ! aux lois de la haute pègre.
Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au préau, ou voir des fous dans le jardin d’une maison de santé, c’est une même chose. Les uns et les autres se promènent en s’évitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux ; car ils se connaissent ou ils se craignent. L’attente d’une condamnation, les remords, les anxiétés donnent aux promeneurs du préau l’air inquiet et hagard des fous.
Les criminels consommés ont seuls une assurance qui ressemble à la tranquillité d’une vie honnête, à la sincérité d’une conscience pure.
L’homme des classes moyennes étant là l’exception, et la honte retenant dans leurs cellules [F03-l] ceux que le crime y envoie, les habitués du préau sont généralement mis comme les gens de la classe ouvrière. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les manières brutales, un peu domptées néanmoins par les pensées tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu’au silence du lieu, contribue à frapper de terreur ou de dégoût le rare visiteur à qui de hautes protections ont valu le privilége peu prodigué d’étudier la Conciergerie.
De même que la vue d’un cabinet d’anatomie, où les maladies infâmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu’on y mène ; de même la vue de la Conciergerie et l’aspect du préau, meublé de ses hôtes dévoués au bagne, à l’échafaud, à une peine infamante quelconque, donne la crainte de la justice humaine à ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience ; et ils en sortent honnêtes gens pour longtemps.
[F04-a] Les promeneurs qui se trouvaient au préau quand Jacques Collin y descendit devant être les acteurs d’une scène capitale dans la vie de Trompe-la-Mort, il n’est pas indifférent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblée.
Là, comme partout où des hommes sont rassemblés ; là, comme au collége, règnent la force physique et la force morale. Là donc, [F04-b] comme dans les bagnes, l’aristocratie est la criminalité. Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. Le préau, comme on le pense, est une école de Droit criminel ; on l’y professe infiniment mieux qu’à la place du Panthéon. La plaisanterie périodique consiste à répéter le drame de la cour d’assises, à constituer un président, un jury, un ministère public, un avocat, et juger le procès. Cette horrible farce se joue presque toujours à l’occasion des crimes célèbres.
À cette époque, une grande cause criminelle était à l’ordre du jour des assises, l’affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, père et mère du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l’a prouvé, huit cent mille francs en or.
L’un des auteurs de ce double assassinat était le célèbre Dannepont, dit la Pouraille, forçat libéré, qui, depuis cinq ans, avait échappé aux recherches les plus actives de la police, à la faveur de sept ou huit noms différents. Les déguisements de ce scélérat étaient si parfaits, qu’il avait subi deux ans de prison à Nantes sous le nom de Delsoucq, un de ses élèves, voleur célèbre qui ne dépassait jamais, dans les affaires, la compétence du tribunal correctionnel.
La Pouraille en était, depuis sa sortie du Bagne, à son troisième assassinat. La certitude d’une condamnation à mort rendait cet accusé, non moins que sa fortune présumée, l’objet de la terreur et de l’admiration des prisonniers ; car pas un liard des fonds volés ne se retrouvait.
On peut encore, malgré les événements de juillet 1830, se rappeler l’effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des médailles de la Bibliothèque pour son importance ; car la malheureuse tendance de notre temps à tout chiffrer, rend un assassinat d’autant plus frappant que la somme volée est plus considérable.
[F04-c] La Pouraille, petit homme sec et maigre, à visage de fouine, âgé de quarante-cinq ans, l’une des célébrités des trois bagnes qu’il avait habités successivement dès l’âge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l’on va savoir comment et pourquoi.
Transférés de la Force à la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ et fait reconnaître au préau cette royauté sinistre de l’ami promis à l’échafaud.
L’un de ces forçats, un libéré nommé Sélérier, surnommé l’Auvergnat, le père Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la haute société que le bagne appelle la haute-pègre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dû à l’adresse avec laquelle il échappait aux périls du métier, était un des anciens affidés de Trompe-la-Mort.
Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rôle, d’être à la fois dans les conseils de la haute-pègre, et l’un des entretenus de la police, qu’il lui avait (voyez le PÈRE GORIOT) attribué son arrestation dans la Maison-Vauquer, en 1819.
Sélérier, qu’il faut appeler Fil-de-Soie, de même que Dannepont se nommera La Pouraille, déjà sous le coup d’une rupture de ban, était impliqué dans des vols qualifiés, mais sans une goutte de sang répandu, qui devaient le faire réintégrer au moins pour vingt ans au bagne.
L’autre forçat, nommé Riganson, formait avec sa concubine, appelée La Biffe, un des plus redoutables ménages de la haute pègre. Riganson, en délicatesse avec la Justice dès l’âge le plus tendre, avait pour surnom Le Biffon. Le Biffon était le mâle de La Biffe, car il n’y a rien de sacré pour la haute pègre. Ces Sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas même l’histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiée par eux.
Une digression est ici nécessaire, car l’entrée de Jacques Collin au préau, son apparition au [F04-d] milieu de ses ennemis, si bien ménagée par Bibi-Lupin et par le juge d’instruction, les scènes curieuses qui devaient s’ensuivre, tout en serait inadmissible et incompréhensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses mœurs, et surtout sur son langage, dont l’affreuse poésie est indispensable dans cette partie du récit.
Donc, avant tout, un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommée l’argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succès, que plus d’un mot de cet étrange vocabulaire, a passé sur les lèvres roses des jeunes femmes, a retenti sous des lambris dorés, a réjoui les princes, dont plus d’un a pu s’avouer floué !
Disons-le, peut-être à l’étonnement de beaucoup de gens, il n’est pas de langue plus énergique, plus colorée, que celle de ce monde souterrain qui, depuis l’origine des empires à capitale, s’agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l’art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n’est-il pas un théâtre ? Le Troisième-Dessous est la dernière cave pratiquée sous les planches de l’Opéra pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l’enfer, etc.
Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible.
Une culotte est une montante, n’expliquons pas ceci !
En argot, on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier à la bête traquée, fatiguée, défiante, appelée Voleur ; et qui, dès qu’elle est en sûreté, tombe et roule dans les abîmes d’un sommeil profond et nécessaire sous les puissantes ailes déployées du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l’animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles [F04-e] veillent doublées de prudence !
Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent les mots sont âpres et détonnent singulièrement. Une femme est une largue. Et quelle poésie ! La paille est la plume de Beauce.
Le mot minuit est rendu par cette périphrase : douze plombes crossent ! Ça ne donne-t-il pas le frisson ?
Rincer une cambriole, veut dire dévaliser une chambre.
Qu’est-ce que l’expression se coucher, comparée à se piausser, revêtir une autre peau !
Quelle vivacité d’images ! Jouer des dominos, signifie manger ; comment mangent les gens poursuivis ?
L’argot va toujours, d’ailleurs ! Il suit la civilisation, il la talonne, il s’enrichit d’expressions nouvelles à chaque nouvelle invention.
La pomme de terre créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier est aussitôt saluée par l’argot d’oranges à cochons.
On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cent cinquante francs de quelque nom bizarre.
En 1790, Guillotin trouve, dans l’intérêt de l’humanité, la mécanique expéditive qui résout tous les problèmes soulevés par le supplice de la peine de mort. Aussitôt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique, placée sur les confins monarchiques de l’ancien système et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l’appellent tout à coup l’Abbaye-de-monte-à-regret !
Ils étudient l’angle décrit par le couperet d’acier et trouvent, pour en peindre l’action, [F04-f] le verbe faucher ! Quand on songe que le Bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s’occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier.
Reconnaissons d’ailleurs la haute antiquité de l’argot ? il contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais.
Effondrer (enfoncer), otolondrer (ennuyer), cambrioler (tout ce qui se fait dans une chambre), aubert (argent), gironde (belle, le nom d’un fleuve en langue d’Oc), fouillouse (poche), appartiennent à la langue du quatorzième et du quinzième siècles.
L’affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l’affe a fait les affres, d’où vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc.
Cent mots au moins de l’argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l’œuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire : Celui qui fait tout.
La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l’argot l’a déjà nommé le roulant vif.
Le nom de la tête, quand elle est encore sur les épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l’Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l’escroc.
La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l’état naturel contre l’État social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s’en douter, à ces deux conclusions : la prostitution et le vol.
[F04-g] Le voleur ne met pas en question dans des livres sophistiques, la propriété, l’hérédité, les garanties sociales ; il les supprime net. Pour lui, voler, c’est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l’accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser ; il s’accouple avec une violence dont les chaînons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques ; mais le voleur pratique ! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style !…
Autre observation ! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d’environ soixante à quatre-vingt mille individus, mâles et femelles. Ce monde ne saurait être dédaigné dans la peinture de nos mœurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d’employés presque correspondant, n’est-ce pas étrange ?
Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s’évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette Étude.
Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théâtre, de la police, de la prêtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l’individu prend un caractère indélébile. Il ne peut plus être que ce qu’il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation.
Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis rendent la fille publique et le voleur, l’assassin et le libéré, si faciles à reconnaître, qu’ils sont pour leurs ennemis, l’espion et le gendarme, ce qu’est le gibier pour le chasseur : ils ont des allures, des façons, un [F04-h] teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là, cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne.
Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l’abolition de la marque, l’adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitants étant le seul point de la France où ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu’est la forêt vierge pour les animaux féroces.
La haute pègre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s’était résumée, en 1816, à la suite d’une paix qui mettait tant d’existences en question, dans une association dite des Grands fanandels, où se réunirent les plus célèbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d’existence.
Ce mot de fanandel veut dire à la fois frères, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels.
Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pègre, furent pendant vingt et quelques années la Cour de Cassation, l’Institut, la Chambre des Pairs de ce peuple. Les grands Fanandels eurent tous leur fortune particulière, des capitaux en commun, et des mœurs à part. Ils se devaient aide et secours dans l’embarras, ils se connaissaient. Tous d’ailleurs au dessus des ruses et des séductions de la police, ils eurent leur charte particulière, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formé, de 1815 à 1819, la fameuse société des Dix-Mille (Voyez le Père Goriot), ainsi nommée de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire où il se trouvait moins de dix mille francs à prendre.
En ce moment même, en 1829 et 1830, il se [F04-i] publiait des mémoires où l’état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par une des célébrités de la police judiciaire. On y voyait avec épouvante une armée de capacités, en hommes et en femmes ; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les Lévy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, âgés de cinquante et de soixante ans, y sont signalés comme étant en révolte contre la société depuis leur enfance !… Quel aveu d’impuissance pour la justice que l’existence de voleurs si vieux !
Jacques Collin était le caissier, non-seulement de la société des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les héros du bagne. De l’aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. Les condamnés ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcés d’avoir recours à la confiance, à la capacité, de confier leurs fonds, comme dans la Société l’on se confie à une maison de banque.
Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sûreté depuis dix ans, avait fait partie de l’aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d’une blessure d’amour-propre ; il s’était vu constamment préférer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De là l’acharnement constant de ce fameux chef de la police de sûreté contre Jacques Collin. De là provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient à se préoccuper les magistrats. Donc, dans son désir de vengeance, auquel le juge d’instruction avait donné pleine carrière par la nécessité d’établir l’identité de Jacques Collin, le chef de la police de sûreté avait très habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et Le Biffon était un Grand-Fanandel.
La Biffe, cette redoutable largue du Biffon, [F04-j] qui se dérobe encore à toutes les recherches de la police, à la faveur de ses déguisements en femme comme il faut, était libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espèce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable à cette Asie, le bras droit de Jacques Collin.
Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d’une femme dévouée. Les fastes judiciaires, la chronique secrète du Palais vous le diront : aucune passion d’honnête femme, pas même celle d’une dévote pour son directeur, rien ne surpasse l’attachement de la maîtresse qui partage les périls des grands criminels.
La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L’amour excessif qui les entraîne, constitutionnellement, disent les médecins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes énergiques. De là, l’oisiveté qui dévore les journées ; car les excès en amour exigent et du repos et des repas réparateurs. De là, cette haine de tout travail, qui force ces gens à recourir à des moyens rapides pour se procurer de l’argent.
Néanmoins, la nécessité de vivre, et de bien vivre, déjà si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalités inspirées par la fille à qui ces généreux Médor veulent donner des bijoux, des robes, et qui toujours gourmande, aime la bonne chère. La fille désire un châle, l’amant le vole, et la femme y voit une preuve d’amour ! C’est ainsi qu’on marche au vol, qui, si l’on veut examiner le cœur humain à la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l’homme. Le vol mène à l’assassinat, et l’assassinat conduit de degrés en degrés l’amant à l’échafaud.
L’amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l’on en croit la Faculté de médecine, l’origine des sept dixièmes des crimes. La preuve s’en trouve toujours, d’ailleurs, frappante, palpable, à l’autopsie de l’homme [F04-k] exécuté. Aussi l’adoration de leurs maîtresses est-elle acquise à ces monstrueux amans, épouvantails de la Société.
C’est ce dévoûment femelle accroupi fidèlement à la porte des prisons, toujours occupé à déjouer les ruses de l’instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procès obscurs, impénétrables. Là gît la force et aussi la faiblesse du criminel.
Dans le langage des filles, avoir de la probité, c’est ne manquer à aucune des lois de cet attachement, c’est donner tout son argent à l’homme enflacqué (emprisonné), c’est veiller à son bien-être, lui garder toute espèce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu’une fille puisse jeter au front déshonoré d’une autre fille, c’est de l’accuser d’une infidélité envers un amant serré (mis en prison). Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans cœur !…
La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir.
Fil-de-Soie, philosophe égoïste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup à Paccard, le Séïde de Jacques Collin, qui s’était enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n’avait aucun attachement, il méprisait les femmes, et n’aimait que Fil-de-Soie.
Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement à la Biffe.
Or, ces trois illustrations de la haute pègre avaient des comptes à demander à Jacques Collin, comptes assez difficiles à établir. Le caissier savait seul combien d’associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. La mortalité particulière à ses mandataires était entrée dans les calculs de Trompe-la-Mort, au moment où il résolut de manger la grenouille au profit de Lucien.
En se dérobant à l’attention de ses camarades et de la police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d’hériter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, [F04-l] des deux tiers de ses commettants. Ne pouvait-il pas d’ailleurs alléguer des paiements faits aux fanandels fauchés ?
Aucun contrôle n’atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument à lui par nécessité, car la vie de bête fauve que mènent les forçats impliquait, entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du dépôt, Jacques Collin pouvait peut-être alors se libérer avec une centaine de mille francs.
En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n’avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d’une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d’ailleurs être assez accommodant.
Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la police et ses aides, et même les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c’est-à-dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes (espèces de haricots destinés à la nourriture des forçats de l’État), est leur habitude de la prison ; les récidivistes en connaissent naturellement les usages ; ils sont chez eux, ils ne s’étonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-même, avait-il jusqu’alors admirablement bien joué son rôle d’innocent et d’étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort, car, dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n’avoir pas à dire à ce prêtre espagnol par où l’on allait au préau.
Cet acteur si parfait oublia son rôle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie.
– Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-même le surveillant, c’est un cheval de retour, c’est Jacques Collin.
[F05-a] Au moment où Trompe-la-Mort se montra dans l’espèce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre, dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux ; le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois avec d’autant plus de rapidité, que rien n’égale la précision du coup d’œil des prisonniers qui sont tous dans un préau comme l’araignée au centre de sa toile.
Cette comparaison est d’une exactitude mathématique, car l’œil étant borné de tous côtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, même sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenêtres du parloir et de l’escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau.
Dans le profond isolement où il est, tout est accident pour l’accusé, tout l’occupe ; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, décuple sa puissance d’attention.
Il n’est pas indifférent de faire observer que Jacques Collin, vêtu comme un ecclésiastique qui ne s’astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers à boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncé, dont la coupe [F05-b] trahit le prêtre quoi qu’il fasse, surtout quand ces indices sont complétés par la taille caractéristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d’un naturel exquis.
– Tiens ! tiens ! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe ! un sanglier ! comment s’en trouve-t-il un ici ?
– C’est un de leurs trucs, un cuisinier (espion) d’un nouveau genre, répondit Fil-de-Soie. C’est quelque marchand de lacets (la maréchaussée d’autrefois) déguisé qui vient faire son commerce.
Le gendarme a différents noms en argot. Quand il poursuit le voleur, c’est un marchand de lacets ; quand il l’escorte, c’est une hirondelle de la grève ; quand il le mène à l’échafaud, c’est le hussard de la guillotine.
Pour achever la peinture du préau, peut-être est-il nécessaire de peindre en peu de mots les deux autres Fanandels.
Sélérier, dit l’Auvergnat, dit le père Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie, il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus désigné que par ce sobriquet, le seul qu’on lui donnât dans la haute pègre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prêtre, était un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singulières. Il faisait flamboyer sous une tête énorme de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d’une paupière grise, mate et dure.
Au premier aspect, il ressemblait à un loup par la largeur de ses mâchoires vigoureusement tracées et prononcées ; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruauté, de férocité même, était contrebalancé par la ruse, par la vivacité de ses traits, quoique sillonnés de marques de petite-vérole. Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges, des ponts et des rues, les orgies de [F05-c] liqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis.
À trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier ; mais il égalait Jacques Collin dans l’art de se grimer et de se costumer.
En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs, qui ne soignent leur mise qu’au théâtre, portait une espèce de veste de chasse où manquaient les boutons, et dont les boutonnières dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisâtre, et sur la tête une casquette sans visière par où passaient les coins d’un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures, et lavé.
À côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célèbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l’œil noir et enfoncé, vêtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes très arquées, effrayait par une physionomie où prédominaient tous les symptômes de l’organisation particulière aux animaux carnassiers.
Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à la Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu’il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi, Fil-de-Soie et le Biffon, amis de la Pouraille, ne l’appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c’est-à-dire chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret.
On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d’or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d’acte d’accusation.
Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient être condamnés pour des vols qualifiés (c’est-à-dire réunissant des circonstances aggravantes), à quinze ans [F05-d] qui ne se confondraient point avec dix années d’une condamnation précédente qu’ils avaient pris la liberté d’interrompre.
Ainsi, quoiqu’ils eussent, l’un vingt-deux et l’autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s’évader et venir chercher le tas d’or de La Pouraille.
Mais le Dix-Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu’il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n’avait rien révélé sur ses complices. Son caractère était connu ; monsieur Popinot, l’instructeur de cette épouvantable affaire, n’avait rien pu obtenir de lui.
Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c’est-à-dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l’instruction d’un jeune homme qui n’en était qu’à son premier coup, et qui, sûr d’une condamnation à dix ans de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés.
– Eh ! bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu’il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici ?
– Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité du novice.
Cet accusé, fils de famille sous le poids d’une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien.
– Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet ; à Toulon, vous n’en avez qu’à la cinquième, et à Rochefort, on n’en attrape jamais, à moins d’être un ancien !
Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abîmé de douleur, le remontait.
Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d’un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l’objet de l’attention générale, et il allait [F05-e] lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s’était pendu.
Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu’on va bientôt connaître, n’en avait rien dit.
Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre.
– Ce n’est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c’est un cheval de retour ! Vois comme il tire la droite.
Il est nécessaire d’expliquer ici, car tous les lecteurs n’ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre (toujours un vieux et un jeune ensemble) par une chaîne. Le poids de cette chaîne rivée à un anneau au-dessus de la cheville est tel, qu’il donne au bout d’une année un vice de marche éternel au forçat.
Obligé d’envoyer dans une jambe plus de force que dans l’autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l’habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaîne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées dont l’amputé souffre toujours ; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite.
Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l’est des agents de police, s’il n’aide pas à la reconnaissance d’un camarade, du moins la complète.
Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s’était bien affaibli ; mais, par l’effet de son absorbante méditation, il allait d’un pas si lent, et si solennel, que, quelque faible que fut ce vice de démarche, il devait frapper un œil exercé comme celui de La Pouraille.
On comprend très bien d’ailleurs que les forçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n’ayant qu’eux-mêmes à observer, aient étudié tellement leurs [F05-e] physionomies, qu’ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques : les mouchards, les gendarmes, et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation ; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la police n’osait croire à l’identité du comte Pontis de Sainte-Hélène et de Coignard.
– C’est notre dab ! (notre maître) dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l’homme abîmé dans le désespoir sur tout ce qui l’entoure.
– Ma foi oui, c’est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh ! c’est sa taille, sa carrure ; mais qu’a-t-il fait ? Il ne se ressemble plus à lui-même.
– Oh ! j’y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan ! il veut revoir sa tante qu’on doit exécuter bientôt.
Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d’une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris.
Ce lord, curieux d’observer tous les détails de la justice française, fit même dresser par feu Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres, la mécanique, et demanda l’exécution d’un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée.
Le directeur, après avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût.
– Je ne mène pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c’est le quartier des tantes…
– Hao ! fit lord Durham, et qu’est-ce ?
– C’est le troisième sexe ! mylord.
– On va terrer (guillotiner) Théodore ! dit La Pouraille, un gentil garçon ! quelle main ! [F05-g] quel toupet ! quelle perte pour la Société !
– Oui, Théodore Calvi morfile (mange) sa dernière bouchée, dit Le Biffon. Ah ! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il était aimé, le petit gueux !
– Te voilà, mon vieux ? dit La Pouraille à Jacques Collin.
Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il était bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau-venu.
– Oh ! Dab, tu t’es donc fait sanglier ? ajouta La Pouraille.
– On dit que tu as poissé nos philippes… (filouté nos pièces d’or), reprit Le Biffon d’un air menaçant.
– Tu vas nous abouler du carle (tu vas nous donner de l’argent) ? demanda Fil-de-Soie.
Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet.
– Ne plaisantez pas un pauvre prêtre mis ici par erreur, répondit machinalement Jacques Collin qui reconnut aussitôt ses trois camarades.
– C’est bien le son du grelot, si ce n’est pas la frimousse (figure), dit La Pouraille en mettant sa main sur l’épaule de Jacques Collin.
Ce geste, l’aspect de ses trois camarades, tirèrent violemment le Dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie réelle ; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulé dans les mondes spirituels et infinis des sentiments en y cherchant une voie nouvelle.
– Ne fais pas de ragoût sur ton dab ! (n’éveille pas les soupçons sur ton maître) dit tout bas Jacques Collin d’une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d’un lion. La raille (la police) est là, laisse-la couper dans le pont ! (donner dans le panneau.) Je joue la mislocq (la comédie) pour un fanandel en fine pégrène (un camarade à toute extrémité).
Ceci fut dit avec l’onction d’un prêtre essayant de convertir des malheureux, et accompagné d’un regard par lequel Jacques Collin embrassa le préau, vit les surveillants sous [F05-h] les arcades, et les montra railleusement à ses trois compagnons.
– N’y a-t-il pas ici des cuisiniers ? Allumez vos clairs, et remouchez ! (voyez et observez !) Ne me connobrez pas, épargnons le poitou, et engantez-moi en sanglier. (Ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prêtre), ou je vous effondre, vous, vos largues et votre aubert (je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune).
– T’as donc tafe de nozigues (tu te méfies donc de nous ?), dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante (sauver ton ami).
– Madeleine est paré pour la placarde de vergne (est prêt pour la place de Grève), dit La Pouraille.
– Théodore ! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri.
Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit.
– On va le buter ! répéta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbé à la passe (condamné à mort).
Jacques Collin, saisi par une défaillance, les genoux presque coupés, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la présence d’esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilège Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction à la porte du guichet extérieur qui mène au parloir.
– Ce vénérable prêtre voudrait s’asseoir, donnez une chaise pour lui.
Ainsi le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de même que Napoléon reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats.
Deux mots avaient suffi. Ces deux mots étaient : vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le résumé de toutes les affections vraies de l’homme.
Cette menace fut pour les trois forçats l’indice du suprême pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours [F05-i] tout-puissant au dehors, leur dab n’avait pas trahi, comme de faux frères le disaient. La colossale renommée d’adresse et d’habileté de leur chef stimula, d’ailleurs, la curiosité des trois forçats ; car, en prison, la curiosité devient le seul aiguillon de ces âmes flétries. La hardiesse du déguisement de Jacques Collin, conservé jusque sous les verrous de la Conciergerie, étourdissait d’ailleurs les trois criminels.
– Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas Théodore si près de l’Abbaye… dit Jacques Collin. J’étais venu pour sauver un pauvre petit qui s’est pendu là, hier, à quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n’ai plus d’as dans mon jeu !…
– Pauvre Dab ! dit Fil-de-Soie.
– Ah ! le Boulanger (le diable) m’abandonne ! s’écria Jacques Collin en s’arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d’un air formidable. Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres ! La Cigogne (le Palais-de-Justice) finit par nous gober.
Le directeur de la Conciergerie, averti de la défaillance du prêtre espagnol, vint lui-même au préau pour l’espionner ; il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacité redoutable qui s’augmente de jour en jour dans l’exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indifférence.
– Ah ! mon Dieu ! dit Jacques Collin, être confondu parmi ces gens, le rebut de la société, des criminels, des assassins !… Mais, Dieu n’abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charité dont le souvenir restera ! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu’ils ont une âme, que la vie éternelle les attend, et que, s’ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel à conquérir, le ciel qui leur appartient au prix d’un vrai, d’un sincère repentir…
Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupés en arrière des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu [F05-j] trois pieds de distance entre eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcée avec une onction évangélique.
– Celui-là, monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh bien ! nous l’écouterions…
– On m’a dit, reprit Jacques Collin près de qui monsieur Gault se tenait, qu’il y avait dans cette prison un condamné à mort.
– On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault.
– J’ignore ce que cal signifie… demanda naïvement Jacques Collin en regardant autour de lui.
– Dieu ! est-il sinve (simple), dit le petit jeune homme qui consultait naguère Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes des prés.
– Eh ! bien, aujourd’hui ou demain on le fauche ! dit un détenu.
– Faucher ? demanda Jacques Collin dont l’air d’innocence et d’ignorance frappa ses trois fanandels d’admiration.
– Dans leur langage, répondit le directeur, cela veut dire l’exécution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l’exécuteur va recevoir l’ordre pour l’exécution. Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion…
– Ah ! monsieur le directeur, c’est une âme à sauver ! s’écria Jacques Collin.
Le sacrilége joignit les mains avec une expression d’amant au désespoir qui parut être l’effet d’une divine ferveur au directeur attentif.
– Ah ! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire éclore le repentir dans ce cœur endurci ! Dieu m’a donné la faculté de dire certaines paroles qui produisent de grands changements. Je brise les cœurs, je les ouvre… Que craignez-vous ? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez…
– Je verrai si l’aumônier de la maison veut vous permettre de le remplacer… dit monsieur Gault.
[F05-k] Et le directeur se retira, frappé de l’air parfaitement indifférent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prêtre dont la voix évangélique donnait du charme à son baragouin mi-parti de français et d’espagnol.
[F06-a] – Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l’abbé, demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie à Jacques Collin.
– Oh ! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m’a trouvé chez une courtisane qui venait d’être volée après sa mort. On a reconnu qu’elle s’était tuée ; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrêtés.
– Et c’est à cause de ce vol que ce jeune homme s’est pendu ?…
– Ce pauvre enfant n’a pas sans doute pu soutenir l’idée d’être flétri par un emprisonnement injuste, répondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel.
– Oui, dit le jeune homme, on venait de le mettre en liberté quand il s’est suicidé. Quelle chance !
– Il n’y a que les innocents qui se frappent ainsi l’imagination, dit Jacques Collin. Remarquez que le vol a été commis à son préjudice.
– Et de combien s’agit-il, demanda le profond et fin Fil-de-Soie ?
– De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin.
Les trois forçats se regardèrent entre eux, et ils se retirèrent du groupe que tous les détenus formaient autour du soi-disant ecclésiastique.
– C’est lui qui a rincé la profonde (la cave) de la fille ! dit Fil-de-Soie à l’oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe (faire peur) pour nos thunes de balles (nos pièces de cent sous).
– Ce sera toujours le dab des grands fanandels, répondit la Pouraille. Notre carle n’est pas décaré (envolé).
La Pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérêt à trouver Jacques Collin honnête homme. Or, c’est surtout en prison qu’on croit à ce qu’on espère !
– Je gage qu’il esquinte le dab de la Cigogne ! (qu’il enfonce le procureur-général), et qu’il [F06-b] va cromper sa tante (sauver son ami), dit Fil-de-Soie.
– S’il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg (Dieu) ; mais il aura, comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger (fumé une pipe avec le diable).
– L’as-tu entendu crier : Le boulanger m’abandonne ! fit observer Fil-de-Soie.
– Ah ! s’écria La Pouraille, s’il voulait cromper ma sorbonne (sauver ma tête), quel viocque (vie) je ferais avec mon fade de carle (ma part de fortune), et mes rondins jaunes servis (et l’or volé que je viens de cacher).
– Fais sa balle ! (suis ses instructions) dit Fil-de-Soie.
– Planches-tu (ris-tu) ! reprit La Pouraille en regardant son fanandel.
– Es-tu sinve (simple), tu seras raide gerbé à la passe (condamné à mort). Ainsi, tu n’as pas d’autre lourde à pessiguer (porte à soulever) pour pouvoir rester sur tes paturons (pieds), morfiler, te dessaler et goupiner encore (manger, boire et voler), lui répliqua le Biffon, que de lui prêter le dos !
– V’là qu’est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque (pas un de nous ne le trahira), ou je me charge de l’emmener où je vais…
– Il le ferait comme il le dit ! s’écria Fil-de-Soie.
Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde étrange peuvent se figurer la situation d’esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l’idole qu’il avait adorée pendant cinq heures de nuit, et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaîne, le futur cadavre du jeune Corse Théodore. Ne fût-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de déployer une habileté peu commune ; mais le sauver, c’était un miracle !… Et il y pensait déjà.
Pour l’intelligence de ce qu’allait tenter Jacques Collin, il est nécessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu’on le croit. À quelques exceptions très rares, ces gens-là sont tous lâches, sans doute à cause de la peur perpétuelle qui leur comprime le cœur. Leurs facultés étant incessamment tendues à voler, et l’exécution d’un coup exigeant l’emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d’esprit égale à l’aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volonté, par la même raison qu’une cantatrice ou qu’un danseur tombent épuisés après un pas fatigant ou après l’un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes.
Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou tellement oppressés par la crainte, qu’ils deviennent absolument enfants. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. Après la réussite d’une affaire, ils sont dans un tel état de prostration, que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, [F06-c] ils s’enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l’oubli de leur crime dans l’oubli de leur raison. En cette situation, ils sont à la merci de la police. Une fois arrêtés, ils sont aveugles, ils perdent la tête, et ils ont tant besoin d’espérance qu’ils croient à tout ; aussi n’est-il pas d’absurdité qu’on ne leur fasse admettre.
Un exemple expliquera jusqu’où va la bêtise du criminel enflacqué.
Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d’un assassin âgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu’on n’exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, après le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir.
– Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans ?… lui demanda-t-il.
– Oui, je n’ai que dix-neuf ans et demi, dit l’assassin parfaitement calme.
– Eh bien ! répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n’auras jamais vingt ans…
– Et pourquoi ?…
– Eh ! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le Chef de la Sûreté.
L’assassin, qui croyait toujours, même après son jugement, qu’on n’exécutait pas les mineurs, s’affaissa comme une omelette soufflée.
Ces hommes, si cruels par la nécessité de supprimer des témoignages, car ils n’assassinent que pour se défaire de preuves (c’est une des raisons alléguées par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort) ; ces colosses d’adresse, d’habileté, chez qui l’action de la main, la rapidité du coup-d’œil, les sens sont exercés comme chez les Sauvages, ne deviennent des héros de malfaisance que sur le théâtre de leurs exploits. Non-seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les produits de leur vol qu’ils étaient oppressés par la misère ; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d’accoucher. Énergiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réussite. C’est, en un mot, le naturel des bêtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrétion, qui ne cède qu’au dernier moment, alors qu’on les a brisés, roués, par la durée de la détention.
On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir ; ils l’admirèrent en le soupçonnant d’être le maître des sept cent cinquante mille francs volés, en le voyant calme sous les verrous de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection.
Lorsque monsieur Gault eut quitté le faux Espagnol, il revint par le parloir à son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin était descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des [F06-d] fenêtres donnant sur le préau, par un judas.
– Aucun d’eux ne l’a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n’a rien entendu. Le pauvre prêtre, dans son accablement, cette nuit, n’a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin.
– Ça prouve qu’il connaît bien les prisons, répondit le chef de la police de sûreté.
Napolitas, secrétaire de Bibi-Lupin, inconnu de tous les gens en ce moment détenus à la Conciergerie, y jouait le rôle du fils de famille accusé de faux.
– Enfin, il demande à confesser le condamné à mort ! reprit le directeur.
– Voici notre dernière ressource ! s’écria Bibi-Lupin, je n’y pensais pas. Théodore Calvi, ce Corse est le camarade de chaîne de Jacques Collin ; Jacques Collin lui faisait au pré, m’a-t-on dit, de bien belles patarasses…
Les forçats se fabriquent des espèces de tampons qu’ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d’amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied. Ces tampons, composés d’étoupe et de linge, s’appellent, au bagne, des patarasses.
– Qui veille le condamné ? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault.
– C’est Cœur-la-Virole !
– Bien, je vais me peausser en gendarme, j’y serai ! je les entendrai, je réponds de tout…
– Ne craignez-vous pas, si c’est Jacques Collin, d’être reconnu, et qu’il ne vous étrangle ? demanda le directeur de la Conciergerie à Bibi-Lupin.
– En gendarme, j’aurai mon sabre ! répondit le chef. D’ailleurs, si c’est Jacques Collin, il ne fera jamais rien pour se faire gerber à la passe ; et, si c’est un prêtre, je suis en sûreté.
– Il n’y a pas de temps à perdre, dit alors monsieur Gault, il est huit heures et demie. Le père Sauteloup vient de lire le rejet du pouvoir, monsieur Sanson attend dans la salle l’ordre du parquet.
– Oui, c’est pour aujourd’hui, les hussards de La Veuve (autre nom, nom terrible de la Mécanique !) sont commandés, répondit Bibi-Lupin. Je comprends cependant que le procureur-général hésite, ce garçon s’est toujours dit innocent, et il n’y a pas eu, selon moi, de preuves convaincantes contre lui…
– C’est un vrai Corse, reprit monsieur Gault, il n’a pas dit un mot, et il a résisté à tout.
Le dernier mot du directeur de la Conciergerie au chef de la police de la sûreté contenait la sombre histoire des condamnés à mort.
Un homme que la Justice a retranché du nombre des vivants appartient au Parquet. Le Parquet est souverain ; il ne dépend de personne, il ne relève que de sa conscience. La prison appartient au Parquet, il en est le maître absolu. La poésie s’est emparée de ce sujet social, éminemment propre à frapper les imaginations, le Condamné à mort ! La poésie a été sublime, la prose n’a d’autre ressource [F06-e] que le réel, mais le réel est assez terrible comme il est pour pouvoir lutter avec le lyrisme.
La vie du condamné à mort qui n’a pas avoué ses crimes ou ses complices est livrée à d’affreuses tortures. Il ne s’agit ici ni de brodequins qui brisent les pieds, ni d’eau ingurgitée dans l’estomac, ni de la distension des membres au moyen d’affreuses machines ; mais d’une torture sournoise et pour ainsi dire négative. Le Parquet livre le condamné tout à lui-même, il le laisse dans le silence et dans les ténèbres, avec un compagnon (un mouton) dont il doit se défier.
L’aimable philanthropie moderne croit avoir deviné l’atroce supplice de l’isolement, elle se trompe. Depuis l’abolition de la torture, le Parquet, dans le désir bien naturel de rassurer les consciences déjà bien délicates des jurés, avait deviné les ressources terribles que la solitude donne à la justice contre le remords.
La solitude, c’est le vide ; et la nature morale en a tout autant d’horreur que la nature physique. La solitude n’est habitable que pour l’homme de génie qui la remplit de ses idées, filles du monde spirituel, ou pour le contemplateur des œuvres divines qui la trouve illuminée par le jour du ciel, animée par le souffle et par la voix de Dieu. Hormis ces deux hommes, si voisins du paradis, la solitude est à la torture, ce que le moral est au physique. Entre la solitude et la torture, il y a toute la différence de la maladie nerveuse à la maladie chirurgicale. C’est la souffrance multipliée par l’infini. Le corps touche à l’infini par le système nerveux, comme l’esprit y pénètre par la pensée. Aussi, dans les annales du Parquet de Paris, compte-t-on les criminels qui n’avouent pas.
Cette sinistre situation, qui prend des proportions énormes dans certains cas, en politique par exemple, lorsqu’il s’agit d’une dynastie ou de l’État, aura son histoire à sa place dans la COMÉDIE HUMAINE. Mais, ici la description de la boîte en pierre, où, sous la Restauration, le Parquet de Paris gardait le condamné à mort, peut suffire à faire entrevoir l’horreur des derniers jours d’un suppliciable.
Avant la révolution de juillet, il existait à la Conciergerie, et il y existe encore aujourd’hui d’ailleurs, la chambre du condamné à mort. Cette chambre, adossée au greffe, en est séparée par un gros mur tout en pierre de taille, et elle est flanquée à l’opposite par le gros mur de sept ou huit pieds d’épaisseur qui soutient une portion de l’immense salle des Pas-Perdus. On y entre par la première porte qui se trouve dans le long corridor sombre où le regard plonge quand on est au milieu de la grande salle voûtée du guichet.
Cette chambre sinistre tire son jour d’un soupirail, armé d’une grille formidable, et qu’on aperçoit à peine en entrant à la Conciergerie, car il est pratiqué dans le petit espace qui reste entre la fenêtre du greffe, à côté de la grille du guichet, et le logement du greffier [F06-f] de la Conciergerie, que l’architecte a plaqué comme une armoire au fond de la cour d’entrée.
Cette situation explique comment cette pièce, encadrée par quatre épaisses murailles, a été destinée, lors du remaniement de la Conciergerie, à ce sinistre et funèbre usage. Toute évasion y est impossible.
Le corridor, qui mène aux secrets et au quartier des femmes, débouche en face du poêle, où gendarmes et surveillants sont toujours groupés.
Le soupirail, seule issue extérieure, située à neuf pieds au dessus des dalles, donne sur la première cour gardée par les gendarmes en faction à la porte extérieure de la Conciergerie.
Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. D’ailleurs, un criminel condamné à mort est aussitôt revêtu de la camisole, vêtement qui supprime, comme on le sait, l’action des mains ; puis il est enchaîné par un pied à son lit de camp ; enfin, il a pour le servir et le garder un mouton. Le sol de cette chambre est dallé de pierres épaisses, et le jour est si faible qu’on y voit à peine.
Il est impossible de ne pas se sentir gelé jusqu’aux os en entrant là, même aujourd’hui, quoique depuis seize ans cette chambre soit sans destination, par suite des changements introduits à Paris dans l’exécution des arrêts de la justice. Voyez-y le criminel en compagnie de ses remords, dans le silence et les ténèbres, deux sources d’horreur, et demandez-vous si ce n’est pas à devenir fou ? Quelles organisations que celles dont la trempe résiste à ce régime auquel la camisole ajoute l’immobilité à l’inaction.
Théodore Calvi, ce Corse alors âgé de vingt-sept ans, enveloppé dans les voiles d’une discrétion absolue, résistait cependant depuis deux mois à l’action de ce cachot et au bavardage captieux du mouton !…
Voici le singulier procès criminel où le Corse avait gagné sa condamnation à mort. Quoiqu’elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera très rapide. Il est impossible de faire une longue digression au dénoûment d’une Scène déjà si étendue et qui n’offre pas d’autre intérêt que celui dont est entouré Jacques Collin, espèce de colonne vertébrale qui, par son horrible influence, relie pour ainsi dire LE PÈRE GORIOT à ILLUSIONS PERDUES et ILLUSIONS PERDUES à cette ÉTUDE.
L’imagination du lecteur développera d’ailleurs ce thème obscur qui causait en ce moment bien des inquiétudes aux jurés de la session où Théodore Calvi avait comparu. Aussi, depuis huit jours que le pourvoi du criminel était rejeté par la Cour de Cassation, monsieur de Grandville s’occupait-il de cette affaire et suspendait-il l’ordre d’exécution de jour en jour ; tant il tenait à rassurer les jurés en publiant que le condamné, sur le seuil de la mort, avait avoué son crime.
[F07-a] Une pauvre veuve de Nanterre, dont la maison était isolée dans cette commune, située, comme on sait, au milieu de la plaine infertile qui s’étale entre le Mont-Valérien, Saint-Germain, les collines de Sartrouville et d’Argenteuil, avait été assassinée et volée quelques jours après avoir reçu sa part d’un héritage inespéré.
Cette part se montait à trois mille francs, à une douzaine de couverts, une chaîne, une montre en or et du linge. Au lieu de placer les trois mille francs à Paris, comme le lui conseillait le notaire du marchand de vin décédé de qui elle héritait, la vieille femme avait voulu tout garder. D’abord elle ne s’était jamais vu tant d’argent à elle, puis elle se défiait de tout le monde en toute espèce d’affaires, comme la plupart des gens du peuple ou de la campagne.
Après de mûres causeries avec un marchand de vin de Nanterre, son parent et parent du marchand de vin décédé, cette veuve s’était résolue à mettre la somme en viager, à vendre sa maison de Nanterre et à aller vivre en bourgeoise à Saint-Germain.
La maison où elle demeurait, accompagnée d’un assez grand jardin enclos de mauvaises palissades, était l’ignoble maison que se bâtissent les petits cultivateurs des environs de [F07-b] Paris. Le plâtre et les moëllons extrêmement abondants à Nanterre, dont le territoire est couvert de carrières exploitées à ciel ouvert, avaient été, comme on le voit communément autour de Paris, employés à la hâte et sans aucune idée architecturale. C’est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé.
Cette maison consistait en un rez-de-chaussée et un premier étage au-dessus duquel s’étendaient des mansardes. Le carrier, mari de cette femme et constructeur de ce logis, avait mis des barres de fer très solides à toutes les fenêtres. La porte d’entrée était d’une solidité remarquable. Le défunt se savait là, seul, en rase campagne, et quelle campagne ! Sa clientèle se composait des principaux maîtres maçons de Paris, il avait donc rapporté les plus importants matériaux de sa maison, bâtie à cinq cents pas de sa carrière, sur ses voitures qui revenaient à vide. Il choisissait dans les démolitions de Paris les choses à sa convenance et à très bas prix. Ainsi, les fenêtres, les grilles, les portes, les volets, la menuiserie, tout était provenu de déprédations autorisées, de cadeaux à lui faits par ses pratiques, de bons cadeaux bien choisis. De deux châssis à prendre, il emportait le meilleur.
La maison, précédée d’une cour assez vaste, où se trouvaient les écuries, était fermée de murs sur le chemin. Une forte grille servait de porte. D’ailleurs, des chiens de garde habitaient l’écurie, et un petit chien passait la nuit dans la maison. Derrière la maison, il existait un jardin d’un hectare environ.
Devenue veuve et sans enfants, la femme du carrier demeurait dans cette maison avec une seule servante. Le prix de la carrière vendue avait soldé les dettes du carrier, mort deux ans auparavant. Le seul avoir de la veuve fut cette maison déserte, où elle nourrissait des poules et des vaches en en vendant les œufs et le lait à Nanterre. N’ayant plus de garçon d’écurie, de charretier, ni d’ouvriers carriers que le défunt faisait travailler à tout, elle ne cultivait plus le jardin, elle y coupait le peu d’herbes et de [F07-c] légumes que la nature de ce sol caillouteux y laisse venir.
Le prix de la maison et l’argent de la succession pouvant produire sept à huit mille francs, cette femme se voyait très heureuse à Saint-Germain avec sept ou huit cents francs de rentes viagères qu’elle croyait pouvoir tirer de ses huit mille francs. Elle avait eu déjà plusieurs conférences avec le notaire de Saint-Germain, car elle se refusait à donner son argent en viager au marchand de vin de Nanterre qui le lui demandait.
Dans ces circonstances, un jour, on ne vit plus reparaître la veuve Pigeau ni sa servante. La grille de la cour, la porte d’entrée de la maison, les volets, tout était clos. Après trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. Monsieur Popinot, juge d’instruction, accompagné du procureur du roi, vint de Paris, et voici ce qui fut constaté.
Ni la grille de la cour, ni la porte d’entrée de la maison ne portaient de traces d’effraction. La clé se trouvait dans la serrure de la porte d’entrée, à l’intérieur. Pas un barreau de fer n’avait été forcé. Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. Les cheminées en poterie n’offrant pas d’issue praticable, n’avaient pu permettre de s’introduire par cette voie. Les faîteaux, sains et entiers, n’accusaient d’ailleurs aucune violence.
En pénétrant dans les chambres au premier étage, les magistrats, les gendarmes et Bibi-Lupin trouvèrent la veuve Pigeau étranglée dans son lit et la servante étranglée dans le sien, au moyen de leurs foulards de nuit. Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. Les deux corps étaient en putréfaction, ainsi que ceux du petit chien et d’un gros chien de basse-cour. Les palissades d’enceinte du jardin furent examinées, rien n’y était brisé. Dans le jardin, les allées n’offraient aucun vestige de passage. Il parut probable au juge d’instruction que l’assassin avait [F07-d] marché sur l’herbe pour ne pas laisser l’empreinte de ses pas, s’il s’était introduit par là, mais comment avait-il pu pénétrer dans la maison ?
Du côté du jardin, la porte avait une imposte garnie de trois barreaux de fer intacts. De ce côté, la clé se trouvait également dans la serrure, comme à la porte d’entrée du côté de la cour.
Une fois ces impossibilités parfaitement constatées par monsieur Popinot, par Bibi-Lupin qui resta pendant une journée à tout observer, par le procureur du roi lui-même et par le brigadier du poste de Nanterre, cet assassinat devint un affreux problème où la police et la justice devaient avoir le dessous.
Ce drame, publié par la Gazette des Tribunaux, avait eu lieu dans l’hiver de 1828 à 1829. Dieu sait quel intérêt de curiosité cette étrange aventure souleva dans Paris ; mais Paris qui, tous les matins, a de nouveaux drames à dévorer, oublie tout. La police, elle, n’oublie rien.
Trois mois après ces perquisitions infructueuses, une fille publique, remarquée pour ses dépenses par un des agents de Bibi-Lupin, et surveillée à cause de ses accointances avec quelques voleurs, voulut faire engager, par une de ses amies, douze couverts, une montre et une chaîne d’or. L’amie refusa. Le fait parvint aux oreilles de Bibi-Lupin, qui se souvint des douze couverts, de la montre et de la chaîne d’or volés à Nanterre. Aussitôt les commissionnaires au Mont-de-Piété, tous les receleurs de Paris furent avertis, et Bibi-Lupin soumit Manon-la-Blonde à un espionnage formidable.
On apprit bientôt que Manon-la-Blonde était amoureuse folle d’un jeune homme qu’on ne voyait guère, car il passait pour être sourd à toutes les preuves d’amour de la blonde Manon. Mystère sur mystère.
Ce jeune homme, soumis à l’attention des espions, fut bientôt vu, puis reconnu pour être un forçat évadé, le fameux héros des [F07-e] vendette corses, le beau Théodore Calvi, dit Madeleine.
On lâcha sur Théodore un de ces receleurs à double face, qui servent à la fois les voleurs et la police, et il promit à Théodore d’acheter les couverts, la montre et la chaîne d’or. Au moment où le ferrailleur de la cour Saint-Guillaume comptait l’argent à Théodore déguisé en femme, à dix heures et demie du soir, la police fit une descente, arrêta Théodore et saisit les objets.
L’instruction commença sur-le-champ. Avec de si faibles éléments, il était impossible, en style de parquet, d’en tirer une condamnation à mort.
Jamais Calvi ne se démentit. Il ne se coupa jamais : il dit qu’une femme de la campagne lui avait vendu ces objets à Argenteuil, et, qu’après les lui avoir achetés, le bruit de l’assassinat commis à Nanterre l’avait éclairé sur le danger de posséder ces couverts, cette montre et ces bijoux, qui, d’ailleurs, ayant été désignés dans l’inventaire fait après le décès du marchand de vin de Paris, oncle de la veuve Pigeau, se trouvaient être les objets volés. Enfin, forcé par la misère de vendre ces objets, disait-il, il avait voulu s’en défaire en employant une personne non compromise. On ne put rien obtenir de plus du forçat libéré, qui sut, par son silence et par sa fermeté, faire croire à la justice que le marchand de vin de Nanterre avait commis le crime, et que la femme de qui il tenait les choses compromettantes était l’épouse de ce marchand.
Le malheureux parent de la veuve Pigeau et sa femme furent arrêtés ; mais, après huit jours de détention et une enquête scrupuleuse, il fut établi que, ni le mari, ni la femme, n’avaient quitté leur établissement à l’époque du crime. D’ailleurs, Calvi ne reconnut pas, dans l’épouse du marchand de vin, la femme qui, selon lui, lui aurait vendu l’argenterie et les bijoux.
Comme la concubine de Calvi, impliquée dans le procès, fut convaincue d’avoir [F07-f] dépensé mille francs environ depuis l’époque du crime jusqu’au moment où Calvi voulut engager l’argenterie et les bijoux, de telles preuves parurent suffisantes pour faire envoyer aux assises le forçat et sa concubine.
Cet assassinat étant le dix-huitième commis par Théodore, il fut condamné à mort, car il parut être l’auteur de ce crime si habilement commis. S’il ne reconnut pas la marchande de vin de Nanterre, il fut reconnu par la femme et par le mari. L’instruction avait établi, par de nombreux témoignages, le séjour de Théodore à Nanterre pendant environ un mois ; il y avait servi les maçons, la figure enfarinée de plâtre et mal vêtu. À Nanterre, chacun donnait dix-huit ans à ce garçon, qui devait avoir nourri ce poupon (comploté, préparé ce crime) pendant un mois.
Le Parquet croyait à des complices. On mesura la largeur des tuyaux pour l’adapter au corps de Manon-la-Blonde, afin de voir si elle avait pu s’introduire par les cheminées ; mais un enfant de six ans n’aurait pu passer par ces tuyaux en poterie, par lesquels l’architecture moderne remplace aujourd’hui les vastes cheminées d’autrefois.
Sans ce singulier et irritant mystère, Théodore eût été exécuté depuis une semaine.
L’aumônier des prisons avait, comme on l’a vu, totalement échoué.
Cette affaire et le nom de Calvi dût échapper à l’attention de Jacques Collin, alors préoccupé de son duel avec Contenson, Corentin et Peyrade. Trompe-la-Mort essayait, d’ailleurs, d’oublier le plus possible les amis, et tout ce qui regardait le Palais-de-Justice. Il tremblait d’une rencontre qui l’aurait mis face à face avec un fanandel par qui le Dab se serait vu demander des comptes impossibles à rendre.
Le directeur de la Conciergerie alla sur-le-champ au Parquet du Procureur-général, et y trouva le premier avocat-général causant avec monsieur de Grandville, et tenant l’ordre [F07-g] d’exécution à la main.
Monsieur de Grandville, qui venait de passer toute la nuit à l’hôtel de Sérizy, quoiqu’accablé de fatigue et de douleurs, car les médecins n’osaient encore affirmer que la comtesse conserverait sa raison, était obligé, par cette exécution importante, de donner quelques heures à son Parquet.
Après avoir causé un instant avec le directeur, monsieur de Grandville reprit l’ordre d’exécution à son premier avocat-général et le remit à Gault.
– Que l’exécution ait lieu, dit-il, à moins de circonstances extraordinaires que vous jugerez ; je me fie à votre prudence. On peut retarder le dressage de l’échafaud jusqu’à dix heures et demie, il vous reste donc une heure. Dans une pareille matinée, les heures valent des siècles, et il tient bien des événements dans un siècle ! Ne laissez pas croire à un sursis. Qu’on fasse la toilette s’il le faut ; et, s’il n’y a pas de révélation, remettez l’ordre à Sanson à neuf heures et demie. Qu’il attende !
Au moment où le directeur de la prison quittait le cabinet du procureur-général, il rencontra sous la voûte du passage qui débouche dans la galerie, monsieur Camusot qui s’y rendait. Il eut donc une rapide conversation avec le juge ; et, après l’avoir instruit de ce qui se passait à la Conciergerie, relativement à Jacques Collin, il y descendit pour opérer cette confrontation de Trompe-la-Mort et de Madeleine ; mais il ne permit au soi-disant ecclésiastique de communiquer avec le condamné à mort qu’au moment où Bibi-Lupin, admirablement déguisé en gendarme, eut remplacé le mouton qui surveillait le jeune Corse.
On ne peut pas se figurer le profond étonnement des trois forçats en voyant un surveillant venir chercher Jacques Collin pour le mener dans la chambre du condamné à mort. Ils se rapprochèrent de la chaise où Jacques Collin était assis, par un bond simultané.
– C’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas, monsieur Julien ? dit Fil-de-Soie au surveillant.
[F07-h] – Mais, oui, Charlot est là, répondit le surveillant avec une parfaite indifférence.
Le peuple et le monde des prisons appellent ainsi l’exécuteur des hautes-œuvres de Paris. Ce sobriquet date de la Révolution de 1789. Ce nom produisit une profonde sensation. Tous les prisonniers se regardèrent entre eux.
– C’est fini ! répondit le surveillant, l’ordre d’exécution est arrivé à monsieur Gault, et l’arrêt vient d’être lu…
– Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements !… Il avale sa dernière bouffée d’air.
– Pauvre petit Théodore…, s’écria le Biffon, il est bien gentil. C’est dommage d’éternuer dans le son à son âge…
Le surveillant se dirigeait vers le guichet, en se croyant suivi de Jacques Collin ; mais l’Espagnol allait lentement, et, quand il se vit à dix pas de Julien, il parut faiblir et demanda par un geste le bras de La Pouraille.
– C’est un assassin ! dit Napolitas au prêtre en montrant La Pouraille et offrant son bras.
– Non, pour moi c’est un malheureux !… répondit Trompe-la-Mort avec la présence d’esprit et l’onction de l’archevêque de Cambrai.
Et il se sépara de Napolitas, qui du premier coup-d’œil lui avait paru très suspect.
– Il est sur la première marche de l’Abbaye de Monte-à-Regret ; mais j’en suis le prieur ! Je vais vous montrer comment je sais m’entifler avec la Cigogne (rouer le procureur-général). Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes.
– À cause de sa montante ! dit Fil-de-Soie en souriant.
– Je veux donner cette âme au ciel ! répondit avec componction Jacques Collin en se voyant entouré par quelques prisonniers.
Et il rejoignit le surveillant au guichet.
– Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. Quel dab !…
– Mais comment ?… les hussards de la guillotine sont là ? il ne le verra seulement pas, [F07-i] reprit le Biffon.
– Il a le boulanger pour lui ! s’écria La Pouraille. Lui poisser nos philippes !… il aime trop les amis ! il a trop besoin de nous ! On voulait nous mettre à la manque pour lui (nous le faire livrer), nous ne sommes pas des gnioles ! S’il crompe sa Madeleine, il aura ma balle ! (mon secret).
Ce dernier mot eut pour effet d’augmenter le dévoûment des trois forçats pour leur Dieu ; car en ce moment leur fameux Dab devint toute leur espérance.
Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. Cet homme qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligé de lui dire à tout moment : – « Par ici, – par là ! » jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au greffe.
Là, Jacques Collin vit, du premier regard, accoudé sur le poêle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d’une certaine distinction, et il reconnut Sanson.
– Monsieur est l’aumônier, dit-il en allant à lui d’un air plein de bonhomie.
Cette erreur fut si terrible qu’elle glaça les spectateurs.
– Non, monsieur, répondit Sanson, j’ai d’autres fonctions.
Sanson, le père du dernier exécuteur de ce nom, car il a été destitué récemment, était le fils de celui qui exécuta Louis XVI. Après quatre cents ans d’exercice de cette charge, l’héritier de tant de tortionnaires avait tenté de répudier ce fardeau héréditaire.
Les Sanson, bourreaux à Rouen pendant deux siècles, avant d’être revêtus de la première charge du royaume, exécutaient de père en fils les arrêts de la justice depuis le treizième siècle. Il est peu de familles qui puissent offrir l’exemple d’un office, ou d’une noblesse conservée de père en fils pendant six siècles. Au moment où ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point [F07-j] de faire une belle carrière dans les armes, son père exigea qu’il vînt l’assister pour l’exécution du roi. Puis il fit de son fils son second lorsqu’en 1793 il y eut deux échafauds en permanence : l’un à la barrière du Trône, l’autre à la place de Grève.
Alors âgé d’environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des manières douces et posées, par un grand mépris pour Bibi-Lupin et ses acolytes, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du Moyen-Âge, était une largeur et une épaisseur formidables dans les mains. Assez instruit d’ailleurs, tenant fort à sa qualité de citoyen et d’électeur, passionné, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d’un maintien calme, très silencieux, au front large et chauve, ressemblait beaucoup plus à un membre de l’aristocratie anglaise qu’à un exécuteur des hautes-œuvres. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l’erreur que commettait volontairement Jacques Collin.
– Ce n’est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur.
– Je commence à le croire, se dit monsieur Gault en faisant un mouvement de tête à son subordonné.
[F08-a] Jacques Collin fut introduit dans l’espèce de cave où le jeune Théodore, en camisole de force, était assis au bord de l’affreux lit de camp de cette chambre. Trompe-la-Mort, momentanément éclairé par le jour du corridor, reconnut sur-le-champ Bibi-Lupin dans le gendarme qui se tenait debout, appuyé sur son sabre.
– Io sono Gaba-Morto ! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar (je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver).
Tout ce qu’allaient se dire les deux amis devait être inintelligible pour le faux gendarme ; et, comme Bibi-Lupin était censé garder le prisonnier, il ne pouvait quitter son poste. Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire.
Théodore Calvi, jeune homme au teint pâle et olivâtre, à cheveux blonds, aux yeux caves et d’un bleu trouble, très bien proportionné d’ailleurs, d’une prodigieuse force musculaire cachée sous cette apparence lymphatique que présentent parfois les méridionaux, aurait eu la plus charmante physionomie sans des sourcils arqués, sans un front déprimé, qui lui donnaient quelque chose de sinistre, sans des lèvres rouges d’une cruauté sauvage, et sans un mouvement de muscles qui dénote cette faculté d’irritation particulière aux Corses, et qui les rend si prompts à l’assassinat dans une querelle soudaine.
Saisi d’étonnement par les sons de cette voix, Théodore leva brusquement la tête et crut à quelque hallucination ; mais, comme il était familiarisé par une habitation de [F08-b] deux mois avec la profonde obscurité de cette boîte en pierre de taille, il regarda le faux ecclésiastique et soupira profondément. Il ne reconnut pas Jacques Collin, dont le visage couturé par l’action de l’acide sulfurique ne lui sembla point être celui de son Dab.
– C’est bien moi, ton Jacques, je suis en prêtre et je viens te sauver. Ne fais pas la bêtise de me reconnaître, et aie l’air de te confesser !
Ceci fut dit rapidement.
– Ce jeune homme est très abattu, la mort l’effraie, il va tout avouer, dit Jacques Collin en s’adressant au gendarme.
– Dis-moi quelque chose qui me prouve que tu es lui, car tu n’as que sa voix.
– Voyez-vous, il me dit, le pauvre malheureux, qu’il est innocent, reprit Jacques Collin en s’adressant au gendarme.
Bibi-Lupin n’osa point parler, de peur d’être reconnu.
– Sempremi ! répondit Jacques en revenant à Théodore, et lui jetant ce mot de convention dans l’oreille.
– Sempreti ! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. C’est bien mon dab…
– As-tu fait le coup ?
– Oui.
– Raconte-moi tout, afin que je puisse voir comment je ferai pour te sauver, il est temps, Charlot est là.
Aussitôt, le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser.
Bibi-Lupin ne savait que faire, car cette conversation fut si rapide qu’elle prit à peine le temps pendant lequel elle se lit.
Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait.
– Les jurés m’ont condamné sans preuves, dit-il en terminant.
– Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux !…
– Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. Et voilà comme on juge, et à Paris encore !…
– Mais comment s’est fait le coup, demanda Trompe-la-Mort.
– Ah ! voilà ! Depuis que je ne t’ai vu, j’ai fait la connaissance d’une petite fille corse, que j’ai rencontrée en arrivant à Pantin (Paris).
– Les hommes assez bêtes pour aimer une femme, s’écria Jacques Collin, périssent toujours par là !… C’est des tigres en liberté, des tigres qui babillent et qui se regardent dans des miroirs… Tu n’as pas été sage !…
– Mais…
[F08-c] – Voyons, à quoi t’a-t-elle servi cette sacrée largue ?
– Cet amour de femme, grande comme un fagot, mince comme une anguille, adroite comme un singe, a passé par le haut du four et m’a ouvert la porte de la maison. Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. J’ai refroidi les deux femmes. Une fois l’argent pris, la Ginetta a refermé la porte et est sortie par le haut du four.
– Une si belle invention vaut la vie, dit Jacques Collin en admirant la façon du crime, comme un ciseleur admire le modèle d’une figurine.
– J’ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus !…
– Non, pour une femme ! reprit Jacques Collin. Quand je te disais qu’elles nous ôtent notre intelligence !…
Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris.
– Tu n’étais plus là ! répondit le Corse, j’étais abandonné.
– Et, l’aimes-tu, cette petite ? demanda Jacques Collin sensible au reproche que contenait cette réponse.
– Ah ! si je veux vivre, c’est maintenant pour toi plus que pour elle.
– Reste tranquille ! Je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort ! Je me charge de toi !
– Quoi ! la vie !… s’écria le jeune Corse en levant ses bras emmaillotés vers la voûte humide de ce cachot.
– Ma petite Madeleine, apprête-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. Tu dois t’y attendre, on ne va pas te couronner de roses, comme le bœuf gras !… S’ils nous ont déjà ferrés pour Rochefort, c’est qu’ils essaient à se débarrasser de nous ! Mais je te ferai diriger sur Toulon, tu t’évaderas, et tu reviendras à Pantin, où je t’arrangerai quelque petite existence bien gentille…
Un soupir, comme il en avait peu retenti sous cette voûte inflexible, un soupir exhalé par le bonheur de la délivrance, choqua la pierre, qui renvoya cette note, sans égale en musique, dans l’oreille de Bibi-Lupin stupéfait.
– C’est l’effet de l’absolution que je viens de lui promettre à cause de ses révélations, dit Jacques Collin au chef de la police de sûreté. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi ! Mais il est innocent comme l’Enfant-Jésus, et je vais essayer de le sauver…
– Dieu soit avec vous ! monsieur l’abbé !… dit en français Théodore.
Trompe-la-Mort, plus Carlos Herrera, plus chanoine que jamais, sortit de la chambre du condamné, se précipita dans le corridor, et [F08-d] joua l’horreur en se présentant à monsieur Gault.
– Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m’a révélé le coupable !… Il allait mourir pour un faux point d’honneur… C’est un Corse ! Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d’audience à monsieur le procureur-général. Monsieur de Grandville ne refusera pas d’écouter immédiatement un prêtre espagnol qui souffre tant des erreurs de la justice française !
– J’y vais ! répondit monsieur Gault au grand étonnement de tous les spectateurs de cette scène extraordinaire.
– Mais, reprit Jacques Collin, faites-moi reconduire dans cette cour en attendant, car j’y achèverai la conversion d’un criminel que j’ai déjà frappé dans le cœur… Ils ont un cœur, ces gens-là !
Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là. Les gendarmes, le greffier des écrous, Sanson, les surveillants, l’aide de l’exécuteur, qui attendaient l’ordre d’aller faire dresser la mécanique, en style de prison ; tout ce monde, sur qui les émotions glissent, fut agité par une curiosité très concevable.
En ce moment, on entendit le fracas d’un équipage à chevaux fins qui arrêtait à la grille de la Conciergerie, sur le quai, d’une manière significative. La portière fut ouverte, le marche-pied fut déplié si vivement que toutes les personnes crurent à l’arrivée d’un grand personnage.
Bientôt une dame, agitant un papier bleu, se présenta, suivie d’un valet de pied et d’un chasseur, à la grille du guichet. Vêtue tout en noir, et magnifiquement, le chapeau couvert d’un voile, elle essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé très ample. Jacques Collin reconnut aussitôt Asie, ou, pour rendre son véritable nom à cette femme, Jacqueline Collin, sa tante.
Cette atroce vieille, digne de son neveu, dont toutes les pensées étaient concentrées sur le prisonnier, et qui le défendait avec une intelligence, une perspicacité au moins égales en puissance à celles de la justice, avait une permission, donnée la veille au nom de la femme de chambre de la duchesse de Maufrigneuse, sur la recommandation de monsieur de Sérizy, de communiquer avec Lucien et l’abbé Carlos Herrera, dès qu’ils ne seraient plus au Secret, et sur laquelle le chef de division, chargé des prisons, avait écrit un mot.
Le papier, par sa couleur, impliquait déjà de puissantes recommandations ; car ces permissions, comme les billets de faveur au [F08-e] spectacle, diffèrent de forme et d’aspect. Aussi le porte-clés ouvrit-il le guichet, surtout en apercevant ce chasseur emplumé dont le costume vert et or, brillant comme celui d’un général russe, annonçait une visiteuse aristocratique et un blason quasi royal.
– Ah ! mon cher abbé ! s’écria la fausse grande dame qui versa un torrent de larmes en apercevant l’ecclésiastique, comment a-t-on pu mettre ici, même pour un instant, un si saint homme !
Le directeur prit la permission, et lut : À la recommandation de Son Excellence le comte de Sérizy.
– Ah ! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévoûment !
– Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault.
Et il arrêta lui-même au passage cette tonne de moire noire et de dentelles.
– Mais, à cette distance ! reprit Jacques Collin, et devant vous ?… ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l’assemblée.
La tante, dont la toilette devait étourdir le greffe, le directeur, les surveillants et les gendarmes, puait le musc. Elle portait, outre des dentelles pour mille écus, un cachemire noir de six mille francs. Enfin, le chasseur paradait dans la cour de la Conciergerie avec l’insolence d’un laquais qui se sait indispensable à une princesse exigeante. Il ne parlait pas au valet de pied, qui stationnait à la grille du quai, toujours ouverte pendant le jour.
– Que veux-tu ? Que dois-je faire ? dit madame de San-Esteban dans l’argot convenu entre la tante et le neveu.
Comme on l’a déjà vu dans L’INSTRUCTION CRIMINELLE, cet argot consistait à donner des terminaisons en ar ou en or, en al ou en i, de façon à défigurer les mots, soit français, soit d’argot, en les agrandissant. C’était le chiffre diplomatique appliqué au langage.
– Mets toutes les lettres en lieu sûr, prends les plus compromettantes pour chacune de ces dames, reviens mise en voleuse dans la salle des Pas-Perdus, et attends-y mes ordres.
Asie ou Jacqueline s’agenouilla comme pour recevoir la bénédiction, et le faux abbé bénit sa tante avec une componction évangélique.
– Addio, marchesa ! dit-il à haute voix. – Et, ajouta-t-il en se servant de leur langage de convention, retrouve Europe et Paccard avec les sept cent cinquante mille francs qu’ils ont effarouchés, il nous les faut.
– Paccard est là, répondit la pieuse marquise [F08-f] en montrant le chasseur les larmes aux yeux.
Cette promptitude de compréhension arracha non seulement un sourire, mais encore un mouvement de surprise à cet homme, qui ne pouvait être étonné que par sa tante.
La fausse marquise se tourna vers les témoins de cette scène en femme habituée à se poser.
– Il est au désespoir de ne pouvoir aller aux obsèques de son enfant, dit-elle en mauvais français, car cette affreuse méprise de la justice a fait connaître le secret de ce saint homme !… Moi, je vais assister à la messe mortuaire. Voici, monsieur, dit-elle à monsieur Gault, en lui donnant une bourse pleine d’or, voici pour soulager les pauvres prisonniers…
– Quel chique-mar ! lui dit à l’oreille son neveu satisfait.
Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau.
Bibi-Lupin, au désespoir, avait fini par se faire voir d’un vrai gendarme, à qui, depuis le départ de Jacques Collin il adressait des hem ! hem ! significatifs, et qui vint le remplacer dans la chambre du condamné. Mais cet ennemi de Trompe-la-Mort ne put arriver assez à temps pour voir la grande dame, qui disparut dans son brillant équipage, et dont la voix, quoique déguisée, apportait à son oreille des sons rogommeux.
– Trois cents balles pour les détenus !… disait le chef des surveillants en montrant à Bibi-Lupin la bourse que monsieur Gault avait remise à son greffier.
– Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin.
Le chef de la police secrète prit la bourse, vida l’or dans sa main, l’examina attentivement.
– C’est bien de l’or !… dit-il, et la bourse est armoriée ! Ah ! le gredin, est-il fort ! est-il complet ! Il nous met tous dedans, et à chaque instant !… On devrait tirer sur lui comme sur un chien !
– Qu’y a-t-il donc ? demanda le greffier en reprenant la bourse.
– Il y a que cette femme doit être une voleuse !… s’écria Bibi-Lupin en frappant du pied avec rage sur la dalle extérieure du guichet.
Ces mots produisirent une vive sensation parmi les spectateurs, groupés à une certaine distance de monsieur Samson, qui restait toujours debout, le dos appuyé contre le gros poêle, au centre de cette vaste salle voûtée, en attendant un ordre pour faire la toilette au criminel et dresser l’échafaud sur la place de Grève.
[F09-a] En se retrouvant au préau, Jacques Collin se dirigea vers ses amis du pas que devait avoir un habitué du pré.
– Qu’as-tu sur le casaquin ? dit-il à La Pouraille.
– Mon affaire est faite, reprit l’assassin que Jacques Collin avait emmené dans un coin. J’ai besoin maintenant d’un ami sûr.
– Et pourquoi ?
La Pouraille, après avoir raconté tous ses crimes à son chef, mais en argot, lui détailla l’assassinat et le vol commis chez les époux Crottat.
– Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. C’est bien travaillé ; mais tu me parais coupable d’une faute…
– Laquelle ?
– Une fois l’affaire faite, tu devais avoir un passeport russe, te déguiser en prince russe, acheter une belle voiture armoriée, aller déposer hardiment ton or chez un banquier, demander une lettre de crédit pour Hambourg, prendre la poste, accompagné d’un valet de chambre, d’une femme de chambre, et de ta maîtresse habillée en princesse ; puis, à Hambourg, t’embarquer pour le Mexique. Avec deux cent quatre-vingt mille francs en or, un gaillard d’esprit doit faire ce qu’il veut, et aller où il veut ! sinve !
– Ah ! tu as de ces idées-là, parce que tu es le Dab !… Tu ne perds jamais la sorbonne, toi ! Mais moi…
– Enfin, un bon conseil dans ta position, c’est du bouillon pour un mort, reprit Jacques Collin en jetant un regard fascinateur à son Fanandel.
– C’est vrai ! dit avec un air de doute [F09-b] La Pouraille. Donne-le moi toujours, ton bouillon ; s’il ne me nourrit pas, je m’en ferai un bain de pieds…
– Te voilà pris par la Cigogne, avec cinq vols qualifiés, trois assassinats, dont le plus récent concerne deux riches bourgeois. Les jurés n’aiment pas qu’on tue des bourgeois… Tu seras gerbé à la passe, et tu n’as pas le moindre espoir !…
– Ils m’ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille.
– Ma tante Jacqueline, avec qui je viens d’avoir un petit bout de conversation en plein greffe, et qui est, tu le sais, la mère aux Fanandels, m’a dit que la Cigogne voulait se défaire de toi, tant elle te craignait.
– Mais, dit La Pouraille avec une naïveté qui prouve combien les voleurs sont pénétrés du droit naturel de voler, je suis riche à présent, que craignent-ils ?
– Nous n’avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. Revenons à la situation ?…
– Que veux-tu faire de moi ? demanda La Pouraille en interrompant son dab.
– Tu vas voir ! un chien mort vaut encore quelque chose.
– Pour les autres !… dit La Pouraille.
– Je te prends dans mon jeu ! répliqua Jacques Collin.
– C’est déjà quelque chose !… dit l’assassin. Après ?
– Je ne te demande pas où est ton argent, mais ce que tu veux en faire ?
La Pouraille espionna l’œil impénétrable du Dab, qui continua froidement.
– As-tu quelque largue que tu aimes, un enfant, un fanandel à protéger ? Je serai dehors dans une heure, je pourrai tout pour ceux à qui tu veux du bien.
La Pouraille hésitait encore, il restait au port d’armes de l’indécision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument.
– Ta part dans notre caisse est de trente mille francs, la laisses-tu aux Fanandels, la donnes-tu à quelqu’un ? Ta part est en sûreté, je puis la remettre ce soir à qui tu veux la léguer.
L’assassin laissa échapper un mouvement de plaisir.
– Je le tiens ! se dit Jacques Collin. – Mais ne flânons pas, réfléchis ?… reprit-il en parlant à l’oreille de La Pouraille. Mon vieux, nous n’avons pas dix minutes à nous… Le procureur-général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. Je le tiens, cet homme, je puis tordre le cou à la Cigogne ! je suis certain de sauver Madeleine.
– Si tu sauves Madeleine, mon bon Dab, tu peux bien me…
– Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d’une voix brève. Fais ton testament !
– Eh ! bien, je voudrais donner l’argent à la Gonore, répondit La Pouraille d’un air piteux.
– Tiens !… tu vis avec la veuve de Moïse, ce juif qui était à la tête des rouleurs du midi ? demanda Jacques Collin.
[F09-c] Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes.
– C’est elle-même, dit La Pouraille excessivement flatté.
– Jolie femme ! dit Jacques Collin qui s’entendait admirablement à manœuvrer ces machines terribles. La largue est fine ! elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité ! C’est une voleuse finie… Ah ! tu t’es retrempé dans la Gonore, c’est bête de se faire terrer quand on tient une pareille largue. Imbécile ! il fallait prendre un petit commerce honnête, et vivoter !… Et que goupine-t-elle ?
– Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gère une maison…
– Ainsi, tu l’institues ton héritière ?… Voilà, mon cher, où nous mènent ces gueuses-là, quand on a la bêtise de les aimer…
– Oui, mais ne lui donne rien qu’après ma culbute !
– C’est sacré, dit Jacques Collin d’un ton sérieux. Rien aux fanandels ?
– Rien, ils m’ont servi, répondit haineusement La Pouraille.
– Qui t’a vendu ? Veux-tu que je te venge ? demanda vivement Jacques Collin en essayant de réveiller le dernier sentiment qui fasse vibrer ces cœurs au moment suprême. Qui sait, mon vieux Fanandel, si je ne pourrais pas, tout en te vengeant, faire ta paix avec la Cigogne ?…
Là, l’assassin regarda son dab d’un air hébété de bonheur.
– Mais, répondit le Dab à cette expression de physionomie parlante, je ne joue en ce moment la mislocq que pour Théodore. Après le succès de ce vaudeville, mon vieux, pour un de mes amis, car tu es des miens, toi ! je suis capable de bien des choses…
– Si je te vois seulement faire ajourner la cérémonie pour ce pauvre petit Théodore, tiens ? je ferai tout ce que tu voudras…
– Mais c’est fait, je suis sûr de cromper sa sorbonne des griffes de la Cigogne. Pour se désenflacquer, vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres… On ne peut rien tout seul…
– C’est vrai ! s’écria l’assassin.
La confiance était si bien établie, et sa foi dans le Dab si fanatique, que La Pouraille n’hésita plus. Il livra le secret de ses complices, ce secret si bien gardé jusqu’à présent. C’était tout ce que Jacques Collin voulait savoir.
– Voici la balle ! Dans le poupon, Ruffart, l’agent de Bibi-Lupin, était en tiers avec moi et Godet…
– Arrachelaine ?… s’écria Jacques Collin en donnant à Ruffart son nom de voleur.
– C’est cela. Les gueux m’ont vendu, parce que je connais leur cachette et qu’ils ne connaissent pas la mienne.
– Tu graisses mes bottes ! mon amour, dit Jacques Collin.
– Quoi !
– Eh ! bien, reprit le Dab, vois ce qu’on gagne à mettre en moi toute sa confiance ?… Maintenant, ta vengeance est un point de la [F09-d] partie que je joue !… Je ne te demande pas de m’indiquer ta cachette, tu me la diras au dernier moment ; mais, dis-moi tout ce qui regarde Ruffard et Godet ?
– Tu es et tu seras toujours notre dab, je n’aurai pas de secrets pour toi, répliqua La Pouraille. Mon or est dans la profonde (la cave) de la maison à la Gonore.
– Tu ne crains rien de ta largue ?
– Ah ! ouiche ! elle ne sait rien de mon tripotage ! reprit La Pouraille. J’ai soûlé la Gonore, quoique ce soit une femme à ne rien dire la tête dans la lunette. Mais, tant d’or !
– Oui, ça fait tourner le lait de la conscience la plus pure !… répliqua Jacques Collin.
– J’ai donc pu travailler sans luisant sur moi ! Toute la volaille dormait dans le poulailler. L’or est à trois pieds sous terre, derrière des bouteilles de vin. Et par dessus j’ai mis une couche de cailloux et de mortier.
– Bon, fit Jacques Collin. Et les cachettes des autres ?…
– Ruffard a son fade chez la Gonore, dans la chambre de la pauvre femme, qu’il tient par là, car elle peut devenir complice de recel et finir ses jours à Saint-Lazare.
– Ah ! le gredin ! comme la raille (la police) vous forme un voleur !… dit Jacques.
– Godet a mis son fade chez sa sœur, blanchisseuse de fin, une honnête fille qui peut attraper cinq ans de Lorcefé sans s’en douter. Le Fanandel a levé les carreaux du plancher, les a remis, et a filé.
– Sais-tu ce que je veux de toi ? dit alors Jacques Collin en jetant sur La Pouraille un regard magnétique.
– Quoi ?
– Que tu prennes sur ton compte l’affaire de Madeleine…
La Pouraille fit un singulier haut-le-corps ; mais il se remit promptement en posture d’obéissance sous le regard fixe du Dab.
– Eh bien ! tu renâcles déjà ! tu te mêles de mon jeu ! Voyons ? quatre assassinats ou trois, n’est-ce pas la même chose ?
– Peut-être !
– Par le meg des Fanandels, tu es sans raisiné dans les vermichels (sans sang dans les veines). Et moi qui pensais à te sauver !…
– Et comment ?
– Imbécile ! si l’on promet de rendre l’or à la famille, tu en seras quitte pour aller à viocque au pré. Je ne donnerais pas une face de ta sorbonne si l’on tenait l’argent ; mais, en ce moment, tu vaux sept cent mille francs, imbécile !…
– Dab ! dab ! s’écria La Pouraille au comble du bonheur.
– Et, reprit Jacques Collin, sans compter que nous rejetterons les assassinats sur Ruffard… Du coup, Bibi-Lupin est dégommé… je le tiens !
La Pouraille resta stupéfait de cette idée, ses yeux s’agrandirent, il fut comme une statue. Arrêté depuis trois mois, à la veille de passer à la cour d’assises, conseillé par ses amis de la Force, auxquels il n’avait pas parlé de ses complices, il était si bien sans espoir [F09-e] après l’examen de ses crimes, que ce plan avait échappé à toutes ces intelligences enflacquées. Aussi ce semblant d’espoir le rendit-il presque imbécile.
– Ruffard et Godet ont-ils déjà fait la noce ? ont-ils fait prendre l’air à quelques-uns de leurs jaunets ? demanda Jacques Collin.
– Ils n’osent pas, répondit La Pouraille. Les gredins attendent que je sois fauché. C’est ce que m’a fait dire ma largue par la Biffe, quand elle est venue voir le Biffon.
– Eh bien ! nous aurons leurs fades dans vingt-quatre heures !… s’écria Jacques Collin. Les drôles ne pourront pas restituer comme toi, tu seras blanc comme neige et eux rougis de tout le sang ! Tu deviendras, par mes soins, un honnête garçon entraîné par eux. J’aurai ta fortune pour mettre des alibis dans tes autres procès, et une fois au pré, car tu y retourneras, tu verras à t’évader… C’est une vilaine vie, mais c’est encore la vie !
Les yeux de La Pouraille annonçaient un délire intérieur.
– Vieux ! avec sept cent mille francs on a bien des cocardes ! disait Jacques Collin en grisant d’espoir son Fanandel.
– Dab ! Dab !
– J’éblouirai le ministre de la justice… Ah ! Ruffard la dansera, c’est une raille à démolir. Bibi-Lupin est frit.
– Eh ! bien, c’est dit ! s’écria La Pouraille avec une joie sauvage. Ordonne, j’obéis.
Et il serra Jacques Collin dans ses bras, en laissant voir des larmes de joie dans ses yeux, tant il lui parut possible de sauver sa tête.
– Ce n’est pas tout, dit Jacques Collin. La Cigogne a la digestion difficile, surtout en fait de redoublement de fièvre (révélation d’un nouveau fait à charge). Maintenant, il s’agit de servir de belle une largue (de dénoncer à faux une femme).
– Et comment ? À quoi bon ? demanda l’assassin.
– Aide-moi ! Tu vas voir !… répondit Trompe-la-Mort.
Jacques Collin révéla brièvement à La Pouraille le secret du crime commis à Nanterre, et lui fit apercevoir la nécessité d’avoir une femme qui consentirait à jouer le rôle qu’avait rempli la Ginetta. Puis il se dirigea vers le Biffon avec La Pouraille devenu joyeux.
– Je sais combien tu aimes la Biffe ?… dit Jacques Collin au Biffon.
Le regard que jeta le Biffon fut tout un poème horrible.
– Que fera-t-elle pendant que tu seras au pré ?
Une larme mouilla les yeux féroces du Biffon.
– Eh bien ! si je te la fourrais à la Lorcefé des largues (à la Force des femmes, les Madelonnettes ou Saint-Lazare) pour un an, le temps de ton gerbement (jugement), de ton départ, de ton arrivée et de ton évasion ?
– Tu ne peux faire ce miracle, elle est nique de mèche (sans aucune complicité) répondit l’amant de la Biffe.
– Ah ! mon Biffon, dit La Pouraille, Notre [F09-f]Dab est plus puissant que le Meg !… (Dieu.)
– Quel est ton mot de passe avec elle ? demanda Jacques Collin au Biffon avec l’assurance d’un maître qui ne doit pas essuyer de refus.
– Sorgue à Pantin ! (Nuit à Paris.) Avec ce mot, elle sait qu’on vient de ma part, et si tu veux qu’elle t’obéisse, montre-lui une thune de cinq balles (pièce de cinq francs), et prononce ce mot-ci : Tondif !
– Elle sera condamnée dans le gerbement de La Pouraille, et graciée pour révélation après un an d’ombre ! dit sentencieusement Jacques Collin en regardant La Pouraille.
La Pouraille comprit le plan de son dab, et lui promit, par un seul regard, de décider le Biffon à y coopérer en obtenant de la Biffe cette fausse complicité dans le crime dont il allait se charger.
– Adieu, mes enfants. Vous apprendrez bientôt que j’ai sauvé mon petit des mains de Charlot, dit Trompe-la-Mort. Oui, Charlot était au greffe avec ses soubrettes pour faire la toilette à Madeleine ! Tenez, dit-il, on vient me chercher de la part du dab de la cigogne (du procureur-général).
En effet, un surveillant sorti du guichet fit signe à cet homme extraordinaire, à qui le danger du jeune Corse avait rendu cette sauvage puissance avec laquelle il savait lutter contre la société.
Il n’est pas sans intérêt de faire observer qu’au moment où le corps de Lucien lui fut ravi, Jacques Collin s’était décidé, par une résolution suprême, à tenter une dernière incarnation, non plus avec une créature, mais avec une chose. Il avait enfin pris le parti fatal que prit Napoléon sur la chaloupe qui le conduisit vers le Bellérophon.
Par un concours bizarre de circonstances, tout aida ce génie du mal et de la corruption dans son entreprise. Aussi, quand même le dénoûment inattendu de cette vie criminelle perdrait un peu de ce merveilleux, qui, de nos jours, ne s’obtient que par des invraisemblances inacceptables, est-il nécessaire, avant de pénétrer avec Jacques Collin dans le cabinet du procureur-général, de suivre madame Camusot chez les personnes où elle alla, pendant que tous ces événements se passaient à la Conciergerie ?
Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l’historien des mœurs, c’est de ne point gâter le vrai par des arrangements en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque.
La nature sociale, à Paris surtout, comporte de tels hasards, des enchevêtrements de conjonctures si capricieuses, que l’imagination des inventeurs est à tout moment dépassée. La hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables ou peu décentes, à moins que l’écrivain ne les adoucisse, ne les émonde, ne les châtre.
[F10-a] Madame Camusot essaya de se composer une toilette du matin presque de bon goût, entreprise assez difficile pour la femme d’un juge qui, depuis six ans, avait constamment habité la province. Il s’agissait de ne donner prise à la critique ni chez la marquise d’Espard, ni chez la duchesse de Maufrigneuse, en venant les trouver de huit à neuf heures du matin.
Amélie-Cécile Camusot, quoique née Thirion, hâtons-nous de le dire, réussit à moitié. N’est-ce pas, en fait de toilette, se tromper deux fois ?…
On ne se figure pas de quelle utilité sont les femmes de Paris pour les ambitieux en tout genre ; elles sont aussi nécessaires dans le grand monde que dans le monde des voleurs, où, comme on vient de le voir, elles jouent un rôle énorme.
Ainsi, supposez un homme forcé de parler, [F10-b] dans un temps donné, sous peine de rester en arrière dans l’arène, à ce personnage, immense sous la restauration, et qui s’appelle encore aujourd’hui le garde des sceaux ?
Prenez un homme dans la condition la plus favorable ? un juge, c’est-à-dire un familier de la maison.
Le magistrat est obligé d’aller trouver soit un chef de division, soit le secrétaire particulier, soit le secrétaire général, et de leur prouver la nécessité d’obtenir une audience immédiate. Un garde des sceaux est-il jamais visible à l’instant même ? Au milieu de la journée, s’il n’est pas à la Chambre, il est au conseil des ministres, ou il signe, ou il donne audience. Le matin, il dort on ne sait où. Le soir, il a ses obligations publiques et personnelles. Si tous les juges pouvaient réclamer des moments d’audience, sous quelque prétexte que ce soit, le chef de la justice serait assailli. L’objet de l’audience particulière, immédiate, est donc soumis à l’appréciation d’une de ces puissances intermédiaires qui deviennent un obstacle, une porte à ouvrir, quand elle n’est pas déjà tenue par un compétiteur.
Une femme, elle ! va trouver une autre femme ; elle peut entrer dans la chambre à coucher immédiatement, en éveillant la curiosité de la maîtresse ou de la femme de chambre, surtout lorsque la maîtresse est sous le coup d’un grand intérêt ou d’une nécessité poignante.
Nommez la puissance femelle, madame la marquise d’Espard, avec qui devait compter un ministre ? Cette femme écrit un petit billet ambré que son valet de chambre porte au valet de chambre du ministre. Le ministre est saisi par [F10-c] le poulet au moment de son réveil, il le lit aussitôt. Si le ministre a des affaires, l’homme est enchanté d’avoir une visite à rendre à l’une des reines de Paris, une des puissances du faubourg Saint-Germain, une des favorites de Madame, de la dauphine ou du roi. Casimir Périer, le seul premier ministre réel qu’ait eu la Révolution de Juillet, quittait tout pour aller chez un ancien premier gentilhomme de la chambre du roi Charles X.
Cette théorie explique le pouvoir de ces mots : – « Madame, madame Camusot, pour une affaire très pressante, et que sait madame ! » dits à la marquise d’Espard par sa femme de chambre qui la supposait éveillée.
Aussi la marquise cria-t-elle d’introduire Amélie incontinent.
La femme du juge fut bien écoutée, quand elle commença par ces paroles : – Madame la marquise, nous sommes perdus pour vous avoir vengée…
– Comment, ma petite belle ?… répondit la marquise en regardant madame Camusot dans la pénombre que produisit la porte entr’ouverte. Vous êtes divine, ce matin, avec votre petit chapeau. Où trouvez-vous ces formes-là ?…
– Madame, vous êtes bien bonne… Mais vous savez que la manière dont Camusot a interrogé Lucien de Rubempré a réduit ce jeune homme au désespoir, et qu’il s’est pendu dans sa prison…
– Que va devenir madame de Sérizy ? s’écria la marquise en jouant l’ignorance pour se faire raconter tout à nouveau.
[F10-d] – Hélas ! on la tient pour folle… répondit Amélie. Ah ! si vous pouvez obtenir de Sa Grandeur qu’il mande aussitôt mon mari par une estafette envoyée au Palais, le ministre saura d’étranges mystères, il en fera bien certainement part au roi… Dès lors, les ennemis de Camusot seront réduits au silence.
– Quels sont les ennemis de Camusot ? demanda la marquise.
– Mais, le procureur-général, et maintenant monsieur de Sérizy…
– C’est bon, ma petite, répliqua madame d’Espard qui devait à messieurs de Grandville et de Sérizy sa défaite dans le procès ignoble qu’elle avait intenté pour faire interdire son mari, je vous défendrai. Je n’oublie ni mes amis, ni mes ennemis.
Elle sonna, fit ouvrir ses rideaux, le jour vint à flots ; elle demanda son pupitre, et la femme de chambre l’apporta.
La marquise griffonna rapidement un petit billet.
– Que Godard monte à cheval, et porte ce mot à la chancellerie ; il n’y a pas de réponse, dit-elle à sa femme de chambre.
La femme de chambre sortit vivement, et, malgré cet ordre, resta sur la porte pendant quelques minutes.
– Il y a donc de grands mystères ? demanda madame d’Espard. Contez-moi donc cela, ma chère petite. Clotilde de Grandlieu n’est-elle pas mêlée à cette affaire ?…
– Madame la marquise saura tout par Sa [F10-e] Grandeur, car mon marie ne m’a rien dit, il m’a seulement avertie de son danger. Il vaudrait mieux pour nous que madame de Sérizy mourût plutôt que de rester folle.
– Pauvre femme ! dit la marquise. Mais ne l’était-elle pas déjà ?
Les femmes du monde, par leurs cent manières de prononcer la même phrase, démontrent aux observateurs attentifs l’étendue infinie des modes de la musique. L’âme passe tout entière dans la voix aussi bien que dans le regard, elle s’empreint dans la lumière comme dans l’air, éléments que travaillent les yeux et le larynx. Par l’accentuation de ces deux mots : Pauvre femme ! la marquise laissa deviner le contentement de la haine satisfaite, le bonheur du triomphe. Ah ! combien de malheurs ne souhaitait-elle pas à la protectrice de Lucien ! La vengeance qui survit à la mort de l’objet haï, qui n’est jamais assouvie, cause une sombre épouvante. Aussi madame Camusot, quoique d’une nature âpre, haineuse et tracassière, fut-elle abasourdie. Elle ne trouva rien à répliquer, elle se tut.
– Diane m’a dit, en effet, que Léontine était allée à la prison, reprit madame d’Espard. Cette chère duchesse est au désespoir de cet éclat, car elle a la faiblesse d’aimer beaucoup madame de Sérizy ; mais cela se conçoit, elles ont adoré ce petit imbécile de Lucien presqu’en même temps, et rien ne lie ou ne désunit plus deux femmes que de faire leurs dévotions au même autel. Aussi cette chère amie a-t-elle passé deux heures hier dans la chambre de Léontine. Il paraît que la pauvre comtesse dit des choses affreuses ! On m’a dit que c’est dégoûtant !… Une femme comme il faut ne devrait pas être sujette à de pareils accès !… [F10-f] Fi ! C’est une passion purement physique. La duchesse est venue me voir pâle comme une morte, elle a eu bien du courage ! Il y a, dans cette affaire, des choses monstrueuses…
– Mon mari dira tout au Garde-des-Sceaux pour sa justification, car on voulait sauver Lucien, et lui, madame la marquise, il a fait son devoir. Un juge d’instruction doit toujours interroger les gens au secret, dans le temps voulu par la loi !… Il fallait bien lui demander quelque chose à ce petit malheureux, qui n’a pas compris qu’on le questionnait pour la forme, et il a fait tout de suite des aveux…
– C’était un sot et un impertinent ! dit sèchement madame d’Espard.
La femme du juge garda le silence en entendant cet arrêt.
– Si nous avons succombé dans l’interdiction de monsieur d’Espard, ce n’est pas la faute de Camusot, je m’en souviendrai toujours ! reprit la marquise après une pause… C’est Lucien, messieurs de Sérizy, Bauvan et de Grandville qui nous ont fait échouer. Avec le temps, Dieu sera pour moi ! Tous ces gens-là seront malheureux. Soyez tranquille, je vais envoyer le chevalier d’Espard chez le garde-des-sceaux pour qu’il se hâte de faire venir votre mari si c’est utile…
– Ah ! madame…
– Écoutez ! dit la marquise, je vous promets la décoration de la Légion-d’Honneur immédiatement, demain ! Ce sera comme un éclatant témoignage de satisfaction pour votre conduite dans cette affaire. Oui, c’est un blâme de plus pour Lucien, ça le dira coupable ! On [F10-g] se pend rarement pour son plaisir… Allons, adieu, chère belle !
Madame Camusot, dix minutes après, entrait dans la chambre à coucher de la belle Diane de Maufrigneuse, qui, couchée à une heure du matin, ne dormait pas encore à neuf heures.
Quelque insensibles que soient les duchesses, ces femmes, dont le cœur est en stuc, ne voient pas l’une de leurs amies en proie à la folie sans que ce spectacle ne leur fasse une impression profonde. Puis, les liaisons de Diane et de Lucien, quoique rompues depuis dix-huit mois, avaient laissé dans l’esprit de la duchesse assez de souvenirs pour que la funeste mort de cet enfant lui portât à elle aussi des coups terribles.
Diane avait vu pendant toute la nuit ce beau jeune homme, si charmant, si poétique, qui savait si bien aimer, pendu, comme le dépeignait Léontine dans les accès et avec les gestes de la fièvre chaude. Elle gardait de Lucien d’éloquentes, d’enivrantes lettres, comparables à celles écrites par Mirabeau à Sophie, mais plus littéraires, plus soignées, car ces lettres avaient été dictées par la plus violente des passions, la vanité ! Posséder la plus ravissante des duchesses, la voir faisant des folies pour lui, des folies secrètes, bien entendu ce bonheur avait tourné la tête à Lucien. L’orgueil de l’amant avait bien inspiré le poète. Aussi la duchesse avait-elle conservé ces lettres émouvantes, comme certains vieillards ont des gravures obscènes, à cause des éloges hyperboliques donnés à ce qu’elle avait de moins duchesse en elle.
– Et il est mort dans une ignoble prison ! se [F10-h] disait-elle en serrant les lettres avec effroi quand elle entendit frapper doucement à sa porte par sa femme de chambre.
– Madame Camusot, pour une affaire de la dernière gravité qui concerne madame la duchesse, dit la femme de chambre.
Diane se dressa sur ses jambes tout épouvantée.
– Oh ! dit-elle en regardant Amélie qui s’était composé une figure de circonstance, je devine tout ! Il s’agit de mes lettres… Ah ! mes lettres !…
Et elle tomba sur une causeuse. Elle se souvint alors d’avoir, dans l’excès de sa passion, répondu sur le même ton à Lucien, d’avoir célébré la poésie de l’homme comme il chantait les gloires de la femme, et par quels dithyrambes !
– Hélas ! oui, madame, je viens vous sauver plus que la vie ! il s’agit de votre honneur… Reprenez vos sens, habillez-vous, allons chez la duchesse de Grandlieu ; car, heureusement pour vous, vous n’êtes pas la seule de compromise…
– Mais Léontine, hier, a brûlé, m’a-t-on dit au Palais, toutes les lettres saisies chez notre pauvre Lucien ?
– Mais, madame, Lucien était doublé de Jacques Collin ! s’écria la femme du juge. Vous oubliez toujours cet atroce compagnonnage, qui, certes, est la seule cause de la mort de ce charmant et regrettable jeune homme ! Or, ce Machiavel du bagne n’a jamais perdu la tête, lui ! Monsieur Camusot a la certitude que ce [F10-i] monstre a mis en lieu sûr les lettres les plus compromettantes des maîtresses de son…
– Son ami, dit vivement la duchesse. Vous avez raison, ma petite belle, il faut aller tenir conseil chez les Grandlieu. Nous sommes tous intéressés dans cette affaire, et fort heureusement Sérizy nous donnera la main…
Le danger extrême a, comme on l’a vu par les scènes de la Conciergerie, une vertu sur l’âme aussi terrible que celle des plus puissants réactifs sur le corps. C’est une pile de Volta morale. Peut-être le jour n’est-il pas loin où l’on saisira le mode par lequel le sentiment se condense chimiquement en un fluide, peut-être pareil à celui de l’électricité.
Ce fut chez le forçat et chez la duchesse le même phénomène.
Cette femme abattue, mourante, et qui n’avait pas dormi, cette duchesse, si difficile à habiller, recouvra la force d’une lionne aux abois, et la présence d’esprit d’un général au milieu du feu. Diane choisit elle-même ses vêtements et improvisa sa toilette avec la célérité qu’y eût mise une grisette qui se sert de femme de chambre à elle-même.
Ce fut si merveilleux, que la soubrette resta sur ses jambes, immobile pendant un instant, tant elle fut surprise de voir sa maîtresse en chemise, laissant peut-être avec plaisir apercevoir à la femme du juge, à travers le brouillard clair du lin, un corps blanc, aussi parfait que celui de la Vénus de Canova. C’était comme un bijou sous son papier de soie.
Diane avait deviné soudain où se trouvait son corset de bonne fortune, ce corset qui [F10-j] s’accroche par devant, en évitant aux femmes pressées la fatigue et le temps si mal employé du laçage. Elle avait déjà fixé les dentelles de la chemise et massé convenablement les beautés de son corsage, lorsque la femme de chambre apporta le jupon, et acheva l’œuvre en donnant une robe.[ill.]
Pendant qu’Amélie, sur un signe de la femme de chambre, agrafait la robe par derrière et aidait la duchesse, la soubrette alla prendre des bas en fil d’Écosse, des brodequins de velours, un châle et un chapeau. Amélie et la femme de chambre chaussèrent chacune une jambe.
– Vous êtes la plus belle femme que j’aie vue, dit habilement Amélie en baisant le genou fin et poli de Diane par un mouvement passionné.
– Madame n’a pas sa pareille, dit la femme de chambre.
– Allons, Josette, taisez-vous ? répliqua la duchesse. – Vous avez une voiture ? dit-elle à madame Camusot. Allons, ma petite belle, nous causerons en route.
Et la duchesse descendit le grand escalier de l’hôtel de Cadignan en courant et en mettant ses gants, ce qui ne s’était jamais vu.
– À l’hôtel de Grandlieu, et promptement ! dit-elle à l’un de ses domestiques, en lui faisant signe de monter derrière la voiture.
Le valet hésita, car cette voiture était un fiacre.
– Ah ! madame la duchesse, vous ne m’aviez pas dit que ce jeune homme avait des lettres [F10-k] de vous ! sans cela, Camusot aurait bien autrement procédé…
– La situation de Léontine m’a tellement occupée que je me suis entièrement oubliée, dit-elle. La pauvre femme était déjà quasi folle avant-hier, jugez de ce qu’a dû produire de désordre en elle le fatal événement ! Ah ! si vous saviez, ma petite, quelle matinée nous avons eue hier… Non, c’est à faire renoncer à l’amour. Hier, traînées toutes les deux, Léontine et moi, par une atroce vieille, une marchande à la toilette, une maîtresse femme, dans cette sentine puante et sanglante qu’on nomme la Justice, je lui disais, en la conduisant au Palais : « N’est-ce pas à tomber sur ses genoux et à crier, comme madame de Nucingen, quand, en allant à Naples, elle a subi l’une de ces tempêtes effrayantes de la Méditerranée : – « Mon Dieu ! sauvez-moi, et plus jamais ! » Certes, voici deux journées qui compteront dans ma vie ! Sommes-nous stupides d’écrire ?… Mais on aime ! on reçoit des pages qui vous brûlent le cœur par les yeux, et tout flambe ! Et la prudence s’en va ! et l’on répond…
– Pourquoi répondre, quand on peut agir ! dit madame Camusot.
– Il est si beau de se perdre !… reprit orgueilleusement la duchesse. C’est la volupté de l’âme.
– Les belles femmes, répliqua modestement madame Camusot, sont excusables, elles ont bien plus d’occasions que nous autres de succomber !
La duchesse sourit.
– Nous sommes toujours trop généreuses, [F10-l] reprit Diane de Maufrigneuse. Je ferai comme cette atroce madame d’Espard.
– Et que fait-elle ? demanda curieusement la femme du juge.
– Elle a écrit mille billets doux…
– Tant que cela !… s’écria la Camusot en interrompant la duchesse.
– Eh ! bien, ma chère, on n’y pourrait pas trouver une phrase qui la compromette…
– Vous seriez incapable de conserver cette froideur, cette attention, répondit madame Camusot. Vous êtes femme, vous êtes de ces anges qui ne savent pas résister au diable…
– Je me suis juré de ne plus jamais écrire. Je n’ai, dans toute ma vie, écrit qu’à ce malheureux Lucien… Je conserverai ses lettres jusqu’à ma mort ! Ma chère petite, c’est du feu ! on en a besoin quelquefois…
– Si on les trouvait ! fit la Camusot avec un petit geste pudique.
– Oh ! je dirais que c’est les lettres d’un roman commencé. Car j’ai tout copié, ma chère, et j’ai brûlé les originaux !
– Oh ! madame, pour ma récompense, laissez-moi les lire…
– Peut-être, dit la duchesse. Vous verrez alors, ma chère, qu’il n’en a pas écrit de pareilles à Léontine !
Ce dernier mot fut toute la femme, la femme de tous les temps et de tous les pays.
[F11-a] Semblable à la grenouille de la fable de La Fontaine, madame Camusot crevait dans sa peau du plaisir d’entrer chez les Grandlieu en compagnie de la belle Diane de Maufrigneuse. Elle allait former, dans cette matinée, un de ces liens si nécessaires à l’ambition. Aussi s’entendait-elle appeler : – Madame la présidente. Elle éprouvait la jouissance ineffable de triompher d’obstacles immenses, et dont le principal était l’incapacité de son mari, secrète encore, mais qu’elle connaissait bien.
Faire arriver un homme médiocre ! c’est pour une femme, comme pour les rois, se donner le plaisir qui séduit tant les grands acteurs, et qui consiste à jouer cent fois une mauvaise pièce. [F11-b] C’est l’ivresse de l’égoïsme ! Enfin c’est en quelque sorte les saturnales du Pouvoir. Le Pouvoir ne se prouve sa force à lui-même que par le singulier abus de couronner quelque absurdité des palmes du succès, en insultant au génie, seule force que le pouvoir absolu ne puisse atteindre. La promotion du cheval de Caligula, cette farce impériale, a eu et aura toujours un grand nombre de représentations.
En quelques minutes, Diane et Amélie passèrent de l’élégant désordre dans lequel était la chambre à coucher de la belle Diane, à la correction d’un luxe grandiose et sévère, chez la duchesse de Grandlieu. Cette Portugaise très pieuse se levait toujours à huit heures pour aller entendre la messe à la petite église de Sainte-Valère, succursale de Saint-Thomas-d’Aquin, alors située sur l’esplanade des Invalides. Cette chapelle, aujourd’hui démolie, a été transportée rue de Bourgogne, en attendant la construction de l’église gothique qui sera, dit-on, dédiée à sainte Clotilde.
Aux premiers mots dits à l’oreille de la duchesse de Grandlieu par Diane de Maufrigneuse, la pieuse femme passa chez monsieur de Grandlieu qu’elle ramena promptement.
Le duc jeta sur madame Camusot un de ces rapides regards par lesquels les grands seigneurs analysent toute une existence, et souvent l’âme. La toilette d’Amélie aida puissamment le duc à deviner cette vie bourgeoise depuis Alençon jusqu’à Mantes, et de Mantes à Paris. Ah ! si la femme du juge avait pu connaître ce don des ducs, elle n’aurait pu soutenir gracieusement ce coup d’œil poliment ironique, elle n’en vit que la politesse. L’ignorance partage les priviléges de la finesse.
[F11-c] – C’est madame Camusot, la fille de Thirion, un des huissiers du cabinet, dit la duchesse à son mari.
Le duc salua très poliment la femme de robe, et sa figure perdit quelque peu de sa gravité.
Le valet de chambre du duc, que son maître avait sonné, se présenta.
– Allez rue Honoré-Chevalier, prenez une voiture. Arrivé là, vous sonnerez à une petite porte, au numéro 10. Vous direz au domestique qui viendra vous ouvrir la porte, que je prie son maître de passer ici ; vous me le ramènerez si ce monsieur est chez lui. Servez-vous de mon nom, il suffira pour aplanir toutes les difficultés. Tâchez de n’employer qu’un quart d’heure à tout faire.
Un autre valet de chambre, celui de la duchesse, parut aussitôt que celui du duc fut parti.
– Allez de ma part chez le duc de Chaulieu, faites-lui passer cette carte.
Le duc donna sa carte pliée d’une certaine manière. Quand ces deux amis intimes éprouvaient besoin de se voir à l’instant pour quelque affaire pressée et mystérieuse qui ne permettait pas l’écriture, ils s’avertissaient ainsi l’un l’autre.
On voit qu’à tous les étages de la société, les usages se ressemblent, et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances. Le grand monde a son argot. Mais cet argot s’appelle le style.
[F11-d] – Êtes-vous bien certaine, madame, de l’existence de ces prétendues lettres écrites par mademoiselle Clotilde de Grandlieu à ce jeune homme ? dit le duc de Grandlieu.
Et il jeta sur madame Camusot un regard, comme un marin jette la sonde.
– Je ne les ai pas vues, mais c’est à craindre, répondit-elle en tremblant.
– Ma fille n’a rien pu écrire qui ne soit avouable ! s’écria la duchesse.
– Pauvre duchesse !… pensa Diane en jetant un regard au duc de Grandlieu qui le fit trembler.
– Que crois-tu, ma chère petite Diane ? dit le duc à l’oreille de la duchesse de Maufrigneuse en l’emmenant dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Clotilde est si folle de Lucien, mon cher, qu’elle lui avait donné un rendez-vous avant son départ. Sans la petite Lenoncourt, elle se serait peut-être enfuie avec lui dans la forêt de Fontainebleau ! Je sais que Lucien écrivait à Clotilde des lettres à faire partir la tête d’une sainte ! Nous sommes trois filles d’Ève enveloppées par le serpent de la correspondance…
Le duc et Diane revinrent de l’embrasure vers la duchesse et madame Camusot, qui causaient à voix basse. Amélie, qui suivait en ceci les avis de la duchesse de Maufrigneuse, se posait en dévote pour gagner le cœur de la fière Portugaise.
– Nous sommes à la merci d’un ignoble forçat [F11-e] évadé ! dit le duc en faisant un certain mouvement d’épaules. Voilà ce que c’est que de recevoir chez soi des gens de qui l’on n’est pas parfaitement sûr ! On doit, avant d’admettre quelqu’un, bien connaître sa fortune, ses parents, tous ses antécédents…
Cette phrase est la morale de cette histoire, au point de vue aristocratique.
– C’est fait, dit la duchesse de Maufrigneuse. Pensons à sauver la pauvre madame de Sérizy, Clotilde, et moi…
– Nous ne pouvons qu’attendre Henri, je l’ai demandé ; mais tout dépend du personnage que Gentil est allé chercher. Dieu veuille que cet homme soit à Paris ! Madame, dit-il en s’adressant à madame Camusot, je vous remercie d’avoir pensé à nous…
C’était le congé de madame Camusot. La fille de l’huissier du cabinet avait assez d’esprit pour comprendre le duc, elle se leva ; mais la duchesse de Maufrigneuse, avec cette adorable grâce qui lui conquérait tant de discrétions et d’amitiés, prit Amélie par la main et la montra d’une certaine manière au duc et à la duchesse.
– Pour mon propre compte, et comme si elle ne s’était pas levée dès l’aurore pour nous sauver tous, je vous demande plus qu’un souvenir pour ma petite madame Camusot. D’abord, elle m’a déjà rendu de ces services qu’on n’oublie point ; puis, elle nous est tout acquise, elle et son mari. J’ai promis de faire avancer son Camusot, et je vous prie de le protéger avant tout, pour l’amour de moi.
– Vous n’avez pas besoin de cette [F11-e] recommandation, dit le duc à madame Camusot. Les Grandlieu se souviennent toujours des services qu’on leur a rendus. Les gens du roi vont dans quelque temps avoir l’occasion de se distinguer, on leur demandera du dévoûment, votre mari sera mis sur la brèche…
Madame Camusot se retira fière, heureuse, gonflée à étouffer.
Elle revint chez elle triomphante, elle s’admirait, elle se moquait de l’inimitié du procureur-général. Elle se disait : Si nous faisions sauter monsieur de Grandville !
Il était temps que madame Camusot se retirât. Le duc de Chaulieu, l’un des favoris du roi, se rencontra sur le perron avec cette bourgeoise.
– Henri, s’écria le duc de Grandlieu quand il entendit annoncer son ami, cours, je t’en prie au château, tâche de parler au roi, voici de quoi il s’agit.
Et il emmena le duc dans l’embrasure de la fenêtre, où il s’était entretenu déjà avec la légère et gracieuse Diane. De temps en temps, le duc de Chaulieu regardait à la dérobée la folle duchesse, qui, tout en causant avec la duchesse pieuse et se laissant sermonner, répondait aux œillades du duc de Chaulieu.
– Chère enfant, dit enfin le duc de Chaulieu dont l’aparté se termina, soyez donc sage ! Voyons ? ajouta-t-il en prenant les mains de Diane, gardez donc les convenances, ne vous compromettez plus, n’écrivez jamais ! Les lettres, ma chère, ont causé tout autant de malheurs particuliers que de malheurs publics… Ce qui serait pardonnable à une jeune fille comme [F11-f] Clotilde, aimant pour la première fois, est sans excuse chez…
– Un vieux grenadier qui a vu le feu ! dit la duchesse en faisant la moue au duc.
Ce mouvement de physionomie et la plaisanterie amenèrent le sourire sur les visages désolés des deux ducs et de la pieuse duchesse elle-même.
– Voilà quatre ans que je n’ai écrit de billets doux !… Sommes-nous sauvées ? demanda Diane qui cachait ses anxiétés sous ses enfantillages.
– Pas encore ! dit le duc de Chaulieu, car vous ne savez pas combien les actes arbitraires sont difficiles à commettre. C’est, pour un roi constitutionnel, comme une infidélité pour une femme mariée. C’est son adultère.
– Son péché mignon ! dit le duc de Grandlieu.
– Le fruit défendu ! reprit Diane en souriant. Oh ! comme je voudrais être gouvernement ! car je n’en ai plus, moi, de ce fruit, j’ai tout mangé.
– Oh ! chère ! chère ! dit la pieuse duchesse, vous allez trop loin…
Les deux ducs, en entendant une voiture arrêter au perron avec le fracas que font les chevaux lancés au galop, laissèrent les deux femmes ensemble après les avoir saluées, et allèrent dans le cabinet du duc de Grandlieu, où l’on introduisit l’habitant de la rue Honoré-Chevalier, qui n’était autre que le chef de la [F11-g] contre-police du château, de la police politique, l’obscur et puissant Corentin.
– Passez, dit le duc de Grandlieu, passez, monsieur de Saint-Denis.
Corentin, surpris de trouver tant de mémoire au duc, passa le premier, après avoir salué profondément les deux ducs.
– C’est toujours pour le même personnage, ou à cause de lui, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu.
– Mais il est mort, dit Corentin.
– Il reste un compagnon, fit observer le duc de Chaulieu, un rude compagnon.
– Le forçat, Jacques Collin ! répliqua Corentin.
– Parle, Henri ? dit le duc de Grandlieu à l’ancien ambassadeur.
– Ce misérable est à craindre, reprit le duc de Chaulieu, car il s’est emparé, pour pouvoir en faire une rançon, des lettres que mesdames de Sérizy et de Maufrigneuse ont écrites à ce Lucien Chardon, sa créature. Il paraît que c’était un système chez ce jeune homme d’arracher des lettres passionnées en échange des siennes, car mademoiselle de Grandlieu en a écrit, dit-on, quelques-unes ; on le craint, du moins ; et, nous ne pouvons rien savoir, elle est en voyage…
– Le petit jeune homme, répondit Corentin, était incapable de se faire de ces provisions-là !… [F11-h] C’est une précaution prise par l’abbé Carlos Herrera !
Corentin appuya son coude sur le bras du fauteuil où il s’était assis, et se mit la tête dans la main en réfléchissant.
– De l’argent !… cet homme en a plus que nous n’en avons ! dit-il. Esther Gobseck lui a servi d’asticot pour pêcher près de deux millions dans cet étang à pièces d’or appelé Nucingen… Messieurs, faites-moi donner plein pouvoir par qui de droit, je vous débarrasse de cet homme !…
– Et… des lettres ? demanda le duc de Grandlieu à Corentin.
– Écoutez, messieurs ! reprit Corentin en se levant et montrant sa figure de fouine en état d’ébullition.
Il enfonça ses mains dans les goussets de son pantalon de molleton noir à pied. Ce grand acteur du drame historique de notre temps avait passé seulement un gilet et une redingote, il n’avait pas quitté son pantalon du matin, tant il savait combien les grands sont reconnaissants de la promptitude en certaines occurrences. Il se promena familièrement dans le cabinet en discutant à haute voix, comme s’il était seul.
– C’est un forçat ! on peut le jeter, sans procès, au secret, à Bicêtre, sans communications possibles, et l’y laisser crever… Mais il peut avoir donné des instructions à ses affidés, en prévoyant ce cas-là !
– Mais il a été mis au secret, dit le duc de [F11-i] Grandlieu, sur-le-champ, après avoir été saisi chez cette fille, à l’improviste.
– Est-ce qu’il y a des Secrets pour ce gaillard-là ? répondit Corentin. Il est aussi fort que… que moi !
– Que faire ? se dirent par un regard les deux ducs.
– Nous pouvons réintégrer le drôle au bagne immédiatement…, à Rochefort, il y sera mort dans six mois !… oh ! sans crime ! dit-il en répondant à un geste du duc de Grandlieu. Que voulez-vous ? un forçat ne tient pas plus de six mois à un été chaud, quand on l’oblige à travailler réellement au milieu des miasmes de la Charente. Mais ceci n’est bon que si notre homme n’a pas pris des précautions pour ces lettres… Si le drôle s’est méfié de ses adversaires, et c’est probable, il faut découvrir quelles sont ses précautions. Si le détenteur des lettres est pauvre, il est corruptible… Il s’agit donc de le faire jaser. Jacques Collin ! Quel duel ! j’y serais vaincu. Ce qui vaudrait mieux, ce serait d’acheter ces lettres par d’autres lettres !… des lettres de grâce, et me donner cet homme dans ma boutique. Jacques Collin est le seul homme assez capable pour me succéder, ce pauvre Contenson et ce cher Peyrade étant morts. Jacques Collin m’a tué ces deux incomparables espions comme pour se faire une place. Il faut, vous le voyez, messieurs, me donner carte blanche. Jacques Collin est à la Conciergerie. Je vais aller voir monsieur de Grandville à son parquet. Envoyez donc là quelque personne de confiance qui me rejoigne, car il me faut, soit une lettre à montrer à monsieur de Grandville, qui ne sait rien de moi, lettre que je rendrai [F11-j] d’ailleurs au président du conseil, soit un introducteur très imposant… Vous avez une demi-heure, car il me faut une demi-heure environ pour m’habiller, c’est-à-dire pour devenir ce que je dois être aux yeux de monsieur le procureur-général.
– Monsieur, dit le duc de Chaulieu, je connais votre profonde habileté, je ne vous demande qu’un oui ou un non. Répondez-vous du succès ?…
– Oui, avec l’omnipotence, et avec votre parole de ne jamais me voir questionner à ce sujet. Mon plan est fait.
Cette réponse sinistre occasionna chez les deux grands seigneurs un léger frisson.
– Allez ! monsieur, dit le duc de Chaulieu. Vous porterez cette affaire dans les comptes de celles dont vous êtes habituellement chargé.
Corentin salua les deux grands seigneurs et partit.
Henri de Lenoncourt, pour qui Ferdinand de Grandlieu avait fait atteler une voiture, se rendit aussitôt chez le roi, qu’il pouvait voir en tout temps par le privilége de sa charge.
Ainsi, les divers intérêts noués ensemble, en bas et en haut de la société, devaient se rencontrer tous dans le cabinet du procureur-général, amenés tous par la nécessité, représentés par trois hommes : la Justice par monsieur de Grandville, la Famille par Corentin, devant ce terrible adversaire, Jacques Collin qui configurait le mal social dans sa sauvage énergie.
[F11-k] Quel duel que celui de la Justice et de l’Arbitraire, réunis contre le Bagne et sa ruse. Le Bagne, ce symbole de l’audace qui supprime le calcul et la réflexion, à qui tous les moyens sont bons, qui n’a pas l’hypocrisie de l’arbitraire, qui symbolise hideusement l’intérêt du ventre affamé, la sanglante, la rapide protestation de la Faim ! N’était-ce pas l’Attaque et la Défense ? Le Vol et la Propriété ? La question terrible de l’État social et de l’État naturel vidée dans le plus étroit espace possible ? Enfin, c’était une terrible, une vivante image de ces compromis anti-sociaux que font les trop faibles représentants du pouvoir avec de sauvages émeutiers.
[F12-a] Lorsqu’on annonça monsieur Camusot au procureur-général, il fit un signe pour qu’on le laissât entrer.
Monsieur de Grandville, qui pressentait cette visite, voulut s’entendre avec le juge sur la manière de terminer l’affaire Lucien. La conclusion ne pouvait plus être celle qu’il avait trouvée de concert avec Camusot, la veille, avant la mort du pauvre poète.
– Asseyez-vous, monsieur Camusot, dit monsieur de Grandville en tombant sur son fauteuil.
Le magistrat, seul avec le juge, laissa voir l’accablement dans lequel il se trouvait. Camusot regarda monsieur de Grandville et aperçut sur ce visage si ferme une pâleur presque livide, et une fatigue suprême, une prostration complète qui dénotaient des souffrances plus cruelles peut-être que celles du condamné à mort à qui le greffier avait annoncé le rejet de son pourvoi en cassation. Et cependant cette lecture, dans les usages de la justice, veut dire : Préparez-vous, voici vos derniers moments !
[F12-b] – Je reviendrai, monsieur le comte, dit Camusot, quoique l’affaire soit urgente…
– Restez, répondit le procureur-général avec dignité. Les vrais magistrats, monsieur, doivent accepter leurs angoisses et savoir les cacher. J’ai eu tort, si vous vous êtes aperçu de quelque trouble en moi…
Camusot fit un geste.
– Dieu veuille que vous ignoriez, monsieur Camusot, ces extrêmes nécessités de notre vie ! On succomberait à moins ! Je viens de passer la nuit auprès d’un de mes plus intimes amis (je n’ai que deux amis, c’est le comte Octave de Bauvan et le comte de Sérizy). Nous sommes restés, monsieur de Sérizy, le comte Octave et moi, depuis six heures hier au soir jusqu’à six heures ce matin, allant à tour de rôle du salon au lit de madame de Sérizy, en craignant chaque fois de la trouver morte ou pour jamais folle ! Desplein, Bianchon, Sinard n’ont pas quitté la chambre avec deux gardes malades. Le comte adore sa femme. Pensez à la nuit que je viens d’avoir entre une femme folle d’amour et mon ami fou de désespoir. Un homme d’état n’est pas désespéré comme un imbécile ! Sérizy, calme comme sur son siége au Conseil-d’État, se tordait sur un fauteuil pour nous offrir un visage tranquille. Et la sueur couronnait ce front incliné par tant de travaux. J’ai dormi de cinq à sept heures et demie, vaincu par le sommeil, et je devais être ici à huit heures et demie pour ordonner une exécution. Croyez-moi, monsieur Camusot, lorsqu’un magistrat a roulé durant tout une nuit dans les abîmes de la douleur en sentant la main de Dieu appesantie sur les choses humaines et frappant en plein sur de nobles cœurs, il lui est bien difficile de s’asseoir là, devant son bureau, et de dire froidement : « – Faites tomber une tête à quatre heures ! anéantissez une créature de Dieu pleine de vie, de force, de santé. » Et cependant, tel est mon devoir !… Abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud… Le [F12-c] condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. En ce moment, liés l’un à l’autre par une feuille de papier, moi la Société qui se venge, lui le Crime à expier, nous sommes le même devoir à deux faces, deux existences cousues pour un instant par le couteau de la loi. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint, qui les console ?… notre gloire est de les enterrer au fond de nos cœurs ! Le prêtre, avec sa vie offerte à Dieu, le soldat et ses mille morts données au pays, me semblent plus heureux que le magistrat avec ses doutes, ses craintes, sa terrible responsabilité. Vous savez qui l’on doit exécuter ? un jeune homme de vingt-sept ans, beau comme notre mort d’hier, blond comme lui, dont nous avons obtenu la tête contre notre attente, car il n’y avait à sa charge que les preuves du recel. Condamné, ce garçon n’a pas avoué ! Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. Depuis deux mois, j’ai deux têtes sur les épaules ! Oh ! je paierais son aveu d’un an de ma vie, car il faut rassurer les jurés !… Jugez quel coup porté à la justice si quelque jour on découvrait que le crime pour lequel il va mourir, a été commis par un autre. À Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques. Le jury, cette institution que les législateurs révolutionnaires ont crue si forte, est un élément de ruine sociale ; car elle manque à sa mission, elle ne protège pas suffisamment la Société. Le jury joue avec ses fonctions. Les jurés se divisent en deux camps, dont l’un ne veut plus de la peine de mort, et il en résulte un renversement total de l’égalité devant la loi ! Tel crime horrible, le parricide, obtient dans un département un verdict de non culpabilité, tandis que dans un autre département, tel autre crime, ordinaire pour ainsi dire, est puni de mort ! Que serait-ce [F12-d] si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un innocent ?
– C’est un forçat évadé, fit observer timidement monsieur Camusot.
– Il deviendrait entre les mains de l’Opposition et de la Presse un agneau pascal ! s’écria monsieur de Grandville, et l’Opposition aurait beau jeu pour le savonner, car c’est un Corse fanatique des idées de son pays, ses assassinats sont les effets de la vendetta !… Dans cette île, on tue son ennemi, et l’on se croit, et l’on est cru très honnête homme… Ah ! les vrais magistrats sont bien malheureux ! Tenez, ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. Le monde ne les verrait que sortant de leurs cellules à des heures fixes, graves, vieux, vénérables, jugeant à la manière des grands-prêtres dans les sociétés antiques, qui réunissaient en eux le pouvoir judiciaire et le pouvoir sacerdotal ! On ne nous trouverait que sur nos siéges… On nous voit aujourd’hui souffrant ou nous amusant comme les autres !… On nous voit dans les salons, en famille, citoyens, ayant des passions, et nous pouvons être grotesques au lieu d’être terribles !…
Ce cri suprême, scandé par des repos et des interjections, accompagné de gestes qui le rendaient d’une éloquence difficilement traduite sur le papier, fit frissonner Camusot.
– Moi, monsieur, dit Camusot, j’ai commencé hier aussi l’apprentissage des souffrances de notre état !… j’ai failli mourir de la mort de ce jeune homme, il n’avait pas compris ma partialité, le malheureux s’est enferré lui-même…
– Et il fallait ne pas l’interroger, s’écria monsieur de Grandville, il est si facile de rendre service par une abstention…
– Et la loi ! répondit Camusot, il était arrêté [F12-e] depuis deux jours !…
– Le malheur est consommé, reprit le procureur-général. J’ai réparé de mon mieux ce qui, certes est irréparable. Ma voiture et mes gens sont au convoi de ce pauvre faible poète. Sérizy a fait comme moi, bien plus, il accepte la charge que lui a donnée ce malheureux jeune homme, il sera son exécuteur testamentaire. Il a obtenu de sa femme, par cette promesse, un regard où luisait le bon sens. Enfin, le comte Octave assiste en personne à ces funérailles.
– Eh bien ! monsieur le comte, dit Camusot, achevons notre ouvrage. Il nous reste un prévenu bien dangereux. C’est, vous le savez aussi bien que moi, Jacques Collin. Ce misérable sera reconnu pour ce qu’il est…
– Nous sommes perdus ! s’écria monsieur de Grandville.
– Il est en ce moment auprès de votre condamné à mort, qui fut jadis au bagne pour lui, ce que Lucien était à Paris… son protégé ! Bibi-Lupin s’est déguisé en gendarme pour assister à l’entrevue.
– De quoi se mêle la police judiciaire ?… dit le procureur-général, elle ne doit agir que par mes ordres !…
– Toute la Conciergerie saura que nous tenons Jacques Collin… Eh bien ! je viens vous dire que ce grand et audacieux criminel doit posséder les lettres les plus dangereuses de la correspondance de madame de Sérizy, de la duchesse de Maufrigneuse et de mademoiselle Clotilde de Grandlieu.
– Êtes-vous sûr de cela ?… demanda monsieur de Grandville en laissant voir sur sa figure une douloureuse surprise.
– Jugez, monsieur le comte, si j’ai raison [F12-f] de craindre ce malheur. Quand j’ai développé la liasse des lettres saisies chez cet infortuné jeune homme, Jacques Collin y a jeté un coup d’œil incisif, et a laissé échapper un sourire de satisfaction à la signification duquel un juge d’instruction ne pouvait pas se tromper… Un scélérat aussi profond que Jacques Collin se garde bien de lâcher de pareilles armes. Que dites-vous de ces documents entre les mains d’un défenseur que le drôle choisira parmi les ennemis du gouvernement et de l’aristocratie ? Ma femme, pour laquelle la duchesse de Maufrigneuse a des bontés, est allée la prévenir, et dans ce moment, elles doivent être chez les Grandlieu à tenir conseil…
– Le procès de cet homme est impossible ! s’écria le procureur-général en se levant et parcourant son cabinet à grands pas. Il aura mis les pièces en lieu de sûreté…
– Je sais où, dit Camusot.
Par ce seul mot, le juge d’instruction effaça toutes les préventions que le procureur-général avait conçues contre lui.
– Voyons ?… dit monsieur de Grandville en s’asseyant.
– En venant de chez moi au Palais, j’ai bien profondément réfléchi à cette désolante affaire. Jacques Collin a une tante, une tante naturelle et non artificielle, une femme sur le compte de laquelle la police politique a fait passer une note à la Préfecture. Il est l’élève et le dieu de cette femme, la sœur de son père, elle se nomme Jacqueline Collin. Cette drôlesse a un établissement de marchande à la toilette, et à l’aide des relations qu’elle s’est créées par ce commerce, elle pénètre bien des secrets de famille. Si Jacques Collin a confié la garde de ces papiers sauveurs pour lui à quelqu’un, c’est à cette créature, arrêtons-la…
Le procureur-général jeta sur Camusot un [F12-g] fin regard qui voulait dire : – Cet homme n’est pas si sot que je le croyais hier ; seulement il est jeune encore, il ne sait pas manœuvrer les guides de la justice.
– Mais, dit Camusot en continuant, pour réussir, il faut changer toutes les mesures que nous avons prises hier, et je venais vous demander vos conseils, vos ordres…
Le procureur-général prit son couteau à papier et en frappa doucement le bord de la table, par un de ces gestes familiers à tous les penseurs, quand ils s’abandonnent entièrement à la réflexion.
– Trois grandes familles en péril ! s’écria-t-il… Il ne faut pas faire un seul pas de clerc !… Vous avez raison, avant tout, suivons l’axiome de Fouché : Arrêtons ! Il faut réintégrer au secret à l’instant Jacques Collin.
– Nous avouons ainsi le forçat ! C’est perdre la mémoire de Lucien…
– Quelle affreuse affaire ! dit monsieur de Grandville, tout est danger.
En ce moment le directeur de la Conciergerie entra, non sans avoir frappé ; mais un cabinet comme celui du procureur-général est si bien gardé, que les familiers du parquet peuvent seuls frapper à la porte.
– Monsieur le comte, dit monsieur Gault, le prévenu qui porte le nom de Carlos Herrera demande à vous parler.
– A-t-il communiqué avec quelqu’un ? demanda le procureur-général.
– Avec les détenus, car il est au préau depuis sept heures et demie environ. Il a vu le condamné à mort, qui paraît avoir causé avec lui.
[F12-h] Monsieur de Grandville, sur un mot de monsieur Camusot qui lui revint comme un trait de lumière, aperçut tout le parti qu’on pouvait tirer, pour obtenir la remise des lettres, un aveu, de l’intimité de Jacques Collin avec Théodore Calvi. Heureux d’avoir une raison pour remettre l’exécution, il appela par un geste monsieur Gault près de lui.
– Mon intention, lui dit-il, est de remettre à demain l’exécution ; mais qu’on ne soupçonne pas ce retard à la Conciergerie. Silence absolu. Que l’exécuteur paraisse aller surveiller les apprêts. Envoyez ici, sous bonne garde, ce prêtre espagnol, il nous est réclamé par l’ambassade d’Espagne. Les gendarmes amèneront le sieur Carlos par votre escalier de communication, pour qu’il ne puisse voir personne. Prévenez ces hommes, afin qu’ils se mettent deux à le tenir, chacun par un bras, et qu’on ne le quitte qu’à la porte de mon cabinet. Êtes-vous bien sûr, monsieur Gault, que ce dangereux étranger n’a pu communiquer qu’avec les détenus ?
– Ah ! au moment où il est sorti de la chambre du condamné à mort, il s’est présenté pour le voir une dame…
Ici les deux magistrats échangèrent un regard, et quel regard !
– Quelle dame ? dit Camusot.
– Une de ses pénitentes… une marquise, répondit monsieur Gault.
– De pis en pis ! s’écria monsieur de Grandville en regardant Camusot.
– Elle a donné la migraine aux gendarmes et aux surveillants, reprit monsieur Gault interloqué.
– Rien n’est indifférent dans vos fonctions, [F12-i] dit sévèrement le procureur-général. La Conciergerie n’est pas murée comme elle l’est pour rien. Comment cette dame est-elle entrée ?…
– Avec une permission en règle, monsieur, répliqua le directeur. Cette dame, parfaitement bien mise, accompagnée d’un chasseur et d’un valet de pied, en grand équipage, est venue voir son confesseur avant d’aller à l’enterrement de ce malheureux jeune homme que vous avez fait enlever…
– Apportez-moi la permission de la Préfecture, dit monsieur de Grandville.
– Elle est donnée à la recommandation de son excellence le comte de Sérizy.
– Comment était cette femme ? demanda le procureur-général.
– Ça nous a paru devoir être une femme comme il faut.
– Avez-vous vu sa figure ?
– Elle portait un voile noir…
– Qu’ont-ils dit ?
– Mais une dévote avec un livre de prières !… que pouvait-elle dire ?… Elle a demandé la bénédiction de l’abbé, s’est agenouillée…
– Se sont-ils entretenus pendant longtemps ? demanda le juge.
– Pas cinq minutes ; mais personne de nous n’a rien compris à leurs discours, ils ont parlé vraisemblablement espagnol.
– Dites-nous tout, monsieur, reprit le procureur-général. Je vous le répète, le plus petit détail est, pour nous, d’un intérêt capital. Que ceci vous soit un exemple !
[F12-j] – Elle pleurait, monsieur ?
– Pleurait-elle réellement ?
– Nous n’avons pas pu le voir, elle cachait sa figure dans son mouchoir. Elle a laissé trois cents francs en or pour les détenus…
– Ce n’est pas elle ! s’écria Camusot.
– Bibi-Lupin, reprit monsieur Gault, s’est écrié : – C’est une voleuse.
– Il s’y connaît ! dit monsieur de Grandville. Lancez votre mandat ! ajouta-t-il en regardant Camusot, et vivement les scellés chez elle, partout ! Mais comment a-t-elle obtenu la recommandation de monsieur de Sérizy ?… Apportez-moi la permission de la Préfecture… allez, monsieur Gault ! Envoyez-moi promptement cet abbé. Tant que nous l’aurons là, le danger ne saurait s’aggraver. Et, en deux heures de conversation, on fait bien du chemin dans l’âme d’un homme.
– Surtout un procureur-général comme vous, dit finement Camusot.
– Nous serons deux, répondit poliment le procureur-général.
Et il retomba dans ses réflexions.
– On devrait créer, dans tous les parloirs de prison, une place de surveillant, qui serait donnée, avec de bons appointements, comme retraite aux plus habiles et aux plus dévoués agents de police, dit-il après une longue pause. Bibi-Lupin devrait finir là ses jours. Nous aurions un œil et une oreille dans un endroit qui veut une surveillance plus habile que celle qui s’y trouve. Monsieur Gault n’a rien pu nous dire de décisif.
– Il est si occupé, dit Camusot ; mais, [F12-k] entre les Secrets et nous, il existe une lacune, et il n’en faudrait pas. Pour venir de la Conciergerie à nos cabinets, on passe par des corridors, par des cours, par des escaliers. L’attention de nos agents n’est pas perpétuelle, tandis que le détenu pense toujours à son affaire… Il s’est trouvé, m’a-t-on dit, une dame déjà sur le passage de Jacques Collin, quand il est sorti du Secret pour être interrogé. Cette femme est venue jusqu’au poste des gendarmes, en haut du petit escalier de la Souricière, les huissiers me l’ont dit, et j’ai grondé les gendarmes à ce sujet…
– Oh ! le Palais est à reconstruire en entier, dit monsieur de Grandville ; mais c’est une dépense de vingt à trente millions !… Allez donc demander trente millions aux Chambres pour les convenances de la Justice !
On entendit le pas de plusieurs personnes et le son des armes. Ce devait être Jacques Collin. Le procureur-général mit sur sa figure un masque de gravité sous lequel l’homme disparut. Camusot imita le chef du parquet. En effet, le garçon de bureau du cabinet ouvrit la porte, et Jacques Collin se montra, calme et sans aucun étonnement.
– Vous avez voulu me parler, dit le magistrat, je vous écoute.
– Monsieur le comte, je suis Jacques Collin, je me rends !
Camusot tressaillit, le procureur-général resta calme.
[F13-a] – Vous devez penser que j’ai des motifs pour agir ainsi, reprit Jacques Collin en étreignant les deux magistrats par un regard railleur. Je dois vous embarrasser énormément ; car, en restant prêtre espagnol, vous me faites reconduire par la gendarmerie jusqu’à la frontière de Bayonne, et là, des bayonnettes espagnoles vous débarrasseraient de moi !
Les deux magistrats demeurèrent impassibles et silencieux.
– Monsieur le comte, reprit le forçat, les raisons qui me font agir ainsi sont encore plus graves que celles-ci, quoiqu’elles me soient diablement personnelles ; mais je ne puis les dire qu’à vous… Si vous aviez peur…
– Peur de qui ? de quoi ? dit le comte de Grandville.
L’attitude, la physionomie, l’air de tête, le [F13-b] geste, le regard firent en ce moment de ce grand procureur-général une vivante image de la Magistrature, qui doit offrir les plus beaux exemples de courage civil. Dans ce moment si rapide, il fut à la hauteur des vieux magistrats de l’ancien parlement, au temps des guerres civiles où les présidents se trouvaient souvent face à face avec la mort et restaient alors de marbre comme les statues qu’on leur a élevées.
– Mais peur de rester seul avec un forçat évadé.
– Laissez-nous, monsieur Camusot, dit vivement le procureur-général.
– Je voulais vous proposer de me faire attacher les mains et les pieds, reprit froidement Jacques Collin en enveloppant les deux magistrats d’un regard formidable. Il fit une pause et reprit gravement : – Monsieur le comte, vous n’aviez que mon estime, mais vous avez en ce moment mon admiration…
– Vous vous croyez donc redoutable ? demanda le magistrat d’un air plein de mépris.
– Me croire redoutable ? dit le forçat, à quoi bon ? je le suis, et je le sais.
Jacques Collin prit une chaise et s’assit avec toute l’aisance d’un homme qui se sait à la hauteur de son adversaire dans une conférence où il traite de puissance à puissance.
En ce moment, monsieur Camusot, qui se trouvait sur le seuil de la porte qu’il allait fermer, rentra, revint jusqu’à monsieur de Grandville, et lui remit, pliés, deux papiers…
– Voyez, dit le juge au procureur-général en lui montrant l’un des papiers.
[F13-c] – Rappelez monsieur Gault, cria le comte de Grandville aussitôt qu’il eut lu le nom de la femme de chambre de madame de Maufrigneuse, qui lui était connue.
Le directeur de la Conciergerie entra.
– Dépeignez-nous, lui dit à l’oreille le procureur-général, la femme qui est venue voir le prévenu.
– Petite, forte, grasse, trapue, répondit monsieur Gault.
– La personne pour qui le permis a été délivré est grande et mince, dit monsieur de Grandville. Quel âge, maintenant ?
– Soixante ans.
– Il s’agit de moi, messieurs ? dit Jacques Collin. Voyons, reprit-il avec bonhomie, ne cherchez pas. Cette personne est ma tante, une tante vraisemblable, une femme, une vieille. Je puis vous éviter bien des embarras… Vous ne trouverez ma tante que si je le veux… Si nous pataugeons ainsi, nous n’avancerons guères.
– Monsieur l’abbé ne parle plus le français en espagnol, dit monsieur Gault, il ne bredouille plus.
– Parce que les choses sont assez embrouillées, mon cher monsieur Gault ! répondit Jacques Collin avec un sourire amer et en appelant le directeur par son nom.
En ce moment monsieur Gault se précipita vers le procureur-général et lui dit à l’oreille : Prenez garde à vous, monsieur le comte, cet homme est en fureur !
[F13-d] Monsieur de Grandville regarda lentement Jacques Collin et le trouva calme ; mais il reconnut bientôt la vérité de ce que lui disait le directeur. Cette trompeuse attitude cachait la froide et terrible irritation des nerfs du Sauvage. Les yeux de Jacques Collin couvaient une éruption volcanique, ses poings étaient crispés. C’était bien le tigre se ramassant pour bondir sur une proie.
– Laissez-nous, reprit d’un air grave le procureur-général en s’adressant au directeur de la Conciergerie et au juge.
– Vous avez bien fait de renvoyer l’assassin de Lucien !… dit Jacques Collin sans s’inquiéter si Camusot pouvait ou non l’entendre, je n’y tenais plus, j’allais l’étrangler…
Et monsieur de Grandville frissonna. Jamais il n’avait vu tant de sang dans les yeux d’un homme, tant de pâleur aux joues, tant de sueur au front, et une pareille contraction de muscles.
– À quoi ce meurtre vous eût-il servi ? demanda tranquillement le procureur-général au criminel.
– Vous vengez tous les jours, ou vous croyez venger la Société, monsieur, et vous me demandez raison d’une vengeance !… Vous n’avez donc jamais senti dans vos veines la vengeance y roulant ses lames !… Ignorez-vous donc que c’est cet imbécile de juge qui nous l’a tué ; car vous l’aimiez, mon Lucien, et il vous aimait ! Je vous sais par cœur, monsieur. Ce cher enfant me disait tout, le soir, quand il rentrait ; je le couchais, comme une bonne couche son marmot, et je lui faisais tout raconter… Il me confiait tout, jusqu’à ses moindres [F13-e] sensations… Ah ! jamais une bonne mère n’a tendrement aimé son fils unique comme j’aimais cet ange. Si vous saviez ! le bien naissait dans ce cœur comme les fleurs se lèvent dans les prairies ! Il était faible, voilà son seul défaut, faible comme la corde de la lyre, si forte quand elle se tend… C’est les plus belles natures, leur faiblesse est tout uniment la tendresse, l’admiration, la faculté de s’épanouir au soleil de l’Art, de l’Amour, du Beau que Dieu a fait pour l’homme sous mille formes !… Enfin, Lucien était une femme manquée. Ah ! que n’ai-je pas dit à la brute bête qui vient de sortir… Ah ! monsieur, j’ai fait, dans ma sphère de prévenu devant un juge, ce que Dieu aurait fait pour sauver son fils, si, voulant le sauver, il l’eût accompagné devant Pilate !…
Un torrent de larmes sortit de ses yeux clairs et jaunes, qui naguère flamboyaient comme ceux d’un loup affamé par six mois de neige en pleine Ukraine.
– Cette buse n’a voulu rien écouter, et il a perdu l’enfant !… Monsieur, j’ai lavé le cadavre du petit de mes larmes, en implorant celui que je ne connais pas et qui est au dessus de nous ! Moi qui ne crois pas en Dieu !… (Si je n’étais pas matérialiste, je ne serais pas moi !…) Je vous ai tout dit là dans un mot ! Vous ne savez pas, aucun homme ne sait ce que c’est que la douleur ; moi seul je la connais. Le feu de la douleur absorbait si bien mes larmes que cette nuit je n’ai pas pu pleurer. Je pleure maintenant, parce que je sens que vous me comprenez… Je vous ai vu là, tout à l’heure, posé en Justice… Ah ! monsieur, que Dieu… (je commence à croire en lui !) que Dieu vous préserve d’être comme je suis… Ce sacré juge m’a ôté mon âme ! Monsieur ! monsieur ! on enterre en ce moment ma vie, ma [F13-f] beauté, ma vertu, ma conscience, toute ma force ! Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang… Me voilà ! je suis ce chien… Voilà pourquoi je suis venu vous dire : « Je suis Jacques Collin, je me rends !… » J’avais résolu cela ce matin quand on est venu m’arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau… Je voulais me mettre au service de la Justice sans conditions… Maintenant, je dois en faire, vous allez savoir pourquoi…
– Parlez-vous à monsieur de Grandville ou au procureur-général ? dit le magistrat.
Ces deux hommes, LE CRIME et LA JUSTICE, se regardèrent. Le forçat avait profondément ému le magistrat qui fut pris d’une pitié divine pour ce malheureux, il devina sa vie et ses sentiments.
Enfin, le magistrat (un magistrat est toujours magistrat) à qui la conduite de Jacques Collin depuis son évasion était inconnue, pensa qu’il pourrait se rendre maître de ce criminel, uniquement coupable d’un faux après tout. Et il voulut essayer de la générosité sur cette nature composée, comme le bronze, de divers métaux, de bien et de mal.
Puis monsieur de Grandville, arrivé à cinquante-trois ans sans avoir pu jamais inspirer l’amour, admirait les natures tendres, comme tous les hommes qui n’ont pas été aimés. Peut-être ce désespoir, le lot de beaucoup d’hommes à qui les femmes n’accordent que leur estime ou leur amitié, était-il le lien secret de l’intimité profonde de messieurs de Bauvan, de Grandville et de Sérizy ; car un même [F13-g] malheur, tout aussi bien qu’un bonheur mutuel, met les âmes au même diapason.
– Vous avez un avenir !… dit le procureur-général en jetant un regard d’inquisiteur sur ce scélérat abattu.
L’homme fit un geste par lequel il exprima la plus profonde indifférence de lui-même.
– Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs…
– Pauvre ! pauvre petit ! pauvre petit ! s’écria Jacques Collin, toujours trop honnête ! J’étais, moi, tous les sentiments mauvais ; il était, lui, le bon, le noble, le beau, le sublime ! On ne change pas de si belles âmes ! Il n’avait pris de moi que mon argent, monsieur !…
Cet abandon profond, entier de la personnalité que le magistrat ne pouvait ranimer, prouvait si bien les terribles paroles de cet homme que monsieur de Grandville passa du côté du criminel.
Restait le procureur-général !
– Si rien ne vous intéresse plus, demanda monsieur de Grandville, qu’êtes-vous donc venu me dire ?
– N’est-ce pas déjà beaucoup que de me livrer ? Vous brûliez, mais vous ne me teniez pas ? vous seriez d’ailleurs trop embarrassé de moi !…
– Quel adversaire ! pensa le procureur-général.
– Vous allez, monsieur le procureur-général, [F13-h] faire couper le cou à un innocent, et j’ai trouvé le coupable, reprit gravement Jacques Collin en séchant ses larmes. Je ne suis pas ici pour eux, mais pour vous. Je venais vous ôter un remords, car j’aime tous ceux qui ont porté un intérêt quelconque à Lucien, de même que je poursuivrai de ma haine tous ceux ou celles qui l’ont empêché de vivre… Qu’est-ce que ça me fait un forçat à moi ? reprit-il après une légère pause. Un forçat, à mes yeux, c’est à peine pour moi ce qu’est une fourmi pour vous. Je suis comme les brigands de l’Italie, – de fiers hommes ! – tant que le voyageur leur rapporte quelque chose de plus que le prix du coup de fusil, ils l’étendent mort ! Je n’ai pensé qu’à vous. J’ai confessé ce jeune homme, qui ne pouvait se fier qu’à moi, c’est mon camarade de chaîne ! Théodore est une bonne nature, il a cru rendre service à une maîtresse en se chargeant de vendre ou d’engager des objets volés ; mais il n’est pas plus criminel dans l’Affaire de Nanterre que vous ne l’êtes. C’est un Corse, c’est dans leurs mœurs de se venger, de se tuer les uns les autres comme des mouches. En Italie et en Espagne, on n’a pas le respect de la vie de l’homme. Et c’est tout simple. On nous y croit pourvus d’une âme ! d’un quelque chose, une image de nous qui nous survit, qui vivrait éternellement. Allez donc dire cette billevesée à nos annalistes ! C’est les pays athées ou philosophes qui font payer chèrement la vie humaine à ceux qui la troublent, et ils ont raison, puisqu’ils ne croient qu’à la matière, au présent ! Si Calvi vous avait indiqué la femme de qui viennent les objets volés, vous auriez trouvé, non pas le vrai coupable, car il est dans vos griffes ; mais un complice que le pauvre Théodore ne veut pas perdre, car c’est une femme… Que voulez-vous ? chaque état a son point d’honneur, le bagne et les filous ont les leurs ! [F13-i] Maintenant je connais l’assassin de ces deux femmes et les auteurs de ce coup hardi, singulier, bizarre, on me l’a raconté dans tous ses détails. Suspendez l’exécution de Calvi, vous saurez tout ; mais donnez-moi votre parole de le réintégrer au bagne, en faisant commuer sa peine… Dans la douleur où je suis, on ne peut prendre la peine de mentir, vous savez cela. Ce que je vous dis est la vérité…
– Avec vous, Jacques Collin, quoique ce soit abaisser la justice, qui ne saurait faire de semblables compromis, je crois pouvoir me relâcher de la rigueur de mes fonctions, et en référer à qui de droit.
– M’accordez-vous cette vie ?
– Cela se pourra…
– Monsieur, je vous supplie de me donner votre parole, elle me suffira.
Monsieur de Grandville fit un geste d’orgueil blessé.
– Je tiens l’honneur de trois grandes familles, et vous ne tenez que la vie de trois forçats, reprit Jacques Collin, je suis plus fort que vous.
– Vous pouvez être remis au secret, que ferez-vous ?… demanda le procureur-général.
– Eh ! nous jouons donc ? dit Jacques Collin. Je parlais à la bonne franquette, moi ! je parlais à monsieur de Grandville ; mais si le procureur-général est là, je reprends mes cartes et je poitrine. Et moi qui, si vous m’aviez donné votre parole, allais vous rendre les [F13-j] lettres écrites à Lucien par mademoiselle Clotilde de Grandlieu !
Cela fut dit avec un accent, un sang-froid et un regard qui révélèrent à monsieur de Grandville un adversaire avec qui la moindre faute était dangereuse.
– Est-ce là tout ce que vous demandez ? dit le procureur-général.
– Je vais vous parler pour moi, dit Jacques Collin. L’honneur de la famille Grandlieu paie la commutation de peine de Théodore, c’est donner beaucoup et recevoir peu. Qu’est-ce qu’un forçat condamné à perpétuité ? S’il s’évade, vous pouvez vous défaire si facilement de lui ! c’est une lettre de change sur la guillotine ! Seulement, comme on l’avait fourré dans des intentions peu charmantes à Rochefort, vous me promettrez de le faire diriger sur Toulon en recommandant qu’il y soit bien traité. Maintenant, moi, je veux davantage ! J’ai le dossier de madame de Sérizy et celui de la duchesse de Maufrigneuse, et quelles lettres !… Tenez, monsieur le comte, les filles publiques en écrivant font du style et de beaux sentiments, eh ! bien, les grandes dames qui font du style et de grands sentiments toute la journée, écrivent comme les filles agissent ! Les philosophes trouveront la raison de ce chassez-croisez ; je ne tiens pas à la chercher. La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. Pour moi, la femme n’est belle que quand elle ressemble à un homme ! Aussi ces petites duchesses qui sont viriles par la tête ont-elles écrit des chefs-d’œuvre… Oh ! c’est beau, d’un bout à l’autre, comme la fameuse ode de Piron…
– Vraiment ?
[F13-k] – Vous voulez les voir ?… dit Jacques Collin en souriant.
Le magistrat devint honteux.
– Je puis vous en faire lire ; mais, là, pas de farces ? Nous jouons franc jeu ?… Vous me rendrez les lettres, et vous défendrez qu’on moucharde, qu’on suive et qu’on regarde la personne qui va les apporter.
– Cela prendra du temps ?… dit le procureur-général.
– Non, il est neuf heures et demie !… reprit Jacques Collin en regardant la pendule ; eh ! bien, en quatre minutes nous aurons une lettre de chacune de ces deux dames ; et, après les avoir lues, vous contremanderez la guillotine ! Si ça n’était pas ce que cela est, vous ne me verriez pas si tranquille. Ces dames sont d’ailleurs averties…
Monsieur de Grandville fit un geste de surprise.
– Elles doivent se donner à cette heure bien du mouvement, elles vont mettre en campagne le garde-des-sceaux, elles iront, qui sait, jusqu’au roi… Voyons, me donnez-vous votre parole d’ignorer qui sera venu, de ne pas suivre ni faire suivre pendant une heure cette personne ?
– Je vous le promets !
– Bien, vous ne voudriez pas, vous, tromper un forçat évadé. Vous êtes du bois dont sont faits les Turenne, et vous tenez votre parole à des voleurs… Eh bien ! dans la salle des Pas-Perdus, il y a dans ce moment une mendiante en haillons, une vieille femme, au milieu même de la salle. Elle doit causer avec un des [F13-l] écrivains publics de quelque procès de mur mitoyen ; envoyez votre garçon de bureau la chercher, en lui disant ceci : – Dabor ti mandana. Elle viendra… Mais, ne soyez pas cruel inutilement !… Ou vous acceptez mes propositions, ou vous ne voulez pas vous compromettre avec un forçat… Je ne suis qu’un faussaire, remarquez !… Eh bien ! ne laissez pas Calvi dans les affreuses angoisses de la toilette…
– L’exécution est déjà contremandée… Je ne veux pas, dit monsieur de Grandville à Jacques Collin, que la justice soit au dessous de vous !
Jacques Collin regarda le procureur-général avec une sorte d’étonnement et lui vit tirer le cordon de sa sonnette.
– Voulez-vous ne pas vous échapper ? Donnez-moi votre parole, je m’en contente. Allez chercher cette femme…
Le garçon de bureau se montra.
– Félix, renvoyez les gendarmes… dit monsieur de Grandville.
Jacques Collin fut vaincu.
Dans ce duel avec le magistrat, il voulait être le plus grand, le plus fort, le plus généreux, et le magistrat l’écrasait. Néanmoins, le forçat se sentit bien supérieur en ce qu’il jouait la Justice, qu’il lui persuadait que le coupable était innocent, et qu’il disputait victorieusement une tête ; mais cette supériorité devait être sourde, secrète, cachée, tandis que la Cigogne l’accablait au grand jour, et majestueusement.
[F14-a] Au moment où Jacques Collin sortait du cabinet de monsieur de Grandville, le secrétaire général de la présidence du conseil, un député, le comte des Lupeaulx se présentait accompagné d’un petit vieillard souffreteux.
Ce personnage, enveloppé d’une douillette puce, comme si l’hiver régnait encore, à cheveux poudrés, le visage blême et froid, marchait en goutteux, peu sûr de ses pieds grossis par des souliers en veau d’Orléans, appuyé sur une canne à pomme d’or, tête nue, son chapeau à la main, la boutonnière ornée d’une brochette à sept croix.
– Qu’y a-t-il, mon cher des Lupeaulx ? demanda le procureur-général.
– Le prince m’envoie, dit-il à l’oreille de monsieur de Grandville. Vous avez carte blanche pour retirer les lettres de mesdames de [F14-b] Sérizy et de Maufrigneuse, et celles de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. Vous pouvez vous entendre avec ce monsieur…
– Qui est-ce ? demanda le procureur-général à l’oreille de des Lupeaulx.
– Je n’ai pas de secrets pour vous, mon cher procureur-général, c’est le fameux Corentin.[ill.] Sa Majesté vous fait dire de lui rapporter vous-même toutes les circonstances de cette affaire et les conditions du succès.
– Rendez-moi le service, répondit le procureur-général à l’oreille de des Lupeaulx, d’aller dire au prince que tout est terminé, que je n’ai pas eu besoin de ce monsieur, ajouta-t-il en désignant Corentin. J’irai prendre les ordres de Sa Majesté, quant à la conclusion de l’affaire qui regardera le garde-des-sceaux, car il y a deux grâces à donner…
– Vous avez sagement agi en allant de l’avant, dit des Lupeaulx en donnant une poignée de main au procureur-général. Le roi ne veut pas, à la veille de tenter une grande chose, voir la pairie et les grandes familles tympanisées, salies… Ce n’est plus un vil procès criminel, c’est une affaire d’État…
– Mais dites au prince que, lorsque vous êtes venu, tout était fini !
– Vraiment ?
– Je le crois.
– Vous serez alors garde-des-sceaux, quand le garde-des-sceaux actuel sera chancelier, mon cher…
– Je n’ai pas d’ambition !… répondit le procureur-général.
Des Lupeaulx sortit en riant.
– Priez le prince de solliciter du roi dix minutes d’audience pour moi, vers deux heures et demie, ajouta monsieur de Grandville en reconduisant le comte des Lupeaulx.
– Et vous n’êtes pas ambitieux ? dit des Lupeaulx en jetant un fin regard à monsieur de Grandville. Allons, vous avez deux enfants, vous voulez être fait au moins pair de France…
– Si monsieur le procureur-général a les lettres, mon intervention devient inutile, fit [F14-c] observer Corentin en se trouvant seul avec monsieur de Grandville qui le regardait avec une curiosité très compréhensible.
– Un homme comme vous n’est jamais de trop dans une affaire si délicate, répondit le procureur-général en voyant que Corentin avait tout compris ou tout entendu.
Corentin salua par un petit signe de tête presque protecteur.
– Connaissez-vous, monsieur, le personnage dont il s’agit ?
– Oui, monsieur le comte, c’est Jacques Collin, le chef de la société des Dix-Mille, le banquier des trois bagnes, un forçat qui, depuis cinq ans, a su se cacher sous la soutane de l’abbé Carlos Herrera. Comment a-t-il été chargé d’une mission du roi d’Espagne pour le feu roi, nous nous perdons tous à la recherche du vrai dans cette affaire ? J’attends une réponse de Madrid, où j’ai envoyé des notes et un homme. Ce forçat a le secret de deux rois…
– C’est un homme vigoureusement trempé ! Nous n’avons que deux partis à prendre : se l’attacher, ou se défaire de lui, dit le procureur-général.
– Nous avons eu la même idée, et c’est un grand honneur pour moi, répliqua Corentin. Je suis forcé d’avoir tant d’idées et pour tant de monde, que sur le nombre je dois me rencontrer avec un homme d’esprit.
Ce fut débité si sèchement et d’un ton si glacé, que le procureur-général garda le silence et se mit à expédier quelques affaires pressantes.
Lorsque Jacques Collin se montra dans la salle des Pas-Perdus, on ne peut se figurer l’étonnement dont fut saisie mademoiselle Jacqueline Collin. Elle resta plantée sur ses deux jambes, les mains sur ses hanches, car elle était costumée en marchande des quatre saisons. Quelque habituée qu’elle fût aux tours de force de son neveu, celui-là dépassait tout.
– Hé bien ! si tu continues à me regarder comme un cabinet d’histoire naturelle, dit Jacques [F14-d] Collin en prenant le bras de sa tante et l’emmenant hors de la salle des Pas-Perdus, ça nous fera prendre pour deux curiosités, l’on nous arrêterait peut-être, et nous perdrions du temps.
Et il descendit l’escalier de la galerie Marchande qui mène rue de la Barillerie.
– Où est Paccard ?
– Il m’attend chez la Rousse et se promène sur le Quai aux Fleurs.
– Et Prudence ?
– Elle est chez elle, comme ma filleule.
– Allons-y…
– Regarde si nous sommes suivis…
La Rousse, quincaillière, établie quai aux Fleurs, était la veuve d’un célèbre assassin, un Dix-Mille.
En 1819, Jacques Collin avait fidèlement remis vingt et quelques mille francs à cette fille, de la part de son amant, après l’exécution. Trompe-la-Mort connaissait seul l’intimité de cette jeune personne, alors modiste, avec son Fanandel.
– Je suis le Dab de ton homme, avait dit alors le pensionnaire de madame Vauquer à la modiste, qu’il avait fait venir au Jardin-des-Plantes. Il a dû te parler de moi, ma petite. Quiconque me trahit meurt dans l’année ! quiconque m’est fidèle n’a jamais rien à redouter de moi. Je suis ami à mourir sans dire un mot qui compromette ceux à qui je veux du bien. Sois à moi comme une âme est au diable, et tu en profiteras. J’ai promis que tu serais heureuse à ton pauvre Auguste, qui voulait te mettre dans l’opulence ; et il s’est fait faucher à cause de toi. Ne pleure pas. Écoute-moi. Personne au monde que moi ne sait que tu étais la maîtresse d’un forçat, d’un assassin, qu’on a terré samedi ; jamais je n’en dirai rien. Tu as vingt-deux ans, tu es jolie, te voilà riche de vingt-six mille francs ; oublie Auguste, marie-toi, deviens une honnête femme si tu peux. En retour de cette tranquillité, je te demande de me servir, moi et ceux que je t’adresserai, mais sans hésiter. Jamais je ne te demanderai [F14-e] rien de compromettant, ni pour toi, ni pour tes enfants… ni pour ton mari si tu en as un, ni pour ta famille. Souvent, dans le métier que je fais, il me faut un lieu sûr pour causer, pour me cacher. J’ai besoin d’une femme discrète pour porter une lettre, se charger d’une commission. Tu seras une de mes boîtes à lettres, une de mes loges de portiers, un de mes émissaires. Rien de plus, rien de moins. Tu es trop blonde, Auguste et moi nous te nommions la Rousse, tu garderas ce nom-là. Ma tante, la marchande au Temple, avec qui je te lierai, sera la seule personne au monde à qui tu devras obéir, dis-lui tout ce qui t’arrivera ; elle te mariera, elle te sera très utile.
Ce fut ainsi que se conclut un de ces pactes diaboliques dans le genre de celui qui, pendant si longtemps, lui avait lié Prudence Servien, que cet homme ne manquait jamais à cimenter car il avait, comme le Démon, la passion du recrutement.
Jacqueline Collin avait marié la Rousse au premier commis d’un riche quincaillier en gros, vers 1821. Ce premier commis, ayant traité de la maison de commerce de son patron, se trouvait alors en voie de prospérité, père de deux enfants, et adjoint au Maire de son quartier. Jamais la rousse, devenue madame Prélard, n’avait eu le plus léger motif de plainte, ni contre Jacques Collin, ni contre sa tante ; mais, à chaque service demandé, madame Prélard tremblait de tous ses membres. Aussi devint-elle pâle et blême en voyant entrer dans sa boutique ces deux terribles personnages.
– Nous avons à vous parler d’affaires, madame, dit Jacques Collin.
– Mon mari est là, répondit-elle.
– Eh bien ! nous n’avons pas trop besoin de vous pour le moment ; je ne dérange jamais inutilement les gens. Envoyez chercher un fiacre, ma petite, dit Jacqueline Collin, et dites à ma filleule de descendre, j’espère la placer comme femme de chambre chez une grande dame, et l’intendant de la maison veut l’emmener.
[F14-f] Paccard, qui ressemblait à un gendarme mis en bourgeois, causait en ce moment avec monsieur Prélard d’une importante fourniture de fil de fer pour un pont.
Un commis alla chercher un fiacre, et quelques minutes après Europe, ou pour lui faire quitter le nom sous lequel elle avait servi Esther, Prudence Servien, Paccard, Jacques Collin et sa tante étaient, à la grande joie de la Rousse, réunis dans un fiacre à qui Trompe-la-Mort donna l’ordre d’aller à la barrière d’Ivry.
Prudence Servien et Paccard, tremblants devant le Dab, ressemblaient à des âmes coupables en présence de Dieu.
– Où sont les sept cent cinquante mille francs ? leur demanda le Dab en plongeant sur eux un de ces regards fixes et clairs qui troublaient si bien le sang de ses âmes damnées quand elles étaient en faute et qu’elles croyaient avoir autant d’épingles que de cheveux dans la tête.
– Les sept cent trente mille francs, répondit Jacqueline Collin à son neveu, sont en sûreté, je les ai remis ce matin à la Romette dans un paquet cacheté…
– Si vous ne les aviez pas remis à Jacquelin, dit Trompe-la-Mort, vous alliez droit là…, dit-il en montrant la place de Grève devant laquelle le fiacre se trouvait.
Prudence Servien fit à la mode de son pays un signe de croix, comme si elle avait vu tomber le tonnerre.
– Je vous pardonne, reprit le Dab, à condition que vous ne commettrez plus de fautes semblables, et que désormais vous serez pour moi ce que sont ces deux doigts de la main droite, dit-il en montrant l’index et le doigt du milieu, car le pouce, c’est cette bonne largue-là !
Et il frappa sur l’épaule de sa tante.
– Écoutez-moi. Désormais, toi, Paccard, tu n’auras plus rien à craindre, et tu peux suivre ton nez dans Pantin à ton aise ! Je te permets d’épouser Prudence.
Paccard prit la main de Jacques Collin et la [F14-g] baisa respectueusement.
– Qu’aurai-je à faire ? demanda-t-il.
– Rien, et tu auras des rentes et des femmes, sans compter la tienne, car tu es très Régence, mon vieux !… Voilà ce que c’est que d’être trop bel homme !
Paccard rougit de plaisir de recevoir ce railleur éloge de son sultan.
– Toi, Prudence, reprit Jacques Collin, il te faut une carrière, un état, un avenir, et rester à mon service. Écoute-moi bien. Il existe rue Sainte-Barbe une très bonne maison appartenant à cette madame Saint-Estève à qui ma tante emprunte quelquefois son nom… C’est une bonne maison, bien achalandée, qui rapporte quinze ou vingt mille francs par an. La Saint-Estève fait tenir cet établissement par…
– La Gonore, dit Jacqueline.
– La largue à ce pauvre La Pouraille, dit Paccard. C’est là que j’ai filé avec Europe le jour de la mort de cette pauvre madame Van Bogseck, notre maîtresse…
– On jase donc quand je parle ? dit Jacques Collin.
Le plus profond silence régna dans le fiacre, et Prudence ni Paccard n’osèrent plus se regarder.
– La maison est donc tenue par la Gonore, reprit Jacques Collin. Si tu y es allé te cacher avec Prudence, je vois, Paccard, que tu as assez d’esprit pour esquinter la raille (enfoncer la police) ; mais que tu n’es pas assez fin pour faire voir des couleurs à la darbone…, dit-il en caressant le menton de sa tante. Je devine maintenant comment elle a pu te trouver… Çà se rencontre bien. Vous allez y retourner, chez la Gonore… Je reprends. Jacqueline va négocier avec madame Nourrisson l’affaire de l’acquisition de son établissement de la rue Sainte-Barbe, et tu pourras y faire fortune avec de la conduite, ma petite ! dit-il en regardant Prudence. Abbesse à ton âge ! c’est le fait d’une fille de France, ajouta-t-il d’une voix mordante.
Prudence sauta au cou de Trompe-la-Mort et l’embrassa, mais par un coup sec qui dénotait [F14-h] sa force extraordinaire, le Dab la repoussa si vivement, que, sans Paccard, la fille allait se cogner la tête dans la vitre du fiacre et la casser.
– À bas les pattes ! Je n’aime pas ces manières ! dit sèchement le Dab, c’est me manquer de respect.
– Il a raison, ma petite, dit Paccard. Vois-tu, c’est comme si le Dab te donnait cent mille francs. La boutique vaut cela. C’est sur le boulevard, en face du Gymnase. Il y a la sortie du spectacle…
– Je ferai mieux, j’achèterai aussi la maison, dit Trompe-la-Mort.
– Et nous voilà riches à millions en six ans ! s’écria Paccard.
Fatigué d’être interrompu, Trompe-la-Mort envoya dans le tibia de Paccard un coup de pied à le lui casser ; mais Paccard avait des nerfs en caoutchouc et des os en fer blanc.
– Suffit ! Dab ! on se taira, répondit-il.
– Croyez-vous que je dis des sornettes ? reprit Trompe-la-Mort qui s’aperçut alors que Paccard avait bu quelques petits verres de trop. Écoutez. Il y a dans la cave de la maison deux cent cinquante mille francs en or…
Le silence le plus profond régna de nouveau dans le fiacre.
– Cet or est dans un massif très dur… Il s’agit d’extraire cette somme, et vous n’avez que trois nuits pour y arriver. Jacqueline vous aidera… Cent mille francs serviront à payer l’établissement, cinquante mille à l’achat de la maison, et vous laisserez le reste…
– Oh ! dit Paccard.
– Dans la cave ! répéta Prudence.
– Silence ! dit Jacqueline.
– Oui, mais pour la transmission de cette charge, il faut l’agrément de la raille (la police), dit Paccard.
– On l’aura ! dit sèchement Trompe-la-Mort. De quoi te mêles-tu ?…
Jacqueline regarda son neveu et fut frappée de l’altération de ce visage, à travers le masque impassible sous lequel cet homme si fort [F14-i] cachait habituellement ses émotions.
– Ma fille, dit Jacques Collin à Prudence Servien, ma tante va te remettre les sept cent cinquante mille francs.
– Sept cent trente, dit Paccard.
– Hé bien, soit ! sept cent trente, reprit Jacques Collin. Cette nuit, il faut que tu reviennes sous un prétexte quelconque à la maison de madame Lucien. Tu monteras par la lucarne, sur le toit ; tu descendras par la cheminée dans la chambre à coucher de ta feue maîtresse, et tu placeras dans le matelas de son lit le paquet qu’elle avait fait…
– Et pourquoi pas par la porte ? dit Prudence Servien.
– Imbécile, les scellés y sont ! répliqua Jacques Collin. L’inventaire se fera dans quelques jours, et vous serez innocents du vol…
– Vive le Dab ! s’écria Paccard. Ah ! quelle bonté !
– Cocher, arrêtez !… cria de sa voix puissante Jacques Collin.
Le fiacre se trouvait devant la place de fiacres du Jardin-des-Plantes.
– Détalez, mes enfants, dit Jacques Collin, et ne faites pas de sottises ! Trouvez-vous ce soir sur le pont des Arts à cinq heures, et là ma tante vous dire s’il n’y a pas de contre ordre. – Il faut tout prévoir, ajouta-t-il à voix basse à sa tante. – Jacqueline vous expliquera demain, reprit-il, comment s’y prendre pour extraire sans danger l’or de la profonde. C’est une opération très délicate…
Prudence et Paccard sautèrent sur le pavé du roi, heureux comme des voleurs graciés.
– Ah ! quel brave homme que le Dab ! dit Paccard.
– Ce serait le roi des hommes, s’il n’était pas si méprisant pour les femmes !
– Ah ! il est bien aimable ! s’écria Paccard. As-tu vu quels coups de pied il m’a donnés ! Nous méritions d’être envoyés ad patres ! car enfin c’est nous qui l’avons mis dans l’embarras…
– Pourvu, dit la spirituelle et fine Prudence, [F14-j] qu’il ne nous fourre pas dans quelque crime pour nous envoyer au pré…
– Lui ! s’il en avait la fantaisie, il nous le dirait, tu ne le connais pas ! Quel joli sort il te fait ! Nous voilà bourgeois… Quelle chance ! Oh ! quand il vous aime, cet homme-là, il n’a pas son pareil pour la bonté !…
– Ma minette ! dit Jacques Collin à sa tante, charge-toi de la Gonore, il faut l’endormir ; elle sera, dans cinq jours d’ici, arrêtée, et on trouvera dans sa chambre cent cinquante mille francs d’or qui resteront d’une autre part dans l’assassinat des vieux Crottat, père et mère du notaire.
– Elle en aura pour cinq ans de Madelonnettes, dit Jacqueline.
– À peu près, répondit Jacques Collin. Donc, c’est une raison pour la Nourrisson de se défaire de sa maison ; elle ne peut pas la gérer elle-même, et on ne trouve pas de gérantes comme on veut. Donc, tu pourras très bien arranger cette affaire. Nous aurons là un œil… Mais ces opérations sont toutes les trois subordonnées à la négociation que je viens d’entamer relativement à nos lettres. Ainsi, découds ta robe et donne-moi les échantillons des marchandises. Où se trouvent les trois paquets ?
– Parbleu ! chez la Rousse.
– Cocher ! cria Jacques Collin, retournez au Palais-de-Justice, et du train !… J’ai promis de la célérité, voici une demi-heure d’absence, et c’est trop ! Reste chez la Rousse, et donne les paquets cachetés au garçon de bureau que tu verras venir demander madame de Saint-Estève. C’est le de qui sera le mot d’avis, et il devra te dire : Madame, je viens de la part de monsieur le procureur-général pour ce que vous savez. Stationne devant la porte de la Rousse en regardant ce qui se passe sur le marché aux Fleurs, afin de ne pas exciter l’attention de Prélard. Dès que tu auras lâché les lettres, tu peux faire agir Paccard et Prudence…
– Je te devine, dit Jacqueline, tu veux remplacer Bibi-Lupin. La mort de ce garçon t’a tourné la cervelle !
[F14-k] – Et Théodore à qui l’on allait couper les cheveux pour le faucher à quatre heures, ce soir, s’écria Jacques Collin.
– Enfin, c’est une idée ! nous finirons honnêtes gens et bourgeois, dans une belle propriété, sous un beau climat, en Touraine.
– Que pouvais-je devenir ? Lucien a emporté mon âme, toute ma vie heureuse. Je me vois encore trente ans à m’ennuyer, et je n’ai plus de cœur. Au lieu d’être le Dab du bagne, je serai le Figaro de la justice, et je vengerai Lucien. Ce n’est que dans la peau de la raille (police) que je puis en sûreté démolir Corentin. Ce sera vivre encore que d’avoir à manger un homme. Les états qu’on fait dans le monde ne sont que des apparences ; la réalité, c’est l’idée ! ajouta-t-il en se frappant le front. Qu’as-tu maintenant dans notre trésor ?
– Rien, dit la tante épouvantée de l’accent et des manières de son neveu. Je t’ai tout donné pour ton petit. La Romette n’a pas plus de vingt mille francs pour son commerce. J’ai tout pris à madame Nourrisson, elle avait environ soixante mille francs à elle… Ah ! nous sommes dans des draps qui ne sont pas blanchis depuis un an. Le petit a dévoré les fades des Fanandels, notre trésor, et tout ce que possédait la Nourrisson.
– Ça faisait ?
– Cinq cent soixante mille…
– Nous en avons cent cinquante en or, que Paccard et Prudence nous devront. Je vais te dire où en prendre deux cents autres… Le reste viendra de la succession d’Esther. Il faut récompenser la Nourrisson. Avec Théodore, Paccard, Prudence, la Nourrisson et toi, j’aurai bientôt formé le bataillon sacré qu’il me faut… Écoute, nous approchons…
– Voici les trois lettres, dit Jacqueline qui venait de donner le dernier coup de ciseaux à la doublure de sa robe.
– Bien, répondit Jacques Collin en recevant les trois précieux autographes, trois papiers vélins encore parfumés. Théodore a fait le coup de Nanterre…
[F14-l] – Ah ! c’est lui !…
– Tais-toi, le temps est précieux, il a voulu donner la becquée à un petit oiseau de Corse nommé Ginetta… Tu vas employer la Nourrisson à la trouver, je te ferai passer les renseignements nécessaires par une lettre que Gault te remettra. Tu viendras au guichet de la Conciergerie dans deux heures d’ici. Il s’agit de lâcher cette petite fille chez une blanchisseuse, la sœur à Godet, et qu’elle s’y impatronise… Godet et Ruffard sont les complices de la Pouraille dans le vol et l’assassinat commis chez les Crottat. Les sept cent cinquante mille francs sont intacts, un tiers dans la cave de la Gonore, c’est la part de la Pouraille ; le second tiers dans la chambre à la Gonore, c’est celle de Ruffard ; le troisième est caché chez la sœur à Godet. Nous commencerons par prendre cent cinquante mille francs sur le fade de La Pouraille ; puis cent sur celui de Godet, et cent sur celui de Ruffard. Une fois Ruffard et Godet serrés, c’est eux qui auront mis à part ce qui manquera de leur fade. Je leur ferai accroire, à Godet que nous avons mis cent mille francs de côté pour lui, et à Ruffard et à La Pouraille que la Gonore leur a sauvé cela !… Prudence et Paccard vont travailler chez la Gonore. Toi et Ginetta, qui me paraît être une fine mouche, vous manœuvrerez chez la sœur à Godet. Pour mon début dans le comique, je fais retrouver à la Cigogne quatre cent mille francs du vol Crottat et les coupables. J’ai l’air d’éclaircir l’assassinat de Nanterre. Nous retrouvons notre aubert et nous sommes au cœur de la Raille ! Nous étions le gibier, et nous devenons les chasseurs, voilà tout. Donne trois francs au cocher.
Le fiacre était au Palais. Jacqueline stupéfaite paya. Trompe-la-Mort monta l’escalier pour aller chez le procureur-général.
[F15-a] Un changement total de vie est une crise si violente que, malgré sa décision, Jacques Collin gravissait lentement les marches de l’escalier qui, de la rue de la Barillerie, mène à la galerie marchande, où se trouve sous le péristyle de la cour d’assises la sombre entrée du parquet.
Une affaire politique occasionnait une sorte d’attroupement au pied du double escalier qui mène à la cour d’assises, en sorte que le forçat, absorbé dans ses réflexions, resta pendant quelque temps arrêté par la foule.
À gauche de ce double escalier, il se trouve comme un énorme pilier, un des contreforts du Palais, et dans cette masse on aperçoit une petite porte. Cette petite porte donne sur un escalier en colimaçon qui sert de communication à la Conciergerie. C’est par là que le procureur-général, le directeur de la Conciergerie, les présidents de cour d’assises, les avocats-généraux et le chef de la police de sûreté peuvent aller et venir.
C’est par un embranchement de cet escalier, [F15-b] aujourd’hui condamné, que Marie-Antoinette, la reine de France, était amenée devant le tribunal révolutionnaire, qui siégeait, comme on le sait, dans la grande salle des audiences solennelles de la cour de cassation. À l’aspect de cet épouvantable escalier, le cœur se serre quand on pense que la fille de Marie-Thérèse, dont la suite, la coiffure et les paniers remplissaient le grand escalier de Versailles, passait par là !… Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. Les souverains qui commettent de pareils crimes ne songent pas évidemment à la rançon qu’en demande la Providence.
Au moment où Jacques Collin entrait sous la voûte de l’escalier, pour se rendre chez le procureur-général, Bibi-Lupin sortit par cette porte cachée dans le mur. Le chef de la police de sûreté venait de la Conciergerie et se rendait aussi chez monsieur de Grandville. On peut comprendre quel fut l’étonnement de Bibi-Lupin en reconnaissant devant lui la redingote de Carlos Herrera, qu’il avait tant étudiée le matin ; il courut pour le dépasser. Jacques Collin se retourna. Les deux ennemis se trouvèrent en présence. De part et d’autre, chacun resta sur ses pieds, et le même regard partit de ces deux yeux, si différents, comme deux pistolets qui, dans un duel, partent en même temps.
– Cette fois, je te tiens brigand ! dit le chef de la police de sûreté.
– Ah ! ah !… répondit Jacques Collin d’un air ironique.
Il pensa rapidement que monsieur de Grandville l’avait fait suivre ; et, chose étrange ! il fut peiné de savoir cet homme moins grand qu’il l’imaginait.
Bibi-Lupin sauta courageusement à la gorge de Jacques Collin, qui, l’œil à son adversaire, lui donna un coup sec et l’envoya les quatre fers en l’air à trois pas de là ; puis [F15-c] Trompe-la-Mort alla posément à Bibi-Lupin, et lui tendit la main pour l’aider à se relever, absolument comme un boxeur anglais qui, sûr de sa force, ne demande pas mieux que de recommencer.
Bibi-Lupin était beaucoup trop fort pour se mettre à crier ; mais il se redressa, courut à l’entrée du couloir, et fit signe à un gendarme de s’y placer. Puis, avec la rapidité de l’éclair, il revint à son ennemi, qui le regardait faire tranquillement. Jacques Collin avait pris son parti.
– Ou le procureur-général m’a manqué de parole, ou il n’a pas mis Bibi-Lupin dans sa confidence, et alors il faut éclaircir ma situation. – Veux-tu m’arrêter ? demanda Jacques Collin à son ennemi. Dis-le sans y mettre d’accompagnement. Ne sais-je pas qu’au cœur de la Cigogne tu es plus fort que moi ? Je te tuerai à la savate, mais je ne mangerai pas les gendarmes et la ligne. Ne faisons pas de bruit. Où veux-tu me mener ?
– Chez monsieur Camusot.
– Allons chez monsieur Camusot, répondit Jacques Collin. Pourquoi n’irions-nous pas au parquet du procureur-général ?… c’est plus près, ajouta-t-il.
Bibi-Lupin, qui se savait en défaveur dans les hautes régions du pouvoir judiciaire et soupçonné d’avoir fait fortune aux dépens des criminels et de leurs victimes, ne fut pas fâché de se présenter au parquet avec une pareille capture.
– Allons-y ! dit-il, ça me va ! mais, puisque tu te rends, laisse-moi t’accommoder, je crains tes gifles !
Et il tira des poucettes de sa poche. Jacques Collin tendit ses mains, et Bibi-Lupin lui serra les pouces.
– Ah ! çà, puisque tu es si bon enfant, [F15-d] reprit-il, dis-moi comment tu es sorti de la Conciergerie ?
– Mais par où tu es sorti, par le petit escalier.
– Tu as donc fait voir un nouveau tour aux gendarmes ?
– Non. Monsieur de Grandville m’a laissé libre sur parole.
– Planches-tu ?… (Plaisantes-tu.)
– Tu vas voir !… C’est toi peut-être à qui l’on va mettre les poucettes.
En ce moment, Corentin disait au procureur-général : – Hé bien ! monsieur, voilà juste une heure que notre homme est sorti, ne craignez-vous pas qu’il ne se soit moqué de vous ?… Il est peut-être sur la route d’Espagne, où nous ne le trouverons plus, car l’Espagne est un pays tout de fantaisie…
– Ou je ne me connais pas en hommes, ou il reviendra ; tous ses intérêts l’y obligent, il a plus à recevoir de moi qu’il ne me donne…
En ce moment Bibi-Lupin se montra.
– Monsieur le comte, dit-il, j’ai une bonne nouvelle à vous donner, Jacques Collin, qui s’était sauvé, est repris.
– Voilà, s’écria Jacques Collin, comment vous avez tenu votre parole ! Demandez à votre agent à double face où il m’a trouvé ?
– Où ? dit le procureur-général.
– À deux pas du parquet, sous la voûte, répondit Bibi-Lupin.
– Débarrassez cet homme de vos ficelles ! dit sévèrement monsieur de Grandville à Bibi-Lupin. Sachez que, jusqu’à ce qu’on vous ordonne de l’arrêter de nouveau, vous [F15-e] devez laisser cet homme libre… Et sortez !… Vous êtes habitué à marcher et agir comme si vous étiez à vous seul la justice et la police.
Et le procureur-général tourna le dos au chef de la police de sûreté, qui devint blême, surtout en recevant un regard de Jacques Collin, où il devina sa chute.
– Je ne suis pas sorti de mon cabinet, je vous attendais, et vous ne doutez pas que j’aie tenu ma parole comme vous teniez la vôtre, dit monsieur de Grandville à Jacques Collin.
– Dans le premier moment, j’ai douté de vous, monsieur, et peut-être à ma place eussiez-vous pensé comme moi ; mais la réflexion m’a démontré que j’étais injuste. Je vous apporte plus que vous ne me donnez, vous n’aviez pas intérêt à me tromper…
Le magistrat échangea soudain un regard avec Corentin. Ce regard, qui ne put échapper à Trompe-la-Mort, dont l’attention était portée sur monsieur de Grandville, lui fit apercevoir le petit vieux étrange, assis sur un fauteuil, dans un coin. Sur-le-champ, averti par cet instinct si vif et si rapide qui dénonce la présence d’un ennemi, Jacques Collin examina ce personnage ; il vit du premier coup d’œil que les yeux n’avaient pas l’âge accusé par le costume, et il reconnut un déguisement.
Ce fut en une seconde la revanche prise par Jacques Collin sur Corentin, de la rapidité d’observation avec laquelle Corentin l’avait démasqué chez Peyrade. (Voir SPLENDEURS ET MISÈRES DES COURTISANES.)
– Nous ne sommes pas seuls !… dit Jacques Collin à monsieur de Grandville.
– Non, répliqua sèchement le procureur-général.
– Et monsieur, reprit le forçat, est une de [F15-f] mes meilleures connaissances…, je crois ?…
Il fit un pas et reconnut Corentin, l’auteur réel, avoué, de la chute de Lucien. Jacques Collin, dont le visage était d’un rouge de brique, devint, pour un rapide et imperceptible instant, pâle et presque blanc ; tout son sang se porta au cœur, tant fut ardente et frénétique son envie de sauter sur cette bête dangereuse et de l’écraser ; mais il refoula ce désir brutal et le comprima par la force qui le rendait si terrible. Il prit un air aimable, un ton de politesse obséquieuse, dont il avait l’habitude depuis qu’il jouait le rôle d’un ecclésiastique de l’ordre supérieur, et il salua le petit vieillard.
– Monsieur Corentin, dit-il, est-ce au hasard que je dois le plaisir de vous rencontrer, ou serais-je assez heureux pour être l’objet de votre visite au parquet ?…
L’étonnement du procureur-général fut au comble, et il ne put s’empêcher d’examiner ces deux hommes en présence. Les mouvements de Jacques Collin et l’accent qu’il mit à ces paroles dénotaient une crise, et il fut curieux d’en pénétrer les causes.
À cette subite et miraculeuse reconnaissance de sa personne, Corentin se dressa comme un serpent sur la queue duquel on a marché.
– Oui, c’est moi, mon cher abbé Carlos Herrera…
– Venez-vous, lui dit Trompe-la-Mort, vous interposer entre monsieur le procureur-général et moi ?… Aurais-je le bonheur d’être le sujet d’une de ces négociations dans lesquelles brillent vos talents ?… – Tenez, monsieur, dit le forçat en se retournant vers le procureur-général, pour ne pas vous faire perdre des moments aussi précieux que les vôtres, lisez, voici l’échantillon de mes marchandises…
[F15-g] Et il tendit à monsieur de Grandville les trois lettres qu’il tira de la poche de côté de sa redingote.
– Pendant que vous en prendrez connaissance, je causerai, si vous le permettez, avec monsieur…
– C’est beaucoup d’honneur pour moi, répondit Corentin qui ne put s’empêcher de frissonner.
– Vous avez obtenu, monsieur, un succès complet dans notre affaire, dit Jacques Collin. J’ai été battu…, ajouta-t-il légèrement et à la manière d’un joueur qui a perdu son argent ; mais vous avez laissé quelques hommes sur le carreau… C’est une victoire coûteuse…
– Oui, répondit Corentin en acceptant la plaisanterie, si vous avez perdu votre reine, moi j’ai perdu mes deux tours…
– Oh ! Contenson n’est qu’un pion, répliqua railleusement Jacques Collin. Ça se remplace. Vous êtes, permettez-moi de vous donner cet éloge en face, vous êtes, ma parole d’honneur, un homme prodigieux.
– Non, non, je m’incline devant votre supériorité, répliqua Corentin qui eut l’air d’un plaisant de profession, disant : « Tu veux blaguer, blaguons ! » Comment, moi, je dispose de tout et vous, vous êtes, pour ainsi dire tout seul…
– Oh ! oh ! fit Jacques Collin.
– Et vous avez failli l’emporter, dit Corentin en remarquant l’exclamation. Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que j’aie rencontré dans ma vie, et j’en ai vu beaucoup d’extraordinaires, car les gens avec qui je me bats sont tous remarquables par leur audace, par leurs conceptions hardies. J’ai, par [F15-h] malheur, été très intime avec feu monseigneur le duc d’Otrante ; j’ai travaillé pour Louis XVIII, quand il régnait, et quand il était exilé, pour l’Empereur, et pour le Directoire… Vous avez la trempe de Louvel, le plus bel instrument politique que j’aie vu ; mais vous avez la souplesse du prince des diplomates. Et quels auxiliaires !… Je donnerais bien des têtes à couper pour avoir à mon service la cuisinière de cette pauvre petite Esther… Où trouvez-vous des créatures belles comme la fille qui a doublé cette juive pendant quelque temps pour monsieur de Nucingen ?… Je ne sais où les prendre quand j’en ai besoin…
– Monsieur, monsieur, dit Jacques Collin, vous m’accablez… De votre part, ces éloges feraient perdre la tête…
– Ils sont mérités ! Comment, vous avez trompé Peyrade, il vous a pris pour un officier de paix, lui !… Tenez, si vous n’aviez pas eu ce petit imbécile à défendre, vous nous auriez rossés…
– Ah ! monsieur, vous oubliez Contenson déguisé en mulâtre… et Peyrade en Anglais. Les acteurs ont les ressources du théâtre ; mais être ainsi parfait au grand jour, à toute heure, il n’y a que vous et les vôtres…
– Eh ! bien, voyons, dit Corentin, nous sommes persuadés, l’un et l’autre, de notre valeur, de nos mérites. Nous voilà, tous deux là, bien seuls ; moi je suis sans mon vieil ami, vous sans votre jeune protégé. Je suis le plus fort pour le moment, pourquoi ne ferions-nous pas comme dans l’Auberge des Adrets ? Je vous tends la main, en vous disant : Embrassons-nous et que cela finisse. Je vous offre, en présence de monsieur le procureur-général, des lettres de grâce pleine et entière, et vous serez un des miens, le premier, après moi, peut-être mon successeur.
– Ainsi, c’est une position que vous [F15-i] m’offrez ?… dit Jacques Collin. Une jolie position ! Je passe de la brune à la blonde…
– Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise. La police politique et gouvernementale a ses périls. J’ai déjà, tel que vous me voyez, été deux fois emprisonné… je ne m’en porte pas plus mal. Mais, on voyage ! on est tout ce qu’on veut être… On est le machiniste des drames politiques, on est traité poliment par les grands seigneurs… Voyez, mon cher Jacques Collin, cela vous va-t-il ?…
– Avez-vous des ordres à cet égard, lui dit le forçat.
– J’ai plein pouvoir… répliqua Corentin tout heureux de cette inspiration.
– Vous badinez, vous êtes un homme très fort, vous pouvez bien admettre qu’on se puisse défier de vous… Vous avez vendu plus d’un homme en le liant dans un sac et l’y faisant entrer de lui-même… Je connais vos belles batailles, l’affaire Montauran, l’affaire Simeuse… Ah ! c’est les batailles de Marengo de l’espionnage.
– Eh bien ! dit Corentin, vous avez de l’estime pour monsieur le procureur-général ?
– Oui, dit Jacques Collin en s’inclinant avec respect ; je suis en admiration devant son beau caractère, sa fermeté, sa noblesse… ; et je donnerais ma vie pour qu’il fût heureux. Aussi commencerais-je par faire cesser l’état dangereux dans lequel est madame de Sérizy…
Le procureur-général laissa échapper un mouvement de bonheur.
– Eh bien, demandez-lui, reprit Corentin, si je n’ai pas plein pouvoir pour vous arracher à l’état honteux dans lequel vous êtes, et vous [F15-j] attacher à ma personne.
– C’est vrai, dit monsieur de Grandville en observant le forçat.
– Bien vrai ! j’aurais l’absolution de mon passé et la promesse de vous succéder en vous donnant des preuves de mon savoir-faire ?
– Entre deux hommes comme nous, il ne peut y avoir aucun malentendu, reprit Corentin avec une grandeur d’âme à laquelle tout le monde eût été pris.
– Et le prix de cette transaction est sans doute la remise des trois correspondances ?… dit Jacques Collin.
– Je ne croyais pas avoir besoin de vous le dire…
– Mon cher monsieur Corentin, dit Trompe-la-Mort avec une ironie digne de celle qui fit le triomphe de Talma dans le rôle de Nicomède, je vous remercie, je vous ai l’obligation de savoir tout ce que je vaux et quelle est l’importance qu’on attache à me priver de ces armes… Je ne l’oublierai jamais… Je serai toujours et en tout temps à votre service, et, au lieu de dire, comme Robert Macaire : – Embrassons-nous !… Moi je vous embrasse.
Il saisit avec tant de rapidité Corentin par le milieu du corps, que celui-ci ne put se défendre de cette embrassade ; il le serra comme une poupée sur son cœur, le baisa sur les deux joues, l’enleva comme une plume, ouvrit la porte du cabinet, et le posa dehors, tout meurtri de cette rude étreinte.
– Adieu, mon cher, lui dit-il à voix basse et à l’oreille. Nous sommes séparés l’un de l’autre par trois longueurs de cadavres ; nous avons mesuré nos épées, elles sont de la même trempe, de la même dimensions… [F15-k] Ayons du respect l’un pour l’autre ; mais je veux être votre égal, non votre subordonné… Armé comme vous le seriez, vous me paraissez un trop dangereux général pour votre lieutenant. Nous mettrons un fossé entre nous. Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !… Vous vous appelez l’État, de même que les laquais s’appellent du même nom que leurs maîtres ; moi, je veux me nommer la Justice ; nous nous verrons souvent ; continuons à nous traiter avec d’autant plus de dignité, de convenance, que nous serons toujours… d’atroces canailles, lui dit-il à l’oreille. Je vous ai donné l’exemple en vous embrassant…
Corentin resta sot pour la première fois de sa vie, et il se laissa secouer la main par son terrible adversaire…
– S’il en est ainsi, dit-il, je crois que nous avons intérêt l’un et l’autre à rester amis…
– Nous en serons plus forts chacun de notre côté, mais aussi plus dangereux, ajouta Jacques Collin à voix basse. Aussi me permettrez-vous de vous demander demain des arrhes sur notre marché…
– Eh bien ! dit Corentin avec bonhomie, vous m’ôtez votre affaire pour la donner au procureur-général ; vous serez la cause de son avancement ; mais je ne puis m’empêcher de vous le dire, vous prenez un bon parti… Bibi-Lupin est trop connu ; il a fait son temps ; si vous le remplacez, vous vivrez dans la seule condition qui vous convienne ; je suis charmé de vous y voir… parole d’honneur…
– Au revoir, à bientôt, dit Jacques Collin.
En se retournant, Trompe-la-Mort trouva le procureur-général assis à son secrétaire, la tête dans les mains.
– Comment, vous pourriez empêcher la [F15-l] comtesse de Sérizy de devenir folle ?… demanda monsieur de Grandville.
– En cinq minutes, répliqua Jacques Collin.
– Et vous pouvez me remettre toutes les lettres de ces dames ?
– Avez-vous lu les trois ?…
– Oui, dit vivement le procureur-général ; j’en suis honteux pour celles qui les ont écrites…
– Eh bien ! nous sommes seuls, défendez votre porte, et traitons, dit Jacques Collin.
– Permettez… la Justice doit avant tout faire son métier, et monsieur Camusot a l’ordre d’arrêter votre tante…
– Il ne la trouvera jamais, dit Jacques Collin.
– On va faire une perquisition au Temple, chez une demoiselle Paccard qui tient son établissement…
– On n’y verra que des haillons, des costumes, des diamants, des uniformes.
– Néanmoins, il faut mettre un terme au zèle de monsieur Camusot.
Monsieur de Grandville sonna un garçon de bureau, et lui dit d’aller dire à monsieur Camusot de venir lui parler.
– Voyons, dit-il à Jacques Collin, finissons ? Il me tarde de connaître votre recette pour guérir la comtesse…
[F16-a] – Monsieur le procureur-général, dit Jacques Collin en devenant grave, j’ai été, comme vous le savez, condamné à cinq ans de travaux forcés pour crime de faux. J’aime ma liberté !… Cet amour, comme tous les amours, est allé directement contre son but ; car, en voulant trop s’adorer, les amans se brouillent. En m’évadant, en étant repris tour à tour, j’ai fait sept ans de bagne. Vous n’avez donc à me gracier que pour les aggravations de peine que j’ai empoignées au pré… (pardon !) au bagne. En réalité, j’ai subi ma peine, et jusqu’à ce qu’on me trouve une mauvaise affaire, ce dont je défie la justice et même Corentin, je devrais être rétabli dans mes droits de citoyen français, exclu de Paris, et soumis à la surveillance de la police. Est-ce une vie ? où puis-je aller ? que puis-je [F16-b] faire ? Vous connaissez mes capacités… Vous avez vu Corentin, ce magasin de ruses et de trahisons, blême de peur devant moi, rendant justice à mes talents… Cet homme m’a tout ravi ! car c’est lui, lui seul qui, par je ne sais quels moyens et dans quel intérêt, a renversé l’édifice de la fortune de Lucien… Corentin et Camusot ont tout fait…
– Ne récriminez pas, dit monsieur de Grandville, et allez au fait.
– Eh ! bien, le fait, le voici. Cette nuit, en tenant dans ma main la main glacée de ce jeune mort, je me suis promis à moi-même de renoncer à la lutte insensée que je soutiens depuis vingt ans contre la société tout entière. Vous ne me croyez pas susceptible de faire des capucinades, après ce que je vous ai dit de mes opinions religieuses… Eh bien ! j’ai vu, depuis vingt ans, le monde par son envers, dans ses caves, et j’ai reconnu qu’il y a dans la marche des choses une force que vous nommez la Providence, que j’appelais le hasard, que mes compagnons appellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une vengeance quelconque, avec quelque rapidité qu’elle s’y dérobe. Dans ce métier de lutteur, quand on a beau jeu, quinte-et-quatorze en main, avec la primauté, la bougie tombe, les cartes brûlent, ou le joueur est frappé d’apoplexie !… C’est l’histoire de Lucien. Ce garçon, cet ange, n’a pas commis l’ombre d’un crime, il s’est laissé faire, il a laissé faire ! Il allait épouser mademoiselle de Grandlieu, être nommé marquis, il avait une fortune ; eh bien ! une fille s’empoisonne, elle cache le produit d’une inscription de rentes, et l’édifice si péniblement élevé de cette belle fortune s’écroule en un instant. Et qui nous adresse le premier coup d’épée ? un homme [F16-c] couvert d’infamies secrètes, un monstre qui a commis dans le monde des intérêts, de tels crimes (Voir la Maison Nucingen), que chaque écu de sa fortune est trempé des larmes d’une famille, par un Nucingen qui a été Jacques Collin légalement et dans le monde des écus. Enfin vous connaissez tout aussi bien que moi les liquidations, les tours pendables de cet homme. Mes fers estampilleront toujours toutes mes actions, même les plus vertueuses. Être un volant entre deux raquettes, dont l’une s’appelle le bagne et l’autre la police, c’est une vie où le triomphe est un labeur sans fin, où la tranquillité me semble impossible. Jacques Collin est en ce moment enterré, monsieur de Grandville, avec Lucien, sur qui l’on jette actuellement de l’eau bénite et qui part pour le Père-Lachaise. Mais il me faut une place où aller, non pas y vivre, mais y mourir… Dans l’état actuel des choses, vous n’avez pas voulu, vous, la justice, vous occuper de l’état civil et social du forçat libéré. Quand la loi est satisfaite, la société ne l’est pas, elle conserve ses défiances, et elle fait tout pour se les justifier à elle-même ; elle rend le forçat libéré un être impossible ; elle doit lui rendre tous ses droits, mais elle lui interdit de vivre dans une certaine zone. La Société dit à ce misérable : – Paris, le seul endroit où tu peux te cacher, et sa banlieue sur telle étendue, tu ne l’habiteras pas !… Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. Et vous croyez qu’il est possible dans ces conditions de vivre ! Pour vivre, il faut travailler, car on ne sort pas avec des rentes du bagne. Vous vous arrangez pour que le forçat soit clairement désigné, reconnu, parqué, puis vous croyez que les citoyens auront confiance en lui, quand la société, la justice, le monde qui l’entoure n’en ont aucune. Vous le condamnez à la faim ou au crime. Il ne trouve pas d’ouvrage, il est poussé fatalement à recommencer [F16-d] son ancien métier qui l’envoie à l’échafaud. Ainsi, tout en voulant renoncer à une lutte avec la loi, je n’ai point trouvé de place au soleil pour moi. Une seule me convient, c’est de me faire le serviteur de cette puissance qui pèse sur nous, et quand cette pensée m’est venue, la force dont je vous parlais s’est manifestée clairement autour de moi. Trois grandes familles sont à ma disposition. Ne croyez pas que je veuille les faire chanter… Le chantage est un des plus lâches assassinats. C’est à mes yeux un crime d’une plus profonde scélératesse que le meurtre. L’assassin a besoin d’un atroce courage. Je signe mes opinions ; car les lettres qui font ma sécurité, qui me permettent de vous parler ainsi, qui me mettent de plain pied en ce moment avec vous, moi le crime et vous la justice, ces lettres sont à votre disposition… Votre garçon de bureau peut les aller chercher de votre part, elles lui seront remises… je n’en demande pas de rançon, je ne les vends pas !… Hélas ! monsieur le procureur-général, en les mettant de côté, je ne pensais pas à moi, je songeais au péril où pourrait se trouver un jour Lucien !… Si vous n’obtempérez pas à ma demande, j’ai plus de courage, j’ai plus de dégoût de la vie qu’il n’en faut pour me brûler la cervelle moi-même et vous débarrasser de moi… Je puis, avec un passeport, aller en Amérique et vivre dans la solitude, j’ai toutes les conditions qui font le Sauvage… Telles sont les pensées dans lesquelles j’étais cette nuit. Votre secrétaire a dû vous répéter un mot que je l’ai chargé de vous dire… En voyant quelles précautions vous prenez pour sauver la mémoire de Lucien de toute infamie, je vous ai donné ma vie ; pauvre présent ! je n’y tenais plus, je la voyais impossible sans la lumière qui l’éclairait, sans le bonheur qui l’animait, sans cette pensée qui en était le sens, sans la prospérité de ce jeune [F16-e] poète qui en était le soleil, et je voulais vous faire donner ces trois paquets de lettres…
Monsieur de Grandville inclina la tête.
– En descendant au préau, j’ai trouvé les auteurs du crime commis à Nanterre et mon petit compagnon de chaîne sous le couperet pour une participation involontaire à ce crime, reprit Jacques Collin. J’ai appris que Bibi-Lupin trompe la justice, que l’un de ses agents est l’assassin des Crottat ; n’était-ce pas, comme vous le dites, providentiel ?… J’ai donc entrevu la possibilité de faire le bien, d’employer les qualités dont je suis doué, les tristes connaissances que j’ai acquises au service de la société, d’être utile au lieu d’être nuisible, et j’ai osé compter sur votre intelligence, sur votre bonté…
L’air de bonté, de naïveté, la simplesse de cet homme, se confessant en termes sans âcreté, sans cette philosophie du vice qui jusqu’alors le rendait terrible à entendre, eussent fait croire à une transformation. Ce n’était plus lui.
– Je crois tellement en vous que je veux être entièrement à votre disposition, reprit-il avec l’humilité d’un pénitent. Vous me voyez entre trois chemins : le suicide, l’Amérique et la rue de Jérusalem. Bibi-Lupin est riche, il a fait son temps, c’est un fonctionnaire à double face, et si vous vouliez me laisser agir contre lui, je le paumerais marron (je le prendrais en flagrant délit) en huit jours. Si vous me donnez la place de ce gredin, vous aurez rendu le plus grand service à la société. Je n’ai plus besoin de rien (je serai probe). J’ai toutes les qualités voulues pour l’emploi. J’ai de plus que Bibi-Lupin de [F16-f] l’instruction ; on m’a fait suivre mes classes jusqu’en rhétorique ; je ne serai pas si bête que lui, j’ai des manières quand j’en veux avoir. Je n’ai pas d’autre ambition que d’être un élément d’ordre et de répression, au lieu d’être la corruption même. Je n’embaucherai plus personne dans la grande armée du vice. Quand on prend à la guerre un général ennemi, voyons, monsieur, on ne le fusille pas, on lui rend son épée, et on lui donne une ville pour prison ; eh bien ! je suis le général du Bagne, et je me rends… Ce n’est pas la Justice, c’est la Mort qui m’a abattu… La sphère où je veux agir et vivre est la seule qui me convienne, et j’y développerai la puissance que je me sens… Décidez…
Et Jacques Collin se tint dans une attitude soumise et modeste.
– Vous avez mis ces lettres à ma disposition ?… dit le procureur-général.
– Vous pouvez les envoyer prendre, elles seront remises à la personne que vous enverrez…
– Et comment ?
Jacques Collin lut dans le cœur du procureur-général et continua le même jeu…
– Vous m’avez promis la commutation de la peine de mort de Calvi en celle de vingt ans de travaux forcés… Oh ! je ne vous rappelle pas ceci pour faire un traité, dit-il vivement en voyant faire un geste au procureur-général ; mais cette vie doit être sauvée par d’autres motifs : ce garçon est innocent…
– Comment puis-je avoir les lettres ? [F16-g] demanda le procureur-général. J’ai le droit et l’obligation de savoir si vous êtes l’homme que vous dites être. Je vous veux sans condition…
– Envoyez un homme de confiance sur le quai aux Fleurs, il verra sur les marches de la boutique d’un quincaillier, à l’enseigne du Bouclier d’Achille…
– La maison du Bouclier ?…
– C’est là, dit Jacques Collin avec un sourire amer, qu’est mon bouclier. Votre homme trouvera là une vieille femme mise comme je vous le disais, en marchande de marée qui a des rentes, avec des pendeloques aux oreilles, et sous le costume d’une riche dame de la Halle, il demandera madame de Sainte-Estève. N’oubliez pas le de… Et il dira : Je viens de la part du procureur-général chercher ce que vous savez… À l’instant, vous aurez trois paquets cachetés…
– Les lettres y sont toutes ?… dit monsieur de Grandville.
– Allons, vous êtes fort ! Vous n’avez pas volé votre place, dit Jacques Collin en souriant. Je vois que vous me croyez capable de vous tâter et de vous livrer du papier blanc… Vous ne me connaissez pas !… ajouta-t-il. Je me fie à vous comme un fils à son père…
– Vous allez être reconduit à la Conciergerie, dit le procureur-général, et vous y attendrez la décision qu’on prendra sur votre sort.
Le procureur-général sonna, son garçon de bureau vint, et il lui dit : – Priez monsieur [F16-h] Garnery de venir, s’il est chez lui.
Outre les quarante-huit commissaires de police qui veillent sur Paris comme quarante-huit providences au petit pied, sans compter la police de sûreté, et de là vient le nom de quart-d’œil que les voleurs leur ont donné dans leur argot, puisqu’ils sont quatre par arrondissement ; il y a deux commissaires attachés à la fois à la police et à la justice pour exécuter les missions délicates, pour remplacer les juges d’instruction dans beaucoup de cas. Le bureau de ces deux magistrats, car les commissaires de police sont des magistrats, se nomme le bureau des délégations, car ils sont en effet délégués chaque fois et régulièrement saisis pour exécuter soit des perquisitions, soit des arrestations.
Ces places exigent des hommes mûrs, d’une capacité éprouvée, d’une grande moralité, d’une discrétion absolue, et c’est un des miracles que la Providence fait en faveur de Paris que la possibilité de toujours avoir des natures de cette espèce. La description du Palais serait inexacte sans la mention de ces magistratures préventives, pour ainsi dire, qui sont les plus puissants auxiliaires de la justice ; car si la Justice a, par la force des choses, perdu de son ancienne pompe, de sa vieille richesse, il faut reconnaître qu’elle a gagné matériellement. À Paris surtout, le mécanisme s’est admirablement perfectionné.
Monsieur de Grandville avait envoyé monsieur de Chargebœuf son secrétaire, au convoi de Lucien ; il fallait le remplacer, pour cette mission, par un homme sûr ; et monsieur Garnery était l’un des deux commissaires aux délégations.
[F16-i] – Monsieur le procureur-général, je vous ai déjà donné la preuve que j’ai mon point d’honneur… Vous m’avez laissé libre, et je suis revenu… Voici bientôt onze heures… on achève la messe mortuaire de Lucien, il va partir pour le cimetière… Au lieu de m’envoyer à la Conciergerie, permettez-moi d’accompagner le corps de cet enfant jusqu’au Père-Lachaise ; je reviendrai me constituer prisonnier…
– Allez ! dit monsieur de Grandville avec une inflexion de voix pleine de bonté.
– Un dernier mot, monsieur le procureur-général. L’argent de cette fille, de la maîtresse de Lucien, n’a pas été volé… Dans le peu de moments de liberté que vous m’avez donnés, j’ai pu interroger les gens… je suis sûr d’eux, comme vous êtes sûr de vos deux commissaires aux délégations. Donc on trouvera le prix de l’inscription de rente vendue par mademoiselle Esther Gobseck dans sa chambre, à la levée des scellés. La femme de chambre m’a fait observer que la défunte était, comme on dit, cachotière, et très défiante, elle doit avoir mis les billets de banque dans son lit. Qu’on fouille le lit avec attention, qu’on le démonte, qu’on ouvre les matelas, le sommier, on trouvera l’argent…
– Vous en êtes sûr ?…
– Je suis certain de la probité relative de mes coquins, ils ne se jouent jamais de moi… J’ai droit de vie et de mort sur eux, je juge et je condamne, et j’exécute mes arrêts sans toutes vos formalités. Vous voyez bien les effets de mes pouvoirs. Je vous retrouverai les sommes volées chez monsieur et madame Crottat ; je vous sers marron un des agents de Bibi-Lupin, [F16-j] son bras droit, et je vous donnerai le secret du crime commis à Nanterre… C’est des arrhes !… Maintenant, si vous me mettez au service de la justice et de la police, au bout d’un an vous vous applaudirez de ma révélation, je serai franchement ce que je dois être, et je saurai réussir dans toutes les affaires qui me seront confiées…
– Je ne puis vous rien promettre, que ma bienveillance. Ce que vous me demandez ne dépend pas de moi seul. Au roi seul, sur le rapport du garde-des-sceaux appartient le droit de faire grâce, et la position que vous voulez prendre est à la nomination de monsieur le préfet-de-police.
– Monsieur Garnery, dit le garçon de bureau.
Sur un geste du procureur-général, le commissaire des délégations entra, jeta sur Jacques Collin un air de connaisseur, et il réprima son étonnement sur ce mot : – Allez ! dit par monsieur de Grandville à Jacques Collin.
– Voulez-vous me permettre, répondit Jacques Collin, de ne pas sortir avant que monsieur Garnery ne vous ait rapporté ce qui fait toute ma force, afin que j’emporte de vous un témoignage de satisfaction ?
Cette humilité, cette bonne foi complète touchèrent le procureur-général.
– Allez ! dit le magistrat. Je suis sûr de vous.
Jacques Collin salua profondément et avec l’entière soumission de l’inférieur devant le supérieur. Dix minutes après, monsieur de [F16-k] Grandville avait en sa possession les lettres contenues en trois paquets, cachetés et intacts. Mais l’importance de cette affaire, l’espèce de confession de Jacques Collin lui avait fait oublier la promesse de guérison de madame de Sérizy.
Jacques Collin éprouva, quand il fut dehors, un sentiment incroyable de bien-être. Il se sentit libre et né pour une vie nouvelle ; il marcha rapidement du Palais à l’église Saint-Germain-des-Prés, où la messe était finie. On jetait l’eau bénite sur la bière, et il put arriver assez à temps pour faire cet adieu chrétien à la dépouille mortelle de cet enfant si tendrement chéri ; puis il monta dans une voiture, et accompagna le corps jusqu’au cimetière.
Dans les enterrements, à Paris, à moins de circonstances extraordinaires, ou dans les cas assez rares de quelque célébrité décédée naturellement, la foule venue à l’église diminue à mesure qu’on s’avance vers le Père-Lachaise. On a du temps pour une démonstration à l’église, mais chacun a ses affaires et y retourne au plus tôt. Aussi, des dix voitures de deuil, n’y en eut-il pas quatre de pleines. Quand le convoi atteignit au Père-Lachaise, la suite ne se composait que d’une douzaine de personnes, parmi lesquelles se trouvait Rastignac.
– C’est bien de lui être fidèle, dit Jacques Collin à son ancienne connaissance.
Rastignac fit un mouvement de surprise en trouvant là Vautrin.
– Soyez calme, lui dit l’ancien pensionnaire de madame Vauquer, vous avez en moi un esclave, par cela seul que je vous trouve [F16-l] ici. Mon appui n’est pas à dédaigner, je suis ou je serai plus puissant que jamais. Vous avez filé votre câble, vous avez été très adroit ; mais vous aurez peut-être besoin de moi, je vous servirai toujours.
– Mais qu’allez-vous donc être ?
– Le pourvoyeur du bagne au lieu d’en être locataire, répondit Jacques Collin.
Rastignac fit un mouvement de dégoût.
– Ah ! si l’on vous volait !…
Rastignac marcha vivement pour se séparer de Jacques Collin.
– Vous ne savez pas dans quelles circonstances vous pouvez vous trouver.
On était arrivé sur la fosse creusée à côté de celle d’Esther.
– Deux créatures qui se sont aimées et qui étaient heureuses ! dit Jacques Collin ; elles sont réunies. C’est encore un bonheur de pourrir ensemble. Je me ferai mettre là.
Quand on descendit le corps de Lucien dans la fosse, Jacques Collin tomba raide, évanoui. Cet homme si fort ne soutint pas ce léger bruit des pelletées de terre que les fossoyeurs jettent sur le corps pour venir demander leur pour-boire.
En ce moment deux agents de la brigade de sûreté se présentèrent, reconnurent Jacques Collin, le prirent et le portèrent dans un fiacre.
[F17-a] – De quoi s’agit-il encore ?… demanda Jacques Collin quand il eut repris connaissance et qu’il eut regardé dans le fiacre. Il se voyait entre deux agents de police, dont l’un était précisément Ruffard ; aussi lui jeta-t-il un regard qui sonda l’âme de l’assassin jusqu’au secret de la Gonore.
– Il y a que le procureur-général vous a demandé, répondit Ruffard, qu’on est allé partout, et qu’on ne vous a trouvé que dans le cimetière, où vous avez failli piquer une tête dans la fosse de ce jeune homme.
Jacques Collin garda le silence.
– Est-ce Bibi-Lupin qui me fait chercher ? demanda-t-il à l’autre agent.
– Non, c’est monsieur Garnery qui nous a mis en réquisition.
– Il ne vous a rien dit ?
Les deux agents se regardèrent en se consultant par une mimique expressive.
– Voyons ! comment vous a-t-il donné l’ordre ?
– Il nous a, répondit Ruffard, ordonné de vous trouver sur-le-champ, en nous disant que vous étiez à l’église Saint-Germain-des-Prés ; que, si le convoi avait quitté l’église, vous seriez au cimetière.
[F17-b] – Le procureur-général me demandait ?… se dit Jacques Collin à lui-même.
– Peut-être !…
– C’est cela, répliqua Jacques Collin, il a besoin de moi !…
Et il retomba dans son silence, dont s’inquiétèrent beaucoup les deux agents.
À deux heures et demie environ, Jacques Collin entra dans le cabinet de monsieur de Grandville et y vit un nouveau personnage, le prédécesseur de monsieur de Grandville, le comte Octave de Bauvan, l’un des présidents de la cour de cassation.
– Vous avez oublié le danger dans lequel se trouve madame de Sérizy, que vous m’avez promis de sauver.
– Demandez, monsieur le procureur-général, dit Jacques Collin en faisant signe aux deux agents d’entrer, dans quel état ces drôles m’ont trouvé ?
– Sans connaissance, monsieur le procureur-général, au bord de la fosse du jeune homme qu’on enterrait.
– Sauvez madame de Sérizy, dit monsieur de Bauvan, et vous aurez tout ce que vous demandez !
– Je ne demande rien, reprit Jacques Collin, je me suis rendu à discrétion, et monsieur le procureur-général a dû recevoir…
– Toutes les lettres ! dit monsieur de Grandville ; mais vous avez promis de sauver la raison de madame de Sérizy, le pouvez-vous ? n’est-ce pas une bravade ?
– Je l’espère, répondit Jacques Collin avec modestie.
– Eh bien ! venez avec moi, dit le comte Octave.
– Non, monsieur, dit Jacques Collin, je ne me trouverai pas dans la même voiture, à vos côtés… Je suis encore un forçat. Si j’ai le désir de servir la justice, je ne commencerai pas par la déshonorer… Allez chez madame la comtesse, j’y serai quelque temps après vous… Annoncez lui le meilleur ami de Lucien, l’abbé Carlos Herrera… Le pressentiment de ma visite fera nécessairement une impression sur elle et favorisera la crise. Vous me pardonnerez de prendre encore une fois le caractère mensonger du chanoine espagnol, c’est pour rendre un si grand service.
[F17-c] – Je vous verrai là sur les quatre heures, dit monsieur de Grandville, car je dois aller avec le garde-des-sceaux chez le roi. Jacques Collin alla retrouver sa tante, qui l’attendait sur le quai aux Fleurs.
– Eh bien ! dit-elle, tu t’es donc livré à la Cigogne ?
– Oui.
– C’est chanceux !
– Non, je devais la vie à ce pauvre Théodore, et il aura sa grâce.
– Et toi ?
– Moi, je serai ce que je dois être ! Je ferai toujours trembler tout notre monde ! Mais il faut se mettre à l’ouvrage ! Va dire à Paccard de se lancer à fond de train, et à Europe d’exécuter mes ordres.
– Ce n’est rien, je sais déjà comment faire avec la Gonore !… dit la terrible Jacqueline. Je n’ai pas perdu mon temps à rester là dans les giroflées !…
– Que la Ginetta, cette fille corse, soit trouvée pour demain, reprit Jacques Collin en souriant à sa tante.
– Il faudrait avoir sa trace ?…
– Tu l’auras par Manon-la-Blonde, répondit Jacques.
– C’est à nous, ce soir ! répliqua la tante. Tu es plus pressé qu’un coq ! Il y a donc gras ?
– Je veux surpasser par mes premiers coups tout ce qu’a fait de mieux Bibi-Lupin. J’ai eu mon petit bout de conversation avec le monstre qui m’a tué Lucien, et je ne vis que pour me venger de lui ! Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés ! Il me faudra plusieurs années pour atteindre ce misérable ; mais il recevra le coup en pleine poitrine.
– Il a dû te promettre le même chien de sa chienne, dit la tante, car il a recueilli chez lui la fille de Peyrade, tu sais, cette petite qu’on a vendue à madame Nourrisson.
– Notre premier point, c’est de lui donner un domestique.
– Ce sera difficile, il doit s’y connaître ! fit Jacqueline.
– Allons ! la haine fait vivre ! qu’on travaille !
Jacques Collin prit un fiacre et alla sur-le-champ au quai Malaquais, dans la petite [F17-d] chambre où il logeait et qui ne dépendait pas de l’appartement de Lucien ; le portier, très étonné de le revoir, voulut lui parler des événements qui s’étaient accomplis.
– Je sais tout, lui dit l’abbé. J’ai été compromis, malgré la sainteté de mon caractère ; mais, grâce à l’intervention de l’ambassadeur d’Espagne, j’ai été mis en liberté.
Et il monta vivement à sa chambre, où il prit, dans la couverture d’un bréviaire, une lettre que Lucien avait adressée à madame de Sérizy, quand madame de Sérizy l’avait mis en disgrâce en le voyant aux Italiens avec Esther.
Dans son désespoir, Lucien s’était dispensé d’envoyer cette lettre, en se croyant à jamais perdu ; mais Jacques Collin avait lu ce chef-d’œuvre, et, comme tout ce qu’écrivait Lucien était sacré pour lui, il avait serré la lettre dans son bréviaire, à cause des expressions poétiques de cet amour de vanité.
Lorsque monsieur de Grandville lui avait parlé de l’état où se trouvait madame de Sérizy, cet homme si profond avait justement pensé que le désespoir et la folie de cette grande dame devait venir de la brouille qu’elle avait laissé subsister entre elle et Lucien. Il connaissait les femmes, comme les magistrats connaissent les criminels, il devinait les plus secrets mouvements de leur cœur, et il pensa sur-le-champ que la comtesse devait attribuer en partie la mort de Lucien à sa rigueur, et se la reprochait amèrement. Évidemment, un homme comblé d’amour par elle n’eût pas quitté la vie. Savoir qu’elle était toujours aimée, malgré ses rigueurs, pouvait lui rendre la raison. Si Jacques Collin était un grand général pour les forçats, il faut avouer qu’il n’était pas moins grand médecin des âmes.
Ce fut une honte à la fois et une espérance que l’arrivée de cet homme dans les appartements de l’hôtel de Sérizy. Plusieurs personnes, le comte, les médecins étaient dans le petit salon qui précédait la chambre à coucher de la comtesse ; mais, pour éviter toute tache à l’honneur de son âme, le comte de Bauvan renvoya tout le monde, et resta seul avec son ami. Ce fut un coup sensible déjà pour le vice-président du Conseil-d’État, pour un membre du conseil [F17-e] privé, que de voir entrer ce sombre et sinistre personnage. Jacques Collin avait changé d’habits : il était mis en pantalon et en redingote de drap noir, et sa démarche, ses regards, ses gestes, tout fut d’une convenance parfaite. Il salua les deux hommes d’état, et demanda s’il pouvait entrer dans la chambre de la comtesse.
– Elle vous attend avec impatience, dit monsieur de Bauvan.
– Avec impatience ?… Elle est sauvée, dit ce terrible fascinateur.
En effet, après une conférence d’une demi-heure, Jacques Collin ouvrit la porte et dit : – Venez, monsieur le comte, vous n’avez plus aucun événement fatal à redouter.
La comtesse tenait la lettre sur son cœur, elle était calme, et paraissait réconciliée avec elle-même.
À cet aspect, le comte laissa échapper un geste de bonheur.
– Les voilà donc, ces gens qui décident de nos destinées et de celles des peuples ! pensa Jacques Collin, qui haussa les épaules quand les deux amis furent entrés. Un soupir poussé de travers par une femelle leur retourne l’intelligence comme un gant ! Ils perdent la tête pour une œillade ! Une jupe mise un peu plus haut, un peu plus bas, et ils courent par tout Paris au désespoir ! Les fantaisies d’une femme réagissent sur tout l’État ! Oh ! combien de force acquiert un homme quand il s’est soustrait, comme moi, à cette tyrannie d’enfant, à ces probités renversées par la passion, à ces méchancetés candides, à ces ruses de Sauvage ! La femme, avec son génie de bourreau, ses talents pour la torture, est et sera toujours la perte de l’homme. Procureur-général, ministre, les voilà tous aveuglés, tordant tout pour des lettres de duchesses ou de petites filles, ou pour la raison d’une femme qui sera plus folle avec son bon sens qu’elle ne l’était sans sa raison.
Il se mit à sourire superbement.
– Et, se dit-il, ils me croient, ils obéissent à mes révélations, et ils me laisseront ma place. Je régnerai toujours sur ce monde, qui, depuis vingt-cinq ans, m’obéit…
Jacques Collin avait usé de cette suprême puissance qu’il exerça jadis sur la pauvre [F17-f] Esther ; car il possédait, comme on l’a vu maintes fois, cette parole, ces regards, ces gestes qui domptent les fous, et il avait montré Lucien comme ayant emporté l’image de la comtesse avec lui. Aucune femme ne résiste à l’idée d’être aimée uniquement.
– Vous n’avez plus de rivale ! fut le dernier mot de ce froid railleur.
Il resta pendant une heure entière, oublié, là, dans ce salon. Monsieur de Grandville vint et le trouva sombre, debout, perdu dans une rêverie comme en doivent avoir ceux qui font un dix-huit brumaire dans leur vie. Le procureur-général alla jusqu’au seuil de la chambre de la comtesse, il y passa quelques instants ; puis, il vint à Jacques Collin et lui dit : – Persistez-vous dans vos intentions ?
– Oui, monsieur.
– Eh ! bien, vous remplacerez Bibi-Lupin, et le condamné Calvi aura sa peine commuée.
– Il n’ira pas à Rochefort ?
– Pas même à Toulon, vous pourrez l’employer dans votre service ; mais ces grâces et votre nomination dépendent de votre conduite pendant six mois que vous serez adjoint à Bibi-Lupin.
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En huit jours, l’adjoint de Bibi-Lupin fit recouvrer quatre cent mille francs à la famille Crottat, livra Ruffard et Godet. Le produit de l’inscription de rentes vendue par Esther Gobseck fut trouvé dans le lit de la courtisane, et monsieur de Sérizy fit attribuer à Jacques Collin les trois cent mille francs qui lui étaient légués par le testament de Lucien de Rubempré.
Le monument ordonné par Lucien, pour Esther et pour lui, passe pour être un des plus beaux du Père-Lachaise, et le terrain au-dessous appartient à Jacques Collin.
Après avoir exercé ses fonctions pendant environ quinze ans, Jacques Collin s’est retiré vers 1845.
Première version
Honoré de Balzac
La Dernière Incarnation de Vautrin
La Presse (feuilleton)
[F01-a] Première partie
Les mystères du préau
I
Les deux robes
– Qu’y a-t-il, Madeleine ? dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques.
– Madame, répondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais ; mais il a la figure si bouleversée et il se trouve dans un tel état, que madame ferait peut-être mieux de l’aller voir dans son cabinet.
– A-t-il dit quelque chose ? demanda madame Camusot.
– Non, madame ; mais nous n’avons jamais vu pareille figure à monsieur, on dirait qu’il va commencer une maladie ; il est jaune, il paraît être en décomposition, et…
Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s’élança hors de sa chambre et courut chez son mari.
Elle aperçut le juge d’instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongées, la tête appuyée au dossier, les mains pendant, le visage pâle, les yeux hébétés, absolument comme s’il allait tomber en défaillance.
– Qu’as-tu, mon ami ? dit la jeune femme effrayée.
– Ah ! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement… J’en tremble encore. Figure-toi que le procureur-général… Non, que madame de Sérizy…, que… Je ne sais par où commencer…
– Commence par la fin ?… dit madame [F01-b] Camusot.
– Eh ! bien, au moment où, dans la Chambre du conseil de la Première, monsieur Popinot avait mis la dernière signature nécessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en liberté Lucien de Rubempré… Enfin, tout était fini ! le greffier emportait le plumitif, j’allais être quitte de cette affaire… Voilà le président du tribunal qui entre et qui examine le jugement : « – Vous élargissez un mort, me dit-il d’un air froidement railleur, ce jeune homme est allé, selon l’expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombé à l’apoplexie foudroyante… » Je respirais en croyant à un accident. – « Si je comprends, monsieur le président, a dit monsieur Popinot, il s’agirait alors de l’apoplexie de Pichegru… – Messieurs, a repris le président de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de Rubempré sera mort de la rupture d’un anévrisme. » Nous nous sommes tous entre-regardés. – « De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. Dieu veuille, dans votre intérêt, monsieur Camusot, quoique vous n’ayez fait que votre devoir, que madame de Sérizy ne reste pas folle du coup qu’elle a reçu ! on l’emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre procureur-général dans un état de désespoir qui m’a fait mal. Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot ! » a-t-il ajouté en me parlant à l’oreille. Non, ma chère amie, en sortant, c’est à peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n’ai pas osé me hasarder dans la rue, et je suis allé me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m’a raconté qu’une belle dame avait pris la Conciergerie d’assaut, qu’elle avait voulu sauver la vie à Lucien de qui elle est folle, et qu’elle s’était évanouie en le trouvant pendu par sa cravate à la croisée de la Pistole. L’idée que la manière dont j’ai interrogé ce malheureux jeune homme, qui, d’ailleurs, entre nous, était parfaitement coupable, a pu [F01-c] causer son suicide, m’a poursuivi depuis que j’ai quitté le Palais, et je suis toujours près de m’évanouir…
– Eh bien ! ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu’un prévenu se pend dans sa prison au moment où tu l’allais élargir ?… s’écria madame Camusot. Mais un juge d’instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui !… Voilà tout.
– Ces comparaisons, ma chère, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là. Lucien emporte nos espérances dans son cercueil.
– Vraiment ?… dit madame Camusot d’un air profondément ironique.
– Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Grandville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l’instruction ; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Grandville sera procureur-général, je n’avancerai jamais !
Avancer ! voilà le mot terrible, l’idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois, le magistrat était sur-le-champ tout ce qu’il devait être. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. À Paris, en dehors du parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu’à trois existences supérieures : le contrôle général, les sceaux ou la simarre de chancelier.
Au-dessous des parlemens, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu’il fût heureux de rester toute sa vie sur son siége. Comparez la position d’un conseiller à la cour royale de Paris, qui n’a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d’un conseiller [F01-d] au parlement en 1729. Grande est la différence !
Aujourd’hui, où l’on fait de l’argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes ; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l’importance à des positions autres que celle d’où devrait venir tout leur éclat. Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l’armée ou dans l’administration.
Cette pensée, si elle n’altère pas l’indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d’effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l’opinion publique. Le traitement payé par l’État fait du prêtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l’ambition ; l’ambition engendre une complaisance envers le pouvoir ; puis l’égalité moderne met le justiciable et le juge sur la même feuille du parquet social. Ainsi, les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au dix-neuvième siècle, où l’on se prétend en progrès sur toute chose.
– Et pourquoi n’avancerais-tu pas ? dit Amélie Camusot.
Elle regarda son mari d’un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l’énergie à l’homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d’un instrument.
– Pourquoi désespérer ? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d’Espard et sa cousine, la comtesse Châtelet. Madame d’Espard est au mieux avec le Garde-des-Sceaux ; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, où tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu’as-tu donc à craindre de ton président et du procureur général ?…
[F01-e] – Mais monsieur et madame de Sérizy !… s’écria le pauvre juge. Madame de Sérizy, je te le répète, est folle ! et folle par ma faute, dit-on !
– Eh ! si elle est folle, juge sans jugement, s’écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire ! Voyons ? raconte-moi toutes les circonstances de la journée.
– Mon Dieu, répondit Camusot, au moment où j’avais confessé ce malheureux jeune homme, et où il venait de déclarer que ce soi-disant prêtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de Sérizy m’ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot où elles me priaient de ne pas l’interroger. Tout était consommé…
– Mais, tu as donc perdu la tête ! dit Amélie ; car, sûr comme tu l’es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire !
– Mais tu es comme madame de Sérizy, tu te moques de la justice ! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérizy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu !
– En voilà une femme ! bravo ! s’écria madame Camusot.
– Madame de Sérizy m’a dit qu’elle ferait sauter le Palais plutôt que de laisser un jeune homme qui avait eu les bonnes grâces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la cour d’assises en compagnie d’un forçat !…
– Mais Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe…
– Ah ! oui, superbe !
– Tu as fait ton devoir…
– Mais malheureusement, et malgré l’avis jésuitique de monsieur de Grandville, qui m’a rencontré sur le quai Malaquais…
– Ce matin ?
– Ce matin !
– À quelle heure ?
[F01-f] – À neuf heures.
– Oh ! Camusot ! dit Amélie en joignant ses mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout… Mon Dieu ! ce n’est pas un homme, c’est une charrette de moëllons que je traîne !… Mais, Camusot, ton procureur général t’attendait au passage, il a dû te faire des recommandations.
– Mais oui…
– Et tu ne l’as pas compris ! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d’instruction, sans aucune espèce d’instruction. Aie donc l’esprit de m’écouter ! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l’affaire finie ? dit Amélie.
Camusot regarda sa femme de l’air qu’ont les paysans devant un charlatan.
– Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérizy sont compromises, tu dois les avoir toutes deux pour protectrices, reprit-elle. Voyons ? Madame d’Espard obtiendra pour toi du Garde-des-Sceaux une audience où tu lui donneras le secret de l’affaire, et il en amusera le roi ; car tous les souverains aiment à connaître l’envers des tapisseries et savoir les véritables motifs des événemens que le public regarde passer bouche béante. Dès lors, ni le procureur général, ni monsieur de Sérizy ne seront plus à craindre…
– Quel trésor qu’une femme comme toi ! s’écria le juge en reprenant courage. Après tout, j’ai débusqué Jacques Collin, je vais l’envoyer rendre ses comptes en cour d’assises, je dévoilerai ses crimes. C’est une victoire dans la carrière d’un juge d’instruction qu’un pareil procès…
– Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique où l’avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t’a dit tout à l’heure que tu avais donné à gauche ; mais ici, tu donnes trop à droite… Tu te fourvoies encore, mon ami !
Le juge d’instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction.
[F01-g] – Le Roi, le Garde des Sceaux pourront être très contens d’apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois très fâchés de voir des avocats de l’opinion libérale traînant à la barre de l’opinion et de la cour d’assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importans que les Sérizy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tous ceux qui sont mêlés directement ou indirectement à ce procès.
– Ils y sont fourrés tous !… je les tiens ! s’écria Camusot.
Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théâtre quand il cherche à sortir d’un mauvais pas.
– Écoute, Amélie ! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l’esprit une circonstance, en apparence minime, et qui, dans la situation où je suis, est d’un intérêt capital. Figure-toi, ma chère amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie… un homme d’une profondeur !… Oh ! c’est… quoi ?… le Cromwell du bagne !… Je n’ai jamais rencontré pareil scélérat, il m’a presque attrapé !… Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promène dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m’a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drôle y a jeté le coup d’œil d’un homme qui voulait voir si quelqu’autre paquet ne s’y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit : « j’ai mes armes » m’ont fait comprendre un monde de choses… Il n’y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une œillade échangée, des scènes entières où se révèlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde ! C’est effrayant, c’est la vie ou la mort, dans un clin-d’œil. Le gaillard a d’autres lettres entre les mains ! ai-je pensé. [F01-h] Puis les mille autres détails de l’affaire m’ont préoccupé. J’ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l’instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l’habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de…
– Et tu trembles, Camusot ! Tu seras président de chambre… à la cour royale, bien plus tôt que je ne le croyais !… s’écria madame Camusot dont la figure rayonna. Voyons ! il faut te conduire de manière à contenter tout le monde, car l’affaire devient si grave qu’elle pourrait bien nous être VOLÉE !… N’a-t-on ôté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure dans le procès en interdiction intenté par madame à monsieur d’Espard ? dit-elle pour répondre à un geste d’étonnement que fit Camusot. Eh ! bien, le procureur-général, qui prend un intérêt si vif à l’honneur de monsieur et de madame de Sérizy, ne peut-il pas évoquer l’affaire à la cour royale, et faire commettre un conseiller à lui pour l’instruire à nouveau ?…
– Ah ! ça, ma chère, où donc as-tu fait ton Droit criminel ? s’écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maître…
– Comment, tu crois que demain matin monsieur de Grandville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d’un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver, car on viendra lui proposer de l’argent pour être son défenseur !… Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais ; elles en instruiront le procureur général, qui, déjà, voit ces familles traînées bien près du banc des accusés par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d’Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérizy ?… Tu dois donc manœuvrer de manière à te concilier l’affection de ton [F01-i] procureur-général la reconnaissance de monsieur de Sérizy, celle de la marquise d’Espard, de la comtesse Châtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des complimens par ton président. Moi, je me charge de mesdames d’Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieu. Toi, tu dois aller demain matin chez le procureur-général. Monsieur de Grandville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maîtresse pendant une dizaine d’années une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n’est-ce pas ? Eh ! bien, ce magistrat-là n’est pas un saint, c’est un homme tout comme un autre ; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelque endroit ; il faut découvrir son faible, le flatter ; demande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l’affaire ; enfin, tâchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras…
– Non, je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son cœur. Amélie ! tu me sauves !
– C’est moi qui t’ai remorqué d’Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh ! bien, sois tranquille !… je veux qu’on m’appelle madame la présidente dans cinq ans d’ici ; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n’est pas celui d’un sapeur-pompier, le feu n’est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir ; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables…
– La force de ma position est toute entière dans l’identité du faux prêtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge après une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand même la cour s’attribuerait la connaissance de ce procès, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J’aurai imité les enfans qui attachent une ferraille à la queue [F01-j] d’un chat ; la procédure, n’importe où elle s’instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin !
– Bravo ! dit Amélie.
– Et le procureur-général aimera mieux s’entendre avec moi, qui pourrai seul enlever cette épée de Damoclès suspendue sur le cœur du faubourg Saint-Germain, qu’avec tout autre !… Mais tu ne sais pas combien il est difficile d’obtenir ce magnifique résultat ?… Le procureur général et moi, tout à l’heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d’accepter Jacques Collin pour ce qu’il se donne, pour un chanoine du chapitre de Tolède, pour Carlos Herrera ; nous sommes convenus d’admettre sa qualité d’envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l’ambassade d’Espagne. C’est par suite de ce plan que j’ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j’ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent être confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, ils ne reconnaîtront pas en lui Jacques Collin, dont l’arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, où ils l’ont connu sous le nom de Vautrin.
Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait.
– Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin ? demanda-t-elle.
– Sûr, répondit le juge, et le procureur-général aussi !
– Eh bien ! tâche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice ! Si ton homme est encore au secret, vas voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d’imiter les enfans, imite les ministres de la police dans les pays absolus qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le [F01-k] mérite de les avoir déjouées et se rendre nécessaires ; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauver !
– Ah ! quel bonheur ! s’écria Camusot. J’ai la tête si troublée que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L’ordre de mettre Jacques Collin à la pistole a été porté par Coquart à monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l’ennemi de Jacques Collin, on a transféré de la Force à la Conciergerie trois criminels qui le connaissent ; et, s’il descend demain matin au préau, l’on s’attend à des scènes terribles…
– Et pourquoi ?
– Jacques Collin, ma chère, est le dépositaire des fortunes que possèdent les bagnes et qui se montent à des sommes considérables ; or, il les a, dit-on, dissipées pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m’a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nécessitera l’intervention des surveillans, et le secret sera découvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procès-verbal de l’identité.
– Ah ! si ses commettans te débarrassaient de lui ! tu serais regardé comme un homme bien capable ! Ne va pas chez monsieur de Grandville, attends-le à son parquet avec cette arme formidable ! C’est un canon chargé sur les trois plus considérables familles de la cour et de la pairie. Sois hardi, propose à monsieur de Grandville de vous débarrasser de Jacques Collin en le transférant à la Force, où les forçats savent se débarrasser de leurs dénonciateurs. J’irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérizy. Fie-toi à moi pour sonner l’alarme partout. Écris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prêtre espagnol est judiciairement reconnu pour être Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais à deux heures, je t’aurai fait obtenir une audience particulière du Garde des Sceaux : peut-être sera-t-il [F01-l] chez la marquise d’Espard.
Camusot restait planté sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine Amélie.
– Allons, viens dîner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois ! nous ne sommes à Paris que depuis deux ans, et te voilà en passe de devenir conseiller avant la fin de l’année… De là, mon chat, à la présidence d’une Chambre à la cour, il n’y aura pas d’autre distance qu’un service rendu dans quelqu’affaire politique.
Cette délibération secrète montre à quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette Étude, intéressaient l’honneur des familles au sein desquelles il avait placé son défunt protégé.
[F02-a] II
L’homme au secret
La mort de Lucien et l’invasion à la Conciergerie de la comtesse de Sérizy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oublieéde lever le secret du prétendu prêtre espagnol.
Quoiqu’il y en ait plus d’un exemple dans les annales judiciaires, la mort d’un prévenu pendant le cours de l’instruction d’un procès, est un événement assez rare pour que les surveillans, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent ; néanmoins, pour eux, le grand événement n’était pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgé de la première grille du guichet par les délicates mains d’une femme du monde.
Aussi, directeur, greffier et surveillans, dès que le procureur-général, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de Sérizy, en emmenant sa femme évanouie, se groupèrent-ils au guicher en reconduisant monsieur Lebrun, le médecin de la prison, appelé pour constater la mort de Lucien et s’en entendre avec le médecin des morts de l’Arrondissement où demeurait cet infortuné jeune homme. On nomme à Paris médecin des[F02-b] morts le docteur chargé, dans chaque Mairie, d’aller vérifier le décès, et d’en examiner les causes.
Avec ce coup-d’œil rapide qui le distinguait, monsieur de Grandville avait jugé nécessaire, pour l’honneur des familles compromises, de faire dresser l’acte de décès de Lucien, à la mairie dont dépend le quai Malaquais, où demeurait le défunt, et de le conduire de son domicile à l’église Saint-Germain-des-Prés, où le service funèbre allait avoir lieu.
Monsieur de Chargebœuf, secrétaire de monsieur de Grandville, mandé par lui, reçut des ordres à cet égard. La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. Le jeune secrétaire était chargé de s’entendre immédiatement avec la Mairie, avec la Paroisse et l’administration des Pompes funèbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoqués chez lui pour la cérémonie.
Donc, au moment où Camusot, l’esprit en repos, se mettait à table avec son ambitieuse moitié, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, médecin des prisons, étaient en dehors du guichet, déplorant la fragilité des barres de fer et la force des femmes amoureuses.
– On ne sait pas, disait le docteur à monsieur Gault en le quittant, tout ce qu’il y a de puissance nerveuse dans l’homme surexcité par la passion ! La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là. Tenez, hier, j’ai été témoin d’une expérience qui m’a fait frémir, et qui rend compte du terrible pouvoir physique déployé tout à l’heure par cette petite dame.
– Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j’ai la faiblesse de m’intéresser au magnétisme, sans y croire, mais il m’intrigue.
– Un médecin magnétiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnétisme, reprit le docteur Lebrun, m’a proposé d’expérimenter sur moi-même un phénomène qu’il [F02-c] me décrivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-même une des étranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l’existence du magnétisme, je consentis ! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre Académie de médecine si l’on soumettait, l’un après l’autre, ses membres à cette action qui ne laisse aucune échappatoire à l’incrédulité. Mon vieil ami… Ce médecin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthèse, est un vieillard persécuté pour ses opinions par la Faculté, depuis Mesmer ; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C’est aujourd’hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Donc, le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnétiseur était non pas infinie, car l’homme est soumis à des lois déterminées, mais qu’elle procédait comme les forces de la nature dont les principes absolus échappent à nos calculs. – « Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d’une somnambule qui dans l’état de veille ne te le presserait pas au delà d’une certaine force appréciable, tu reconnaîtras que, dans l’état si sottement nommé somnambulique, ses doigts auront la faculté d’agir comme des cisailles manœuvrées par un serrurier ! » Eh ! bien, monsieur, lorsque j’ai eu livré mon poignet à celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard réprouve cette expression, mais isolée, et que le vieillard eut ordonné à cette femme de me presser indéfiniment et de toute sa force le poignet, j’ai prié d’arrêter au moment où le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez ? voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois ?
– Diable ! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait à celle qu’eût produite une brûlure.
– Mon cher Gault, reprit le médecin, j’aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu’un serrurier aurait vissé par un écrou, je n’aurais pas senti ce collier de métal aussi [F02-d] durement que les doigts de cette femme ; son poignet était de l’acier inflexible, et j’ai la conviction qu’elle aurait pu me briser les os et me séparer la main du poignet. Cette pression, commencée d’abord d’une manière insensible, a continué sans relâche en ajoutant toujours une force nouvelle à la force de pression antérieure ; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comporté que cette main changée en un appareil de torture. Il me paraît donc prouvé que, sous l’empire de la passion, qui est la volonté ramassée sur un point et arrivée à des quantités de force animale incalculables, comme le sont toutes les différentes espèces de puissances électriques, l’homme peut apporter sa vitalité tout entière, soit pour l’attaque, soit pour la résistance, dans tel ou tel de ses organes… Cette petite dame avait, sous la pression de son désespoir, envoyé sa puissance vitale dans ses poignets.
– Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé… dit le chef des surveillans en hochant la tête.
– Il y avait une paille !… fit observer monsieur Gault.
– Moi, reprit le médecin, je n’ose plus assigner de limites à la force nerveuse. C’est d’ailleurs ainsi que les mères, pour sauver leurs enfans, magnétisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches où les chats se tiendraient à peine, et supportent les tortures de certains accouchemens. Là est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la liberté… On ne connaît pas encore la portée des forces vitales, elles tiennent à la puissance même de la Nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus !
– Monsieur, vint dire tout bas un surveillant à l’oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun à la grille extérieure de la Conciergerie, le Secret numéro deux se dit malade et réclame le médecin ; il se prétend à la mort, ajouta le surveillant.
– Vraiment ? dit le directeur.
[F02-e] – Mais il râle ! répliqua le surveillant.
– Il est cinq heures, répondit le docteur, je n’ai pas dîné… Mais, après tout, me voilà tout porté, voyons, allons…
– Le Secret numéro deux est précisément le prêtre espagnol soupçonné d’être Jacques Collin, dit monsieur Gault au médecin, et l’un des prévenus dans le procès où ce pauvre jeune homme était impliqué…
– Je l’ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Monsieur Camusot m’a mandé pour constater l’état sanitaire de ce gaillard-là, qui, soit dit entre nous, se porte à merveille, et qui de plus ferait fortune à poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques.
– Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux Secrets tous deux, car je dois être là, ne fût-ce que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme…
Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d’autre nom que le sien, se trouvait, depuis le moment de sa réintégration, au secret, d’après l’ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu’il n’avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne, et par deux condamnations en cour d’assises.
Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l’esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n’est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami ? Condamnable, infâme et horrible de tant de côtés, ce dévoûment absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette Étude déjà si considérable, paraîtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n’accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul [F02-f] mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra !
Dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits, qu’ils ne vont pas les uns sans les autres. L’eau du fleuve forme une espèce de plancher liquide ; il n’est pas de flot, si mutiné qu’il soit, à quelque hauteur qu’il s’élève, dont la puissante gerbe ne s’efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De même qu’on regarde l’eau couler en y voyant de confuses images, peut-être désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin ? voir à quelle distance ira s’abîmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l’amour à l’humanité ? tant ce principe céleste périt difficilement dans les cœurs les plus gangrenés !
L’ignoble forçat, en matérialisant le poème caressé par tant de poètes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis (un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraîchir d’une rosée dérobée au paradis) ; Jacques Collin, si l’on a bien pénétré dans ce cœur de bronze, avait renoncé à lui-même, depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien : il jouissait de ses progrès, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son âme visible. Trompe-la-Mort dînait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin beau, jeune, noble, arrivant au poste d’ambassadeur. Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande DU DOUBLE par un phénomène de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur âme passée dans celle de l’homme aimé, qui ont vécu de sa vie noble ou infâme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont éprouvé, [F02-g] malgré les distances, du mal à leur jambe, s’il s’y faisait une blessure, qui ont senti qu’il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n’ont pas eu besoin d’apprendre une infidélité pour la savoir.
Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait : – On interroge le petit !…
Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit.
– A-t-il pu voir ses maîtresses ? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles ? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l’interrogatoire ? Lucien a-t-il reçu mes instructions ?… Et si la fatalité veut qu’on l’interroge, comment se tiendra-t-il ? Pauvre petit, c’est moi qui l’ai conduit là ! C’est ce brigand de Paccard et cette fouine d’Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l’inscription donnée par Nucingen à Esther. Ces deux drôles nous ont fait trébucher au dernier pas ; mais ils paieront cher cette farce là ! Un jour de plus, et Lucien était riche ! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n’avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu’il n’eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde… Ah ! le petit aurait alors été tout à moi ! Et dire que notre sort dépend d’un regard, d’une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges ! car nous avons échangé, lorsqu’il m’a montré les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondés mutuellement, et il a deviné que je puis faire chanter les maîtresses de Lucien !…
Ce monologue dura trois heures. L’angoisse fut telle qu’elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendié par la folie, ressentit une soif si dévorante qu’il épuisa, sans s’en apercevoir, toute la provision d’eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d’un Secret.
– S’il perd la tête, que deviendra-t-il ? car ce cher enfant n’a pas la force de Théodore !… se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d’un corps de garde.
Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprême.
[F02-h] Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l’âge de dix-huit ans, grâce à certaines protections achetées à prix d’or, avait été le compagnon de chaîne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La dernière évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons (il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses côtés en forçat, mené chez le commissaire), cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, où les forçats meurent dru, et où l’on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Évadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite.
Théodore, repris, avait été réintégré au bagne.
Après avoir gagné l’Espagne et s’y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu’il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l’italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d’ailleurs belle et magnifique comme le soleil d’une journée d’été ; tandis qu’avec Théodore, Jacques Collin n’apercevait plus d’autre dénoûment que l’échafaud, après une série de crimes indispensables.
L’idée d’un malheur causé par la faiblesse de Lucien à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l’esprit de Jacques Collin ; et, en supposant la possibilité d’une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui depuis son enfance ne s’était pas produit une seule fois en lui.
– Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable, me mettrait-il en rapport avec Lucien.
En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu.
– C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m’envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma dernière heure arrivée.
En entendant les sons gutturaux du râle par [F02-i] lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tête et partit.
Jacques Collin s’accrocha furieusement à cette espérance ; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l’effet de la visite, en tendant son pouls au médecin.
– Monsieur a la fièvre, dit le docteur à monsieur Gault ; mais c’est la fièvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l’oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d’une criminalité quelconque.
En ce moment, le directeur, à qui le procureur général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre.
– Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte et ne s’expliquant pas l’absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré.
– Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui…
– Personne ? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi ?
– Mais il s’est pendu…
Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n’a frappé les jungles de l’Inde d’un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant comme l’éclair de la foudre quand elle tombe ; puis il s’affaissa sur son lit de camp en disant : – Oh ! mon fils !…
– Pauvre homme ! s’écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature.
En effet, cette explosion fut suivie d’une si complète faiblesse, que ces mots : « Oh ! mon fils ! » furent comme un murmure.
– Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant.
– Non, ce n’est pas possible ! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scène d’un œil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n’est pas [F02-j] lui ! Vous n’avez pas bien vu. L’on ne peut pas se pendre au secret ! Voyez, comment pourrais-je me pendre ici ? Paris tout entier me répond de cette vie là ! Dieu me la doit !
Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. À l’aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer.
– Voici une lettre que monsieur le procureur-général m’a chargé de vous donner, en permettant que vous l’eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault.
– C’est de Lucien… dit Jacques Collin.
– Oui, monsieur.
– N’est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme ?…
– Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard… Ce jeune homme est mort, là… dans une des pistoles…
– Puis-je le voir de mes yeux ? demanda timidement Jacques Collin ; laisserez-vous un père libre d’aller pleurer son fils ?…
– Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j’ai l’ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur.
Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin ; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piège, et il hésitait à sortir.
– Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n’avez pas de temps à perdre, on doit l’enlever cette nuit…
– Si vous avez des enfans, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j’y vois à peine clair… Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis… Vous n’êtes pères, si vous l’êtes, que d’une manière… je suis mère, aussi !… Je… je suis fou… je le sens.
[F03-a] III
Le préau de la Conciergerie
En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s’ouvrent que devant le directeur, il est possible d’aller en peu de temps des Secrets aux Pistoles.
Ces deux rangées d’habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu’on avait mis sur le lit. À cet aspect, il tomba sur ce corps et s’y colla par une étreinte désespérée dont la force et le mouvement passionnés firent frémir les trois spectateurs de cette scène.
– Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez !… cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu’est un cadavre, c’est de la pierre…
– Laissez-moi là !… dit Jacques Collin d’une voix éteinte, je n’ai pas longtemps à le voir, on va me l’enlever pour…
[F03-b] Il s’arrêta devant le mot enterrer.
– Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !… Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas…
– C’est bien son fils ! dit le médecin.
– Vous croyez ? répondit le directeur d’un air profond qui jeta le médecin dans une courte rêverie.
Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu’on ne vînt enlever le corps.
À cinq heures et demie, au mois de mai, l’on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien.
On ne connaît pas d’homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l’effet de ce froid terrible et agissant comme un poison est à peine comparable à celui que produit sur l’âme la main raide et glacée d’un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentimens ; car, en fait de sentiment, changer, n’est-ce pas mourir ?
En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraîtra ce qu’il fut pour cet homme, une coupe de poison.
À l’abbé Carlos Herrera
Mon cher abbé, je n’ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n’existerai plus ; vous ne serez plus là pour me sauver.
Vous m’aviez donné pleinement le droit, si j’y trouvais un avantage, de vous perdre en [F03-c] vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j’ai disposé de vous sottement. Pour sortir d’embarras, séduit par une captieuse demande du juge d’instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s’est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit.
Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous m’avez voulu faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi.
Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. Vous descendez d’Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Ève. Parmi les démons de cette filiation, il s’en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu’ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme les lions le seraient en pleine Normandie : il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais ; leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Robespierre ou Napoléon ; mais, quand il laisse rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instrumens gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Fouché, Louvel et l’abbé Carlos Herrera. Doués d’un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse [F03-d] aux riches couleurs qui fascine les enfans dans les bois. C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n’en pas sortir. Tu m’as fait vivre de cette vie gigantesque, et j’ai bien mon compte de l’existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des nœuds gordiens de ta politique, pour la donner au nœud coulant de ma cravate.
Pour réparer ma faute, je transmets au procureur-général une rétractation de mon interrogatoire ; vous verrez à tirer parti de cette pièce.
Par le vœu d’un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l’abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m’avez portée.
Adieu donc, adieu grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu ; vous avez tenu vos promesses : je me retrouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantemens d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de ma jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie.
Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration.
LUCIEN.
Avant une heure du matin, lorsqu’on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l’a tué ; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu.
En voyant cet homme, les porteurs s’arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l’éternité sur les tombeaux du Moyen-Âge, par le génie des tailleurs d’images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa [F03-e] tellement à ces gens, qu’ils lui dirent avec douceur de se lever.
– Pourquoi ? demanda-t-il timidement.
Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant.
Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargebœuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Grandville relatifs au service et au convoi de Lucien qu’il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l’attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit.
– Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s’écria d’une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu’il peut compter sur ma reconnaissance… Oui, je suis capable de lui rendre de grands services… N’oubliez pas cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah ! monsieur, il se fait d’étranges changements dans le cœur d’un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci… Je ne le verrai donc plus !…
Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l’on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s’affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs. Le secrétaire du procureur-général et le directeur de la prison s’étaient déjà soustraits à ce spectacle.
Qu’était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d’œil en rapidité, chez laquelle la pensée et l’action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois séjours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage ?
Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée ; ses impénétrables molécules, purifiées par l’homme et rendues homogènes, se désagrègent ; et, sans être en fusion, le métal n’a plus la même vertu de [F03-f] résistance.
Les maréchaux, les serruriers, taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l’état par un mot de leur technologie : « Le fer est roui ! » disent-ils en s’appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s’obtient par le rouissage.
Eh ! bien, l’âme humaine, ou, si vous voulez, la triple énergie du corps, du cœur et de l’esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer, par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer : ils sont rouis.
La Science et la Justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer par la rupture d’une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue ; mais personne n’a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui tous ont dit le même mot : « Le fer était roui ! » Ce danger est imprévisible. Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence.
C’est dans cet état que les confesseurs et les juges d’instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la cour d’assises et celles de la toilette déterminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l’appareil nerveux. Les aveux s’échappent alors des bouches les plus violemment serrées ; les cœurs les plus durs se brisent alors ; et, chose étrange ! au moment où les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprême arrache à l’homme le masque d’innocence sous lequel il inquiétait la Justice, toujours inquiète lorsque le condamné meurt sans avouer son crime.
Napoléon a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo !
À huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre où se trouvait Jacques Collin, il le vit pâle et calme, [F03-g] comme un homme redevenu fort par un violent parti pris.
– Voici l’heure d’aller au préau, dit le porte-clés, vous êtes enfermé depuis trois jours, si vous voulez prendre l’air et marcher, vous le pouvez !
Jacques Collin tout à des pensées absorbantes, ne prenant aucun intérêt à lui-même, se regardant comme un vêtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piége que lui tendait Bibi-Lupin, ni l’importance de son entrée au préau.
Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiqués dans les corniches des magnifiques arcades du palais des rois de France, et sur lesquelles s’appuie la galerie dite de Saint-Louis, par où l’on va maintenant aux différentes dépendances de la cour de cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles ; et, circonstance digne de remarque, la chambre où fut détenu Louvel, l’un des plus fameux régicides, est celle située à l’angle droit formé par le coude des deux corridors.
Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par où les détenus logés dans les pistoles ou dans les cabanons vont et viennent pour se rendre au préau.
Tous les détenus, les accusés qui doivent comparaître en cour d’assise et ceux qui y ont comparu, les prévenus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promènent dans cet étroit espace entièrement pavé, pendant quelques heures de la journée, et surtout le matin de bonne heure en été.
Ce préau, l’antichambre de l’échafaud ou du bagne, y aboutit d’un bout, et de l’autre il tient à la société par le gendarme, par le cabinet du juge d’instruction ou par la cour d’assises. Aussi est-ce plus glacial à voir que l’échafaud. L’échafaud peut devenir un piédestal pour aller au ciel ; mais le préau, c’est toutes les infamies de la terre réunies et sans issue !
Que ce soit le préau de la Force ou celui de [F03-i] Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-Pélagie, un préau est un préau. Les mêmes faits s’y reproduisent identiquement à la couleur près des murailles, à la hauteur ou à l’espace. Aussi les ÉTUDES DE MŒURS mentiraient-elles à leur titre, si la description la plus exacte de ce pandémonium parisien ne se trouvait ici.
Sous les puissantes voûtes qui soutiennent la salle des audiences de la cour de cassation, il existe à la quatrième arcade une pierre qui servait, dit-on, à saint Louis, pour distribuer ses aumônes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux détenus. Aussi, dès que le préau s’ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre à friandises de détenu, l’eau-de-vie, le rhum, etc.
Les deux premières arcades de ce côté du préau, qui fait face à la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l’élégance du palais de saint Louis, sont prises par un parloir où confèrent les avocats et les accusés, et où les prisonniers parviennent au moyen d’un guichet formidable composé d’une double voie tracée par des barreaux énormes, et comprise dans l’espace de la troisième arcade. Ce double chemin ressemble à ces rues momentanément créées à la porte des théâtres par des barrières pour contenir la queue, lors des grands succès.
Ce parloir, situé au bout de l’immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, éclairé sur le préau par des hottes, vient d’être mis à jour par des châssis vitrés du côté du guichet, en sorte qu’on y surveille les avocats en conférence avec leurs cliens. Cette innovation a été nécessitée par les trop fortes séductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs défenseurs.
On ne sait plus où s’arrêtera la morale ?… ses précautions ressemblent à ces examens de conscience tout faits, où les imaginations pures se dépravent en réfléchissant à des monstruosités ignorées.
Dans ce parloir ont également lieu les entrevues des parens et des amis à qui la police [F03-j] permet de voir des prisonniers, accusés ou détenus.
On doit maintenant comprendre ce qu’est le préau pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie, c’est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un préau enfin !
Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisés, constituent l’unique communication possible avec le monde extérieur.
Les momens passés au préau sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve à l’air et en compagnie ; néanmoins, dans les autres prisons, les autres détenus sont réunis dans les ateliers du travail ; mais, à la Conciergerie, on ne peut se livrer à aucune occupation, à moins d’être à la pistole. Là, le drame de la cour d’assises préoccupe d’ailleurs tous les esprits, puisqu’on ne vient là que pour subir ou l’instruction ou le jugement.
Cette cour présente un affreux spectacle ; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l’avoir vu. D’abord, la réunion, sur un espace de quarante mètres de long sur trente de large, d’une centaine d’accusés ou de prévenus, ne constitue pas l’élite de la société. Ces misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vêtus ; leurs physionomies sont ignobles ou horribles ; car un criminel venu des sphères sociales supérieures est une exception heureusement assez rare. La concussion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener là des gens comme il faut, ont d’ailleurs le privilége de la pistole, et l’accusé ne quitte alors presque jamais sa cellule.
Ce lieu de promenade, encadré par de beaux et formidables murs noirâtres, par une colonnade partagée en cabanons, par une fortification du côté du quai, par les cellules grillagées de la pistole au nord, gardé par des surveillans attentifs, occupé par un troupeau de criminels ignobles et se défiant tous les uns des autres, attriste déjà par les dispositions [F03-k] locales ; mais il effraie bientôt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiosité, de désespoir, en face de ces êtres déshonorés. Aucune joie ! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est péril pour ces malheureux, ils n’osent, à moins d’une amitié sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l’atmosphère et corrompt tout, jusqu’au serrement de main de deux coupables intimes.
Un criminel qui rencontre là son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s’est pas repenti, s’il n’a pas fait des aveux dans l’intérêt de sa vie. Ce défaut de sécurité, cette crainte du mouton gâte la liberté déjà si mensongère du préau.
En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraît être sous le poids d’une méchante affaire, et dont l’habileté proverbiale consiste à se faire prendre pour un ami.
Le mot ami signifie, en argot, un voleur émérite, un voleur consommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec la société, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidèle quand même ! aux lois de la haute pègre.
Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au préau, ou voir des fous dans le jardin d’une maison de santé, c’est une même chose. Les uns et les autres se promènent en s’évitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux ; car ils se connaissent ou ils se craignent. L’attente d’une condamnation, les remords, les anxiétés donnent aux promeneurs du préau l’air inquiet et hagard des fous.
Les criminels consommés ont seuls une assurance qui ressemble à la tranquillité d’une vie honnête, à la sincérité d’une conscience pure.
L’homme des classes moyennes étant là l’exception, et la honte retenant dans leurs cellules [F03-l] ceux que le crime y envoie, les habitués du préau sont généralement mis comme les gens de la classe ouvrière. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les manières brutales, un peu domptées néanmoins par les pensées tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu’au silence du lieu, contribue à frapper de terreur ou de dégoût le rare visiteur à qui de hautes protections ont valu le privilége peu prodigué d’étudier la Conciergerie.
De même que la vue d’un cabinet d’anatomie, où les maladies infâmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu’on y mène ; de même la vue de la Conciergerie et l’aspect du préau, meublé de ses hôtes dévoués au bagne, à l’échafaud, à une peine infamante quelconque, donne la crainte de la justice humaine à ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience ; et ils en sortent honnêtes gens pour longtemps.
[F04-a] IV
Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l’argot, les filles et les voleurs
Les promeneurs qui se trouvaient au préau quand Jacques Collin y descendit devant être les acteurs d’une scène capitale dans la vie de Trompe-la-Mort, il n’est pas indifférent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblée.
Là, comme partout où des hommes sont rassemblés ; là, comme au collége, règnent la force physique et la force morale. Là donc, [F04-b] comme dans les bagnes, l’aristocratie est la criminalité. Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. Le préau, comme on le pense, est une école de Droit criminel ; on l’y professe infiniment mieux qu’à la place du Panthéon. La plaisanterie périodique consiste à répéter le drame de la cour d’assises, à constituer un président, un jury, un ministère public, un avocat, et juger le procès. Cette horrible farce se joue presque toujours à l’occasion des crimes célèbres.
À cette époque, une grande cause criminelle était à l’ordre du jour des assises, l’affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, père et mère du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l’a prouvé, huit cent mille francs en or.
L’un des auteurs de ce double assassinat était le célèbre Dannepont, dit la Pouraille, forçat libéré, qui, depuis cinq ans, avait échappé aux recherches les plus actives de la police, à la faveur de sept ou huit noms différens. Les déguisemens de ce scélérat étaient si parfaits, qu’il avait subi deux ans de prison à Nantes sous le nom de Delsoucq, un de ses élèves, voleur célèbre qui ne dépassait jamais, dans les affaires, la compétence du tribunal correctionnel.
La Pouraille en était, depuis sa sortie du Bagne, à son troisième assassinat. La certitude d’une condamnation à mort rendait cet accusé, non moins que sa fortune présumée, l’objet de la terreur et de l’admiration des prisonniers ; car pas un liard des fonds volés ne se retrouvait.
On peut encore, malgré les événemens de juillet 1830, se rappeler l’effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des médailles de la Bibliothèque pour son importance ; car la malheureuse tendance de notre temps à tout chiffrer, rend un assassinat d’autant plus frappant que la somme volée est plus considérable.
[F04-c] La Pouraille, petit homme sec et maigre, à visage de fouine, âgé de quarante-cinq ans, l’une des célébrités des trois bagnes qu’il avait habités successivement dès l’âge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l’on va savoir comment et pourquoi.
Transférés de la Force à la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ et fait reconnaître au préau cette royauté sinistre de l’ami promis à l’échafaud.
L’un de ces forçats, un libéré nommé Sélérier, surnommé l’Auvergnat, le père Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la haute société que le bagne appelle la haute-pègre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dû à l’adresse avec laquelle il échappait aux périls du métier, était un des anciens affidés de Trompe-la-Mort.
Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rôle, d’être à la fois dans les conseils de la haute-pègre, et l’un des entretenus de la police, qu’il lui avait (voyez le PÈRE GORIOT) attribué son arrestation dans la Maison-Vauquer, en 1819.
Sélérier, qu’il faut appeler Fil-de-Soie, de même que Dannepont se nommera La Pouraille, déjà sous le coup d’une rupture de ban, était impliqué dans des vols qualifiés, mais sans une goutte de sang répandu, qui devaient le faire réintégrer au moins pour vingt ans au bagne.
L’autre forçat, nommé Riganson, formait avec sa concubine, appelée La Biffe, un des plus redoutables ménages de la haute pègre. Riganson, en délicatesse avec la Justice dès l’âge le plus tendre, avait pour surnom Le Biffon. Le Biffon était le mâle de La Biffe, car il n’y a rien de sacré pour la haute pègre. Ces Sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas même l’histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiée par eux.
Une digression est ici nécessaire, car l’entrée de Jacques Collin au préau, son apparition au [F04-d] milieu de ses ennemis, si bien ménagée par Bibi-Lupin et par le juge d’instruction, les scènes curieuses qui devaient s’ensuivre, tout en serait inadmissible et incompréhensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses mœurs, et surtout sur son langage, dont l’affreuse poésie est indispensable dans cette partie du récit.
Donc, avant tout, un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommée l’argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succès, que plus d’un mot de cet étrange vocabulaire, a passé sur les lèvres roses des jeunes femmes, a retenti sous des lambris dorés, a réjoui les princes, dont plus d’un a pu s’avouer floué !
Disons-le, peut-être à l’étonnement de beaucoup de gens, il n’est pas de langue plus énergique, plus colorée, que celle de ce monde souterrain qui, depuis l’origine des empires à capitale, s’agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisième-dessous des sociétés, pour emprunter à l’art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n’est-il pas un théâtre ? Le Troisième-Dessous est la dernière cave pratiquée sous les planches de l’Opéra pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l’enfer, etc.
Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible.
Une culotte est une montante, n’expliquons pas ceci !
En argot, on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier à la bête traquée, fatiguée, défiante, appelée Voleur ; et qui, dès qu’elle est en sûreté, tombe et roule dans les abîmes d’un sommeil profond et nécessaire sous les puissantes ailes déployées du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l’animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles [F04-e] veillent doublées de prudence !
Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent les mots sont âpres et détonnent singulièrement. Une femme est une largue. Et quelle poésie ! La paille est la plume de Beauce.
Le mot minuit est rendu par cette périphrase : douze plombes crossent ! Ça ne donne-t-il pas le frisson ?
Rincer une cambriole, veut dire dévaliser une chambre.
Qu’est-ce que l’expression se coucher, comparée à se piausser, revêtir une autre peau !
Quelle vivacité d’images ! Jouer des dominos, signifie manger ; comment mangent les gens poursuivis ?
L’argot va toujours, d’ailleurs ! Il suit la civilisation, il la talonne, il s’enrichit d’expressions nouvelles à chaque nouvelle invention.
La pomme de terre créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier est aussitôt saluée par l’argot d’oranges à cochons.
On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cent cinquante francs de quelque nom bizarre.
En 1790, Guillotin trouve, dans l’intérêt de l’humanité, la mécanique expéditive qui résout tous les problèmes soulevés par le supplice de la peine de mort. Aussitôt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique, placée sur les confins monarchiques de l’ancien système et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l’appellent tout à coup l’Abbaye-de-monte-à-regret !
Ils étudient l’angle décrit par le couperet d’acier et trouvent, pour en peindre l’action, [F04-f] le verbe faucher ! Quand on songe que le Bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s’occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier.
Reconnaissons d’ailleurs la haute antiquité de l’argot ? il contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais.
Effondrer (enfoncer), otolondrer (ennuyer), cambrioler (tout ce qui se fait dans une chambre), aubert (argent), gironde (belle, le nom d’un fleuve en langue d’Oc), fouillouse (poche), appartiennent à la langue du quatorzième et du quinzième siècles.
L’affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l’affe a fait les affres, d’où vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc.
Cent mots au moins de l’argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l’œuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire : Celui qui fait tout.
La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l’argot l’a déjà nommé le roulant vif.
Le nom de la tête, quand elle est encore sur les épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l’Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l’escroc.
La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l’état naturel contre l’État social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s’en douter, à ces deux conclusions : la prostitution et le vol.
[F04-g] Le voleur ne met pas en question dans des livres sophistiques, la propriété, l’hérédité, les garanties sociales ; il les supprime net. Pour lui, voler, c’est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l’accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser ; il s’accouple avec une violence dont les chaînons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques ; mais le voleur pratique ! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style !…
Autre observation ! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d’environ soixante à quatre-vingt mille individus, mâles et femelles. Ce monde ne saurait être dédaigné dans la peinture de nos mœurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d’employés presque correspondant, n’est-ce pas étrange ?
Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s’évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette Étude.
Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théâtre, de la police, de la prêtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l’individu prend un caractère indélébile. Il ne peut plus être que ce qu’il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation.
Ces diagnostics violens, bizarres, singuliers, sui generis rendent la fille publique et le voleur, l’assassin et le libéré, si faciles à reconnaître, qu’ils sont pour leurs ennemis, l’espion et le gendarme, ce qu’est le gibier pour le chasseur : ils ont des allures, des façons, un [F04-h] teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là, cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne.
Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l’abolition de la marque, l’adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitans étant le seul point de la France où ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu’est la forêt vierge pour les animaux féroces.
La haute pègre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s’était résumée, en 1816, à la suite d’une paix qui mettait tant d’existences en question, dans une association dite des Grands fanandels, où se réunirent les plus célèbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d’existence.
Ce mot de fanandel veut dire à la fois frères, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels.
Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pègre, furent pendant vingt et quelques années la Cour de Cassation, l’Institut, la Chambre des Pairs de ce peuple. Les grands Fanandels eurent tous leur fortune particulière, des capitaux en commun, et des mœurs à part. Ils se devaient aide et secours dans l’embarras, ils se connaissaient. Tous d’ailleurs au dessus des ruses et des séductions de la police, ils eurent leur charte particulière, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formé, de 1815 à 1819, la fameuse société des Dix-Mille (Voyez le Père Goriot), ainsi nommée de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire où il se trouvait moins de dix mille francs à prendre.
En ce moment même, en 1829 et 1830, il se [F04-i] publiait des mémoires où l’état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par une des célébrités de la police judiciaire. On y voyait avec épouvante une armée de capacités, en hommes et en femmes ; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les Lévy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, âgés de cinquante et de soixante ans, y sont signalés comme étant en révolte contre la société depuis leur enfance !… Quel aveu d’impuissance pour la justice que l’existence de voleurs si vieux !
Jacques Collin était le caissier, non-seulement de la société des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les héros du bagne. De l’aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. Les condamnés ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcés d’avoir recours à la confiance, à la capacité, de confier leurs fonds, comme dans la Société l’on se confie à une maison de banque.
Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sûreté depuis dix ans, avait fait partie de l’aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d’une blessure d’amour-propre ; il s’était vu constamment préférer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De là l’acharnement constant de ce fameux chef de la police de sûreté contre Jacques Collin. De là provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient à se préoccuper les magistrats. Donc, dans son désir de vengeance, auquel le juge d’instruction avait donné pleine carrière par la nécessité d’établir l’identité de Jacques Collin, le chef de la police de sûreté avait très habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et Le Biffon était un Grand-Fanandel.
La Biffe, cette doutable largue du Biffon, [F04-j] qui se dérobe encore à toutes les recherches de la police, à la faveur de ses déguisemens en femme comme il faut, était libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espèce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable à cette Asie, le bras droit de Jacques Collin.
Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d’une femme dévouée. Les fastes judiciaires, la chronique secrète du Palais vous le diront : aucune passion d’honnête femme, pas même celle d’une dévote pour son directeur, rien ne surpasse l’attachement de la maîtresse qui partage les périls des grands criminels.
La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L’amour excessif qui les entraîne, constitutionnellement, disent les médecins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes énergiques. De là, l’oisiveté qui dévore les journées ; car les excès en amour exigent et du repos et des repas réparateurs. De là, cette haine de tout travail, qui force ces gens à recourir à des moyens rapides pour se procurer de l’argent.
Néanmoins, la nécessité de vivre, et de bien vivre, déjà si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalités inspirées par la fille à qui ces généreux Médor veulent donner des bijoux, des robes, et qui toujours gourmande, aime la bonne chère. La fille désire un châle, l’amant le vole, et la femme y voit une preuve d’amour ! C’est ainsi qu’on marche au vol, qui, si l’on veut examiner le cœur humain à la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l’homme. Le vol mène à l’assassinat, et l’assassinat conduit de degrés en degrés l’amant à l’échafaud.
L’amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l’on en croit la Faculté de médecine, l’origine des sept dixièmes des crimes. La preuve s’en trouve toujours, d’ailleurs, frappante, palpable, à l’autopsie de l’homme [F04-k] exécuté. Aussi l’adoration de leurs maîtresses est-elle acquise à ces monstrueux amans, épouvantails de la Société.
C’est ce dévoûment femelle accroupi fidèlement à la porte des prisons, toujours occupé à déjouer les ruses de l’instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procès obscurs, impénétrables. Là gît la force et aussi la faiblesse du criminel.
Dans le langage des filles, avoir de la probité, c’est ne manquer à aucune des lois de cet attachement, c’est donner tout son argent à l’homme enfiacqué (emprisonné), c’est veiller à son bien-être, lui garder toute espèce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu’une fille puisse jeter au front déshonoré d’une autre fille, c’est de l’accuser d’une infidélité envers un amant serré (mis en prison). Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans cœur !…
La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir.
Fil-de-Soie, philosophe égoïste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup à Paccard, le Séïde de Jacques Collin, qui s’était enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n’avait aucun attachement, il méprisait les femmes, et n’aimait que Fil-de-Soie.
Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement à la Biffe.
Or, ces trois illustrations de la haute pègre avaient des comptes à demander à Jacques Collin, comptes assez difficiles à établir. Le caissier savait seul combien d’associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. La mortalité particulière à ses mandataires était entrée dans les calculs de Trompe-la-Mort, au moment où il résolut de manger la grenouille au profit de Lucien.
En se dérobant à l’attention de ses camarades et de la police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d’hériter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, [F04-l] des deux tiers de ses commettans. Ne pouvait-il pas d’ailleurs alléguer des paiemens faits aux fanandels fauchés ?
Aucun contrôle n’atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument à lui par nécessité, car la vie de bête fauve que mènent les forçats impliquait, entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du dépôt, Jacques Collin pouvait peut-être alors se libérer avec une centaine de mille francs.
En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n’avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d’une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d’ailleurs être assez accommodant.
Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agens, la police et ses aides, et même les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c’est-à-dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes (espèces de haricots destinés à la nourriture des forçats de l’État), est leur habitude de la prison ; les récidivistes en connaissent naturellement les usages ; ils sont chez eux, ils ne s’étonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-même, avait-il jusqu’alors admirablement bien joué son rôle d’innocent et d’étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort, car, dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n’avoir pas à dire à ce prêtre espagnol par où l’on allait au préau.
Cet acteur si parfait oublia son rôle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie.
– Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-même le surveillant, c’est un cheval de retour, c’est Jacques Collin.
[F05-a] V
Sa Majesté le Dab
Au moment où Trompe-la-Mort se montra dans l’espèce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre, dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux ; le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois avec d’autant plus de rapidité, que rien n’égale la précision du coup d’œil des prisonniers qui sont tous dans un préau comme l’araignée au centre de sa toile.
Cette comparaison est d’une exactitude mathématique, car l’œil étant borné de tous côtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, même sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillans, les fenêtres du parloir et de l’escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau.
Dans le profond isolement où il est, tout est accident pour l’accusé, tout l’occupe ; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, décuple sa puissance d’attention.
Il n’est pas indifférent de faire observer que Jacques Collin, vêtu comme un ecclésiastique qui ne s’astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers à boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncé, dont la coupe [F05-b] trahit le prêtre quoi qu’il fasse, surtout quand ces indices sont complétés par la taille caractéristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d’un naturel exquis.
– Tiens ! tiens ! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe ! un sanglier ! comment s’en trouve-t-il un ici ?
– C’est un de leurs trucs, un cuisinier (espion) d’un nouveau genre, répondit Fil-de-Soie. C’est quelque marchand de lacets (la maréchaussée d’autrefois) déguisé qui vient faire son commerce.
Le gendarme a differens noms en argot. Quand il poursuit le voleur, c’est un marchand de lacets ; quand il l’escorte, c’est une hirondelle de la grève ; quand il le mène à l’échafaud, c’est le hussard de la guillotine.
Pour achever la peinture du préau, peut-être est-il nécessaire de peindre en peu de mots les deux autres Fanandels.
Sélérier, dit l’Auvergnat, dit le père Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie, il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus désigné que par ce sobriquet, le seul qu’on lui donnât dans la haute pègre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prêtre, était un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singulières. Il faisait flamboyer sous une tête énorme de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d’une paupière grise, mate et dure.
Au premier aspect, il ressemblait à un loup par la largeur de ses mâchoires vigoureusement tracées et prononcées ; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruauté, de férocité même, était contrebalancé par la ruse, par la vivacité de ses traits, quoique sillonnés de marques de petite-vérole. Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges, des ponts et des rues, les orgies de [F05-c] liqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis.
À trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier ; mais il égalait Jacques Collin dans l’art de se grimer et de se costumer.
En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs, qui ne soignent leur mise qu’au théâtre, portait une espèce de veste de chasse où manquaient les boutons, et dont les boutonnières dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisâtre, et sur la tête une casquette sans visière par où passaient les coins d’un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures, et lavé.
À côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célèbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l’œil noir et enfoncé, vêtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes très arquées, effrayait par une physionomie où prédominaient tous les symptômes de l’organisation particulière aux animaux carnassiers.
Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à la Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu’il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi, Fil-de-Soie et le Biffon, amis de la Pouraille, ne l’appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c’est-à-dire chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret.
On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d’or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d’acte d’accusation.
Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient être condamnés pour des vols qualifiés (c’est-à-dire réunissant des circonstances aggravantes), à quinze ans [F05-d] qui ne se confondraient point avec dix années d’une condamnation précédente qu’ils avaient pris la liberté d’interrompre.
Ainsi, quoiqu’ils eussent, l’un vingt-deux et l’autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s’évader et venir chercher le tas d’or de La Pouraille.
Mais le Dix-Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu’il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n’avait rien révélé sur ses complices. Son caractère était connu ; monsieur Popinot, l’instructeur de cette épouvantable affaire, n’avait rien pu obtenir de lui.
Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c’est-à-dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l’instruction d’un jeune homme qui n’en était qu’à son premier coup, et qui, sûr d’une condamnation à dix ans de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différens prés.
– Eh ! bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu’il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici ?
– Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité du novice.
Cet accusé, fils de famille sous le poids d’une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien.
– Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet ; à Toulon, vous n’en avez qu’à la cinquième, et à Rochefort, on n’en attrape jamais, à moins d’être un ancien !
Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abîmé de douleur, le remontait.
Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d’un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l’objet de l’attention générale, et il allait [F05-e] lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s’était pendu.
Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu’on va bientôt connaître, n’en avait rien dit.
Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre.
– Ce n’est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c’est un cheval de retour ! Vois comme il tire la droite.
Il est nécessaire d’expliquer ici, car tous les lecteurs n’ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre (toujours un vieux et un jeune ensemble) par une chaîne. Le poids de cette chaîne rivée à un anneau au-dessus de la cheville est tel, qu’il donne au bout d’une année un vice de marche éternel au forçat.
Obligé d’envoyer dans une jambe plus de force que dans l’autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l’habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaîne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées dont l’amputé souffre toujours ; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite.
Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l’est des agens de police, s’il n’aide pas à la reconnaissance d’un camarade, du moins la complète.
Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s’était bien affaibli ; mais, par l’effet de son absorbante méditation, il allait d’un pas si lent, et si solennel, que, quelque faible que fut ce vice de démarche, il devait frapper un œil exercé comme celui de La Pouraille.
On comprend très bien d’ailleurs que les forçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n’ayant qu’eux-mêmes à observer, aient étudié tellement leurs [F05-e] physionomies, qu’ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques : les mouchards, les gendarmes, et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation ; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la police n’osait croire à l’identité du comte Pontis de Sainte-Hélène et de Coignard.
– C’est notre dab ! (notre maître) dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l’homme abîmé dans le désespoir sur tout ce qui l’entoure.
– Ma foi oui, c’est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh ! c’est sa taille, sa carrure ; mais qu’a-t-il fait ? Il ne se ressemble plus à lui-même.
– Oh ! j’y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan ! il veut revoir sa tante qu’on doit exécuter bientôt.
Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillans appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d’une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris.
Ce lord, curieux d’observer tous les détails de la justice française, fit même dresser par feu Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres, la mécanique, et demanda l’exécution d’un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée.
Le directeur, après avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût.
– Je ne mène pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c’est le quartier des tantes…
– Hao ! fit lord Durham, et qu’est-ce ?
– C’est le troisième sexe ! mylord.
– On va terrer (guillotiner) Théodore ! dit La Pouraille, un gentil garçon ! quelle main ! [F05-g] quel toupet ! quelle perte pour la Société !
– Oui, Théodore Calvi morfile (mange) sa dernière bouchée, dit Le Biffon. Ah ! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il était aimé, le petit gueux !
– Te voilà, mon vieux ? dit La Pouraille à Jacques Collin.
Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il était bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau-venu.
– Oh ! Dab, tu t’es donc fait sanglier ? ajouta La Pouraille.
– On dit que tu as poissé nos philippes… (filouté nos pièces d’or), reprit Le Biffon d’un air menaçant.
– Tu vas nous abouler du carle (tu vas nous donner de l’argent) ? demanda Fil-de-Soie.
Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet.
– Ne plaisantez pas un pauvre prêtre mis ici par erreur, répondit machinalement Jacques Collin qui reconnut aussitôt ses trois camarades.
– C’est bien le son du grelot, si ce n’est pas la frimousse (figure), dit La Pouraille en mettant sa main sur l’épaule de Jacques Collin.
Ce geste, l’aspect de ses trois camarades, tirèrent violemment le Dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie réelle ; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulé dans les mondes spirituels et infinis des sentimens en y cherchant une voie nouvelle.
– Ne fais pas de ragoût sur ton dab ! (n’éveille pas les soupçons sur ton maître) dit tout bas Jacques Collin d’une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d’un lion. La raille (la police) est là, laisse-la couper dans le pont ! (donner dans le panneau.) Je joue la mislocq (la comédie) pour un fanandel en fine pégrène (un camarade à toute extrémité).
Ceci fut dit avec l’onction d’un prêtre essayant de convertir des malheureux, et accompagné d’un regard par lequel Jacques Collin embrassa le préau, vit les surveillans sous [F05-h] les arcades, et les montra railleusement à ses trois compagnons.
– N’y a-t-il pas ici des cuisiniers ? Allumez vos clairs, et remouchez ! (voyez et observez !) Ne me connobrez pas, épargnons le poitou, et engantez-moi en sanglier. (Ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prêtre), ou je vous effondre, vous, vos largues et votre aubert (je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune).
– T’as donc tafe de nozigues (tu te méfies donc de nous ?), dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante (sauver ton ami).
– Madeleine est paré pour la placarde de vergne (est prêt pour la place de Grève), dit La Pouraille.
– Théodore ! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri.
Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit.
– On va le buter ! répéta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbé à la passe (condamné à mort).
Jacques Collin, saisi par une défaillance, les genoux presque coupés, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la présence d’esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilège Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction à la porte du guichet extérieur qui mène au parloir.
– Ce vénérable prêtre voudrait s’asseoir, donnez une chaise pour lui.
Ainsi le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de même que Napoléon reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats.
Deux mots avaient suffi. Ces deux mots étaient : vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le résumé de toutes les affections vraies de l’homme.
Cette menace fut pour les trois forçats l’indice du suprême pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours [F05-i] tout-puissant au dehors, leur dab n’avait pas trahi, comme de faux frères le disaient. La colossale renommée d’adresse et d’habileté de leur chef stimula, d’ailleurs, la curiosité des trois forçats ; car, en prison, la curiosité devient le seul aiguillon de ces âmes flétries. La hardiesse du déguisement de Jacques Collin, conservé jusque sous les verrous de la Conciergerie, étourdissait d’ailleurs les trois criminels.
– Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas Théodore si près de l’Abbaye… dit Jacques Collin. J’étais venu pour sauver un pauvre petit qui s’est pendu là, hier, à quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n’ai plus d’as dans mon jeu !…
– Pauvre Dab ! dit Fil-de-Soie.
– Ah ! le Boulanger (le diable) m’abandonne ! s’écria Jacques Collin en s’arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d’un air formidable. Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres ! La Cigogne (le Palais-de-Justice) finit par nous gober.
Le directeur de la Conciergerie, averti de la défaillance du prêtre espagnol, vint lui-même au préau pour l’espionner ; il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacité redoutable qui s’augmente de jour en jour dans l’exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indifférence.
– Ah ! mon Dieu ! dit Jacques Collin, être confondu parmi ces gens, le rebut de la société, des criminels, des assassins !… Mais, Dieu n’abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charité dont le souvenir restera ! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu’ils ont une âme, que la vie éternelle les attend, et que, s’ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel à conquérir, le ciel qui leur appartient au prix d’un vrai, d’un sincère repentir…
Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupés en arrière des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu [F05-j] trois pieds de distance entr’eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcée avec une onction évangélique.
– Celui-là, monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh bien ! nous l’écouterions…
– On m’a dit, reprit Jacques Collin près de qui monsieur Gault se tenait, qu’il y avait dans cette prison un condamné à mort.
– On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault.
– J’ignore ce que cal signifie… demanda naïvement Jacques Collin en regardant autour de lui.
– Dieu ! est-il sinve (simple), dit le petit jeune homme qui consultait naguère Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes des prés.
– Eh ! bien, aujourd’hui ou demain on le fauche ! dit un détenu.
– Faucher ? demanda Jacques Collin dont l’air d’innocence et d’ignorance frappa ses trois fanandels d’admiration.
– Dans leur langage, répondit le directeur, cela veut dire l’exécution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l’exécuteur va recevoir l’ordre pour l’exécution. Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion…
– Ah ! monsieur le directeur, c’est une âme à sauver ! s’écria Jacques Collin.
Le sacrilége joignit les mains avec une expression d’amant au désespoir qui parut être l’effet d’une divine ferveur au directeur attentif.
– Ah ! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire éclore le repentir dans ce cœur endurci ! Dieu m’a donné la faculté de dire certaines paroles qui produisent de grands changemens. Je brise les cœurs, je les ouvre… Que craignez-vous ? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez…
– Je verrai si l’aumônier de la maison veut vous permettre de le remplacer… dit monsieur Gault.
[F05-k] Et le directeur se retira, frappé de l’air parfaitement indifférent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prêtre dont la voix évangélique donnait du charme à son baragouin mi-parti de français et d’espagnol.
[F06-a] VI
La chambre du condamné à mort
– Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l’abbé, demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie à Jacques Collin.
– Oh ! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m’a trouvé chez une courtisane qui venait d’être volée après sa mort. On a reconnu qu’elle s’était tuée ; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrêtés.
– Et c’est à cause de ce vol que ce jeune homme s’est pendu ?…
– Ce pauvre enfant n’a pas sans doute pu soutenir l’idée d’être flétri par un emprisonnement injuste, répondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel.
– Oui, dit le jeune homme, on venait de le mettre en liberté quand il s’est suicidé. Quelle chance !
– Il n’y a que les innocens qui se frappent ainsi l’imagination, dit Jacques Collin. Remarquez que le vol a été commis à son préjudice.
– Et de combien s’agit-il, demanda le profond et fin Fil-de-Soie ?
– De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin.
Les trois forçats se regardèrent ent’eux, et ils se retirèrent du groupe que tous les détenus formaient autour du soi-disant ecclésiastique.
– C’est lui qui a rincé la profonde (la cave) de la fille ! dit Fil-de-Soie à l’oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe (faire peur) pour nos thunes de balles (nos pièces de cent sous).
– Ce sera toujours le dab des grands fanandels, répondit la Pouraille. Notre carle n’est pas décaré (envolé).
La Pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérêt à trouver Jacques Collin honnête homme. Or, c’est surtout en prison qu’on croit à ce qu’on espère !
– Je gage qu’il esquinte le dab de la Cigogne ! (qu’il enfonce le procureur-général), et qu’il [F06-b] va cromper sa tante (sauver son ami), dit Fil-de-Soie.
– S’il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg (Dieu) ; mais il aura, comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger (fumé une pipe avec le diable).
– L’as-tu entendu crier : Le boulanger m’abandonne ! fit observer Fil-de-Soie.
– Ah ! s’écria La Pouraille, s’il voulait cromper ma sorbonne (sauver ma tête), quel viocque (vie) je ferais avec mon fade de carle (ma part de fortune), et mes rondins jaunes servis (et l’or volé que je viens de cacher).
– Fais sa balle ! (suis ses instructions) dit Fil-de-Soie.
– Planches-tu (ris-tu) ! reprit La Pouraille en regardant son fanandel.
– Es-tu sinve (simple), tu seras raide gerbé à la passe (condamné à mort). Ainsi, tu n’as pas d’autre lourde à pessiguer (porte à soulever) pour pouvoir rester sur tes paturons (pieds), morfiler, te dessaler et goupiner encore (manger, boire et voler), lui répliqua le Biffon, que de lui prêter le dos !
– V’là qu’est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque (pas un de nous ne le trahira), ou je me charge de l’emmener où je vais…
– Il le ferait comme il le dit ! s’écria Fil-de-Soie.
Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde étrange peuvent se figurer la situation d’esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l’idole qu’il avait adorée pendant cinq heures de nuit, et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaîne, le futur cadavre du jeune Corse Théodore. Ne fût-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de déployer une habileté peu commune ; mais le sauver, c’était un miracle !… Et il y pensait déjà.
Pour l’intelligence de ce qu’allait tenter Jacques Collin, il est nécessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu’on le croit. À quelques exceptions très rares, ces gens-là sont tous lâches, sans doute à cause de la peur perpétuelle qui leur comprime le cœur. Leurs facultés étant incessamment tendues à voler, et l’exécution d’un coup exigeant l’emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d’esprit égale à l’aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volonté, par la même raison qu’une cantatrice ou qu’un danseur tombent épuisés après un pas fatigant ou après l’un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes.
Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou tellement oppressés par la crainte, qu’ils deviennent absolument enfans. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. Après la réussite d’une affaire, ils sont dans un tel état de prostration, que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, [F06-c] ils s’enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l’oubli de leur crime dans l’oubli de leur raison. En cette situation, ils sont à la merci de la police. Une fois arrêtés, ils sont aveugles, ils perdent la tête, et ils ont tant besoin d’espérance qu’ils croient à tout ; aussi n’est-il pas d’absurdité qu’on ne leur fasse admettre.
Un exemple expliquera jusqu’où va la bêtise du criminel enflacqué.
Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d’un assassin âgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu’on n’exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, après le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir.
– Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans ?… lui demanda-t-il.
– Oui, je n’ai que dix-neuf ans et demi, dit l’assassin parfaitement calme.
– Eh bien ! répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n’auras jamais vingt ans…
– Et pourquoi ?…
– Eh ! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le Chef de la Sûreté.
L’assassin, qui croyait toujours, même après son jugement, qu’on n’exécutait pas les mineurs, s’affaissa comme une omelette soufflée.
Ces hommes, si cruels par la nécessité de supprimer des témoignages, car ils n’assassinent que pour se défaire de preuves (c’est une des raisons alléguées par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort) ; ces colosses d’adresse, d’habileté, chez qui l’action de la main, la rapidité du coup-d’œil, les sens sont exercés comme chez les Sauvages, ne deviennent des héros de malfaisance que sur le théâtre de leurs exploits. Non-seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les produits de leur vol qu’ils étaient oppressés par la misère ; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d’accoucher. Énergiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfans après la réussite. C’est, en un mot, le naturel des bêtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrétion, qui ne cède qu’au dernier moment, alors qu’on les a brisés, roués, par la durée de la détention.
On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir ; ils l’admirèrent en le soupçonnant d’être le maître des sept cent cinquante mille francs volés, en le voyant calme sous les verrous de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection.
Lorsque monsieur Gault eut quitté le faux Espagnol, il revint par le parloir à son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin était descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des [F06-d] fenêtres donnant sur le préau, par un judas.
– Aucun d’eux ne l’a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n’a rien entendu. Le pauvre prêtre, dans son accablement, cette nuit, n’a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin.
– Ça prouve qu’il connaît bien les prisons, répondit le chef de la police de sûreté.
Napolitas, secrétaire de Bibi-Lupin, inconnu de tous les gens en ce moment détenus à la Conciergerie, y jouait le rôle du fils de famille accusé de faux.
– Enfin, il demande à confesser le condamné à mort ! reprit le directeur.
– Voici notre dernière ressource ! s’écria Bibi-Lupin, je n’y pensais pas. Théodore Calvi, ce Corse est le camarade de chaîne de Jacques Collin ; Jacques Collin lui faisait au pré, m’a-t-on dit, de bien belles patarasses…
Les forçats se fabriquent des espèces de tampons qu’ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d’amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied. Ces tampons, composés d’étoupe et de linge, s’appellent, au bagne, des patarasses.
– Qui veille le condamné ? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault.
– C’est Cœur-la-Virole !
– Bien, je vais me peausser en gendarme, j’y serai ! je les entendrai, je réponds de tout…
– Ne craignez-vous pas, si c’est Jacques Collin, d’être reconnu, et qu’il ne vous étrangle ? demanda le directeur de la Conciergerie à Bibi-Lupin.
– En gendarme, j’aurai mon sabre ! répondit le chef. D’ailleurs, si c’est Jacques Collin, il ne fera jamais rien pour se faire gerber à la passe ; et, si c’est un prêtre, je suis en sûreté.
– Il n’y a pas de temps à perdre, dit alors monsieur Gault, il est huit heures et demie. Le père Sauteloup vient de lire le rejet du pouvoir, monsieur Sanson attend dans la salle l’ordre du parquet.
– Oui, c’est pour aujourd’hui, les hussards de La Veuve (autre nom, nom terrible de la Mécanique !) sont commandés, répondit Bibi-Lupin. Je comprends cependant que le procureur-général hésite, ce garçon s’est toujours dit innocent, et il n’y a pas eu, selon moi, de preuves convaincantes contre lui…
– C’est un vrai Corse, reprit monsieur Gault, il n’a pas dit un mot, et il a résisté à tout.
Le dernier mot du directeur de la Conciergerie au chef de la police de la sûreté contenait la sombre histoire des condamnés à mort.
Un homme que la Justice a retranché du nombre des vivans appartient au Parquet. Le Parquet est souverain ; il ne dépend de personne, il ne relève que de sa conscience. La prison appartient au Parquet, il en est le maître absolu. La poésie s’est emparée de ce sujet social, éminemment propre à frapper les imaginations, le Condamné à mort ! La poésie a été sublime, la prose n’a d’autre ressource [F06-e] que le réel, mais le réel est assez terrible comme il est pour pouvoir lutter avec le lyrisme.
La vie du condamné à mort qui n’a pas avoué ses crimes ou ses complices est livrée à d’affreuses tortures. Il ne s’agit ici ni de brodequins qui brisent les pieds, ni d’eau ingurgitée dans l’estomac, ni de la distension des membres au moyen d’affreuses machines ; mais d’une torture sournoise et pour ainsi dire négative. Le Parquet livre le condamné tout à lui-même, il le laisse dans le silence et dans les ténèbres, avec un compagnon (un mouton) dont il doit se défier.
L’aimable philanthropie moderne croit avoir deviné l’atroce supplice de l’isolement, elle se trompe. Depuis l’abolition de la torture, le Parquet, dans le désir bien naturel de rassurer les consciences déjà bien délicates des jurés, avait deviné les ressources terribles que la solitude donne à la justice contre le remords.
La solitude, c’est le vide ; et la nature morale en a tout autant d’horreur que la nature physique. La solitude n’est habitable que pour l’homme de génie qui la remplit de ses idées, filles du monde spirituel, ou pour le contemplateur des œuvres divines qui la trouve illuminée par le jour du ciel, animée par le souffle et par la voix de Dieu. Hormis ces deux hommes, si voisins du paradis, la solitude est à la torture, ce que le moral est au physique. Entre la solitude et la torture, il y a toute la différence de la maladie nerveuse à la maladie chirurgicale. C’est la souffrance multipliée par l’infini. Le corps touche à l’infini par le système nerveux, comme l’esprit y pénètre par la pensée. Aussi, dans les annales du Parquet de Paris, compte-t-on les criminels qui n’avouent pas.
Cette sinistre situation, qui prend des proportions énormes dans certains cas, en politique par exemple, lorsqu’il s’agit d’une dynastie ou de l’État, aura son histoire à sa place dans la COMÉDIE HUMAINE. Mais, ici la description de la boîte en pierre, où, sous la Restauration, le Parquet de Paris gardait le condamné à mort, peut suffire à faire entrevoir l’horreur des derniers jours d’un suppliciable.
Avant la révolution de juillet, il existait à la Conciergerie, et il y existe encore aujourd’hui d’ailleurs, la chambre du condamné à mort. Cette chambre, adossée au greffe, en est séparée par un gros mur tout en pierre de taille, et elle est flanquée à l’opposite par le gros mur de sept ou huit pieds d’épaisseur qui soutient une portion de l’immense salle des Pas-Perdus. On y entre par la première porte qui se trouve dans le long corridor sombre où le regard plonge quand on est au milieu de la grande salle voûtée du guichet.
Cette chambre sinistre tire son jour d’un soupirail, armé d’une grille formidable, et qu’on aperçoit à peine en entrant à la Conciergerie, car il est pratiqué dans le petit espace qui reste entre la fenêtre du greffe, à côté de la grille du guichet, et le logement du greffier [F06-f] de la Conciergerie, que l’architecte a plaqué comme une armoire au fond de la cour d’entrée.
Cette situation explique comment cette pièce, encadrée par quatre épaisses murailles, a été destinée, lors du remaniement de la Conciergerie, à ce sinistre et funèbre usage. Toute évasion y est impossible.
Le corridor, qui mène aux secrets et au quartier des femmes, débouche en face du poêle, où gendarmes et surveillans sont toujours groupés.
Le soupirail, seule issue extérieure, située à neuf pieds au dessus des dalles, donne sur la première cour gardée par les gendarmes en faction à la porte extérieure de la Conciergerie.
Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. D’ailleurs, un criminel condamné à mort est aussitôt revêtu de la camisole, vêtement qui supprime, comme on le sait, l’action des mains ; puis il est enchaîné par un pied à son lit de camp ; enfin, il a pour le servir et le garder un mouton. Le sol de cette chambre est dallé de pierres épaisses, et le jour est si faible qu’on y voit à peine.
Il est impossible de ne pas se sentir gelé jusqu’aux os en entrant là, même aujourd’hui, quoique depuis seize ans cette chambre soit sans destination, par suite des changemens introduits à Paris dans l’exécution des arrêts de la justice. Voyez-y le criminel en compagnie de ses remords, dans le silence et les ténèbres, deux sources d’horreur, et demandez-vous si ce n’est pas à devenir fou ? Quelles organisations que celles dont la trempe résiste à ce régime auquel la camisole ajoute l’immobilité à l’inaction.
Théodore Calvi, ce Corse alors âgé de vingt-sept ans, enveloppé dans les voiles d’une discrétion absolue, résistait cependant depuis deux mois à l’action de ce cachot et au bavardage captieux du mouton !…
Voici le singulier procès criminel où le Corse avait gagné sa condamnation à mort. Quoiqu’elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera très rapide. Il est impossible de faire une longue digression au dénoûment d’une Scène déjà si étendue et qui n’offre pas d’autre intérêt que celui dont est entouré Jacques Collin, espèce de colonne vertébrale qui, par son horrible influence, relie pour ainsi dire LE PÈRE GORIOT à ILLUSIONS PERDUES et ILLUSIONS PERDUES à cette ÉTUDE.
L’imagination du lecteur développera d’ailleurs ce thème obscur qui causait en ce moment bien des inquiétudes aux jurés de la session où Théodore Calvi avait comparu. Aussi, depuis huit jours que le pourvoi du criminel était rejeté par la Cour de Cassation, monsieur de Grandville s’occupait-il de cette affaire et suspendait-il l’ordre d’exécution de jour en jour ; tant il tenait à rassurer les jurés en publiant que le condamné, sur le seuil de la mort, avait avoué son crime.
[F07-a] VII
Un singulier procès criminel
Une pauvre veuve de Nanterre, dont la maison était isolée dans cette commune, située, comme on sait, au milieu de la plaine infertile qui s’étale entre le Mont-Valérien, Saint-Germain, les collines de Sartrouville et d’Argenteuil, avait été assassinée et volée quelques jours après avoir reçu sa part d’un héritage inespéré.
Cette part se montait à trois mille francs, à une douzaine de couverts, une chaîne, une montre en or et du linge. Au lieu de placer les trois mille francs à Paris, comme le lui conseillait le notaire du marchand de vin décédé de qui elle héritait, la vieille femme avait voulu tout garder. D’abord elle ne s’était jamais vu tant d’argent à elle, puis elle se défiait de tout le monde en toute espèce d’affaires, comme la plupart des gens du peuple ou de la campagne.
Après de mûres causeries avec un marchand de vin de Nanterre, son parent et parent du marchand de vin décédé, cette veuve s’était résolue à mettre la somme en viager, à vendre sa maison de Nanterre et à aller vivre en bourgeoise à Saint-Germain.
La maison où elle demeurait, accompagnée d’un assez grand jardin enclos de mauvaises palissades, était l’ignoble maison que se bâtissent les petits cultivateurs des environs de [F07-b] Paris. Le plâtre et les moëllons extrêmement abondans à Nanterre, dont le territoire est couvert de carrières exploitées à ciel ouvert, avaient été, comme on le voit communément autour de Paris, employés à la hâte et sans aucune idée architecturale. C’est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé.
Cette maison consistait en un rez-de-chaussée et un premier étage au-dessus duquel s’étendaient des mansardes. Le carrier, mari de cette femme et constructeur de ce logis, avait mis des barres de fer très solides à toutes les fenêtres. La porte d’entrée était d’une solidité remarquable. Le défunt se savait là, seul, en rase campagne, et quelle campagne ! Sa clientèle se composait des principaux maîtres maçons de Paris, il avait donc rapporté les plus importans matériaux de sa maison, bâtie à cinq cents pas de sa carrière, sur ses voitures qui revenaient à vide. Il choisissait dans les démolitions de Paris les choses à sa convenance et à très bas prix. Ainsi, les fenêtres, les grilles, les portes, les volets, la menuiserie, tout était provenu de déprédations autorisées, de cadeaux à lui faits par ses pratiques, de bons cadeaux bien choisis. De deux châssis à prendre, il emportait le meilleur.
La maison, précédée d’une cour assez vaste, où se trouvaient les écuries, était fermée de murs sur le chemin. Une forte grille servait de porte. D’ailleurs, des chiens de garde habitaient l’écurie, et un petit chien passait la nuit dans la maison. Derrière la maison, il existait un jardin d’un hectare environ.
Devenue veuve et sans enfans, la femme du carrier demeurait dans cette maison avec une seule servante. Le prix de la carrière vendue avait soldé les dettes du carrier, mort deux ans auparavant. Le seul avoir de la veuve fut cette maison déserte, où elle nourrissait des poules et des vaches en en vendant les œufs et le lait à Nanterre. N’ayant plus de garçon d’écurie, de charretier, ni d’ouvriers carriers que le défunt faisait travailler à tout, elle ne cultivait plus le jardin, elle y coupait le peu d’herbes et de [F07-c] légumes que la nature de ce sol caillouteux y laisse venir.
Le prix de la maison et l’argent de la succession pouvant produire sept à huit mille francs, cette femme se voyait très heureuse à Saint-Germain avec sept ou huit cents francs de rentes viagères qu’elle croyait pouvoir tirer de ses huit mille francs. Elle avait eu déjà plusieurs conférences avec le notaire de Saint-Germain, car elle se refusait à donner son argent en viager au marchand de vin de Nanterre qui le lui demandait.
Dans ces circonstances, un jour, on ne vit plus reparaître la veuve Pigeau ni sa servante. La grille de la cour, la porte d’entrée de la maison, les volets, tout était clos. Après trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. Monsieur Popinot, juge d’instruction, accompagné du procureur du roi, vint de Paris, et voici ce qui fut constaté.
Ni la grille de la cour, ni la porte d’entrée de la maison ne portaient de traces d’effraction. La clé se trouvait dans la serrure de la porte d’entrée, à l’intérieur. Pas un barreau de fer n’avait été forcé. Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. Les cheminées en poterie n’offrant pas d’issue praticable, n’avaient pu permettre de s’introduire par cette voie. Les faîteaux, sains et entiers, n’accusaient d’ailleurs aucune violence.
En pénétrant dans les chambres au premier étage, les magistrats, les gendarmes et Bibi-Lupin trouvèrent la veuve Pigeau étranglée dans son lit et la servante étranglée dans le sien, au moyen de leurs foulards de nuit. Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. Les deux corps étaient en putréfaction, ainsi que ceux du petit chien et d’un gros chien de basse-cour. Les palissades d’enceinte du jardin furent examinées, rien n’y était brisé. Dans le jardin, les allées n’offraient aucun vestige de passage. Il parut probable au juge d’instruction que l’assassin avait [F07-d] marché sur l’herbe pour ne pas laisser l’empreinte de ses pas, s’il s’était introduit par là, mais comment avait-il pu pénétrer dans la maison ?
Du côté du jardin, la porte avait une imposte garnie de trois barreaux de fer intacts. De ce côté, la clé se trouvait également dans la serrure, comme à la porte d’entrée du côté de la cour.
Une fois ces impossibilités parfaitement constatées par monsieur Popinot, par Bibi-Lupin qui resta pendant une journée à tout observer, par le procureur du roi lui-même et par le brigadier du poste de Nanterre, cet assassinat devint un affreux problème où la police et la justice devaient avoir le dessous.
Ce drame, publié par la Gazette des Tribunaux, avait eu lieu dans l’hiver de 1828 à 1829. Dieu sait quel intérêt de curiosité cette étrange aventure souleva dans Paris ; mais Paris qui, tous les matins, a de nouveaux drames à dévorer, oublie tout. La police, elle, n’oublie rien.
Trois mois après ces perquisitions infructueuses, une fille publique, remarquée pour ses dépenses par un des agens de Bibi-Lupin, et surveillée à cause de ses accointances avec quelques voleurs, voulut faire engager, par une de ses amies, douze couverts, une montre et une chaîne d’or. L’amie refusa. Le fait parvint aux oreilles de Bibi-Lupin, qui se souvint des douze couverts, de la montre et de la chaîne d’or volés à Nanterre. Aussitôt les commissionnaires au Mont-de-Piété, tous les receleurs de Paris furent avertis, et Bibi-Lupin soumit Manon-la-Blonde à un espionnage formidable.
On apprit bientôt que Manon-la-Blonde était amoureuse folle d’un jeune homme qu’on ne voyait guère, car il passait pour être sourd à toutes les preuves d’amour de la blonde Manon. Mystère sur mystère.
Ce jeune homme, soumis à l’attention des espions, fut bientôt vu, puis reconnu pour être un forçat évadé, le fameux héros des [F07-e] vendette corses, le beau Théodore Calvi, dit Madeleine.
On lâcha sur Théodore un de ces receleurs à double face, qui servent à la fois les voleurs et la police, et il promit à Théodore d’acheter les couverts, la montre et la chaîne d’or. Au moment où le ferrailleur de la cour Saint-Guillaume comptait l’argent à Théodore déguisé en femme, à dix heures et demie du soir, la police fit une descente, arrêta Théodore et saisit les objets.
L’instruction commença sur-le-champ. Avec de si faibles élémens, il était impossible, en style de parquet, d’en tirer une condamnation à mort.
Jamais Calvi ne se démentit. Il ne se coupa jamais : il dit qu’une femme de la campagne lui avait vendu ces objets à Argenteuil, et, qu’après les lui avoir achetés, le bruit de l’assassinat commis à Nanterre l’avait éclairé sur le danger de posséder ces couverts, cette montre et ces bijoux, qui, d’ailleurs, ayant été désignés dans l’inventaire fait après le décès du marchand de vin de Paris, oncle de la veuve Pigeau, se trouvaient être les objets volés. Enfin, forcé par la misère de vendre ces objets, disait-il, il avait voulu s’en défaire en employant une personne non compromise. On ne put rien obtenir de plus du forçat libéré, qui sut, par son silence et par sa fermeté, faire croire à la justice que le marchand de vin de Nanterre avait commis le crime, et que la femme de qui il tenait les choses compromettantes était l’épouse de ce marchand.
Le malheureux parent de la veuve Pigeau et sa femme furent arrêtés ; mais, après huit jours de détention et une enquête scrupuleuse, il fut établi que, ni le mari, ni la femme, n’avaient quitté leur établissement à l’époque du crime. D’ailleurs, Calvi ne reconnut pas, dans l’épouse du marchand de vin, la femme qui, selon lui, lui aurait vendu l’argenterie et les bijoux.
Comme la concubine de Calvi, impliquée dans le procès, fut convaincue d’avoir [F07-f] dépensé mille francs environ depuis l’époque du crime jusqu’au moment où Calvi voulut engager l’argenterie et les bijoux, de telles preuves parurent suffisantes pour faire envoyer aux assises le forçat et sa concubine.
Cet assassinat étant le dix-huitième commis par Théodore, il fut condamné à mort, car il parut être l’auteur de ce crime si habilement commis. S’il ne reconnut pas la marchande de vin de Nanterre, il fut reconnu par la femme et par le mari. L’instruction avait établi, par de nombreux témoignages, le séjour de Théodore à Nanterre pendant environ un mois ; il y avait servi les maçons, la figure enfarinée de plâtre et mal vêtu. À Nanterre, chacun donnait dix-huit ans à ce garçon, qui devait avoir nourri ce poupon (comploté, préparé ce crime) pendant un mois.
Le Parquet croyait à des complices. On mesura la largeur des tuyaux pour l’adapter au corps de Manon-la-Blonde, afin de voir si elle avait pu s’introduire par les cheminées ; mais un enfant de six ans n’aurait pu passer par ces tuyaux en poterie, par lesquels l’architecture moderne remplace aujourd’hui les vastes cheminées d’autrefois.
Sans ce singulier et irritant mystère, Théodore eût été exécuté depuis une semaine.
L’aumônier des prisons avait, comme on l’a vu, totalement échoué.
Cette affaire et le nom de Calvi dût échapper à l’attention de Jacques Collin, alors préoccupé de son duel avec Contenson, Corentin et Peyrade. Trompe-la-Mort essayait, d’ailleurs, d’oublier le plus possible les amis, et tout ce qui regardait le Palais-de-Justice. Il tremblait d’une rencontre qui l’aurait mis face à face avec un fanandel par qui le Dab se serait vu demander des comptes impossibles à rendre.
Le directeur de la Conciergerie alla sur-le-champ au Parquet du Procureur-général, et y trouva le premier avocat-général causant avec monsieur de Grandville, et tenant l’ordre [F07-g] d’exécution à la main.
Monsieur de Grandville, qui venait de passer toute la nuit à l’hôtel de Sérizy, quoiqu’accablé de fatigue et de douleurs, car les médecins n’osaient encore affirmer que la comtesse conserverait sa raison, était obligé, par cette exécution importante, de donner quelques heures à son Parquet.
Après avoir causé un instant avec le directeur, monsieur de Grandville reprit l’ordre d’exécution à son premier avocat-général et le remit à Gault.
– Que l’exécution ait lieu, dit-il, à moins de circonstances extraordinaires que vous jugerez ; je me fie à votre prudence. On peut retarder le dressage de l’échafaud jusqu’à dix heures et demie, il vous reste donc une heure. Dans une pareille matinée, les heures valent des siècles, et il tient bien des événemens dans un siècle ! Ne laissez pas croire à un sursis. Qu’on fasse la toilette s’il le faut ; et, s’il n’y a pas de révélation, remettez l’ordre à Sanson à neuf heures et demie. Qu’il attende !
Au moment où le directeur de la prison quittait le cabinet du procureur-général, il rencontra sous la voûte du passage qui débouche dans la galerie, monsieur Camusot qui s’y rendait. Il eut donc une rapide conversation avec le juge ; et, après l’avoir instruit de ce qui se passait à la Conciergerie, relativement à Jacques Collin, il y descendit pour opérer cette confrontation de Trompe-la-Mort et de Madeleine ; mais il ne permit au soi-disant ecclésiastique de communiquer avec le condamné à mort qu’au moment où Bibi-Lupin, admirablement déguisé en gendarme, eut remplacé le mouton qui surveillait le jeune Corse.
On ne peut pas se figurer le profond étonnement des trois forçats en voyant un surveillant venir chercher Jacques Collin pour le mener dans la chambre du condamné à mort. Ils se rapprochèrent de la chaise où Jacques Collin était assis, par un bond simultané.
– C’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas, monsieur Julien ? dit Fil-de-Soie au surveillant.
[F07-h] – Mais, oui, Charlot est là, répondit le surveillant avec une parfaite indifférence.
Le peuple et le monde des prisons appellent ainsi l’exécuteur des hautes-œuvres de Paris. Ce sobriquet date de la Révolution de 1789. Ce nom produisit une profonde sensation. Tous les prisonniers se regardèrent entr’eux.
– C’est fini ! répondit le surveillant, l’ordre d’exécution est arrivé à monsieur Gault, et l’arrêt vient d’être lu…
– Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacremens !… Il avale sa dernière bouffée d’air.
– Pauvre petit Théodore…, s’écria le Biffon, il est bien gentil. C’est dommage d’éternuer dans le son à son âge…
Le surveillant se dirigeait vers le guichet, en se croyant suivi de Jacques Collin ; mais l’Espagnol allait lentement, et, quand il se vit à dix pas de Julien, il parut faiblir et demanda par un geste le bras de La Pouraille.
– C’est un assassin ! dit Napolitas au prêtre en montrant La Pouraille et offrant son bras.
– Non, pour moi c’est un malheureux !… répondit Trompe-la-Mort avec la présence d’esprit et l’onction de l’archevêque de Cambrai.
Et il se sépara de Napolitas, qui du premier coup-d’œil lui avait paru très suspect.
– Il est sur la première marche de l’Abbaye de Monte-à-Regret ; mais j’en suis le prieur ! Je vais vous montrer comment je sais m’entifler avec la Cigogne (rouer le procureur-général). Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes.
– À cause de sa montante ! dit Fil-de-Soie en souriant.
– Je veux donner cette âme au ciel ! répondit avec componction Jacques Collin en se voyant entouré par quelques prisonniers.
Et il rejoignit le surveillant au guichet.
– Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. Quel dab !…
– Mais comment ?… les hussards de la guillotine sont là ? il ne le verra seulement pas, [F07-i] reprit le Biffon.
– Il a le boulanger pour lui ! s’écria La Pouraille. Lui poisser nos philippes !… il aime trop les amis ! il a trop besoin de nous ! On voulait nous mettre à la manque pour lui (nous le faire livrer), nous ne sommes pas des gnioles ! S’il crompe sa Madeleine, il aura ma balle ! (mon secret).
Ce dernier mot eut pour effet d’augmenter le dévoûment des trois forçats pour leur Dieu ; car en ce moment leur fameux Dab devint toute leur espérance.
Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. Cet homme qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligé de lui dire à tout moment : – « Par ici, – par là ! » jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au greffe.
Là, Jacques Collin vit, du premier regard, accoudé sur le poêle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d’une certaine distinction, et il reconnut Sanson.
– Monsieur est l’aumônier, dit-il en allant à lui d’un air plein de bonhomie.
Cette erreur fut si terrible qu’elle glaça les spectateurs.
– Non, monsieur, répondit Sanson, j’ai d’autres fonctions.
Sanson, le père du dernier exécuteur de ce nom, car il a été destitué récemment, était le fils de celui qui exécuta Louis XVI. Après quatre cents ans d’exercice de cette charge, l’héritier de tant de tortionnaires avait tenté de répudier ce fardeau héréditaire.
Les Sanson, bourreaux à Rouen pendant deux siècles, avant d’être revêtus de la première charge du royaume, exécutaient de père en fils les arrêts de la justice depuis le treizième siècle. Il est peu de familles qui puissent offrir l’exemple d’un office, ou d’une noblesse conservée de père en fils pendant six siècles. Au moment où ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point [F07-j] de faire une belle carrière dans les armes, son père exigea qu’il vînt l’assister pour l’exécution du roi. Puis il fit de son fils son second lorsqu’en 1793 il y eut deux échafauds en permanence : l’un à la barrière du Trône, l’autre à la place de Grève.
Alors âgé d’environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des manières douces et posées, par un grand mépris pour Bibi-Lupin et ses acolytes, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du Moyen-Âge, était une largeur et une épaisseur formidables dans les mains. Assez instruit d’ailleurs, tenant fort à sa qualité de citoyen et d’électeur, passionné, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d’un maintien calme, très silencieux, au front large et chauve, ressemblait beaucoup plus à un membre de l’aristocratie anglaise qu’à un exécuteur des hautes-œuvres. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l’erreur que commettait volontairement Jacques Collin.
– Ce n’est pas un forçat, dit le chef des surveillans au directeur.
– Je commence à le croire, se dit monsieur Gault en faisant un mouvement de tête à son subordonné.
[F08-a] VIII
Où mademoiselle Collin entre en scène
Jacques Collin fut introduit dans l’espèce de cave où le jeune Théodore, en camisole de force, était assis au bord de l’affreux lit de camp de cette chambre. Trompe-la-Mort, momentanément éclairé par le jour du corridor, reconnut sur-le-champ Bibi-Lupin dans le gendarme qui se tenait debout, appuyé sur son sabre.
– Io sono Gaba-Morto ! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar (je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver).
Tout ce qu’allaient se dire les deux amis devait être inintelligible pour le faux gendarme ; et, comme Bibi-Lupin était censé garder le prisonnier, il ne pouvait quitter son poste. Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire.
Théodore Calvi, jeune homme au teint pâle et olivâtre, à cheveux blonds, aux yeux caves et d’un bleu trouble, très bien proportionné d’ailleurs, d’une prodigieuse force musculaire cachée sous cette apparence lymphatique que présentent parfois les méridionaux, aurait eu la plus charmante physionomie sans des sourcils arqués, sans un front déprimé, qui lui donnaient quelque chose de sinistre, sans des lèvres rouges d’une cruauté sauvage, et sans un mouvement de muscles qui dénote cette faculté d’irritation particulière aux Corses, et qui les rend si prompts à l’assassinat dans une querelle soudaine.
Saisi d’étonnement par les sons de cette voix, Théodore leva brusquement la tête et crut à quelqu’hallucination ; mais, comme il était familiarisé par une habitation de [F08-b] deux mois avec la profonde obscurité de cette boîte en pierre de taille, il regarda le faux ecclésiastique et soupira profondément. Il ne reconnut pas Jacques Collin, dont le visage couturé par l’action de l’acide sulfurique ne lui sembla point être celui de son Dab.
– C’est bien moi, ton Jacques, je suis en prêtre et je viens te sauver. Ne fais pas la bêtise de me reconnaître, et aie l’air de te confesser !
Ceci fut dit rapidement.
– Ce jeune homme est très abattu, la mort l’effraie, il va tout avouer, dit Jacques Collin en s’adressant au gendarme.
– Dis-moi quelque chose qui me prouve que tu es lui, car tu n’as que sa voix.
– Voyez-vous, il me dit, le pauvre malheureux, qu’il est innocent, reprit Jacques Collin en s’adressant au gendarme.
Bibi-Lupin n’osa point parler, de peur d’être reconnu.
– Sempremi ! répondit Jacques en revenant à Théodore, et lui jetant ce mot de convention dans l’oreille.
– Sempreti ! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. C’est bien mon dab…
– As-tu fait le coup ?
– Oui.
– Raconte-moi tout, afin que je puisse voir comment je ferai pour te sauver, il est temps, Charlot est là.
Aussitôt, le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser.
Bibi-Lupin ne savait que faire, car cette conversation fut si rapide qu’elle prit à peine le temps pendant lequel elle se lit.
Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait.
– Les jurés m’ont condamné sans preuves, dit-il en terminant.
– Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux !…
– Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. Et voilà comme on juge, et à Paris encore !…
– Mais comment s’est fait le coup, demanda Trompe-la-Mort.
– Ah ! voilà ! Depuis que je ne t’ai vu, j’ai fait la connaissance d’une petite fille corse, que j’ai rencontrée en arrivant à Pantin (Paris).
– Les hommes assez bêtes pour aimer une femme, s’écria Jacques Collin, périssent toujours par là !… C’est des tigres en liberté, des tigres qui babillent et qui se regardent dans des miroirs… Tu n’as pas été sage !…
– Mais…
[F08-c] – Voyons, à quoi t’a-t-elle servi cette sacrée largue ?
– Cet amour de femme, grande comme un fagot, mince comme une anguille, adroite comme un singe, a passé par le haut du four et m’a ouvert la porte de la maison. Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. J’ai refroidi les deux femmes. Une fois l’argent pris, la Ginetta a refermé la porte et est sortie par le haut du four.
– Une si belle invention vaut la vie, dit Jacques Collin en admirant la façon du crime, comme un ciseleur admire le modèle d’une figurine.
– J’ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus !…
– Non, pour une femme ! reprit Jacques Collin. Quand je te disais qu’elles nous ôtent notre intelligence !…
Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris.
– Tu n’étais plus là ! répondit le Corse, j’étais abandonné.
– Et, l’aimes-tu, cette petite ? demanda Jacques Collin sensible au reproche que contenait cette réponse.
– Ah ! si je veux vivre, c’est maintenant pour toi plus que pour elle.
– Reste tranquille ! Je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort ! Je me charge de toi !
– Quoi ! la vie !… s’écria le jeune Corse en levant ses bras emmaillotés vers la voûte humide de ce cachot.
– Ma petite Madeleine, apprête-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. Tu dois t’y attendre, on ne va pas te couronner de roses, comme le bœuf gras !… S’ils nous ont déjà ferrés pour Rochefort, c’est qu’ils essaient à se débarrasser de nous ! Mais je te ferai diriger sur Toulon, tu t’évaderas, et tu reviendras à Pantin, où je t’arrangerai quelque petite existence bien gentille…
Un soupir, comme il en avait peu retenti sous cette voûte inflexible, un soupir exhalé par le bonheur de la délivrance, choqua la pierre, qui renvoya cette note, sans égale en musique, dans l’oreille de Bibi-Lupin stupéfait.
– C’est l’effet de l’absolution que je viens de lui promettre à cause de ses révélations, dit Jacques Collin au chef de la police de sûreté. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi ! Mais il est innocent comme l’Enfant-Jésus, et je vais essayer de le sauver…
– Dieu soit avec vous ! monsieur l’abbé !… dit en français Théodore.
Trompe-la-Mort, plus Carlos Herrera, plus chanoine que jamais, sortit de la chambre du condamné, se précipita dans le corridor, et [F08-d] joua l’horreur en se présentant à monsieur Gault.
– Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m’a révélé le coupable !… Il allait mourir pour un faux point d’honneur… C’est un Corse ! Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d’audience à monsieur le procureur-général. Monsieur de Grandville ne refusera pas d’écouter immédiatement un prêtre espagnol qui souffre tant des erreurs de la justice française !
– J’y vais ! répondit monsieur Gault au grand étonnement de tous les spectateurs de cette scène extraordinaire.
– Mais, reprit Jacques Collin, faites-moi reconduire dans cette cour en attendant, car j’y achèverai la conversion d’un criminel que j’ai déjà frappé dans le cœur… Ils ont un cœur, ces gens-là !
Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là. Les gendarmes, le greffier des écrous, Sanson, les surveillans, l’aide de l’exécuteur, qui attendaient l’ordre d’aller faire dresser la mécanique, en style de prison ; tout ce monde, sur qui les émotions glissent, fut agité par une curiosité très concevable.
En ce moment, on entendit le fracas d’un équipage à chevaux fins qui arrêtait à la grille de la Conciergerie, sur le quai, d’une manière significative. La portière fut ouverte, le marche-pied fut déplié si vivement que toutes les personnes crurent à l’arrivée d’un grand personnage.
Bientôt une dame, agitant un papier bleu, se présenta, suivie d’un valet de pied et d’un chasseur, à la grille du guichet. Vêtue tout en noir, et magnifiquement, le chapeau couvert d’un voile, elle essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé très ample. Jacques Collin reconnut aussitôt Asie, ou, pour rendre son véritable nom à cette femme, Jacqueline Collin, sa tante.
Cette atroce vieille, digne de son neveu, dont toutes les pensées étaient concentrées sur le prisonnier, et qui le défendait avec une intelligence, une perspicacité au moins égales en puissance à celles de la justice, avait une permission, donnée la veille au nom de la femme de chambre de la duchesse de Maufrigneuse, sur la recommandation de monsieur de Sérizy, de communiquer avec Lucien et l’abbé Carlos Herrera, dès qu’ils ne seraient plus au Secret, et sur laquelle le chef de division, chargé des prisons, avait écrit un mot.
Le papier, par sa couleur, impliquait déjà de puissantes recommandations ; car ces permissions, comme les billets de faveur au [F08-e] spectacle, diffèrent de forme et d’aspect. Aussi le porte-clés ouvrit-il le guichet, surtout en apercevant ce chasseur emplumé dont le costume vert et or, brillant comme celui d’un général russe, annonçait une visiteuse aristocratique et un blason quasi royal.
– Ah ! mon cher abbé ! s’écria la fausse grande dame qui versa un torrent de larmes en apercevant l’ecclésiastique, comment a-t-on pu mettre ici, même pour un instant, un si saint homme !
Le directeur prit la permission, et lut : À la recommandation de Son Excellence le comte de Sérizy.
– Ah ! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévoûment !
– Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault.
Et il arrêta lui-même au passage cette tonne de moire noire et de dentelles.
– Mais, à cette distance ! reprit Jacques Collin, et devant vous ?… ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l’assemblée.
La tante, dont la toilette devait étourdir le greffe, le directeur, les surveillans et les gendarmes, puait le musc. Elle portait, outre des dentelles pour mille écus, un cachemire noir de six mille francs. Enfin, le chasseur paradait dans la cour de la Conciergerie avec l’insolence d’un laquais qui se sait indispensable à une princesse exigeante. Il ne parlait pas au valet de pied, qui stationnait à la grille du quai, toujours ouverte pendant le jour.
– Que veux-tu ? Que dois-je faire ? dit madame de San-Esteban dans l’argot convenu entre la tante et le neveu.
Comme on l’a déjà vu dans L’INSTRUCTION CRIMINELLE, cet argot consistait à donner des terminaisons en ar ou en or, en al ou en i, de façon à défigurer les mots, soit français, soit d’argot, en les agrandissant. C’était le chiffre diplomatique appliqué au langage.
– Mets toutes les lettres en lieu sûr, prends les plus compromettantes pour chacune de ces dames, reviens mise en voleuse dans la salle des Pas-Perdus, et attends-y mes ordres.
Asie ou Jacqueline s’agenouilla comme pour recevoir la bénédiction, et le faux abbé bénit sa tante avec une componction évangélique.
– Addio, marchesa ! dit-il à haute voix. – Et, ajouta-t-il en se servant de leur langage de convention, retrouve Europe et Paccard avec les sept cent cinquante mille francs qu’ils ont effarouchés, il nous les faut.
– Paccard est là, répondit la pieuse marquise [F08-f] en montrant le chasseur les larmes aux yeux.
Cette promptitude de compréhension arracha non seulement un sourire, mais encore un mouvement de surprise à cet homme, qui ne pouvait être étonné que par sa tante.
La fausse marquise se tourna vers les témoins de cette scène en femme habituée à se poser.
– Il est au désespoir de ne pouvoir aller aux obsèques de son enfant, dit-elle en mauvais français, car cette affreuse méprise de la justice a fait connaître le secret de ce saint homme !… Moi, je vais assister à la messe mortuaire. Voici, monsieur, dit-elle à monsieur Gault, en lui donnant une bourse pleine d’or, voici pour soulager les pauvres prisonniers…
– Quel chique-mar ! lui dit à l’oreille son neveu satisfait.
Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau.
Bibi-Lupin, au désespoir, avait fini par se faire voir d’un vrai gendarme, à qui, depuis le départ de Jacques Collin il adressait des hem ! hem ! significatifs, et qui vint le remplacer dans la chambre du condamné. Mais cet ennemi de Trompe-la-Mort ne put arriver assez à temps pour voir la grande dame, qui disparut dans son brillant équipage, et dont la voix, quoique déguisée, apportait à son oreille des sons rogommeux.
– Trois cents balles pour les détenus !… disait le chef des surveillans en montrant à Bibi-Lupin la bourse que monsieur Gault avait remise à son greffier.
– Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin.
Le chef de la police secrète prit la bourse, vida l’or dans sa main, l’examina attentivement.
– C’est bien de l’or !… dit-il, et la bourse est armoriée ! Ah ! le gredin, est-il fort ! est-il complet ! Il nous met tous dedans, et à chaque instant !… On devrait tirer sur lui comme sur un chien !
– Qu’y a-t-il donc ? demanda le greffier en reprenant la bourse.
– Il y a que cette femme doit être une voleuse !… s’écria Bibi-Lupin en frappant du pied avec rage sur la dalle extérieure du guichet.
Ces mots produisirent une vive sensation parmi les spectateurs, groupés à une certaine distance de monsieur Samson, qui restait toujours debout, le dos appuyé contre le gros poêle, au centre de cette vaste salle voûtée, en attendant un ordre pour faire la toilette au criminel et dresser l’échafaud sur la place de Grève.
[F09-a] Seconde partie
Entre monsieur le procureur-général et Jacques Collin
IX
Une séduction
En se retrouvant au préau, Jacques Collin se dirigea vers ses amis du pas que devait avoir un habitué du pré.
– Qu’as-tu sur le casaquin ? dit-il à La Pouraille.
– Mon affaire est faite, reprit l’assassin que Jacques Collin avait emmené dans un coin. J’ai besoin maintenant d’un ami sûr.
– Et pourquoi ?
La Pouraille, après avoir raconté tous ses crimes à son chef, mais en argot, lui détailla l’assassinat et le vol commis chez les époux Crottat.
– Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. C’est bien travaillé ; mais tu me parais coupable d’une faute…
– Laquelle ?
– Une fois l’affaire faite, tu devais avoir un passeport russe, te déguiser en prince russe, acheter une belle voiture armoriée, aller déposer hardiment ton or chez un banquier, demander une lettre de crédit pour Hambourg, prendre la poste, accompagné d’un valet de chambre, d’une femme de chambre, et de ta maîtresse habillée en princesse ; puis, à Hambourg, t’embarquer pour le Mexique. Avec deux cent quatre-vingt mille francs en or, un gaillard d’esprit doit faire ce qu’il veut, et aller où il veut ! sinve !
– Ah ! tu as de ces idées-là, parce que tu es le Dab !… Tu ne perds jamais la sorbonne, toi ! Mais moi…
– Enfin, un bon conseil dans ta position, c’est du bouillon pour un mort, reprit Jacques Collin en jetant un regard fascinateur à son Fanandel.
– C’est vrai ! dit avec un air de doute [F09-b] La Pouraille. Donne-le moi toujours, ton bouillon ; s’il ne me nourrit pas, je m’en ferai un bain de pieds…
– Te voilà pris par la Cigogne, avec cinq vols qualifiés, trois assassinats, dont le plus récent concerne deux riches bourgeois. Les jurés n’aiment pas qu’on tue des bourgeois… Tu seras gerbé à la passe, et tu n’as pas le moindre espoir !…
– Ils m’ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille.
– Ma tante Jacqueline, avec qui je viens d’avoir un petit bout de conversation en plein greffe, et qui est, tu le sais, la mère aux Fanandels, m’a dit que la Cigogne voulait se défaire de toi, tant elle te craignait.
– Mais, dit La Pouraille avec une naïveté qui prouve combien les voleurs sont pénétrés du droit naturel de voler, je suis riche à présent, que craignent-ils ?
– Nous n’avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. Revenons à la situation ?…
– Que veux-tu faire de moi ? demanda La Pouraille en interrompant son dab.
– Tu vas voir ! un chien mort vaut encore quelque chose.
– Pour les autres !… dit La Pouraille.
– Je te prends dans mon jeu ! répliqua Jacques Collin.
– C’est déjà quelque chose !… dit l’assassin. Après ?
– Je ne te demande pas où est ton argent, mais ce que tu veux en faire ?
La Pouraille espionna l’œil impénétrable du Dab, qui continua froidement.
– As-tu quelque largue que tu aimes, un enfant, un fanandel à protéger ? Je serai dehors dans une heure, je pourrai tout pour ceux à qui tu veux du bien.
La Pouraille hésitait encore, il restait au port d’armes de l’indécision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument.
– Ta part dans notre caisse est de trente mille francs, la laisses-tu aux Fanandels, la donnes-tu à quelqu’un ? Ta part est en sûreté, je puis la remettre ce soir à qui tu veux la léguer.
L’assassin laissa échapper un mouvement de plaisir.
– Je le tiens ! se dit Jacques Collin. – Mais ne flânons pas, réfléchis ?… reprit-il en parlant à l’oreille de La Pouraille. Mon vieux, nous n’avons pas dix minutes à nous… Le procureur-général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. Je le tiens, cet homme, je puis tordre le cou à la Cigogne ! je suis certain de sauver Madeleine.
– Si tu sauves Madeleine, mon bon Dab, tu peux bien me…
– Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d’une voix brève. Fais ton testament !
– Eh ! bien, je voudrais donner l’argent à la Gonore, répondit La Pouraille d’un air piteux.
– Tiens !… tu vis avec la veuve de Moïse, ce juif qui était à la tête des rouleurs du midi ? demanda Jacques Collin.
[F09-c] Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes.
– C’est elle-même, dit La Pouraille excessivement flatté.
– Jolie femme ! dit Jacques Collin qui s’entendait admirablement à manœuvrer ces machines terribles. La largue est fine ! elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité ! C’est une voleuse finie… Ah ! tu t’es retrempé dans la Gonore, c’est bête de se faire terrer quand on tient une pareille largue. Imbécile ! il fallait prendre un petit commerce honnête, et vivoter !… Et que goupine-t-elle ?
– Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gère une maison…
– Ainsi, tu l’institues ton héritière ?… Voilà, mon cher, où nous mènent ces gueuses-là, quand on a la bêtise de les aimer…
– Oui, mais ne lui donne rien qu’après ma culbute !
– C’est sacré, dit Jacques Collin d’un ton sérieux. Rien aux fanandels ?
– Rien, ils m’ont servi, répondit haineusement La Pouraille.
– Qui t’a vendu ? Veux-tu que je te venge ? demanda vivement Jacques Collin en essayant de réveiller le dernier sentiment qui fasse vibrer ces cœurs au moment suprême. Qui sait, mon vieux Fanandel, si je ne pourrais pas, tout en te vengeant, faire ta paix avec la Cigogne ?…
Là, l’assassin regarda son dab d’un air hébété de bonheur.
– Mais, répondit le Dab à cette expression de physionomie parlante, je ne joue en ce moment la mislocq que pour Théodore. Après le succès de ce vaudeville, mon vieux, pour un de mes amis, car tu es des miens, toi ! je suis capable de bien des choses…
– Si je te vois seulement faire ajourner la cérémonie pour ce pauvre petit Théodore, tiens ? je ferai tout ce que tu voudras…
– Mais c’est fait, je suis sûr de cromper sa sorbonne des griffes de la Cigogne. Pour se désenflacquer, vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres… On ne peut rien tout seul…
– C’est vrai ! s’écria l’assassin.
La confiance était si bien établie, et sa foi dans le Dab si fanatique, que La Pouraille n’hésita plus. Il livra le secret de ses complices, ce secret si bien gardé jusqu’à présent. C’était tout ce que Jacques Collin voulait savoir.
– Voici la balle ! Dans le poupon, Ruffart, l’agent de Bibi-Lupin, était en tiers avec moi et Godet…
– Arrachelaine ?… s’écria Jacques Collin en donnant à Ruffart son nom de voleur.
– C’est cela. Les gueux m’ont vendu, parce que je connais leur cachette et qu’ils ne connaissent pas la mienne.
– Tu graisses mes bottes ! mon amour, dit Jacques Collin.
– Quoi !
– Eh ! bien, reprit le Dab, vois ce qu’on gagne à mettre en moi toute sa confiance ?… Maintenant, ta vengeance est un point de la [F09-d] partie que je joue !… Je ne te demande pas de m’indiquer ta cachette, tu me la diras au dernier moment ; mais, dis-moi tout ce qui regarde Ruffard et Godet ?
– Tu es et tu seras toujours notre dab, je n’aurai pas de secrets pour toi, répliqua La Pouraille. Mon or est dans la profonde (la cave) de la maison à la Gonore.
– Tu ne crains rien de ta largue ?
– Ah ! ouiche ! elle ne sait rien de mon tripotage ! reprit La Pouraille. J’ai soûlé la Gonore, quoique ce soit une femme à ne rien dire la tête dans la lunette. Mais, tant d’or !
– Oui, ça fait tourner le lait de la conscience la plus pure !… répliqua Jacques Collin.
– J’ai donc pu travailler sans luisant sur moi ! Toute la volaille dormait dans le poulailler. L’or est à trois pieds sous terre, derrière des bouteilles de vin. Et par dessus j’ai mis une couche de cailloux et de mortier.
– Bon, fit Jacques Collin. Et les cachettes des autres ?…
– Ruffard a son fade chez la Gonore, dans la chambre de la pauvre femme, qu’il tient par là, car elle peut devenir complice de recel et finir ses jours à Saint-Lazare.
– Ah ! le gredin ! comme la raille (la police) vous forme un voleur !… dit Jacques.
– Godet a mis son fade chez sa sœur, blanchisseuse de fin, une honnête fille qui peut attraper cinq ans de Lorcefé sans s’en douter. Le Fanandel a levé les carreaux du plancher, les a remis, et a filé.
– Sais-tu ce que je veux de toi ? dit alors Jacques Collin en jetant sur La Pouraille un regard magnétique.
– Quoi ?
– Que tu prennes sur ton compte l’affaire de Madeleine…
La Pouraille fit un singulier haut-le-corps ; mais il se remit promptement en posture d’obéissance sous le regard fixe du Dab.
– Eh bien ! tu renâcles déjà ! tu te mêles de mon jeu ! Voyons ? quatre assassinats ou trois, n’est-ce pas la même chose ?
– Peut-être !
– Par le meg des Fanandels, tu es sans raisiné dans les vermichels (sans sang dans les veines). Et moi qui pensais à te sauver !…
– Et comment ?
– Imbécile ! si l’on promet de rendre l’or à la famille, tu en seras quitte pour aller à viocque au pré. Je ne donnerais pas une face de ta sorbonne si l’on tenait l’argent ; mais, en ce moment, tu vaux sept cent mille francs, imbécile !…
– Dab ! dab ! s’écria La Pouraille au comble du bonheur.
– Et, reprit Jacques Collin, sans compter que nous rejetterons les assassinats sur Ruffard… Du coup, Bibi-Lupin est dégommé… je le tiens !
La Pouraille resta stupéfait de cette idée, ses yeux s’agrandirent, il fut comme une statue. Arrêté depuis trois mois, à la veille de passer à la cour d’assises, conseillé par ses amis de la Force, auxquels il n’avait pas parlé de ses complices, il était si bien sans espoir [F09-e] après l’examen de ses crimes, que ce plan avait échappé à toutes ces intelligences enflacquées. Aussi ce semblant d’espoir le rendit-il presque imbécile.
– Ruffard et Godet ont-ils déjà fait la noce ? ont-ils fait prendre l’air à quelques-uns de leurs jaunets ? demanda Jacques Collin.
– Ils n’osent pas, répondit La Pouraille. Les gredins attendent que je sois fauché. C’est ce que m’a fait dire ma largue par la Biffe, quand elle est venue voir le Biffon.
– Eh bien ! nous aurons leurs fades dans vingt-quatre heures !… s’écria Jacques Collin. Les drôles ne pourront pas restituer comme toi, tu seras blanc comme neige et eux rougis de tout le sang ! Tu deviendras, par mes soins, un honnête garçon entraîné par eux. J’aurai ta fortune pour mettre des alibis dans tes autres procès, et une fois au pré, car tu y retourneras, tu verras à t’évader… C’est une vilaine vie, mais c’est encore la vie !
Les yeux de La Pouraille annonçaient un délire intérieur.
– Vieux ! avec sept cent mille francs on a bien des cocardes ! disait Jacques Collin en grisant d’espoir son Fanandel.
– Dab ! Dab !
– J’éblouirai le ministre de la justice… Ah ! Ruffard la dansera, c’est une raille à démolir. Bibi-Lupin est frit.
– Eh ! bien, c’est dit ! s’écria La Pouraille avec une joie sauvage. Ordonne, j’obéis.
Et il serra Jacques Collin dans ses bras, en laissant voir des larmes de joie dans ses yeux, tant il lui parut possible de sauver sa tête.
– Ce n’est pas tout, dit Jacques Collin. La Cigogne a la digestion difficile, surtout en fait de redoublement de fièvre (révélation d’un nouveau fait à charge). Maintenant, il s’agit de servir de belle une largue (de dénoncer à faux une femme).
– Et comment ? À quoi bon ? demanda l’assassin.
– Aide-moi ! Tu vas voir !… répondit Trompe-la-Mort.
Jacques Collin révéla brièvement à La Pouraille le secret du crime commis à Nanterre, et lui fit apercevoir la nécessité d’avoir une femme qui consentirait à jouer le rôle qu’avait rempli la Ginetta. Puis il se dirigea vers le Biffon avec La Pouraille devenu joyeux.
– Je sais combien tu aimes la Biffe ?… dit Jacques Collin au Biffon.
Le regard que jeta le Biffon fut tout un poème horrible.
– Que fera-t-elle pendant que tu seras au pré ?
Une larme mouilla les yeux féroces du Biffon.
– Eh bien ! si je te la fourrais à la Lorcefé des largues (à la Force des femmes, les Madelonnettes ou Saint-Lazare) pour un an, le temps de ton gerbement (jugement), de ton départ, de ton arrivée et de ton évasion ?
– Tu ne peux faire ce miracle, elle est nique de mèche (sans aucune complicité) répondit l’amant de la Biffe.
– Ah ! mon Biffon, dit La Pouraille, Notre [F09-f]Dab est plus puissant que le Meg !… (Dieu.)
– Quel est ton mot de passe avec elle ? demanda Jacques Collin au Biffon avec l’assurance d’un maître qui ne doit pas essuyer de refus.
– Sorgue à Pantin ! (Nuit à Paris.) Avec ce mot, elle sait qu’on vient de ma part, et si tu veux qu’elle t’obéisse, montre-lui une thune de cinq balles (pièce de cinq francs), et prononce ce mot-ci : Tondif !
– Elle sera condamnée dans le gerbement de La Pouraille, et graciée pour révélation après un an d’ombre ! dit sentencieusement Jacques Collin en regardant La Pouraille.
La Pouraille comprit le plan de son dab, et lui promit, par un seul regard, de décider le Biffon à y coopérer en obtenant de la Biffe cette fausse complicité dans le crime dont il allait se charger.
– Adieu, mes enfans. Vous apprendrez bientôt que j’ai sauvé mon petit des mains de Charlot, dit Trompe-la-Mort. Oui, Charlot était au greffe avec ses soubrettes pour faire la toilette à Madeleine ! Tenez, dit-il, on vient me chercher de la part du dab de la cigogne (du procureur-général).
En effet, un surveillant sorti du guichet fit signe à cet homme extraordinaire, à qui le danger du jeune Corse avait rendu cette sauvage puissance avec laquelle il savait lutter contre la société.
Il n’est pas sans intérêt de faire observer qu’au moment où le corps de Lucien lui fut ravi, Jacques Collin s’était décidé, par une résolution suprême, à tenter une dernière incarnation, non plus avec une créature, mais avec une chose. Il avait enfin pris le parti fatal que prit Napoléon sur la chaloupe qui le conduisit vers le Bellérophon.
Par un concours bizarre de circonstances, tout aida ce génie du mal et de la corruption dans son entreprise. Aussi, quand même le dénoûment inattendu de cette vie criminelle perdrait un peu de ce merveilleux, qui, de nos jours, ne s’obtient que par des invraisemblances inacceptables, est-il nécessaire, avant de pénétrer avec Jacques Collin dans le cabinet du procureur-général, de suivre madame Camusot chez les personnes où elle alla, pendant que tous ces événements se passaient à la Conciergerie ?
Une des obligations auxquelles ne doit jamais manquer l’historien des mœurs, c’est de ne point gâter le vrai par des arrangemens en apparence dramatiques, surtout quand le vrai a pris la peine de devenir romanesque.
La nature sociale, à Paris surtout, comporte de tels hasards, des enchevêtremens de conjonctures si capricieuses, que l’imagination des inventeurs est à tout moment dépassée. La hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables ou peu décentes, à moins que l’écrivain ne les adoucisse, ne les émonde, ne les châtre.
[F10-a] X
Les trois visites de madame Camusot
Madame Camusot essaya de se composer une toilette du matin presque de bon goût, entreprise assez difficile pour la femme d’un juge qui, depuis six ans, avait constamment habité la province. Il s’agissait de ne donner prise à la critique ni chez la marquise d’Espard, ni chez la duchesse de Maufrigneuse, en venant les trouver de huit à neuf heures du matin.
Amélie-Cécile Camusot, quoique née Thirion, hâtons-nous de le dire, réussit à moitié. N’est-ce pas, en fait de toilette, se tromper deux fois ?…
On ne se figure pas de quelle utilité sont les femmes de Paris pour les ambitieux en tout genre ; elles sont aussi nécessaires dans le grand monde que dans le monde des voleurs, où, comme on vient de le voir, elles jouent un rôle énorme.
Ainsi, supposez un homme forcé de parler, [F10-b] dans un temps donné, sous peine de rester en arrière dans l’arène, à ce personnage, immense sous la restauration, et qui s’appelle encore aujourd’hui le garde des sceaux ?
Prenez un homme dans la condition la plus favorable ? un juge, c’est-à-dire un familier de la maison.
Le magistrat est obligé d’aller trouver soit un chef de division, soit le secrétaire particulier, soit le secrétaire général, et de leur prouver la nécessité d’obtenir une audience immédiate. Un garde des sceaux est-il jamais visible à l’instant même ? Au milieu de la journée, s’il n’est pas à la Chambre, il est au conseil des ministres, ou il signe, ou il donne audience. Le matin, il dort on ne sait où. Le soir, il a ses obligations publiques et personnelles. Si tous les juges pouvaient réclamer des momens d’audience, sous quelque prétexte que ce soit, le chef de la justice serait assailli. L’objet de l’audience particulière, immédiate, est donc soumis à l’appréciation d’une de ces puissances intermédiaires qui deviennent un obstacle, une porte à ouvrir, quand elle n’est pas déjà tenue par un compétiteur.
Une femme, elle ! va trouver une autre femme ; elle peut entrer dans la chambre à coucher immédiatement, en éveillant la curiosité de la maîtresse ou de la femme de chambre, surtout lorsque la maîtresse est sous le coup d’un grand intérêt ou d’une nécessité poignante.
Nommez la puissance femelle, madame la marquise d’Espard, avec qui devait compter un ministre ? Cette femme écrit un petit billet ambré que son valet de chambre porte au valet de chambre du ministre. Le ministre est saisi par [F10-c] le poulet au moment de son réveil, il le lit aussitôt. Si le ministre a des affaires, l’homme est enchanté d’avoir une visite à rendre à l’une des reines de Paris, une des puissances du faubourg Saint-Germain, une des favorites de Madame, de la dauphine ou du roi. Casimir Périer, le seul premier ministre réel qu’ait eu la Révolution de Juillet, quittait tout pour aller chez un ancien premier gentilhomme de la chambre du roi Charles X.
Cette théorie explique le pouvoir de ces mots : – « Madame, madame Camusot, pour une affaire très pressante, et que sait madame ! » dits à la marquise d’Espard par sa femme de chambre qui la supposait éveillée.
Aussi la marquise cria-t-elle d’introduire Amélie incontinent.
La femme du juge fut bien écoutée, quand elle commença par ces paroles : – Madame la marquise, nous sommes perdus pour vous avoir vengée…
– Comment, ma petite belle ?… répondit la marquise en regardant madame Camusot dans la pénombre que produisit la porte entr’ouverte. Vous êtes divine, ce matin, avec votre petit chapeau. Où trouvez-vous ces formes-là ?…
– Madame, vous êtes bien bonne… Mais vous savez que la manière dont Camusot a interrogé Lucien de Rubempré a réduit ce jeune homme au désespoir, et qu’il s’est pendu dans sa prison…
– Que va devenir madame de Sérizy ? s’écria la marquise en jouant l’ignorance pour se faire raconter tout à nouveau.
[F10-d] – Hélas ! on la tient pour folle… répondit Amélie. Ah ! si vous pouvez obtenir de Sa Grandeur qu’il mande aussitôt mon mari par une estafette envoyée au Palais, le ministre saura d’étranges mystères, il en fera bien certainement part au roi… Dès lors, les ennemis de Camusot seront réduits au silence.
– Quels sont les ennemis de Camusot ? demanda la marquise.
– Mais, le procureur-général, et maintenant monsieur de Sérizy…
– C’est bon, ma petite, répliqua madame d’Espard qui devait à messieurs de Grandville et de Sérizy sa défaite dans le procès ignoble qu’elle avait intenté pour faire interdire son mari, je vous défendrai. Je n’oublie ni mes amis, ni mes ennemis.
Elle sonna, fit ouvrir ses rideaux, le jour vint à flots ; elle demanda son pupitre, et la femme de chambre l’apporta.
La marquise griffonna rapidement un petit billet.
– Que Godard monte à cheval, et porte ce mot à la chancellerie ; il n’y a pas de réponse, dit-elle à sa femme de chambre.
La femme de chambre sortit vivement, et, malgré cet ordre, resta sur la porte pendant quelques minutes.
– Il y a donc de grands mystères ? demanda madame d’Espard. Contez-moi donc cela, ma chère petite. Clotilde de Grandlieu n’est-elle pas mêlée à cette affaire ?…
– Madame la marquise saura tout par Sa [F10-e] Grandeur, car mon marie ne m’a rien dit, il m’a seulement avertie de son danger. Il vaudrait mieux pour nous que madame de Sérizy mourût plutôt que de rester folle.
– Pauvre femme ! dit la marquise. Mais ne l’était-elle pas déjà ?
Les femmes du monde, par leurs cent manières de prononcer la même phrase, démontrent aux observateurs attentifs l’étendue infinie des modes de la musique. L’âme passe tout entière dans la voix aussi bien que dans le regard, elle s’empreint dans la lumière comme dans l’air, élémens que travaillent les yeux et le larynx. Par l’accentuation de ces deux mots : Pauvre femme ! la marquise laissa deviner le contentement de la haine satisfaite, le bonheur du triomphe. Ah ! combien de malheurs ne souhaitait-elle pas à la protectrice de Lucien ! La vengeance qui survit à la mort de l’objet haï, qui n’est jamais assouvie, cause une sombre épouvante. Aussi madame Camusot, quoique d’une nature âpre, haineuse et tracassière, fut-elle abasourdie. Elle ne trouva rien à répliquer, elle se tut.
– Diane m’a dit, en effet, que Léontine était allée à la prison, reprit madame d’Espard. Cette chère duchesse est au désespoir de cet éclat, car elle a la faiblesse d’aimer beaucoup madame de Sérizy ; mais cela se conçoit, elles ont adoré ce petit imbécile de Lucien presqu’en même temps, et rien ne lie ou ne désunit plus deux femmes que de faire leurs dévotions au même autel. Aussi cette chère amie a-t-elle passé deux heures hier dans la chambre de Léontine. Il paraît que la pauvre comtesse dit des choses affreuses ! On m’a dit que c’est dégoûtant !… Une femme comme il faut ne devrait pas être sujette à de pareils accès !… [F10-f] Fi ! C’est une passion purement physique. La duchesse est venue me voir pâle comme une morte, elle a eu bien du courage ! Il y a, dans cette affaire, des choses monstrueuses…
– Mon mari dira tout au Garde-des-Sceaux pour sa justification, car on voulait sauver Lucien, et lui, madame la marquise, il a fait son devoir. Un juge d’instruction doit toujours interroger les gens au secret, dans le temps voulu par la loi !… Il fallait bien lui demander quelque chose à ce petit malheureux, qui n’a pas compris qu’on le questionnait pour la forme, et il a fait tout de suite des aveux…
– C’était un sot et un impertinent ! dit sèchement madame d’Espard.
La femme du juge garda le silence en entendant cet arrêt.
– Si nous avons succombé dans l’interdiction de monsieur d’Espard, ce n’est pas la faute de Camusot, je m’en souviendrai toujours ! reprit la marquise après une pause… C’est Lucien, messieurs de Sérizy, Bauvan et de Grandville qui nous ont fait échouer. Avec le temps, Dieu sera pour moi ! Tous ces gens-là seront malheureux. Soyez tranquille, je vais envoyer le chevalier d’Espard chez le garde-des-sceaux pour qu’il se hâte de faire venir votre mari si c’est utile…
– Ah ! madame…
– Écoutez ! dit la marquise, je vous promets la décoration de la Légion-d’Honneur immédiatement, demain ! Ce sera comme un éclatant témoignage de satisfaction pour votre conduite dans cette affaire. Oui, c’est un blâme de plus pour Lucien, ça le dira coupable ! On [F10-g] se pend rarement pour son plaisir… Allons, adieu, chère belle !
Madame Camusot, dix minutes après, entrait dans la chambre à coucher de la belle Diane de Maufrigneuse, qui, couchée à une heure du matin, ne dormait pas encore à neuf heures.
Quelque insensibles que soient les duchesses, ces femmes, dont le cœur est en stuc, ne voient pas l’une de leurs amies en proie à la folie sans que ce spectacle ne leur fasse une impression profonde. Puis, les liaisons de Diane et de Lucien, quoique rompues depuis dix-huit mois, avaient laissé dans l’esprit de la duchesse assez de souvenirs pour que la funeste mort de cet enfant lui portât à elle aussi des coups terribles.
Diane avait vu pendant toute la nuit ce beau jeune homme, si charmant, si poétique, qui savait si bien aimer, pendu, comme le dépeignait Léontine dans les accès et avec les gestes de la fièvre chaude. Elle gardait de Lucien d’éloquentes, d’enivrantes lettres, comparables à celles écrites par Mirabeau à Sophie, mais plus littéraires, plus soignées, car ces lettres avaient été dictées par la plus violente des passions, la vanité ! Posséder la plus ravissante des duchesses, la voir faisant des folies pour lui, des folies secrètes, bien entendu ce bonheur avait tourné la tête à Lucien. L’orgueil de l’amant avait bien inspiré le poète. Aussi la duchesse avait-elle conservé ces lettres émouvantes, comme certains vieillards ont des gravures obscènes, à cause des éloges hyperboliques donnés à ce qu’elle avait de moins duchesse en elle.
– Et il est mort dans une ignoble prison ! se [F10-h] disait-elle en serrant les lettres avec effroi quand elle entendit frapper doucement à sa porte par sa femme de chambre.
– Madame Camusot, pour une affaire de la dernière gravité qui concerne madame la duchesse, dit la femme de chambre.
Diane se dressa sur ses jambes tout épouvantée.
– Oh ! dit-elle en regardant Amélie qui s’était composé une figure de circonstance, je devine tout ! Il s’agit de mes lettres… Ah ! mes lettres !…
Et elle tomba sur une causeuse. Elle se souvint alors d’avoir, dans l’excès de sa passion, répondu sur le même ton à Lucien, d’avoir célébré la poésie de l’homme comme il chantait les gloires de la femme, et par quels dithyrambes !
– Hélas ! oui, madame, je viens vous sauver plus que la vie ! il s’agit de votre honneur… Reprenez vos sens, habillez-vous, allons chez la duchesse de Grandlieu ; car, heureusement pour vous, vous n’êtes pas la seule de compromise…
– Mais Léontine, hier, a brûlé, m’a-t-on dit au Palais, toutes les lettres saisies chez notre pauvre Lucien ?
– Mais, madame, Lucien était doublé de Jacques Collin ! s’écria la femme du juge. Vous oubliez toujours cet atroce compagnonnage, qui, certes, est la seule cause de la mort de ce charmant et regrettable jeune homme ! Or, ce Machiavel du bagne n’a jamais perdu la tête, lui ! Monsieur Camusot a la certitude que ce [F10-i] monstre a mis en lieu sûr les lettres les plus compromettantes des maîtresses de son…
– Son ami, dit vivement la duchesse. Vous avez raison, ma petite belle, il faut aller tenir conseil chez les Grandlieu. Nous sommes tous intéressés dans cette affaire, et fort heureusement Sérizy nous donnera la main…
Le danger extrême a, comme on l’a vu par les scènes de la Conciergerie, une vertu sur l’âme aussi terrible que celle des plus puissans réactifs sur le corps. C’est une pile de Volta morale. Peut-être le jour n’est-il pas loin où l’on saisira le mode par lequel le sentiment se condense chimiquement en un fluide, peut-être pareil à celui de l’électricité.
Ce fut chez le forçat et chez la duchesse le même phénomène.
Cette femme abattue, mourante, et qui n’avait pas dormi, cette duchesse, si difficile à habiller, recouvra la force d’une lionne aux abois, et la présence d’esprit d’un général au milieu du feu. Diane choisit elle-même ses vêtemens et improvisa sa toilette avec la célérité qu’y eût mise une grisette qui se sert de femme de chambre à elle-même.
Ce fut si merveilleux, que la soubrette resta sur ses jambes, immobile pendant un instant, tant elle fut surprise de voir sa maîtresse en chemise, laissant peut-être avec plaisir apercevoir à la femme du juge, à travers le brouillard clair du lin, un corps blanc, aussi parfait que celui de la Vénus de Canova. C’était comme un bijou sous son papier de soie.
Diane avait deviné soudain où se trouvait son corset de bonne fortune, ce corset qui [F10-j] s’accroche par devant, en évitant aux femmes pressées la fatigue et le temps si mal employé du laçage. Elle avait déjà fixé les dentelles de la chemise et massé convenablement les beautés de son corsage, lorsque la femme de chambre apporta le jupon, et acheva l’œuvre en donnant une robe.
Pendant qu’Amélie, sur un signe de la femme de chambre, agrafait la robe par derrière et aidait la duchesse, la soubrette alla prendre des bas en fil d’Écosse, des brodequins de velours, un châle et un chapeau. Amélie et la femme de chambre chaussèrent chacune une jambe.
– Vous êtes la plus belle femme que j’aie vue, dit habilement Amélie en baisant le genou fin et poli de Diane par un mouvement passionné.
– Madame n’a pas sa pareille, dit la femme de chambre.
– Allons, Josette, taisez-vous ? répliqua la duchesse. – Vous avez une voiture ? dit-elle à madame Camusot. Allons, ma petite belle, nous causerons en route.
Et la duchesse descendit le grand escalier de l’hôtel de Cadignan en courant et en mettant ses gants, ce qui ne s’était jamais vu.
– À l’hôtel de Grandlieu, et promptement ! dit-elle à l’un de ses domestiques, en lui faisant signe de monter derrière la voiture.
Le valet hésita, car cette voiture était un fiacre.
– Ah ! madame la duchesse, vous ne m’aviez pas dit que ce jeune homme avait des lettres [F10-k] de vous ! sans cela, Camusot aurait bien autrement procédé…
– La situation de Léontine m’a tellement occupée que je me suis entièrement oubliée, dit-elle. La pauvre femme était déjà quasi folle avant-hier, jugez de ce qu’a dû produire de désordre en elle le fatal événement ! Ah ! si vous saviez, ma petite, quelle matinée nous avons eue hier… Non, c’est à faire renoncer à l’amour. Hier, traînées toutes les deux, Léontine et moi, par une atroce vieille, une marchande à la toilette, une maîtresse femme, dans cette sentine puante et sanglante qu’on nomme la Justice, je lui disais, en la conduisant au Palais : « N’est-ce pas à tomber sur ses genoux et à crier, comme madame de Nucingen, quand, en allant à Naples, elle a subi l’une de ces tempêtes effrayantes de la Méditerranée : – « Mon Dieu ! sauvez-moi, et plus jamais ! » Certes, voici deux journées qui compteront dans ma vie ! Sommes-nous stupides d’écrire ?… Mais on aime ! on reçoit des pages qui vous brûlent le cœur par les yeux, et tout flambe ! Et la prudence s’en va ! et l’on répond…
– Pourquoi répondre, quand on peut agir ! dit madame Camusot.
– Il est si beau de se perdre !… reprit orgueilleusement la duchesse. C’est la volupté de l’âme.
– Les belles femmes, répliqua modestement madame Camusot, sont excusables, elles ont bien plus d’occasions que nous autres de succomber !
La duchesse sourit.
– Nous sommes toujours trop généreuses, [F10-l] reprit Diane de Maufrigneuse. Je ferai comme cette atroce madame d’Espard.
– Et que fait-elle ? demanda curieusement la femme du juge.
– Elle a écrit mille billets doux…
– Tant que cela !… s’écria la Camusot en interrompant la duchesse.
– Eh ! bien, ma chère, on n’y pourrait pas trouver une phrase qui la compromette…
– Vous seriez incapable de conserver cette froideur, cette attention, répondit madame Camusot. Vous êtes femme, vous êtes de ces anges qui ne savent pas résister au diable…
– Je me suis juré de ne plus jamais écrire. Je n’ai, dans toute ma vie, écrit qu’à ce malheureux Lucien… Je conserverai ses lettres jusqu’à ma mort ! Ma chère petite, c’est du feu ! on en a besoin quelquefois…
– Si on les trouvait ! fit la Camusot avec un petit geste pudique.
– Oh ! je dirais que c’est les lettres d’un roman commencé. Car j’ai tout copié, ma chère, et j’ai brûlé les originaux !
– Oh ! madame, pour ma récompense, laissez-moi les lire…
– Peut-être, dit la duchesse. Vous verrez alors, ma chère, qu’il n’en a pas écrit de pareilles à Léontine !
Ce dernier mot fut toute la femme, la femme de tous les temps et de tous les pays.
[F11-a] XI
Un grand personnage destiné à l’oubli
Semblable à la grenouille de la fable de La Fontaine, madame Camusot crevait dans sa peau du plaisir d’entrer chez les Grandlieu en compagnie de la belle Diane de Maufrigneuse. Elle allait former, dans cette matinée, un de ces liens si nécessaires à l’ambition. Aussi s’entendait-elle appeler : – Madame la présidente. Elle éprouvait la jouissance ineffable de triompher d’obstacles immenses, et dont le principal était l’incapacité de son mari, secrète encore, mais qu’elle connaissait bien.
Faire arriver un homme médiocre ! c’est pour une femme, comme pour les rois, se donner le plaisir qui séduit tant les grands acteurs, et qui consiste à jouer cent fois une mauvaise pièce. [F11-b] C’est l’ivresse de l’égoïsme ! Enfin c’est en quelque sorte les saturnales du Pouvoir. Le Pouvoir ne se prouve sa force à lui-même que par le singulier abus de couronner quelque absurdité des palmes du succès, en insultant au génie, seule force que le pouvoir absolu ne puisse atteindre. La promotion du cheval de Caligula, cette farce impériale, a eu et aura toujours un grand nombre de représentations.
En quelques minutes, Diane et Amélie passèrent de l’élégant désordre dans lequel était la chambre à coucher de la belle Diane, à la correction d’un luxe grandiose et sévère, chez la duchesse de Grandlieu. Cette Portugaise très pieuse se levait toujours à huit heures pour aller entendre la messe à la petite église de Sainte-Valère, succursale de Saint-Thomas-d’Aquin, alors située sur l’esplanade des Invalides. Cette chapelle, aujourd’hui démolie, a été transportée rue de Bourgogne, en attendant la construction de l’église gothique qui sera, dit-on, dédiée à sainte Clotilde.
Aux premiers mots dits à l’oreille de la duchesse de Grandlieu par Diane de Maufrigneuse, la pieuse femme passa chez monsieur de Grandlieu qu’elle ramena promptement.
Le duc jeta sur madame Camusot un de ces rapides regards par lesquels les grands seigneurs analysent toute une existence, et souvent l’âme. La toilette d’Amélie aida puissamment le duc à deviner cette vie bourgeoise depuis Alençon jusqu’à Mantes, et de Mantes à Paris. Ah ! si la femme du juge avait pu connaître ce don des ducs, elle n’aurait pu soutenir gracieusement ce coup d’œil poliment ironique, elle n’en vit que la politesse. L’ignorance partage les priviléges de la finesse.
[F11-c] – C’est madame Camusot, la fille de Thirion, un des huissiers du cabinet, dit la duchesse à son mari.
Le duc salua très poliment la femme de robe, et sa figure perdit quelque peu de sa gravité.
Le valet de chambre du duc, que son maître avait sonné, se présenta.
– Allez rue Honoré-Chevalier, prenez une voiture. Arrivé là, vous sonnerez à une petite porte, au numéro 10. Vous direz au domestique qui viendra vous ouvrir la porte, que je prie son maître de passer ici ; vous me le ramènerez si ce monsieur est chez lui. Servez-vous de mon nom, il suffira pour aplanir toutes les difficultés. Tâchez de n’employer qu’un quart d’heure à tout faire.
Un autre valet de chambre, celui de la duchesse, parut aussitôt que celui du duc fut parti.
– Allez de ma part chez le duc de Chaulieu, faites-lui passer cette carte.
Le duc donna sa carte pliée d’une certaine manière. Quand ces deux amis intimes éprouvaient besoin de se voir à l’instant pour quelque affaire pressée et mystérieuse qui ne permettait pas l’écriture, ils s’avertissaient ainsi l’un l’autre.
On voit qu’à tous les étages de la société, les usages se ressemblent, et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances. Le grand monde a son argot. Mais cet argot s’appelle le style.
[F11-d] – Êtes-vous bien certaine, madame, de l’existence de ces prétendues lettres écrites par mademoiselle Clotilde de Grandlieu à ce jeune homme ? dit le duc de Grandlieu.
Et il jeta sur madame Camusot un regard, comme un marin jette la sonde.
– Je ne les ai pas vues, mais c’est à craindre, répondit-elle en tremblant.
– Ma fille n’a rien pu écrire qui ne soit avouable ! s’écria la duchesse.
– Pauvre duchesse !… pensa Diane en jetant un regard au duc de Grandlieu qui le fit trembler.
– Que crois-tu, ma chère petite Diane ? dit le duc à l’oreille de la duchesse de Maufrigneuse en l’emmenant dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Clotilde est si folle de Lucien, mon cher, qu’elle lui avait donné un rendez-vous avant son départ. Sans la petite Lenoncourt, elle se serait peut-être enfuie avec lui dans la forêt de Fontainebleau ! Je sais que Lucien écrivait à Clotilde des lettres à faire partir la tête d’une sainte ! Nous sommes trois filles d’Ève enveloppées par le serpent de la correspondance…
Le duc et Diane revinrent de l’embrasure vers la duchesse et madame Camusot, qui causaient à voix basse. Amélie, qui suivait en ceci les avis de la duchesse de Maufrigneuse, se posait en dévote pour gagner le cœur de la fière Portugaise.
– Nous sommes à la merci d’un ignoble forçat [F11-e] évadé ! dit le duc en faisant un certain mouvement d’épaules. Voilà ce que c’est que de recevoir chez soi des gens de qui l’on n’est pas parfaitement sûr ! On doit, avant d’admettre quelqu’un, bien connaître sa fortune, ses parens, tous ses antécédens…
Cette phrase est la morale de cette histoire, au point de vue aristocratique.
– C’est fait, dit la duchesse de Maufrigneuse. Pensons à sauver la pauvre madame de Sérizy, Clotilde, et moi…
– Nous ne pouvons qu’attendre Henri, je l’ai demandé ; mais tout dépend du personnage que Gentil est allé chercher. Dieu veuille que cet homme soit à Paris ! Madame, dit-il en s’adressant à madame Camusot, je vous remercie d’avoir pensé à nous…
C’était le congé de madame Camusot. La fille de l’huissier du cabinet avait assez d’esprit pour comprendre le duc, elle se leva ; mais la duchesse de Maufrigneuse, avec cette adorable grâce qui lui conquérait tant de discrétions et d’amitiés, prit Amélie par la main et la montra d’une certaine manière au duc et à la duchesse.
– Pour mon propre compte, et comme si elle ne s’était pas levée dès l’aurore pour nous sauver tous, je vous demande plus qu’un souvenir pour ma petite madame Camusot. D’abord, elle m’a déjà rendu de ces services qu’on n’oublie point ; puis, elle nous est tout acquise, elle et son mari. J’ai promis de faire avancer son Camusot, et je vous prie de le protéger avant tout, pour l’amour de moi.
– Vous n’avez pas besoin de cette [F11-e] recommandation, dit le duc à madame Camusot. Les Grandlieu se souviennent toujours des services qu’on leur a rendus. Les gens du roi vont dans quelque temps avoir l’occasion de se distinguer, on leur demandera du dévoûment, votre mari sera mis sur la brèche…
Madame Camusot se retira fière, heureuse, gonflée à étouffer.
Elle revint chez elle triomphante, elle s’admirait, elle se moquait de l’inimitié du procureur-général. Elle se disait : Si nous faisions sauter monsieur de Grandville !
Il était temps que madame Camusot se retirât. Le duc de Chaulieu, l’un des favoris du roi, se rencontra sur le perron avec cette bourgeoise.
– Henri, s’écria le duc de Grandlieu quand il entendit annoncer son ami, cours, je t’en prie au château, tâche de parler au roi, voici de quoi il s’agit.
Et il emmena le duc dans l’embrasure de la fenêtre, où il s’était entretenu déjà avec la légère et gracieuse Diane. De temps en temps, le duc de Chaulieu regardait à la dérobée la folle duchesse, qui, tout en causant avec la duchesse pieuse et se laissant sermonner, répondait aux œillades du duc de Chaulieu.
– Chère enfant, dit enfin le duc de Chaulieu dont l’aparté se termina, soyez donc sage ! Voyons ? ajouta-t-il en prenant les mains de Diane, gardez donc les convenances, ne vous compromettez plus, n’écrivez jamais ! Les lettres, ma chère, ont causé tout autant de malheurs particuliers que de malheurs publics… Ce qui serait pardonnable à une jeune fille comme [F11-f] Clotilde, aimant pour la première fois, est sans excuse chez…
– Un vieux grenadier qui a vu le feu ! dit la duchesse en faisant la moue au duc.
Ce mouvement de physionomie et la plaisanterie amenèrent le sourire sur les visages désolés des deux ducs et de la pieuse duchesse elle-même.
– Voilà quatre ans que je n’ai écrit de billets doux !… Sommes-nous sauvées ? demanda Diane qui cachait ses anxiétés sous ses enfantillages.
– Pas encore ! dit le duc de Chaulieu, car vous ne savez pas combien les actes arbitraires sont difficiles à commettre. C’est, pour un roi constitutionnel, comme une infidélité pour une femme mariée. C’est son adultère.
– Son péché mignon ! dit le duc de Grandlieu.
– Le fruit défendu ! reprit Diane en souriant. Oh ! comme je voudrais être gouvernement ! car je n’en ai plus, moi, de ce fruit, j’ai tout mangé.
– Oh ! chère ! chère ! dit la pieuse duchesse, vous allez trop loin…
Les deux ducs, en entendant une voiture arrêter au perron avec le fracas que font les chevaux lancés au galop, laissèrent les deux femmes ensemble après les avoir saluées, et allèrent dans le cabinet du duc de Grandlieu, où l’on introduisit l’habitant de la rue Honoré-Chevalier, qui n’était autre que le chef de la [F11-g] contre-police du château, de la police politique, l’obscur et puissant Corentin.
– Passez, dit le duc de Grandlieu, passez, monsieur de Saint-Denis.
Corentin, surpris de trouver tant de mémoire au duc, passa le premier, après avoir salué profondément les deux ducs.
– C’est toujours pour le même personnage, ou à cause de lui, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu.
– Mais il est mort, dit Corentin.
– Il reste un compagnon, fit observer le duc de Chaulieu, un rude compagnon.
– Le forçat, Jacques Collin ! répliqua Corentin.
– Parle, Henri ? dit le duc de Grandlieu à l’ancien ambassadeur.
– Ce misérable est à craindre, reprit le duc de Chaulieu, car il s’est emparé, pour pouvoir en faire une rançon, des lettres que mesdames de Sérizy et de Maufrigneuse ont écrites à ce Lucien Chardon, sa créature. Il paraît que c’était un système chez ce jeune homme d’arracher des lettres passionnées en échange des siennes, car mademoiselle de Grandlieu en a écrit, dit-on, quelques-unes ; on le craint, du moins ; et, nous ne pouvons rien savoir, elle est en voyage…
– Le petit jeune homme, répondit Corentin, était incapable de se faire de ces provisions-là !… [F11-h] C’est une précaution prise par l’abbé Carlos Herrera !
Corentin appuya son coude sur le bras du fauteuil où il s’était assis, et se mit la tête dans la main en réfléchissant.
– De l’argent !… cet homme en a plus que nous n’en avons ! dit-il. Esther Gobseck lui a servi d’asticot pour pêcher près de deux millions dans cet étang à pièces d’or appelé Nucingen… Messieurs, faites-moi donner plein pouvoir par qui de droit, je vous débarrasse de cet homme !…
– Et… des lettres ? demanda le duc de Grandlieu à Corentin.
– Écoutez, messieurs ! reprit Corentin en se levant et montrant sa figure de fouine en état d’ébullition.
Il enfonça ses mains dans les goussets de son pantalon de molleton noir à pied. Ce grand acteur du drame historique de notre temps avait passé seulement un gilet et une redingote, il n’avait pas quitté son pantalon du matin, tant il savait combien les grands sont reconnaissans de la promptitude en certaines occurrences. Il se promena familièrement dans le cabinet en discutant à haute voix, comme s’il était seul.
– C’est un forçat ! on peut le jeter, sans procès, au secret, à Bicêtre, sans communications possibles, et l’y laisser crever… Mais il peut avoir donné des instructions à ses affidés, en prévoyant ce cas-là !
– Mais il a été mis au secret, dit le duc de [F11-i] Grandlieu, sur-le-champ, après avoir été saisi chez cette fille, à l’improviste.
– Est-ce qu’il y a des Secrets pour ce gaillard-là ? répondit Corentin. Il est aussi fort que… que moi !
– Que faire ? se dirent par un regard les deux ducs.
– Nous pouvons réintégrer le drôle au bagne immédiatement…, à Rochefort, il y sera mort dans six mois !… oh ! sans crime ! dit-il en répondant à un geste du duc de Grandlieu. Que voulez-vous ? un forçat ne tient pas plus de six mois à un été chaud, quand on l’oblige à travailler réellement au milieu des miasmes de la Charente. Mais ceci n’est bon que si notre homme n’a pas pris des précautions pour ces lettres… Si le drôle s’est méfié de ses adversaires, et c’est probable, il faut découvrir quelles sont ses précautions. Si le détenteur des lettres est pauvre, il est corruptible… Il s’agit donc de le faire jaser. Jacques Collin ! Quel duel ! j’y serais vaincu. Ce qui vaudrait mieux, ce serait d’acheter ces lettres par d’autres lettres !… des lettres de grâce, et me donner cet homme dans ma boutique. Jacques Collin est le seul homme assez capable pour me succéder, ce pauvre Contenson et ce cher Peyrade étant morts. Jacques Collin m’a tué ces deux incomparables espions comme pour se faire une place. Il faut, vous le voyez, messieurs, me donner carte blanche. Jacques Collin est à la Conciergerie. Je vais aller voir monsieur de Grandville à son parquet. Envoyez donc là quelque personne de confiance qui me rejoigne, car il me faut, soit une lettre à montrer à monsieur de Grandville, qui ne sait rien de moi, lettre que je rendrai [F11-j] d’ailleurs au président du conseil, soit un introducteur très imposant… Vous avez une demi-heure, car il me faut une demi-heure environ pour m’habiller, c’est-à-dire pour devenir ce que je dois être aux yeux de monsieur le procureur-général.
– Monsieur, dit le duc de Chaulieu, je connais votre profonde habileté, je ne vous demande qu’un oui ou un non. Répondez-vous du succès ?…
– Oui, avec l’omnipotence, et avec votre parole de ne jamais me voir questionner à ce sujet. Mon plan est fait.
Cette réponse sinistre occasionna chez les deux grands seigneurs un léger frisson.
– Allez ! monsieur, dit le duc de Chaulieu. Vous porterez cette affaire dans les comptes de celles dont vous êtes habituellement chargé.
Corentin salua les deux grands seigneurs et partit.
Henri de Lenoncourt, pour qui Ferdinand de Grandlieu avait fait atteler une voiture, se rendit aussitôt chez le roi, qu’il pouvait voir en tout temps par le privilége de sa charge.
Ainsi, les divers intérêts noués ensemble, en bas et en haut de la société, devaient se rencontrer tous dans le cabinet du procureur-général, amenés tous par la nécessité, représentés par trois hommes : la Justice par monsieur de Grandville, la Famille par Corentin, devant ce terrible adversaire, Jacques Collin qui configurait le mal social dans sa sauvage énergie.
[F11-k] Quel duel que celui de la Justice et de l’Arbitraire, réunis contre le Bagne et sa ruse. Le Bagne, ce symbole de l’audace qui supprime le calcul et la réflexion, à qui tous les moyens sont bons, qui n’a pas l’hypocrisie de l’arbitraire, qui symbolise hideusement l’intérêt du ventre affamé, la sanglante, la rapide protestation de la Faim ! N’était-ce pas l’Attaque et la Défense ? Le Vol et la Propriété ? La question terrible de l’État social et de l’État naturel vidée dans le plus étroit espace possible ? Enfin, c’était une terrible, une vivante image de ces compromis anti-sociaux que font les trop faibles représentans du pouvoir avec de sauvages émeutiers.
[F12-a] XII
Un coup de théâtre
Lorsqu’on annonça monsieur Camusot au procureur-général, il fit un signe pour qu’on le laissât entrer.
Monsieur de Grandville, qui pressentait cette visite, voulut s’entendre avec le juge sur la manière de terminer l’affaire Lucien. La conclusion ne pouvait plus être celle qu’il avait trouvée de concert avec Camusot, la veille, avant la mort du pauvre poète.
– Asseyez-vous, monsieur Camusot, dit monsieur de Grandville en tombant sur son fauteuil.
Le magistrat, seul avec le juge, laissa voir l’accablement dans lequel il se trouvait. Camusot regarda monsieur de Grandville et aperçut sur ce visage si ferme une pâleur presque livide, et une fatigue suprême, une prostration complète qui dénotaient des souffrances plus cruelles peut-être que celles du condamné à mort à qui le greffier avait annoncé le rejet de son pourvoi en cassation. Et cependant cette lecture, dans les usages de la justice, veut dire : Préparez-vous, voici vos derniers momens !
[F12-b] – Je reviendrai, monsieur le comte, dit Camusot, quoique l’affaire soit urgente…
– Restez, répondit le procureur-général avec dignité. Les vrais magistrats, monsieur, doivent accepter leurs angoisses et savoir les cacher. J’ai eu tort, si vous vous êtes aperçu de quelque trouble en moi…
Camusot fit un geste.
– Dieu veuille que vous ignoriez, monsieur Camusot, ces extrêmes nécessités de notre vie ! On succomberait à moins ! Je viens de passer la nuit auprès d’un de mes plus intimes amis (je n’ai que deux amis, c’est le comte Octave de Bauvan et le comte de Sérizy). Nous sommes restés, monsieur de Sérizy, le comte Octave et moi, depuis six heures hier au soir jusqu’à six heures ce matin, allant à tour de rôle du salon au lit de madame de Sérizy, en craignant chaque fois de la trouver morte ou pour jamais folle ! Desplein, Bianchon, Sinard n’ont pas quitté la chambre avec deux gardes malades. Le comte adore sa femme. Pensez à la nuit que je viens d’avoir entre une femme folle d’amour et mon ami fou de désespoir. Un homme d’état n’est pas désespéré comme un imbécile ! Sérizy, calme comme sur son siége au Conseil-d’État, se tordait sur un fauteuil pour nous offrir un visage tranquille. Et la sueur couronnait ce front incliné par tant de travaux. J’ai dormi de cinq à sept heures et demie, vaincu par le sommeil, et je devais être ici à huit heures et demie pour ordonner une exécution. Croyez-moi, monsieur Camusot, lorsqu’un magistrat a roulé durant tout une nuit dans les abîmes de la douleur en sentant la main de Dieu appesantie sur les choses humaines et frappant en plein sur de nobles cœurs, il lui est bien difficile de s’asseoir là, devant son bureau, et de dire froidement : « – Faites tomber une tête à quatre heures ! anéantissez une créature de Dieu pleine de vie, de force, de santé. » Et cependant, tel est mon devoir !… Abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud… Le [F12-c] condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. En ce moment, liés l’un à l’autre par une feuille de papier, moi la Société qui se venge, lui le Crime à expier, nous sommes le même devoir à deux faces, deux existences cousues pour un instant par le couteau de la loi. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint, qui les console ?… notre gloire est de les enterrer au fond de nos cœurs ! Le prêtre, avec sa vie offerte à Dieu, le soldat et ses mille morts données au pays, me semblent plus heureux que le magistrat avec ses doutes, ses craintes, sa terrible responsabilité. Vous savez qui l’on doit exécuter ? un jeune homme de vingt-sept ans, beau comme notre mort d’hier, blond comme lui, dont nous avons obtenu la tête contre notre attente, car il n’y avait à sa charge que les preuves du recel. Condamné, ce garçon n’a pas avoué ! Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. Depuis deux mois, j’ai deux têtes sur les épaules ! Oh ! je paierais son aveu d’un an de ma vie, car il faut rassurer les jurés !… Jugez quel coup porté à la justice si quelque jour on découvrait que le crime pour lequel il va mourir, a été commis par un autre. À Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidens judiciaires deviennent politiques. Le jury, cette institution que les législateurs révolutionnaires ont crue si forte, est un élément de ruine sociale ; car elle manque à sa mission, elle ne protège pas suffisamment la Société. Le jury joue avec ses fonctions. Les jurés se divisent en deux camps, dont l’un ne veut plus de la peine de mort, et il en résulte un renversement total de l’égalité devant la loi ! Tel crime horrible, le parricide, obtient dans un département un verdict de non culpabilité, tandis que dans un autre département, tel autre crime, ordinaire pour ainsi dire, est puni de mort ! Que serait-ce [F12-d] si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un innocent ?
– C’est un forçat évadé, fit observer timidement monsieur Camusot.
– Il deviendrait entre les mains de l’Opposition et de la Presse un agneau pascal ! s’écria monsieur de Grandville, et l’Opposition aurait beau jeu pour le savonner, car c’est un Corse fanatique des idées de son pays, ses assassinats sont les effets de la vendetta !… Dans cette île, on tue son ennemi, et l’on se croit, et l’on est cru très honnête homme… Ah ! les vrais magistrats sont bien malheureux ! Tenez, ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. Le monde ne les verrait que sortant de leurs cellules à des heures fixes, graves, vieux, vénérables, jugeant à la manière des grands-prêtres dans les sociétés antiques, qui réunissaient en eux le pouvoir judiciaire et le pouvoir sacerdotal ! On ne nous trouverait que sur nos siéges… On nous voit aujourd’hui souffrant ou nous amusant comme les autres !… On nous voit dans les salons, en famille, citoyens, ayant des passions, et nous pouvons être grotesques au lieu d’être terribles !…
Ce cri suprême, scandé par des repos et des interjections, accompagné de gestes qui le rendaient d’une éloquence difficilement traduite sur le papier, fit frissonner Camusot.
– Moi, monsieur, dit Camusot, j’ai commencé hier aussi l’apprentissage des souffrances de notre état !… j’ai failli mourir de la mort de ce jeune homme, il n’avait pas compris ma partialité, le malheureux s’est enferré lui-même…
– Et il fallait ne pas l’interroger, s’écria monsieur de Grandville, il est si facile de rendre service par une abstention…
– Et la loi ! répondit Camusot, il était arrêté [F12-e] depuis deux jours !…
– Le malheur est consommé, reprit le procureur-général. J’ai réparé de mon mieux ce qui, certes est irréparable. Ma voiture et mes gens sont au convoi de ce pauvre faible poète. Sérizy a fait comme moi, bien plus, il accepte la charge que lui a donnée ce malheureux jeune homme, il sera son exécuteur testamentaire. Il a obtenu de sa femme, par cette promesse, un regard où luisait le bon sens. Enfin, le comte Octave assiste en personne à ces funérailles.
– Eh bien ! monsieur le comte, dit Camusot, achevons notre ouvrage. Il nous reste un prévenu bien dangereux. C’est, vous le savez aussi bien que moi, Jacques Collin. Ce misérable sera reconnu pour ce qu’il est…
– Nous sommes perdus ! s’écria monsieur de Grandville.
– Il est en ce moment auprès de votre condamné à mort, qui fut jadis au bagne pour lui, ce que Lucien était à Paris… son protégé ! Bibi-Lupin s’est déguisé en gendarme pour assister à l’entrevue.
– De quoi se mêle la police judiciaire ?… dit le procureur-général, elle ne doit agir que par mes ordres !…
– Toute la Conciergerie saura que nous tenons Jacques Collin… Eh bien ! je viens vous dire que ce grand et audacieux criminel doit posséder les lettres les plus dangereuses de la correspondance de madame de Sérizy, de la duchesse de Maufrigneuse et de mademoiselle Clotilde de Grandlieu.
– Êtes-vous sûr de cela ?… demanda monsieur de Grandville en laissant voir sur sa figure une douloureuse surprise.
– Jugez, monsieur le comte, si j’ai raison [F12-f] de craindre ce malheur. Quand j’ai développé la liasse des lettres saisies chez cet infortuné jeune homme, Jacques Collin y a jeté un coup d’œil incisif, et a laissé échapper un sourire de satisfaction à la signification duquel un juge d’instruction ne pouvait pas se tromper… Un scélérat aussi profond que Jacques Collin se garde bien de lâcher de pareilles armes. Que dites-vous de ces documens entre les mains d’un défenseur que le drôle choisira parmi les ennemis du gouvernement et de l’aristocratie ? Ma femme, pour laquelle la duchesse de Maufrigneuse a des bontés, est allée la prévenir, et dans ce moment, elles doivent être chez les Grandlieu à tenir conseil…
– Le procès de cet homme est impossible ! s’écria le procureur-général en se levant et parcourant son cabinet à grands pas. Il aura mis les pièces en lieu de sûreté…
– Je sais où, dit Camusot.
Par ce seul mot, le juge d’instruction effaça toutes les préventions que le procureur-général avait conçues contre lui.
– Voyons ?… dit monsieur de Grandville en s’asseyant.
– En venant de chez moi au Palais, j’ai bien profondément réfléchi à cette désolante affaire. Jacques Collin a une tante, une tante naturelle et non artificielle, une femme sur le compte de laquelle la police politique a fait passer une note à la Préfecture. Il est l’élève et le dieu de cette femme, la sœur de son père, elle se nomme Jacqueline Collin. Cette drôlesse a un établissement de marchande à la toilette, et à l’aide des relations qu’elle s’est créées par ce commerce, elle pénètre bien des secrets de famille. Si Jacques Collin a confié la garde de ces papiers sauveurs pour lui à quelqu’un, c’est à cette créature, arrêtons-la…
Le procureur-général jeta sur Camusot un [F12-g] fin regard qui voulait dire : – Cet homme n’est pas si sot que je le croyais hier ; seulement il est jeune encore, il ne sait pas manœuvrer les guides de la justice.
– Mais, dit Camusot en continuant, pour réussir, il faut changer toutes les mesures que nous avons prises hier, et je venais vous demander vos conseils, vos ordres…
Le procureur-général prit son couteau à papier et en frappa doucement le bord de la table, par un de ces gestes familiers à tous les penseurs, quand ils s’abandonnent entièrement à la réflexion.
– Trois grandes familles en péril ! s’écria-t-il… Il ne faut pas faire un seul pas de clerc !… Vous avez raison, avant tout, suivons l’axiome de Fouché : Arrêtons ! Il faut réintégrer au secret à l’instant Jacques Collin.
– Nous avouons ainsi le forçat ! C’est perdre la mémoire de Lucien…
– Quelle affreuse affaire ! dit monsieur de Grandville, tout est danger.
En ce moment le directeur de la Conciergerie entra, non sans avoir frappé ; mais un cabinet comme celui du procureur-général est si bien gardé, que les familiers du parquet peuvent seuls frapper à la porte.
– Monsieur le comte, dit monsieur Gault, le prévenu qui porte le nom de Carlos Herrera demande à vous parler.
– A-t-il communiqué avec quelqu’un ? demanda le procureur-général.
– Avec les détenus, car il est au préau depuis sept heures et demie environ. Il a vu le condamné à mort, qui paraît avoir causé avec lui.
[F12-h] Monsieur de Grandville, sur un mot de monsieur Camusot qui lui revint comme un trait de lumière, aperçut tout le parti qu’on pouvait tirer, pour obtenir la remise des lettres, un aveu, de l’intimité de Jacques Collin avec Théodore Calvi. Heureux d’avoir une raison pour remettre l’exécution, il appela par un geste monsieur Gault près de lui.
– Mon intention, lui dit-il, est de remettre à demain l’exécution ; mais qu’on ne soupçonne pas ce retard à la Conciergerie. Silence absolu. Que l’exécuteur paraisse aller surveiller les apprêts. Envoyez ici, sous bonne garde, ce prêtre espagnol, il nous est réclamé par l’ambassade d’Espagne. Les gendarmes amèneront le sieur Carlos par votre escalier de communication, pour qu’il ne puisse voir personne. Prévenez ces hommes, afin qu’ils se mettent deux à le tenir, chacun par un bras, et qu’on ne le quitte qu’à la porte de mon cabinet. Êtes-vous bien sûr, monsieur Gault, que ce dangereux étranger n’a pu communiquer qu’avec les détenus ?
– Ah ! au moment où il est sorti de la chambre du condamné à mort, il s’est présenté pour le voir une dame…
Ici les deux magistrats échangèrent un regard, et quel regard !
– Quelle dame ? dit Camusot.
– Une de ses pénitentes… une marquise, répondit monsieur Gault.
– De pis en pis ! s’écria monsieur de Grandville en regardant Camusot.
– Elle a donné la migraine aux gendarmes et aux surveillans, reprit monsieur Gault interloqué.
– Rien n’est indifférent dans vos fonctions, [F12-i] dit sévèrement le procureur-général. La Conciergerie n’est pas murée comme elle l’est pour rien. Comment cette dame est-elle entrée ?…
– Avec une permission en règle, monsieur, répliqua le directeur. Cette dame, parfaitement bien mise, accompagnée d’un chasseur et d’un valet de pied, en grand équipage, est venue voir son confesseur avant d’aller à l’enterrement de ce malheureux jeune homme que vous avez fait enlever…
– Apportez-moi la permission de la Préfecture, dit monsieur de Grandville.
– Elle est donnée à la recommandation de son excellence le comte de Sérizy.
– Comment était cette femme ? demanda le procureur-général.
– Ça nous a paru devoir être une femme comme il faut.
– Avez-vous vu sa figure ?
– Elle portait un voile noir…
– Qu’ont-ils dit ?
– Mais une dévote avec un livre de prières !… que pouvait-elle dire ?… Elle a demandé la bénédiction de l’abbé, s’est agenouillée…
– Se sont-ils entretenus pendant longtemps ? demanda le juge.
– Pas cinq minutes ; mais personne de nous n’a rien compris à leurs discours, ils ont parlé vraisemblablement espagnol.
– Dites-nous tout, monsieur, reprit le procureur-général. Je vous le répète, le plus petit détail est, pour nous, d’un intérêt capital. Que ceci vous soit un exemple !
[F12-j] – Elle pleurait, monsieur ?
– Pleurait-elle réellement ?
– Nous n’avons pas pu le voir, elle cachait sa figure dans son mouchoir. Elle a laissé trois cents francs en or pour les détenus…
– Ce n’est pas elle ! s’écria Camusot.
– Bibi-Lupin, reprit monsieur Gault, s’est écrité : – C’est une voleuse.
– Il s’y connaît ! dit monsieur de Grandville. Lancez votre mandat ! ajouta-t-il en regardant Camusot, et vivement les scellés chez elle, partout ! Mais comment a-t-elle obtenu la recommandation de monsieur de Sérizy ?… Apportez-moi la permission de la Préfecture… allez, monsieur Gault ! Envoyez-moi promptement cet abbé. Tant que nous l’aurons là, le danger ne saurait s’aggraver. Et, en deux heures de conversation, on fait bien du chemin dans l’âme d’un homme.
– Surtout un procureur-général comme vous, dit finement Camusot.
– Nous serons deux, répondit poliment le procureur-général.
Et il retomba dans ses réflexions.
– On devrait créer, dans tous les parloirs de prison, une place de surveillant, qui serait donnée, avec de bons appointemens, comme retraite aux plus habiles et aux plus dévoués agens de police, dit-il après une longue pause. Bibi-Lupin devrait finir là ses jours. Nous aurions un œil et une oreille dans un endroit qui veut une surveillance plus habile que celle qui s’y trouve. Monsieur Gault n’a rien pu nous dire de décisif.
– Il est si occupé, dit Camusot ; mais, [F12-k] entre les Secrets et nous, il existe une lacune, et il n’en faudrait pas. Pour venir de la Conciergerie à nos cabinets, on passe par des corridors, par des cours, par des escaliers. L’attention de nos agens n’est pas perpétuelle, tandis que le détenu pense toujours à son affaire… Il s’est trouvé, m’a-t-on dit, une dame déjà sur le passage de Jacques Collin, quand il est sorti du Secret pour être interrogé. Cette femme est venue jusqu’au poste des gendarmes, en haut du petit escalier de la Souricière, les huissiers me l’ont dit, et j’ai grondé les gendarmes à ce sujet…
– Oh ! le Palais est à reconstruire en entier, dit monsieur de Grandville ; mais c’est une dépense de vingt à trente millions !… Allez donc demander trente millions aux Chambres pour les convenances de la Justice !
On entendit le pas de plusieurs personnes et le son des armes. Ce devait être Jacques Collin. Le procureur-général mit sur sa figure un masque de gravité sous lequel l’homme disparut. Camusot imita le chef du parquet. En effet, le garçon de bureau du cabinet ouvrit la porte, et Jacques Collin se montra, calme et sans aucun étonnement.
– Vous avez voulu me parler, dit le magistrat, je vous écoute.
– Monsieur le comte, je suis Jacques Collin, je me rends !
Camusot tressaillit, le procureur-général resta calme.
[F13-a] XIII
Le Crime et la Justice en tête-à-tête
– Vous devez penser que j’ai des motifs pour agir ainsi, reprit Jacques Collin en étreignant les deux magistrats par un regard railleur. Je dois vous embarrasser énormément ; car, en restant prêtre espagnol, vous me faites reconduire par la gendarmerie jusqu’à la frontière de Bayonne, et là, des bayonnettes espagnoles vous débarrasseraient de moi !
Les deux magistrats demeurèrent impassibles et silencieux.
– Monsieur le comte, reprit le forçat, les raisons qui me font agir ainsi sont encore plus graves que celles-ci, quoiqu’elles me soient diablement personnelles ; mais je ne puis les dire qu’à vous… Si vous aviez peur…
– Peur de qui ? de quoi ? dit le comte de Grandville.
L’attitude, la physionomie, l’air de tête, le [F13-b] geste, le regard firent en ce moment de ce grand procureur-général une vivante image de la Magistrature, qui doit offrir les plus beaux exemples de courage civil. Dans ce moment si rapide, il fut à la hauteur des vieux magistrats de l’ancien parlement, au temps des guerres civiles où les présidens se trouvaient souvent face à face avec la mort et restaient alors de marbre comme les statues qu’on leur a élevées.
– Mais peur de rester seul avec un forçat évadé.
– Laissez-nous, monsieur Camusot, dit vivement le procureur-général.
– Je voulais vous proposer de me faire attacher les mains et les pieds, reprit froidement Jacques Collin en enveloppant les deux magistrats d’un regard formidable. Il fit une pause et reprit gravement : – Monsieur le comte, vous n’aviez que mon estime, mais vous avez en ce moment mon admiration…
– Vous vous croyez donc redoutable ? demanda le magistrat d’un air plein de mépris.
– Me croire redoutable ? dit le forçat, à quoi bon ? je le suis, et je le sais.
Jacques Collin prit une chaise et s’assit avec toute l’aisance d’un homme qui se sait à la hauteur de son adversaire dans une conférence où il traite de puissance à puissance.
En ce moment, monsieur Camusot, qui se trouvait sur le seuil de la porte qu’il allait fermer, rentra, revint jusqu’à monsieur de Grandville, et lui remit, pliés, deux papiers…
– Voyez, dit le juge au procureur-général en lui montrant l’un des papiers.
[F13-c] – Rappelez monsieur Gault, cria le comte de Grandville aussitôt qu’il eut lu le nom de la femme de chambre de madame de Maufrigneuse, qui lui était connue.
Le directeur de la Conciergerie entra.
– Dépeignez-nous, lui dit à l’oreille le procureur-général, la femme qui est venue voir le prévenu.
– Petite, forte, grasse, trapue, répondit monsieur Gault.
– La personne pour qui le permis a été délivré est grande et mince, dit monsieur de Grandville. Quel âge, maintenant ?
– Soixante ans.
– Il s’agit de moi, messieurs ? dit Jacques Collin. Voyons, reprit-il avec bonhomie, ne cherchez pas. Cette personne est ma tante, une tante vraisemblable, une femme, une vieille. Je puis vous éviter bien des embarras… Vous ne trouverez ma tante que si je le veux… Si nous pataugeons ainsi, nous n’avancerons guères.
– Monsieur l’abbé ne parle plus le français en espagnol, dit monsieur Gault, il ne bredouille plus.
– Parce que les choses sont assez embrouillées, mon cher monsieur Gault ! répondit Jacques Collin avec un sourire amer et en appelant le directeur par son nom.
En ce moment monsieur Gault se précipita vers le procureur-général et lui dit à l’oreille : Prenez garde à vous, monsieur le comte, cet homme est en fureur !
[F13-d] Monsieur de Grandville regarda lentement Jacques Collin et le trouva calme ; mais il reconnut bientôt la vérité de ce que lui disait le directeur. Cette trompeuse attitude cachait la froide et terrible irritation des nerfs du Sauvage. Les yeux de Jacques Collin couvaient une éruption volcanique, ses poings étaient crispés. C’était bien le tigre se ramassant pour bondir sur une proie.
– Laissez-nous, reprit d’un air grave le procureur-général en s’adressant au directeur de la Conciergerie et au juge.
– Vous avez bien fait de renvoyer l’assassin de Lucien !… dit Jacques Collin sans s’inquiéter si Camusot pouvait ou non l’entendre, je n’y tenais plus, j’allais l’étrangler…
Et monsieur de Grandville frissonna. Jamais il n’avait vu tant de sang dans les yeux d’un homme, tant de pâleur aux joues, tant de sueur au front, et une pareille contraction de muscles.
– À quoi ce meurtre vous eût-il servi ? demanda tranquillement le procureur-général au criminel.
– Vous vengez tous les jours, ou vous croyez venger la Société, monsieur, et vous me demandez raison d’une vengeance !… Vous n’avez donc jamais senti dans vos veines la vengeance y roulant ses lames !… Ignorez-vous donc que c’est cet imbécile de juge qui nous l’a tué ; car vous l’aimiez, mon Lucien, et il vous aimait ! Je vous sais par cœur, monsieur. Ce cher enfant me disait tout, le soir, quand il rentrait ; je le couchais, comme une bonne couche son marmot, et je lui faisais tout raconter… Il me confiait tout, jusqu’à ses moindres [F13-e] sensations… Ah ! jamais une bonne mère n’a tendrement aimé son fils unique comme j’aimais cet ange. Si vous saviez ! le bien naissait dans ce cœur comme les fleurs se lèvent dans les prairies ! Il était faible, voilà son seul défaut, faible comme la corde de la lyre, si forte quand elle se tend… C’est les plus belles natures, leur faiblesse est tout uniment la tendresse, l’admiration, la faculté de s’épanouir au soleil de l’Art, de l’Amour, du Beau que Dieu a fait pour l’homme sous mille formes !… Enfin, Lucien était une femme manquée. Ah ! que n’ai-je pas dit à la brute bête qui vient de sortir… Ah ! monsieur, j’ai fait, dans ma sphère de prévenu devant un juge, ce que Dieu aurait fait pour sauver son fils, si, voulant le sauver, il l’eût accompagné devant Pilate !…
Un torrent de larmes sortit de ses yeux clairs et jaunes, qui naguère flamboyaient comme ceux d’un loup affamé par six mois de neige en pleine Ukraine.
– Cette buse n’a voulu rien écouter, et il a perdu l’enfant !… Monsieur, j’ai lavé le cadavre du petit de mes larmes, en implorant celui que je ne connais pas et qui est au dessus de nous ! Moi qui ne crois pas en Dieu !… (Si je n’étais pas matérialiste, je ne serais pas moi !…) Je vous ai tout dit là dans un mot ! Vous ne savez pas, aucun homme ne sait ce que c’est que la douleur ; moi seul je la connais. Le feu de la douleur absorbait si bien mes larmes que cette nuit je n’ai pas pu pleurer. Je pleure maintenant, parce que je sens que vous me comprenez… Je vous ai vu là, tout à l’heure, posé en Justice… Ah ! monsieur, que Dieu… (je commence à croire en lui !) que Dieu vous préserve d’être comme je suis… Ce sacré juge m’a ôté mon âme ! Monsieur ! monsieur ! on enterre en ce moment ma vie, ma [F13-f] beauté, ma vertu, ma conscience, toute ma force ! Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang… Me voilà ! je suis ce chien… Voilà pourquoi je suis venu vous dire : « Je suis Jacques Collin, je me rends !… » J’avais résolu cela ce matin quand on est venu m’arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau… Je voulais me mettre au service de la Justice sans conditions… Maintenant, je dois en faire, vous allez savoir pourquoi…
– Parlez-vous à monsieur de Grandville ou au procureur-général ? dit le magistrat.
Ces deux hommes, LE CRIME et LA JUSTICE, se regardèrent. Le forçat avait profondément ému le magistrat qui fut pris d’une pitié divine pour ce malheureux, il devina sa vie et ses sentimens.
Enfin, le magistrat (un magistrat est toujours magistrat) à qui la conduite de Jacques Collin depuis son évasion était inconnue, pensa qu’il pourrait se rendre maître de ce criminel, uniquement coupable d’un faux après tout. Et il voulut essayer de la générosité sur cette nature composée, comme le bronze, de divers métaux, de bien et de mal.
Puis monsieur de Grandville, arrivé à cinquante-trois ans sans avoir pu jamais inspirer l’amour, admirait les natures tendres, comme tous les hommes qui n’ont pas été aimés. Peut-être ce désespoir, le lot de beaucoup d’hommes à qui les femmes n’accordent que leur estime ou leur amitié, était-il le lien secret de l’intimité profonde de messieurs de Bauvan, de Grandville et de Sérizy ; car un même [F13-g] malheur, tout aussi bien qu’un bonheur mutuel, met les âmes au même diapason.
– Vous avez un avenir !… dit le procureur-général en jetant un regard d’inquisiteur sur ce scélérat abattu.
L’homme fit un geste par lequel il exprima la plus profonde indifférence de lui-même.
– Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs…
– Pauvre ! pauvre petit ! pauvre petit ! s’écria Jacques Collin, toujours trop honnête ! J’étais, moi, tous les sentimens mauvais ; il était, lui, le bon, le noble, le beau, le sublime ! On ne change pas de si belles âmes ! Il n’avait pris de moi que mon argent, monsieur !…
Cet abandon profond, entier de la personnalité que le magistrat ne pouvait ranimer, prouvait si bien les terribles paroles de cet homme que monsieur de Grandville passa du côté du criminel.
Restait le procureur-général !
– Si rien ne vous intéresse plus, demanda monsieur de Grandville, qu’êtes-vous donc venu me dire ?
– N’est-ce pas déjà beaucoup que de me livrer ? Vous brûliez, mais vous ne me teniez pas ? vous seriez d’ailleurs trop embarrassé de moi !…
– Quel adversaire ! pensa le procureur-général.
– Vous allez, monsieur le procureur-général, [F13-h] faire couper le cou à un innocent, et j’ai trouvé le coupable, reprit gravement Jacques Collin en séchant ses larmes. Je ne suis pas ici pour eux, mais pour vous. Je venais vous ôter un remords, car j’aime tous ceux qui ont porté un intérêt quelconque à Lucien, de même que je poursuivrai de ma haine tous ceux ou celles qui l’ont empêché de vivre… Qu’est-ce que ça me fait un forçat à moi ? reprit-il après une légère pause. Un forçat, à mes yeux, c’est à peine pour moi ce qu’est une fourmi pour vous. Je suis comme les brigands de l’Italie, – de fiers hommes ! – tant que le voyageur leur rapporte quelque chose de plus que le prix du coup de fusil, ils l’étendent mort ! Je n’ai pensé qu’à vous. J’ai confessé ce jeune homme, qui ne pouvait se fier qu’à moi, c’est mon camarade de chaîne ! Théodore est une bonne nature, il a cru rendre service à une maîtresse en se chargeant de vendre ou d’engager des objets volés ; mais il n’est pas plus criminel dans l’Affaire de Nanterre que vous ne l’êtes. C’est un Corse, c’est dans leurs mœurs de se venger, de se tuer les uns les autres comme des mouches. En Italie et en Espagne, on n’a pas le respect de la vie de l’homme. Et c’est tout simple. On nous y croit pourvus d’une âme ! d’un quelque chose, une image de nous qui nous survit, qui vivrait éternellement. Allez donc dire cette billevesée à nos annalistes ! C’est les pays athées ou philosophes qui font payer chèrement la vie humaine à ceux qui la troublent, et ils ont raison, puisqu’ils ne croient qu’à la matière, au présent ! Si Calvi vous avait indiqué la femme de qui viennent les objets volés, vous auriez trouvé, non pas le vrai coupable, car il est dans vos griffes ; mais un complice que le pauvre Théodore ne veut pas perdre, car c’est une femme… Que voulez-vous ? chaque état a son point d’honneur, le bagne et les filous ont les leurs ! [F13-i] Maintenant je connais l’assassin de ces deux femmes et les auteurs de ce coup hardi, singulier, bizarre, on me l’a raconté dans tous ses détails. Suspendez l’exécution de Calvi, vous saurez tout ; mais donnez-moi votre parole de le réintégrer au bagne, en faisant commuer sa peine… Dans la douleur où je suis, on ne peut prendre la peine de mentir, vous savez cela. Ce que je vous dis est la vérité…
– Avec vous, Jacques Collin, quoique ce soit abaisser la justice, qui ne saurait faire de semblables compromis, je crois pouvoir me relâcher de la rigueur de mes fonctions, et en référer à qui de droit.
– M’accordez-vous cette vie ?
– Cela se pourra…
– Monsieur, je vous supplie de me donner votre parole, elle me suffira.
Monsieur de Grandville fit un geste d’orgueil blessé.
– Je tiens l’honneur de trois grandes familles, et vous ne tenez que la vie de trois forçats, reprit Jacques Collin, je suis plus fort que vous.
– Vous pouvez être remis au secret, que ferez-vous ?… demanda le procureur-général.
– Eh ! nous jouons donc ? dit Jacques Collin. Je parlais à la bonne franquette, moi ! je parlais à monsieur de Grandville ; mais si le procureur-général est là, je reprends mes cartes et je poitrine. Et moi qui, si vous m’aviez donné votre parole, allais vous rendre les [F13-j] lettres écrites à Lucien par mademoiselle Clotilde de Grandlieu !
Cela fut dit avec un accent, un sang-froid et un regard qui révélèrent à monsieur de Grandville un adversaire avec qui la moindre faute était dangereuse.
– Est-ce là tout ce que vous demandez ? dit le procureur-général.
– Je vais vous parler pour moi, dit Jacques Collin. L’honneur de la famille Grandlieu paie la commutation de peine de Théodore, c’est donner beaucoup et recevoir peu. Qu’est-ce qu’un forçat condamné à perpétuité ? S’il s’évade, vous pouvez vous défaire si facilement de lui ! c’est une lettre de change sur la guillotine ! Seulement, comme on l’avait fourré dans des intentions peu charmantes à Rochefort, vous me promettrez de le faire diriger sur Toulon en recommandant qu’il y soit bien traité. Maintenant, moi, je veux davantage ! J’ai le dossier de madame de Sérizy et celui de la duchesse de Maufrigneuse, et quelles lettres !… Tenez, monsieur le comte, les filles publiques en écrivant font du style et de beaux sentimens, eh ! bien, les grandes dames qui font du style et de grands sentimens toute la journée, écrivent comme les filles agissent ! Les philosophes trouveront la raison de ce chassez-croisez ; je ne tiens pas à la chercher. La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. Pour moi, la femme n’est belle que quand elle ressemble à un homme ! Aussi ces petites duchesses qui sont viriles par la tête ont-elles écrit des chefs-d’œuvre… Oh ! c’est beau, d’un bout à l’autre, comme la fameuse ode de Piron…
– Vraiment ?
[F13-k] – Vous voulez les voir ?… dit Jacques Collin en souriant.
Le magistrat devint honteux.
– Je puis vous en faire lire ; mais, là, pas de farces ? Nous jouons franc jeu ?… Vous me rendrez les lettres, et vous défendrez qu’on moucharde, qu’on suive et qu’on regarde la personne qui va les apporter.
– Cela prendra du temps ?… dit le procureur-général.
– Non, il est neuf heures et demie !… reprit Jacques Collin en regardant la pendule ; eh ! bien, en quatre minutes nous aurons une lettre de chacune de ces deux dames ; et, après les avoir lues, vous contremanderez la guillotine ! Si ça n’était pas ce que cela est, vous ne me verriez pas si tranquille. Ces dames sont d’ailleurs averties…
Monsieur de Grandville fit un geste de surprise.
– Elles doivent se donner à cette heure bien du mouvement, elles vont mettre en campagne le garde-des-sceaux, elles iront, qui sait, jusqu’au roi… Voyons, me donnez-vous votre parole d’ignorer qui sera venu, de ne pas suivre ni faire suivre pendant une heure cette personne ?
– Je vous le promets !
– Bien, vous ne voudriez pas, vous, tromper un forçat évadé. Vous êtes du bois dont sont faits les Turenne, et vous tenez votre parole à des voleurs… Eh bien ! dans la salle des Pas-Perdus, il y a dans ce moment une mendiante en haillons, une vieille femme, au milieu même de la salle. Elle doit causer avec un des [F13-l] écrivains publics de quelque procès de mur mitoyen ; envoyez votre garçon de bureau la chercher, en lui disant ceci : – Dabor ti mandana. Elle viendra… Mais, ne soyez pas cruel inutilement !… Ou vous acceptez mes propositions, ou vous ne voulez pas vous compromettre avec un forçat… Je ne suis qu’un faussaire, remarquez !… Eh bien ! ne laissez pas Calvi dans les affreuses angoisses de la toilette…
– L’exécution est déjà contremandée… Je ne veux pas, dit monsieur de Grandville à Jacques Collin, que la justice soit au dessous de vous !
Jacques Collin regarda le procureur-général avec une sorte d’étonnement et lui vit tirer le cordon de sa sonnette.
– Voulez-vous ne pas vous échapper ? Donnez-moi votre parole, je m’en contente. Allez chercher cette femme…
Le garçon de bureau se montra.
– Félix, renvoyez les gendarmes… dit monsieur de Grandville.
Jacques Collin fut vaincu.
Dans ce duel avec le magistrat, il voulait être le plus grand, le plus fort, le plus généreux, et le magistrat l’écrasait. Néanmoins, le forçat se sentit bien supérieur en ce qu’il jouait la Justice, qu’il lui persuadait que le coupable était innocent, et qu’il disputait victorieusement une tête ; mais cette supériorité devait être sourde, secrète, cachée, tandis que la Cigogne l’accablait au grand jour, et majestueusement.
[F14-a] XIV
Début de Jacques Collin dans la Comédie
Au moment où Jacques Collin sortait du cabinet de monsieur de Grandville, le secrétaire général de la présidence du conseil, un député, le comte des Lupeaulx se présentait accompagné d’un petit vieillard souffreteux.
Ce personnage, enveloppé d’une douillette puce, comme si l’hiver régnait encore, à cheveux poudrés, le visage blême et froid, marchait en goutteux, peu sûr de ses pieds grossis par des souliers en veau d’Orléans, appuyé sur une canne à pomme d’or, tête nue, son chapeau à la main, la boutonnière ornée d’une brochette à sept croix.
– Qu’y a-t-il, mon cher des Lupeaulx ? demanda le procureur-général.
– Le prince m’envoie, dit-il à l’oreille de monsieur de Grandville. Vous avez carte blanche pour retirer les lettres de mesdames de [F14-b] Sérizy et de Maufrigneuse, et celles de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. Vous pouvez vous entendre avec ce monsieur…
– Qui est-ce ? demanda le procureur-général à l’oreille de des Lupeaulx.
– Je n’ai pas de secrets pour vous, mon cher procureur-général, c’est le fameux Corentin. Sa Majesté vous fait dire de lui rapporter vous-même toutes les circonstances de cette affaire et les conditions du succès.
– Rendez-moi le service, répondit le procureur-général à l’oreille de des Lupeaulx, d’aller dire au prince que tout est terminé, que je n’ai pas eu besoin de ce monsieur, ajouta-t-il en désignant Corentin. J’irai prendre les ordres de Sa Majesté, quant à la conclusion de l’affaire qui regardera le garde-des-sceaux, car il y a deux grâces à donner…
– Vous avez sagement agi en allant de l’avant, dit des Lupeaulx en donnant une poignée de main au procureur-général. Le roi ne veut pas, à la veille de tenter une grande chose, voir la pairie et les grandes familles tympanisées, salies… Ce n’est plus un vil procès criminel, c’est une affaire d’État…
– Mais dites au prince que, lorsque vous êtes venu, tout était fini !
– Vraiment ?
– Je le crois.
– Vous serez alors garde-des-sceaux, quand le garde-des-sceaux actuel sera chancelier, mon cher…
– Je n’ai pas d’ambition !… répondit le procureur-général.
Des Lupeaulx sortit en riant.
– Priez le prince de solliciter du roi dix minutes d’audience pour moi, vers deux heures et demie, ajouta monsieur de Grandville en reconduisant le comte des Lupeaulx.
– Et vous n’êtes pas ambitieux ? dit des Lupeaulx en jetant un fin regard à monsieur de Grandville. Allons, vous avez deux enfans, vous voulez être fait au moins pair de France…
– Si monsieur le procureur-général a les lettres, mon intervention devient inutile, fit [F14-c] observer Corentin en se trouvant seul avec monsieur de Grandville qui le regardait avec une curiosité très compréhensible.
– Un homme comme vous n’est jamais de trop dans une affaire si délicate, répondit le procureur-général en voyant que Corentin avait tout compris ou tout entendu.
Corentin salua par un petit signe de tête presque protecteur.
– Connaissez-vous, monsieur, le personnage dont il s’agit ?
– Oui, monsieur le comte, c’est Jacques Collin, le chef de la société des Dix-Mille, le banquier des trois bagnes, un forçat qui, depuis cinq ans, a su se cacher sous la soutane de l’abbé Carlos Herrera. Comment a-t-il été chargé d’une mission du roi d’Espagne pour le feu roi, nous nous perdons tous à la recherche du vrai dans cette affaire ? J’attends une réponse de Madrid, où j’ai envoyé des notes et un homme. Ce forçat a le secret de deux rois…
– C’est un homme vigoureusement trempé ! Nous n’avons que deux partis à prendre : se l’attacher, ou se défaire de lui, dit le procureur-général.
– Nous avons eu la même idée, et c’est un grand honneur pour moi, répliqua Corentin. Je suis forcé d’avoir tant d’idées et pour tant de monde, que sur le nombre je dois me rencontrer avec un homme d’esprit.
Ce fut débité si sèchement et d’un ton si glacé, que le procureur-général garda le silence et se mit à expédier quelques affaires pressantes.
Lorsque Jacques Collin se montra dans la salle des Pas-Perdus, on ne peut se figurer l’étonnement dont fut saisie mademoiselle Jacqueline Collin. Elle resta plantée sur ses deux jambes, les mains sur ses hanches, car elle était costumée en marchande des quatre saisons. Quelqu’habituée qu’elle fût aux tours de force de son neveu, celui-là dépassait tout.
– Hé bien ! si tu continues à me regarder comme un cabinet d’histoire naturelle, dit Jacques [F14-d] Collin en prenant le bras de sa tante et l’emmenant hors de la salle des Pas-Perdus, ça nous fera prendre pour deux curiosités, l’on nous arrêterait peut-être, et nous perdrions du temps.
Et il descendit l’escalier de la galerie Marchande qui mène rue de la Barillerie.
– Où est Paccard ?
– Il m’attend chez la Rousse et se promène sur le Quai aux Fleurs.
– Et Prudence ?
– Elle est chez elle, comme ma filleule.
– Allons-y…
– Regarde si nous sommes suivis…
La Rousse, quincaillière, établie quai aux Fleurs, était la veuve d’un célèbre assassin, un Dix-Mille.
En 1819, Jacques Collin avait fidèlement remis vingt et quelques mille francs à cette fille, de la part de son amant, après l’exécution. Trompe-la-Mort connaissait seul l’intimité de cette jeune personne, alors modiste, avec son Fanandel.
– Je suis le Dab de ton homme, avait dit alors le pensionnaire de madame Vauquer à la modiste, qu’il avait fait venir au Jardin-des-Plantes. Il a dû te parler de moi, ma petite. Quiconque me trahit meurt dans l’année ! quiconque m’est fidèle n’a jamais rien à redouter de moi. Je suis ami à mourir sans dire un mot qui compromette ceux à qui je veux du bien. Sois à moi comme une âme est au diable, et tu en profiteras. J’ai promis que tu serais heureuse à ton pauvre Auguste, qui voulait te mettre dans l’opulence ; et il s’est fait faucher à cause de toi. Ne pleure pas. Écoute-moi. Personne au monde que moi ne sait que tu étais la maîtresse d’un forçat, d’un assassin, qu’on a terré samedi ; jamais je n’en dirai rien. Tu as vingt-deux ans, tu es jolie, te voilà riche de vingt-six mille francs ; oublie Auguste, marie-toi, deviens une honnête femme si tu peux. En retour de cette tranquillité, je te demande de me servir, moi et ceux que je t’adresserai, mais sans hésiter. Jamais je ne te demanderai [F14-e] rien de compromettant, ni pour toi, ni pour tes enfans… ni pour ton mari si tu en as un, ni pour ta famille. Souvent, dans le métier que je fais, il me faut un lieu sûr pour causer, pour me cacher. J’ai besoin d’une femme discrète pour porter une lettre, se charger d’une commission. Tu seras une de mes boîtes à lettres, une de mes loges de portiers, un de mes émissaires. Rien de plus, rien de moins. Tu es trop blonde, Auguste et moi nous te nommions la Rousse, tu garderas ce nom-là. Ma tante, la marchande au Temple, avec qui je te lierai, sera la seule personne au monde à qui tu devras obéir, dis-lui tout ce qui t’arrivera ; elle te mariera, elle te sera très utile.
Ce fut ainsi que se conclut un de ces pactes diaboliques dans le genre de celui qui, pendant si longtemps, lui avait lié Prudence Servien, que cet homme ne manquait jamais à cimenter car il avait, comme le Démon, la passion du recrutement.
Jacqueline Collin avait marié la Rousse au premier commis d’un riche quincaillier en gros, vers 1821. Ce premier commis, ayant traité de la maison de commerce de son patron, se trouvait alors en voie de prospérité, père de deux enfans, et adjoint au Maire de son quartier. Jamais la rousse, devenue madame Prélard, n’avait eu le plus léger motif de plainte, ni contre Jacques Collin, ni contre sa tante ; mais, à chaque service demandé, madame Prélard tremblait de tous ses membres. Aussi devint-elle pâle et blême en voyant entrer dans sa boutique ces deux terribles personnages.
– Nous avons à vous parler d’affaires, madame, dit Jacques Collin.
– Mon mari est là, répondit-elle.
– Eh bien ! nous n’avons pas trop besoin de vous pour le moment ; je ne dérange jamais inutilement les gens. Envoyez chercher un fiacre, ma petite, dit Jacqueline Collin, et dites à ma filleule de descendre, j’espère la placer comme femme de chambre chez une grande dame, et l’intendant de la maison veut l’emmener.
[F14-f] Paccard, qui ressemblait à un gendarme mis en bourgeois, causait en ce moment avec monsieur Prélard d’une importante fourniture de fil de fer pour un pont.
Un commis alla chercher un fiacre, et quelques minutes après Europe, ou pour lui faire quitter le nom sous lequel elle avait servi Esther, Prudence Servien, Paccard, Jacques Collin et sa tante étaient, à la grande joie de la Rousse, réunis dans un fiacre à qui Trompe-la-Mort donna l’ordre d’aller à la barrière d’Ivry.
Prudence Servien et Paccard, tremblans devant le Dab, ressemblaient à des âmes coupables en présence de Dieu.
– Où sont les sept cent cinquante mille francs ? leur demanda le Dab en plongeant sur eux un de ces regards fixes et clairs qui troublaient si bien le sang de ses âmes damnées quand elles étaient en faute et qu’elles croyaient avoir autant d’épingles que de cheveux dans la tête.
– Les sept cent trente mille francs, répondit Jacqueline Collin à son neveu, sont en sûreté, je les ai remis ce matin à la Romette dans un paquet cacheté…
– Si vous ne les aviez pas remis à Jacquelin, dit Trompe-la-Mort, vous alliez droit là…, dit-il en montrant la place de Grève devant laquelle le fiacre se trouvait.
Prudence Servien fit à la mode de son pays un signe de croix, comme si elle avait vu tomber le tonnerre.
– Je vous pardonne, reprit le Dab, à condition que vous ne commettrez plus de fautes semblables, et que désormais vous serez pour moi ce que sont ces deux doigts de la main droite, dit-il en montrant l’index et le doigt du milieu, car le pouce, c’est cette bonne largue-là !
Et il frappa sur l’épaule de sa tante.
– Écoutez-moi. Désormais, toi, Paccard, tu n’auras plus rien à craindre, et tu peux suivre ton nez dans Pantin à ton aise ! Je te permets d’épouser Prudence.
Paccard prit la main de Jacques Collin et la [F14-g] baisa respectueusement.
– Qu’aurai-je à faire ? demanda-t-il.
– Rien, et tu auras des rentes et des femmes, sans compter la tienne, car tu es très Régence, mon vieux !… Voilà ce que c’est que d’être trop bel homme !
Paccard rougit de plaisir de recevoir ce railleur éloge de son sultan.
– Toi, Prudence, reprit Jacques Collin, il te faut une carrière, un état, un avenir, et rester à mon service. Écoute-moi bien. Il existe rue Sainte-Barbe une très bonne maison appartenant à cette madame Saint-Estève à qui ma tante emprunte quelquefois son nom… C’est une bonne maison, bien achalandée, qui rapporte quinze ou vingt mille francs par an. La Saint-Estève fait tenir cet établissement par…
– La Gonore, dit Jacqueline.
– La largue à ce pauvre La Pouraille, dit Paccard. C’est là que j’ai filé avec Europe le jour de la mort de cette pauvre madame Van Bogseck, notre maîtresse…
– On jase donc quand je parle ? dit Jacques Collin.
Le plus profond silence régna dans le fiacre, et Prudence ni Paccard n’osèrent plus se regarder.
– La maison est donc tenue par la Gonore, reprit Jacques Collin. Si tu y es allé te cacher avec Prudence, je vois, Paccard, que tu as assez d’esprit pour esquinter la raille (enfoncer la police) ; mais que tu n’es pas assez fin pour faire voir des couleurs à la darbone…, dit-il en caressant le menton de sa tante. Je devine maintenant comment elle a pu te trouver… Çà se rencontre bien. Vous allez y retourner, chez la Gonore… Je reprends. Jacqueline va négocier avec madame Nourisson l’affaire de l’acquisition de son établissement de la rue Sainte-Barbe, et tu pourras y faire fortune avec de la conduite, ma petite ! dit-il en regardant Prudence. Abbesse à ton âge ! c’est le fait d’une fille de France, ajouta-t-il d’une voix mordante.
Prudence sauta au cou de Trompe-la-Mort et l’embrassa, mais par un coup sec qui dénotait [F14-h] sa force extraordinaire, le Dab la repoussa si vivement, que, sans Paccard, la fille allait se cogner la tête dans la vitre du fiacre et la casser.
– À bas les pattes ! Je n’aime pas ces manières ! dit sèchement le Dab, c’est me manquer de respect.
– Il a raison, ma petite, dit Paccard. Vois-tu, c’est comme si le Dab te donnait cent mille francs. La boutique vaut cela. C’est sur le boulevard, en face du Gymnase. Il y a la sortie du spectacle…
– Je ferai mieux, j’achèterai aussi la maison, dit Trompe-la-Mort.
– Et nous voilà riches à millions en six ans ! s’écria Paccard.
Fatigué d’être interrompu, Trompe-la-Mort envoya dans le tibia de Paccard un coup de pied à le lui casser ; mais Paccard avait des nerfs en caoutchouc et des os en fer blanc.
– Suffit ! Dab ! on se taira, répondit-il.
– Croyez-vous que je dis des sornettes ? reprit Trompe-la-Mort qui s’aperçut alors que Paccard avait bu quelques petits verres de trop. Écoutez. Il y a dans la cave de la maison deux cent cinquante mille francs en or…
Le silence le plus profond régna de nouveau dans le fiacre.
– Cet or est dans un massif très dur… Il s’agit d’extraire cette somme, et vous n’avez que trois nuits pour y arriver. Jacqueline vous aidera… Cent mille francs serviront à payer l’établissement, cinquante mille à l’achat de la maison, et vous laisserez le reste…
– Oh ! dit Paccard.
– Dans la cave ! répéta Prudence.
– Silence ! dit Jacqueline.
– Oui, mais pour la transmission de cette charge, il faut l’agrément de la raille (la police), dit Paccard.
– On l’aura ! dit sèchement Trompe-la-Mort. De quoi te mêles-tu ?…
Jacqueline regarda son neveu et fut frappée de l’altération de ce visage, à travers le masque impassible sous lequel cet homme si fort [F14-i] cachait habituellement ses émotions.
– Ma fille, dit Jacques Collin à Prudence Servien, ma tante va te remettre les sept cent cinquante mille francs.
– Sept cent trente, dit Paccard.
– Hé bien, soit ! sept cent trente, reprit Jacques Collin. Cette nuit, il faut que tu reviennes sous un prétexte quelconque à la maison de madame Lucien. Tu monteras par la lucarne, sur le toit ; tu descendras par la cheminée dans la chambre à coucher de ta feue maîtresse, et tu placeras dans le matelas de son lit le paquet qu’elle avait fait…
– Et pourquoi pas par la porte ? dit Prudence Servien.
– Imbécile, les scellés y sont ! répliqua Jacques Collin. L’inventaire se fera dans quelques jours, et vous serez innocens du vol…
– Vive le Dab ! s’écria Paccard. Ah ! quelle bonté !
– Cocher, arrêtez !… cria de sa voix puissante Jacques Collin.
Le fiacre se trouvait devant la place de fiacres du Jardin-des-Plantes.
– Détalez, mes enfans, dit Jacques Collin, et ne faites pas de sottises ! Trouvez-vous ce soir sur le pont des Arts à cinq heures, et là ma tante vous dire s’il n’y a pas de contr’ordre. – Il faut tout prévoir, ajouta-t-il à voix basse à sa tante. – Jacqueline vous expliquera demain, reprit-il, comment s’y prendre pour extraire sans danger l’or de la profonde. C’est une opération très délicate…
Prudence et Paccard sautèrent sur le pavé du roi, heureux comme des voleurs graciés.
– Ah ! quel brave homme que le Dab ! dit Paccard.
– Ce serait le roi des hommes, s’il n’était pas si méprisant pour les femmes !
– Ah ! il est bien aimable ! s’écria Paccard. As-tu vu quels coups de pied il m’a donnés ! Nous méritions d’être envoyés ad patres ! car enfin c’est nous qui l’avons mis dans l’embarras…
– Pourvu, dit la spirituelle et fine Prudence, [F14-j] qu’il ne nous fourre pas dans quelque crime pour nous envoyer au pré…
– Lui ! s’il en avait la fantaisie, il nous le dirait, tu ne le connais pas ! Quel joli sort il te fait ! Nous voilà bourgeois… Quelle chance ! Oh ! quand il vous aime, cet homme-là, il n’a pas son pareil pour la bonté !…
– Ma minette ! dit Jacques Collin à sa tante, charge-toi de la Gonore, il faut l’endormir ; elle sera, dans cinq jours d’ici, arrêtée, et on trouvera dans sa chambre cent cinquante mille francs d’or qui resteront d’une autre part dans l’assassinat des vieux Crottat, père et mère du notaire.
– Elle en aura pour cinq ans de Madelonnettes, dit Jacqueline.
– À peu près, répondit Jacques Collin. Donc, c’est une raison pour la Nourrisson de se défaire de sa maison ; elle ne peut pas la gérer elle-même, et on ne trouve pas de gérantes comme on veut. Donc, tu pourras très bien arranger cette affaire. Nous aurons là un œil… Mais ces opérations sont toutes les trois subordonnées à la négociation que je viens d’entamer relativement à nos lettres. Ainsi, découds ta robe et donne-moi les échantillons des marchandises. Où se trouvent les trois paquets ?
– Parbleu ! chez la Rousse.
– Cocher ! cria Jacques Collin, retournez au Palais-de-Justice, et du train !… J’ai promis de la célérité, voici une demi-heure d’absence, et c’est trop ! Reste chez la Rousse, et donne les paquets cachetés au garçon de bureau que tu verras venir demander madame de Saint-Estève. C’est le de qui sera le mot d’avis, et il devra te dire : Madame, je viens de la part de monsieur le procureur-général pour ce que vous savez. Stationne devant la porte de la Rousse en regardant ce qui se passe sur le marché aux Fleurs, afin de ne pas exciter l’attention de Prélard. Dès que tu auras lâché les lettres, tu peux faire agir Paccard et Prudence…
– Je te devine, dit Jacqueline, tu veux remplacer Bibi-Lupin. La mort de ce garçon t’a tourné la cervelle !
[F14-k] – Et Théodore à qui l’on allait couper les cheveux pour le faucher à quatre heures, ce soir, s’écria Jacques Collin.
– Enfin, c’est une idée ! nous finirons honnêtes gens et bourgeois, dans une belle propriété, sous un beau climat, en Touraine.
– Que pouvais-je devenir ? Lucien a emporté mon âme, toute ma vie heureuse. Je me vois encore trente ans à m’ennuyer, et je n’ai plus de cœur. Au lieu d’être le Dab du bagne, je serai le Figaro de la justice, et je vengerai Lucien. Ce n’est que dans la peau de la raille (police) que je puis en sûreté démolir Corentin. Ce sera vivre encore que d’avoir à manger un homme. Les états qu’on fait dans le monde ne sont que des apparences ; la réalité, c’est l’idée ! ajouta-t-il en se frappant le front. Qu’as-tu maintenant dans notre trésor ?
– Rien, dit la tante épouvantée de l’accent et des manières de son neveu. Je t’ai tout donné pour ton petit. La Romette n’a pas plus de vingt mille francs pour son commerce. J’ai tout pris à madame Nourrisson, elle avait environ soixante mille francs à elle… Ah ! nous sommes dans des draps qui ne sont pas blanchis depuis un an. Le petit a dévoré les fades des Fanandels, notre trésor, et tout ce que possédait la Nourrisson.
– Ça faisait ?
– Cinq cent soixante mille…
– Nous en avons cent cinquante en or, que Paccord et Prudence nous devront. Je vais te dire où en prendre deux cents autres… Le reste viendra de la succession d’Esther. Il faut récompenser la Nourrisson. Avec Théodore, Paccard, Prudence, la Nourrisson et toi, j’aurai bientôt formé le bataillon sacré qu’il me faut… Écoute, nous approchons…
– Voici les trois lettres, dit Jacqueline qui venait de donner le dernier coup de ciseaux à la doublure de sa robe.
– Bien, répondit Jacques Collin en recevant les trois précieux autographes, trois papiers vélins encore parfumés. Théodore a fait le coup de Nanterre…
[F14-l] – Ah ! c’est lui !…
– Tais-toi, le temps est précieux, il a voulu donner la becquée à un petit oiseau de Corse nommé Ginetta… Tu vas employer la Nourrisson à la trouver, je te ferai passer les renseignemens nécessaires par une lettre que Gault te remettra. Tu viendras au guichet de la Conciergerie dans deux heures d’ici. Il s’agit de lâcher cette petite fille chez une blanchisseuse, la sœur à Godet, et qu’elle s’y impatronise… Godet et Ruffard sont les complices de la Pouraille dans le vol et l’assassinat commis chez les Crottat. Les sept cent cinquante mille francs sont intacts, un tiers dans la cave de la Gonore, c’est la part de la Pouraille ; le second tiers dans la chambre à la Gonore, c’est celle de Ruffard ; le troisième est caché chez la sœur à Godet. Nous commencerons par prendre cent cinquante mille francs sur le fade de La Pouraille ; puis cent sur celui de Godet, et cent sur celui de Ruffard. Une fois Ruffard et Godet serrés, c’est eux qui auront mis à part ce qui manquera de leur fade. Je leur ferai accroire, à Godet que nous avons mis cent mille francs de côté pour lui, et à Ruffard et à La Pouraille que la Gonore leur a sauvé cela !… Prudence et Paccard vont travailler chez la Gonore. Toi et Ginetta, qui me paraît être une fine mouche, vous manœuvrerez chez la sœur à Godet. Pour mon début dans le comique, je fais retrouver à la Cigogne quatre cent mille francs du vol Crottat et les coupables. J’ai l’air d’éclaircir l’assassinat de Nanterre. Nous retrouvons notre aubert et nous sommes au cœur de la Raille ! Nous étions le gibier, et nous devenons les chasseurs, voilà tout. Donne trois francs au cocher.
Le fiacre était au Palais. Jacqueline stupéfaite paya. Trompe-la-Mort monta l’escalier pour aller chez le procureur-général.
[F15-a] XV
Messieurs les Anglais, tirez les premiers
Un changement total de vie est une crise si violente que, malgré sa décision, Jacques Collin gravissait lentement les marches de l’escalier qui, de la rue de la Barillerie, mène à la galerie marchande, où se trouve sous le péristyle de la cour d’assises la sombre entrée du parquet.
Une affaire politique occasionnait une sorte d’attroupement au pied du double escalier qui mène à la cour d’assises, en sorte que le forçat, absorbé dans ses réflexions, resta pendant quelque temps arrêté par la foule.
À gauche de ce double escalier, il se trouve comme un énorme pilier, un des contreforts du Palais, et dans cette masse on aperçoit une petite porte. Cette petite porte donne sur un escalier en colimaçon qui sert de communication à la Conciergerie. C’est par là que le procureur-général, le directeur de la Conciergerie, les présidens de cour d’assises, les avocats-généraux et le chef de la police de sûreté peuvent aller et venir.
C’est par un embranchement de cet escalier, [F15-b] aujourd’hui condamné, que Marie-Antoinette, la reine de France, était amenée devant le tribunal révolutionnaire, qui siégeait, comme on le sait, dans la grande salle des audiences solennelles de la cour de cassation. À l’aspect de cet épouvantable escalier, le cœur se serre quand on pense que la fille de Marie-Thérèse, dont la suite, la coiffure et les paniers remplissaient le grand escalier de Versailles, passait par là !… Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. Les souverains qui commettent de pareils crimes ne songent pas évidemment à la rançon qu’en demande la Providence.
Au moment où Jacques Collin entrait sous la voûte de l’escalier, pour se rendre chez le procureur-général, Bibi-Lupin sortit par cette porte cachée dans le mur. Le chef de la police de sûreté venait de la Conciergerie et se rendait aussi chez monsieur de Grandville. On peut comprendre quel fut l’étonnement de Bibi-Lupin en reconnaissant devant lui la redingote de Carlos Herrera, qu’il avait tant étudiée le matin ; il courut pour le dépasser. Jacques Collin se retourna. Les deux ennemis se trouvèrent en présence. De part et d’autre, chacun resta sur ses pieds, et le même regard partit de ces deux yeux, si différens, comme deux pistolets qui, dans un duel, partent en même temps.
– Cette fois, je te tiens brigand ! dit le chef de la police de sûreté.
– Ah ! ah !… répondit Jacques Collin d’un air ironique.
Il pensa rapidement que monsieur de Grandville l’avait fait suivre ; et, chose étrange ! il fut peiné de savoir cet homme moins grand qu’il l’imaginait.
Bibi-Lupin sauta courageusement à la gorge de Jacques Collin, qui, l’œil à son adversaire, lui donna un coup sec et l’envoya les quatre fers en l’air à trois pas de là ; puis [F15-c] Trompe-la-Mort alla posément à Bibi-Lupin, et lui tendit la main pour l’aider à se relever, absolument comme un boxeur anglais qui, sûr de sa force, ne demande pas mieux que de recommencer.
Bibi-Lupin était beaucoup trop fort pour se mettre à crier ; mais il se redressa, courut à l’entrée du couloir, et fit signe à un gendarme de s’y placer. Puis, avec la rapidité de l’éclair, il revint à son ennemi, qui le regardait faire tranquillement. Jacques Collin avait pris son parti.
– Ou le procureur-général m’a manqué de parole, ou il n’a pas mis Bibi-Lupin dans sa confidence, et alors il faut éclaircir ma situation. – Veux-tu m’arrêter ? demanda Jacques Collin à son ennemi. Dis-le sans y mettre d’accompagnement. Ne sais-je pas qu’au cœur de la Cigogne tu es plus fort que moi ? Je te tuerai à la savate, mais je ne mangerai pas les gendarmes et la ligne. Ne faisons pas de bruit. Où veux-tu me mener ?
– Chez monsieur Camusot.
– Allons chez monsieur Camusot, répondit Jacques Collin. Pourquoi n’irions-nous pas au parquet du procureur-général ?… c’est plus près, ajouta-t-il.
Bibi-Lupin, qui se savait en défaveur dans les hautes régions du pouvoir judiciaire et soupçonné d’avoir fait fortune aux dépens des criminels et de leurs victimes, ne fut pas fâché de se présenter au parquet avec une pareille capture.
– Allons-y ! dit-il, ça me va ! mais, puisque tu te rends, laisse-moi t’accommoder, je crains tes gifles !
Et il tira des poucettes de sa poche. Jacques Collin tendit ses mains, et Bibi-Lupin lui serra les pouces.
– Ah ! çà, puisque tu es si bon enfant, [F15-d] reprit-il, dis-moi comment tu es sorti de la Conciergerie ?
– Mais par où tu es sorti, par le petit escalier.
– Tu as donc fait voir un nouveau tour aux gendarmes ?
– Non. Monsieur de Grandville m’a laissé libre sur parole.
– Planches-tu ?… (Plaisantes-tu.)
– Tu vas voir !… C’est toi peut-être à qui l’on va mettre les poucettes.
En ce moment, Corentin disait au procureur-général : – Hé bien ! monsieur, voilà juste une heure que notre homme est sorti, ne craignez-vous pas qu’il ne se soit moqué de vous ?… Il est peut-être sur la route d’Espagne, où nous ne le trouverons plus, car l’Espagne est un pays tout de fantaisie…
– Ou je ne me connais pas en hommes, ou il reviendra ; tous ses intérêts l’y obligent, il a plus à recevoir de moi qu’il ne me donne…
En ce moment Bibi-Lupin se montra.
– Monsieur le comte, dit-il, j’ai une bonne nouvelle à vous donner, Jacques Collin, qui s’était sauvé, est repris.
– Voilà, s’écria Jacques Collin, comment vous avez tenu votre parole ! Demandez à votre agent à double face où il m’a trouvé ?
– Où ? dit le procureur-général.
– À deux pas du parquet, sous la voûte, répondit Bibi-Lupin.
– Débarrassez cet homme de vos ficelles ! dit sévèrement monsieur de Grandville à Bibi-Lupin. Sachez que, jusqu’à ce qu’on vous ordonne de l’arrêter de nouveau, vous [F15-e] devez laisser cet homme libre… Et sortez !… Vous êtes habitué à marcher et agir comme si vous étiez à vous seul la justice et la police.
Et le procureur-général tourna le dos au chef de la police de sûreté, qui devint blême, surtout en recevant un regard de Jacques Collin, où il devina sa chute.
– Je ne suis pas sorti de mon cabinet, je vous attendais, et vous ne doutez pas que j’aie tenu ma parole comme vous teniez la vôtre, dit monsieur de Grandville à Jacques Collin.
– Dans le premier moment, j’ai douté de vous, monsieur, et peut-être à ma place eussiez-vous pensé comme moi ; mais la réflexion m’a démontré que j’étais injuste. Je vous apporte plus que vous ne me donnez, vous n’aviez pas intérêt à me tromper…
Le magistrat échangea soudain un regard avec Corentin. Ce regard, qui ne put échapper à Trompe-la-Mort, dont l’attention était portée sur monsieur de Grandville, lui fit apercevoir le petit vieux étrange, assis sur un fauteuil, dans un coin. Sur-le-champ, averti par cet instinct si vif et si rapide qui dénonce la présence d’un ennemi, Jacques Collin examina ce personnage ; il vit du premier coup d’œil que les yeux n’avaient pas l’âge accusé par le costume, et il reconnut un déguisement.
Ce fut en une seconde la revanche prise par Jacques Collin sur Corentin, de la rapidité d’observation avec laquelle Corentin l’avait démasqué chez Peyrade. (Voir SPLENDEURS ET MISÈRES DES COURTISANES.)
– Nous ne sommes pas seuls !… dit Jacques Collin à monsieur de Grandville.
– Non, répliqua sèchement le procureur-général.
– Et monsieur, reprit le forçat, est une de [F15-f] mes meilleures connaissances…, je crois ?…
Il fit un pas et reconnut Corentin, l’auteur réel, avoué, de la chute de Lucien. Jacques Collin, dont le visage était d’un rouge de brique, devint, pour un rapide et imperceptible instant, pâle et presque blanc ; tout son sang se porta au cœur, tant fut ardente et frénétique son envie de sauter sur cette bête dangereuse et de l’écraser ; mais il refoula ce désir brutal et le comprima par la force qui le rendait si terrible. Il prit un air aimable, un ton de politesse obséquieuse, dont il avait l’habitude depuis qu’il jouait le rôle d’un ecclésiastique de l’ordre supérieur, et il salua le petit vieillard.
– Monsieur Corentin, dit-il, est-ce au hasard que je dois le plaisir de vous rencontrer, ou serais-je assez heureux pour être l’objet de votre visite au parquet ?…
L’étonnement du procureur-général fut au comble, et il ne put s’empêcher d’examiner ces deux hommes en présence. Les mouvemens de Jacques Collin et l’accent qu’il mit à ces paroles dénotaient une crise, et il fut curieux d’en pénétrer les causes.
À cette subite et miraculeuse reconnaissance de sa personne, Corentin se dressa comme un serpent sur la queue duquel on a marché.
– Oui, c’est moi, mon cher abbé Carlos Herrera…
– Venez-vous, lui dit Trompe-la-Mort, vous interposer entre monsieur le procureur-général et moi ?… Aurais-je le bonheur d’être le sujet d’une de ces négociations dans lesquelles brillents vos talents ?… – Tenez, monsieur, dit le forçat en se retournant vers le procureur-général, pour ne pas vous faire perdre des momens aussi précieux que les vôtres, lisez, voici l’échantillon de mes marchandises…
[F15-g] Et il tendit à monsieur de Grandville les trois lettres qu’il tira de la poche de côté de sa redingote.
– Pendant que vous en prendrez connaissance, je causerai, si vous le permettez, avec monsieur…
– C’est beaucoup d’honneur pour moi, répondit Corentin qui ne put s’empêcher de frissonner.
– Vous avez obtenu, monsieur, un succès complet dans notre affaire, dit Jacques Collin. J’ai été battu…, ajouta-t-il légèrement et à la manière d’un joueur qui a perdu son argent ; mais vous avez laissé quelques hommes sur le carreau… C’est une victoire coûteuse…
– Oui, répondit Corentin en acceptant la plaisanterie, si vous avez perdu votre reine, moi j’ai perdu mes deux tours…
– Oh ! Contenson n’est qu’un pion, répliqua railleusement Jacques Collin. Ça se remplace. Vous êtes, permettez-moi de vous donner cet éloge en face, vous êtes, ma parole d’honneur, un homme prodigieux.
– Non, non, je m’incline devant votre supériorité, répliqua Corentin qui eut l’air d’un plaisant de profession, disant : « Tu veux blaguer, blaguons ! » Comment, moi, je dispose de tout et vous, vous êtes, pour ainsi dire tout seul…
– Oh ! oh ! fit Jacques Collin.
– Et vous avez failli l’emporter, dit Corentin en remarquant l’exclamation. Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que j’aie rencontré dans ma vie, et j’en ai vu beaucoup d’extraordinaires, car les gens avec qui je me bats sont tous remarquables par leur audace, par leurs conceptions hardies. J’ai, par [F15-h] malheur, été très intime avec feu monseigneur le duc d’Otrante ; j’ai travaillé pour Louis XVIII, quand il régnait, et quand il était exilé, pour l’Empereur, et pour le Directoire… Vous avez la trempe de Louvel, le plus bel instrument politique que j’aie vu ; mais vous avez la souplesse du prince des diplomates. Et quels auxiliaires !… Je donnerais bien des têtes à couper pour avoir à mon service la cuisinière de cette pauvre petite Esther… Où trouvez-vous des créatures belles comme la fille qui a doublé cette juive pendant quelque temps pour monsieur de Nucingen ?… Je ne sais où les prendre quand j’en ai besoin…
– Monsieur, monsieur, dit Jacques Collin, vous m’accablez… De votre part, ces éloges feraient perdre la tête…
– Ils sont mérités ! Comment, vous avez trompé Peyrade, il vous a pris pour un officier de paix, lui !… Tenez, si vous n’aviez pas eu ce petit imbécile à défendre, vous nous auriez rossés…
– Ah ! monsieur, vous oubliez Contenson déguisé en mulâtre… et Peyrade en Anglais. Les acteurs ont les ressources du théâtre ; mais être ainsi parfait au grand jour, à toute heure, il n’y a que vous et les vôtres…
– Eh ! bien, voyons, dit Corentin, nous sommes persuadés, l’un et l’autre, de notre valeur, de nos mérites. Nous voilà, tous deux là, bien seuls ; moi je suis sans mon vieil ami, vous sans votre jeune protégé. Je suis le plus fort pour le moment, pourquoi ne ferions-nous pas comme dans l’Auberge des Adrets ? Je vous tends la main, en vous disant : Embrassons-nous et que cela finisse. Je vous offre, en présence de monsieur le procureur-général, des lettres de grâce pleine et entière, et vous serez un des miens, le premier, après moi, peut-être mon successeur.
– Ainsi, c’est une position que vous [F15-i] m’offrez ?… dit Jacques Collin. Une jolie position ! Je passe de la brune à la blonde…
– Vous serez dans une sphère où vos talens seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise. La police politique et gouvernementale a ses périls. J’ai déjà, tel que vous me voyez, été deux fois emprisonné… je ne m’en porte pas plus mal. Mais, on voyage ! on est tout ce qu’on veut être… On est le machiniste des drames politiques, on est traité poliment par les grands seigneurs… Voyez, mon cher Jacques Collin, cela vous va-t-il ?…
– Avez-vous des ordres à cet égard, lui dit le forçat.
– J’ai plein pouvoir… répliqua Corentin tout heureux de cette inspiration.
– Vous badinez, vous êtes un homme très fort, vous pouvez bien admettre qu’on se puisse défier de vous… Vous avez vendu plus d’un homme en le liant dans un sac et l’y faisant entrer de lui-même… Je connais vos belles batailles, l’affaire Montauran, l’affaire Simeuse… Ah ! c’est les batailles de Marengo de l’espionnage.
– Eh bien ! dit Corentin, vous avez de l’estime pour monsieur le procureur-général ?
– Oui, dit Jacques Collin en s’inclinant avec respect ; je suis en admiration devant son beau caractère, sa fermeté, sa noblesse… ; et je donnerais ma vie pour qu’il fût heureux. Aussi commencerais-je par faire cesser l’état dangereux dans lequel est madame de Sérizy…
Le procureur-général laissa échapper un mouvement de bonheur.
– Eh bien, demandez-lui, reprit Corentin, si je n’ai pas plein pouvoir pour vous arracher à l’état honteux dans lequel vous êtes, et vous [F15-j] attacher à ma personne.
– C’est vrai, dit monsieur de Grandville en observant le forçat.
– Bien vrai ! j’aurais l’absolution de mon passé et la promesse de vous succéder en vous donnant des preuves de mon savoir-faire ?
– Entre deux hommes comme nous, il ne peut y avoir aucun malentendu, reprit Corentin avec une grandeur d’âme à laquelle tout le monde eût été pris.
– Et le prix de cette transaction est sans doute la remise des trois correspondances ?… dit Jacques Collin.
– Je ne croyais pas avoir besoin de vous le dire…
– Mon cher monsieur Corentin, dit Trompe-la-Mort avec une ironie digne de celle qui fit le triomphe de Talma dans le rôle de Nicomède, je vous remercie, je vous ai l’obligation de savoir tout ce que je vaux et quelle est l’importance qu’on attache à me priver de ces armes… Je ne l’oublierai jamais… Je serai toujours et en tout temps à votre service, et, au lieu de dire, comme Robert Macaire : – Embrassons-nous !… Moi je vous embrasse.
Il saisit avec tant de rapidité Corentin par le milieu du corps, que celui-ci ne put se défendre de cette embrassade ; il le serra comme une poupée sur son cœur, le baisa sur les deux joues, l’enleva comme une plume, ouvrit la porte du cabinet, et le posa dehors, tout meurtri de cette rude étreinte.
– Adieu, mon cher, lui dit-il à voix basse et à l’oreille. Nous sommes séparés l’un de l’autre par trois longueurs de cadavres ; nous avons mesuré nos épées, elles sont de la même trempe, de la même dimensions… [F15-k] Ayons du respect l’un pour l’autre ; mais je veux être votre égal, non votre subordonné… Armé comme vous le seriez, vous me paraissez un trop dangereux général pour votre lieutenant. Nous mettrons un fossé entre nous. Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !… Vous vous appelez l’État, de même que les laquais s’appellent du même nom que leurs maîtres ; moi, je veux me nommer la Justice ; nous nous verrons souvent ; continuons à nous traiter avec d’autant plus de dignité, de convenance, que nous serons toujours… d’atroces canailles, lui dit-il à l’oreille. Je vous ai donné l’exemple en vous embrassant…
Corentin resta sot pour la première fois de sa vie, et il se laissa secouer la main par son terrible adversaire…
– S’il en est ainsi, dit-il, je crois que nous avons intérêt l’un et l’autre à rester amis…
– Nous en serons plus forts chacun de notre côté, mais aussi plus dangereux, ajouta Jacques Collin à voix basse. Aussi me permettrez-vous de vous demander demain des arrhes sur notre marché…
– Eh bien ! dit Corentin avec bonhomie, vous m’ôtez votre affaire pour la donner au procureur-général ; vous serez la cause de son avancement ; mais je ne puis m’empêcher de vous le dire, vous prenez un bon parti… Bibi-Lupin est trop connu ; il a fait son temps ; si vous le remplacez, vous vivrez dans la seule condition qui vous convienne ; je suis charmé de vous y voir… parole d’honneur…
– Au revoir, à bientôt, dit Jacques Collin.
En se retournant, Trompe-la-Mort trouva le procureur-général assis à son secrétaire, la tête dans les mains.
– Comment, vous pourriez empêcher la [F15-l] comtesse de Sérizy de devenir folle ?… demanda monsieur de Grandville.
– En cinq minutes, répliqua Jacques Collin.
– Et vous pouvez me remettre toutes les lettres de ces dames ?
– Avez-vous lu les trois ?…
– Oui, dit vivement le procureur-général ; j’en suis honteux pour celles qui les ont écrites…
– Eh bien ! nous sommes seuls, défendez votre porte, et traitons, dit Jacques Collin.
– Permettez… la Justice doit avant tout faire son métier, et monsieur Camusot a l’ordre d’arrêter votre tante…
– Il ne la trouvera jamais, dit Jacques Collin.
– On va faire une perquisition au Temple, chez une demoiselle Paccard qui tient son établissement…
– On n’y verra que des haillons, des costumes, des diamans, des uniformes.
– Néanmoins, il faut mettre un terme au zèle de monsieur Camusot.
Monsieur de Grandville sonna un garçon de bureau, et lui dit d’aller dire à monsieur Camusot de venir lui parler.
– Voyons, dit-il à Jacques Collin, finissons ? Il me tarde de connaître votre recette pour guérir la comtesse…
[F16-a] XVI
Où Jacques Collin abdique sa royauté du Dab
– Monsieur le procureur-général, dit Jacques Collin en devenant grave, j’ai été, comme vous le savez, condamné à cinq ans de travaux forcés pour crime de faux. J’aime ma liberté !… Cet amour, comme tous les amours, est allé directement contre son but ; car, en voulant trop s’adorer, les amans se brouillent. En m’évadant, en étant repris tour à tour, j’ai fait sept ans de bagne. Vous n’avez donc à me gracier que pour les aggravations de peine que j’ai empoignées au pré… (pardon !) au bagne. En réalité, j’ai subi ma peine, et jusqu’à ce qu’on me trouve une mauvaise affaire, ce dont je défie la justice et même Corentin, je devrais être rétabli dans mes droits de citoyen français, exclu de Paris, et soumis à la surveillance de la police. Est-ce une vie ? où puis-je aller ? que puis-je [F16-b] faire ? Vous connaissez mes capacités… Vous avez vu Corentin, ce magasin de ruses et de trahisons, blême de peur devant moi, rendant justice à mes talens… Cet homme m’a tout ravi ! car c’est lui, lui seul qui, par je ne sais quels moyens et dans quel intérêt, a renversé l’édifice de la fortune de Lucien… Corentin et Camusot ont tout fait…
– Ne récriminez pas, dit monsieur de Grandville, et allez au fait.
– Eh ! bien, le fait, le voici. Cette nuit, en tenant dans ma main la main glacée de ce jeune mort, je me suis promis à moi-même de renoncer à la lutte insensée que je soutiens depuis vingt ans contre la société tout entière. Vous ne me croyez pas susceptible de faire des capucinades, après ce que je vous ai dit de mes opinions religieuses… Eh bien ! j’ai vu, depuis vingt ans, le monde par son envers, dans ses caves, et j’ai reconnu qu’il y a dans la marche des choses une force que vous nommez la Providence, que j’appelais le hasard, que mes compagnons appellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une vengeance quelconque, avec quelque rapidité qu’elle s’y dérobe. Dans ce métier de lutteur, quand on a beau jeu, quinte-et-quatorze en main, avec la primauté, la bougie tombe, les cartes brûlent, ou le joueur est frappé d’apoplexie !… C’est l’histoire de Lucien. Ce garçon, cet ange, n’a pas commis l’ombre d’un crime, il s’est laissé faire, il a laissé faire ! Il allait épouser mademoiselle de Grandlieu, être nommé marquis, il avait une fortune ; eh bien ! une fille s’empoisonne, elle cache le produit d’une inscription de rentes, et l’édifice si péniblement élevé de cette belle fortune s’écroule en un instant. Et qui nous adresse le premier coup d’épée ? un homme [F16-c] couvert d’infamies secrètes, un monstre qui a commis dans le monde des intérêts, de tels crimes (Voir la Maison Nucingen), que chaque écu de sa fortune est trempé des larmes d’une famille, par un Nucingen qui a été Jacques Collin légalement et dans le monde des écus. Enfin vous connaissez tout aussi bien que moi les liquidations, les tours pendables de cet homme. Mes fers estampilleront toujours toutes mes actions, même les plus vertueuses. Être un volant entre deux raquettes, dont l’une s’appelle le bagne et l’autre la police, c’est une vie où le triomphe est un labeur sans fin, où la tranquillité me semble impossible. Jacques Collin est en ce moment enterré, monsieur de Grandville, avec Lucien, sur qui l’on jette actuellement de l’eau bénite et qui part pour le Père-Lachaise. Mais il me faut une place où aller, non pas y vivre, mais y mourir… Dans l’état actuel des choses, vous n’avez pas voulu, vous, la justice, vous occuper de l’état civil et social du forçat libéré. Quand la loi est satisfaite, la société ne l’est pas, elle conserve ses défiances, et elle fait tout pour se les justifier à elle-même ; elle rend le forçat libéré un être impossible ; elle doit lui rendre tous ses droits, mais elle lui interdit de vivre dans une certaine zone. La Société dit à ce misérable : – Paris, le seul endroit où tu peux te cacher, et sa banlieue sur telle étendue, tu ne l’habiteras pas !… Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. Et vous croyez qu’il est possible dans ces conditions de vivre ! Pour vivre, il faut travailler, car on ne sort pas avec des rentes du bagne. Vous vous arrangez pour que le forçat soit clairement désigné, reconnu, parqué, puis vous croyez que les citoyens auront confiance en lui, quand la société, la justice, le monde qui l’entoure n’en ont aucune. Vous le condamnez à la faim ou au crime. Il ne trouve pas d’ouvrage, il est poussé fatalement à recommencer [F16-d] son ancien métier qui l’envoie à l’échafaud. Ainsi, tout en voulant renoncer à une lutte avec la loi, je n’ai point trouvé de place au soleil pour moi. Une seule me convient, c’est de me faire le serviteur de cette puissance qui pèse sur nous, et quand cette pensée m’est venue, la force dont je vous parlais s’est manifestée clairement autour de moi. Trois grandes familles sont à ma disposition. Ne croyez pas que je veuille les faire chanter… Le chantage est un des plus lâches assassinats. C’est à mes yeux un crime d’une plus profonde scélératesse que le meurtre. L’assassin a besoin d’un atroce courage. Je signe mes opinions ; car les lettres qui font ma sécurité, qui me permettent de vous parler ainsi, qui me mettent de plain pied en ce moment avec vous, moi le crime et vous la justice, ces lettres sont à votre disposition… Votre garçon de bureau peut les aller chercher de votre part, elles lui seront remises… je n’en demande pas de rançon, je ne les vends pas !… Hélas ! monsieur le procureur-général, en les mettant de côté, je ne pensais pas à moi, je songeais au péril où pourrait se trouver un jour Lucien !… Si vous n’obtempérez pas à ma demande, j’ai plus de courage, j’ai plus de dégoût de la vie qu’il n’en faut pour me brûler la cervelle moi-même et vous débarrasser de moi… Je puis, avec un passeport, aller en Amérique et vivre dans la solitude, j’ai toutes les conditions qui font le Sauvage… Telles sont les pensées dans lesquelles j’étais cette nuit. Votre secrétaire a dû vous répéter un mot que je
l’ai chargé de vous dire… En voyant quelles précautions vous prenez pour sauver la mémoire de Lucien de toute infamie, je vous ai donné ma vie ; pauvre présent ! je n’y tenais plus, je la voyais impossible sans la lumière qui l’éclairait, sans le bonheur qui l’animait, sans cette pensée qui en était le sens, sans la prospérité de ce jeune [F16-e] poète qui en était le soleil, et je voulais vous faire donner ces trois paquets de lettres…
Monsieur de Grandville inclina la tête.
– En descendant au préau, j’ai trouvé les auteurs du crime commis à Nanterre et mon petit compagnon de chaîne sous le couperet pour une participation involontaire à ce crime, reprit Jacques Collin. J’ai appris que Bibi-Lupin trompe la justice, que l’un de ses agens est l’assassin des Crottat ; n’était-ce pas, comme vous le dites, providentiel ?… J’ai donc entrevu la possibilité de faire le bien, d’employer les qualités dont je suis doué, les tristes connaissances que j’ai acquises au service de la société, d’être utile au lieu d’être nuisible, et j’ai osé compter sur votre intelligence, sur votre bonté…
L’air de bonté, de naïveté, la simplesse de cet homme, se confessant en termes sans âcreté, sans cette philosophie du vice qui jusqu’alors le rendait terrible à entendre, eussent fait croire à une transformation. Ce n’était plus lui.
– Je crois tellement en vous que je veux être entièrement à votre disposition, reprit-il avec l’humilité d’un pénitent. Vous me voyez entre trois chemins : le suicide, l’Amérique et la rue de Jérusalem. Bibi-Lupin est riche, il a fait son temps, c’est un fonctionnaire à double face, et si vous vouliez me laisser agir contre lui, je le paumerais marron (je le prendrais en flagrant délit) en huit jours. Si vous me donnez la place de ce gredin, vous aurez rendu le plus grand service à la société. Je n’ai plus besoin de rien (je serai probe). J’ai toutes les qualités voulues pour l’emploi. J’ai de plus que Bibi-Lupin de [F16-f] l’instruction ; on m’a fait suivre mes classes jusqu’en rhétorique ; je ne serai pas si bête que lui, j’ai des manières quand j’en veux avoir. Je n’ai pas d’autre ambition que d’être un élément d’ordre et de répression, au lieu d’être la corruption même. Je n’embaucherai plus personne dans la grande armée du vice. Quand on prend à la guerre un général ennemi, voyons, monsieur, on ne le fusille pas, on lui rend son épée, et on lui donne une ville pour prison ; eh bien ! je suis le général du Bagne, et je me rends… Ce n’est pas la Justice, c’est la Mort qui m’a abattu… La sphère où je veux agir et vivre est la seule qui me convienne, et j’y développerai la puissance que je me sens… Décidez…
Et Jacques Collin se tint dans une attitude soumise et modeste.
– Vous avez mis ces lettres à ma disposition ?… dit le procureur-général.
– Vous pouvez les envoyer prendre, elles seront remises à la personne que vous enverrez…
– Et comment ?
Jacques Collin lut dans le cœur du procureur-général et continua le même jeu…
– Vous m’avez promis la commutation de la peine de mort de Calvi en celle de vingt ans de travaux forcés… Oh ! je ne vous rappelle pas ceci pour faire un traité, dit-il vivement en voyant faire un geste au procureur-général ; mais cette vie doit être sauvée par d’autres motifs : ce garçon est innocent…
– Comment puis-je avoir les lettres ? [F16-g] demanda le procureur-général. J’ai le droit et l’obligation de savoir si vous êtes l’homme que vous dites être. Je vous veux sans condition…
– Envoyez un homme de confiance sur le quai aux Fleurs, il verra sur les marches de la boutique d’un quincaillier, à l’enseigne du Bouclier d’Achille…
– La maison du Bouclier ?…
– C’est là, dit Jacques Collin avec un sourire amer, qu’est mon bouclier. Votre homme trouvera là une vieille femme mise comme je vous le disais, en marchande de marée qui a des rentes, avec des pendeloques aux oreilles, et sous le costume d’une riche dame de la Halle, il demandera madame de Sainte-Estève. N’oubliez pas le de… Et il dira : Je viens de la part du procureur-général chercher ce que vous savez… À l’instant, vous aurez trois paquets cachetés…
– Les lettres y sont toutes ?… dit monsieur de Grandville.
– Allons, vous êtes fort ! Vous n’avez pas volé votre place, dit Jacques Collin en souriant. Je vois que vous me croyez capable de vous tâter et de vous livrer du papier blanc… Vous ne me connaissez pas !… ajouta-t-il. Je me fie à vous comme un fils à son père…
– Vous allez être reconduit à la Conciergerie, dit le procureur-général, et vous y attendrez la décision qu’on prendra sur votre sort.
Le procureur-général sonna, son garçon de bureau vint, et il lui dit : – Priez monsieur [F16-h] Garnery de venir, s’il est chez lui.
Outre les quarante-huit commissaires de police qui veillent sur Paris comme quarante-huit providences au petit pied, sans compter la police de sûreté, et de là vient le nom de quart-d’œil que les voleurs leur ont donné dans leur argot, puisqu’ils sont quatre par arrondissement ; il y a deux commissaires attachés à la fois à la police et à la justice pour exécuter les missions délicates, pour remplacer les juges d’instruction dans beaucoup de cas. Le bureau de ces deux magistrats, car les commissaires de police sont des magistrats, se nomme le bureau des délégations, car ils sont en effet délégués chaque fois et régulièrement saisis pour exécuter soit des perquisitions, soit des arrestations.
Ces places exigent des hommes mûrs, d’une capacité éprouvée, d’une grande moralité, d’une discrétion absolue, et c’est un des miracles que la Providence fait en faveur de Paris que la possibilité de toujours avoir des natures de cette espèce. La description du Palais serait inexacte sans la mention de ces magistratures préventives, pour ainsi dire, qui sont les plus puissans auxiliaires de la justice ; car si la Justice a, par la force des choses, perdu de son ancienne pompe, de sa vieille richesse, il faut reconnaître qu’elle a gagné matériellement. À Paris surtout, le mécanisme s’est admirablement perfectionné.
Monsieur de Grandville avait envoyé monsieur de Chargebœuf son secrétaire, au convoi de Lucien ; il fallait le remplacer, pour cette mission, par un homme sûr ; et monsieur Garnery était l’un des deux commissaires aux délégations.
[F16-i] – Monsieur le procureur-général, je vous ai déjà donné la preuve que j’ai mon point d’honneur… Vous m’avez laissé libre, et je suis revenu… Voici bientôt onze heures… on achève la messe mortuaire de Lucien, il va partir pour le cimetière… Au lieu de m’envoyer à la Conciergerie, permettez-moi d’accompagner le corps de cet enfant jusqu’au Père-Lachaise ; je reviendrai me constituer prisonnier…
– Allez ! dit monsieur de Grandville avec une inflexion de voix pleine de bonté.
– Un dernier mot, monsieur le procureur-général. L’argent de cette fille, de la maîtresse de Lucien, n’a pas été volé… Dans le peu de momens de liberté que vous m’avez donnés, j’ai pu interroger les gens… je suis sûr d’eux, comme vous êtes sûr de vos deux commissaires aux délégations. Donc on trouvera le prix de l’inscription de rente vendue par mademoiselle Esther Gobseck dans sa chambre, à la levée des scellés. La femme de chambre m’a fait observer que la défunte était, comme on dit, cachotière, et très défiante, elle doit avoir mis les billets de banque dans son lit. Qu’on fouille le lit avec attention, qu’on le démonte, qu’on ouvre les matelas, le sommier, on trouvera l’argent…
– Vous en êtes sûr ?…
– Je suis certain de la probité relative de mes coquins, ils ne se jouent jamais de moi… J’ai droit de vie et de mort sur eux, je juge et je condamne, et j’exécute mes arrêts sans toutes vos formalités. Vous voyez bien les effets de mes pouvoirs. Je vous retrouverai les sommes volées chez monsieur et madame Crottat ; je vous sers marron un des agens de Bibi-Lupin, [F16-j] son bras droit, et je vous donnerai le secret du crime commis à Nanterre… C’est des arrhes !… Maintenant, si vous me mettez au service de la justice et de la police, au bout d’un an vous vous applaudirez de ma révélation, je serai franchement ce que je dois être, et je saurai réussir dans toutes les affaires qui me seront confiées…
– Je ne puis vous rien promettre, que ma bienveillance. Ce que vous me demandez ne dépend pas de moi seul. Au roi seul, sur le rapport du garde-des-sceaux appartient le droit de faire grace, et la position que vous voulez prendre est à la nomination de monsieur le préfet-de-police.
– Monsieur Garnery, dit le garçon de bureau.
Sur un geste du procureur-général, le commissaire des délégations entra, jeta sur Jacques Collin un air de connaisseur, et il réprima son étonnement sur ce mot : – Allez ! dit par monsieur de Grandville à Jacques Collin.
– Voulez-vous me permettre, répondit Jacques Collin, de ne pas sortir avant que monsieur Garnery ne vous ait rapporté ce qui fait toute ma force, afin que j’emporte de vous un témoignage de satisfaction ?
Cette humilité, cette bonne foi complète touchèrent le procureur-général.
– Allez ! dit le magistrat. Je suis sûr de vous.
Jacques Collin salua profondément et avec l’entière soumission de l’inférieur devant le supérieur. Dix minutes après, monsieur de [F16-k] Grandville avait en sa possession les lettres contenues en trois paquets, cachetés et intacts. Mais l’importance de cette affaire, l’espèce de confession de Jacques Collin lui avait fait oublier la promesse de guérison de madame de Sérizy.
Jacques Collin éprouva, quand il fut dehors, un sentiment incroyable de bien-être. Il se sentit libre et né pour une vie nouvelle ; il marcha rapidement du Palais à l’église Saint-Germain-des-Prés, où la messe était finie. On jetait l’eau bénite sur la bière, et il put arriver assez à temps pour faire cet adieu chrétien à la dépouille mortelle de cet enfant si tendrement chéri ; puis il monta dans une voiture, et accompagna le corps jusqu’au cimetière.
Dans les enterremens, à Paris, à moins de circonstances extraordinaires, ou dans les cas assez rares de quelque célébrité décédée naturellement, la foule venue à l’église diminue à mesure qu’on s’avance vers le Père-Lachaise. On a du temps pour une démonstration à l’église, mais chacun a ses affaires et y retourne au plus tôt. Aussi, des dix voitures de deuil, n’y en eut-il pas quatre de pleines. Quand le convoi atteignit au Père-Lachaise, la suite ne se composait que d’une douzaine de personnes, parmi lesquelles se trouvait Rastignac.
– C’est bien de lui être fidèle, dit Jacques Collin à son ancienne connaissance.
Rastignac fit un mouvement de surprise en trouvant là Vautrin.
– Soyez calme, lui dit l’ancien pensionnaire de madame Vauquer, vous avez en moi un esclave, par cela seul que je vous trouve [F16-l] ici. Mon appui n’est pas à dédaigner, je suis ou je serai plus puissant que jamais. Vous avez filé votre câble, vous avez été très adroit ; mais vous aurez peut-être besoin de moi, je vous servirai toujours.
– Mais qu’allez-vous donc être ?
– Le pourvoyeur du bagne au lieu d’en être locataire, répondit Jacques Collin.
Rastignac fit un mouvement de dégoût.
– Ah ! si l’on vous volait !…
Rastignac marcha vivement pour se séparer de Jacques Collin.
– Vous ne savez pas dans quelles circonstances vous pouvez vous trouver.
On était arrivé sur la fosse creusée à côté de celle d’Esther.
– Deux créatures qui se sont aimées et qui étaient heureuses ! dit Jacques Collin ; elles sont réunies. C’est encore un bonheur de pourrir ensemble. Je me ferai mettre là.
Quand on descendit le corps de Lucien dans la fosse, Jacques Collin tomba raide, évanoui. Cet homme si fort ne soutint pas ce léger bruit des pelletées de terre que les fossoyeurs jettent sur le corps pour venir demander leur pour-boire.
En ce moment deux agens de la brigade de sûreté se présentèrent, reconnurent Jacques Collin, le prirent et le portèrent dans un fiacre.
[F17-a] XVII
Conclusion
– De quoi s’agit-il encore ?… demanda Jacques Collin quand il eut repris connaissance et qu’il eut regardé dans le fiacre. Il se voyait entre deux agens de police, dont l’un était précisément Ruffard ; aussi lui jeta-t-il un regard qui sonda l’âme de l’assassin jusqu’au secret de la Gonore.
– Il y a que le procureur-général vous a demandé, répondit Ruffard, qu’on est allé partout, et qu’on ne vous a trouvé que dans le cimetière, où vous avez failli piquer une tête dans la fosse de ce jeune homme.
Jacques Collin garda le silence.
– Est-ce Bibi-Lupin qui me fait chercher ? demanda-t-il à l’autre agent.
– Non, c’est monsieur Garnery qui nous a mis en réquisition.
– Il ne vous a rien dit ?
Les deux agens se regardèrent en se consultant par une mimique expressive.
– Voyons ! comment vous a-t-il donné l’ordre ?
– Il nous a, répondit Ruffard, ordonné de vous trouver sur-le-champ, en nous disant que vous étiez à l’église Saint-Germain-des-Prés ; que, si le convoi avait quitté l’église, vous seriez au cimetière.
[F17-b] – Le procureur-général me demandait ?… se dit Jacques Collin à lui-même.
– Peut-être !…
– C’est cela, répliqua Jacques Collin, il a besoin de moi !…
Et il retomba dans son silence, dont s’inquiétèrent beaucoup les deux agens.
À deux heures et demie environ, Jacques Collin entra dans le cabinet de monsieur de Grandville et y vit un nouveau personnage, le prédécesseur de monsieur de Grandville, le comte Octave de Bauvan, l’un des présidens de la cour de cassation.
– Vous avez oublié le danger dans lequel se trouve madame de Sérizy, que vous m’avez promis de sauver.
– Demandez, monsieur le procureur-général, dit Jacques Collin en faisant signe aux deux agens d’entrer, dans quel état ces drôles m’ont trouvé ?
– Sans connaissance, monsieur le procureur-général, au bord de la fosse du jeune homme qu’on enterrait.
– Sauvez madame de Sérizy, dit monsieur de Bauvan, et vous aurez tout ce que vous demandez !
– Je ne demande rien, reprit Jacques Collin, je me suis rendu à discrétion, et monsieur le procureur-général a dû recevoir…
– Toutes les lettres ! dit monsieur de Grandville ; mais vous avez promis de sauver la raison de madame de Sérizy, le pouvez-vous ? n’est-ce pas une bravade ?
– Je l’espère, répondit Jacques Collin avec modestie.
– Eh bien ! venez avec moi, dit le comte Octave.
– Non, monsieur, dit Jacques Collin, je ne me trouverai pas dans la même voiture, à vos côtés… Je suis encore un forçat. Si j’ai le désir de servir la justice, je ne commencerai pas par la déshonorer… Allez chez madame la comtesse, j’y serai quelque temps après vous… Annoncez lui le meilleur ami de Lucien, l’abbé Carlos Herrera… Le pressentiment de ma visite fera nécessairement une impression sur elle et favorisera la crise. Vous me pardonnerez de prendre encore une fois le caractère mensonger du chanoine espagnol, c’est pour rendre un si grand service.
[F17-c] – Je vous verrai là sur les quatre heures, dit monsieur de Grandville, car je dois aller avec le garde-des-sceaux chez le roi. Jacques Collin alla retrouver sa tante, qui l’attendait sur le quai aux Fleurs.
– Eh bien ! dit-elle, tu t’es donc livré à la Cigogne ?
– Oui.
– C’est chanceux !
– Non, je devais la vie à ce pauvre Théodore, et il aura sa grâce.
– Et toi ?
– Moi, je serai ce que je dois être ! Je ferai toujours trembler tout notre monde ! Mais il faut se mettre à l’ouvrage ! Va dire à Paccard de se lancer à fond de train, et à Europe d’exécuter mes ordres.
– Ce n’est rien, je sais déjà comment faire avec la Gonore !… dit la terrible Jacqueline. Je n’ai pas perdu mon temps à rester là dans les giroflées !…
– Que la Ginetta, cette fille corse, soit trouvée pour demain, reprit Jacques Collin en souriant à sa tante.
– Il faudrait avoir sa trace ?…
– Tu l’auras par Manon-la-Blonde, répondit Jacques.
– C’est à nous, ce soir ! répliqua la tante. Tu es plus pressé qu’un coq ! Il y a donc gras ?
– Je veux surpasser par mes premiers coups tout ce qu’a fait de mieux Bibi-Lupin. J’ai eu mon petit bout de conversation avec le monstre qui m’a tué Lucien, et je ne vis que pour me venger de lui ! Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés ! Il me faudra plusieurs années pour atteindre ce misérable ; mais il recevra le coup en pleine poitrine.
– Il a dû te promettre le même chien de sa chienne, dit la tante, car il a recueilli chez lui la fille de Peyrade, tu sais, cette petite qu’on a vendue à madame Nourrisson.
– Notre premier point, c’est de lui donner un domestique.
– Ce sera difficile, il doit s’y connaître ! fit Jacqueline.
– Allons ! la haine fait vivre ! qu’on travaille !
Jacques Collin prit un fiacre et alla sur-le-champ au quai Malaquais, dans la petite [F17-d] chambre où il logeait et qui ne dépendait pas de l’appartement de Lucien ; le portier, très étonné de le revoir, voulut lui parler des événemens qui s’étaient accomplis.
– Je sais tout, lui dit l’abbé. J’ai été compromis, malgré la sainteté de mon caractère ; mais, grâce à l’intervention de l’ambassadeur d’Espagne, j’ai été mis en liberté.
Et il monta vivement à sa chambre, où il prit, dans la couverture d’un bréviaire, une lettre que Lucien avait adressée à madame de Sérizy, quand madame de Sérizy l’avait mis en disgrâce en le voyant aux Italiens avec Esther.
Dans son désespoir, Lucien s’était dispensé d’envoyer cette lettre, en se croyant à jamais perdu ; mais Jacques Collin avait lu ce chef-d’œuvre, et, comme tout ce qu’écrivait Lucien était sacré pour lui, il avait serré la lettre dans son bréviaire, à cause des expressions poétiques de cet amour de vanité.
Lorsque monsieur de Grandville lui avait parlé de l’état où se trouvait madame de Sérizy, cet homme si profond avait justement pensé que le désespoir et la folie de cette grande dame devait venir de la brouille qu’elle avait laissé subsister entre elle et Lucien. Il connaissait les femmes, comme les magistrats connaissent les criminels, il devinait les plus secrets mouvemens de leur cœur, et il pensa sur-le-champ que la comtesse devait attribuer en partie la mort de Lucien à sa rigueur, et se la reprochait amèrement. Évidemment, un homme comblé d’amour par elle n’eût pas quitté la vie. Savoir qu’elle était toujours aimée, malgré ses rigueurs, pouvait lui rendre la raison. Si Jacques Collin était un grand général pour les forçats, il faut avouer qu’il n’était pas moins grand médecin des âmes.
Ce fut une honte à la fois et une espérance que l’arrivée de cet homme dans les appartemens de l’hôtel de Sérizy. Plusieurs personnes, le comte, les médecins étaient dans le petit salon qui précédait la chambre à coucher de la comtesse ; mais, pour éviter toute tache à l’honneur de son âme, le comte de Bauvan renvoya tout le monde, et resta seul avec son ami. Ce fut un coup sensible déjà pour le vice-président du Conseil-d’État, pour un membre du conseil [F17-e] privé, que de voir entrer ce sombre et sinistre personnage. Jacques Collin avait changé d’habits : il était mis en pantalon et en redingote de drap noir, et sa démarche, ses regards, ses gestes, tout fut d’une convenance parfaite. Il salua les deux hommes d’état, et demanda s’il pouvait entrer dans la chambre de la comtesse.
– Elle vous attend avec impatience, dit monsieur de Bauvan.
– Avec impatience ?… Elle est sauvée, dit ce terrible fascinateur.
En effet, après une conférence d’une demi-heure, Jacques Collin ouvrit la porte et dit : – Venez, monsieur le comte, vous n’avez plus aucun événement fatal à redouter.
La comtesse tenait la lettre sur son cœur, elle était calme, et paraissait réconciliée avec elle-même.
À cet aspect, le comte laissa échapper un geste de bonheur.
– Les voilà donc, ces gens qui décident de nos destinées et de celles des peuples ! pensa Jacques Collin, qui haussa les épaules quand les deux amis furent entrés. Un soupir poussé de travers par une femelle leur retourne l’intelligence comme un gant ! Ils perdent la tête pour une œillade ! Une jupe mise un peu plus haut, un peu plus bas, et ils courent par tout Paris au désespoir ! Les fantaisies d’une femme réagissent sur tout l’État ! Oh ! combien de force acquiert un homme quand il s’est soustrait, comme moi, à cette tyrannie d’enfant, à ces probités renversées par la passion, à ces méchancetés candides, à ces ruses de Sauvage ! La femme, avec son génie de bourreau, ses talens pour la torture, est et sera toujours la perte de l’homme. Procureur-général, ministre, les voilà tous aveuglés, tordant tout pour des lettres de duchesses ou de petites filles, ou pour la raison d’une femme qui sera plus folle avec son bon sens qu’elle ne l’était sans sa raison.
Il se mit à sourire superbement.
– Et, se dit-il, ils me croient, ils obéissent à mes révélations, et ils me laisseront ma place. Je régnerai toujours sur ce monde, qui, depuis vingt-cinq ans, m’obéit…
Jacques Collin avait usé de cette suprême puissance qu’il exerça jadis sur la pauvre [F17-f] Esther ; car il possédait, comme on l’a vu maintes fois, cette parole, ces regards, ces gestes qui domptent les fous, et il avait montré Lucien comme ayant emporté l’image de la comtesse avec lui. Aucune femme ne résiste à l’idée d’être aimée uniquement.
– Vous n’avez plus de rivale ! fut le dernier mot de ce froid railleur.
Il resta pendant une heure entière, oublié, là, dans ce salon. Monsieur de Grandville vint et le trouva sombre, debout, perdu dans une rêverie comme en doivent avoir ceux qui font un dix-huit brumaire dans leur vie. Le procureur-général alla jusqu’au seuil de la chambre de la comtesse, il y passa quelques instans ; puis, il vint à Jacques Collin et lui dit : – Persistez-vous dans vos intentions ?
– Oui, monsieur.
– Eh ! bien, vous remplacerez Bibi-Lupin, et le condamné Calvi aura sa peine commuée.
– Il n’ira pas à Rochefort ?
– Pas même à Toulon, vous pourrez l’employer dans votre service ; mais ces grâces et votre nomination dépendent de votre conduite pendant six mois que vous serez adjoint à Bibi-Lupin.
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En huit jours, l’adjoint de Bibi-Lupin fit recouvrer quatre cent mille francs à la famille Crottat, livra Ruffard et Godet. Le produit de l’inscription de rentes vendue par Esther Gobseck fut trouvé dans le lit de la courtisane, et monsieur de Sérizy fit attribuer à Jacques Collin les trois cent mille francs qui lui étaient légués par le testament de Lucien de Rubempré.
Le monument ordonné par Lucien, pour Esther et pour lui, passe pour être un des plus beaux du Père-Lachaise, et le terrain au-dessous appartient à Jacques Collin.
Après avoir exercé ses fonctions pendant environ quinze ans, Jacques Collin s’est retiré vers 1845.