À MONSIEUR SAVARY Membre de l’Académie des Sciences
Le talisman
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au
moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protége une passion
essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné
sous le nom de numéro 36.
– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui cria d’une voix sèche et grondeuse
un petit vieillard blême accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui
se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence[p. 2]par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle !
N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant
je ne sais quel gage ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux
devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police tapie dans tous les égouts
sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, si vous l’avez inscrit
sur la coiffe ? Est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une
statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs ? Sur ce point l’administration
garde un silence complet. Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers
le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez
à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et
votre manteau. À votre sortie, leJeuvous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque
chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous
apprendrez à vos dépens qu’il faut se faire un costume de joueur. L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient
légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants
plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères
de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies,
les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme, dont
la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de d’Arcet,
présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses
rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements
le jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ;
les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations,
leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était leJeuincarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il
dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce
conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût
à la porte de tous les mauvais lieux ; il entra résolument dans la salle où le son[p. 3]de l’or exerçait une éblouissante fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce
jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes
phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée :Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort
il ne voit plus que son dernier écu.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré
comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de
joueurs, de vieillards indigents qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées,
d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine ; la passion y abonde, mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du
jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque
instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables
qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils payeraient le plaisir
du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à
bas prix de cuisants regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que doit
avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture
d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence
qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement arrivent la passion
palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer
un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était
rudement flagellé par le fouet de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup detrente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages
qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les
maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne
a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son
Palais-Royal, dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans
que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif
sur cette arène, entrez… Quelle nudité ! Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’âme ; il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le[p. 4]parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité
des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or annonce une curieuse
indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour
le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’âme réagit puissamment sur
elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux
tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se
rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand
végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où
son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il
chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir ? Singulier problème ! Toujours en
opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux
par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère
de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient
déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis
vert ; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient
des âmes blasées, des cœurs qui depuis long-temps avaient désappris de palpiter, même
en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs,
au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait
écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non !
Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout,
rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient
les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des
râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le
peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit
râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes
de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge
de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent
une mise imaginaire ; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en
caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes
prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches. En face de[p. 5]la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables
à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder
trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux
vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps
en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs
plates figures, en guise d’enseigne. Letailleuret lebanquiervenaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une
voix grêle : – Faites le jeu ! quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond,
et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe ! les
vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique
Italien, tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable.
Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter
une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette
salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand
le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les
vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution ?
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible
mystère : ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des
efforts trahis, mille espérances trompées ![p. ill.]La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans
les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie
scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de
son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? Les
médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle
jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que
les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces
de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle
que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette
jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient[p. 6]seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel
arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains,
experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait
leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie,
à l’élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût,
mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour
qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une
douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le tailleur
et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence
florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq
ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y
luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière,
le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce
et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré
dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables
à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre
à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice : – Sortez ! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta
sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ;
puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le
tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand
que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme
de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition
au jeu de l’inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et
inintelligible : Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! – Rien ne va plus. Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il
était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun
des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le
sort de cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ;
mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune
homme et les cartes, ils[p. 7]ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur.
Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber un
à un les billets pliés que lui lança le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea
pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse.
L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent ; mais il releva bientôt
ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais
pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par
un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur
la galerie. Combien d’événements se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de
choses dans un coup de dé !
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment
de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour
la montrer aux assistants.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant
autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah ! s’écria le garçon de chambre, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur ? dit un des vieillards à ses collègues en désignant
l’Italien.
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses
billets de banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille : Le Jeu aura raison
contre le désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement il aurait groupé son argent
en trois masses pour se donner plus de chances.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué
le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur
restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflantdi tanti palpitid’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.
Il se trouva bientôt sous les galeries du[p. 8]Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa
le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait
pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ;
enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient
saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud,
rouge de tout le sang versé depuis 1793. Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes
d’une multitude de gens sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de
trop bas pour se blesser ; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien
haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables
doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un
pistolet. Combien de jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent
faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence
d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions
gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait
un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies
abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre
avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans
l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes :
Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts.
Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice :Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants; dernier fragment d’un livre perdu, don la seule lecture faisait pleurer ce Sterne,
qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants. L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans
son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait
pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter
devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi
les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore
sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris,
des bouffées de vent[p. 9]chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir.
Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs.
Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de
nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries
et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser
passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit,
il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de
la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre. – Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons.
Est-elle sale et froide, la Seine ! Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque
surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied :secours aux asphyxiés. M. Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux
avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau
: il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations ;
il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il entendit sonner
les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il
valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs,
sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’état, qui n’en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut
de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea
vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit
les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut
excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât
quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets,
et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il
entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique
au fond de sa poche.[p. 10]Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur
son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur
ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par
la flamme : mais le visage eut le sort des cendres noires ; il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah ! mon bon monsieur,la carita ! la carita ! catarina! Un petit sou pour avoir du pain ! Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les
vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous.
À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement
vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde : – Monsieur, donnez-moice que vous voulez, je prierai Dieu pour vous… Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci
se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée
d’une misère plus âpre que n’était la sienne. –La carita ! la carita ! L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour
aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra
une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement
cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans
le satin d’un élégant chapeau ; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements ; la robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins
contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans
le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta
pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune
homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées
dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante
que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard
sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! mais cette
dernière et[p. 11]puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole,
ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle ? une
admiration de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérait cette douce parole : J’étaisbienaujourd’hui. Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna
point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernière
image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt
les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le
Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces
monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises
du ciel, dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et
de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l’action
dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait
son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourments de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui
faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait.
Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions
de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention
de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets
d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les
criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud ; mais la conscience
de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse
qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant
voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre
de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua
d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement
dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt
bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda
simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne[p. 12]renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche
et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde
de la boutique à une vieille paysanne, espèce deCalibanfemelle occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard
de Palissy ; puis il dit à l’étranger d’un air insouciant : – Voyez, monsieur, voyez !
Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre
la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies
du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptés,vraie renaissance, récemment arrivés, et qui sont de toute beauté.
Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases
sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles
des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout,
il parut écouter son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais
insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans
crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles. Il était poète, et son
âme rencontra fortuitement une immense pâture : il devait voir par avance les ossements
de vingt mondes. Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel
toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des
boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes,
courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres, où madame
Jacotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris. Le
commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie.
Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute
du moyen-âge. Madame Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans
un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant
à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instruments de mort,
poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments
de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait
à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait
l’empereur Auguste, majestueusement[p. 13]impassible. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles
alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y
lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté
là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier
philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert
et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares ; il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux
plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidents
de lumière, par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la
brusque opposition des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris interrompus,
l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin
une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets, dont les angles
multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.
L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de
divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un
miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde. Après cette impression
brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder, de penser,
de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait
dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées
par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme ;
le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle,
monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis
flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides,
lointaines et rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L’Égypte,
roide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes
noires : les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe ; Moïse, les Hébreux, le désert : il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, une statue de marbre
assise sur une colonne torse et rayonnant de[p. 14]blancheur lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah ! qui n’aurait
souri comme lui, de voir sur un fond rouge, la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le Dieu
Priape qu’elle saluait d’un air joyeux ? en regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour ! Les caprices de la Rome
impériale respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette
d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans
arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait
les pages de Tite-Live : le jeune homme contemplaSenatus Populusque romanus: le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple
courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve.
Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux : il y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant
la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée
souriait d’un air doux. En touchant une mosaïque faite avec les différentes laves
du Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie : il assistait
aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes,
se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénoûments nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une
dague du moyen-âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille
ressemblait à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu, à losanges relevées, paré de clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était
roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre du Japon dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait
l’âme par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve
d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des ateliers
de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la renaissance, au temps où les arts et la licence fleurissaient, où les souverains se divertissaient
à des supplices, où les conciles couchés dans les bras des courtisanes décrétaient
la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée,
les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées,[p. 15]bouillantes, cruelles, au fond d’un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie
sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous
la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un
poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet
ne s’offrait à l’âme. Le poète devait achever les croquis du grand peintre qui avait
fait cette immense palette où les innombrables accidents de la vie humaine étaient
jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé
des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles.
Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour
un seul homme.
Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature
lui rappelait les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal
de quelque jeune fille d’Otaïti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple
de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle
à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un
bananier, qui dispensait une manne savoureuse, sans culture. Mais tout à coup il devenait corsaire,
et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par
les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores
qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin
les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque
précieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans
une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse
vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une
cellule, en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles
de son monastère. Devant quelque1Erreur du Furne : « quelques » au lieu de « quelque ».Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier ; il désirait
porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes
avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’un attrayant embonpoint. Il grelottait
en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator
Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un[p. 16]Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le
confiait à la main d’une châtelaine dont il écoutait la romance mélodieuse en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre
où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait
toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant
si généreusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique
et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son âme comme le son lointain d’un
autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage,
il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures
en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus
étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de
la vie, il marchait dans les enchantements d’un songe ; enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort,
ni tout à fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait
à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs
morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste
bazar des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour
cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait suffi jadis à
la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa
misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean
Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise
au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des
fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.
– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait
une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montez au troisième étage, et vous verrez !
L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement
passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs[p. 17]tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages
de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt,
des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis
des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux ; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre
en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une Vierge de Raphaël,
mais il était las de Raphaël, une figure de Corrège qui voulait un regard ne l’obtint même pas ; un vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire.
Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes
ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes
renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui
livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz,
l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses
jouissances, de ses forces ou de ses idées ? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas
sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur ?
– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier
monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez
voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.
– Vous hasarder ! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince ?
– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les
œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par[p. 18]son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la
main d’un enchanteur ? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous
les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les
dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est
effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible
mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre,
poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du
pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? Lord
Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel
naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des
cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie
avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied
d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie
avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, il est sublime en
posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques ; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule !
Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons
et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type
grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif,
ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans
fin et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde.
En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette
dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères
et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons,
écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos
haines, nos amours ; et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine
de vivre doit s’accepter ? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que
notre valet de chambre entre et vienne nous dire : Madame la comtesse a répondu qu’elle attendait monsieur.
[p. 19]Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création
connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique
des créations inconnues : il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en
laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Les
tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent
d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente
qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent
devant lui : chaque magot lui jeta sa grimace, les yeux des personnages représentés dans les tableaux remuèrent en pétillant ; chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son caractère et
sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur
Faust sur leBrocken. Mais ces phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par la tension des forces
oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. Les
terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs
de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizarreries
de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui
lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément
autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions
graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes
dégradations de la lumière. Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un
squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de
toi ! En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme
sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura
les joues, et frissonna. Les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide
caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui
permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré ;
puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte[p. 20]noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment,
un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses
terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé
à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui
déchiraient le cœur. Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et
tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un
seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres
une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait
debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir,
ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le
plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce
personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait
les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des
effets surnaturels ; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique
de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes,
et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont
les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche
en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée
autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours
également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de
ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le
front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait
de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné,
qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard
tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe,
ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe
cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques
qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse.[p. ill.]Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait[p. 21]une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc
visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de
ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que lePeseur d’orde Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses
tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de
tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des
cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses
se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient
accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse
d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et
en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou
le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême
puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes
les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies
terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère
étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusions2Erreur du Furne : « illusion » au lieu de « illusions »., sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile,
inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde
moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les
yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il
demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne
d’enfants qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur
au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement
de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les
atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris,
sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être
impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré,
disciple[p. 22]de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du
pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme
pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard,
agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion
était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence
de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement
le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.
Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte
brune reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste
de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain
le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à
l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les
fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans
le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut
dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent
aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales
qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir
des ténèbres figurées par un fond noir ; une auréole de rayons étincelait vivement
autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir ; sous le front, sous les
chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de
pénétrantes effluves ; les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en
cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles
au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé.
L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient
les âmes troublées ; enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce
précepte où elle se résume : Aimez-vous les uns les autres![p. 23]Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme,
réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilége des enchantements
de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs,
et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait
encore sur cette merveille ; par moments il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.
– Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie
dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah ! ah ! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant
les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes,
comme dans un étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce : – Hé ! monsieur,
ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerais-je
pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet.
En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos
richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie ?
Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland
tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse,
ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère
avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion
qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers
un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet : – Êtes-vous depuis
trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde, ou bien êtes-vous
déshonoré ?
– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des
flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse ? N’auriez-vous pas plutôt la
maladie de l’or ? voulez-vous[p. 24]détrôner l’ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir ?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent
la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes
et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans
la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il
d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux
mendier ni secours ni consolations.
– Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse
ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit ainsi : – Sans vous forcer à m’implorer,
sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant,
un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans
vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire
plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger
la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cettePeau de Chagrin, ajouta-t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus
du siége où il s’était assis un morceau dechagrinaccroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ;
mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein
de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous
eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman
qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant,
animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière
lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures
capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat,
les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient
vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la[p. 25]raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice.
Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de
plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le
cachet de Salomon.
– Vous le connaissez donc ? demanda le marchand, dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus
d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.
– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère ? s’écria
le jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il,
que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères
mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas
devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx
ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.
– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette
sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui
fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis
appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi
pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent
y chercher quelque chose.
– Que voulez-vous ? demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes
ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une
légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à
celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en
avoir rien ôté.
[p. 26]– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il
en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !
Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :
Ce qui voulait dire en français :
SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT. MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE TES SOUHAITS SUR TA VIE. ELLE EST LÀ. À CHAQUE VOULOIR JE DÉCROÎTRAI COMME TES JOURS. ME VEUX-TU ? PRENDS. DIEU T’EXAUCERA. SOIT !
[p. 27]– Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé
en Perse ou dans le Bengale ?
– Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au
jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense
déjà plus à mourir.
– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : – Je ne saurais vous répondre. J’ai
offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie
que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer
sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement
proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis
abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.
– Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous
de vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours de la vie ? L’homme a-t-il
jamais pu scinder la mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous
suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant !
Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est
celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais
alors dans la misère, j’ai mendié mon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent
deux ans, et suis devenu millionnaire : le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance
m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine.
L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources
de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes
de mort :vouloiretpouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et
ma longévité.Vouloirnous brûle etPouvoirnous détruit ; maissavoirlaisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le[p. 28]désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir
s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non
dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau
qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon
corps. Cependant j’ai vu le monde entier : mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris
tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi
sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes
les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages,
enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de
voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ?
n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ?
Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être
belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée,
transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées
des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure
les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances
intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des
forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai
jamais rien désiré, j’ai tout attendu ; je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait.
Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour
moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je
les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe,
je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais
lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux
meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les
vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent
dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures
historiquement[p. 29]belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas
eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment
préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées,
pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos
volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir
immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves
de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord
du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci, dit-il d’une
voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est lepouvoiret levouloirréunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies
qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent
plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où
le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles
pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès
d’un vouloir ou d’un pouvoir ?
– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de
chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas
nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de
Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites,
monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible.
Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le
vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle
où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et
sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs,
plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous
verser sur des plages inconnues : que les âmes montent[p. 30]dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou
s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies
dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans
une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après
boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans
fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire
une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !
Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles
du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il
se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner
passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non,
non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux
dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger
jusqu’au plus exorbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord
entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire,
je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle
existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier
vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans
cette dernière raillerie, s’écria : – Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera
pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne
vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service,
que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une
débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si
philosophiquement ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles
et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut
vainement l’éclairer : il[p. 31]courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte
de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin,
qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer
dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la
porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras
dessus bras dessous.
– Animal !
– Imbécile !
Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.
Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère
balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas
venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc ?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.
De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui, l’ayant enchaîné
par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine
environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovible
offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J.
Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant nous n’avions certes pas l’air de gens d’argent, huissiers, créanciers,
gardes du commerce, etc. N’importe ! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons,
nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées,
si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mendiants
dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n’était pas
établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous
de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force ! Les ministères, l’Opéra, les maisons
conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de[p. 32]journalistes, restaurants, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de
bons et de mauvais lieux ayant été savamment exploré3Erreur du Furne : « explorés » au lieu de « exploré »., nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également
chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros
de juillet ! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter,
il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris.
Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions
du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.
– Et nous te regrettions vraiment ! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il
s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur,
c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade
constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement
que jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme
de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter ; mais la Patrie est une
épouse acariâtre et vertueuse dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries
chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg
Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais voici ce que tu ne sais peut-être pas !
Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui
de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité
de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées,
à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps.
Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant
qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à
la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes
à un roi qui disaitmoiau lieu de direnous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs vient d’être
fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontents, sans nuire
au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté
autant que du[p. 33]despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie
est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillent
de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de
toutes les patries ! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies
femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais
trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent.
Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès ! avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer
de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires,
de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler
les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rirein pettodes rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer
une joyeuse vie à la Panurge oumore orientali, couchés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique
et burlesque ; ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit journal, un
banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit. Tu
y seras accueilli comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs
que rien n’épouvante, et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de
la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions !
Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent
au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis
Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires
jouent leurkirchen-wasseraux dominos. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint
corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les
esprits forts ! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir
nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales
de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans
les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël ? lui
demanda l’orateur en s’interrompant.
[p. 34]– Oui, répondit le jeune homme, moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la manière naturelle
par laquelle les événements s’enchaînaient ; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de
la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton grand-père, lui répliqua
l’un de ses voisins.
– Ah ! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir
de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands
coquins ! Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre deux vins, nous avons
pesé la vie étant ivres, nous avons prisé les hommes et les choses en digérant ; vierges du fait, nous étions hardis en paroles ; mais marqués maintenant par le fer chaud
de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illusions.
Quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse,
le temps d’innocence où nous tendions dévotement la langue à un bon prêtre, pour recevoir
le sacré corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah ! mes bons amis, si nous avons eu
tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que nous avions des remords
pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur ; tandis que maintenant…
– Oh ! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste…
– Quoi ? dit un autre.
– Le crime…
– Voilà un mot qui a toute la hauteur d’une potence et toute la profondeur de la Seine,
répliqua Raphaël.
– Oh ! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Depuis ce matin je n’envie
qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera
toujours ; mais ce soir la vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un
chemin de fer, fait bondir mon cœur de dégoût ! Je suis épris de passion pour les
malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions duCorsaire rougeet pour l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en France,
je voudrais au moins un Botany-Bay, une espèce d’infirmerie destinée aux petits lords
Byrons, qui, après avoir chiffonné la vie comme une serviette après dîner, n’ont plus
rien à faire qu’à incendier leur pays, se[p. 35]brûler la cervelle, conspirer pour la république, ou demander la guerre…
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi d’homme, sans la
révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond
de quelque campagne, et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours ?
– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal ! pour un journaliste. Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d’une masse
d’abonnés. Le journalisme, vois-tu, c’est la religion des sociétés modernes, et il
y a progrès.
– Comment ?
– Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus…
En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient leDe Viris illustribusdepuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un journaliste qui avait conquis plus de gloire à ne rien faire que les
autres n’en recueillent de leurs succès. Critique hardi, plein de verve et de mordant,
il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc et rieur, il
disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et
loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir. Toujours dépourvu d’argent, il
restait, comme tous les hommes de quelque portée, plongé dans une inexprimable paresse,
jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans
leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de
sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller
vieux à l’hôpital. D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de cynisme et simple
comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameuxtronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient
les escaliers.
– J’aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le
luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
[p. 36]– Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël. Ah çà !
reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes
ces têtes-là. Puis, d’un geste moqueur, il lui montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumières,
et où ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de
Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau
avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre
plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire, et qui découvrait à l’école
moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse
accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon
l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part, et tantôt en reconnaissent
partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes, à l’œil malin, à la bouche
mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune
et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées
politiques, ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait
avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si
son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la
vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre
consolait ensi bémol, et d’une voix moqueuse, un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans
se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs
sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Voyant ces
êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine,
les accouplait avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son
ordre. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à mettre de l’azote
dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques
hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs
mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant,
avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun.
Lejugeur, qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux Bouffons, y criebravaavant tout le[p. 37]monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était là, cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient
de l’avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère ; quant aux autres,
ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII :Union et oubli. L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus ; de temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en
appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit
homme qui fut accueilli par une flatteuse rumeur, c’était le notaire qui, le matin
même, avait achevé de créer le journal. Un valet de chambre vêtu de noir vint ouvrir
les portes d’une vaste salle à manger, où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa
place autour d’une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier
coup d’œil. Son souhait était certes bien complétement réalisé : la soie et l’or tapissaient les appartements, de riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers
détails des frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs
de l’ameublement ; les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient
de doux parfums ; les draperies respiraient une élégance sans prétention ; il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir
sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme, et nous
aident merveilleusement à mettre lamorale en actions! dit-il en soupirant. Oh ! oui, ma vertu ne va guère à pied. Pour moi, le vice c’est
une mansarde, un habit râpé, un chapeau gris en hiver, et des dettes chez le portier.
Ah ! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe ! Et puis après mourir.
J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences4Erreur du Furne : « existences, » au lieu de « existences. »..
– Oh ! lui dit Émile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de change pour
le bonheur. Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune en t’apercevant qu’elle te
ravirait la chance d’être un homme supérieur. Entre les pauvretés de la richesse et
les richesses de la pauvreté, l’artiste a-t-il jamais balancé ? Ne nous faut-il pas
toujours des luttes, à nous autres ? Aussi, prépare ton estomac, vois, dit-il en lui
montrant, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint, l’évangélique et rassurant aspect que présentait[p. 38]la salle à manger du benoît capitaliste. Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment
donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge
oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser
avec délicatesse, avant de la laisser sucer par des héritiers ? Ne trouves-tu pas
du style aux bas-reliefs qui décorent les murs ? Et les lustres, et les tableaux,
quel luxe bien entendu ! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir
les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution, un Allemand et
quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et la mère de cet
ami. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnants de ce vénérable
Taillefer ? Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle,
et chacun de ces rayons brillants serait pour lui un coup de poignard ! Allons donc ! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente
hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à manger les entrailles, à boire le
sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous
serions complices du forfait ! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est
honnête homme.
– Non pas maintenant ! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort : nous aurons dîné.
Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et par un regard plus rapide que la parole,
chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une
longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle
s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux
répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient
des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit
et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin
de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire ; il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins
de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale.
Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une
tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait
bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment
où l’on emporta les[p. 39]restes de ce magnifique service, de tempêtueuses discussions s’étaient établies ;
quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les
visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le
discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches ; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits
tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre
garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple
était contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles
vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux
d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors
galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent
à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations
qui restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de
cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent
les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier
de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres,
des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres
parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles
où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées, se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les arrêts souverains
et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles
et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des
pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la
fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes
d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l’intelligence
humaine tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps ; peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse
ivre, ou par l’Ivresse devenue[p. 40]sage et clairvoyante. Emportés par une espèce de tempête, ces esprits semblaient,
comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre lesquelles
flottent les civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir à la volonté de Dieu,
qui laisse dans la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de
leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte
un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants
de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs
à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle
du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu
des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là-bas ? dit le notaire en montrant
Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court ? s’écria Émile en riant. Raphaël
de Valentin, s’il vous plaît ! Nousportons un aigle d’or en champ de sable couronné d’argent becqué et onglé de gueules, avec une belle devise :Non cecidit animus! Nous ne sommes pas un enfant trouvé, mais le descendant de l’empereurValens, souche desValentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire
d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté,
et faute d’argent et de soldats.
Émile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de
Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en
laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était
impossible de rattacher à sa clientèle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud,
l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmilières nommées Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours
écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement
donné à l’homme par une puissance moqueuse ? dit un journaliste, Claude Vignon, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même
homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel ! répondit
un ballanchiste.
[p. 41]– Pourquoi sonder la Providence ? dit Canalis, un fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur en l’interrompant. Je ne connais
rien au monde de plus élastique.
– Mais, monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de
Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité
dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait
Massol, un jeune homme devenu républicain faute d’une syllabe devant son nom.
– Monsieur, lui répondit Moreau de l’Oise, bon propriétaire, vous qui prenez le sang
pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa tête sur ses épaules ?
– À quoi bon, monsieur ? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques
sacrifices ?
– Bixiou ! Hé ! Chose-le-républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait
un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les événements ne sont rien, disait le républicain en continuant sa
théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes
et des idées.
– Quelle horreur ! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour unsi…
– Hé ! monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il a quelque
idée de la vertu ; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe, étaient des systèmes,
et le corsaire Monbard, une organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations ?
– Oh ! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh ! votre stupide république me donne des nausées ! nous ne saurions découper tranquillement
un chapon sans y trouver la loi agraire.
– Tes principes sont excellents, mon petit Brutus farci de truffes ! Mais tu ressembles
à mon valet de chambre, le drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté,
que si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j’irais tout nu.
– Vous êtes des brutes ! vous voulez nettoyer une nation avec des cure-dents, répliqua
l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! dit Cardot le notaire. Fermez la porte.
Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions
faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah ! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous
disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune
depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de
Charlet.
– Vous avez bien raison ! Passez-moi des asperges. Car, après tout, la liberté enfante
l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le despotisme ramène à la liberté.
Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes.
N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral ? Quand
l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh ! oh ! s’écria Cursy le vaudevilliste, alors, messieurs, je porte un toast à
Charles X, père de la liberté !
– Pourquoi pas ? dit Émile. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve
dans les mœurs, etvice versa.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles !
dit le banquier.
– Hé ! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire ! criait un officier
de marine qui n’était jamais sorti de Brest.
– Ah ! la gloire, triste denrée. Elle se paye cher et ne se garde pas. Ne serait-elle
point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots ?
– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société
ne profite qu’aux gens chétifs. Placés aux deux extrémités du monde moral, le sauvage
et le penseur ont également horreur de la propriété.
– Joli ! s’écria Cardot. S’il n’y avait pas de propriétés, comment pourrions-nous
faire des actes ?
– Voilà des petits pois délicieusement fantastiques !
– Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain…
– Qui parle de mort ? Ne badinez pas ! J’ai un oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
[p. 43]– Écoutez-moi, messieurs !manière de tuer son oncle. Chut ! (Écoutez ! Écoutez !) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au
moins, ce sont les meilleurs oncles. (Sensation.) Faites-lui manger, sous un prétexte
quelconque, un pâté de foie gras…
– Hé ! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre.
– Ah ! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa digestion, la
faillite de son banquier.
– S’il résiste ?
– Lâchez-lui une jolie fille !
– S’il est… dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes.
– Non, monsieur.
– Si, monsieur.
– Oh ! oh ! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire de toutes les dissertations religieuses,
politiques et littéraires ? L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices !
– À vous entendre, je suis un sot.
– Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie ! Monsieur Heineffettermach porte le nombre des volumes
imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante
mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le motinstruction? pour les uns, elle consiste à savoir les noms du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo,
du seigneur des Accords, et à ignorer5Erreur du Furne : « d’ignorer » au lieu de « à ignorer ».celui de l’homme auquel nous devons le flottage des bois ou la porcelaine. Pour les
autres, être instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens,
aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances
aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et déshonorés.
– La conséquence immédiate d’une constitution est[p. 44]l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monuments, tout est dévoré par
un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois,
assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait
illégalement de grandes choses, la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire
légalement de très-petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine, dit
un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé
par l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le bien-être ?
demanda le saint-simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple.
Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité ; allez à Madagascar : vous y trouverez
un joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal ; mais
ici, chacun entre tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son
trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être
promus par un collége des Pères. Ah ! ah !
– Vous êtes un carliste !
– Pourquoi pas ? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine.
Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants ! Trôner dans une chambre, à trente
millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien ?
– Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui pour l’instruction
du sculpteur inattentif avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés
et sur les peuples autochtones. À l’origine des nations la force fut en quelque sorte
matérielle, une, grossière ; puis avec l’accroissement des agrégations, les gouvernements
ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi,
dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie ; le prêtre tenait le glaive
et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourd’hui,
notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant
le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée,
argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sans cesse vers une dissolution
sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni
sur la religion, ni sur la force[p. 45]matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle
l’action ? Voilà le problème.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté absolue mène les
nations au suicide, elles s’ennuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf ? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs,
et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu ! Vous n’avez plus de croyance. Aussi
le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche ! Enfin, votre lord Byron,
en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime.
– Savez-vous, lui répondit Bianchon complétement ivre, qu’une dose de phosphore de
plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot,
l’homme vertueux ou le criminel ?
– Peut-on traiter ainsi la vertu ! s’écria de Cursy. La vertu, sujet de toutes les
pièces de théâtre, dénoûment de tous les drames, base de tous les tribunaux.
– Hé ! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon ! dit Bixiou.
– À boire !
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un seul trait ?
– Quel trait d’esprit ! s’écria Bixiou.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui donnait sérieusement
à boire à son gilet.
– Oui, monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique.
– L’opinion ? mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées ! À vous entendre,
hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature,
l’opinion à la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux ! Si la société nous
a donné le duvet des oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte,
comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite des
châles de Cachemire.
– Monstre ! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu médire de la
civilisation en présence de vins, de mets aussi délicieux, et à table jusqu’au menton ? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes
dorées, mais ne mords pas ta mère.
[p. 46]– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans
un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI,
si le libéralisme devient La Fayette ?
– L’avez-vous embrassé en juillet ?
– Non.
– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous ? ils en ont au moins deux.
– Escompter le ciel ! monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions
antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir physique ; mais nous autres
nous avons développé l’âme et l’espérance ; il y a eu progrès.
– Hé ! mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de politique ? dit
Nathan. Quel a été le sort de Smarra, la plus ravissante conception…
– Smarra ! cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. Ce sont des phrases tirées au hasard dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour Charenton.
– Vous êtes un sot !
– Vous êtes un drôle !
– Oh ! oh !
– Ah ! ah !
– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit Nathan.
– Allons ! allons ! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre ! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.
– Ah ! je ne me tiens pas droit, peut-être ! reprit le belliqueux Nathan en se dressant
comme un cerf-volant indécis. Il jeta sur la table un regard hébété, puis comme exténué
par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre pour un ouvrage
que je n’ai jamais vu ni lu !
– Émile, prends garde à ton habit, ton voisin pâlit, dit Bixiou.
[p. 47]– Kant, monsieur. Encore un ballon lancé pour amuser les niais ! Le matérialisme et
le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe
font aller le même volant. Que Dieu soit en tout selon Spinosa, ou que tout vienne
de Dieu selon saint Paul… Imbéciles ! ouvrir ou fermer une porte, n’est-ce pas le
même mouvement ? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf ? (Passez-moi du
canard !) Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.
– Et lequel ?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la
philosophie pour les chaires ? Mets des lunettes et lis le budget.
– Voleurs !
– Imbéciles !
– Fripons !
– Dupes !
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les
pensées, s’écria Bixiou, le plus spirituel des artistes, en prenant une voix de baisse-taille.
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle ?
– Écoutez !
– Silence !
– Mettez des sourdines à vos muffles !
– Te tairas-tu, chinois !
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant !
– À toi, Bixiou !
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes, et se grima
de manière à singer le Globe ; mais le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de saisir un seul mot de sa
moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il le journal, car il ne s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste
surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par
un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient
et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches,[p. 48]des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot,
des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles
du petit-four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices.
Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine,
par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les
liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du
Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre,
l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes ; mais les
yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir
une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins de dessert
apportèrent leurs parfums et leurs flammes, philtres6Erreur du Furne : « filtres » au lieu de « philtres ».puissants, vapeurs enchanteresses, qui engendrent une espèce de mirage intellectuel et dont les liens puissants enchaînent
les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix
grossirent, le tumulte grandit ; il n’y eut plus alors de paroles distinctes ; les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Cursy
saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le
diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous
eussiez souri de voir des gens naturellement gais, devenus sombres comme les dénoûments
de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs
secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des
danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Claude Vignon se dandinait à la manière des
ours en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites
sur les figures humaines, et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient
vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait
pour quelque Bichat qui se serait trouvé là froid et à jeun. Le maître du logis se
sentant ivre, n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives
par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large
figure, devenue rouge et bleue, presque violacée, terrible à voir, s’associait au
mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d’un brick.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe ? reprit Raphaël.
– Il y a prescription ! dit le meurtrier plein d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur du cimetière
gravera :Passants, accordez une larme à sa mémoire! Oh ! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait
par une équation algébrique l’existence de l’enfer. Il jeta une pièce en l’air en
criant : – Face pour Dieu !
– Ne regarde pas, dit Raphaël en saisissant la pièce, que sait-on ? le hasard est
si plaisant.
– Hélas ! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds
entre la géométrie de l’incrédule et lePater nosterdu pape. Bah ! buvons !Trincest, je crois, l’oracle de la divine bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.
– Nous devons auPater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monuments, nos sciences peut-être ; et, bienfait
plus grand encore, nos gouvernements modernes, dans lesquels une société vaste et
féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces
opposées les unes aux autres se neutralisent en laissant tout pouvoir à lacivilisation, reine gigantesque qui remplace leroi, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre
le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme
un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu ?
– Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il
a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe !
Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré
le triomphe de l’esprit sur la matière, lui seul nous a poétiquement révélé le monde
intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois ? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire d’ivresse. Eh !
bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast : Diis ignotis!
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de parfums, de poésie
et d’incrédulité.
[p. 50]– Si ces messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend, dit le maître
d’hôtel.
En ce moment presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses
où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps, délivré de son tyran, s’abandonne aux joies délirantes de la liberté. Les uns, arrivés à l’apogée de l’ivresse, restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur
propre existence ; les autres, plongés dans le marasme produit par une digestion alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont
le sens leur échappait à eux-mêmes. Quelques refrains retentissaient comme le bruit
d’une mécanique obligée d’accomplir sa vie factice et sans âme. Le silence et le tumulte
s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins, en entendant la voix sonore du valet qui,
à défaut d’un maître, leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent, entraînés, soutenus ou portés les uns par les autres. La troupe entière resta pendant
un moment, immobile et charmée, sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le
chatouillant spectacle que l’amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens.
Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil,
un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent
comme autant de diamants. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient
ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles
de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient
encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets
satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le cœur brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs attitudes,
toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de rubis,
de saphirs et de corail ; une ceinture de colliers noirs sur des cous de neige, des
écharpes légères flottant comme les flammes d’un phare, des turbans orgueilleux, des
tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les
yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être
sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là une gaze diaphane, ici la soie
chatoyante, cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits[p. 51]parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et décentes
jeunes filles, vierges factices dont les jolies chevelures respiraient une religieuse
innocence, se présentaient aux regards comme des apparitions qu’un souffle pouvait
dissiper. Puis des beautés aristocratiques, au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la
tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter. Une Anglaise,
blanche et chaste figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un
ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne dont toute la beauté
gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de
sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, sirène sans cœur et sans passion, mais
qui sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accents
du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée, où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans
leur félicité ; de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes méridionales aux cheveux noirs,
aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant dès le matin dressé tous leurs
piéges, arrivant comme une troupe d’esclaves orientales réveillées par la voix du
marchand pour partir à l’aurore. Elles restaient interdites, honteuses, et s’empressaient
autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche.
Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait. Était-ce pudeur involontaire ? peut-être un sentiment que la femme ne dépouille jamais complétement leur ordonnait-il
de s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant
aux prodigalités du vice. Aussi la conspiration ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle
devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance
majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas
voyagé de compagnie avec l’ivresse ; au lieu d’un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment de faiblesse, s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. À la voix de la poésie qui
les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui
distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque
émanation d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe[p. 52]frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes, dignes peut-être jadis
des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame sanglant à raconter.
Presque toutes apportaient d’infernales tortures, et traînaient après elles des hommes
sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère. Les convives
s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les
caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de
bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après
le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands
embarrassés dans les travaux d’une digestion récalcitrante. Mais bientôt quelques
rires éclatèrent, le murmure augmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant
un moment, menaça par intervalles de se réveiller. Ces alternatives de silence et
de bruit eurent une vague ressemblance avec une symphonie de Beethoven. Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une
grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière,
mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes.
Sa chevelure noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les combats de l’amour,
et retombait en flocons légers sur ses larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir ; de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la lumière
glissait par intervalles en révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau, d’un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs ; l’œil, armé de longs cils, lançait des flammes hardies, étincelles d’amour ; la bouche, rouge, humide, entr’ouverte, appelait le baiser ; elle avait une taille forte, mais amoureusement élastique ; son sein, ses bras étaient
largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache ; néanmoins, elle
paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère, comme
la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette
fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée.
Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne
plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa
figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l’eût
redoutée. C’était une statue colossale tombée du haut de quelque temple[p. 53]grec, sublime à distance, mais grossière à voir de près. Néanmoins, sa foudroyante
beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer
de vieux ossements. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakspeare, espèce d’arabesque admirable où la joie hurle,
où l’amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du bonheur
succèdent aux sanglants tumultes de la colère ; monstre qui sait mordre et caresser,
rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte toutes
les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses
modesties d’une vierge ; puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa
passion, son amant ; enfin, se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtue
d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà
tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis
un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait
un bras blanc, qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine
du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors
amassés par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des aïeux, dissout
des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards, et souvent les
vieillards en jeunes gens ; de cette joie permise seulement aux géants fatigués du
pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
– Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh ! oh ! tu viens deVenise sauvée, s’écria Émile.
– Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms en montant
au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible conspirateur qui t’aime et sache
mourir pour toi ? dit vivement Émile, réveillé par cette apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma rivale. Aussi metté-je toujours
quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle,
elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina ! Les femmes n’ont-elles pas toutes
un amant à pleurer ; mais toutes[p. 54]n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais
bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à Clamart, que dans le lit d’une
rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse par la plus innocente,
la plus jolie et la plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une
figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes
fraîches et pures. Une naïade ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus
timide, plus blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les
orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant
le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement se rencontrent ces créatures
au visage candide qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus
raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés
d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune
fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées
par Aquilina, et se mirent à la questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux
des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine,
en opposant à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne le portrait
de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre
un crime, assez forte pour en rire ; espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes
riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours
une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie
le soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde
entier devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du vice, l’autre le
vice sans âme.[p. ill.]
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes
à l’avenir.
– L’avenir ! répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-je
à ce qui n’existe pas encore ? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi.
N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir,
nous le connaissons, c’est l’hôpital.
– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller ? s’écria Raphaël.
[p. 55]– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant ? demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne
sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes
et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie
dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin ? Vous ne voyez
plus alors en nous, de notre parure, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement
de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre
qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette ; puis, s’il
se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même
pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel
à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle
pas exactement la même ? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges
et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau ou les marches des
Tuileries avec du satin, être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres
dans un pot de terre rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à l’Opéra,
y a-t-il donc là tant de différence ?
–Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs, reprit Euphrasie.
Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui
brille, tout ce qui plaît ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir
raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis,
s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis ; n’ai-je pas raison ?
J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité
ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait ! Donnez-moi des
millions, je les mangerai ; je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine.
Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque battement de mon
cœur. La société m’approuve ; ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations ?
Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous
les soirs ? pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux ? Comme il ne nous a pas mis
entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais
bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres ? dit Émile.
[p. 56]– Les autres ? Eh ! bien, qu’ils s’arrangent ! J’aime mieux rire de leurs souffrances
que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi ? demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héritage, moi ! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir
toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler
pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse,
et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’âme ?
– Eh ! bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher
de toutes les femmes, même des plus vertueuses, en les écrasant par notre beauté,
par notre richesse ? D’ailleurs nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise
en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse ? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie :
– La vertu ! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela,
les pauvres femmes ?
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah ! je ne la connais pas ! reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie à un
être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire : Merci !
quand ils vous frappent au cœur ; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore, pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en
cherchant à la séduire ; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie ! Autant
rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ?
– Eh ! bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie
sera coupée en deux parts : une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle
vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise.
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent
lieues pour aller dévorer avec mille délices un regard et un refus ; elle n’a point
attaché sa vie à un cheveu,[p. 57]ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son seigneur,
son dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.
– Hé ! hé !La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons d’où il vient. D’ailleurs,
si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison ! s’écria Raphaël.
– Heureuses ! dit Aquilina souriant de pitié, de terreur, en jetant aux deux amis
un horrible regard. Ah ! vous ignorez ce que c’est que d’être condamnée au plaisir
avec un mort dans le cœur.
Contempler en ce moment les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium
de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages
de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie,
excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice.
Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un
champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse,
l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits
sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers
voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme
dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière brillante
à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus
grotesques. Çà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres
blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient les appartements. Quoique
les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées
et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il
leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies
bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant
leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que[p. 58]contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilité chargée
de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil, les assaillaient si vivement, qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le
mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille. En ce moment le
valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à attirer son maître dans l’antichambre,
et lui dit à l’oreille : – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent
du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs
portes ? s’écria Taillefer.
Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat de rire si brusquement intempestif, que
son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que
vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire, au moment où j’allais me jeter dans la Seine,
et tu voudrais sans doute connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’ajouterais
que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel
venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse
humaine ; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre
profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement
colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit ?
Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie.
– Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina dont les ronflements
ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit
Émile, qui lui-même s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie, sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton
ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase
et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse
insensée en étouffant notre intelligence par le travail ; tandis que la vie passée
dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral mène à quelque folle
sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou[p. 59]mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette
sentence lutte-t-elle avec les tempéraments que nous a donnés le rude goguenard à
qui nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécile ! s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes ! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces
deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et
se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès aux sociétés ! Mais que nous vivions
avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt
ou tard le même ? Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé
ces deux systèmes en deux mots :Carymary, Carymara.
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant,
répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus bref
queCarymary, Carymara; c’estpeut-être, d’où Montaigne a pris sonQue sais-je? Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation
de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures
d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion qui aboutit aujourd’hui àoui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine ? étais-tu jaloux
de la machine hydraulique du pont Notre-Dame ?
– Ah ! si tu connaissais ma vie.
– Ah ! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire ; la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir
beaucoup plus que les autres ?
– Ah ! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec tonah! Voyons ; une maladie d’âme ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une
contraction de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t’écarteler, comme jadis
le fit Damiens ? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde ? Tes
enfants t’ont-ils jamais dit : J’ai faim ? As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse
pour aller au jeu ? As-tu été payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec
la crainte d’arriver trop tard ? Voyons, j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une
femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas ; je ne
te[p. 60]demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te
le permettra : je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot ! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison
de la sensibilité ? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra
de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres,
en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques,
en… que sais-je ? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres,
de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme elles par de légers
froissements auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh ! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux,
en prenant la main de Raphaël.
La femme sans cœur
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un
geste d’insouciance : – Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées
du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute
ma vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement
rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné
d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance,
ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui
a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles
la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique.
Je juge, au lieu de sentir.
– Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles,
te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme
toi, comme mille autres, de cette vie de collége ou de lycée, dont maintenant nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles, à laquelle notre gastronomie blasée redemande[p. 61]les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau : belle
vie dont nous méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de
continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère, il me logea dans une chambre
contiguë à son cabinet ; je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq
heures du matin ; il voulait que je fisse mon droit en conscience, j’allais en même temps à l’École et chez un avoué ; mais les lois
du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux,
et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de…
– Qu’est-ce que cela me fait ? dit Émile.
– Eh ! que le diable t’emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes
sentiments si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon âme,
la façonnèrent à la crainte et me laissèrent long-temps dans la naïveté primitive
du jeune homme ? Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme
aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie,
il suffira peut-être de te dépeindre mon père : un grand homme sec et mince, le visage
en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille,
méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines
et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui
va dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi : dans sa redingote marron, où il se tenait droit comme un cierge7Erreur du Furne : « siége » au lieu de « cierge ». pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un
pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous
pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures,
et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si
jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins,
dix libertins de francs, trésor immense dont la[p. 62]possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices, il cherchait du
moins à me procurer quelques distractions. Après m’avoir promis un plaisir pendant
des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal, où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse ! c’était pour moi l’indépendance.
Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne,
j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis le
lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, dès le matin je retournais
chez un avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère ; il m’avait menacé de m’embarquer
à ma première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi me prenait-il
un horrible frisson quand par hasard j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux,
dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur
le plus amoureux, l’âme la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence
de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde ; enfin
marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont tu m’interdis de te développer les scènes curieuses : projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil,
désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur
en mélodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets confidents. Aujourd’hui
je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette
époque d’innocence et de vertu : si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me
serais cru ruiné ; mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de
débauche, où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune ; quant
à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh ! quand je devrais t’endormir,
je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées
de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un
forçat. J’étais au bal chez le duc de Navarreins, cousin de mon père. Mais pour que
tu puisses parfaitement comprendre ma position, apprends que j’avais un habit râpé,
des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis
dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les
jolies femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que je n’ai jamais devinée, tant[p. 63]cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À
dix pas de moi quelques hommes jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt
ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était
un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis
un an je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant
du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, décidé à ne revenir que
le lendemain chez mon père, mais armé contre lui d’une aventure plus intriguée que
ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante
écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf del’école buissonnière? J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants,
je comptai l’argent de mon père : cent écus ! Évoquées par cette somme, les joies
de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour
de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Je devins un coquin
déterminé. Sans écouter ni les tintements de mon oreille, ni les battements précipités
de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore ! Leurs millésimes
étaient effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans
ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume
humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un
poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide
autour de moi. Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai
pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières
et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct
de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j’allai me planter près
d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux
voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation
physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir
quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait
mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel ;
entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de[p. 64]quatre ou cinq rangées de causeurs ; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer
le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre ; malgré tous ces obstacles,
par un privilége accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace
et le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais
leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les
cartes ; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant
moi tout à coup, je compris alors cette parole de l’écriture : L’esprit de Dieu passa
devant sa face ! J’avais gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour
des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille
qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent
joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi.
Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Je fus soupçonné
par des yeux inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le
crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors
d’une voix certainement angélique : « Tous ces messieurs avaient mis », et paya les
quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphants sur les joueurs.
Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai
mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que je me vis
possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière
à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai
plus. – Que faisiez-vous au jeu ? me dit mon père en entrant dans le fiacre. – Je regardais,
répondis-je en tremblant. – Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire
à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis.
Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre
des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse…
Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et
son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta
l’or, se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase
par une pause plus ou moins longue et significative : – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une
pension, ne fût-ce que pour vous[p. 65]apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai
cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici
le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme
pour vérifier la somme. J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et… pis que
cela, un menteur ! La honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement. – Maintenant, tu es un homme,mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier.
Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein
de dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous
les jeunes gens, à Paris. Désormais, nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans
un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations,
acquis les connaissances solides et l’amour du travail si nécessaires aux hommes appelés
à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous
ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de
notre pauvre maison. À demain ! ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux. Dès ce jour, mon père m’initia
franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix
ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon
père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour
y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs
quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre
position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune ; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison,
et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté
plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger,
il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens
et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations.
Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait
notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus,[p. 66]ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817 ; dans ce cas, le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l’honneur de notre
nom. Ainsi, le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai
sous le joug le plus odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler
nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les
séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier
sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins
dont l’empreinte flétrissait la figure de mon père. Pendant une année environ, je
menai donc en apparence la vie d’un homme du monde ; mais cette dissipation et mon
empressement à me lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous
être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissements étaient encore des
plaidoiries, et mes conversations des mémoires. Jusque-là, j’avais été vertueux par
l’impossibilité de me livrer à mes passions de jeune homme ; mais craignant alors
de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre
despote, et n’osai me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes
jeunes, quand, à force de froissements, les hommes et les choses ne nous ont point
encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur de pensée, cette noble
pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons
vivement nos devoirs ; notre honneur parle haut et se fait écouter ; nous sommes francs
et sans détour : ainsi étais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme ; mais portant avec lui le
fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement
mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs ; heureux même de mon sacrifice ! Aussi, quand monsieur de Villèle exhuma, tout exprès
pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et nous eut ruinés, signai-je la
vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de
la Loire, et où se trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les arguments,
les détours, les discussions philosophiques, philanthropiques et politiques ne me
manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait unebêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le[p. 67]répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les
yeux de mon père furent alors pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir
de ces larmes a souvent consolé ma misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers,
mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné ; cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans,
vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon
père. Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard,
perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité
publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour père le gouvernement ou le procureur du roi, pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien ! Trois mois après, un commissaire-priseur
me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle.
Des créanciers m’avaient obligé à vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse
à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher
de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. – « Oh ! me dit
le commissaire-priseur, tout cela était bienrococo. » Mot épouvantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance et me dépouillait
de mes premières illusions, les plus chères de toutes. Ma fortune se résumait par
un bordereau de vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent
douze francs, la société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur
la tête. Un valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas me dit
en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiture pendant
mon enfance : – Soyez bien économe, monsieur Raphaël ! Il pleurait, le bon homme. – Tels sont, mon cher Émile, les événements qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent
mon âme, et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations
sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont
l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le mépris et l’indifférence ne m’en eussent
déjà fermé les portes. Quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de
leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parents ni protecteurs. Sans cesse
arrêtée dans ses expansions, mon âme s’était repliée sur elle-même : plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid,[p. 68]dissimulé ; le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi ; j’étais
timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire, je
me déplaisais, je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure
qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait : Courage !
marche ! malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré
l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public à
ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J’étais la
proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses, et me sentais dans le néant. J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis ; je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul, moins craintif que
honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une âme fraîche. Comme tous les grands
enfants, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes
gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens,
s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant
des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant, se prostituant à eux-mêmes
les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les
oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses,
les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole,
au moindre geste hardi, par le premier regard insolent ! Je te le déclare, en mon
âme et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait
un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang,
jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon cœur, mes sentiments,
mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais
dans l’âme seulement, et non dans les manières. J’ai su plus tard que les femmes ne
voulaient pas être mendiées. J’en ai beaucoup vu que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve,
une âme à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures ;
elles appartenaient à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas
admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal ! Dévouant alors en pensée mon existence à des caresses éternelles, j’imprimais toutes[p. 69]mes espérances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme
qui courait au-devant des tromperies. En certains moments, j’aurais donné ma vie pour
une seule nuit. Eh bien ! n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai
vécu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même,
soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré
de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage
tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma promptitude
à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagements,
je n’ai jamais osé ni parler ni me taire à propos. À force de sentiment ma parole
était insignifiante, et mon silence était stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux
lumières, et rend toutes ses pensées par des phrases convenues, ou des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire
en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une âme semblable
à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont
elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes
m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie
quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonge. J’avais sans
doute le tort de désirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans
un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion
large, cet océan qui battait tempêtueusement dans mon cœur. Oh ! se sentir né pour
aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise ! Porter des trésors
dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir.
– Joliment tragique ce soir ! s’écria Émile.
– Eh ! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël. Si ton amitié n’a pas la force
d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors !
Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour
juger un homme, au moins faut-il être dans[p. 70]le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions ; ne vouloir connaître de
sa vie que les événements matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des
sots !
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que,
dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël en le regardant d’un air hébété.
– Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces accidents leur prête
un nouvel aspect. L’ordre des choses que je considérais jadis comme un malheur a peut-être
engendré les belles facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique,
les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à
mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué
de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes
idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L’abandon
auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon
cœur ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? En ne se perdant
pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle âme et la réduisent
à l’état de guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe
perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion ? Méconnu par les
femmes, je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l’amour dédaigné.
Maintenant, je le vois, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire ! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie ? Moi qui suis tour à tour, dans la même heure,
homme et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions, souvent
femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme, et la pureté
même de ma pensée pour du libertinage ? La science leur était ennui, la langueur féminine faiblesse. Cette excessive mobilité
d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable
d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot quand je me taisais, je
les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté
par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société,
je voulus posséder l’âme de toutes les femmes en me soumettant les intelligences,
et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet
à la porte d’un salon. Je[p. 71]m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant
comme André de Chénier : « Il y a quelque chose là ! » Je croyais sentir en moi une
pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. Ô mon cher Émile !
aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans
avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter
mes folies ? N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités ?
Ah ! je ne voudrais point pour ami d’un jeune homme qui dans ses rêves ne se serait
pas tressé des couronnes, construit quelque piédestal ou donné de complaisantes maîtresses.
Moi ! j’ai souvent été général, empereur ; j’ai été Byron, puis rien. Après avoir
joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes
les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi,
cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie peut-être, quand un
homme ne se laisse pas déchiqueter l’âme par le contact des affaires aussi facilement
qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe, tout cela me
sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse
que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule, et cette
femme je croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont
obligées de faire des avances à leurs amants, venir un peu au-devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah ! pour celle qui m’eût plaint,
j’avais dans le cœur tant de reconnaissance outre l’amour, que je l’eusse adorée pendant
toute sa vie. Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi,
mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées,
par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que
ses défauts, et dans un sot que ses qualités ; elles éprouvent de grandes sympathies
pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts,
tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser
ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, nulle femme n’est jalouse
d’en partager seulement les malaises ; toutes veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité ; c’est elles encore qu’elles aiment en nous ! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir
de créer, n’est-il pas[p. 72]armé d’un blessant égoïsme ? il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de
pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse, qui doit en suivre le mouvement.
Une femme adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme ? Ira-t-elle le chercher ? Cet amant n’a pas le loisir de s’abandonner autour d’un divan
à ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui
sont le triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque à ses travaux, comment
en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer ? Prêt à donner ma vie d’un coup,
je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfin il existe, dans le manége d’un agent de
change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de
mesquin dont l’artiste a horreur. L’amour abstrait ne suffit pas à un homme pauvre et grand, il en veut tous les dévouements.
Les petites créatures qui passent leur vie à essayer des cachemires ou se font les porte-manteaux de la mode, n’ont pas de dévouement, elles en exigent et voient dans l’amour le plaisir de commander,
non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os, se laisse traîner
là où va celui en qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes
supérieurs, il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de leurs
besoins : pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et des moyens. Moi, qui
me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses ! Nourrissant
des idées si contraires aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel
sans échelle, possédant des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances
étendues qui surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas encore classées, que
je ne m’étais point assimilées ; me trouvant sans parents, sans amis, seul au milieu
du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout
vous est bien plus qu’ennemi, indifférent ! la résolution que je pris était naturelle,
quoique folle ; elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage.
Ce fut comme un pari8 Erreur du Furne : « parti » au lieu de « pari ». fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs devaient suffire
à ma vie pendant trois ans ; je m’accordais ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention
publique sur moi, me faire une fortune ou un nom. Je me réjouissais en pensant que
j’allai vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde
des livres et des idées, dans une sphère[p. 73]inaccessible, au milieu de ce Paris si tumultueux, sphère de travail et de silence, où, comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe pour renaître brillant et glorieux.
J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins,
au strict nécessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient
suffire à ma pauvreté. En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que
j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale.
– C’est impossible, s’écria Émile.
– J’ai vécu près de trois ans ainsi, répondit Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons
! reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient
de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai
observé, tu le sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination.
Mon logement me coûtait trois sous par jour, je brûlais pour trois sous d’huile par
nuit, je faisais moi-même ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne
dépenser que deux sous de blanchissage par jour. Je me chauffais avec du charbon de
terre, dont le prix divisé par les jours de l’année n’a jamais donné plus de deux
sous pour chacun ; j’avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années, je ne voulais m’habiller
que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques. Ces dépenses réunies ne faisaient que dix-huit sous,
il me restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d’avoir,
pendant cette longue période de travail, passé le Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais
acheté d’eau ; j’allais en chercher le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès. Oh ! je portais
ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère
comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir
la maladie : comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma
bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai
les cheveux, jusqu’au moment où un ange d’amour ou de bonté… Mais je ne veux pas anticiper
sur la situation à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut
de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous
commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui je ris de moi, de cemoi, peut-être saint et sublime, qui n’existe plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont
révélé le[p. 74]danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervents travaux. Ces approvisionnements
sont inutiles à l’ambitieux : que léger soit le bagage de qui poursuit la fortune. La faute des hommes supérieurs est
de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes de la faveur. Pendant qu’ils thésaurisent, leur force est la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit ; les intrigants, riches de mots et dépourvus d’idées, vont et viennent, surprennent les sots, et se logent dans la confiance des demi-niais
: les uns étudient, les autres marchent ; les uns sont modestes, les autres hardis ; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant
arbore le sien et doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au
mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage
à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux
communs de la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par les génies méconnus ; je veux déduire logiquement la raison
des fréquents succès obtenus par les hommes médiocres. Hélas ! l’étude est si maternellement
bonne, qu’il y a peut-être crime à lui demander des récompenses autres que les pures
et douces joies dont elle nourrit ses enfants. Je me souviens d’avoir quelquefois
trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre en y respirant
l’air, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges,
en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue
me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés : tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient
les noires profondeurs de ce pays original ; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers
le brouillard, et accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits
pressés, océan de vagues immobiles ; parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une
vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d’une lucarne pourrie quelque
jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par
un joli bras blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères,
pauvres herbes bientôt emportées par un orage ! J’étudiais les mousses, leurs couleurs
ravivées par la pluie, et qui sous le soleil se changeaient[p. 75]en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets
du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillements du soleil, le silence
et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée,
tous les accidents de cette singulière nature m’étaient devenus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était volontaire. Ces savanes de Paris
formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés,
allaient à mon âme et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est fatigant de retrouver
brusquement le monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent
les méditations scientifiques. Aussi ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères. Quand je fus bien résolu
à suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus
déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue des Cordiers
pour retourner chez moi. À l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d’environ
quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries
amusaient les voisins. Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois de septembre
durait encore. Devant chaque porte, des femmes étaient assises et devisaient comme dans une ville de province par un jour de fête. J’observai d’abord
la jeune fille, dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps
tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Je cherchai la cause de cette
bonhomie au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait
pas être très-passante. En me rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu,
je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux
de cuivre garnis de leurs chandelles, méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef,
et fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre : son lit bleu, les ustensiles, les meubles, avaient la coquetterie d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme
de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard
était comme terni par des pleurs, se leva, vint à moi ; je lui soumis humblement le
tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit
dans[p. 76]les mansardes, où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons
voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge.
Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait
la misère et appelait son savant. La toiture s’y abaissait régulièrement et les tuiles
disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table, quelques
chaises, et sous l’angle aigu du toit je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez
riche pour meubler cette cage digne desplombsde Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté de
la vente mobilière que je venais de faire les objets qui m’étaient en quelque sorte
personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai le lendemain
chez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant
nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir, que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la
vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux,
d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations
tranquilles de la science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe
de l’intelligence, dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs. Aussi sommes-nous toujours
forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Le plaisir
de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul
et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur
que j’éprouvais quand mon âme était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles
et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient
dans mon cerveau palpitant. Voir une idée qui pointe dans le champ des abstractions humaines comme le lever du soleil au matin et s’élève comme lui, qui, mieux encore, grandit comme un enfant,
arrive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres
joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie
à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais, et la basane
brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier
de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. Combien[p. 77]de fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en les regardant ? Souvent, en laissant
voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développements nouveaux,
une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre
des pensées presque intraduisibles. À force de contempler les objets qui m’entouraient,
je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère ; souvent ils me parlaient : si,
par-dessus les toits, le soleil couchant jetait à travers mon étroite fenêtre quelque
lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient, en me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces menus accidents de la vie
solitaire, qui échappent aux préoccupations du monde, sont la consolation des prisonniers.
N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné dans un système ; mais soutenu par
la perspective d’une vie glorieuse ! À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains
douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement : Tu as
bien souffert, pauvre ange ! J’avais entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait
en peu de jours me donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde, où je
voulais reparaître en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez
tous vu dans ce chef-d’œuvre la première erreur d’un jeune homme qui sort du collége,
une véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions, qui depuis ne se sont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile, as calmé la plaie
profonde que d’autres firent à mon cœur ! Toi seul admiras maThéorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la
physiologie, auquel j’avais consacré la plus grande partie de mon temps ; œuvre qui, si je ne me trompe, complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat,
en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrête ma belle vie, ce sacrifice
de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense
est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour où j’eus
terminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme
un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel,
j’ai toujours travaillé, me refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne.
Gourmand, j’ai été sobre ; aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant
visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à[p. 78]faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment
assis, une plume à la main ; bavard, j’allais écouter en silence les professeurs aux
Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum ; j’ai dormi sur mon grabat solitaire
comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la femme était cependant ma seule
chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours ! Enfin ma vie a été
une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge. Puis jugez donc les hommes ! Parfois
mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Par une sorte
de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué de
tout et logé dans une mansarde d’artiste, je me voyais alors entouré de maîtresses
ravissantes ! Je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins
d’un brillant équipage ! J’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant
tout, ayant tout ; enfin ivre à jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement
le sommeil finissait par éteindre ces visions dévorantes ; le lendemain la science
m’appelait en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses
doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions,
qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont pas sans charmes : ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en hiver, où l’on part de son foyer
pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la
pensée a franchi tous les obstacles ? Pendant les dix premiers mois de ma réclusion,
je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte : j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la
journée ; je faisais ma chambre, j’étais tout ensemble le maître et le serviteur,
je diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse
et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent
ma misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit
d’inévitables liens entre elles et moi. Pauline, cette charmante créature dont les
grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs
services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs : elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui ne possédant
rien sont prodigues de sentiment ; paient de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez
moi, voulut me servir et sa mère ne s’y opposa[p. 79]point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise
à cette charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services.
Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail,
la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive qu’éprouve pour les détails
de la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate
attention avec laquelle Pauline m’apportait à pas muets mon repas frugal, quand elle
s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris ? Avec les grâces
de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en faisant un signe pour
me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous
mon toit, et prévoyant mes besoins. Un soir, Pauline me raconta son histoire avec
une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval
de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par
les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement
chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes.
Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de
son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni
pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel
chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse
Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale
protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et me
dit avec un accent déchirant : « Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée
Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau, pour
savoir Pauline élevée à Saint-Denis ! » tout à coup je tressaillis, et pour reconnaître
les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation
de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut
égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La petite
avait les plus heureuses dispositions : elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumant
à penser tout haut près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui
s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur[p. 80]lentement dépliée par le soleil. Elle m’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour
plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en
croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir
s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir,
elle profitait de mes absences pour s’exercer. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre mouvement, sa taille
souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Elle avait un pied mignon dans d’ignobles souliers, comme l’héroïne du conte de Peau-d’Âne. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais
ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, j’aurais eu horreur de tromper
la confiance de sa mère, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme
le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était mon enfant, ma statue. Pygmalion
nouveau, je voulais faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un
marbre. J’étais très-sévère avec elle, mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme
magistral, plus elle devenait douce et soumise. Si je fus encouragé dans ma retenue
et dans ma continence par des sentiments nobles, néanmoins les raisons de procureur
ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus sans la probité de
la pensée. Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même chose pour moi.
Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai contrat dont
les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme
qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne : elle ignore l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc épousé Pauline, et c’eût été
une folie : n’était-ce pas livrer une âme douce et vierge à d’effroyables malheurs ? Mon indigence parlait
son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne créature
et moi. Puis, je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la misère. Peut-être
est-ce en moi une dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la civilisation ;
mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galatée d’Homère,
n’a plus aucun pouvoir sur mes sens[p. 81]pour peu qu’elle soit crottée. Ah ! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré
des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est
un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à briser
des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégants édifices d’une coiffure
embaumée. Des yeux brûlants, cachés par un voile de dentelle que les regards percent
comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. Mon
amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel
plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée
de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige : car quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels
elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et d’où elle va sortir ? Puis
il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir
cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse,
environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la ville,
et si haut placée et si imposante que nul n’ose lui adresser des vœux. Au milieu de
sa cour, elle me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément ces artifices,
un regard qui me sacrifie le monde et les hommes ! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes de blondes, du velours, de fines batistes, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un
carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées
par un orfévre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme ;
je me suis moqué de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une femme aristocratique
et son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même m’enchantent ;
quand elle met une barrière entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les
vanités, qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir
plus de saveur. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant
pas, ne vivant pas comme elles, en s’enveloppant dans un manteau qu’elles ne peuvent
avoir, en respirant des parfums à elle, ma maîtresse me semble être bien mieux à moi
: plus elle s’éloigne de la terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, plus elle
s’embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt
ans sans reine : j’eusse aimé la reine ! Pour avoir les façons d’une princesse, une femme doit être
riche.[p. 82]En présence de mes romanesques fantaisies, qu’était Pauline ? Pouvait-elle me vendre
des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les facultés humaines ?
Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent ! Je n’ai jamais pu détruire
ces sentiments ni ces rêveries de poète. J’étais né pour l’amour impossible, et le
hasard a voulu que je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas
vêtu de satin les pieds mignons de Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un jeune
peuplier dans une robe de gaze, jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant
fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de toutes ses vertus,
de ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur invulnérable, pour
la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme
fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers
jours de ma folie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les scènes
de notre enfance. Plus d’une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux
moments : soit que je la revisse assise près de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement
éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés
sur sa belle chevelure noire ; soit que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au
timbre riche chanter les gracieuses cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent
elle s’exaltait en faisant de la musique : sa figure ressemblait alors d’une manière frappante à la noble tête par laquelle
Carlo Dolci a voulu représenter l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune
fille à travers les excès de mon existence comme un remords, comme une image de la
vertu ! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée ! Quelque malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise9Erreur du Furne : « mis » au lieu de « mise ».à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.
Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre
1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtements, me donna le bras et s’enquit de ma
fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Pris à[p. 83]la glu de ses manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire,
agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me
jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable
qui le rend si séduisant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans.
Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul,
rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humblemonsieurqui messeyait à un grand homme de son vivant. – Les imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier-làintriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot devie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats. Toi, tu travailles
: eh ! bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux
comme un homard : eh ! bien, j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, l’on me fait place : je me vante, l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger
sa fortune devient souvent une spéculation ; il place ses capitaux en amis, en plaisirs,
en protecteurs, en connaissances. Un négociant risquerait-il un million ? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ; il couve
son million, il le fait trotter par toute l’Europe ; il s’ennuie, se donne à tous
les démons que l’homme a inventés ; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse
à vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance
d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a
encore des amis, une réputation et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts
du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un
fou ? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le
monde ? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense !
Eh ! bien, tu arrives au point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu
iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux
me mettre de moitié dans[p. 84]ta gloire : je serai le bijoutier qui aura monté les diamants de ta couronne. Pour commencer,
dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris,
notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des
hommes10Erreur du Furne : « enfin des hommes enfin » au lieu de « enfin des hommes ». qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode ; s’il est réellement bon, ils ont
donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant,
tu feras toi-même la fortune de ta théorie en comprenant mieux la théorie de la fortune.
Demain soir tu verras la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode. – Je n’en ai jamais
entendu parler. – Tu es un Cafre, dit Rastignac en riant. Ne pas connaître Fœdora !
Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne
veut de personne ou dont personne ne veut ! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une
Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions
romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse !
Tu n’es même pas un Cafre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Cafre à l’animal.
Adieu, à demain. Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un
homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora. Comment expliquer la fascination
d’un nom ?Fœdorame poursuivit comme une mauvaise pensée avec laquelle on cherche à transiger. Une
voix me disait : Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me débattre avec cette voix et
lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnements avec ce nom : Fœdora.
Mais ce nom, cette femme n’étaient-ils pas le symbole de tous mes désirs et le thème
de ma vie ? Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller
les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité ; la femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce
n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout
dans mon âme pour me tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant
à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes
visions ? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant
la nuit je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie
entière, une vie d’amour ; j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir
le supplice d’attendre[p. 85]longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant
ainsi dans l’impossibilité de penser ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture le
nom de Fœdora retentissait en moi comme un son que l’on entend dans le lointain, qui
ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore un
habit noir et un gilet blanc assez honorables ; puis de toute ma fortune il me restait
environ trente francs, que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de
mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse d’une recherche
et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je
poursuis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir
ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses : ils mangèrent le pain de tout un mois. Hélas ! nous ne manquons jamais d’argent pour
nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires. Nous
jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont
la famille affamée attend le payement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de
cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous ! Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les
plaisirs de la vanité. Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose
et m’en plaisanta ; mais, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables
conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante ; mais avare avec faste, vaine avec simplicité,
défiante avec bonhomie. – Tu connais mes engagements, me dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour.
En observant Fœdora j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être
justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune ; ainsi prends
garde à tout ce que tu lui diras : elle a une mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, elle
saurait deviner le moment où il dit vrai ; entre nous, je crois que son mariage n’est
pas reconnu par l’empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire quand je
lui ai parlé d’elle. Il ne la reçoit pas, et la salue fort légèrement quand il la
rencontre au bois. Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mesdames
de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation est intacte ; la duchesse de Carigliano,
la maréchale la pluscollet-montéde toute la coterie bonapartiste, va souvent passer[p. 86]avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de
France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune ; elle les a tous poliment
éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte ! N’es-tu
pas marquis ? marche en avant si elle te plaît ! Voilà ce que j’appelle donner des
instructions. Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité,
en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxysme quand nous nous arrêtâmes
devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches ducomfortanglais, le cœur me battit ; j’en rougissais : je démentais mon origine, mes sentiments, ma fierté, j’étais sottement bourgeois.
Hélas ! je sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore
mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux
intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos
mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques.
J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée
d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran
de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit avec grâce,
me fit d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne
me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière qui
me rendit confus ; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai
là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La
conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée, et, sentant que j’avais
une réputation à soutenir, je me rassurai ; puis, sans abuser de la parole quand elle
m’était accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou moins
incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation : pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde
pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras, et nous nous
promenâmes dans les appartements. – N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle devinerait
le motif de ta visite. Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque
pièce avait, comme chez les Anglais les plus[p. 87]opulents, son caractère particulier : la tenture de soie, les agréments, la forme des meubles, le moindre décor, s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique dont les portes
étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadrements de l’étoffe, la pendule,
les dessins du tapis, étaient gothiques : le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité ; les boiseries étaient artistement travaillées ; rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un petit
salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor, si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague
comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé
par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade
une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre mais agréable contraste.
– Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère
ironie. N’est-ce pas séduisant ? ajouta-t-il en s’asseyant. Tout à coup il se leva, me prit par la main, me conduisit
à la chambre à coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches
un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie.
– N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de l’insolence et de la
coquetterie outre mesure, à nous laisser contempler ce trône de l’amour ? Ne se donner
à personne, et permettre à tout le monde de mettre là sa carte ! si j’étais libre,
je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte. – Es-tu donc si certain
de sa vertu ? – Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles, avouent
avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle
pas une énigme ? Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie craignait déjà le
passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon où j’avais laissé
la comtesse, que je rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit
asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux, et sembla s’y intéresser vivement,
surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries au lieu de prendre le
langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser
beaucoup en apprenant que la volonté humaine[p. 88]était une force matérielle semblable à la vapeur ; que, dans le monde moral, rien
ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier
la somme, à diriger constamment sur les âmes la projection de cette masse fluide ;
que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les
lois les plus absolues de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant quelques moments pour la flatter, et je détruisis
ses raisonnements de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier
dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes
insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres
organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes,
de Diderot, de Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à la venir voir ; en style de cour, elle me donna les grandes
entrées. Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des
paroles de cœur, soit qu’elle vît en moi quelque célébrité prochaine, et voulût augmenter sa ménagerie de savants,
je crus lui plaire. J’évoquai toutes mes connaissances physiologiques et mes études
antérieures sur la femme pour examiner minutieusement pendant cette soirée sa personne et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant dans son
maintien, en étudiant ce manége d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied
et cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle
de porte. Je remarquai dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si
gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très-incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui
l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Une volupté savante se peignait jusque dans la manière dont elle se posait devant son
interlocuteur : elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme près de tomber,
mais aussi près de s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les bras mollement
croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance,
elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges[p. 89]tranchaient sur un teint d’une vive blancheur ; ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de
veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression semblait ajouter de la finesse
à ses paroles ; son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être
accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et blâmé l’imperceptible duvet qui ornait
les contours de son visage. Je trouvai la passion empreinte en tout. L’amour était écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre
supérieure un peu forte et légèrement ombragée. Cette femme était un roman : ces richesses féminines, l’ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette
riche structure faisait à la passion, étaient tempérés par une réserve constante,
par une modestie extraordinaire, qui contrastaient avec l’expression de toute la personne.
Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature
les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il
y avait en elle deux femmes séparées par le buste peut-être : l’une était froide, la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard, comme s’il se passait
je ne sais quoi de mystérieux en elle-même : vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux si brillants. Enfin, ou ma science était imparfaite, et
j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait
une belle âme dont les sentiments et les émanations communiquaient à sa physionomie
ce charme qui nous subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus
puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par
cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que mon cœur avait de noble,
de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus
comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir,
ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en
moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait
le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau ! Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle
n’aime pas. – Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard,[p. 90]et le souvenir de ses premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour. Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et
la rue des Cordiers il y a presque tout Paris ; le chemin me parut court, et cependant
il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver, un rude hiver,
quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait
était si grande ! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en
voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique,
il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à un premier étage. Et
comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme
un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis,
pimpants, cravatés à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus
d’impertinence ? – Bah ! Fœdora ou la mort ! criai-je au détour d’un pont. Fœdora, c’est la fortune ! Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux ; je
revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante
démarche, et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide,
aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, j’étais encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste
était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors, en
frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de
pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur ; je me couchai
tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora.
Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune. Je te ferai
grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout
en tâchant de m’adresser à son âme, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence ; les femmes veulent des émotions à
tout prix, je les lui prodiguai ; je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir
insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire
aimer, je pris un peu d’ascendant sur[p. 91]elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je tombai dans le
vrai, je me perdis et devins éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous
appelons, en poésie ou dans la conversation,amour; mais le sentiment qui se développa tout à coup dans ma double nature, je ne l’ai
trouvé peint nulle part : ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J.-J. Rousseau, de qui j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux
siècles littéraires, ni dans les tableaux de l’Italie. La vue du lac de Bienne11Erreur du Furne : « Brienne » au lieu de « Bienne »., quelques motifs de Rossini, la Madone de Murillo, que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans
les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages
de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier
amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide
des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité,
le fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme ! Oui ! qui dit art, dit mensonge.
L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre
vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion
imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des
cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer sincèrement pour
être de moitié dans les rugissements de Lovelace, en lisant Clarisse Harlowe. L’amour
est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui rivière,
qui fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot, et se jette dans un incommensurable
océan où les esprits incomplets voient la monotonie, où les grandes âmes s’abîment
en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du
sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors
du langage, ces regards plus féconds que les plus riches poèmes ? Dans chacune des
scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre
un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh ! comment pourrions-nous reproduire
par des gloses les vives et mystérieuses agitations de l’âme, quand les paroles nous
manquent pour peindre les mystères visibles de la beauté ? Quelles fascinations !
Combien d’heures ne suis-je pas resté plongé dans une extase ineffable occupé àlavoir ! Heureux, de quoi ? je ne sais. Dans ces moments, si son visage était inondé
de lumière, il s’y[p. 92]opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir ; l’imperceptible duvet
qui dore sa peau délicate et fine en dessinait mollement les contours avec la grâce
que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horizon quand elles se perdent dans
le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât
de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même ; puis une ombre
passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur qui en variait les
expressions en en changeant les teintes. Souvent une pensée semblait se peindre sur
son front de marbre ; son œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses traits
ondulaient, agités par un sourire ; le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait,
se repliait ; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses
tempes fraîches ; à chaque accident, elle avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait
des fêtes nouvelles à mes yeux, révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je voulais
lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage. Ces discours muets
pénétraient d’âme à âme comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères
qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais
peine à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas
sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma
chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais
un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous mon toit, je voyais indistinctement
Fœdora chez elle, et participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain : – Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu des silences de la nuit, évoquée par
la puissance de mon extase ! Tantôt, soudaine comme une lumière qui jaillit, elle
abattait ma plume, elle effarouchait la Science et l’Étude, qui s’enfuyaient désolées ; elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose attrayante
où je l’avais vue naguère. Tantôt j’allais moi-même au-devant d’elle dans le monde
des apparitions, et la saluais comme une espérance en lui demandant de me faire entendre
sa voix argentine ; puis je me réveillais en pleurant. Un jour, après m’avoir promis
de venir au spectacle avec moi, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir,
et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée
de travail, et, le dirai-je ? mon dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être,
voulant[p. 93]voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique
dans le cœur. Une voix me dit : – Elle est là ! Je me retourne, j’aperçois la comtesse
au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita pas,
mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon âme avait volé
vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis ?
Il est de ces tressaillements intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels,
mais ces effets de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes habituels
de notre vision extérieure : aussi ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur notre puissance morale, si
peu connue, servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves
vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et, quand il croyait triompher,
l’amant chassait loin de lui la science avec bonheur. Fœdora me vit et devint sérieuse : je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite. Elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis
une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait
entre nous une sorte d’entente : elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait
la veille avec une sorte d’inquiétude amicale si je viendrais le lendemain ; elle
me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût
voulu me plaire exclusivement ; si je boudais, elle devenait caressante ; si elle
faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger ; si je me rendais
coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner.
Ces querelles, auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y déployait
tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur ! En ce moment
notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme
deux étrangers. La comtesse était glaciale ; moi, j’appréhendais un malheur. – Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lorsque
nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver
jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le
boulevard, un commissionnaire étendit son[p. 94]parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes
montés. Je n’avais rien : j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme
et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots : – Je
n’ai pas de monnaie, mon cher ! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion
contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur !
moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité ! Le valet
repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel,
Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes
à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle,
nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après
avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me
dit avec une sorte de solennité : – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens : j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré
des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore
épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais
jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres
nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes
assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère,
je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil.
Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée,
elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes
d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis
entendre en pareille circonstance ; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée
par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme. Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs
clients les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur
de sa voix n’accusait pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien,
toujours nobles et décents, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques.
Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh !
mon cher ami, quand[p. 95]certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont
promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont
adorables, elles aiment ou veulent être aimées ! Un jour elles nous récompenseront
de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres ; elles nous
rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence : leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion ? Mais être torturé par une femme
qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice ? En ce moment Fœdora
marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait
mon avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par
curiosité, déchire les ailes d’un papillon. – Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection
que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je
saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans
le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers
mots. D’abord les paroles me manquèrent, et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait
en moi ; mais bientôt je refoulai mes sensations au fond de mon âme, et me mis à sourire :
– Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je m’accuse d’indifférence,
vous m’en punirez : les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement.
Le silence ne préjuge rien : trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements,
il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon
orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule
femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux
lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène.
Eh ! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique.
Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses
de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur
l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité
de convention qui vous offense ? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous
été maltraitée une première fois par l’amour ? Peut-être le prix que vous devez attacher
à l’élégance de votre taille, à votre[p. 96]délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité : ne serait-ce
pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée ?
Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous ? Ne vous fâchez
pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait
des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles
en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! Vous
ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour
les hommes : je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison,
ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser : il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous.
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh ! bien, la parole
la plus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrent ni un mouvement ni un geste
de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude,
ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour
ses simples connaissances, pour les étrangers. – Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre ? dit-elle
en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous le voyez,
continua-t-elle en riant, je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié ! Beaucoup
de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte. – Vous
pouvez me bannir de chez vous sans être tenue de donner la raison de vos sévérités.
En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait congédié. – Vous êtes
fou, s’écria-t-elle en souriant. – Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un
violent amour ? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse. – Il vaut
mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit un jour abandonner sa femme et la laisser sur la paille après lui
avoir mangé sa fortune. Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et
moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre. – Adieu, lui dis-je froidement. – Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air
amical. À demain. Je la regardai pendant un moment en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais.
Elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue
de marbre, sec et poli, paraissant[p. 97]exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui
m’assaillirent en revenant chez moi par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas
des quais pendant une lieue, ayant tout perdu ? Oh ! savoir qu’elle ne pensait seulement
pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré ! Combien de
ruines et de déceptions ! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes
de mon âme. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange
conversation, je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter
de la valeur nominale des paroles et des idées ! Et j’aimais toujours, j’aimais cette
femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant
toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse
nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fiévreux me saisit.
Je me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble
de malheur, la pluie déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une
femme élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable ! Grâce à des
soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à
exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu
le mien jusque-là dans un état douteux. Sans être curieusement neuf ou sèchement vieux,
dénué de barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pour le chapeau problématique d’un homme soigneux ; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période : il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître.
Faute de trente sous, je perdais mon industrieuse élégance. Ah ! combien de sacrifices
ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois ! Souvent je consacrais l’argent
nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux
et jeûner, ce n’était rien ! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser,
courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient,
ah ! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés.
Mon bonheur, mon amour, dépendait d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc !
Renoncer à la voir si je me crottais, si je me mouillais ! Ne pas posséder cinq sous
pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur ma botte ! Ma
passion s’était augmentée de[p. 98]tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux
ont des dévouements dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe
et d’élégance ; elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes
et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes s’exemptent
de réfléchir au nom de leurs jouissances, et s’absolvent de leur indifférence au malheur
par l’entraînement du plaisir. Pour elles un denier n’est jamais un million, c’est
le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de
grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir
dans le silence ; mais, en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les
hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat
à leurs amoureuses folies. Pour eux le silence parle et le voile est une grâce, tandis que mon affreuse détresse
me condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il me fût permis de dire : J’aime !
ou : Je meurs ! Était-ce du dévouement après tout ? N’étais-je pas richement récompensé
par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle ? La comtesse avait donné
d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidents les plus vulgaires
de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit
comme un autre moi-même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac,
je n’aurais pas hésité ! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages
de pensées, la frénésie croissante qui m’agitaient en marchant, et que peut-être la
marche animait encore ! J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur. Je
voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise ; mais le mal a des trésors
sans fond. La porte de mon hôtel était entr’ouverte. À travers les découpures en forme
de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline
et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom, j’écoutai. – Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept ! Ses cheveux
blonds sont d’une si jolie couleur ! Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix,
je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur ? Et puis, quoiqu’il ait l’air
un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées ! Oh ! il est vraiment
très-bien ! Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui. – Tu en
parles comme si tu[p. 99]l’aimais, reprit madame Gaudin. – Oh ! je l’aime comme un frère, répondit-elle en
riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui ! Ne m’a-t-il
pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais ? Tu ne
fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère ; mais je deviens si instruite
que dans quelque temps je serai assez forte pour donner des leçons, et alors nous
pourrons avoir une domestique. Je me retirai doucement ; et, après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle
pour y prendre ma lampe, que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur
mes plaies. Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin
de croire en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur
de mes avantages. Mes espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent peut-être sur les
choses que je voyais. Peut-être aussi n’avais-je point encore bien sérieusement examiné
la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette
salle ; mais alors j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature
modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère, assise au coin
d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon
sourire. Pauline coloriait des écrans : ses couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquants effets ; mais, ayant quitté sa place et se tenant
debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains
transparentes et roses, l’idéal de sa tête et sa virginale attitude ! La nuit et le
silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur.
Ces travaux continus et gaiement supportés attestaient une résignation religieuse
pleine de sentiments élevés. Une indéfinissable harmonie existait là entre les choses
et les personnes. Chez Fœdora le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises
pensées ; tandis que cette humble misère et ce bon naturel me rafraîchissaient l’âme.
Peut-être étais-je humilié en présence du luxe ; près de ces deux femmes, au milieu
de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du
cœur, peut-être me réconciliai-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection
que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près de Pauline, elle me jeta
un regard presque maternel, et s’écria, les[p. 100]mains tremblantes, en posant vivement la lampe : – Dieu ! comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout mouillé ! Ma mère va vous essuyer.
Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait : nous
avons eu ce soir de la crème, tenez, voulez-vous y goûter ? Elle sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta
si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai. – Vous me refuseriez ? dit-elle d’une voix altérée.
Nos deux fiertés se comprenaient : Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et
me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette crème était peut-être son déjeuner
du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais
elle pétillait dans ses yeux. – J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une expression soucieuse passa sur
son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu
récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire ? – Oui, dit-elle. Et son
sein battait comme celui d’une jeune fauvette entre les mains d’un enfant. – Eh !
bien, comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée, laissez-moi
vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez
eus de moi. – Oh ! ne comptons pas, dit-elle en riant. Son rire cachait une émotion
qui me fit mal. – Mon piano, repris-je sans paraître avoir entendu ses paroles, est
un des meilleurs instruments d’Érard : acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne
saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte entreprendre. Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots,
les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée
d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand monde,
était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable. – Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Restez ici. Mon mari est en
route à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant
que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef attachée dans une Bible,
la clef a tourné. Ce présage annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline
a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept ; mais la clef n’a tourné
que pour vous. Nous serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu
en rêve sur un vaisseau plein de serpents ; heureusement l’eau était[p. 101]trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer. Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une
mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent
et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas
le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère,
Pauline m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligents semblaient deviner ma vie
et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille ; puis
je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je
me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base
et me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres
de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources ; mais j’étais dans le néant.
Ah ! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgents pour les
effets du plus actif de tous les dissolvants sociaux : où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit.
J’étais alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant
un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne ; mais
un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne
une sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre vie ; il
devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur avec une espérance, une espérance
qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain
confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora. – Ah ! ah ! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin,
je sais ce qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes jalouses
de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que
tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet ! – Tout s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences et trouvai la comtesse sublime.
À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus
dans son indulgence que la patiente charité de l’amour. – N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle
aux femmes profondément égoïstes : elle t’aura jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune
et son luxe ; en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton âme. Elle est assez[p. 102]dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Je crois, ajouta-t-il,
t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières,
cette créature me semble impérieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir
que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie,
dans les jouissances sociales ; chez elle, le sentiment est un rôle : elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet. Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis, en lui exposant avec une apparente
gaieté ma situation financière. – Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent dont
je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma
bourse avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être
un bon conseil. Il s’habilla, fit atteler son tilbury ; puis semblables à deux millionnaires, nous
arrivâmes au café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux
imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières et par
son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un
repas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête
à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne
et par l’élégance de leur mise, me dit en voyant entrer un de cesdandys: – Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à
sa convenance, de venir lui parler. – Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l’oreille,
est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas : il est chimiste, historien, romancier, publiciste ; il possède des quarts, des tiers,
des moitiés, dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme
la mule de don Miguel. Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière
au public. Aussi se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets sur lesquels12Erreur du Furne : « lequels » au lieu de « lesquels ».il y a cette inscription :Ici l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale : ni tout à fait probe, ni complétement fripon. Mais chut ! il s’est déjà battu, le
monde n’en demande pas davantage et dit de lui : C’est un homme honorable. – Eh !
bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se porte Votre Intelligence ?
lui dit Rastignac au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.[p. 103]– Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre les mains tous les
matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très-curieux, et je ne sais
à qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer
de mode.
– Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi ?
– Sur l’affaire du Collier.
– N’est-ce pas un miracle ? me dit Rastignac en riant. Puis, se retournant vers le
spéculateur : – Monsieur de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis
que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis
une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire
royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant,
il lui dit : – C’est un homme de talent ; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires,
au nom de sa tante, pour cent écus par volume. – Le marché me va, répondit l’autre
en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc ! – Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq
louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac. – Non, non.
Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit. Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me consulter :
– Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer
cette affaire ? – Eh ! bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures. Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans
sa poche, et nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec
laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron. – J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre, dont je ne sais pas un mot, que de salir le nom de ma famille !
Rastignac m’interrompit par un éclat de rire. – Es-tu bête ! Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront
achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécile ! Madame de
Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son
fard, ses mules valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors
payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou
je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les[p. 104]mémoires. – Oh ! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde ? Le
monde a des envers bien salement ignobles. – Bon, répondit Rastignac, voilà de la
poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute : quant aux mémoires, le
public les jugera ; quant à mon Proxénète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans
de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences ? En
partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas
aussi la plus belle ? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que
mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si
jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus. – Enfin, lui dis-je
tout ému, c’est pour moi une nécessité : ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remerciements.
Vingt-cinq louis me rendront bien riche. – Et plus riche que tu ne penses, reprit-il
en riant. Si Finot me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle
sera pour toi ? Allons au bois de Boulogne, dit-il ; nous y verrons ta comtesse, et
je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne,
Alsacienne un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres
hydrauliques. Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis obligé
d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de connaître un tas
de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore
pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire : elle pleure des averses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu,
par complaisance, car il y a cinquante mille livres de rentes, mon cher, et le plus
joli petit pied, la plus jolie petite main de la terre ! Ah ! si elle ne disait pasmon anche, etproulierpourmon angeetbrouiller, ce serait une femme accomplie. Nous vîmes la comtesse, brillante dans un brillant équipage. La coquette nous salua
fort affectueusement en me jetant un sourire qui me parut alors divin et plein d’amour.
Ah ! j’étais bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de l’argent et des trésors
de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de
mon ami charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter
le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier
et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable
pied de paix, pour passer à un formidable[p. 105]pied de guerre. Désormais je pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec
les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y
enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne ; mais disant d’éternels
adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et
ses joies. Ah ! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une
mansarde ! L’âme humaine est une fée : elle métamorphose une paille en diamants ; sous sa baguette les palais enchantés
éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil. Le lendemain,
vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte et m’apporta, devine quoi ? une lettre
de Fœdora. La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de
là, voir ensemble le Muséum et le jardin des Plantes. – Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle après un moment de silence. Je griffonnai promptement une lettre de
remerciement que Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où, assez content de moi-même,
j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée : Fœdora est-elle
venue en voiture ou à pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ? Mais, me dis-je, qu’elle
soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme ?
elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura
de jolies guenilles. J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que
le soir. Oh ! combien, dans ces crises de notre jeunesse, un poète paie cher la puissance
intellectuelle dont il est investi par le régime et par le travail ! En un instant,
mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant de dards. Je regardai
le ciel par ma lucarne, le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais
bien prendre une voiture pour la journée ; mais aussi ne tremblerais-je pas à tout
moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer Finot le soir ? Je ne me sentis
pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie. Malgré la certitude
de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre, je cherchai
des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout,
je secouai même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes
meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire qui
m’anima, lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que
je visitais[p. 106]avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus collée
contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme
une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous ? Ne lui demandant compte
ni de son silence ni de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée,
je la baisai comme un ami fidèle au malheur et la saluai par un cri qui trouva de
l’écho. Je me retournai brusquement et vis Pauline toute pâle. – J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire…
Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre
petite ! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l’âme
tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que
je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison dans nos pressentiments
d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les
jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin
des Plantes par les boulevards et à pied. – Mais il va pleuvoir, lui dis-je. Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout
le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en sortîmes, un gros nuage
dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre.
Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité.
En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder.
Que de tortures ! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui sans doute
se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arrêté ; errer dans le Jardin
des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien,
il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantastique : c’était un rêve en plein
jour. Cependant ses mouvements, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient
rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer
en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète
vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans âme n’ont rien
de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étions-nous unis, ni par une même volonté,
ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce[p. 107]désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître
une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent instinctivement,
il ne s’exprime pas. – Pendant ces violents paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de
silence, et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même,
je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battements
de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh ! non, l’expérience
jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événements passés, et le souvenir m’apporte
ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris
d’un naufrage sur la grève – Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant
d’un air confus. Après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus
libre en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle
en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui ? Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et
non pas affectueuse ; elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée ; puis
tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances ; mais si mon
amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que
la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des tigres, être
doublés par une feuille de métal. En ces moments-là, je la détestais. – La protection du duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des inflexions de
voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante
en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans
une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance
de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins n’est-il pas votre cousin ? Une
lettre de lui déciderait tout. – Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez. – Vous
êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous
dirai tout comme à un confesseur. Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire
un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter. – Oh ! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé ! m’écriai-je. Mais
j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards et ne se refusa point[p. 108]à mon admiration, elle m’aimait donc ! Nous arrivâmes chez elle. Fort heureusement,
le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée,
seul avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante
politesse et ses façons froides nous avaient toujours séparés, même pendant ses somptueux
dîners ; mais alors j’étais chez elle comme si j’eusse vécu sous son toit, je la possédais
pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves, arrangeait les événements
de la vie à ma guise, et me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant
son époux, je l’admirais occupée de petits détails ; j’éprouvais même du bonheur à lui voir
ôter son schall et son chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint les cheveux
arrangés, charmante. Cette jolie toilette avait été faite pour moi ! Pendant le dîner,
elle me prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui
semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie. Quand nous fûmes tous
deux devant un foyer pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables
créations d’un luxe oriental ; quand je vis si près de moi cette femme dont la beauté
célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant,
me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque
de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais
conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille. – Quoi ! déjà ! dit-elle en me voyant prendre mon chapeau. Elle m’aimait ! Je le crus du moins, en
l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Pour prolonger mon extase,
j’aurais alors volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle
voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais !
Il était minuit quand elle me renvoya. Néanmoins le lendemain, mon héroïne me coûta
bien des remords, je craignis d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale
pour moi ; je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire
de mes travaux futurs. Finot me lut un petit acte où il n’était point question de
ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeunâmes
tous les trois. Quand j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous
et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs ; mais[p. 109]toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais
voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des trésors en adoptant avec franchise lesystème anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant
que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux
du monde le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes
sur de futurs contingents, il donna ma pratique à son tailleur, un artiste qui comprenaitle jeune hommeet devait me laisser tranquille jusqu’à mon mariage. Dès ce jour, je rompis avec la
vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment
chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinents ou les héros
de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère,
je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et passai pour un homme plein
de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant
de moi : « Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête ! »
Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. « Est-il heureux
de ne pas aimer ! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve ? »
J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora ! Seul avec elle,
je ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de l’amour ; j’étais tristement
gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre
indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité : tous les jours près d’elle, j’étais
un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée,
je revenais chez moi pour y travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux
ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système
anglais, je me vis bientôt sans un sou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes,
élégant sans argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce
froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe.
Je ressentis alors mes souffrances premières, mais moins aiguës : je m’étais familiarisé
sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement
offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners
de la comtesse me substantaient pendant deux jours. J’employai tout mon temps, mes[p. 110]efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère
de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion,
je voyais en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son
sexe ; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables : je voulus
chercher un dénoûment à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs
brillaient parfois dans mon âme et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La
comtesse justifiait toutes mes craintes : je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle, et ne devinait ni le malheur ni le bonheur
d’autrui. Enfin elle m’avait joué ! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais
presque avili pour elle en allant voir mon parent le duc de Navarreins, homme égoïste, qui rougissait de ma misère et avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr : il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles
l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui
de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de
luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent,
je lui dis alors quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières, qui
de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Eh ! bien, mon ami,
il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui des enchantements,
des prestiges inconnus ; elle le séduisit, traita sans moi cette affaire mystérieuse
de laquelle je ne sus pas un mot : j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle, elle m’acceptait
alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir,
elle m’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune
parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance,
combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons : là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme
d’écouter la musique, épuisant mon âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver
les mouvements de mon cœur bien rendus par les phrases du musicien. Ma passion était
dans l’air, sur la scène ; elle triomphait partout, excepté chez ma maîtresse. Je
prenais alors la main de Fœdora, j’étudiais ses[p. 111]traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentiments, une de ces soudaines
harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les âmes à l’unisson ; mais sa
main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur émané de
tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché,
phrase convenue qui se reproduit au salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle
n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie ;
son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle.
Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ; inquiète, quoique tranquille,
elle était victime de la mode : sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez
souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous
un corps de bronze ; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse
enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste
à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur,
à plaire aux autres en les rendant contents d’eux-mêmes, malgré sa finesse, Fœdora
n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine : son oubli d’elle-même était
fausseté ; ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises ;
enfin sa politesse sentait la servitude. Eh ! bien, ses paroles emmiellées étaient
pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble
enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur
de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus dupe de ses singeries ; je connaissais à fond son âme de chatte. Quand un niais la
complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours ! j’espérais
fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir
son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouements,
je la voyais alors parfaite ; elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant,
en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir : un fat bien gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse,
elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller
dans les piéges d’une intrigue ; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. Des
douleurs acérées entraient jusqu’au vif[p. 112]dans mon âme, quand elle me révélait naïvement son égoïsme. Je l’apercevais avec douleur
seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de
regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous
des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable
vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce. – J’aurai toujours de la fortune, me répondit-elle. Eh ! bien, avec de l’or nous pouvons
toujours créer autour de nous les sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être. Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle
pas le droit de repousser Raphaël ? Notre conscience est un juge infaillible, quand
nous ne l’avons pas encore assassinée. « Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime
ni ne repousse personne ; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de
l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans
sa vie ! Attends-la. » Ni vertueuse ni fautive, cette femme vivait loin de l’humanité,
dans une sphère à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femelle vêtu de cachemire et
de broderies mettait en jeu dans mon cœur tous les sentiments humains, orgueil, ambition,
amour, curiosité. Un caprice de la mode, ou cette envie de paraître original qui nous
poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La
comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les
délices de quelques gens d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la première
représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous,
je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire,
je n’osais pas aller mendier un secours à Finot, et Rastignac, ma providence, était
absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons,
par une horrible pluie, Fœdora m’avait fait avancer une voiture sans que je pusse
me soustraire à son obligeance de parade : elle n’admit aucune de mes excuses, ni
mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence
ni dans l’embarras de mon maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes. Mes
yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard ? La vie des jeunes gens est soumise
à de singuliers caprices ! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla des pensées
qui me[p. 113]brûlèrent le cœur ; j’essayai de détacher une planche au fond de la voiture en espérant
glisser sur le pavé ; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire
convulsivement et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. À
mon arrivée au logis, aux premiers mots que je balbutiai, Pauline m’interrompit en
disant : – Si vous n’avez pas de monnaie… Ah ! la musique de Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais revenons aux
Funambules ? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle
d’or dont le portrait de ma mère. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma
pensée comme une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même
que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme à qui vous demandez de l’argent
fait tant de mal ! Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus
prononcés par une bouche amie nous enlèvent une dernière illusion. Pauline travaillait,
sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient
légèrement relevés, je crus madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au
milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller. – Vous avez du chagrin, me dit Pauline, qui posa son pinceau sur son coloriage. – Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre
un grand service, lui répondis-je. Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis. – M’aimerait-elle ?
pensai-je. – Pauline ? repris-je. Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier. Elle me devina, tant mon
accent était interrogateur ; elle baissa les yeux, et je l’examinai, croyant pouvoir
lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure.
– Vous m’aimez ? lui dis-je.
– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle. Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste
qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je
lui avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de
m’aider. – Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et
vous m’y envoyez ! Je rougis, confondu par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme
si elle eût voulu compenser par une caresse la vérité de son exclamation. Oh ! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j’ai trouvé derrière
le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur
et la barre,[p. 114]et je les ai mises sur votre table. – Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur
Raphaël, me dit la bonne mère, qui montra sa tête entre les rideaux ; je puis bien vous prêter quelques écus en attendant. – Oh ! Pauline, m’écriai-je
en lui serrant la main, je voudrais être riche. – Bah ! pourquoi ? dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne répondait à tous les battements
de mon cœur ; elle retira vivement ses doigts, examina les miens : – Vous épouserez une femme riche ! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin.
Ah ! Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre. Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère.
– Vous êtes bien crédule, Pauline ! – Oh ! bien certainement ! dit-elle en me regardant
avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive
émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères.
Un homme n’est pas tout à fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence
me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai
de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis
perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain, Pauline vint me voir au moment où je
sortais pour aller louer une loge. – Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et
aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez ! Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver ; mais je la retins. L’admiration
sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux : – Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange ! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur
de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante,
titrée ; hélas ! maintenant je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune
fille pauvre comme vous et comme vous riche de cœur, je renoncerais à une passion
fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison. – Assez ! dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent
dans l’escalier. – Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore ! me dis-je en pensant
aux tortures que je souffrais depuis plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline
me furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle
où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un[p. 115]bouquet ; j’allai lui chercher des fleurs ; je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des remords et des plaisirs
en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle
en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un
peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant
la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes ; elle me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle voulut s’en
aller ; elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois
de mon existence, et ne pas lui plaire ! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni
plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais
son souffle, je touchais son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de
sa beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris : toute la femme et point de femme.
En ce moment, un trait de lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie mystérieuse.
Je pensai tout à coup au livre récemment publié par un poète, une vraie conception
d’artiste taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt
officier, dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère
ses amants, amant, désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre
autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique : rien ne décela sa ressemblance avec cette poésie de l’impossible ; elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant d’une fable prise auxMille et une Nuits. Pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de cette
belle contagion de l’âme, Fœdora doit être gardée par quelque mystère, me dis-je en
revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer ?
Sa vie est sans doute une vie artificielle. À cette pensée, j’eus froid. Puis je formai
le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant
puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l’avais étudiée
intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une
nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise,
qui me dévorait l’âme comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse. Aux
jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût
possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties.
Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y[p. 116]causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En
m’habillant, je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, à défaut de
poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne
sachant jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. Lorsque
les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher y examiner
les choses, et trouvai les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur ;
comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres,
je lâchai leurs embrasses ; je risquais beaucoup en me hasardant ainsi à faire le
ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma situation et les avais
froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre.
Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie,
le dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié
mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me séparait des rideaux, je
parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position, de manière à demeurer
là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternuements13Erreur du Furne : « éternuments » au lieu de « éternuements ».me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en
attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée
dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi
de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai des trous avec mon canif
afin de tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure
des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette
sourde agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux
placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux,
je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par
des gens pressés de partir et qui furettent alors partout. J’augurai bien de mon entreprise
en n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil
amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi
de je ne sais quelle exclamation assez énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour
d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur
proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé
le peu de croyance qui lui reste,[p. 117]se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses
et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de
mordantes saillies. – Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la
comtesse en riant. – Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours eu raison dans
mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes
amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices
naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle
est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de
sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd ? vous le présentez
comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées.
Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment ? Bah ! il est
séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis ? vous leur jetez à la
tête les morts et les vivants ; vous renversez pour eux les termes de votre langage,
et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre
en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale
est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est
vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets.
Et j’en use ! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis,
car, d’ailleurs, mon épée vaut ma langue. Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était
célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement
jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talents
et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique
trompa la comtesse qui m’immola sans pitié ; pour amuser ses amis, elle abusa de mes
secrets, de mes prétentions et de mes espérances. – Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles
revanches : ses talents égalent au moins son courage ; aussi regardé-je comme bien hardis ceux
qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…. – Et fait des mémoires, dit la comtesse,
à qui parut déplaire le profond silence qui régna. – Des mémoires de fausse comtesse,
madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle. Il me[p. 118]prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans
Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami ! Cependant l’amour me souffla
tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes
nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensai-je14Erreur du Furne : « pensé-je » au lieu de « pensai-je »., ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse ? Combien
de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche ? Enfin bientôt mon
impertinent rival resté seul avec la comtesse, voulut partir. – Eh quoi ! déjà ? lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit
palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment ! N’avez-vous donc plus rien à
me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs ? Il s’en alla. – Ah ! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements.
La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase duPria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres
interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talents
et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait
avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en
note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent,
et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe
une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui
pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours
amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette
voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais
alors comme je te vois : elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière ;
elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant
le principal motif de ce rondo ; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses
traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque ;
actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté
par son travail d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme.
La voilà vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se chauffer, un pied sur la barre de
bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva[p. 119]par-dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette
ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvements
empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil.
Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur : Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je
devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine
se moque-t-elle de moi ? Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle ? je ne sais.
Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination
de poète avait souvent incriminé cette invisible servante, grande fille brune, bien
faite. – Madame a sonné ? – Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde ?
– J’étais à faire le lait d’amandes de madame. Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui
nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant
la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous ses mouvements, et nul symptôme
ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les passions que j’avais supposées. – Georges est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux
ce soir ? à quoi pense-t-il ? À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question
des rideaux. – L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah çà ! prends garde de m’égratigner
comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte
encore la marque de tes griffes. Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha
sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux. – Il faut vous marier, madame, avoir des enfants. – Des enfants ! Il ne me manquerait
plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari ! Quel est l’homme auquel je
pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir ? – Mais, pas très-bien. – Tu es une sotte.
– Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses
boucles bien lisses vous sont plus avantageuses. – Vraiment ? – Mais oui, madame,
les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes. – Me marier ? non, non. Le mariage
est un trafic pour lequel je ne suis pas née. Quelle épouvantable scène pour un amant ! Cette femme solitaire, sans parents, sans
amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment ; et quelque faible que fût en
elle ce besoin[p. 120]d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire
à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens ! j’en eus
pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile
s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit ; à travers sa chemise et
à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent
qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire
redouter les yeux furtifs de l’amour. Hélas ! un beau corps triomphera toujours des
résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive,
pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue
devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse
à se coucher ; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui
accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit. La
comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait ; ses lèvres
laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvements
d’impatience ; elle avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son
lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas la nature ; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria : Mon Dieu ! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement
elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration
égale et forte d’une personne endormie ; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai
ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment
indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme
un enfant ; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité
qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice :
être si près et si loin d’elle. Je fus obligé de subir toutes les tortures que je
m’étais préparées.Mon Dieu! ce lambeau d’une pensée inconnue, que je devais remporter pour toute lumière, avait
tout à coup changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance
ou plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souffrance,
par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir
ou avenir, regret ou crainte ? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence
ou de richesse ; il y tenait même un crime ! L’énigme cachée dans[p. 121]ce beau semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant de manières
qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents,
tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel
j’attachais des pensées et des sentiments. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier
à ses secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires,
entre mille jugements. À voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de
refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant
ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié,
lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances
dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut
un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre
tout doucement à ses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si
cruellement, que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune
précaution pour éviter le bruit ; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée
qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumai, la15Erreur du Furne : « le » au lieu de « la ».clef se trouvait à la serrure ; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment
dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse : j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez
singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout
entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me
faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart.
– Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai
pas le crâne sur le marbre, mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.
– Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle. – Ah ! madame, répondis-je, si vous pouviez
me comprendre ! – Qu’avez-vous ! reprit-elle, vous pâlissez. – J’hésite à réclamer
de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous.
– Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment ? – Pour
ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire
passer cette soirée près de vous,[p. 122]comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies ;
vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui
puisse vous déplaire ; d’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez
témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh ! bien, sachez que
je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus. En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul
avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être
heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les bras de la
mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa
faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan,
les pieds sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent
aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses
séductions. [p. ill.] Sa figure était empreinte d’un charme fugitif, qui semblait prouver que nous sommes
à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec lenousde l’avenir et lenousdu passé. Je ne l’avais jamais vue aussi éclatante. – Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité ? – Je ne la tromperai
pas, répondis-je froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle
m’abandonna. Vous avez une bien belle voix ! – Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle
en laissant échapper un mouvement de surprise. – Je vous prouverai le contraire quand
cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère ? Rassurez-vous,
je ne veux pas le pénétrer. Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le ton, les manières
et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le
respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main ; elle
se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans
l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon âme se fondit et s’épancha dans
ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne
m’accuse pas de niaiserie ; si j’avais voulu faire un pas de plus au delà de cette
câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes
environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels
elle mentait. En ce[p. 123]moment, elle était à moi, à moi seul. Je possédais cette ravissante créature, comme
il était permis de la posséder, intuitivement ; je l’enveloppai dans mon désir, la
tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance
d’une fascination magnétique. Aussi ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement
soumis à cette femme ; mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une
âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps.
– Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée,
écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez
dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries
ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas
soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente ! Mais dans quelques moments
vous me jugerez. Il y a deux misères, madame : celle qui va par les rues effrontément
en haillons, qui, sans le savoir, recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant
la vie au simple ; heureuse plus que la richesse peut-être, insouciante du moins,
elle prend le monde là où les puissants n’en veulent plus. Puis la misère du luxe,
une misère espagnole, qui cache la mendicité sous un titre ; fière, emplumée, cette
misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute
d’un centime. L’une est la misère du peuple ; l’autre, celle des escrocs, des rois
et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc ; peut-être n’ai-je
pas de talent : je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier.
Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il
m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se
peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que
je ne m’y trouverais point ? Elle fit un signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade
que nous fîmes au Jardin des Plantes ? Votre voiture me coûta toute ma fortune. Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte
aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion
déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés[p. 124]depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la
narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté
de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les
cris d’une âme déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un
mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu ! ses larmes
étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre,
j’avais eu le succès d’un bon acteur. – Si j’avais su, dit-elle. – N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore assez en
ce moment pour vous tuer… Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait
mal entendre la haine que de vous tuer ! Ne craignez aucune violence ; j’ai passé
toute une nuit au pied de votre lit, sans… – Monsieur, dit-elle en rougissant ; mais
après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la
plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit : Vous avez dû avoir bien
froid ! – Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse ? lui répondis-je
en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d’une
âme plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh ! madame, les hommes qui ne voient
que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du
sérail et se rendre heureux à bas prix ! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre
cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si
vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa
mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je souffre ! m’écriai-je. – Si cette
promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai
à personne. – Eh ! bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et
vous en serez punie ! Un jour, couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit
ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux
inouïs. Quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous
alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage ! Ayant semé
partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres
juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle
des hommes, au-dessous de celle de Dieu. – Ah ! dit-elle en riant, je[p. 125]suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer ? Est-ce ma faute ? Non, je ne
vous aime pas ; vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule,
pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître ?
Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins.
D’ailleurs, les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère ?
Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié ? Je voudrais pouvoir consoler
les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus,
j’apprécie l’étendue de vos sacrifices ; mais l’amour peut seul payer votre dévouement,
vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir
retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles
paroles que vous prononcez. Oh ! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon
sang. – Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle
en riant. Mais il paraît qu’il est très-difficile de mourir à nos pieds, car je rencontre
de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher. – Et dans deux
heures vous vous écrierez :Mon Dieu! lui dis-je. – Avant-hier ! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change,
j’avais oublié de lui faire convertir mes rentes decinqentrois, et dans la journée letroisavait baissé. Je la contemplais d’un œil étincelant de rage. Ah ! quelquefois un crime doit être
tout un poème, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les
plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles. – Épouseriez-vous un pair de France ? lui demandai-je froidement. – Peut-être, s’il
était duc. Je pris mon chapeau, je la saluai. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en
mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.
– Madame. – Monsieur. – Je ne vous verrai plus. – Je l’espère, répondit-elle en inclinant
la tête avec une impertinente expression. – Vous voulez être duchesse ? repris-je
animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle
de titres et d’honneurs ? Eh bien ! laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma plume de ne parler, à ma voix de
ne retentir que pour vous, soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile !
Puis ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de[p. 126]France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois ! – Vous avez, dit-elle
en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la
chaleur. – Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme,
et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera
la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire ! – Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne
plus me voir. Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je
m’enfuis.
Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude
ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitants, je voulus achever mes ouvrages.
Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits
en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais
difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant
et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je
ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde.
Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon âme au lieu
de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée
de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline
pénétra dans ma chambre. – Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante ; vous devriez sortir, allez voir
vos amis. – Ah ! Pauline ! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir.
La vie m’est insupportable. – Il n’y a donc qu’une femme dans le monde ? dit-elle
en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ? – Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de
sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt
je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature.
Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais
seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer
mes dettes ; j’allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me
trouva changé, maigri. – De quel hôpital sors-tu ? me dit-il. – Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis
ni la mépriser ni l’oublier. – Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus,
s’écria-t-il en riant. – J’y[p. 127]ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois je rafraîchis mon âme par l’idée d’un
crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre
en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait grâce, et n’est pas
Othello qui veut !
– Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en
m’interrompant. Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par moments dans
mon cerveau. Mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi sans que
je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience
le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante,
de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je
en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium ? – Bah ! des souffrances atroces,
répondit Rastignac. – L’asphyxie ? – Canaille ! – La Seine ? – Les filets et la Morgue
sont bien sales. – Un coup de pistolet ? – Et si tu te manques, tu restes défiguré.
Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de
nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois ? Je n’ai rien trouvé de mieux
que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta
passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher ! est la reine de toutes
les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante ? L’apoplexie est un coup
de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs
physiques, n’est-ce pas l’opium en petite monnaie ? En nous forçant de boire à outrance,
la débauche porte de mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence
n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine ? Quand nous tombons noblement
sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique ! Si la patrouille nous
ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous
pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus
l’intelligence de la crise ? Ah ! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier
en faillite. Les négociants ont déshonoré la rivière, ils se jettent à l’eau pour
attendrir leurs créanciers. À ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu
veux créer un nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton
second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait du plaisir un vrai bagne. D’ailleurs,[p. 128] j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts !
cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs de rente,
sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable ! En menant une vie enragée,
peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard. Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait
trop d’espérances, enfin il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un
poète. – Et de l’argent ? lui dis-je. – N’as-tu pas quatre cent cinquante francs ? – Oui, mais
je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.
– Tu paies ton tailleur ? tu ne seras jamais rien, pas même ministre. – Mais que
pouvons-nous avec vingt louis ? – Aller au jeu. Je frissonnai. – Ah ! reprit-il en
s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme leSystème dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert ! – Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père
de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est
sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en passant devant un tripot ;
prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune, j’irai
mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.
Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une
femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit
dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus. Revenu
à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la
chaste vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que
je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre.
Pauline me surprit dans une attitude mélancolique. Eh ! bien, qu’avez-vous ? dit-elle. Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y
ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.
– Je vous quitte, ma chère Pauline. – Je l’ai deviné, s’écria-t-elle. – Écoutez, mon
enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année.
Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit
cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage
surla Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi.[p. 129]Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait
des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
– Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano. Je ne répondis pas.
– M’écrirez-vous ? – Adieu, Pauline. Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui
n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva.
Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis.
En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme. – Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi ? me dit Pauline. Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux
de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous
séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste. La vie de
dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la
chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu
de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue,
et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégants, présents
de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan.
Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices
comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées
sur son dossier la pommade et l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis.
L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout.
Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de Lazzaroni. C’était une chambre de
joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations,
et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie.
La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme
elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le maraudeur
a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé
la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine
et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau
de roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique ;
là gisait un portrait de[p. 130]femme dépouillé de sa monture d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide
d’émotions renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui
lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix ? J’étais presque assoupi quand,
d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria : – Victoire ! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour
comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous
donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les
plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau. – Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque
au tas d’or. À d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour
mourir ? Oh ! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Houra ! Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant
par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre
joie en disant long-temps : À toi. À moi. – Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch ! Il jeta de l’or à son fidèle domestique : – Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux. Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as
connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux.
Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais,
gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis ; jamais
dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur.
Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à des querelles ou à cette
facilité confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant
de compagnie ; mais peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices ?
Je hasardai quelques compositions littéraires qui me valurent des compliments. Les
grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre,
me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui
de leurs camarades. Je devins unviveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie.
Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons
par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour
spirituel. Rien ne trahissait en moi cette[p. 131]épouvantable existence qui fait d’un homme un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval
de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris ! Certes les hommes
sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère
concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En inculquerez-vous la poésie aux gens de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues
de délices, ne sont encore que deux médicaments ? À Paris même, dans cette capitale
de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets ? Inhabiles à supporter
l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une orgie, comme le sont ces
bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent
la musique ? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger
de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion ? La débauche
est certainement un art comme la poésie, et veut des âmes fortes. Pour en saisir les
mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à
de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante,
épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses
jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les
plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans
sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La
Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est
la débauche, et toutes sont de difficile accès. Mais quand une fois l’homme est monté
à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux,
les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par
le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de
la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique
est celle des intérêts : tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes,
elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon ; elles donnent des vertiges,
elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de
l’infini existe peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande
flatterie pour l’homme ; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même ? Pour contraster
avec le[p. 132]paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué
demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de
l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement
de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un rentier : poète, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme ne devient-il
pas un ange exterminateur, une espèce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas
des enchantements bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs,
ennemies de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une enceinte
épineuse ? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir
abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté je ne sais en quelles régions à de
délicieuses fêtes ? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans
le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ?
L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses accès d’amour !
Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des
tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la
vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre
épouvante, il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes ; la nature
vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux ? vous le domptez, vous l’élargissez,
vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans
sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous
créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu ! Quand l’homme s’est ainsi
métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte a façonné son âme à l’artillerie, ses
jambes à la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux
quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus,
dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’âme, où
revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire.
Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au
diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort
contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes ! Au lieu
de couler long-temps entre deux rives monotones, au fond[p. 133]d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin
la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse
vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent
l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une
jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute
une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des
poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de
laquelle la science a été chercher une âme, est suivie de torpeurs enchanteresses
après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils
pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte
d’impôt que le génie paie au mal ? Vois tous les grands hommes : s’ils ne sont pas
voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie
l’âme ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces heures
avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées.
Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. À travers ce délire perpétuel,
le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez
au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé : l’impuissance est
assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore ; diplomate, un anévrisme
suspend dans votre cœur la mort à un fil ; moi, peut-être une pulmonie va me dire :
« Partons ! » comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour.
Voilà comment j’ai vécu ! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde ;
sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi ; l’univers
n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie !
Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice
du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux
créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire
personnifiée, une image de ma vie ! Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient
comme des juges. Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie,
j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours
après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le
péristyle des Bouffons. Nous attendions nos[p. 134]voitures. – Ah ! je vous retrouve encore en vie. Ce mot était la traduction de son
sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbée16Erreur du Furne : « sigisbé » au lieu de « sigisbée ».en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire.
Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh ! mourir pour elle, l’adorer encore,
la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes, et me sentir
victime de sa plaisanterie ! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour
pour le jeter à ses pieds. Enfin, j’épuisai facilement mon trésor ; mais trois années
de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où
je me trouvais sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer de mourir, je
signai des lettres de change à courte échéance, et le jour du payement arriva. Cruelles
émotions ! et comme elles font vivre de jeunes cœurs ! Je n’étais pas fait pour vieillir
encore ; mon âme était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes
mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus transiger avec
elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent
en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait
mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe.Notre nom, c’est nous-mêmes, a dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un
Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même
en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant
la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence
quand ils allaient par les rues de Paris ; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance.
Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change
que j’avais griffonnées ? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais
pas moi-même ! Les huissiers aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à
la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné : – Voici
trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi,
de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer.Je devais! Devoir, est-ce donc s’appartenir ? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander
compte de ma vie ? pourquoi j’avais mangé des puddings à lachipolata, pourquoi je buvais à la glace ? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais
sans les payer ? Au milieu d’une poésie, au sein[p. 135]d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais
voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur
sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera
de quitter la table pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout
jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à
Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne
nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit : au moment de notre supplice, tout
le monde croit à notre innocence ; tandis que la société ne laisse pas une vertu au
débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant
des lunettes bleues ou des parapluies multicolores ; ces dettes incarnées avec lesquelles
nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces
gens allaient avoir l’horrible privilége de dire : – « Monsieur de Valentin me doit
et ne me paie pas. Je le tiens. Ah ! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine ! »
Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. « Quand me paierez-vous ? »
disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme
pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son
froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale
de Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne
comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent souvent un emprunteur,
tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans
l’argent et ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre
de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus.
Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfants,
à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers
avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore
des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens
qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par
une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je
sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états,
écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles
étaient dans ma[p. 136]pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais
avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves
matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place.
Ah ! ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait
dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était
un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est
l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Une dette impayée
est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge !
elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud. Mes lettres de
change furent protestées. Trois jours après je les payai ; voici comment. Un spéculateur
vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le
tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur,
je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je
frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de
la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me
semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre ; je ne sais quelle puissance
faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de
cloches ! Le prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes,
j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après
avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant
déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous
étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par
ses amants étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages.
Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue
pour vous ! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais
je n’étais pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours
senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers
les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé
dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé
de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché !
Enfin Fœdora m’avait[p. 137]communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvai gangrenée, pourrie.
Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me
passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables
raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru.
Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux
amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la
famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir
ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir
des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie. Semblable
à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je
me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de
Rastignac…
– Hé ! hé ! s’écria-t-il en pensant tout à coup à son talisman qu’il tira de sa poche.
Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner
son intelligence dans les flots de vin et de punch ; soit qu’exaspéré par l’image
de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël
s’anima, s’exalta comme un homme complétement privé de raison.
– Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant !
Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon
quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé ! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente,
je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier !
Vous m’appartenez, fameuse propriété ! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même
le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi ! Je suis
pape.
En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque-là couvertes par la basse continue
des ronflements, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent
en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante
ivresse par un concert de jurements.
– Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches ! Émile, j’ai des trésors, je
te donnerai des cigares de la Havane.
– Je t’entends, répondit le poète,Fœdora ou la mort! Va ton train ! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes[p. 138]sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah ! tu dormais, sournois ?
– Non ! Fœdora ou la mort, j’y suis.
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il
voulait en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre ! dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon
ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer ! Silence, je suis Néron ! je suis Nabuchodonosor !
– Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux,
par dignité.
– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier.
Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque
en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui
n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste ! Je lutterai avec la fièvre
jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais
non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora ! Je veux oublier
Fœdora.
– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.
– Vois-tu cette Peau ? c’est le testament de Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit
cuistre de roi ! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers à moi. Tu es à moi, si je
veux. Ah ! si je veux, prends garde ? Je peux acheter toute ta boutique de journaliste,
tu seras mon valet. Tu me feras des couplets, tu règleras mon papier. Valet !valet, cela veut dire : Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.
– Eh bien ! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un
journal, tais-toi ! sois décent, par considération pour moi ! M’aimes-tu ?
– Si je t’aime ! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau,
mon ami, la Peau souveraine ! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des
cors ? Je te les ôte.
– Stupide, mon ami ? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir… c’est une antiphrase.
Le brachmane, il se trouve un brachmane là-dessous ! le brachmane donc était un goguenard,
parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre…
– Eh ! bien, oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend…
– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse ?
– Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter
dans la salle à manger.
Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les
phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse,
sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours : – Prenons la mesure !
Prenons la mesure !
Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile,
dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume,
par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait :
– J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai ? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé ? Allons, es-tu bien ?
– Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami
du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci… ga… res… de la Hav…
– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor ? Amour ! À boire !
France… gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis unirent leurs ronflements à la musique qui retentissait dans
les salons. Concert inutile ! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater
leurs bobèches de cristal.[p. 140]La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël
avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les
expressions avaient souvent manqué.
Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues
marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait
reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup
en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était
jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives
se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et
les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet
vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied,
rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs.
Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané
leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle :
leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression,
leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent
tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches,
si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes ; les bouches naguère
délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates
de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées,
cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions.
Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces
faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par
le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves
où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme,
avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans
vêtements ni fard, ce squelette du mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes
de l’esprit ou des enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque
habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent
le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait
été dévasté, ravagé par le[p. 141]feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant
le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en sueur
et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange
des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes
elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles
débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant
au milieu d’une famille pestiférée : plus de parfums ni de lumières étourdissantes,
plus de gaieté ni de désirs ; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante
philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu,
qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une
orgie ! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur
réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées
champêtres ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les
joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore
et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeuner de la famille,
la table autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le père, où tout respirait
un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste
songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait.
Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait
à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet
où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment,
Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue,
apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ;
la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.
À ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment
rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus
vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient
ne pas se trouver de force à continuer ce[p. 142]rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent
et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et
chaque chose en sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent
alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès
de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières
convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la saturnale était enterrée
par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre
le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide
assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment
après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse
sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à
déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à
faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon
plongeait alors son couteau.
– Oh ! oh ! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria de Cursy.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier
en lui montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être !
dit le savant, qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.
– Oh ! oh !
– Ah ! ah !
– Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je
viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.)
Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie
à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle
pas une demoiselle O’Flaharty ?
– Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques
établissements publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par
le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable.
Depuis quinze jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle
Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un
homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier
sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent
vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre
qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour
saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par
la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette
avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y
superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.
– Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.
–Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent
sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquet17Erreur du Furne : « banquier » au lieu de « banquet ». Furne reproduit une erreur
introduite par l’édition Gosselin de 1833. splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la
joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui
se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter ; mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité.
Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur
au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au
nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis
il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade,
il se demandait : Ne suis-je pas pulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine ?
[p. 144]– Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous amuser ! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina.
– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty ? Voilà un homme.
– Il sera pair de France.
– Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet ? dit le jugeur.
– Auras-tu loge aux Bouffons ?
– J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.
– Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il
pût saisir le sens d’un seul mot ; il pensait vaguement à l’existence mécanique et
sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant
du sarrazin, buvant du cidre à même sonpiché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une
pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de sonrecteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes,
ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges ? lui cria le banquier.
–Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.
– Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence.
Vous êtes des nôtres ! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. Monsieur de Valentin
devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus
de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais,les Français sont égaux devant la loiest un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de
bourreaux pour les millionnaires !
– Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux !
– Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant
à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin,
que dis-je ?Monsieur le marquis de Valentin, possède un secret pour faire[p. 145]fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les orme. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir
tous.
– Ah ! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et
qui aillent vite ! dit Aquilina.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres
de rente ; exécute-toi de bonne grâce, allons !
– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix ?
– Belle excuse ! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis ?
– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un
regard sombre et profond sur les convives.
– Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il
sérieusement, eh bien ! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide,
tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau
de chagrin.
Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et
s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
L’agonie
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré
la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant
l’adresse de[p. 146]monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé
des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique
éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre, desséchés
comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré
ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l’aurait, de
retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait :Poète classique en quête d’une rime.Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie
de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il ? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.
– Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme
mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté
sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches
du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.
– Ah ! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse.
Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais
six cents francs de rente viagère si je laissais une seule fois entrer sans ordre
une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier
ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant
le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité
mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où
croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait
dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait
sur sa figure, et dont tout parlait dans cette maison morne ; le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait
été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait
compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir[p. 147]dit un éternel adieu ; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux
éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire
placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son
maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à
travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en
montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole,
à moi son père nourricier.
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a
jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson,
mon enfant,carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose
le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables
de notre époque ? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique.
Je suis son professeur.
– Ah ! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur…
– Chut, chut ! fit Jonathas à deux marmitons dont les voix rompaient le silence claustral
dans lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade ?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous,
il n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous ? deux maisons.
Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment
à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous ?
c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un
vrai miracle. Bon ! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez
défunt monsieur son père ! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour ! Point. Monsieur n’a voulu
voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous ? une vie
inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi,
moi seul, voyez-vous ? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été
comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis : Monsieur le
marquis, il faut vous réveiller[p. 148]et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre,
toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer
quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander
une neuve. C’te imagination ! Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait
ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet
sur la joue droite, je lui tendrais la gauche ! Il me dirait de faire des choses plus
difficiles, je les ferais encore, entendez-vous ? Au reste, il m’a chargé de tant
de vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai ? Ordre de
les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui
faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de
rente viagère qui l’attendent après la mort de monsieur, si le déjeuner ne se trouvait
pas inconciliablement servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le
dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour.
Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises,
et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé,
il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec
les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous ? sur le même
fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap ; en cas de
besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans
lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître : Vous devriez
sortir, monsieur ? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend
pas ses chevaux, ils sont toujours attelés ; le cocher reste inconciliablement, fouet
en main, comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéra
et l’autre aux Ital… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures
précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien,
il lit, il lit toujours, voyez-vous ? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui
le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve
le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure
chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque ; il
m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et où sont écrits tous mes
devoirs, un vrai catéchisme.[p. 149]En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de
fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche ! il
a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez
long-temps du nécessaire, le pauvre enfant ! Il ne tourmente personne, il est bon
comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel
et dans le jardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche
au doigt et à l’œil, etrecta! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je
lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point
il a poussé la chose. Ses appartements sont… en… en comment donc ? ah ! en enfilade.
Eh bien ! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac !
toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller
d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil
et commode et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros, par exemple ! Enfin,
finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu auras soin de moi comme
d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître, entendez-vous ? et il est
quasiment le domestique. Le pourquoi ? Ah ! par exemple, voilà ce que personne au
monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable !
– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème ? C’est donc bien assujettissant, ça !
Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une
vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait
une tulipe, et il disait en s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas. »
À cette heure, d’autres prétendent qu’il estmonomane. C’est inconciliable !
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima
un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand
ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait
par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels,
un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
– Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.
[p. 150]– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude
appuyé sur une table ; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être
encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je
peux lui être utile.
– Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend ! que
vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais,
monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme
ça : Faut-il le faire monter ? Il répondraouiounon. Jamais je ne lui dis :Souhaitez-vous ? voulez-vous ? désirez-vous ?Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. – Veux-tu
me faire mourir ? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne
pas avancer ; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit
le vieil émérite à travers de somptueux appartements dont toutes les portes étaient
ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une
robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait
le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée
par l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur
son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries
particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables
à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds,
devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée.
Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont
elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds
le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets
d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont
les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en
sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était
démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un
sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir.
Les uns pouvaient y lire du désespoir ; d’autres,[p. 151]y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil
profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare
jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer,
et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ; ou le regard du Prométhée enchaîné,
de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par
ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient
pas. Véritable regard de conquérant et de damné ! et, mieux encore, le regard que,
plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce
d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens
d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque
joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait
son âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance
dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant
son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il
avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un
médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un
Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant
dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais
d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme !
se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena
la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre,
il tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant
le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève
au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si
le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord
Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.
– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés
du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous ?
– Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main
fiévreuse. Et vous ?
[p. 152]– Oh ! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage ?
– Non, répondit Raphaël.Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page, et j’ai dit adieu pour toujours à la
science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute ? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère,
adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant
Ronsard.
– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.
– Oh ! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se
prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux,
la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin,
ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais
l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles
un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir
reçu ; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement
son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant
lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement
dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël
étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre
tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec
lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment
les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu
l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort,
avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes
d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France
au Luxembourg ; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa
chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite
et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire
de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier
son ancien élève[p. 153]de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur
dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible,
lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé par
politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit
lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Eh ! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle
interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout.Je souhaite bien vivementque vous réussissiez…
En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé
du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa
comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de
la peau noire et le dessin rouge ; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur
en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête ! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur ! Ne pouviez-vous
pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide ? Votre
visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une
vie ! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas ! Jonathas parut. – Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir monsieur ?
dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon âme entre les mains
pour la déchirer ? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence ! Encore une
faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je
pas mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain ? J’ai de l’or pour
lui. D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que
cela me ferait ?
La colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume sillonnait ses lèvres
tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux
vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence
d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction
dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.
– Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes[p. 154]pensées ! plus d’amour ! plus rien ! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait,
mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos
soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles,
que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant
chanté dans une langue étrangère.
– Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser.
La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il.
Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car
larésistancea triomphé dumouvement. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la
santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel.
Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe
pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche
de comprendre la mission que je t’ai confiée !
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.
– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort et dansent
comme de belles femmes devant moi ; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort !
Tu dois être une barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui
chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment
ferez-vous ce soir aux Italiens ? Une famille anglaise qui repart pour Londres m’a
cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh ! une loge superbe,
aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais
sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille ? Quand ce
coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le
tapis de la[p. 155]Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins,
et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique ;
mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël,
triste et pensif. Fatale image de la richesse ! Il court à travers Paris comme une
fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marchepied se déploie, ses deux valets
le soutiennent, une foule envieuse le regarde.
– Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche ? dit un pauvre étudiant en droit, qui,
faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.
Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle ; il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant
le second acte de laSemiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans
laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà
plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal.
Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du
foyer, les jeunes et vieux élégants, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs
sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet,
enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas
de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en
clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de
plus près. Quelle admirable peinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule
à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir ; mais,
appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une
couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou
moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées
par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude.
Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement
ressortir sa décrépitude et son teint plombé ; aussi était-il impossible de ne pas
rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à
ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers pendant leurs
loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et[p. 156]Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune
homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard
sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance
il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner
ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante
jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant
habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant
la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine
de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait
comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf.
Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs :
il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce
moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses
lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël
lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les
peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent
de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges
rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant
avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants,
une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui
permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin : des nuages, un vieillard
à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant
il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines
lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses
yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante
fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue
d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard
impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à
ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand
dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du[p. 157]souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et
savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de
cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire
du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour ; il lui offrit
son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices
les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans
voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre ? s’écria le plus
élégant de tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds,
aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le
chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le langage du genre.
– Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité,
de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.
– Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie,
ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie ?
– Ah ! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme
un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une
heure d’amour.
En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer
pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans
sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément
en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en
arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une
coquette occupée à se poser : tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune
pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée
à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël
devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme
il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un
amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir
les tourments auxquels Valentin avait heureusement renoncé.[p. 158]Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette
sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience
d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes
de Paris ; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée
de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un
béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui
coiffait horriblement mal la fille d’un banquier. Tout à coup elle pâlit en rencontrant
les yeux fixes de Raphaël ; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun
de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde,
était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette
maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi,
Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot,
dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris.
Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable.
En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore
de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent
alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes
de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent
sa souffrance. Enfin sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux : je
suis la plus belle ! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité,
devint un mensonge. À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de
Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa
échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes
et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé
que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord
pour réclamer le silence ; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent
les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les
femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient
avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma
par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans[p. 159]l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit
la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner
de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui
les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent
immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler
la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble
et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis
il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : – Mais regarde donc la
belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir
aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé
qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement
aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont
le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits,
en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le
matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement
resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis
comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence
la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une
jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture
de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la
tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant
un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent,
se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers
marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient
une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit
le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe
elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles
sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine,
au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua[p. 160]soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ; le tulle et la dentelle transmirent
fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par
un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes
de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants
parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle,
et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme
en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en
contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés
par la même pensée, restèrent en présence.
– Pauline !
– Monsieur Raphaël !
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait
Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement
son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner
des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale,
sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement
qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.
– Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers.
J’y serai à midi. Soyez exact.
Elle se leva précipitamment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit
de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide ; mais ne pouvant comprendre
une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit
et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi
une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à
midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman
avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait
sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un[p. 161]manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné,
tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu ! Je suis libre, je vivrai. C’était
donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi
simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en
essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à
la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines.
Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline
de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle,
aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du
luxe ; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire
comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de
cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme
sortit de la salle et lui dit : N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin ?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin ? demanda-t-il.
– Oh ! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle
maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame ! il a rapporté
des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques,
si elle le voulait. Elle m’a donnégratisson fonds et son restant de bail. Ah ! c’est une bonne femme tout de même ! Elle n’est
pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches
de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une
robe de percaline ; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment
jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.
– Ah ! vous voilà donc ! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf
mouvement de joie.
Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux ; il la regarda sans
rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées ? reprit-elle en[p. 162]baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu ?
– Ah ! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore !
– Là ! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien
mis, riche en apparence, mais en réalité, hein ! monsieur Raphaël, est-ce toujours
comme autrefois ?
Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria :
– Pauline !… je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda
dans son regard.
– Oh ! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule
parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant,
tantôt sanglotant : – Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais
moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais
ce mot :il m’aime, de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël ! j’ai des millions. Tu aimes le
luxe, tu seras content ; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour
toi dans ce cœur ! Tu ne sais pas ? mon père est revenu. Je suis une riche héritière.
Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort ; je suis libre, comprends-tu ?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait
si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion.
Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit ; ils
se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur,
dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier
baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.
– Ah ! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je
ne sais d’où me vient tant de hardiesse reprit-elle en rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline ? Oh ! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour
vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas ?
– Oh ! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi !
– Tu m’aimais donc ?
– Oh ! Dieu, si je t’aimais ! combien de fois j’ai pleuré, là,[p. 163]tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue
au démon pour t’éviter un chagrin ! Aujourd’hui,monRaphaël, car tu es bien à moi : à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh ! oui,
ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh ! bien, où en suis-je ? reprit-elle après
une pause. Ah ! m’y voici : nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si
j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme ;
mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore
et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune,
je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en
montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh ! comme alors ta joie
m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité ? je ne puis
rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. – Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre
et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
– Moi aussi, j’ai des millions ; mais que sont maintenant les richesses pour nous ?
Ah ! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi ?
mais je suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé ! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.
– Hé ! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël : – Embrassez-moi,
dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que
vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.
– Tes écrans !
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant ! combien
il est facile de tromper les hommes d’esprit ! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets
blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage
par mois ? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent.
Je t’attrapais sur tout : le feu, l’huile, et[p. 164]l’argent donc ? Oh ! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant,
je suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc ?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère
une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh ! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque
effroyable chagrin.
– Serais-tu marié ? cria Pauline. Ah ! je ne veux te céder à aucune femme.
– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi !
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec
une dévotieuse ardeur.
– J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil ! reprit-elle en passant une main
dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora ! Quel plaisir
j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie,
elle ! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais
quelle voix qui m’a crié : Il est là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh ! je
me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré.
Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais,
pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh ! répète-moi cela, mon amour !
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur
les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je
ne puis que le sentir…
– Oh ! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien,
tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme,
mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon âme ;
en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer
une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent[p. 165]n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur.
Oh ! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.
Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues !
– Oh ! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à
l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit
le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence : – Nous avons un peu oublié
de chercher tes manuscrits ?
Ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah ! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah ! monsieur, et la gloire ?
– Tu es ma seule gloire.
– Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant
les papiers.
– Ma Pauline…
– Oh ! oui, je suis ta Pauline. Eh bien ?
– Où demeures-tu donc ?
– Rue Saint-Lazare. Et toi ?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que… Elle s’arrêta en regardant
son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester
séparés.
– Vrai ! dans quinze jours nous serons mariés ! Elle sauta comme un enfant. Oh ! je
suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à
rien dans le monde ! Tu ne sais pas, pauvre chéri ? mon père est bien malade. Il est
revenu des Indes, bien souffrant. Il a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher. Ah ! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois
heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au
logis : ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser
de leur bonté, ce serait mal ! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens
hier. Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas ?
[p. 166]– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras ?
– Ah ! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais,
notre trésor ?
– Pauline, encore un baiser ?
– Mille ! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois
rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier ; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant
ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent
sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et
m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle
en rougissant. – Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner
à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. Georges
pressera les chevaux.
Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh ! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant
la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai
là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu
n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel ?
– De personne.
– Bien vrai ? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline !
– Oh ! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit
pareil au tien.
Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.
– Oh ! mon père, mon père ! dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant ! je n’osais pas te le proposer…
– N’es-tu donc pas ma vie ?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels
l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit
Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut[p. 167]en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son
feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée
froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda
la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français,
sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la
tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans
la voir. – Grand Dieu ! s’écria-t-il. Quoi ! tous mes désirs, tous ! Pauvre Pauline ! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement
de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant : Je suis bien bête ! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au
fond d’un puits : Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises !
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se
célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point
d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection,
jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent
par la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et d’autre même
délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle
des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs de l’un faisaient
la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils
ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le
sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’âme de l’épouse ; dédaignant les colifichets
de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles
d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et
Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde !
Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande aux Italiens
ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent
d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs ; enfin, espèce
d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se
trouvaient discrets ; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
[p. 168]Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire
aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une
petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le
doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes
rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux
contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes
les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant
les tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de
lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des
muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds
foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil
vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence
grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur
la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline ;
elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer
afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat ; elle éclatait de rire à chacune
de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le
journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains.[p. ill.]Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est
naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la
dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir
qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant
un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à
voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait
être tout à la fois jeune fille et femme ; peut-être plus jeune fille que femme, elle
jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières
joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié
son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin,
et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand
Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste
de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant
d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
[p. 169]– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant
avait fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle redevenant femme tout à coup,
que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur
Nicolas à des paroles, à des regards d’amour ?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés faisaient crier le
sable des allées retentit près de la serre.
– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous
apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En tirant tout à l’heure, sous votre
respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine ! La voilà ! Faut,
tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni
humide. C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis
est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et
que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’avait pas six
pouces carrés de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très-curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange ? tu pâlis ! s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu ?
Que te sens-tu ? Où as-tu mal ? Tu as mal ! Un médecin ! cria-t-elle. Jonathas, au
secours !
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il
y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être est-ce cette verveine ?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le
jardin.
– Oh ! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur
amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles à
baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas : ta vie est
ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos ? J’y sens encorela petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?… elle est glacée, ajouta-t-elle.
– Folle ! s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme ? dit-elle. Laisse-la-moi boire.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël ? Sois vrai, je saurai
bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant la Peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Quel changement de voix ! répondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du
destin.
– M’aimes-tu ? reprit-il.
– Si je t’aime, est-ce une question ?
– Eh bien, laisse-moi, va-t’en !
La pauvre petite sortit.
– Quoi ! s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumières où nous avons
appris que les diamants sont les cristaux du carbone, à une époque où tout s’explique,
où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux et soumettrait ses
miracles à l’Académie des Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes
des notaires, je croirais, moi ! à une espèce deMané, Thekel, Pharès? Non, de par Dieu ! je ne penserai pas que l’Être-Suprême puisse trouver du plaisir
à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savants.
Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpêtrière,
immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare où s’ébaudissaient des canards
remarquables par la rareté des espèces et dont les ondoyantes couleurs, semblables
aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Tous les canards
du monde étaient là, criant, barbotant, grouillant, et formant une espèce de chambre
canarde rassemblée contre son gré, mais heureusement sans charte ni principes politiques,
et vivant sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient
par hasard.
– Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé ce grand
pontife de la zoologie.
Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé dans quelques sages méditations
à l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux âges, avait une physionomie douce,
encore adoucie par un air obligeant ; mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation
scientifique : sa perruque incessamment grattée et fantasquement retroussée, laissait
voir une ligne de cheveux blancs et[p. 171]accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache
si puissamment aux choses de ce monde que nous perdons la conscience dumoi. Raphaël, homme de science et d’étude, admira ce naturaliste dont les veilles étaient
consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, dont les erreurs servaient
encore la gloire de la France ; mais une petite maîtresse aurait ri sans doute de
la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet rayé du savant,
interstice d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée
en se baissant et se levant tour à tour au gré de ses observations zoogénésiques.
Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser
à monsieur Lavrille un compliment banal sur ses canards.
– Oh ! nous sommes riches en canards, répondit le naturaliste. Ce genre est d’ailleurs,
comme vous le savez sans doute, le plus fécond de l’ordre des palmipèdes. Il commence
aucygne, et finit aucanard zinzin, en comprenant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs
noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus
entre eux qu’un blanc ne ressemble à un nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons
un canard, la plupart du temps nous ne nous doutons guère de l’étendue… Il s’interrompit
à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. – Vous voyez
là le cygne à cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien loin pour nous montrer
son plumage brun et gris, sa petite cravate noire ! Tenez, il se gratte. Voici la
fameuse oie à duvet ou canardEider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses ; est-elle jolie ! qui
n’admirerait ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert ? Je viens, monsieur,
reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le
mariage s’est fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat.
Je me flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce à laquelle peut-être mon nom
sera donné ! Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est d’une
part une oie rieuse (anas albifrons), de l’autre le grand canard siffleur (anas ruffinade Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils
blancs et le canard souchet (anas clypeata) : tenez, voici le souchet, ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre et
si[p. 172]coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffleur était huppé, vous comprenez
alors que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte
noire. Ces messieurs prétendent unanimement que ce canard fait double emploi avec
le canard sarcelle à bec recourbé, quant à moi… Il fit un geste admirable qui peignit
à la fois la modestie et l’orgueil des savants, orgueil plein d’entêtement, modestie
pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur,
que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre
canard. Mais je suis à vos ordres.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la
Peau de chagrin aux investigations de monsieur Lavrille.
– Je connais ce produit, répondit le savant après avoir braqué sa loupe sur le talisman ;
il a servi à quelque dessus de boîte. Le chagrin est fort ancien ! Aujourd’hui les
gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans
doute, la dépouille duraja sephen, un poisson de la mer Rouge…
– Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…
– Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose : entre le galuchat et le
chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à
un quadrupède. Cependant la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal
terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute,
un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons ! s’écria Raphaël.
– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci est une peau
d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne extrêmement rare, l’onagre des
anciens,equus asinus, lekoulandes Tatars. Pallas a été l’observer, et l’a rendu à la science. En effet, cet animal avait long-temps passé
pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte ; Moïse
avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux
par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes
bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans sesAct. Petrop., tome II, que ces excès[p. 173]bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme
un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous ne nous
doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum ne possède pas d’onagre.
Quel superbe animal ! reprit le savant. Il est plein de mystères : son œil est muni
d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la
fascination, sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus
beaux chevaux ; elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves, et ressemble beaucoup
à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au
toucher ; sa vue égale en justesse et en précision la vue de l’homme ; un peu plus
grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire.
Si, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre
les bêtes les plus féroces ; quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer
qu’au vol des oiseaux ; un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux
arabes ou persans. D’après le père du consciencieux docteur Niébuhr, dont, comme vous le savez sans doute, nous déplorons la perte récente, le terme moyen du pas
ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure.
Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une idée de cet âne indépendant et fier. Il
a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvements
pleins de coquetterie ! C’est le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques
et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle
aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées
à ces nobles animaux.
Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses ; il est presque impossible de
le saisir dans les montagnes, où il bondit comme un chevreuil, et semble voler comme
un oiseau. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans
ces pays, où les bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher à un autre.
Les ânes de selle, obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre
apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné
lieu peut-être à notre proverbe : Méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire
naturelle était très-négligée en France,[p. 174]un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment
l’esclavage. De là, le dicton ! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est
la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent queChagriest un mot turc, d’autres veulent queChagrisoit la ville où cette dépouille zoologique subit une préparation chimique assez bien
décrite par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que nous admirons ; monsieur
Martellens m’a écrit queChâagriest un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignements qui fourniraient
une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore ; mais
j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un
volume égal…. à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à Lavrille un atlas
ouvert : or depuis trois mois elle s’est sensiblement contractée….
– Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement
organisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, et dont les
progrès sont soumis aux influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent
ou se resserrent d’une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des espaces
assez considérables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres
de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte. Aussi n’avons-nous pas
la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire.
Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre ?
– Oh ! certes. Ah ! peste, dit monsieur Lavrille en essayant de tirer le talisman.
Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir Planchette, le célèbre professeur
de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh ! monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon
Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées. Il remportait
de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine : une nomenclature ! Ce[p. 175]bonhomme ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des chèvres,
il s’amusait à compter des animaux et à les numéroter. Arrivé sur le bord de la tombe,
il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau
jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content.
– Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il. Sterne avait dit avant lui : « Ménageons
notre âne, si nous voulons vivre vieux. » Mais la bête est si fantasque !
Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation,
occupé à regarder toujours un abîme sans fond,le mouvement. Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une
admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un
cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les
boutons de leurs vêtements avec les boutonnières. Un jour, après avoir long-temps
mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa – gG, ils ont analysé quelque loi naturelle
et décomposé le plus simple des principes ; tout à coup la foule admire une nouvelle
machine ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond ! Le
savant modeste sourit en disant à ses admirateurs : – Qu’ai-je donc créé ? Rien. L’homme
n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit
sous une potence. Planchette examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire,
en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné,
car il ne savait pas enluminer ses calculs, heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni
à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. – Ah ! monsieur, reprit-il en apercevant
Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman ? Allez voir ma femme.
– J’aurais cependant pu vivre ainsi ! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie
en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous
cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.
[p. 176]– Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalièrement, tous nous disent à peu près ce qu’un incroyable disait à Lalande
en lui amenant des dames après l’éclipse : « Ayez la bonté de recommencer. » Quel
effet voulez-vous produire ? La mécanique a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement
en lui-même, je vous le déclare avec humilité, nous sommes impuissants à le définir.
Cela posé, nous avons remarqué quelques phénomènes constants qui régissent l’action
des solides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes,
nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une force locomotive dans des
rapports de vitesse déterminée, les lancer, les diviser simplement ou à l’infini,
soit que nous les cassions ou les pulvérisions ; puis les tordre, leur imprimer une
rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science, monsieur,
repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette
pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement
naturel et si moralement extraordinaire ? Mouvement, locomotion, changement de lieu ?
Quelle immense vanité cachée sous les mots ! Un nom, est-ce donc une solution ? Voilà
pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent cet acte, ce fait.
Ce léger phénomène adapté à des masses va faire sauter Paris : nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la
vitesse. Qu’est-ce que la force et la vitesse ? Notre science est inhabile à le dire,
comme elle l’est à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense
pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement,
l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature
est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu
connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement ; Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme
lui ; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché,
compris, mesuré le mouvement ? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons
même le nier comme nous nions Dieu. Où est-il ? où n’est-il pas ? D’où part-il ? Où
en est le principe ? Où en est la fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe.
Il est évident comme un[p. 177]fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme
à nous l’espace, et qu’est-ce que l’espace ? Le mouvement seul nous le révèle ; sans
le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problème insoluble, semblable
au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine,
et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais.
Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit
le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est tombé
Pascal. Pour agir sur la substance inconnue, que vous voulez soumettre à une force
inconnue, nous devons d’abord étudier cette substance ; d’après sa nature, ou elle
se brisera sous un choc, ou elle y résistera : si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons
pas le but proposé. Voulez-vous la comprimer ? il faut transmettre un mouvement égal
à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’intervalle
qui les sépare. Désirez-vous l’étendre ? nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule
une force excentrique égale ; sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité.
Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement.
À quel effet vous arrêtez-vous ?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte
pour étendre indéfiniment cette peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être indéfiniment
distendue, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface
aux dépens de l’épaisseur ; elle s’amincira jusqu’à ce que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné des millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais.
Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même
serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard,
un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine !
– Au lieu de jeter leurs enfants à l’eau, les Chinois devraient[p. 178]les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué dans le fond
et l’apporta sur la dalle du gnomon ; puis il alla chercher un peu de terre glaise
dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte
une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette
tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider
en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Voilà les éléments de la machine, dit-il.
Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot,
de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit
une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une
pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de
sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise
à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte
que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée,
et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire,
jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant
son discours de réception, est un des plus beaux titres du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas.
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle
son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis ; il en cassa
le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse
qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré
par le pot de fleurs ; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau
nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et
dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible,
n’oubliez pas ce principe[p. 179]fondamental, néanmoins elle se comprime ; mais si légèrement, que nous devons compter
sa faculté contractile comme zéro. Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée
à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien ! supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de
sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
– D’accord.
– Hé bien ! monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant
encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide, contraint d’y descendre,
montera dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive
à un même niveau dans l’un et dans l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée
dans le petit tube vertical y présente une force égale au poids d’une livre par exemple,
comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur
tous les points de la surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera
mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées
par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau
vertical, produiront nécessairement ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture
du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite
là. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté droit dans la
glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique naturelle aux mathématiciens,
il faudrait, pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la
grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical ; mais,
à cette différence près, que si la colonne liquide y est haute d’un pied, les mille
petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très-faible élévation. Maintenant,
dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil
grotesque par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables, si
vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et qu’à
cette platine vous en opposiez une autre dont la[p. 180]résistance et la solidité soient à toute épreuve, si de plus vous m’accordez la puissance
d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet,
pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui
le comprime indéfiniment. Le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit
tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance
de la masse liquide à une platine. Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous
alors, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère
de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte à
s’étaler.
– Quoi ! l’auteur des Lettres provinciales a inventé ! s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité
de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré,
tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve
nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal,
de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu
dans chaque période de dix ans, de doter vos cousines, arrière-cousines, enfin de
bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.
– Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur, reprit-il avec le calme d’un homme
vivant dans une sphère tout intellectuelle, nous irons demain chez Spieghalter. Ce
mécanicien distingué vient de fabriquer, d’après mes plans, une machine perfectionnée
avec laquelle un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.
– À demain, monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique ! s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences ? L’autre avec
ses onagres, ses classements, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres,
est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble
dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme
se trouva dans un[p. 181]établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et
rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de
vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de
soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer
dans la température, les hommes étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer
avait une vie, il était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant
toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. À travers les hurlements des
soufflets, lescrescendodes marteaux, les sifflements des tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva
dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse
immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un
indestructible noyau.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter
en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier
en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
– Peste ! s’écria Raphaël.
Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse
souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques,
il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se
laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine
brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement
sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille
une maison et l’emporte avec elle.
– Oh ! dit tranquillement Planchette, le chagrin est sain comme mon œil ! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte,
ou quelque interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est
logé dedans.
L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman
le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
[p. 182]– Il n’y paraît seulement pas, s’écria Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour
du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter,
le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En
voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants,
ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique
des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi, dit Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement
la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent,
Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir.
Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus !
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit, nous devions soumettre
cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant intéressé
par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment et dit : Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet, la
chimie sera peut-être plus heureuse que la mécanique.
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste
Japhet à son laboratoire.
– Hé bien ! mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant
un précipité, comment va la chimie ?
– Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’existence de la salicine.
Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits
à inventer des noms.
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette
substance : si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avancela diaboline, car en voulant la comprimer, nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le chimiste, ce sera peut-être un nouveau
corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur ? reprit gravement le célèbre chimiste.
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant la peau de chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les
alcalis, les gaz, et dit après quelques essais : – Point de goût ! Voyons, nous allons
lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumise à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la
peau ne subit aucune altération.
– Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux
inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible
où j’ai précisément de la potasse rouge.
Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance,
elle est si extraordinaire…
– Un morceau ! s’écria Raphaël, pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez,
dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à
l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible
talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant
pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin
sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité
raisonnable de chlorure d’azote.
– Je suis perdu ! s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savants stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie,[p. 184]nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue
pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes sans trouver un Dieu dans le
ciel. La science ? impuissante ! Les acides ? eau claire ! La potasse rouge ? déshonorée !
La pile voltaïque et la foudre ? deux bilboquets !
– Une presse hydraulique fendue comme une mouillette ! ajouta Planchette.
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui
veut un ouvrier ; pour la chimie, cette œuvre d’un démon qui va décomposant tout,
le monde est un gaz doué de mouvement.
– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah ! pour nous consoler, messieurs les doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome :
Bête comme un fait.
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête.
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans
un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide ; il ne croyait plus
à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme
celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque
défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu
ne l’étonnait pas ; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition
de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait
le vertige.
– Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je n’ai ni faim
ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Il remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et
après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit
dans son fauteuil. – Déjà huit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe. Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa[p. 185]main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées
dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret.– Ah ! Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant ! il y a des abîmes que l’amour ne saurait
franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment il entendit très-distinctement
un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchants priviléges de la passion
le souffle de sa Pauline. – Oh ! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je
voudrais mourir dans ses bras. Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, il
vit à travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant
heureux d’une malice qui réussit ; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles
sur ses épaules ; elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de
roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis ta
femme ? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre.
Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra
radieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël : De quel abîme
parlais-tu donc, mon amour ? dit-elle en laissant voir sur son front une expression
soucieuse.
– De la mort.
– Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles, nous autres, pauvres
femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent. Est-ce force d’amour ou manque
de courage ? je ne sais. La mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec
toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble
que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre de jours, si, dans
une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour ?
– Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons,
dit Raphaël.
– Mourons donc, répondit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes des persiennes ;
amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs
du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux amants. Quelques
dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les
jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue[p. 186]à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition.
Les souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser sur
l’appui de la fenêtre, ses gazouillements répétés, le bruit de ses ailes soudainement
déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rêve, il faut que
mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait
de moi un individuhomme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la
vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête, exprimant ainsi pendant le
sommeil les tendres sollicitudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune
enfant et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant
une jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine
relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire ; l’incarnat
de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche
en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon
si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance
endormie. Les femmes, même les plus naturelles, obéissent encore pendant le jour à
certaines conventions sociales qui enchaînent les naïves expansions de leur âme ;
mais le sommeil semble les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge :
Pauline ne rougissait de rien, comme une de ces chères et célestes créatures chez
qui la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard.
Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches
de dentelle mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin ; mais
elle s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue
comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement
de l’âme quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive ; son oreille
mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux et dessinée dans une
coque de malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût
peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa maîtresse endormie, rieuse
dans un songe, paisible sous votre protection, vous[p. 187]aimant même en rêve, au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant
encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle du dernier baiser ! voir une
femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour comme dans un manteau, et
chaste au sein du désordre ; admirer ses vêtements épars, un bas de soie rapidement
quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie,
n’est-ce pas une joie sans nom ? Cette ceinture est un poème entier : la femme qu’elle
protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenuevous; désormais la trahir, c’est se blesser soi-même. Raphaël attendri contempla cette
chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses,
et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les
sentiments étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard
tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût
frappée.
– Bonjour, ami ! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant !
Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à l’amour, à la jeunesse, au demi-jour et
au silence formaient une de ces divines scènes dont la magie passagère n’appartient
qu’aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs
de l’enfance. Hélas ! ces joies printanières de l’amour, de même que les rires de
notre jeune âge, doivent s’enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous
désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les caprices de nos méditations
secrètes.
– Pourquoi t’es-tu réveillée ? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie,
j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos,
mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi ? Lorsque tu dors, ta respiration
n’est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait
peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle
de mon père qui meurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns
des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j’en suis sûre, ta
main était moite et brûlante. Chéri ! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais
te guérir encore si, par malheur… Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas
de malheur, la maladie se[p. 188]gagne, disent les médecins. De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration
par un de ces baisers dans lesquels l’âme arrive : – Je ne désire pas vivre vieille,
dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël
en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline ; mais il eut alors un horrible
accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui
font pâlir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, après avoir
remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je
ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement,
affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort.
Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche,
silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles
pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de
la MORT.
La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs
d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation
échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même : Oui, il y a des abîmes que
l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée
du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait
placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls,
le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs
pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur
leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient
lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine
son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce
à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances
humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la
philosophie médicale, en représentant le combat que se livrent la Spiritualité, l’Analyse
et je ne sais quel Éclectisme railleur. Le quatrième[p. 189]médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué
peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui
s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École
de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont
apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné
ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois
professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics
qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.
– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes
livré à de grands travaux d’intelligence ? dit à Raphaël celui des trois célèbres
docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’énergique organisation, paraissaient
annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un
vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s’il se fût dit
en lui-même : – J’en étais sûr ! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis
et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme
un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état
normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.
À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le
visage empourpré, l’œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique, et
qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans
mot dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes,
le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine
un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe
la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, auxxde l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos efforts ; une espèce
de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent
au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations
les plus viables.
[p. 190]Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit
distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset
la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un
homme pouvait vivre encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories,
n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point
avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de l’école, roi de l’observation, ce grand
explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau
de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son
rétrécissement, dit-il au marquis.
– À quoi bon ? s’écria Brisset.
– À quoi bon ? répéta Caméristus.
– Ah ! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa Peau
de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel,
qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie
pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence
et le questionnaient sans le plaindre. La nonchalance perçait à travers leur politesse.
Soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que
par moments Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait :
« Bon ! bien ! » à tous les symptômes désespérants dont l’existence était démontrée
par Bianchon. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie, Maugredie ressemblait
à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement sur la
scène. La figure d’Horace trahissait une peine profonde, un attendrissement plein
de tristesse. Il était médecin depuis trop peu de temps pour être insensible devant
la douleur et impassible près d’un lit funèbre ; il ne savait pas éteindre dans ses
yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair et de saisir, comme un
général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds.
Après être restés18Erreur du Furne : « resté » au lieu de « restés ».pendant une demi-heure environ à prendre en quelque[p. 191]sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un
habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtements de noces, ils dirent quelques
lieux communs, parlèrent même des affaires publiques ; puis ils voulurent passer dans
le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc assister au débat ?
À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement, et, malgré les instances de
leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence. Raphaël se soumit à l’usage,
en pensant qu’il pouvait se glisser dans un couloir d’où il entendrait facilement
les discussions médicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon
avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé : d’abord il est net, précis,
et résulte d’une similitude complète entre un de mes malades et le sujet que nous
avons été appelés à examiner ; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du
fait qui y réclame ma présence m’excusera de prendre le premier la parole.Le sujetqui nous occupe est également fatigué par des travaux intellectuels… Qu’a-t-il donc
fait, Horace ? dit-il en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah ! diable, mais c’est un vaste sujet. Il est fatigué, dis-je, par des excès de
pensée, par des écarts de régime, par l’emploi répété de stimulants trop énergiques.
L’action violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout l’organisme.
Il est facile, messieurs, de reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps,
une irritation prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive sensibilité
de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur
et la saillie du foie. Enfin monsieur Bianchon a constamment observé les digestions
de son malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. À proprement
parler, il n’existe plus d’estomac ; l’homme a disparu. L’intellect19Erreur du Furne : « intellecte » au lieu de « intellect ».est atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive de l’épigastre,
centre de la vie, a vicié tout le système. De là partent des irradiations constantes
et flagrantes, le désordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux, d’où l’irritation
excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée
fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécit[p. 192]réellement, peut-être a-t-elle toujours été comme nous l’avons vue ; mais, qu’il se
contracte ou non, cechagrinest pour lui la mouche que certain grand visir avait sur le nez. Mettez promptement
des sangsues à l’épigastre, calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout entier
réside, tenez le malade au régime, la monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage
au docteur Bianchon ; il doit saisir l’ensemble et les détails du traitement. Peut-être
y a-t-il complication de maladie, peut-être les voies respiratoires sont-elles également
irritées ; mais je crois le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important,
plus nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace de matières
abstraites et quelques passions violentes ont produit de graves perturbations dans
ce mécanisme vital ; cependant il est temps encore d’en redresser les ressorts, rien
n’y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il
à Bianchon.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit Caméristus. Oui, les
altérations si bien observées par lui existent chez le malade, mais l’estomac n’a
pas graduellement établi des irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme
une fêlure étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour
trouer le vitrail ; ce coup, qui l’a porté ? le savons-nous ? avons-nous suffisamment
observé le malade ? connaissons-nous tous les accidents de sa vie ? Messieurs, le
principe vital, l’archéede Van-Helmont est atteint en lui, la vitalité même est attaquée dans son essence,
l’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à la machine
et qui produit la volonté, la science de la vie, a cessé de régulariser les phénomènes
journaliers du mécanisme et les fonctions de chaque organe ; de là proviennent les
désordres si bien appréciés par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de
l’épigastre au cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant
avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme ! Non, tout n’est
pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un bon épigastre, le reste
est de forme. Nous ne pouvons pas, reprit-il plus doucement, soumettre à une même
cause physique et à un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez
les différents sujets plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble.
Nous avons tous des organes particuliers, diversement affectés, diversement nourris,
propres à remplir des missions différentes, et à développer des thèmes nécessaires
à[p. 193]l’accomplissement d’un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout,
qui par une haute volonté vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation,
se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de lui un être en apparence
fini, mais qui par un point coexiste à une cause infinie. Aussi, devons-nous20Erreur du Furne : « devons nous » au lieu de « devons-nous ».étudier chaque sujet séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie,
quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté
d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations
spongieuses des lymphatiques et la vigueur métallique des muscles de quelques hommes
destinés à une longue vie, que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable,
de la guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez
toujours irritées ! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi
de l’être intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l’âme et
non dans les entrailles du corps ! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie
particulier, à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne
aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir, au poète la faculté d’évoquer la
nature, au musicien celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieux dont le type
est en haut, peut-être !…
– Toujours sa médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant.
– Messieurs, reprit promptement Maugredie en couvrant avec promptitude l’exclamation
de Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science ! s’écria tristement Raphaël. Ma guérison flotte
entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la
prière du prince de Hohenlohe ! Sur la ligne qui sépare le fait de la parole, la matière
de l’esprit, Maugredie est là, doutant. Leouietnonhumain me poursuit partout ! Toujours leCarymary21Erreur du Furne : « Carimary » au lieu de « Carymary »., Carymarade Rabelais : je suis spirituellement malade, carymary ! ou matériellement malade,
carymara ! Dois-je vivre ? ils l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc,
en me disant : Je ne sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.
– Le malade est monomane, eh ! bien, d’accord, s’écria-t-il, mais il a deux cent mille
livres de rente : ces monomanes-là sont[p. 194]fort rares, et nous leur devons au moins un avis. Quant à savoir si son épigastre
a réagi sur le cerveau, ou le cerveau sur son épigastre, nous pourrons peut-être vérifier
le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable.
Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues
pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles nous
sommes d’accord, puis envoyons-le aux eaux : nous agirons à la fois d’après les deux
systèmes. S’il est pulmonique, nous ne pouvons guère le sauver, ainsi…
Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Bientôt
les quatre médecins sortirent du cabinet. Horace porta la parole et lui dit : – Ces
messieurs ont unanimement reconnu la nécessité d’une application immédiate de sangsues
à l’estomac, et l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un
régime diététique, afin de calmer l’irritation de votre organisme.
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis, un régime hygiénique pour régir votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement
d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ou à celles du Mont-Dor en Auvergne, si vous les
préférez ; l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal,
mais vous suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.
Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu de légères altérations dans l’appareil
respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes prescriptions antérieures.
Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de l’emploi sagement alternatif
de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et en attirant
Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit le jeune médecin. Caméristus sent, Brisset examine,
Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une âme, un corps et une raison ? L’une de ces
trois causes premières agit en nous d’une manière plus ou moins forte, et il y aura
toujours de l’homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël, nous ne guérissons
pas, nous aidons à guérir. Entre la médecine de Brisset et celle de Caméristus, se
trouve encore la médecine[p. 195]expectante ; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade
depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine négation comme dans toutes les sciences.
Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie ; le mieux est et sera
toujours de se confier à la nature.
Au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes des personnes
venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle. Assis près
d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé
dans une de ces rêveries machinales durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent,
s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à
peine colorés. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l’âme est presque
endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède
atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne
sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin.
Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température
fraîchit, il quitta sa place en poussant la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer
la croisée ? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances d’une aigreur singulière ;
elle fut comme le mot que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions
croire, et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme
d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible,
il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva : – Ouvrez cette fenêtre !
À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visages. L’assemblée se mit
à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût
commis quelque grave impertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé
sa primitive timidité de jeune homme, eut un mouvement de honte ; mais il secoua sa
torpeur, reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène étrange.
Soudain un rapide mouvement anima son cerveau : le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait
saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quelque savante injection, les[p. 196]naturalistes colorent les moindres ramifications ; il se reconnut lui-même dans ce
tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée ; il s’y vit,
non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur, toujours songeant
à sa destinée, préoccupé de son mal, paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante,
fuyant ces intimités éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce
qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer ; peu soucieux des autres, et semblable
enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par
un rare privilége d’intuition, il lut dans toutes les âmes : en découvrant sous la
lueur d’un flambeau le crâne jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela
de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche ; plus
loin il aperçut une jolie femme dont les agaceries l’avaient trouvé froid ; chaque
visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime
gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement
froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives de
ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux s’étaient irrités de son luxe ;
surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations : dès
lors ils s’étaient crus méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi
les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus secrètes ; il eut horreur de
la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était
envié, haï ; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur
à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irrémissible, dont
il était coupable envers eux : il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle
à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux ; pour se venger de cette
royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur
pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaient
se passer de lui. Pris de pitié d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en
pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel
est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir. Tout
à coup un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il
se trouva dans l’horrible isolement qui attend les puissances et les dominations.
En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces[p. 197]paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion
polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par hasard, il entendit des
interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être.
– Sa maladie est contagieuse.
– Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon.
– En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi.
– Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux eaux.
– Il me chassera d’ici.
Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se promena dans l’appartement.
Il voulut trouver une protection, et revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle
il médita d’adresser quelques flatteries ; mais, à son approche, elle lui tourna le
dos, et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà pendant cette
soirée usé de son talisman ; il ne se sentit ni la volonté, ni le courage d’entamer
la conversation, quitta le salon et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne
ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son
esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale
et rationnelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le
savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société, dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer
plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez
celle-là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé
vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs
et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre
elles et les vices : le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur,
la société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme ; elle dessine des caricatures
pour jeter à la tête des rois déchus les affronts qu’elle croit avoir reçus d’eux ;
semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui
tombe ; elle vit d’or et de moquerie ;Mort aux faibles !est le vœu de cette espèce d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la
terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence[p. 198]est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie.
Rassemblez-vous des enfants dans un collége ? Cette image en raccourci de la société,
mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus franche, vous offre
toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur, incessamment placées
entre le mépris et la pitié : l’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus
bas sur l’échelle des êtres organisés ? Si quelque volatile est endolori parmi ceux
d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le plument et l’assassinent.
Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses rigueurs aux misères assez
hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs. Quiconque souffre
de corps ou d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans son
désert ; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver : froideur de regards,
froideur de manières, de paroles, de cœur ; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte
là où pour lui devait éclore une consolation. Mourants, restez sur vos lits désertés.
Vieillards, soyez seuls à vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez
dans vos greniers solitaires. Si le monde tolère un malheur, n’est-ce pas pour le
façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un mors, une housse, le
monter, en faire une joie ? Quinteuses demoiselles de compagnie, composez-vous de
gais visages ! endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice ; portez ses chiens ;
rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis taisez-vous ! Et toi,
roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à la maison ;
digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses
épigrammes pour agréables ; si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde
honore-t-il le malheur : il le tue ou le chasse, l’avilit ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration
poétique ; il regarda autour de lui, et sentit ce froid sinistre que la société distille
pour éloigner les misères, et qui saisit l’âme encore plus vivement que la bise de
décembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos
à la muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur
que cette épouvantable police procure au monde. Qu’était-ce ? des amusements sans
plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté,
enfin le bois ou les cendres d’un foyer, mais sans une étincelle de[p. 199]flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui. – Pour leur
faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir ! se dit-il. À cette
pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.
Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de
sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui
lui furent adressées. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et
de bonté, les boucles de sa perruque blonde respiraient la philanthropie, la coupe
de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’unquaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement
voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le
dévouement d’un homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer le
whist et le trictrac assez bien pour toujours gagner leur argent.
– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec Raphaël, je vais sans
doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour
affirmer que les médecins de Paris, dont les grands talents me sont connus, se sont
trompés sur la nature de votre maladie. À moins d’accident, monsieur le marquis, vous
pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets
de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une autruche ; mais si vous restez
dans une température élevée, vous risquez d’être très-proprement et promptement mis
en terre sainte. Monsieur le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré
que la respiration constitue chez l’homme une véritable combustion dont le plus ou
moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques
amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Chez vous, le phlogistique
abonde ; vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, suroxygéné par la complexion
ardente des hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur qui
accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une combustion
déjà trop rapide. Une des conditions de votre existence est donc l’atmosphère épaisse
des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le génie se trouve
dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas
d’horreur de l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre[p. 200]incandescence ; mais nos eaux situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée
vous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un geste de modestie ;
je le donne contre nos intérêts, puisque, si vous le suivez, nous aurons le malheur
de vous perdre.
Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie du mielleux
médecin, mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au
geste et au regard qui accompagnèrent cette phrase doucement railleuse, la mission
dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades.
Ces oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades, ces
petites-maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux par leurs amants,
entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable
de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un
amusement dans cette intrigue.
– Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je vais essayer
de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire
une maison où nous modifierons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël,
le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire.
Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout ébréchée où brille, à sept
ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau bleue comme ne
l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat, ce lac est là comme
une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et dans certains
endroits près de cinq cents pieds de profondeur. Être là dans une barque au milieu
de cette nappe par un beau ciel, n’entendre que le bruit des rames, ne voir à l’horizon
que des montagnes nuageuses, admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française,
passer tour à tour des blocs de granit vêtus de velours par des fougères ou par des
arbustes nains, à de riantes collines ; d’un côté le désert, de l’autre une riche
nature ; un pauvre assistant au dîner d’un riche ; ces harmonies et ces discordances
composent un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes
change les conditions de l’optique et de la perspective : un sapin de cent pieds vous
semble un roseau, de[p. 201]larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul
où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. En aucun
endroit vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes
et la terre. Il s’y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde
le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne
sais quoi de grave, de recueilli, qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un
baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs ; il les favorise en
leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne
supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent,
songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit
débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village
de Saint-Innocent. De cette espèce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey,
au pied desquels coule le Rhône, et le fond du lac ; mais de là Raphaël aimait à contempler,
sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne
prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage.
Un frissonnement égal et cadencé de rames troubla le silence de ce paysage et lui
prêta une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer
des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le marquis examina,
sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque, et reconnut à l’arrière
la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand le bateau passa
devant Raphaël, il ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame,
pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis quelques
instants, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire,
lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas légers.
En se retournant, il aperçut la demoiselle de compagnie ; à son air contraint, il
devina qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six
ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles,
assez embarrassée de son regard, qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise,
gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine
dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections.
Elle avait d’ailleurs les gestes discrets et[p. 202]monastiques des femmes habituées à se chérir elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir
à leur destinée d’amour.
– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en
faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce expliquez-vous plus
clairement, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici…
– Ah ! reprit-elle, sans le puissant motif qui m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir
la disgrâce de madame la comtesse, car si elle savait jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle ? s’écria Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblotant d’une
chouette mise au soleil. Mais pensez à vous, reprit-elle ; plusieurs jeunes gens qui
veulent vous chasser des eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous
battre en duel.
La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse qui, derechef,
glapissait dans les rochers.
– Pauvre fille ! les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa Raphaël en
s’asseyant au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est sans contredit le point d’interrogation, nous devons
la plupart des grandes découvertes au : Comment ? et la sagesse dans la vie consiste
peut-être à se demander à tout propos : Pourquoi ? Mais aussi cette factice prescience
détruit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation de philosophie,
la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva
pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoiselle de compagnie, se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire :
j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente ! Mais que sa maîtresse,
qui dispute aux chattes la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de
moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse ? Ces deux femmes, venues en Savoie
pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient
levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite ?
[p. 203]Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle
transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit,
une pointillerie de prêtre ou de femme. Le duel était-il une fable, ou voulait-on
seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes
étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa
curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un lâche, et amusé peut-être
par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur
le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant
à ne donner aucune prise sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en quelque
sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait
le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena
dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait
de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques
tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina
facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases
dites à haute voix.
– Toi ?
– Oui, moi !
– Je t’en défie !
– Parions ?
– Oh ! il ira.
Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter
attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant
le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit
du billard, et s’adressant à lui :– Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure
et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes
trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous
présenter au Cercle.
– Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement
Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète :[p. 204]votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici ; la chaleur, les lumières, l’air
du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.
– Où avez-vous étudié la médecine ? demanda Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et docteur chez Lozès, le roi du fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres
joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui
réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver
son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son antagoniste s’étant
permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et
spirituelle, il lui répondit gravement : – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui
de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite
aussi lâche que l’est la vôtre.
– Assez ! assez ! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se
jetèrent entre les deux champions.
Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près
du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement
percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder
le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit
heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien,
arriva le premier sur le terrain.
– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il
gaiement en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans
la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il
en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein ! docteur ?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille ; autrement
vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez
tuer votre homme au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la[p. 205]route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.
– Quel singulier genre ! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer
en poste.
À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs
fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi le jeune homme attendit-il avec une
sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas
en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir ; il le soutint de
ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à
sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route
de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après : ils allaient
lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion
profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait,
il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. Vous eussiez dit de deux
vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée ; le premier
avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le
véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa
conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque
chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude
et l’attention étaient au comble. – Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi,
monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté,
sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh ! bien ! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible
puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos
mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je
ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous
ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses,
votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat,
et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.
[p. 206]En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles,
le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son
regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui
d’un fou méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles !
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et
les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre ?
– Assez, assez !
Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui,
dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent :
contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.
– As-tu peur ?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
– Veux-tu lui faire des excuses ?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun
près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils
devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.
– Que fais-tu, Charles ? cria le jeune homme qui servait de second à l’adversaire
de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.
– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.
Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux
postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant
l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu
de son[p. 207]ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau.
En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention
à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir
ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite
feuille de chêne.
– Eh bien ! que regardez-vous donc là, postillons ? en route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit
aux eaux du Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées
soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages
sur quelque obscure vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables ! elles illuminent
les événements accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant
nous-mêmes. Il pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il
pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un
enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde.
Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël
avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement
que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin.
Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde
pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs
des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des
émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment
aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine,
le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés,
les rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les âpres et sauvages attraits commencent
à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre là d’admirables paysages
pleins de grâce et de fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre
de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva
dans un endroit où, coquette et joyeuse comme un enfant, la nature semblait avoir
pris plaisir à cacher des trésors ; en voyant cette retraite[p. 208]pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée,
frugiforme comme celle d’une plante.
Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette
dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres : ici des tables droites
sans végétation, unies, bleuâtres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient
comme sur un miroir ; là des rochers entamés par des cassures, ridés par des ravins,
d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les
eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rabougris que torturaient
les vents ; puis, çà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet
de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une
bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et garnie d’une langue de
verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien cratère d’un volcan, se trouvait
un étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé
de granit, de saules, de glaïeuls, de frênes, et de mille plantes aromatiques alors
en fleurs, régnait une prairie verte comme un boulingrin anglais ; son herbe fine
et jolie était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des
rochers, et engraissée par les dépouilles végétales que les orages entraînaient sans
cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme
le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue ; selon les rapprochements
des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur ; en quelques
endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine
hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus
bizarres, et contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées
de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers
nus et pelés22Erreur du Furne : « pélés » au lieu de « pelés ».opposaient les sauvages et stériles images de la désolation, des éboulements à craindre,
des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nomméele Capucin, tant elle ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses,
ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les
fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre,
devenaient d’un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle
continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge[p. 209]des pigeons. Souvent, entre deux lames de lave que vous eussiez dit séparées par un
coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil,
jusqu’au fond de cette riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable
à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement
close pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau
par quelque révolution anté-diluvienne, les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien
volcan s’allumait, et sa rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la végétation,
colorait les fleurs, et mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré.
Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie ;
après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait
le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit
de cette espèce de chaumière, en harmonie avec le site, était orné de mousses, de
lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les
oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, un
grand banc était placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui
embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes
de roses et de jasmin qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insouciants de cette
parure champêtre, les habitants n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa
grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseillier séchaient au soleil.
Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre, et dessous, un chaudron
jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre.
De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée
sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait
finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au
creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature
naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille
lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait
que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait
ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation,
mettait en relief ou décorait des prestiges de la lumière, des oppositions de l’ombre,[p. 210]les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différents verts des feuillages, les
masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches,
le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout
la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les
arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis
le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur ;
tout y était harmonieux à voir : et la vache tachetée au poil luisant, et les fragiles
fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau dans
un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’émeraude, et les racines
d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure en
cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient
ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence
majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur,
fut interrompu tout à coup par les aboiements de deux chiens. Les vaches tournèrent
la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs mufles humides, et se
remirent à brouter après l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers
comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une
table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Les jappements des chiens
attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux
blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec
l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse,
la vieillesse et l’enfance y étaient belles ; enfin il y avait dans tous ces types
d’existence un laisser-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti
à nos capucinades philosophiques, et guérissait le cœur de ses passions boursouflées.
Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz ;
c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un
nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille
de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force
avait disparu ; ses mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient
un poil blanc et rare ; son attitude d’homme vraiment libre faisait pressentir qu’en
Italie il serait[p. 211]peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable
montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un
teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel
dans ses mouvements comme un oiseau ; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche
et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en
silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie
la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait
épousé les jeux de l’enfant, et l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de pacte
entre deux faiblesses, entre une force près de finir et une force près de se déployer.
Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle
filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche,
à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne,
seins rebondis de l’Auvergne, et son parler ; une idéalisation complète du pays, mœurs
laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était.
Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation ; les chiens s’apaisèrent, le vieillard
s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux,
mais écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme ?
– Et d’où que nous aurions peur, monsieur ? Quand nous barrons l’entrée, qui donc
pourrait venir ici ? Oh ! nous n’avons point peur ! D’ailleurs, dit-elle en faisant
entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient
donc prendre chez nous ?
Elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient pour tout ornement
ces images enluminées de bleu, de rouge et de vert, qui représentent laMort de Crédit, laPassion de Jésus-Christet lesGrenadiers de la Garde impériale; puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds
tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du sel dans un
pot, une poêle ; et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés. En sortant de
la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à
la main, et qui penché, curieux, regardait la maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant[p. 212]échapper ce sourire familier aux paysannes ; il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père ?
– Faites excuse, monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez,
il a cent deux ans. Eh ben ! dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont !
Ç’a été un homme fort ; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il
s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts,
il y va tout de même.
Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer
dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur
sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant ! Devenir une
des huîtres de ce rocher, sauver son écaille pour quelques jours de plus en engourdissant
la mort, fut pour lui l’archétype de la morale individuelle, la véritable formule
de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui
vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux, il
n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence
au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé
des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les
fantaisies d’une demoiselle fluette, admiré les mille veines, coloriées comme une
rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un
jeune chêne ? Qui n’a délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie
et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les
pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices ? Qui ne s’est plongé
dans ces rêveries matérielles, indolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins
à quelque pensée ? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse,
la vie du sauvage, moins ses travaux ? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours,
sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire,
qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait
s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue.
Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au
gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes
du[p. 213]ciel, il épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans
l’air.
Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez
complétement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice
qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même.
Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient sauvés
s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire
de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification :
il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris
les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs
gisements, et fait connaissance avec les animaux ; enfin, il s’était si parfaitement
uni à cette terre animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les
secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développements
d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un
être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il voulait
grandir, marcher, penser, agir. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce
rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice,
semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme autant de haltes
dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers
moments de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens,
entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets
de la veille, insouciant ; il fut heureux, il se crut sauvé. Un matin, il était resté
par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil,
qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief
de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve,
il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse
à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait sans doute
Valentin encore endormi, et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute
cette nuit à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher monsieur, que c’est une pitié.
Je me demandons, moi et[p. 214]mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée
maladie qu’il a ! C’est qu’il n’est point bien du tout ! J’avons toujours peur de
le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire !
Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent
de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même ! Ça lui est égal, il se consume
à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même
de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il
souffre la passion de Dieu ! Je ne le désirons pas, monsieur, ce n’est point notre
intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout
de même : ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah ! mon Dieu ! reprit-elle, il
n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là ! Où qui prennent
ça, donc ? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre,
voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine ! Il ne s’en doute point. Il
ne le sait point, monsieur. Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, monsieur
Jonathas ! il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire
une neuvaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions
bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il
fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage. Cependant l’impatience le chassa
de son lit, il se montra sur le seuil de la porte : – Vieux scélérat, cria-t-il à
Jonathas, tu veux donc être mon bourreau ? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
– Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir ; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard
fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup
au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa
les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître.
Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans
une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on
venait des eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef
avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochements de tête,
les gestes désespérants, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les
fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia
sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser
les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt
dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain
devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir ; par une bizarrerie de poète, il
voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec
les côtes desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher monsieur, lui dit-elle. Si vous restiez là,
vous vous avanceriez ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est
pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin.
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous ordonne de me laisser
vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous
les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.
– Votre fosse ! monsieur ! Creuser votre fosse ! Où qu’elle est donc, votre fosse ?
Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse ! La fosse !
nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand
il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance ;
mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin,
c’est le mépris dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva
chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la
femme une pitié tracassière, chez le mari une[p. 216]pitié intéressée ; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était
toujours gros de mort. Un poète fait de tout un poème, terrible ou joyeux, suivant
les images qui le frappent ; son âme exaltée rejette les nuances douces, et choisit
toujours les couleurs vives et tranchées. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël
un horrible poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la
franchise des sentiments naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Lorsqu’il
se croyait seul sous un arbre, aux prises avec une quinte opiniâtre dont il ne triomphait
jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillants et
fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage,
et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie
que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible :Frère, il faut mourir, des trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels
vivait Raphaël ; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou
de leur silence ; tout en eux le gênait. Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir
qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée ; puis, feignant
d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles
il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des eaux, sans doute
envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine.
Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les
cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au
sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait
une longue existence lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain,
il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement
plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, il s’éveilla dans l’une des plus riantes
vallées du Bourbonnais, dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant
lui, rapidement emportés comme les images vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait
à ses yeux avec une cruelle coquetterie. Tantôt l’Allier déroulait sur une riche perspective
son ruban liquide et brillant, puis des hameaux modestement cachés au fond d’une gorge
de rochers jaunâtres montraient la pointe de leurs clochers ; tantôt les moulins d’un
petit[p. 217]vallon se découvraient soudain après des vignobles monotones, et toujours apparaissaient
de riants châteaux, des villages suspendus, ou quelques routes bordées de peupliers
majestueux ; enfin la Loire et ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu
de ses sables dorés. Séductions sans fin ! La nature agitée, vivace comme un enfant,
contenant à peine l’amour et la sève du mois de juin, attirait fatalement les regards
éteints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir. Vers
le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musique et se trouva
devant une fête de village. La poste était située près de la place. Pendant le temps
que les postillons mirent à relayer sa voiture, il vit les danses de cette population
joyeuse, les filles parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis
les trognes des vieux paysans gaillardement rougies par le vin. Les petits enfants
se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le
plaisir enjolivait même les habits et les tables dressées. La place et l’église offraient
une physionomie de bonheur ; les toits, les fenêtres, les portes mêmes du village
semblaient s’être endimanchés aussi. Semblable aux moribonds impatients du moindre
bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection, ni le désir d’imposer silence
à ces violons, d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette
fête insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Quand il regarda sur la place,
il vit la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud
de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer sur sa clarinette une ronde
criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en
haillons, les cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un tilleul, était comme une image
fantastique du souhait de Raphaël. Il tombait à torrents une de ces fortes pluies
que les nuages électriques du mois de juin versent brusquement et qui finissent de
même. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardé dans le ciel quelques
nuages blanchâtres emportés par un grain de vent, ne songea pas à regarder sa Peau
de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était
fait allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première
sans empressement, et la déplia comme si c’eût[p. 218]été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Il lut
la première phrase : « Parti, mais c’est une fuite, mon Raphaël. Comment ! personne
ne peut me dire où tu es ? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait ? » Sans vouloir
en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer,
en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier
parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait.
Des fragments roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencements de
phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme
par un divertissement machinal.
… Assise à ta porte… attendu… Caprice… j’obéis… Des rivales… moi, non !… ta Pauline…
aime… plus de Pauline donc ?… Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée…
Amour éternel… Mourir…
Ces mots lui donnèrent une sorte de remords : il saisit les pincettes et sauva des
flammes un dernier lambeau de lettre.
… J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plainte, Raphaël ? En me laissant
loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins. Un jour,
tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh ! bien, ne
pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices, mais près de toi.
Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin : j’ai dans le cœur encore
bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer
loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu…
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout
à coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale
vie.
– Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à Jonathas.
Horace vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui m’entretienne dans
une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage me fasse mal ?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur ; mais il faudra cependant rester
debout quelques heures de la journée, pour manger.
[p. 219]– Quelques heures, dit Raphaël en l’interrompant, non, non, je ne veux être levé que
durant une heure au plus.
– Quel est donc ton dessein ? demanda Bianchon.
– Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin
à Jonathas pendant que le médecin écrivait son ordonnance.
– Hé ! bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource ? demanda le vieux domestique
au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.
– Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie
et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper
un geste de doute. Il faut le distraire.
– Le distraire ! monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme
sans dire ouf ! Rien ne le distrait.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice.
Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme immatérielle, cet
homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux
paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale,
sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la lumière du
ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de
son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim,
puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de
confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli
dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir,
il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi.
Il sonna Jonathas.
– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux
jours ; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment ! misérable, je sens
la faim. Où est mon dîner ? réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière
tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit
son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte.
Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par[p. 220]un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares
de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre,
de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient
les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées
et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs,
les yeux brillants, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissements :
l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l’autre portait
la basquina lascive des Andalouses ; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là
modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de La Vallière, étaient également
vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour,
le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de
la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette
fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté
frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée
dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta
cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse,
une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main
d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives
images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte,
et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire mourir ? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant
du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but
une forte dose de sommeil, et se coucha.
– Que diable ! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien
ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques,
l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant
son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui
d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille
et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant[p. 221]endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche
vermeille laissait passer un souffle égal et pur ; il souriait transporté sans doute
par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits-enfants
lui souhaitaient-ils de longs jours ; peut-être de son banc rustique, sous le soleil,
assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne,
la terre promise, dans un bienfaisant lointain !
– Te voilà donc ! Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son
sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline
embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette
figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs
cheveux noirs, semblait encore plus blanche23Erreur du Furne : « noire » au lieu de « blanche ».dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient
suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et
foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une
apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
– Ah ! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai
de voix que pour te dire : Je suis à toi ! Oui, mon cœur est tout amour. Ah ! jamais,
ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va !
Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais… Eh bien.
– Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t’en donc.
Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir ?
– Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune !
Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en
lui prenant les mains par un mouvement de folie.
– Froides, dit-elle. Est-ce une illusion ?
Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit
comme la feuille d’une pervenche, et le lui montrant : Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il.
– Adieu ? répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et[p. 222]représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la
lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et
sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de son amant et la dernière
parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus
maître de sa pensée : les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes
de sa passion triomphèrent dans son âme depuis long-temps endormie, et s’y réveillèrent
comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens ! Pauline !
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils
violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans
les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la
main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore,
je te veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi !
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa
maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se
déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler
avec son châle. – Si je meurs, il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses
épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux
en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait
à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire ; il se jeta sur
elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans
ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ;
mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration
creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus
former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des
cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle
s’était accroupie dans un coin.
[p. 223]– Que demandez-vous ? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?
Épilogue
– Et que devint Pauline ?
– Ah ! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefois resté par une douce soirée d’hiver devant
votre foyer domestique, voluptueusement livré à des souvenirs d’amour ou de jeunesse
en contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de chêne ? Ici la combustion
dessine les cases rouges d’un damier, là elle miroite des velours ; de petites flammes
bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre
inconnu qui se sert de cette flamme ; par un artifice unique, il trace au sein de
ces flamboyantes teintes violettes ou empourprées une figure supernaturelle et d’une
délicatesse inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais : c’est
une femme aux cheveux emportés par le vent, et dont le profil respire une passion
délicieuse : du feu dans le feu ! elle sourit, elle expire, vous ne la reverrez plus.
Adieu fleur de la flamme, adieu principe incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop
tard pour être quelque beau diamant.
– Mais Pauline ?
– Vous n’y êtes pas ? je recommence. Place ! place ! Elle arrive, la voici la reine
des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair,
comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. Elle a
revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée !
Les lignes de ses formes sont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient du ciel. Ne
resplendit-elle pas comme un ange ? n’entendez-vous pas le frémissement aérien de
ses ailes ? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous et ses terribles yeux
fascinent ; sa douce, mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique ;
elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule
fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser
ses cheveux d’or, baiser ses yeux étincelants. Une vapeur vous enivre, une musique
enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous êtes tout désir,
tout souffrance. Ô bonheur sans nom ! vous avez touché les[p. 224]lèvres de cette femme ; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille. Ha ! ha !
votre tête a porté sur l’angle de votre lit, vous en avez embrassé l’acajou brun,
les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre.
– Mais, monsieur, Pauline !
– Encore ! Écoutez. Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué
surla Ville d’Angerstenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent long-temps,
au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose
au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des
nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait
dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser
saisir ; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts
peupliers ; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de
sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil autour de son visage ; elle planait
sur les hameaux, sur les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer
devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines
qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes.
– Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais Fœdora ?
– Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir
à l’Opéra, elle est partout.
À MONSIEUR SAVARY Membre de l’Académie des Sciences
Le talisman
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au
moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protége une passion
essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné
sous le nom de numéro 36.
– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui cria d’une voix sèche et grondeuse
un petit vieillard blême accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui
se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence[p. 2]par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle !
N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant
je ne sais quel gage ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux
devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police tapie dans tous les égouts
sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, si vous l’avez inscrit
sur la coiffe ? Est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une
statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs ? Sur ce point l’administration
garde un silence complet. Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers
le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez
à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et
votre manteau. À votre sortie, leJeuvous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque
chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous
apprendrez à vos dépens qu’il faut se faire un costume de joueur.
L’étonnement manifesté par le jeune homme en recevant une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient
légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente ; aussi le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants
plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta-t-il un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères
de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies,
les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme, dont
la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de d’Arcet,
présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses
rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements
le jour même où il les recevait. Semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ;
les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations,
leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était leJeuincarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il
dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce
conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût
à la porte de tous les mauvais lieux. Il entra résolument dans la salle où le son[p. 3]de l’or exerçait une éblouissante fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce
jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes
phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée :Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort
il ne voit plus que son dernier écu.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré
comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de
joueurs, de vieillards indigents qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées,
d’orgies commencées dans le vin et décidées à finir dans la Seine. Si la passion y abonde, le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du
jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque
instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables
qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils payeraient le plaisir
du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à
bas prix de cuisants regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que doit
avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture
d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence
qui distingue le mari nonchalant, de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement arrivent la passion
palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer
un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était
rudement flagellé par le fouet de sa martingale, tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup detrente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages
qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les
maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne
a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son
Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans
que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif
sur cette arène, entrez ?… Quelle nudité ! Les murs couverts d’un papier gras à hauteur d’homme n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’âme. Il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le[p. 4]parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité
des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or annonce une curieuse
indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour
le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’âme réagit puissamment sur
elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux
tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se
rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand
végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où
son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il
chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir ? Singulier problème ! Toujours en
opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux
par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère
de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet que le malheur.
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient
déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis
vert ; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient
des âmes blasées, des cœurs qui depuis long-temps avaient désappris de palpiter, même
en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs,
au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait
écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non !
Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout,
rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient
les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des
râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le
peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit
râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes
de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge
de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent
une mise imaginaire ; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en
caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes
prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches. En face de[p. 5]la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables
à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder
trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux
vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps
en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs
plates figures, en guise d’enseigne. Letailleuret lebanquiervenaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une
voix grêle : – « Faites le jeu ! » quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond,
et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe ! les
vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique
Italien, tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable.
Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter
une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette
salle où les douleurs doivent être muettes, où la misère est gaie, et le désespoir décent ? Eh ! bien, il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand
le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les
vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution ?
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible
mystère, ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des
efforts trahis, mille espérances trompées ![p. ill.]La morne impassibilité du suicide donnait à ce front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans
les coins de la bouche, et la physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie
scintillait au fond de ces yeux voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de
son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? Les
médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle
jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que
les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces
de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle
que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette
jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient[p. 6]seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel
arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains,
experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait
leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie,
à l’élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût,
mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour
qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une
douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le tailleur
et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence
florissaient par vestiges dans ces formes grêles et fines, dans ces cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq
ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y
luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière,
le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce
et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré
dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables
à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre
à la corruption, furent-ils près de crier au novice : – Sortez ! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta
sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ;
puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le
Tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand
que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme
de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition
au jeu de l’inconnu. Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et
inintelligible : « Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! – Rien ne va plus. » Le Tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il
était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun
des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le
sort de cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ;
mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune
homme et les cartes, ils[p. 7]ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.– « Rouge, pair, passe », dit officiellement le Tailleur.Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber un
à un les billets pliés que lui lança le Banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea
pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse.
L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent ; mais il releva bientôt
ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais
pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par
un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur
la galerie. Combien d’événements se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de
choses dans un coup de dé !
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment
de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour
la montrer aux assistants.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant
autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah ! s’écria le garçon de chambre en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur ? dit un des vieillards à ses collègues en désignant
l’Italien.
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses
billets de banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille : Le Jeu aura raison
contre le désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement il aurait groupé son argent
en trois masses pour se donner plus de chances.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué
le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur
restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflantdi tanti palpitid’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.
Il se trouva bientôt sous les galeries du[p. 8]Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa
le jardin d’un pas indécis. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait
pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ;
enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient
saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud,
rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes
d’une multitude de gens sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de
trop bas pour se blesser ; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien
haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables
doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un
pistolet. Combien de jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent
faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence
d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions
gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait
un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies
abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre
avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans
l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec cet entrefilet :
Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts.
Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice :Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants; dernier fragment d’un livre perdu, don la seule lecture faisait pleurer ce Sterne,
qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants.
L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans
son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait
pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter
devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi
les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore
sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris,
des bouffées de vent[p. 9]chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir.
Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs.
Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de
nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger était allé chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries
et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser
passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit,
il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de
la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons.
Est-elle sale et froide, la Seine !
Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage ; mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque
surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied :secours aux asphyxiés. Monsieur Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux
avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau
; il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations ;
il lut les doléances des journalistes écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il entendit sonner
les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il
valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs,
sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État, qui n’en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut
de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette Société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea
vers le quai Voltaire en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit
les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut
excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât
quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets,
et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il
entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique
au fond de sa poche.[p. 10]Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur
son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur
ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par
la flamme ; mais le visage eut le sort des cendres noires, il redevint triste quand l’inconnu, après avoir vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah ! mon bon monsieur,la carita ! la carita ! catarina! Un petit sou pour avoir du pain !
Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les
vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous.
À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement
vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde : – Monsieur, donnez-moice que vous voudrez , je prierai Dieu pour vous… Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci
se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée
d’une misère plus âpre que n’était la sienne.
–La carita ! la carita !
L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour
aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra
une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement
cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans
le satin d’un élégant chapeau. Il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements. La robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins
contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans
le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta
pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune
homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées
dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante
que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard
sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! mais cette
dernière et[p. 11]puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole,
ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle ? une
admiration de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérerait cette douce parole : J’étaisbienaujourd’hui. Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna
point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernière
image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il marcha d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt
les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le
Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces
monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises
du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et
de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à plonger le mourant dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l’action
dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait
son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmentes de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui
faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers un brouillard où tout ondoyait.
Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions
de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention
de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets
d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les
criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud ; mais la conscience
de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse
qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant
voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre
de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua
d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement
dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt
bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda
simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne[p. 12]renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche
et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde
de la boutique à une vieille paysanne, espèce deCalibanfemelle occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard
de Palissy ; puis il dit à l’étranger d’un air insouciant : – Voyez, monsieur, voyez !
Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre
la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies
du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptés,vraie renaissance, récemment arrivés, et qui sont de toute beauté.
Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases
sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles
des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout,
il parut écouter son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais
insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans
crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles. Il était poète, et son
âme rencontra fortuitement une immense pâture : il devait voir par avance les ossements
de vingt mondes.
Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel
toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des
boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes,
courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres, où madame
Jacotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris. Le
commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie.
Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute
du Moyen-âge. Madame Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans
un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant
à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instruments de mort,
poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments
de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses diaphanes venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait
à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait
l’empereur Auguste, majestueusement[p. 13]impassible. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles
alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y
lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté
là quelque débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier
philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert
et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares. Il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux
plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidents
de lumière par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la
brusque opposition des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris interrompus,
l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin
une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets, dont les angles
multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.
L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de
divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un
miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde. Après cette impression
brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder, de penser,
de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait
dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées
par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme ;
le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle,
monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’Extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis
flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides,
lointaines et rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L’Égypte,
roide, mystérieuse se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes
noires ; puis ce fut les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe, et Moïse, et les Hébreux, et le désert, il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, une statue de marbre
assise sur une colonne torse et rayonnant de[p. 14]blancheur lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah ! qui n’aurait
souri comme lui de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le Dieu
Priape qu’elle saluait d’un air joyeux ? En regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour ! Les caprices de la Rome
impériale respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette
d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans
arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait
les pages de Tite-Live. Le jeune homme contemplaSenatus Populusque romanus: le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple
courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve.
Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux, il y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant
la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée
souriait d’un air doux. En touchant une mosaïque faite avec les différentes laves
du Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie : il assistait
aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes,
se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait aux dénoûments nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une
dague du Moyen-âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille
ressemblait à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans une idole coiffée de son chapeau pointu, à losanges relevées, parée de clochettes, vêtue d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était
roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre de la Chine dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait
l’âme par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve
d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des ateliers
de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la Renaissance, au temps où les arts et la licence fleurissaient, où les souverains se divertissaient
à des supplices, où les conciles couchés dans les bras des courtisanes décrétaient
la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée,
les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées,[p. 15]bouillantes, cruelles, au fond d’un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie
sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous
la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un
poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet
ne s’offrait à l’âme. Le poète devait achever les croquis du grand peintre qui avait
fait cette immense palette où les innombrables accidents de la vie humaine étaient
jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé
des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles.
Il se personnifia de nouveau, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour
un seul homme.
Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature
lui rappelait les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal
de quelque jeune fille d’Otaïti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple
de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle
à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un
bananier qui dispensait une manne savoureuse, sans culture. Mais tout à coup il devenait corsaire,
et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par
les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores
qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin
les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque
précieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans
une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse
vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une
cellule, en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles
de son monastère. Devant quelque1Erreur du Furne : « quelques » au lieu de « quelque ».Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier ; il désirait
porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes
avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’un attrayant embonpoint. Il grelottait
en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator
Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un[p. 16]Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le
confiait à la main d’une châtelaine en en savourant la romance mélodieuse et lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre
où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait
toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant
si généreusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique
et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son âme comme le son lointain d’un
autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage,
il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures
en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus
étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de
la vie, il marchait dans les enchantements d’un songe. Enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort,
ni tout à fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait
à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissant d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs
morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste
bazar des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour
cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait suffi jadis à
la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa
misère, dans toute la gloire de ses gigantesques petitesses. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean
Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise
au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des
fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.
– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait
une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore, montez au troisième étage, et vous verrez !
L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement
passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs[p. 17]tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages
de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt,
des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis
des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux ! Enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre
en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une Vierge de Raphaël,
mais il était las de Raphaël. Une figure de Corrège qui voulait un regard ne l’obtint même pas. Une vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires représentaient de toutes les priapées romaines la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire.
Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes
ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes
renaissant qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui
livraient un combat sans fin.
Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz,
l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses
jouissances, de ses forces ou de ses idées ? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas
sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur ?
– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier
monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez
voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à prévenir monsieur.
– Vous hasarder ! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince ?
– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. Après avoir interprété le silence de l’inconnu comme un souhait, l’apprenti le laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les
œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par[p. 18]son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la
main d’un enchanteur ? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous
les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les
dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est
effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible
mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre,
entassée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du
pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? Lord
Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel
naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des
cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie
avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied
d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie
avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, il est sublime en
posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles artificiellement magiques, il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie : – Voyez ! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule !
Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons
et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type
grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif,
ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans
fin et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde.
En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette
dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères
et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons,
écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos
haines, nos amours ; et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine
de vivre doit s’accepter ? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que
notre valet de chambre entre et vienne nous dire : – « Madame la comtesse a répondu qu’elle attendait monsieur ! »
[p. 19]Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création
connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique
des créations inconnues, il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en
laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Les
tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent
d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente
qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent
devant lui ; chaque magot lui jeta sa grimace, les paupières des personnages représentés dans les tableaux s’abaissèrent sur leurs yeux pour les rafraîchir. Chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son caractère et
sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur
Faust sur leBrocken. Mais ces phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par la tension des forces
oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. Les
terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs
de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizarreries
de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui
lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément
autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions
graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes
dégradations de la lumière. Une lueur en quittant le ciel fit reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un
squelette à peine éclairé qui pencha dubitativement son crâne de droite à gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de
toi ! En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme
sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura
les joues, et il frissonna. Les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide
caresse digne des mystères de la tombe venait de quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui
permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré ;
puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte[p. 20]noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment,
un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses
terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé
à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui
déchiraient le cœur. Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et
il tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un
seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux, les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres
une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait
debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir,
ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le
plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce
personnage qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait
les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des
effets surnaturels ; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique
de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes,
et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont
les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche
en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée
autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours
également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de
ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le
front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait
de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné,
qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard
tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe,
ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe
cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques
qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse.[p. ill.]Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait[p. 21]une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc
visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de
ses petits yeux verts dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que lePeseur d’orde Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses
tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de
tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des
cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses
se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient
accumulées dans ses magasins poudreux. Vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse
d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et
en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou
le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême
puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes
les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies
terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère
étrangère au monde, et où il vivait seul, sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions2Erreur du Furne : « illusion » au lieu de « illusions »., sans douleur parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile,
inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière. Ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde
moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.
Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les
yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il
demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne
d’enfants qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur
au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement
de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les
atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris,
sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être
impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré,
disciple[p. 22]de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du
pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’à ces fascinations poétiques auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme
pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard,
agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion
était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence
de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement
le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.
Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte
brune reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste
de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain
le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à
l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les
fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans
le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut
dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent
aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales
qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir
des ténèbres figurées par un fond noir ; une auréole de rayons étincelait vivement
autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir ; sous le front, sous les
chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de
pénétrantes effluves. Les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en
cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles
au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé.
L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient
les âmes troublées. Enfin la religion catholique se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce
précepte où elle se résume : Aimez-vous les uns les autres![p. 23]Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme,
réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilége des enchantements
de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs,
et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait
encore sur cette merveille ; par moments il semblait que la tête s’agitât dans le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.
– Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie
dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée en le faisant descendre par d’insensibles déductions d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah ! ah ! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant
les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes,
comme dans un étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce : – Hé ! monsieur,
ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerais-je
pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet.
En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos
richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie ?
Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland
tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse,
ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère
avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion
qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers
un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet : – Êtes-vous depuis
trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde, ou bien êtes-vous
déshonoré ?
– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des
flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse ? N’auriez-vous pas plutôt la
maladie de l’or ? voulez-vous[p. 24]détrôner l’ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir ?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent
la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes
et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans
la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il
d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux
mendier ni secours ni consolations.
– Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse
ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit ainsi : – Sans vous forcer à m’implorer,
sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant,
un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, un copec de Russie, un farthing d’Écosse, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans
vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire
plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger
la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cettePeau de Chagrin, ajouta-t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus
du siége où il s’était assis un morceau dechagrinaccroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ;
mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein
de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous
eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman
qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant,
animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder alternativement la Peau sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière
lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures
capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat,
les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient
vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la[p. 25]raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice.
Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était la dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de
plus dans la tombe, et retourna promptement la Peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le
cachet de Salomon.
– Vous le connaissez donc ? demanda le marchand dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus
d’idées que n’en auraient exprimé les plus énergiques paroles.
– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère ? s’écria
le jeune homme piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il,
que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères
mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas
devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx
ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte mythologiquement admise.
– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette
sentence ?
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui
fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette Peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis
appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi
pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent
y chercher quelque chose.
– Que voulez-vous ? demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes
ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la Peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une
légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à
celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en
avoir rien ôté.
[p. 26]– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il
en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !
Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :
Ce qui voulait dire en français :
SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT. MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE TES SOUHAITS SUR TA VIE. ELLE EST LÀ. À CHAQUE VOULOIR JE DÉCROÎTRAI COMME TES JOURS. ME VEUX-TU ? PRENDS. DIEU T’EXAUCERA. SOIT !
[p. 27]– Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé
en Perse ou dans le Bengale ?
– Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette Peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au
jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense
déjà plus à mourir.
– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : – Je ne saurais vous répondre. J’ai
offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie
que vous ne paraissez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer
sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement
proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis
abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.
– Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous
de vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours de la vie ? L’homme a-t-il
jamais pu scinder la mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous
suicider ; mais tout à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant !
Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est
celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais
alors dans la misère, j’ai mendié mon pain ; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent
deux ans, et suis devenu millionnaire : le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance
m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine.
L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources
de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes
de mort :vouloiretpouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et
ma longévité.Vouloirnous brûle etPouvoirnous détruit ; maissavoirlaisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le[p. 28]désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir
s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non
dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau
qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon
corps. Cependant j’ai vu le monde entier. Mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris
tous les langages humains, et j’ai vécu sous tous les régimes. J’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi
sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes
les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages,
enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de
voir. Voir n’est-ce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement ?
n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement ?
Que reste-t-il d’une possession matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit être
belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée,
transporte en son âme les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées
des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure
les joies de l’avare sans en donner les soucis. Aussi ai-je plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances
intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des
forêts, des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai
jamais rien désiré, j’ai tout attendu. Je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait.
Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour
moi des idées que je change en rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je
les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe,
je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais
lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste. Mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux
meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les
vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent
dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures
historiquement[p. 29]belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas
eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions, et je les juge. Oh ! comment
préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées,
pour des formes plus ou moins rondes ! comment préférer tous les désastres de vos
volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir
immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves
de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord
du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci, dit-il d’une
voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est lepouvoiret levouloirréunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies
qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent
plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où
le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles
pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours. Le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès
d’un vouloir ou d’un pouvoir ?
– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de
chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas
nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de
Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites,
monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible.
Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le
vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle
où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et
sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs,
plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que cette nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissant nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous
verser sur des plages inconnues : que les âmes montent[p. 30]dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou
s’abaissent, peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies
dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans
une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après
boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans
fin dont la clameur passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire
une ardeur cuisante qui les rajeunisse tous, même les septuagénaires !
Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles
du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il
se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner
passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non,
non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte, tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux
dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger
jusqu’au plus exorbitant. Le bramine auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord
entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire,
je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle
existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier
vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans
cette dernière raillerie, s’écria : – Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera
pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne
vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service,
que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une
débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si
philosophiquement ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles
et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut
vainement l’éclairer ; il[p. 31]courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte
de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin,
qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer
dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la
porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras
dessus bras dessous.
– Animal !
– Imbécile !
Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.
Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère
balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas
venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc ?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.
De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui, l’ayant enchaîné
par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine
environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovible
offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J.
Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne. Cependant nous n’avions certes pas l’air de gens d’argent, huissiers, créanciers,
gardes du commerce, etc. N’importe ! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons,
nous avons repris courage, et nous avons mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées,
si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques où les mendiants
dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n’était pas
établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous
de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force ! Les ministères, l’Opéra, les maisons
conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de[p. 32]journalistes, restaurants, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de
bons et de mauvais lieux ayant été savamment exploré3Erreur du Furne : « explorés » au lieu de « exploré »., nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également
chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros
de juillet ! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter,
il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris.
Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions
du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.
– Et nous te regrettions vraiment ! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il
s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur,
c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade
constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement
que jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme
de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter ; mais la Patrie est une
épouse acariâtre et vertueuse, il nous faut accepter, bon gré, mal gré, ses caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries
chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg
Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais voici ce que tu ne sais peut-être pas !
Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui
de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité
de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées,
à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps.
Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant
qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à
la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes
à un roi qui disaitmoiau lieu de direnous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs vient d’être
fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontents, sans nuire
au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté
autant que du[p. 33]despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie
est une capitale où les idées s’échangent et se vendent à tant la ligne, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillent
de licencieuses prostituées, où les soupers ne finissent que le lendemain, où les amours vont à l’heure comme les citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de
toutes les patries ! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies
femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais
trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent…Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès, avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer
de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires,
de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler
le centre, pourvu qu’il nous soit permis de rirein pettodes rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer
une joyeuse vie à la Panurge oumore orientali, couchés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique
et burlesque, ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit journal, un
banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit. Tu
y seras accueilli comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs
que rien n’épouvante, dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de
la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions !
Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent
au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis
Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires
jouent leurkirchen-wasseraux dominos. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint
corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les
esprits forts ; nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir
nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales
de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans
les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël ? lui
demanda l’orateur en s’interrompant.
[p. 34]– Oui, répondit le jeune homme moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la manière naturelle
par laquelle les événements s’enchaînaient.
Quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de
la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton grand-père, lui répliqua
l’un de ses voisins.
– Ah ! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir
de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands
coquins ! Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre deux vins, nous avons
pesé la vie étant ivres, nous avons prisé les hommes et les choses en digérant. Vierges du fait, nous étions hardis en paroles ; mais marqués maintenant par le fer chaud
de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illusions.
Quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse,
le temps d’innocence où nous tendions dévotement la langue à un bon prêtre, pour recevoir
le sacré corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah ! mes bons amis, si nous avons eu
tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que nous avions des remords
pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur ; tandis que maintenant…
– Oh ! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste…
– Quoi ? dit un autre.
– Le crime…
– Voilà un mot qui a toute la hauteur d’une potence et toute la profondeur de la Seine,
répliqua Raphaël.
– Oh ! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Depuis ce matin je n’envie
qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera
toujours ; mais ce soir la vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un
chemin de fer, fait bondir mon cœur de dégoût ! Je suis épris de passion pour les
malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions duCorsaire rougeet pour l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en France,
je voudrais au moins un Botany-Bay, une espèce d’infirmerie destinée aux petits lords
Byrons, qui, après avoir chiffonné la vie comme une serviette après dîner, n’ont plus
rien à faire qu’à incendier leur pays, se[p. 35]brûler la cervelle, conspirer pour la république, ou demander la guerre…
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi d’homme, sans la
révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond
de quelque campagne, et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours ?
– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal ! pour un journaliste. Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d’une masse
d’abonnés. Le journalisme, vois-tu, c’est la religion des sociétés modernes, et il
y a progrès.
– Comment ?
– Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus…
En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient leDe Viris illustribusdepuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un journaliste qui avait conquis plus de gloire à ne rien faire que les
autres n’en recueillent de leurs succès. Critique hardi, plein de verve et de mordant,
il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc et rieur, il
disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et
loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir. Toujours dépourvu d’argent, il
restait, comme tous les hommes de quelque portée, plongé dans une inexprimable paresse,
jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans
leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de
sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller
vieux à l’hôpital. D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de cynisme et simple
comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameuxtronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient
les escaliers.
– J’aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le
luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
[p. 36]– Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël. Ah çà !
reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes
ces têtes-là.
Puis, d’un geste moqueur, il montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumières,
et où ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de
Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau
avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre
plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire, et qui découvrait à l’école
moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse
accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon
l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part, et tantôt en reconnaissent
partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes, à l’œil malin, à la bouche
mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune
et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées
politiques, ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait
avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si
son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la
vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre
consolait ensi bémol, et d’une voix moqueuse, un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans
se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs
sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Voyant ces
êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine,
les accouplait avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son
ordre. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à mettre de l’azote
dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques
hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs
mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant,
avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun.
Lejugeur qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux Bouffons, y criebravaavant tout le[p. 37]monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était là cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient
de l’avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère ; quant aux autres,
ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII :Union et oubli. L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus. De temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en
appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit
homme qui fut accueilli par une flatteuse rumeur, c’était le notaire qui, le matin
même, avait achevé de créer le journal. Un valet de chambre vêtu de noir vint ouvrir
les portes d’une vaste salle à manger, où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa
place autour d’une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier
coup d’œil. Son souhait était certes bien complétement réalisé. La soie et l’or tapissaient les appartements. De riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers
détails des frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs
de l’ameublement. Les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient
de doux parfums. Tout jusqu’aux draperies respirait une élégance sans prétention ; enfin, il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir
sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme, et nous
aident merveilleusement à mettre lamorale en actions! dit-il en soupirant. Oh ! oui, ma vertu ne va guère à pied. Pour moi, le vice c’est
une mansarde, un habit râpé, un chapeau gris en hiver, et des dettes chez le portier.
Ah ! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe ! Et puis après mourir.
J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences4Erreur du Furne : « existences, » au lieu de « existences. »..
– Oh ! lui dit Émile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de change pour
le bonheur. Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune en t’apercevant qu’elle te
ravirait la chance d’être un homme supérieur. Entre les pauvretés de la richesse et
les richesses de la pauvreté, l’artiste a-t-il jamais balancé ? Ne nous faut-il pas
toujours des luttes, à nous autres ? Aussi, prépare ton estomac, vois, dit-il en lui
montrant par un geste héroïque le majestueux, le trois fois saint et rassurant aspect que présentait[p. 38]la salle à manger du benoît capitaliste. Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment
donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge
oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser
avec délicatesse, avant de la laisser sucer par des héritiers ? Ne trouves-tu pas
du style aux bas-reliefs qui décorent les murs ? Et les lustres, et les tableaux,
quel luxe bien entendu ! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir
les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution, un Allemand et
quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et la mère de cet
ami. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnants de ce vénérable
Taillefer ? Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle,
et chacun de ces rayons brillants serait pour lui un coup de poignard ?… allons donc ! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente
hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à manger les entrailles, à boire le
sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous
serions complices du forfait ! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est
honnête homme.
– Non pas maintenant ! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort, nous aurons dîné.
Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et par un regard plus rapide que la parole,
chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une
longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle
s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux
répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient
des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit
et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin
de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins
de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale.
Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une
tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait
bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment
où l’on emporta les[p. 39]restes de ce magnifique service, de tempêtueuses discussions s’étaient établies ;
quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les
visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le
discours ne sortit pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s’échappèrent peu à peu de toutes les bouches ; puis la calomnie éleva tout doucement sa petite tête de serpent et parla d’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournois écoutèrent attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits
tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre
garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple
fut contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles
vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux
d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les flammèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors
galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent
à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations
qui restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de
cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent
les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier
de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres,
des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres
parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles
où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les arrêts souverains
et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles
et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des
pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la
fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes
d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l’intelligence
humaine tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps, et peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse
ivre, ou par l’Ivresse devenue[p. 40]sage et clairvoyante. Emportés par une espèce de tempête, ces esprits semblaient,
comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre lesquelles
flottent les civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir à la volonté de Dieu,
qui laisse dans la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de
leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte
un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants
de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs
à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle
du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu
des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là-bas ? dit le notaire en montrant
Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court ? s’écria Émile en riant. Raphaël
de Valentin, s’il vous plaît ! Nousportons un aigle d’or en champ de sable couronné d’argent becqué et onglé de gueules, avec une belle devise :Non cecidit animus! Nous ne sommes pas un enfant trouvé, mais le descendant de l’empereurValens, souche desValentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire
d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté,
et faute d’argent ou de soldats.
Émile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de
Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en
laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était
impossible de rattacher à sa clientèle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud,
l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmilières nommées Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours
écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement
donné à l’homme par une puissance moqueuse ? dit Claude Vignon, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même
homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel ! répondit
un ballanchiste.
[p. 41]– Pourquoi sonder la Providence ? dit Canalis, le fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur en l’interrompant. Je ne connais
rien au monde de plus élastique.
– Mais, monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de
Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité
dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait
Massol, un jeune homme devenu républicain faute d’une syllabe devant son nom.
– Monsieur, lui répondit Moreau de l’Oise, bon propriétaire, vous qui prenez le sang
pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa tête sur ses épaules ?
– À quoi bon, monsieur ? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques
sacrifices ?
– Bixiou ! Hé ! Chose-le-républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait
un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les événements ne sont rien, disait le républicain en continuant sa
théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes
et des idées.
– Quelle horreur ! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour unsi…
– Hé ! monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il a quelque
idée de la vertu ; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe, étaient des systèmes,
et le corsaire Monbard, une organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations ? dit Canalis.
– Oh ! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh ! votre stupide république me donne des nausées ! nous ne saurions découper tranquillement
un chapon sans y trouver la loi agraire.
– Tes principes sont excellents, mon petit Brutus farci de truffes ! Mais tu ressembles
à mon valet de chambre, le drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté,
que si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j’irais tout nu.
– Vous êtes des brutes ! vous voulez nettoyer une nation avec des cure-dents, répliqua
l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! dit Cardot le notaire. Fermez la porte.
Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions
faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah ! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous
disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune
depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de
Charlet.
– Vous avez bien raison ! Passez-moi des asperges. Car, après tout, la liberté enfante
l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le despotisme ramène à la liberté.
Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes.
N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral ? Quand
l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh ! oh ! s’écria Cursy le vaudevilliste, alors, messieurs, je porte un toast à
Charles X, père de la liberté !
– Pourquoi pas ? dit Émile. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve
dans les mœurs, etvice versa.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles !
dit le banquier.
– Hé ! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire ! criait un officier
de marine qui n’était jamais sorti de Brest.
– Ah ! la gloire, triste denrée. Elle se paye cher et ne se garde pas. Ne serait-elle
point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots ?
– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société
ne profite qu’aux gens chétifs. Placés aux deux extrémités du monde moral, le sauvage
et le penseur ont également horreur de la propriété.
– Joli ! s’écria Cardot. S’il n’y avait pas de propriétés, comment pourrions-nous
faire des actes ?
– Voilà des petits pois délicieusement fantastiques !
– Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain…
– Qui parle de mort ? Ne badinez pas ! J’ai un oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
[p. 43]– Écoutez-moi, messieurs !manière de tuer son oncle. Chut ! (Écoutez ! Écoutez !) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au
moins, ce sont les meilleurs oncles. (Sensation.) Faites-lui manger, sous un prétexte
quelconque, un pâté de foie gras…
– Hé ! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre.
– Ah ! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa digestion, la
faillite de son banquier.
– S’il résiste ?
– Lâchez-lui une jolie fille !
– S’il est… dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes.
– Non, monsieur.
– Si, monsieur.
– Oh ! oh ! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire de toutes les dissertations religieuses,
politiques et littéraires ? L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices !
– À vous entendre, je suis un sot.
– Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie ! Monsieur Heineffettermach porte le nombre des volumes
imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante
mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le motinstruction? pour les uns, elle consiste à savoir les noms du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo,
du seigneur des Accords, et à ignorer5Erreur du Furne : « d’ignorer » au lieu de « à ignorer ».celui de l’homme auquel nous devons le flottage des bois ou la porcelaine. Pour les
autres, être instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens,
aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances
aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et déshonorés.
– La conséquence immédiate d’une constitution est[p. 44]l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monuments, tout est dévoré par
un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois,
assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait
illégalement de grandes choses, la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire
légalement de très-petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine, dit
un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé
par l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le bien-être ?
demanda le saint-simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple.
Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité ; allez à Madagascar : vous y trouverez
un joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal ; mais
ici, chacun entre tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son
trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être
promus par un collége de Pères. Ah ! ah !
– Vous êtes un carliste !
– Pourquoi pas ? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine.
Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants ! Trôner dans une chambre, à trente
millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien ?
– Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui pour l’instruction
du sculpteur inattentif avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés
et sur les peuples autochtones. À l’origine des nations la force fut en quelque sorte
matérielle, une, grossière ; puis avec l’accroissement des agrégations, les gouvernements
ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi,
dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie ; le prêtre tenait le glaive
et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourd’hui,
notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant
le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée,
argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sans cesse vers une dissolution
sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni
sur la religion, ni sur la force[p. 45]matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle
l’action ? Voilà le problème.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté absolue mène les
nations au suicide, elles s’ennuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf ? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs,
et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu ! Vous n’avez plus de croyance. Aussi
le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche ! Enfin, votre lord Byron,
en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime.
– Savez-vous, lui répondit Bianchon complétement ivre, qu’une dose de phosphore de
plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot,
l’homme vertueux ou le criminel ?
– Peut-on traiter ainsi la vertu ! s’écria de Cursy. La vertu, sujet de toutes les
pièces de théâtre, dénoûment de tous les drames, base de tous les tribunaux.
– Hé ! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon ! dit Bixiou.
– À boire !
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un seul trait ?
– Quel trait d’esprit ! s’écria Bixiou.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui donnait sérieusement
à boire à son gilet.
– Oui, monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique.
– L’opinion ? mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées ! À vous entendre,
hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature,
l’opinion à la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux ! Si la société nous
a donné le duvet des oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte,
comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite des
châles de Cachemire.
– Monstre ! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu médire de la
civilisation en présence de vins, de mets si délicieux, et à table jusqu’au menton ? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes
dorées, mais ne mords pas ta mère.
[p. 46]– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans
un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Napoléon, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI,
si le libéralisme devient La Fayette ?
– L’avez-vous embrassé en juillet ?
– Non.
– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous ? ils en ont au moins deux.
– Escompter le ciel ! monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions
antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir physique ; mais nous autres
nous avons développé l’âme et l’espérance ; il y a eu progrès.
– Hé ! mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de politique ? dit
Nathan. Quel a été le sort du Roi de Bohème et de ses sept châteaux, la plus ravissante conception…..
– Çà ? cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. C’est des phrases tirées au hasard dans un chapeau, véritable ouvrage écrit pour Charenton.
– Vous êtes un sot !
– Vous êtes un drôle !
– Oh ! oh !
– Ah ! ah !
– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit Nathan.
– Allons ! allons ! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre ! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.
– Ah ! je ne me tiens pas droit, peut-être ! reprit le belliqueux Nathan en se dressant
comme un cerf-volant indécis. Il jeta sur la table un regard hébété, puis comme exténué
par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre pour un ouvrage
que je n’ai jamais vu ni lu !
– Émile, prends garde à ton habit, ton voisin pâlit, dit Bixiou.
[p. 47]– Kant, monsieur. Encore un ballon lancé pour amuser les niais ! Le matérialisme et
le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe
font aller le même volant. Que Dieu soit en tout selon Spinosa, ou que tout vienne
de Dieu selon saint Paul… Imbéciles ! ouvrir ou fermer une porte, n’est-ce pas le
même mouvement ? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf ? (Passez-moi du
canard !) Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.
– Et lequel ?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la
philosophie pour les chaires ? Mets des lunettes et lis le budget.
– Voleurs !
– Imbéciles !
– Fripons !
– Dupes !
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les
pensées, s’écria Bixiou, en prenant une voix de basse-taille.
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle ?
– Écoutez !
– Silence !
– Mettez des sourdines à vos muffles !
– Te tairas-tu, chinois !
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant !
– À toi, Bixiou !
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes, et se grima
de manière à singer la Revue des deux mondes en louchant ; mais le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de saisir un seul mot de sa
moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il la Revue, car il ne s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste
surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par
un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient
et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches,[p. 48]des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot,
des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles
du petit-four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices.
Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine,
par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les
liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du
Poussin, copiés à Sèvres. Le territoire d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre,
l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes ; mais les
yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir
une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins de dessert
apportèrent leurs parfums et leurs flammes, philtres6Erreur du Furne : « filtres » au lieu de « philtres ».puissants, vapeurs enchanteresses qui engendrent une espèce de mirage intellectuel et dont les liens puissants enchaînent
les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix
grossirent, le tumulte grandit. Il n’y eut plus alors de paroles distinctes, les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Cursy
saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le
diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous
eussiez souri de voir des gens naturellement gais, devenus sombres comme les dénoûments
de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs
secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des
danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Claude Vignon se dandinait à la manière des
ours en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites
sur les figures humaines, et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient
vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait
pour quelque Bichat qui se serait trouvé là froid et à jeun. Le maître du logis se
sentant ivre, n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives
par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large
figure, devenue rouge et bleue, presque violacée, terrible à voir, s’associait au
mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d’un brick.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe ? reprit Raphaël.
– Il y a prescription ! dit le meurtrier plein d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur du cimetière
gravera :Passants, accordez une larme à sa mémoire! Oh ! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait
par une équation algébrique l’existence de l’enfer. Il jeta une pièce en l’air en
criant : – Face pour Dieu !
– Ne regarde pas, dit Raphaël en saisissant la pièce, que sait-on ? le hasard est
si plaisant.
– Hélas ! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds
entre la géométrie de l’incrédule et lePater nosterdu pape. Bah ! buvons !Trincest, je crois, l’oracle de la divine bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.
– Nous devons auPater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monuments, nos sciences peut-être ; et, bienfait
plus grand encore, nos gouvernements modernes, dans lesquels une société vaste et
féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces
opposées les unes aux autres se neutralisent en laissant tout pouvoir à lacivilisation, reine gigantesque qui remplace leroi, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre
le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme
un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu ?
– Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il
a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe !
Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré
le triomphe de l’esprit sur la matière, lui seul nous a poétiquement révélé le monde
intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois ? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire d’ivresse. Eh !
bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast : Diis ignotis!
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de parfums, de poésie
et d’incrédulité.
[p. 50]– Si ces messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend, dit le maître
d’hôtel.
En ce moment presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses
où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps délivré de son tyran s’abandonne aux joies délirantes de la liberté. Les uns arrivés à l’apogée de l’ivresse restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur
propre existence, les autres plongés dans le marasme produit par une digestion alourdissante niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont
le sens leur échappait à eux-mêmes. Quelques refrains retentissaient comme le bruit
d’une mécanique obligée d’accomplir sa vie factice et sans âme. Le silence et le tumulte
s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins, en entendant la voix sonore du valet qui,
à défaut d’un maître, leur annonçait des joies nouvelles, les convives se levèrent entraînés, soutenus ou portés les uns par les autres. La troupe entière resta pendant
un moment immobile et charmée sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le
chatouillant spectacle que l’amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens.
Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil,
un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent
comme autant de diamants. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient
ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles
de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient
encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets
satinés des tentures, la blancheur des marbres et les saillies délicates des bronzes. Le cœur brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs attitudes,
toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de rubis,
de saphirs et de corail ; une ceinture de colliers noirs sur des cous de neige, des
écharpes légères flottant comme les flammes d’un phare, des turbans orgueilleux, des
tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les
yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être
sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là une gaze diaphane, ici la soie
chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits[p. 51]parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et décentes
jeunes filles, vierges factices dont les jolies chevelures respiraient une religieuse
innocence, se présentaient aux regards comme des apparitions qu’un souffle pouvait
dissiper. Puis des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la
tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter. Une Anglaise,
blanche et chaste figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un
ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne dont toute la beauté
gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de
sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, sirène sans cœur et sans passion, mais
qui sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accents
du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans
leur félicité, de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes méridionales aux cheveux noirs,
aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit des beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant dès le matin dressé tous leurs
piéges, arrivant comme une troupe d’esclaves orientales réveillées par la voix du
marchand pour partir à l’aurore. Elles restaient interdites, honteuses, et s’empressaient
autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche.
Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, était ou quelque séduction calculée ou de la pudeur involontaire. Peut-être un sentiment que la femme ne dépouille jamais complétement leur ordonnait-il
de s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant
aux prodigalités du vice. Aussi la conspiration ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle
devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance
majestueuse dont est investie la femme. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas
voyagé de compagnie avec l’ivresse ; au lieu d’un ouragan de passions, les convives surpris dans un moment de faiblesse s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. À la voix de la poésie qui
les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui
distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque
émanation d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe[p. 52]frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes, dignes peut-être jadis
des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame sanglant à raconter.
Presque toutes apportaient d’infernales tortures, et traînaient après elles des hommes
sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère. Les convives
s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les
caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de
bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après
le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands
embarrassés dans les travaux d’une digestion récalcitrante. Mais bientôt quelques
rires éclatèrent, le murmure augmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant
un moment, menaça par intervalles de se réveiller. Ces alternatives de silence et
de bruit eurent une vague ressemblance avec une symphonie de Beethoven.
Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une
grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière,
mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes.
Sa chevelure noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les combats de l’amour,
et retombait en flocons légers sur ses larges épaules qui offraient des perspectives attrayantes à voir. De longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la lumière
glissait par intervalles en révélant la finesse des plus jolis contours. La peau, d’un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs. L’œil, armé de longs cils, lançait des flammes hardies, étincelles d’amour ! La bouche, rouge, humide, entr’ouverte, appelait le baiser. Cette fille avait une taille forte, mais amoureusement élastique ; son sein, ses bras étaient
largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache ; néanmoins, elle
paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère, comme
la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette
fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée.
Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne
plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa
figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l’eût
redoutée. C’était une statue colossale tombée du haut de quelque temple[p. 53]grec, sublime à distance, mais grossière à voir de près. Néanmoins, sa foudroyante
beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer
de vieux ossements ; aussi Émile la compara-t-il vaguement à une tragédie de Shakspeare, espèce d’arabesque admirable où la joie hurle,
où l’amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du bonheur
succèdent aux sanglants tumultes de la colère ; monstre qui sait mordre et caresser,
rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte toutes
les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses
modesties d’une vierge ; puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa
passion, son amant ; enfin, se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtue
d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà
tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis
un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait
un bras blanc, qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine
du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors
amassés par trois générations, qui rit sur des cadavres, se moque des aïeux, dissout
des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards, et souvent les
vieillards en jeunes gens ; de cette joie permise seulement aux géants fatigués du
pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
– Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh ! oh ! tu viens deVenise sauvée, s’écria Émile.
– Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms en montant
au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible conspirateur qui t’aime et sache
mourir pour toi ? dit vivement Émile, réveillé par cette apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma rivale. Aussi metté-je toujours
quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle,
elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina ! Les femmes n’ont-elles pas toutes
un amant à pleurer ; mais toutes[p. 54]n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais
bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à Clamart, que dans le lit d’une
rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse par la plus innocente,
la plus jolie et la plus gentille petite créature qui sous la baguette d’une fée fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une
figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes
fraîches et pures. Une naïade ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus
timide, plus blanche ni plus naïve que cette jeune fille qui paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les
orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant
le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement se rencontrent ces créatures
au visage candide qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus
raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés
d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune
fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées
par Aquilina, et se mirent à la questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux
des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine,
en opposant à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne le portrait
de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre
un crime, assez forte pour en rire ; espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes
riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours
une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie
le soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde
entier devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du vice, l’autre le
vice sans âme.[p. ill.]
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes
à l’avenir.
– L’avenir ! répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-je
à ce qui n’existe pas encore ? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi.
N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir,
nous le connaissons, c’est l’hôpital.
– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller ? s’écria Raphaël.
[p. 55]– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant ? demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne
sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes
et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie
dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin ? Vous ne voyez
plus alors en nous, de notre parure, que sa fange primitive qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement
de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre
qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette ; puis, s’il
se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même
pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel
à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle
pas exactement la même ? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges
et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau ou les marches des
Tuileries avec du satin, être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres
dans un pot de terre rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à l’Opéra,
y a-t-il donc là tant de différence ?
–Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs, reprit Euphrasie.
Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui
brille, tout ce qui plaît ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir
raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis,
s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis ; n’ai-je pas raison ?
J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité
ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait ! Donnez-moi des
millions, je les mangerai ; je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine.
Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque battement de mon
cœur. La société m’approuve ; ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations ?
Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous
les soirs ? pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux ? Comme il ne nous a pas mis
entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais
bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres ? dit Émile.
[p. 56]– Les autres ? Eh ! bien, qu’ils s’arrangent ! J’aime mieux rire de leurs souffrances
que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi ? demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héritage, moi ! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir
toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler
pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse,
et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’âme ?
– Eh ! bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher
de toutes les femmes, même des plus vertueuses, en les écrasant par notre beauté,
par notre richesse ? D’ailleurs nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise
en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse ? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie :
– La vertu ! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela,
les pauvres femmes ?
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah ! je ne la connais pas ! reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie à un
être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire : Merci !
quand ils vous frappent au cœur ; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme ; et encore, pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en
cherchant à la séduire ; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie ! Autant
rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ?
– Eh ! bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie
sera coupée en deux parts : une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle
vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise.
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent
lieues pour aller dévorer avec mille délices un regard et un refus ; elle n’a point
attaché sa vie à un cheveu,[p. 57]ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son seigneur,
son dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.
– Hé ! hé !La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons d’où il vient. D’ailleurs,
si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison ! s’écria Raphaël.
– Heureuses ! dit Aquilina souriant de pitié, de terreur, en jetant aux deux amis
un horrible regard. Ah ! vous ignorez ce que c’est que d’être condamnée au plaisir
avec un mort dans le cœur.
Contempler en ce moment les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium
de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages
de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie,
excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice.
Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un
champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse,
l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits
sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers
voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme
dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière brillante
à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus
grotesques. Çà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres
blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient les appartements. Quoique
les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées
et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il
leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies
bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant
leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que[p. 58]contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilité chargée
de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil les assaillaient si vivement qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le
mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille. En ce moment le
valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à attirer son maître dans l’antichambre,
et lui dit à l’oreille : – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent
du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs
portes ? s’écria Taillefer.
Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat de rire si brusquement intempestif, que
son ami lui demanda compte de cette joie brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que
vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire, au moment où j’allais me jeter dans la Seine,
et tu voudrais sans doute connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’ajouterais
que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel
venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse
humaine ; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels que nous avons saccagés à table aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre
profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement
colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit ?
Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie.
– Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina dont les ronflements
ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit
Émile qui lui-même s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton
ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase
et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse
insensée en étouffant notre intelligence par le travail ; tandis que la vie passée
dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral mène à quelque folle
sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou[p. 59]mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette
sentence lutte-t-elle avec les tempéraments que nous a donnés le rude goguenard à
qui nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécile ! s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger toi-même ainsi, tu feras des volumes ! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces
deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et
se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès aux sociétés ! Mais que nous vivions
avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt
ou tard le même ? Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé
ces deux systèmes en deux mots :Carymary, Carymara.
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant,
répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus bref
queCarymary, Carymara: c’estpeut-être, d’où Montaigne a pris sonQue sais-je? Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation
de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures
d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion qui aboutit aujourd’hui àoui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine ? étais-tu jaloux
de la machine hydraulique du pont Notre-Dame ?
– Ah ! si tu connaissais ma vie.
– Ah ! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire, la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir
beaucoup plus que les autres ?
– Ah ! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec tonah! Voyons ? une maladie d’âme ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une
contraction de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t’écarteler, comme jadis
le fit Damiens ? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde ? Tes
enfants t’ont-ils jamais dit : J’ai faim ? As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse
pour aller au jeu ? Es-tu jamais allé payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec
la crainte d’arriver trop tard ? Voyons, j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une
femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas ; je ne
te[p. 60]demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te
le permettra : je suis exigeant comme un lecteur, et près de dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot ! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison
de la sensibilité ? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra
de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres,
en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques,
en… que sais-je ? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres,
de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme elles par de légers
froissements auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh ! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux,
en prenant la main de Raphaël.
La femme sans cœur
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un
geste d’insouciance : – Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées
du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute
ma vie comme un même tableau où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement
rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné
d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance,
ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui
a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles
la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique.
Je juge, au lieu de sentir…
– Tu es ennuyeux comme un amendement qui se développe, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles,
te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme
toi, comme mille autres, de cette vie de collége ou de lycée, dont les malheurs fictifs et les joies réelles sont les délices de notre souvenir, à laquelle notre gastronomie blasée redemande[p. 61]les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau : belle
vie dont les travaux nous semblent méprisables et qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de
continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère, il me logea dans une chambre
contiguë à son cabinet ; je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq
heures du matin ; il voulait que je fisse mon Droit en conscience, j’allais en même temps à l’École et chez un avoué ; mais les lois
du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux,
et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de…
– Qu’est-ce que cela me fait ? dit Émile.
– Eh ! que le diable t’emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes
sentiments si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon âme,
la façonnèrent à la crainte et me laissèrent long-temps dans la naïveté primitive
du jeune homme ? Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme
aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie,
il suffira peut-être de te dépeindre mon père : un grand homme sec et mince, le visage
en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille,
méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines
et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb ; si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui
va dire une sottise, je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude, j’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi. Dans sa redingote marron, où il se tenait droit comme un cierge7Erreur du Furne : « siége » au lieu de « cierge ». pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un
pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous
pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures,
et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si
jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins,
dix libertins de francs, trésor immense dont la[p. 62]possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices, il cherchait du
moins à me procurer quelques distractions. Après m’avoir promis un plaisir pendant
des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse ! c’était pour moi l’indépendance.
Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne,
j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis le
lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, dès le matin je retournais
chez un avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme que mon père m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère ; il m’avait menacé de m’embarquer
à ma première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi me prenait-il
un horrible frisson quand par hasard j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux,
dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur
le plus amoureux, l’âme la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence
de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde ; enfin
marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont les scènes curieuses ne peuvent que t’être dites : projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil,
désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur
en mélodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets confidents. Aujourd’hui
je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette
époque d’innocence et de vertu : si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me
serais cru ruiné ; mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de
débauche, où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune ; quant
à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh ! quand je devrais t’endormir,
je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées
de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un
forçat. J’étais au bal chez le duc de Navarreins, cousin de mon père. Mais pour que
tu puisses parfaitement comprendre ma position, apprends que j’avais un habit râpé,
des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis
dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les
jolies femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que je n’ai jamais devinée, tant[p. 63]cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À
dix pas de moi quelques hommes jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt
ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était
un libertinage d’esprit dont l’analogue ne se trouverait ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis
un an je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant
du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, décidé à ne revenir que
le lendemain chez mon père, mais armé contre lui d’une aventure plus intriguée que
ne l’est le Mariage de Figaro, et de laquelle il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante
écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf del’école buissonnière? J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants,
je comptai l’argent de mon père : cent écus ! Évoquées par cette somme, les joies
de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour
de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Je devins un coquin
déterminé. Sans écouter ni les tintements de mon oreille, ni les battements précipités
de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore ! Leurs millésimes
étaient effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans
ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume
humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un
poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide
autour de moi. Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai
pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières
et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct
de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j’allai me planter près
d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux
voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation
physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir
quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait
mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel ;
entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de[p. 64]quatre ou cinq rangées de causeurs ; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer
le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre ; malgré tous ces obstacles,
par un privilége accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace
et le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais
leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les
cartes ; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant
moi tout à coup, je compris alors cette parole de l’écriture : L’esprit de Dieu passa
devant sa face ! J’avais gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour
des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille
qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent
joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi.
Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Je fus soupçonné
par des yeux inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le
crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors
d’une voix certainement angélique : « Tous ces messieurs avaient mis », et paya les
quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphants sur les joueurs.
Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai
mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que je me vis
possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière
à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai
plus. – « Que faisiez-vous au jeu ? me dit mon père en entrant dans le fiacre. – Je regardais,
répondis-je en tremblant. – Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire
à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis.
Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre
des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse…
» Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et
son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta
l’or, se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase
par une pause plus ou moins longue et significative : – « Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une
pension, ne fût-ce que pour vous[p. 65]apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai
cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici
le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme
pour vérifier la somme. J’avoue que je fus près de me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et… pis que
cela, un menteur ! la honte me retint, j’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement. – « Maintenant, tu es un homme,mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier.
Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein
de dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous
les jeunes gens, à Paris. Désormais, nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans
un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations,
acquis les connaissances solides et l’amour du travail si nécessaires aux hommes appelés
à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous
ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de
notre pauvre maison. À demain ! » ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux. Dès ce jour, mon père m’initia
franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix
ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon
père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour
y lutter avec le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs
quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre
position au cœur même du pouvoir. La Révolution renversa bientôt sa fortune ; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison,
et s’était vu sous l’Empire au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La Restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté
plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger,
il se battait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens
et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations.
Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait
notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus,[p. 66]ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1816 ; dans ce cas, le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l’honneur de notre
nom. Ainsi, le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai
sous le joug le plus odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler
nuit et jour, aller voir des hommes d’État, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les
séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier
sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins
dont l’empreinte flétrissait la figure de mon père. Pendant une année environ, je
menai donc en apparence la vie d’un homme du monde ; mais cette dissipation et mon
empressement à me lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous
être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissements étaient encore des
plaidoiries, et mes conversations des mémoires. Jusque-là, j’avais été vertueux par
l’impossibilité de me livrer à mes passions de jeune homme ; mais craignant alors
de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre
despote, et n’osai me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes
jeunes, quand, à force de froissements, les hommes et les choses ne nous ont point
encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur de pensée, cette noble
pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons
vivement nos devoirs ; notre honneur parle haut et se fait écouter ; nous sommes francs
et sans détour : ainsi étais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon père ; naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme ; mais portant avec lui le
fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement
mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs, heureux même de mon sacrifice ! Aussi, quand monsieur de Villèle exhuma, tout exprès
pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et nous eut ruinés, signai-je la
vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de
la Loire, et où se trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les arguments,
les détours, les discussions philosophiques, philanthropiques et politiques ne me
manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait unebêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le[p. 67]répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les
yeux de mon père furent alors pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir
de ces larmes a souvent consolé ma misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers,
mon père mourut de chagrin, il m’adorait et m’avait ruiné ; cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans,
vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon
père. Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard,
perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité
publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour père le Gouvernement ou le Procureur du roi, pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien ! Trois mois après, un commissaire-priseur
me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle.
Des créanciers m’avaient obligé à vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse
à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher
de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. – « Oh ! me dit
le commissaire-priseur, tout cela était bienrococo. » Mot épouvantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance et me dépouillait
de mes premières illusions, les plus chères de toutes. Ma fortune se résumait par
un bordereau de vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent
douze francs, la Société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur
la tête. Un valet de chambre qui me chérissait, et à qui ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas me dit
en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiture pendant
mon enfance : – « Soyez bien économe, monsieur Raphaël ! » Il pleurait, le bon homme.
– Tels sont, mon cher Émile, les événements qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent
mon âme, et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations
sociales, dit Raphaël après avoir fait une pause. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont
l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le mépris et l’indifférence ne m’en eussent
déjà fermé les portes. Quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de
leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parents ni protecteurs. Sans cesse
arrêtée dans ses expansions, mon âme s’était repliée sur elle-même. Plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid,[p. 68]dissimulé ; le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi ; j’étais
timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire, je
me déplaisais, je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure
qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait : Courage !
marche ! malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré
l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public à
ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J’étais la
proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses, et je me sentais dans le néant. J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis. Je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul, moins craintif que
honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la grande société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une âme fraîche. Comme tous les grands
enfants, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes
gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens,
s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant
des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant, se prostituant à eux-mêmes
les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les
oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses,
les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole,
au moindre geste hardi, par le premier regard insolent ! Je te le déclare, en mon
âme et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait
un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang,
jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon cœur, mes sentiments,
mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais
dans l’âme seulement, et non dans les manières. J’ai su plus tard que les femmes ne
voulaient pas être mendiées ; j’en ai beaucoup vu que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve,
une âme à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures ;
elles appartenaient à des sots de qui je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas
admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal ; dévouant alors en pensée mon existence à des caresses éternelles, j’imprimais toutes[p. 69]mes espérances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme
qui courait au-devant des tromperies. En certains moments, j’aurais donné ma vie pour
une seule nuit. Eh ! bien, n’ayant jamais trouvé d’oreilles où jeter mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai
vécu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même,
soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré
de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage
tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma promptitude
à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagements,
je n’ai jamais osé ni parler ni me taire à propos. À force de sentiment ma parole
était insignifiante, et mon silence devenait stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux
lumières, qui rend toutes ses pensées par des phrases convenues, ou par des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire
en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une âme semblable
à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont
elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes
m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie
quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonge. J’avais sans
doute le tort de désirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans
un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion
large, cet océan qui battait tempêtueusement dans mon cœur. Oh ! se sentir né pour
aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et n’avoir trouvé personne, pas même une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise ! Porter des trésors
dans une besace et ne pouvoir rencontrer une enfant, quelque jeune fille curieuse pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir.
– Joliment tragique ce soir ! s’écria Émile.
– Eh ! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël. Si ton amitié n’a pas la force
d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors !
Mais ne me demande plus alors compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour
juger un homme, au moins faut-il être dans[p. 70]le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions ; ne vouloir connaître de
sa vie que les événements matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des
sots !
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que,
dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël en le regardant d’un air hébété.
– Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces accidents leur prête
un nouvel aspect. L’ordre des choses que je considérais jadis comme un malheur a peut-être
engendré les belles facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique,
les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à
mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué
de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes
idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L’abandon
auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon
cœur ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? En ne se perdant
pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle âme et la réduisent
à l’état de guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe
perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion ? Méconnu par les
femmes, je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l’amour dédaigné.
Maintenant, je le vois, la sincérité de mon caractère a dû déplaire ! Peut-être les femmes veulent-elles un peu d’hypocrisie ? Moi qui suis tour à tour, dans la même heure,
homme et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions, souvent
femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme, et la pureté
même de ma pensée pour du libertinage ? la science leur était ennui, la langueur féminine faiblesse. Cette excessive mobilité
d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable
d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot quand je me taisais, je
les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire, et les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté
par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société,
je voulus posséder l’âme de toutes les femmes en me soumettant les intelligences,
et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet
à la porte d’un salon. Je[p. 71]m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant
comme André de Chénier : « Il y a quelque chose là ! » Je croyais sentir en moi une
pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. Ô mon cher Émile !
aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans
avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter
mes folies ? N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités ?
Ah ! je ne voudrais point pour ami d’un jeune homme qui dans ses rêves ne se serait
pas tressé des couronnes, construit quelque piédestal ou donné de complaisantes maîtresses.
Moi ! j’ai souvent été général, empereur ; j’ai été Byron, puis rien. Après avoir
joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes
les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi,
cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie peut-être, quand un
homme ne se laisse pas déchiqueter l’âme par le contact des affaires aussi facilement
qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe, tout cela me
sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse
que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule, et cette
femme je croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards ; mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont
obligées de faire des avances à leurs amants, venir au-devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah ! pour celle qui m’eût plaint,
j’avais dans le cœur tant de reconnaissance outre l’amour, que je l’eusse adorée pendant
toute sa vie. Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi,
mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées,
par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que
ses défauts, et dans un sot que ses qualités ; elles éprouvent de grandes sympathies
pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts,
tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser
ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, nulle femme n’est jalouse
d’en partager seulement les malaises ; toutes elles veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité. C’est elles encore qu’elles aiment en nous ! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir
de créer, n’est-il pas[p. 72]armé d’un blessant égoïsme ? il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de
pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse, qui doit en suivre le mouvement.
Une femme adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme ? ira-t-elle le chercher ? Cet amant n’a pas le loisir de s’abandonner autour d’un divan
à ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui
sont le triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque à ses travaux, comment
en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer ? Prêt à donner ma vie d’un coup,
je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfin il existe, dans le manége d’un agent de
change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de
mesquin dont a horreur l’artiste. L’amour abstrait ne suffit pas à un homme pauvre et grand, il en veut tous les dévouements.
Les petites créatures qui passent leur vie à essayer des cachemires ou qui se font les porte-manteaux de la mode n’ont pas de dévouement, elles en exigent et voient dans l’amour le plaisir de commander,
non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os, se laisse traîner
là où va celui en qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes
supérieurs, il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de leurs
besoins ; car, pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et des moyens. Moi, qui
me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses ! Nourrissant
des idées si contraires aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel
sans échelle, possédant des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances
étendues qui surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas encore classées, que
je ne m’étais point assimilées ; me trouvant sans parents, sans amis, seul au milieu
du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout
vous est bien plus qu’ennemi, indifférent ! la résolution que je pris était naturelle,
quoique folle ; elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage.
Ce fut comme un pari8 Erreur du Furne : « parti » au lieu de « pari ». fait avec moi-même, et où j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs devaient suffire
à ma vie pendant trois ans, et je m’accordais ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention
publique sur moi, me faire une fortune ou un nom. Je me réjouissais en pensant que
j’allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde
des livres et des idées, dans une sphère[p. 73]inaccessible au milieu de ce Paris si tumultueux, sphère de travail et de silence où, comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe pour renaître brillant et glorieux.
J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins,
au strict nécessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient
suffire à ma pauvreté. En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que
j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale…
– C’est impossible, s’écria Émile.
– J’ai vécu près de trois ans ainsi, répondit Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons
? reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient
de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai
observé, tu le sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination.
Mon logement me coûtait trois sous par jour, je brûlais pour trois sous d’huile par
nuit, je faisais moi-même ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne
dépenser que deux sous de blanchissage par jour. Je me chauffais avec du charbon de
terre, dont le prix divisé par les jours de l’année n’a jamais donné plus de deux
sous pour chacun. J’avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années, je ne voulais m’habiller
que pour aller à certains Cours publics et aux bibliothèques. Ces dépenses réunies ne faisaient que dix-huit sous,
il me restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d’avoir,
pendant cette longue période de travail, passé le Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais
acheté d’eau ; j’allais en chercher le matin à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès. Oh ! je portais
ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère
comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir
la maladie. Comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma
bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai
les cheveux, jusqu’au moment où un ange d’amour ou de bonté… Mais je ne veux pas anticiper
sur la situation à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut
de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous
commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui je ris de moi, de cemoi, peut-être saint et sublime qui n’existe plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont
révélé le[p. 74]danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervents travaux. Ces approvisionnements
sont inutiles à l’ambitieux. Que léger soit le bagage de qui poursuit la fortune. La faute des hommes supérieurs est
de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes de la faveur. Pendant que les pauvres gens thésaurisent et leur force et la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit, les intrigants riches de mots et dépourvus d’idées vont et viennent, surprennent les sots, et se logent dans la confiance des demi-niais
; les uns étudient, les autres marchent, les uns sont modestes, les autres hardis ; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant
arbore le sien, il doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au
mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage
à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux
communs de la vertu, le Cantique des Cantiques éternellement chanté par les génies méconnus ; je veux déduire logiquement la raison
des fréquents succès obtenus par les hommes médiocres. Hélas ! l’étude est si maternellement
bonne, qu’il y a peut-être crime à lui demander des récompenses autres que les pures
et douces joies dont elle nourrit ses enfants. Je me souviens d’avoir quelquefois
trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre en y respirant
l’air, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges,
en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue
me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés. Tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient
les noires profondeurs de ce pays original. Tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers
le brouillard, et accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits
pressés, océan de vagues immobiles. Enfin, parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert, parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une
vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d’une lucarne pourrie quelque
jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et de qui je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par
un joli bras blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères,
pauvres herbes bientôt emportées par un orage ! J’étudiais les mousses, leurs couleurs
ravivées par la pluie, et qui sous le soleil se changeaient[p. 75]en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets
du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillements du soleil, le silence
et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée,
tous les accidents de cette singulière nature devenus familiers pour moi, me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était volontaire. Ces savanes de Paris
formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés,
allaient à mon âme et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est fatigant de retrouver
brusquement le monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent
les méditations scientifiques ; aussi ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères. Quand je fus bien résolu
à suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus
déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue des Cordiers
pour retourner chez moi. À l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d’environ
quatorze ans qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries
amusaient les voisins. Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois de septembre
durait encore. Devant chaque porte, des femmes assises devisaient comme dans une ville de province par un jour de fête. J’observai d’abord
la jeune fille, dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps
tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Je cherchai la cause de cette
bonhomie au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait
pas être très-passante. En me rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu,
je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, le délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux, et je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux
de cuivre garnis de leurs chandelles, méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef,
et fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels et que je trouvai là peignée comme un tableau de genre ; son lit bleu, les ustensiles, les meubles avaient la coquetterie d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme
de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard
était comme terni par des pleurs, se leva, vint à moi ; je lui soumis humblement le
tarif de mon loyer ; mais, sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit
dans[p. 76]les mansardes où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons
voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge.
Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait
la misère et appelait son savant. La toiture s’y abaissait régulièrement et les tuiles
disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table, quelques
chaises, et sous l’angle aigu du toit je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez
riche pour meubler cette cage digne desplombsde Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté de
la vente mobilière que je venais de faire les objets qui m’étaient en quelque sorte
personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai le lendemain
chez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant
nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la
vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux,
d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations
tranquilles de la Science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe
de l’intelligence dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs. Aussi sommes-nous toujours
forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Le plaisir
de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul
et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur
que j’éprouvais quand mon âme se baignait dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles
et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient
dans mon cerveau palpitant. Voir une idée qui poind dans le champ des abstractions humaines comme le soleil au matin et s’élève comme lui, qui, mieux encore, grandit comme un enfant,
arrive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres
joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie
à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais, et la basane
brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier
de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir ; combien[p. 77]de fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en les regardant ? Souvent, en laissant
voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développements nouveaux,
une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre
des pensées presque intraduisibles. À force de contempler les objets qui m’entouraient,
je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère ; souvent ils me parlaient : si,
par-dessus les toits, le soleil couchant jetait à travers mon étroite fenêtre quelque
lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient en me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces menus accidents de la vie
solitaire, qui échappent aux préoccupations du monde, sont la consolation des prisonniers.
N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné dans un système ; mais soutenu par
la perspective d’une vie glorieuse ! À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains
douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement : Tu as
bien souffert, pauvre ange ! J’avais entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait
en peu de jours me donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde, où je
voulais reparaître en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez
tous vu dans ce chef-d’œuvre la première erreur d’un jeune homme qui sort du collége,
une véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont coupé les ailes à de fécondes illusions qui depuis ne se sont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile, as calmé la plaie
profonde que d’autres firent à mon cœur ! Toi seul admiras maThéorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la
physiologie, auquel j’avais consacré la plus grande partie de mon temps. Cette œuvre, si je ne me trompe, complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat,
en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrête ma belle vie, ce sacrifice
de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense
est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour où j’eus
terminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme
un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel,
j’ai toujours travaillé, me refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne.
Gourmand, j’ai été sobre ; aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant
visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à[p. 78]faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment
assis, une plume à la main ; bavard, j’allais écouter en silence les professeurs aux
Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum ; j’ai dormi sur mon grabat solitaire
comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la femme était cependant ma seule
chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours ! Enfin ma vie a été
une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge. Puis jugez donc les hommes ! Parfois
mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Par une sorte
de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué de
tout et logé dans une mansarde d’artiste, je me voyais alors entouré de maîtresses
ravissantes ! Je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins
d’un brillant équipage ! J’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant
tout, ayant tout ; enfin ivre à jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement
le sommeil finissait par éteindre ces visions dévorantes ; le lendemain la science
m’appelait en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses
doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions,
qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont pas sans charmes, ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en hiver, où l’on part de son foyer
pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la
pensée a franchi tous les obstacles ? Pendant les dix premiers mois de ma réclusion,
je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte ; j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la
journée ; je faisais ma chambre, j’étais tout ensemble le maître et le serviteur,
je diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse
et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent
ma misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit
d’inévitables liens entre elles et moi. Pauline, cette charmante créature dont les
grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs
services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs, elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui ne possédant
rien sont prodigues de sentiment, paient de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez
moi, voulut me servir et sa mère ne s’y opposa[p. 79]point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise
à cette charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services.
Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail,
la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive qu’éprouve pour les détails
de la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate
attention avec laquelle Pauline m’apportait à pas muets mon repas frugal, quand elle
s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris ? Avec les grâces
de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en faisant un signe pour
me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous
mon toit, et prévoyant mes besoins. Un soir, Pauline me raconta son histoire avec
une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval
de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par
les Cosaques ; plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement
chercher en Sibérie ; au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes.
Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de
son mari, les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés, seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni
pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel
chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse
Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale
protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et me
dit avec un accent déchirant : « Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée
Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau, pour
savoir Pauline élevée à Saint-Denis ! » tout à coup je tressaillis, et pour reconnaître
les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation
de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut
égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La petite
avait les plus heureuses dispositions, elle apprit avec tant de facilité qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumant
à penser tout haut près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui
s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur[p. 80]lentement dépliée par le soleil, elle m’écoutait avec recueillement et plaisir en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire, elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour
plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en
croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir
s’enfermant pendant toute la journée pour étudier. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir,
elle profitait de mes absences pour s’exercer. Quand je rentrais, je trouvais Pauline chez moi, dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre mouvement, sa taille
souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Comme l’héroïne du conte de Peau-d’Âne, elle laissait voir un pied mignon dans d’ignobles souliers. Mais ces jolis trésors, cette richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais
ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, j’aurais eu horreur de tromper
la confiance de sa mère, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme
le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était mon enfant, ma statue. Pygmalion
nouveau, je voulais faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un
marbre ; j’étais très-sévère avec elle, mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme
magistral, plus elle devenait douce et soumise. Si je fus encouragé dans ma retenue
et dans ma continence par des sentiments nobles, néanmoins les raisons de procureur
ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus sans la probité de
la pensée. Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même chose pour moi.
Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai contrat dont
les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme
qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, car elle ignore l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc épousé Pauline, et c’eût été
une folie. N’était-ce pas livrer une âme douce et vierge à d’effroyables malheurs ? Mon indigence parlait
son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne créature
et moi. Puis, je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la misère. Peut-être
est-ce en moi une dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la civilisation ;
mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galatée d’Homère,
n’a plus aucun pouvoir sur mes sens[p. 81]pour peu qu’elle soit crottée. Ah ! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré
des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est
un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à briser
des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégants édifices d’une coiffure
embaumée. Des yeux brûlants, cachés par un voile de dentelle que les regards percent
comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. Mon
amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel
plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée
de soies peintes et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige, car quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels
elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et d’où elle va sortir ? Puis
il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir
cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse,
environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la ville,
et si haut placée et si imposante que nul n’ose lui adresser des vœux. Au milieu de
sa cour, elle me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément ces artifices,
un regard qui me sacrifie le monde et les hommes ! Certes, je me suis cent fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un
carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées
par un orfévre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme ;
je me suis moqué de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une femme aristocratique
et son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même m’enchantent ;
quand elle met une barrière entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les
vanités, qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir
plus de saveur. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant
pas, ne vivant pas comme elles, en s’enveloppant dans un manteau qu’elles ne peuvent
avoir, en respirant des parfums à elle, ma maîtresse me semble être bien mieux à moi
; plus elle s’éloigne de la terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, plus elle
s’embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt
ans sans reine, j’eusse aimé la reine ! Pour avoir les façons d’une princesse, une femme doit être
riche.[p. 82]En présence de mes romanesques fantaisies, qu’était Pauline ? Pouvait-elle me vendre
des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les facultés humaines ?
Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent ! Je n’ai jamais pu détruire
ces sentiments ni ces rêveries de poète. J’étais né pour l’amour impossible, et le
hasard a voulu que je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas
vêtu de satin les pieds mignons de Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un jeune
peuplier dans une robe de gaze, jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant
fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante ; je l’eusse adorée ainsi, je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de toutes ses vertus,
de ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur invulnérable, pour
la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme
fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies. Pauline était tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers
jours de ma folie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les scènes
de notre enfance. Plus d’une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux
moments : soit que je revisse cette délicieuse fille assise près de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement
éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés
sur sa belle chevelure noire ; soit que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au
timbre riche chanter les gracieuses cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent
ma Pauline s’exaltait en faisant de la musique, sa figure ressemblait alors d’une manière frappante à la noble tête par laquelle
Carlo Dolci a voulu représenter l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune
fille à travers les excès de mon existence comme un remords, comme une image de la
vertu ! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée ! quelque malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise9Erreur du Furne : « mis » au lieu de « mise ».à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse de laquelle j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre
1829, je rencontrai Rastignac qui, malgré le misérable état de mes vêtements, me donna le bras et s’enquit de ma
fortune avec un intérêt vraiment fraternel ; pris à[p. 83]la glu de ses manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances ; il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot, sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire,
agirent sur moi d’une manière irrésistible. Rastignac me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me
jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable
qui le rend si séduisant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans.
Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul,
rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humblemonsieurqui messeyait à un grand homme de son vivant. – « Les imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier-làintriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot devie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats. Toi, tu travailles
?… eh ! bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux
comme un homard ?… eh ! bien, j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, l’on me fait place ; je me vante, l’on me croit ; je fais des dettes, on les paie ! La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger
sa fortune devient souvent une spéculation ; il place ses capitaux en amis, en plaisirs,
en protecteurs, en connaissances. Un négociant risque-t-il un million ? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ; il couve
son million, il le fait trotter par toute l’Europe ; il s’ennuie, se donne à tous
les démons que l’homme a inventés ; puis une liquidation, comme j’en ai vu faire, le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse
à vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance
d’être nommé Receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a
encore des amis, une réputation et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts
du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un
fou ? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le
monde ? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense !
Eh ! bien, tu arrives à mon point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu
iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux
me mettre de moitié dans[p. 84]ta gloire, je serai le bijoutier qui aura monté les diamants de ta couronne. Pour commencer,
dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris,
notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des
hommes10Erreur du Furne : « enfin des hommes enfin » au lieu de « enfin des hommes ». qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ces gens ont adopté un livre, le livre devient à la mode ; s’il est réellement bon, ils ont
donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant,
tu feras toi-même la fortune de ta théorie en comprenant mieux la théorie de la fortune.
Demain soir tu verras la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode. – Je n’en ai jamais
entendu parler. – Tu es un Cafre, dit Rastignac en riant. Ne pas connaître Fœdora !
Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne
veut de personne ou de qui personne ne veut ! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une
Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions
romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse !
Tu n’es même pas un Cafre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Cafre à l’animal.
Adieu, à demain ! » Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un
homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora. Comment expliquer la fascination
d’un nom ?Fœdorame poursuivit comme une mauvaise pensée avec laquelle on cherche à transiger. Une
voix me disait : Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me débattre avec cette voix et
lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnements avec ce nom : Fœdora.
Mais ce nom, cette femme n’étaient-ils pas le symbole de tous mes désirs et le thème
de ma vie ? Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller
les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité. La femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce
n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout
dans mon âme pour me tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant
à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes
visions ? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant
la nuit je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie
entière, une vie d’amour, et j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir
le supplice d’attendre[p. 85]longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant
ainsi dans l’impossibilité de penser ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture le
nom de Fœdora retentissait en moi comme un son que l’on entend dans le lointain, qui
ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore un
habit noir et un gilet blanc assez honorables ; puis de toute ma fortune il me restait
environ trente francs, que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de
mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse d’une recherche
et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je
poursuivis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir
ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses, ils mangèrent le pain de tout un mois. Hélas ! nous ne manquons jamais d’argent pour
nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires. Nous
jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont
la famille affamée attend le payement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de
cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et qui dînent à vingt-cinq sous ! Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les
plaisirs de la vanité. Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose
et m’en plaisanta ; mais, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables
conseils sur la manière de me conduire avec elle ; il me la peignit avare, vaine et défiante ; mais avare avec faste, vaine avec simplicité,
défiante avec bonhomie. – « Tu connais mes engagements, me dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour.
En observant Fœdora j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être
justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune ; ainsi prends
garde à tout ce que tu lui diras, elle a une mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, elle
saurait deviner le moment où il dit vrai ; entre nous, je crois que son mariage n’est
pas reconnu par l’empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire quand je
lui ai parlé d’elle. Il ne la reçoit pas, et la salue fort légèrement quand il la
rencontre au bois. Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mesdames
de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation est intacte ; la duchesse de Carigliano,
la maréchale la pluscollet-montéde toute la coterie bonapartiste, va souvent passer[p. 86]avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de
France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune ; elle les a tous poliment
éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte ! N’es-tu
pas marquis ? marche en avant si elle te plaît ! Voilà ce que j’appelle donner des
instructions. » Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité,
en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxysme quand nous nous arrêtâmes
devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier à tapis, où je remarquai toutes les recherches ducomfortanglais, le cœur me battit ; j’en rougissais, je démentais mon origine, mes sentiments, ma fierté, j’étais sottement bourgeois.
Hélas ! je sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore
mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux
intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos
mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques.
J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée
d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran
de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit avec grâce,
me fit d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté ; notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne
me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière qui
me rendit confus ; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai
là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La
conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée, et, sentant que j’avais
une réputation à soutenir, je me rassurai ; puis, sans abuser de la parole quand elle
m’était accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou moins
incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation. Pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde
pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras, et nous nous
promenâmes dans les appartements. – « N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle devinerait
le motif de ta visite. » Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque
pièce avait, comme chez les Anglais les plus[p. 87]opulents, son caractère particulier, et la tenture de soie, les agréments, la forme des meubles, le moindre décor s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique dont les portes
étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadrements de l’étoffe, la pendule,
les dessins du tapis étaient gothiques ; le plafond formé de solives brunes sculptées présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité, les boiseries étaient artistement travaillées, rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un petit
salon moderne où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague
comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé
par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade
une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre mais agréable contraste.
– « Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère
ironie. N’est-ce pas séduisant ? » ajouta-t-il en s’asseyant. Tout à coup il se leva, me prit par la main, me conduisit
à la chambre à coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches
un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie.
– « N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de l’insolence et de la
coquetterie outre mesure, à nous laisser contempler ce trône de l’amour ? Ne se donner
à personne, et permettre à tout le monde de mettre là sa carte ! si j’étais libre,
je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte. – Es-tu donc si certain
de sa vertu ? – Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles, avouent
avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle
pas une énigme ? » Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie craignait déjà le
passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon où j’avais laissé
la comtesse que je rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit
asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux, et sembla s’y intéresser vivement,
surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries au lieu de prendre le
langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser
beaucoup en apprenant que la volonté humaine[p. 88]était une force matérielle semblable à la vapeur ; que, dans le monde moral, rien
ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier
la somme, à diriger constamment sur les âmes la projection de cette masse fluide ;
que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les
lois absolues de la nature. Les objections de Fœdora me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit, je me complus à lui donner raison pendant quelques moments pour la flatter, et je détruisis
ses raisonnements de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier
dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes
insolubles pour le savant, et je piquai sa curiosité. La comtesse resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres
organisés, complets qui vivaient dans un monde invisible et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes,
de Diderot, de Napoléon qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur d’amuser cette femme, elle me quitta en m’invitant à la venir voir ; en style de cour, elle me donna les grandes
entrées. Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des
paroles de cœur, soit que Fœdora vît en moi quelque célébrité prochaine, et voulût augmenter sa ménagerie de savants,
je crus lui plaire. J’évoquai toutes mes connaissances physiologiques et mes études
antérieures sur la femme pour examiner minutieusement pendant cette soirée cette singulière personne et ses manières ; caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant dans son
maintien, en étudiant ce manége d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied
et cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle
de porte ; je remarquai dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si
gracieuse, elle excitait si puissamment le désir que je devins alors très-incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui
l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée ; car une volupté savante se peignait jusque dans la manière dont elle se posait devant son
interlocuteur, elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme près de tomber,
mais aussi près de s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les bras mollement
croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance,
elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges[p. 89]tranchaient sur un teint d’une vive blancheur. Ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de
veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression semblait ajouter de la finesse
à ses paroles. Enfin son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être
accusé de dureté d’épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et blâmé l’imperceptible duvet qui ornait
les contours du visage. Je trouvai la passion empreinte en tout. L’amour était écrit sur les paupières italiennes de cette femme, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre
supérieure un peu forte et légèrement ombragée. C’était plus qu’une femme, c’était un roman. Oui, ces richesses féminines, l’ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette
riche structure faisait à la passion, étaient tempérés par une réserve constante,
par une modestie extraordinaire, qui contrastaient avec l’expression de toute la personne.
Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature
les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il
y avait en Fœdora deux femmes séparées par le buste peut-être ; l’une était froide, la tête seule semblait être amoureuse ; avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard, comme s’il se passait
je ne sais quoi de mystérieux en elle-même, vous eussiez dit d’une convulsion dans ses yeux si brillants. Enfin, ou ma science était imparfaite, et
j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait
une belle âme dont les sentiments et les émanations communiquaient à sa physionomie
ce charme qui nous subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus
puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par
cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que mon cœur avait de noble,
de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus
comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir,
ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses ; sans doute ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en
moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait
le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau ! elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle
n’aime pas. – « Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard,[p. 90]et le souvenir de ses premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour. » Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et
la rue des Cordiers il y a presque tout Paris ; le chemin me parut court, et cependant
il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver, un rude hiver,
quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait
était si grande ! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en
voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique,
il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de Droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à un premier étage. Et
comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme
un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis,
pimpants, cravatés à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus
d’impertinence ? – « Bah ! Fœdora ou la mort ! criai-je au détour d’un pont. Fœdora, c’est la fortune ! » Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux ; je
revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante
démarche, et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide,
aussi mal peignée que la perruque d’un naturaliste, j’étais encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste
était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors, en
frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de
pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’État social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur ; je me couchai
tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora.
Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune. Je te ferai
grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout
en tâchant de m’adresser à l’âme de cette femme, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi ; afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même, jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence ; les femmes veulent des émotions à
tout prix, je les lui prodiguai ; je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir
insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire
aimer, je pris un peu d’ascendant sur[p. 91]elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je tombai dans le
vrai, je me perdis et devins éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous
appelons, en poésie ou dans la conversation,amour; mais le sentiment qui se développa tout à coup dans ma double nature, je ne l’ai
trouvé peint nulle part, ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J.-J. Rousseau de qui j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux
siècles littéraires, ni dans les tableaux de l’Italie. La vue du lac de Bienne11Erreur du Furne : « Brienne » au lieu de « Bienne »., quelques motifs de Rossini, la Madone de Murillo que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans
les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages
de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier
amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide
des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité,
le fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme ! Oui ! qui dit art, dit mensonge.
L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre
vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion
imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des
cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer sincèrement pour
être de moitié dans les rugissements de Lovelace, en lisant Clarisse Harlowe. L’amour
est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui rivière,
qui fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot, et se jette dans un incommensurable
océan où les esprits incomplets voient la monotonie, où les grandes âmes s’abîment
en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du
sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors
du langage, ces regards plus féconds que les plus riches poèmes ? Dans chacune des
scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre
un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh ! comment pourrions-nous reproduire
par des gloses les vives et mystérieuses agitations de l’âme, quand les paroles nous
manquent pour peindre les mystères visibles de la beauté ? Quelles fascinations !
Combien d’heures ne suis-je pas resté plongé dans une extase ineffable occupé àlavoir ! Heureux, de quoi ? je ne sais. Dans ces moments, si son visage était inondé
de lumière, il s’y[p. 92]opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir ; l’imperceptible duvet
qui dore sa peau délicate et fine en dessinait mollement les contours avec la grâce
que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horizon quand elles se perdent dans
le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât
de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même ; puis une ombre
passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur qui en variait les
expressions en en changeant les teintes. Souvent une pensée semblait se peindre sur
son front de marbre ; son œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses traits
ondulaient agités par un sourire ; le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait,
se repliait ; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses
tempes fraîches ; à chaque accident, elle avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait
des fêtes nouvelles à mes yeux, révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je voulais
lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage. Ces discours muets
pénétraient d’âme à âme comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères
qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais
peine à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas
sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma
chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais
un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous mon toit, je voyais indistinctement
Fœdora chez elle, et participais vaguement à sa vie ; si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain : – « Vous avez souffert ! » Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu des silences de la nuit, évoquée par
la puissance de mon extase ! Tantôt, soudaine comme une lumière qui jaillit, elle
abattait ma plume, elle effarouchait la Science et l’Étude qui s’enfuyaient désolées ; elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose attrayante
où je l’avais vue naguère. Tantôt j’allais moi-même au-devant d’elle dans le monde
des apparitions, et la saluais comme une espérance en lui demandant de me faire entendre
sa voix argentine ; puis je me réveillais en pleurant. Un jour, après m’avoir promis
de venir au spectacle avec moi, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir,
et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée
de travail, et, le dirai-je ? mon dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être,
voulant[p. 93]voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique
dans le cœur. Une voix me dit : – Elle est là ! Je me retourne, j’aperçois la comtesse
au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita pas,
mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon âme avait volé
vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis ?
Il est de ces tressaillements intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels,
mais ces effets de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes habituels
de notre vision extérieure ; aussi ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur notre puissance morale, si
peu connue, servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves
vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une véritable idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La Science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et, quand il croyait triompher,
l’amant chassait loin de lui la Science avec bonheur. Fœdora me vit et devint sérieuse, je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite ; elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis
une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait
entre nous une sorte d’entente : elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait
la veille avec une sorte d’inquiétude amicale si je viendrais le lendemain ; elle
me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût
voulu me plaire exclusivement ; si je boudais, elle devenait caressante ; si elle
faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger ; si je me rendais
coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner.
Ces querelles, auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y déployait
tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur ! En ce moment
notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme
deux étrangers. La comtesse était glaciale ; moi, j’appréhendais un malheur. – « Vous allez m’accompagner », me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lorsque
nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver
jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le
boulevard, un commissionnaire étendit son[p. 94]parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes
montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme
et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots : – Je
n’ai pas de monnaie, mon cher ! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion
contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur !
moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité ! Le valet
repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel,
Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes
à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle,
nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après
avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me
dit avec une sorte de solennité : – « Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré
des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore
épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais
jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres
nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes
assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère,
je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil.
Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée,
elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes
d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis
entendre en pareille circonstance ; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée
par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme. » Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs
clients les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur
de sa voix n’accusait pas la moindre émotion ; seulement sa figure et son maintien,
toujours nobles et décents, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques.
Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh !
mon cher ami, quand[p. 95]certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont
promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont
adorables, elles aiment ou veulent être aimées ! Un jour elles nous récompenseront
de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres ; elles nous
rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont la violence est appréciée par elles, leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion ? Mais être torturé par une femme
qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice ? En ce moment Fœdora
marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait
mon avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par
curiosité, déchire les ailes d’un papillon. – « Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection
que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je
saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans
le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers
mots. » D’abord les paroles me manquèrent, et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait
en moi ; mais bientôt je refoulai mes sensations au fond de mon âme, et me mis à sourire :
– « Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je m’accuse d’indifférence,
vous m’en punirez. Les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement.
Le silence ne préjuge rien ; trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements,
il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon
orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule
femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux
lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène.
Eh ! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique.
Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses
de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur
l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité
de convention qui vous offense ? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous
été maltraitée une première fois par l’amour ? Peut-être le prix que vous devez attacher
à l’élégance de votre taille, à votre[p. 96]délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité : ne serait-ce
pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée ?
Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous ? Ne vous fâchez
pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait
des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles
en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! Vous
ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour
les hommes, je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison,
ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser, il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous ! »Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh ! bien, la parole
la plus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrent ni un mouvement ni un geste
de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude,
ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour
ses simples connaissances, pour les étrangers. – « Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre ? dit-elle
en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous le voyez,
continua-t-elle en riant, je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié ! Beaucoup
de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte. – Vous
pouvez me bannir de chez vous sans être tenue de donner la raison de vos sévérités.
En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait congédié. – Vous êtes
fou, s’écria-t-elle en souriant. – Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un
violent amour ? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse. – Il vaut
mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme si passionné doit un jour abandonner sa femme et la laisser sur la paille après lui
avoir mangé sa fortune. » Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et
moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre. – « Adieu, lui dis-je froidement. – Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air
amical. À demain. » Je la regardai pendant un moment en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais.
Elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue
de marbre, paraissant[p. 97]exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui
m’assaillirent en revenant chez moi par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas
des quais pendant une lieue, ayant tout perdu ? Oh ! savoir qu’elle ne pensait seulement
pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré ! Combien de
ruines et de déceptions ! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes
de mon âme. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange
conversation, je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter
de la valeur nominale des paroles et des idées ! Et j’aimais toujours, j’aimais cette
femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant
toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse
nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fiévreux me saisit.
Je me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble
de malheur, la pluie déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une
femme élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable ! Grâce à des
soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à
exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu
le mien jusque-là dans un état douteux. Sans être curieusement neuf ou sèchement vieux,
dénué de barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pour le chapeau d’un homme soigneux ; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période, il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître.
Faute de trente sous, je perdais mon industrieuse élégance. Ah ! combien de sacrifices
ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois ! Souvent je consacrais l’argent
nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux
et jeûner, ce n’était rien ! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser,
courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient,
ah ! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés.
Mon bonheur, mon amour, dépendait d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc !
Renoncer à la voir si je me crottais, si je me mouillais ! Ne pas posséder cinq sous
pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur ma botte ! Ma
passion s’était augmentée de[p. 98]tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux
ont des dévouements desquels il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe
et d’élégance ; elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes
et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes s’exemptent
de réfléchir au nom de leurs jouissances, et s’absolvent de leur indifférence au malheur
par l’entraînement du plaisir. Pour elles un denier n’est jamais un million, c’est
le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de
grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir
dans le silence ; mais, en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les
hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat
à leurs amoureuses folies ; pour eux le silence parle et le voile est une grâce, tandis que mon affreuse détresse
me condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il me fût permis de dire : J’aime !
ou : Je meurs ! Était-ce du dévouement après tout ? N’étais-je pas richement récompensé
par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle ? La comtesse avait donné
d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidents les plus vulgaires
de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit
comme un autre moi-même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac,
je n’aurais pas hésité ! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages
de pensées, la frénésie croissante qui m’agitaient en marchant, et que peut-être la
marche animait encore !
J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur. Je
voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise ; mais le mal a des trésors
sans fond. La porte de mon hôtel était entr’ouverte. À travers les découpures en forme
de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline
et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom, j’écoutai. – « Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept ! Ses cheveux
blonds sont d’une si jolie couleur ! Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix,
je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur ? Et puis, quoiqu’il ait l’air
un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées ! Oh ! il est vraiment
très-bien ! Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui. – Tu en
parles comme si tu[p. 99]l’aimais, reprit madame Gaudin. – Oh ! je l’aime comme un frère, répondit-elle en
riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui ! Ne m’a-t-il
pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais ? Tu ne
fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère ; mais je deviens si instruite
que dans quelque temps je serai assez forte pour donner des leçons, et alors nous
pourrons avoir une domestique. » Je me retirai doucement ; et, après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle
pour y prendre ma lampe que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur
mes plaies. Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin
de croire en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur
de mes avantages. Mes espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent peut-être sur les
choses que je voyais. Peut-être aussi n’avais-je point encore bien sérieusement examiné
la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette
salle ; mais alors j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature
modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère, assise au coin
d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon
sourire. Pauline coloriait des écrans, ses couleurs, ses pinceaux étalés sur une petite table parlaient aux yeux par de piquants effets ; mais, ayant quitté sa place et se tenant
debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière ; il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains
transparentes et roses, l’idéal de sa tête et sa virginale attitude ! La nuit et le
silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur.
Ces travaux continus et gaiement supportés attestaient une résignation religieuse
pleine de sentiments élevés. Une indéfinissable harmonie existait là entre les choses
et les personnes. Chez Fœdora le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises
pensées ; tandis que cette humble misère et ce bon naturel me rafraîchissaient l’âme.
Peut-être étais-je humilié en présence du luxe ; près de ces deux femmes, au milieu
de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du
cœur, peut-être me réconciliai-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection
que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près de Pauline, elle me jeta
un regard presque maternel, et s’écria, les[p. 100]mains tremblantes, en posant vivement la lampe : – « Dieu ! comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout mouillé ! Ma mère va vous essuyer.
Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait : nous
avons eu ce soir de la crème, tenez, voulez-vous y goûter ? » Elle sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta
si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai. – « Vous me refuseriez ? » dit-elle d’une voix altérée. Nos deux fiertés se comprenaient : Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et
me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette crème était peut-être son déjeuner
du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais
elle pétillait dans ses yeux. – « J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une expression soucieuse passa sur
son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu
récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire ? – Oui, dit-elle. Et son
sein battait comme celui d’une jeune fauvette entre les mains d’un enfant. – Eh !
bien, comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée, laissez-moi
vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez
eus de moi. – Oh ! ne comptons pas, dit-elle en riant. Son rire cachait une émotion
qui me fit mal. – Mon piano, repris-je sans paraître avoir entendu ses paroles, est
un des meilleurs instruments d’Érard : acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne
saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte entreprendre. » Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots,
les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée
d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand monde,
était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable. – « Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Restez ici. Mon mari est en
route à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant
que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef attachée dans une Bible,
la clef a tourné. Ce présage annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline
a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept ; mais la clef n’a tourné
que pour vous. Nous serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu
en rêve sur un vaisseau plein de serpents ; heureusement l’eau était[p. 101]trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer. » Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une
mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent
et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas
le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère,
Pauline m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligents semblaient deviner ma vie
et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille ; puis
je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je
me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base
et me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres
de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources ; mais j’étais dans le néant.
Ah ! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgents pour les
effets du plus actif de tous les dissolvants sociaux. Là, où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit.
J’étais alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant
un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne ; mais
un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne
une sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre vie ; il
devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur avec une espérance, une espérance
qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain
confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora. – « Ah ! ah ! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin,
je sais ce qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes jalouses
de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que
tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet ! – Tout s’explique ! » m’écriai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences et trouvai la comtesse sublime.
À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus
dans son indulgence que la patiente charité de l’amour. – « N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle
aux femmes profondément égoïstes, elle t’aura jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune
et son luxe ; en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton âme. Elle est assez[p. 102]dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Je crois, ajouta-t-il,
t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières,
cette créature me semble impérieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir
que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie,
dans les jouissances sociales ; chez elle, le sentiment est un rôle, elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet ! » Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis, en lui exposant avec une apparente
gaieté ma situation financière. – « Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent dont
je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma
bourse avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être
un bon conseil. » Il s’habilla, fit atteler son tilbury ; puis semblables à deux millionnaires, nous
arrivâmes au Café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux
imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières et par
son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un
repas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête
à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne
et par l’élégance de leur mise, me dit en voyant entrer un de cesdandys: – « Voici ton affaire ! » Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à
sa convenance, de venir lui parler. – Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l’oreille,
est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas ; il est chimiste, historien, romancier, publiciste ; il possède des quarts, des tiers,
des moitiés, dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme
la mule de don Miguel. Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière
au public. Aussi se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets sur lesquels12Erreur du Furne : « lequels » au lieu de « lesquels ».il y a cette inscription :Ici l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale, ni tout à fait probe, ni complétement fripon. Mais chut ! il s’est déjà battu, le
monde n’en demande pas davantage et dit de lui : C’est un homme honorable. – Eh !
bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se porte Votre Intelligence ?
lui dit Rastignac au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.[p. 103]– Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre les mains tous les
matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très-curieux, et je ne sais
à qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer
de mode. – Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi ? – Sur l’affaire du Collier. – N’est-ce pas un miracle ? me dit Rastignac en riant. Puis, se retournant vers le
spéculateur : – Monsieur de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis
que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis
une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire
royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant,
il lui dit : – C’est un homme de talent ; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires,
au nom de sa tante, pour cent écus par volume. – Le marché me va, répondit l’autre
en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc ! – Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq
louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac. – Non, non.
Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit. » Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me consulter :
– « Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer
cette affaire ? – Eh ! bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures. » Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans
sa poche, et nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec
laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron. – « J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre, que je ne sais pas, que de salir le nom de ma famille ! »Rastignac m’interrompit par un éclat de rire. – « Es-tu bête ! Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront
achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécile ! Madame de
Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son
fard, ses mules valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors
payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou
je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les[p. 104]mémoires. – Oh ! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde ? Le
monde a des envers bien salement ignobles. – Bon, répondit Rastignac, voilà de la
poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute : quant aux mémoires, le
public les jugera ; quant à mon Proxénète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans
de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences ? En
partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas
aussi la plus belle ? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que
mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si
jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus. – Enfin, lui dis-je
tout ému, c’est pour moi une nécessité : ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remerciements.
Vingt-cinq louis me rendront bien riche. – Et plus riche que tu ne penses, reprit-il
en riant. Si Finot me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle
sera pour toi ? Allons au bois de Boulogne, dit-il ; nous y verrons ta comtesse, et
je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne,
Alsacienne un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres
hydrauliques. Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis obligé
d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de connaître un tas
de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore
pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire, elle pleure des averses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu,
par complaisance, car il y a cinquante mille livres de rentes, mon cher, et le plus
joli petit pied, la plus jolie petite main de la terre ! Ah ! si elle ne disait pasmon anche, etproulierpourmon angeetbrouiller, ce serait une femme accomplie. » Nous vîmes la comtesse, brillante dans un brillant équipage. La coquette nous salua
fort affectueusement en me jetant un sourire qui me parut alors divin et plein d’amour.
Ah ! j’étais bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de l’argent et des trésors
de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de
mon ami charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter
le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier
et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable
pied de paix, pour passer à un formidable[p. 105]pied de guerre. Désormais je pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec
les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y
enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne ; mais disant d’éternels
adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et
ses joies. Ah ! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une
mansarde ! L’âme humaine est une fée, elle métamorphose une paille en diamants ; sous sa baguette les palais enchantés
éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil. Le lendemain,
vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte et m’apporta, devine quoi ? une lettre
de Fœdora. La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de
là, voir ensemble le Muséum et le jardin des Plantes. – « Un commissionnaire attend la réponse », me dit-elle après un moment de silence. Je griffonnai promptement une lettre de
remerciement que Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où, assez content de moi-même,
j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée : Fœdora est-elle
venue en voiture ou à pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ? Mais, me dis-je, qu’elle
soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme ?
elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura
de jolies guenilles. J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que
le soir. Oh ! combien, dans ces crises de notre jeunesse, un poète paie cher la puissance
intellectuelle dont il est investi par le régime et par le travail ! En un instant,
mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant de dards. Je regardai
le ciel par ma lucarne, le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais
bien prendre une voiture pour la journée ; mais aussi ne tremblerais-je pas à tout
moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer Finot le soir ? Je ne me sentis
pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie. Malgré la certitude
de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre, je cherchai
des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout,
je secouai même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes
meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire qui
m’anima, lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que
je visitais[p. 106]avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus collée
contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme
une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous ? Ne lui demandant compte
ni de son silence ni de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée,
je la baisai comme un ami fidèle au malheur et la saluai par un cri qui trouva de
l’écho. Je me retournai brusquement et vis Pauline devenue pâle. – « J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire…
Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé », ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre
petite ! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l’âme
tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que
je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison dans nos pressentiments
d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les
jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin
des Plantes par les boulevards et à pied. – « Mais il va pleuvoir », lui dis-je. Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout
le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en sortîmes, un gros nuage
dont la marche excitait mon inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre.
Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité.
En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder.
Que de tortures ! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui sans doute
se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arrêté ; errer dans le Jardin
des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien,
il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantastique : c’était un rêve en plein
jour. Cependant ses mouvements, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient
rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer
en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète
vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans âme n’ont rien
de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étions-nous unis, ni par une même volonté,
ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce[p. 107]désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître
une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent instinctivement,
il ne s’exprime pas.
– Pendant ces violents paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de
silence, et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même,
je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battements
de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh ! non, l’expérience
jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événements passés, et le souvenir m’apporte
ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris
d’un naufrage sur la grève. – « Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant
d’un air confus. Après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus
libre en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle
en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui ? » Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et
non pas affectueuse ; elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée ; puis
tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances ; mais si mon
amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que
la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des tigres, être
doublés par une feuille de métal. En ces moments-là, je la détestais. – « La protection du duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des inflexions de
voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante
en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans
une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance
de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins n’est-il pas votre cousin ? Une
lettre de lui déciderait tout. – Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez. – Vous
êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous
dirai tout comme à un confesseur. » Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire
un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter. – « Oh ! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé ! m’écriai-je. Mais
j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore. » En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards et ne se refusa point[p. 108]à mon admiration, elle m’aimait donc ! Nous arrivâmes chez elle. Fort heureusement,
le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée,
seul avec elle, chez elle ; c’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante
politesse et ses façons froides nous avaient toujours séparés, même pendant ses somptueux
dîners ; mais alors j’étais chez elle comme si j’eusse vécu sous son toit, je la possédais
pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves, arrangeait les événements
de la vie à ma guise, et me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant
son mari, je l’admirais occupée de petits détails ; j’éprouvais même du bonheur à lui voir
ôter son schall et son chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint les cheveux
arrangés, charmante. Cette jolie toilette avait été faite pour moi ! Pendant le dîner,
elle me prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui
semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie. Quand nous fûmes tous
deux devant un foyer pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables
créations d’un luxe oriental ; quand je vis si près de moi cette femme dont la beauté
célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant,
me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque
de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais
conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille. – « Quoi ! déjà ! » dit-elle en me voyant prendre mon chapeau. Elle m’aimait ! Je le crus du moins, en
l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Pour prolonger mon extase,
j’aurais alors volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle
voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais !
Il était minuit quand elle me renvoya. Néanmoins le lendemain, mon héroïne me coûta
bien des remords, je craignis d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale
pour moi ; je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire
de mes travaux futurs. Finot me lut un petit acte où il n’était point question de
ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeunâmes
tous les trois. Quand j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous
et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs ; mais[p. 109]toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais
voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des trésors en adoptant avec franchise lesystème anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant
que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux
du monde le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes
sur de futurs contingents, il donna ma pratique à son tailleur, un artiste qui comprenaitle jeune hommeet devait me laisser tranquille jusqu’à mon mariage. Dès ce jour, je rompis avec la
vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment
chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinents ou les héros
de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère,
je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et passai pour un homme plein
de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant
de moi : « Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête ! »
Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. « Est-il heureux
de ne pas aimer ! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve ? »
J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora ! Seul avec elle,
je ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de l’amour ; j’étais tristement
gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre
indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité : tous les jours près d’elle, j’étais
un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée,
je revenais chez moi pour y travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux
ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système
anglais, je me vis bientôt sans un sou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes,
élégant sans argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce
froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe.
Je ressentis alors mes souffrances premières, mais moins aiguës : je m’étais familiarisé
sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement
offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners
de la comtesse me substantaient pendant deux jours. J’employai tout mon temps, mes[p. 110]efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère
de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion,
je voyais en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son
sexe ; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables : je voulus
chercher un dénoûment à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs
brillaient parfois dans mon âme et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La
comtesse justifiait toutes mes craintes, je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux ; au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse, elle réservait toute sa finesse pour elle, et ne devinait ni le malheur ni le bonheur
d’autrui. Enfin elle m’avait joué ! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais
presque avili pour elle en allant voir mon parent le duc de Navarreins, homme égoïste qui rougissait de ma misère et qui avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr ; il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles
l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui
de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de
luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent,
je lui dis alors quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières, qui
de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Eh ! bien, mon ami,
il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui des enchantements,
des prestiges inconnus ; elle le séduisit, traita sans moi cette affaire mystérieuse
de laquelle je ne sus pas un mot : j’avais été pour elle un moyen !… Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle, elle m’acceptait
alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir,
elle m’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune
parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance,
combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons ; là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme
d’écouter la musique, épuisant mon âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver
les mouvements de mon cœur bien rendus par les phrases du musicien. Ma passion était
dans l’air, sur la scène ; elle triomphait partout, excepté chez ma maîtresse. Je
prenais alors la main de Fœdora, j’étudiais ses[p. 111]traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentiments, une de ces soudaines
harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les âmes à l’unisson ; mais sa
main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur émané de
tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché,
phrase convenue qui se reproduit au salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle
n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie ;
son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle.
Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ; inquiète, quoique tranquille,
elle était victime de la mode ; sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez
souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous
un corps de bronze ; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse
enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste
à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur,
à plaire aux autres en les rendant contents d’eux-mêmes, malgré sa finesse, Fœdora
n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine : son oubli d’elle-même était
fausseté ; ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises ;
enfin sa politesse sentait la servitude. Eh ! bien, ses paroles emmiellées étaient
pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble
enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur
de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus la dupe de ses singeries ; je connaissais à fond son âme de chatte. Quand un niais la
complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours ! j’espérais
fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir
son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouements,
je la voyais alors parfaite ; elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant,
en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir ; un fat bien gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse,
elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller
dans les piéges d’une intrigue ; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. Des
douleurs acérées entraient jusqu’au vif[p. 112]dans mon âme, quand elle me révélait naïvement son égoïsme. Je l’apercevais avec douleur
seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de
regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous
des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable
vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce. – « J’aurai toujours de la fortune, me répondit-elle. Eh ! bien, avec de l’or nous pouvons
toujours créer autour de nous les sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être. » Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, en me blâmant d’en être si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle
pas le droit de repousser Raphaël ? Notre conscience est un juge infaillible, quand
nous ne l’avons pas encore assassinée. « Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime
ni ne repousse personne ; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de
l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans
sa vie ! Attends-la. » Ni vertueuse ni fautive, cette femme vivait loin de l’humanité,
dans une sphère à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femelle vêtu de cachemire et
de broderies mettait en jeu dans mon cœur tous les sentiments humains, orgueil, ambition,
amour, curiosité. Un caprice de la mode, ou cette envie de paraître original qui nous
poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La
comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les
délices de quelques gens d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la première
représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous,
je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire,
je n’osais pas aller mendier un secours à Finot, et Rastignac, ma providence, était
absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons,
par une horrible pluie, Fœdora m’avait fait avancer une voiture sans que je pusse
me soustraire à son obligeance de parade : elle n’admit aucune de mes excuses, ni
mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence
ni dans l’embarras de mon maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes. Mes
yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard ? La vie des jeunes gens est soumise
à de singuliers caprices ! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla des pensées
qui me[p. 113]brûlèrent le cœur ; j’essayai de détacher une planche au fond de la voiture en espérant
glisser sur le pavé ; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire
convulsivement et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. À
mon arrivée au logis, aux premiers mots que je balbutiai, Pauline m’interrompit en
disant : – « Si vous n’avez pas de monnaie… » Ah ! la musique de Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais revenons aux
Funambules ? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle
d’or qui entourait le portrait de ma mère. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma
pensée comme une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même
que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme à qui vous demandez de l’argent
fait tant de mal ! Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus
prononcés par une bouche amie nous enlèvent une dernière illusion. Pauline travaillait,
sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient
légèrement relevés, je crus madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au
milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller. – « Vous avez du chagrin, me dit Pauline qui posa son pinceau sur son coloriage. – Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre
un grand service », lui répondis-je. Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis. – M’aimerait-elle ?
pensai-je. – « Pauline ? » repris-je. Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier. Elle me devina, tant mon
accent était interrogateur ; elle baissa les yeux, et je l’examinai, croyant pouvoir
lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure. – « Vous m’aimez ? lui dis-je. – Un peu, passionnément, pas du tout ! » s’écria-t-elle. Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste
qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je
lui avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de
m’aider. – « Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et
vous m’y envoyez ! » Je rougis, confondu par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme
si elle eût voulu compenser par une caresse la vérité de son exclamation. – « Oh ! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j’ai trouvé derrière
le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur
et la barre,[p. 114]et je les ai mises sur votre table. – Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur
Raphaël, me dit la bonne mère qui montra sa tête entre les rideaux, je puis bien vous prêter quelques écus en attendant. – Oh ! Pauline, m’écriai-je
en lui serrant la main, je voudrais être riche. – Bah ! pourquoi ? » dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne répondait à tous les battements
de mon cœur ; elle retira vivement ses doigts, examina les miens : – « Vous épouserez une femme riche ! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin.
Ah ! Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre ! » Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère.
– « Vous êtes bien crédule, Pauline ! – Oh ! bien certainement ! dit-elle en me regardant
avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera. » Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive
émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères.
Un homme n’est pas tout à fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition, c’est souvent une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence
me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai
de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis
perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain, Pauline vint me voir au moment où je
sortais pour aller louer une loge. – « Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et
aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez ! » Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver ; mais je la retins. L’admiration
sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux : – « Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange ! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur
de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante,
titrée ; hélas ! maintenant je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune
fille pauvre comme vous et comme vous riche de cœur, je renoncerais à une passion
fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison. – Assez ! » dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent
dans l’escalier. – Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore ! me dis-je en pensant
aux tortures que je souffrais depuis plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline
me furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle
où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un[p. 115]bouquet, j’allai lui chercher des fleurs, je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des remords et des plaisirs
en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle
en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un
peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant
la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes, elle me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle voulut s’en
aller ; elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois
de mon existence, et ne pas lui plaire ! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni
plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais
son souffle, je touchais son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de
sa beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris : toute la femme et point de femme.
En ce moment, un trait de lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie mystérieuse.
Je pensai tout à coup au livre récemment publié par un poète, une vraie conception
d’artiste taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt
officier, dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère
ses amants, amant, désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre
autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique ; mais rien ne décela sa ressemblance avec cette poésie de l’impossible, elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant d’une fable prise auxMille et une Nuits. Pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de cette
belle contagion de l’âme, Fœdora doit être gardée par quelque mystère, me dis-je en
revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer ?
Sa vie est sans doute une vie artificielle. À cette pensée, j’eus froid. Puis je formai
le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant
puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l’avais étudiée
intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une
nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise,
qui me dévorait l’âme comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse. Aux
jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût
possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties.
Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y[p. 116]causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En
m’habillant, je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, à défaut de
poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne
sachant jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. Lorsque
les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher y examiner
les choses, et trouvai les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur ;
comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres,
je lâchai leurs embrasses ; je risquais beaucoup en me hasardant ainsi à faire le
ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma situation et les avais
froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre.
Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie,
le dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié
mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me séparait des rideaux, je
parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position, de manière à demeurer
là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternuements13Erreur du Furne : « éternuments » au lieu de « éternuements ».me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en
attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée
dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi
de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai des trous avec mon canif
afin de tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure
des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette
sourde agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux
placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux,
je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par
des gens pressés de partir et qui furettent alors partout. J’augurai bien de mon entreprise
en n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil
amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi
de je ne sais quelle exclamation assez énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour
d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur
proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé
le peu de croyance qui lui reste,[p. 117]se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses
et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de
mordantes saillies. – « Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la
comtesse en riant. – Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours eu raison dans
mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes
amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices
naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle
est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de
sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd ? vous le présentez
comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées.
Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment ? Bah ! il est
séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis ? vous leur jetez à la
tête les morts et les vivants ; vous renversez pour eux les termes de votre langage,
et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre
en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale
est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est
vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets.
Et j’en use ! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis,
car, d’ailleurs, mon épée vaut ma langue. » Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était
célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement
jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talents
et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique
trompa la comtesse qui m’immola sans pitié ; pour amuser ses amis, elle abusa de mes
secrets, de mes prétentions et de mes espérances. – « Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles
revanches, ses talents égalent au moins son courage ; aussi regardé-je comme bien hardis ceux
qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…. – Et fait des mémoires, dit la comtesse,
à qui parut déplaire le profond silence qui régna. – Des mémoires de fausse comtesse,
madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle. » Il me[p. 118]prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans
Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami ! Cependant l’amour me souffla
tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes
nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensai-je14Erreur du Furne : « pensé-je » au lieu de « pensai-je »., ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse ? Combien
de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche ? Enfin bientôt mon
impertinent rival resté seul avec la comtesse, voulut partir. – « Eh ! quoi ! déjà ? lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit
palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment ! N’avez-vous donc plus rien à
me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs ? » Il s’en alla. – « Ah ! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! » Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements.
La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase duPria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres
interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talents
et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait
avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en
note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent,
et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe
une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui
pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours
amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette
voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais
alors comme je te vois, elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière ;
elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant
le principal motif de ce rondo ; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses
traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque ;
actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté
par son travail d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme.
La voilà vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se chauffer, un pied sur la barre de
bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva[p. 119]par-dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette
ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvements
empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil.
Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur : – « Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je
devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine
se moque-t-elle de moi ? » Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle ? je ne sais.
Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination
de poète avait souvent incriminé cette invisible servante, grande fille brune, bien
faite. – « Madame a sonné ? – Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde ?
– J’étais à faire le lait d’amandes de madame. » Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui
nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant
la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous ses mouvements, et nul symptôme
ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les passions que j’avais supposées. – « Georges est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux
ce soir ? à quoi pense-t-il ? » À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question
des rideaux. – « L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah çà ! prends garde de m’égratigner
comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte
encore la marque de tes griffes. » Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha
sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux. – « Il faut vous marier, madame, avoir des enfants. – Des enfants ! Il ne me manquerait
plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari ! Quel est l’homme auquel je
pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir ? – Mais, pas très-bien. – Tu es une sotte.
– Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses
boucles bien lisses vous sont plus avantageuses. – Vraiment ? – Mais oui, madame,
les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes. – Me marier ? non, non. Le mariage
est un trafic pour lequel je ne suis pas née. » Quelle épouvantable scène pour un amant ! Cette femme solitaire, sans parents, sans
amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment ; et quelque faible que fût en
elle ce besoin[p. 120]d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire
à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens ! j’en eus
pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile
s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit ; à travers sa chemise et
à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent
qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire
redouter les yeux furtifs de l’amour. Hélas ! un beau corps triomphera toujours des
résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive,
pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue
devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse
à se coucher ; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui
accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit. La
comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait ; ses lèvres
laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvements
d’impatience ; elle avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son
lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur brune ; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria : « Mon Dieu ! » Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement
elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration
égale et forte d’une personne endormie ; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai
ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment
indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme
un enfant ; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité
qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice :
être si près et si loin d’elle. Je fus obligé de subir toutes les tortures que je
m’étais préparées.Mon Dieu! ce lambeau d’une pensée inconnue, que je devais remporter pour toute lumière, avait
tout à coup changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance
ou plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souffrance,
par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir
ou avenir, regret ou crainte ? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence
ou de richesse ; il y tenait même un crime ! L’énigme cachée dans[p. 121]ce beau semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant de manières
qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents,
tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel
j’attachais des pensées et des sentiments. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier
à ses secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires,
entre mille jugements. À voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de
refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant
ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié,
lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances
dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut
un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre
tout doucement à ses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si
cruellement, que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune
précaution pour éviter le bruit ; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée
qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumai, la15Erreur du Furne : « le » au lieu de « la ».clef se trouvait à la serrure ; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment
dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse, j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez
singulière ; je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout
entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me
faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart.
– « Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. » Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai
pas le crâne sur le marbre, mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.
– « Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle. – Ah ! madame, répondis-je, si vous pouviez
me comprendre ! – Qu’avez-vous ! reprit-elle, vous pâlissez. – J’hésite à réclamer
de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous.
– Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment ? – Pour
ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire
passer cette soirée près de vous,[p. 122]comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies ;
vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui
puisse vous déplaire ; d’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez
témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh ! bien, sachez que
je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez pas ! » m’écriai-je en la voyant près de parler, et je disparus. En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul
avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être
heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les bras de la
mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa
faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan,
les pieds sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent
aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses
séductions. [p. ill.] Sa figure était empreinte d’un charme fugitif, qui semblait prouver que nous sommes
à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec lenousde l’avenir et lenousdu passé. Je ne l’avais jamais vue aussi éclatante. – « Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité ? – Je ne la tromperai
pas, répondis-je froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle
m’abandonna. Vous avez une bien belle voix ! – Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle
en laissant échapper un mouvement de surprise. – Je vous prouverai le contraire quand
cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère ? Rassurez-vous,
je ne veux pas le pénétrer. » Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le ton, les manières
et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le
respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main ; elle
se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans
l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon âme se fondit et s’épancha dans
ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne
m’accuse pas de niaiserie ; si j’avais voulu faire un pas de plus au delà de cette
câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes
environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels
elle mentait. En ce[p. 123]moment, elle était à moi, à moi seul. Je possédais cette ravissante créature, comme
il était permis de la posséder, intuitivement ; je l’enveloppai dans mon désir, la
tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance
d’une fascination magnétique. Aussi ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement
soumis cette femme ; mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une
âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps.
– « Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée,
écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez
dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries
ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas
soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente ! Mais dans quelques moments
vous me jugerez. Il y a deux misères, madame : celle qui va par les rues effrontément
en haillons, qui, sans le savoir, recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant
la vie au simple ; heureuse plus que la richesse peut-être, insouciante du moins,
elle prend le monde là où les puissants n’en veulent plus. Puis la misère du luxe,
une misère espagnole, qui cache la mendicité sous un titre ; fière, emplumée, cette
misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute
d’un centime. L’une est la misère du peuple ; l’autre, celle des escrocs, des rois
et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc ; peut-être n’ai-je
pas de talent : je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier.
Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il
m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se
peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie.
Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que
je ne m’y trouverais point ? » Elle fit un signe de tête affirmatif. – « J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade
que nous fîmes au Jardin des Plantes ? Votre voiture me coûta toute ma fortune. » Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte
aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion
déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés[p. 124]depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la
narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté
de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les
cris d’une âme déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un
mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu ! ses larmes
étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre,
j’avais eu le succès d’un bon acteur. – « Si j’avais su, dit-elle. – N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore assez en
ce moment pour vous tuer… » Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. – « N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait
mal entendre la haine que de vous tuer ! Ne craignez aucune violence ; j’ai passé
toute une nuit au pied de votre lit, sans… – Monsieur, dit-elle en rougissant ; mais
après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la
plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit : Vous avez dû avoir bien
froid ! – Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse ? lui répondis-je
en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d’une
âme plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh ! madame, les hommes qui ne voient
que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du
sérail et se rendre heureux à bas prix ! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre
cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si
vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa
mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je souffre ! m’écriai-je. – Si cette
promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai
à personne. – Eh ! bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et
vous en serez punie ! Un jour, couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit
ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux
inouïs. Quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous
alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage ! Ayant semé
partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres
juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle
des hommes, au-dessous de celle de Dieu. – Ah ! dit-elle en riant, je[p. 125]suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer ? Est-ce ma faute ? Non, je ne
vous aime pas ; vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule,
pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître ?
Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins.
D’ailleurs, les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère ?
Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié ? Je voudrais pouvoir consoler
les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus,
j’apprécie l’étendue de vos sacrifices ; mais l’amour peut seul payer votre dévouement,
vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir
retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles
paroles que vous prononcez. Oh ! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon
sang. – Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle
en riant. Mais il paraît qu’il est très-difficile de mourir à nos pieds, car je rencontre
de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher. – Et dans deux
heures vous vous écrierez :Mon Dieu! lui dis-je. – Avant-hier ! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change,
j’avais oublié de lui faire convertir mes rentes decinqentrois, et dans la journée letroisavait baissé. » Je la contemplais d’un œil étincelant de rage. Ah ! quelquefois un crime doit être
tout un poème, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les
plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles. – « Épouseriez-vous un pair de France ? lui demandai-je froidement. – Peut-être, s’il
était duc. » Je pris mon chapeau, je la saluai. – « Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en
mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.
– Madame. – Monsieur. – Je ne vous verrai plus. – Je l’espère, répondit-elle en inclinant
la tête avec une impertinente expression. – Vous voulez être duchesse ? repris-je
animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle
de titres et d’honneurs ? Eh ! bien, laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma plume de ne parler, à ma voix de
ne retentir que pour vous, soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile !
Puis ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de[p. 126]France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois ! – Vous avez, dit-elle
en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la
chaleur. – Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme,
et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera
la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire ! – Merci de la péroraison ! » dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne
plus me voir. Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je
m’enfuis.Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude
ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitants, je voulus achever mes ouvrages.
Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits
en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais
difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant
et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je
ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde.
Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon âme au lieu
de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée
de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline
pénétra dans ma chambre. – « Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante ; vous devriez sortir, allez voir
vos amis. – Ah ! Pauline ! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir.
La vie m’est insupportable. – Il n’y a donc qu’une femme dans le monde ? dit-elle
en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ? » Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de
sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt
je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature.
Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais
seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer
mes dettes ; j’allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me
trouva changé, maigri. – « De quel hôpital sors-tu ? me dit-il. – Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis
ni la mépriser ni l’oublier. – Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus,
s’écria-t-il en riant. – J’y[p. 127]ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois je rafraîchis mon âme par l’idée d’un
crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre
en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait grâce, et n’est pas
Othello qui veut ! – Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en
m’interrompant. Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par moments dans
mon cerveau. Mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi sans que
je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience
le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante,
de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je
en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium ? – Bah ! des souffrances atroces,
répondit Rastignac. – L’asphyxie ? – Canaille ! – La Seine ? – Les filets et la Morgue
sont bien sales. – Un coup de pistolet ? – Et si tu te manques, tu restes défiguré.
Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de
nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois ? Je n’ai rien trouvé de mieux
que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta
passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher ! est la reine de toutes
les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante ? L’apoplexie est un coup
de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs
physiques, n’est-ce pas l’opium en petite monnaie ? En nous forçant de boire à outrance,
la débauche porte de mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence
n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine ? Quand nous tombons noblement
sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique ! Si la patrouille nous
ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous
pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus
l’intelligence de la crise ? Ah ! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier
en faillite. Les négociants ont déshonoré la rivière, ils se jettent à l’eau pour
attendrir leurs créanciers. À ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu
veux créer un nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton
second. Je m’ennuie, je suis désappointé. L’alsacienne qu’on m’a proposée pour femme [p. 128] a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts !
cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs de rente,
sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable ! En menant une vie enragée,
peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard ! » Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait
trop d’espérances, enfin il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un
poète. – « Et de l’argent ? lui dis-je. – N’as-tu pas quatre cent cinquante francs ? – Oui, mais
je dois à mon tailleur, à mon hôtesse. – Tu paies ton tailleur ? tu ne seras jamais rien, pas même ministre. – Mais que
pouvons-nous avec vingt louis ? – Aller au jeu. Je frissonnai. – Ah ! reprit-il en
s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme leSystème dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert ! – Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père
de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est
sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en passant devant un tripot ;
prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune, j’irai
mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.» Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une
femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit
dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus. Revenu
à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la
chaste vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que
je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre.
Pauline me surprit dans une attitude mélancolique. – « Eh ! bien, qu’avez-vous ? » dit-elle. Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y
ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.
– « Je vous quitte, ma chère Pauline. – Je l’ai deviné, s’écria-t-elle. – Écoutez, mon
enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année.
Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit
cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage
surla Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi.[p. 129]Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait
des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
– Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano. Je ne répondis pas.
– M’écrirez-vous ? – Adieu, Pauline. » Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui
n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva.
Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis.
En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme. – « Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi ? » me dit Pauline. Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux
de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous
séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste. La vie de
dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la
chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu
de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue,
et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégants, présents
de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan.
Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices
comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées
sur son dossier la pommade et l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis.
L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout.
Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de Lazzaroni. C’était une chambre de
joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations,
et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie.
La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme
elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le maraudeur
a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé
la falourde du jeune homme qui risque au jeu mille francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine
et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau
de roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique ;
là gisait un portrait de[p. 130]femme dépouillé de sa monture d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide
d’émotions renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui
lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix ? J’étais presque assoupi quand,
d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria : – « Victoire ! nous pourrons mourir à notre aise ! » Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour
comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous
donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les
plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau. – « Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque
au tas d’or. À d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour
mourir ? Oh ! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Houra ! » Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant
par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre
joie en disant long-temps : À toi. À moi. – « Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch ! » Il jeta de l’or à son fidèle domestique : – « Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux. » Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as
connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux.
Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais,
gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis ; jamais
dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur.
Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à des querelles ou à cette
facilité confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant
de compagnie ; mais peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices ?
Je hasardai quelques compositions littéraires qui me valurent des compliments. Les
grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre,
me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui
de leurs camarades. Je devins unviveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie.
Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons
par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour
spirituel. Rien ne trahissait en moi cette[p. 131]épouvantable existence qui fait d’un homme un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval
de luxe. Bientôt la Débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris ! Certes les hommes
sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère
concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal ; en inculquerez-vous la poésie aux gens de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues
de délices, ne sont encore que deux médicaments ? À Paris même, dans cette capitale
de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets ? Inhabiles à supporter
l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une orgie, comme le sont ces
bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent
la musique ? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger
de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion ? La débauche
est certainement un art comme la poésie, et veut des âmes fortes. Pour en saisir les
mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à
de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante,
épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses
jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les
plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans
sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La
Guerre, le Pouvoir, les Arts sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est
la débauche, et toutes sont de difficile accès. Mais quand une fois l’homme est monté
à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux,
les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par
le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de
la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique
est celle des intérêts. Tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes,
elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon ; elles donnent des vertiges,
elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de
l’infini existe peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande
flatterie pour l’homme ; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même ? Pour contraster
avec le[p. 132]paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué
demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de
l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement
de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un rentier ; poète, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme ne devient-il
pas un ange exterminateur, une espèce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas
des enchantements bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs,
ennemies de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une enceinte
épineuse ? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir
abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté je ne sais en quelles régions à de
délicieuses fêtes ? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans
le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ?
L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses accès d’amour !
Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des
tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la
vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre
épouvante, il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes ; la nature
vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux ? vous le domptez, vous l’élargissez,
vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans
sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous
créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu ! Quand l’homme s’est ainsi
métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte a façonné son âme à l’artillerie, ses
jambes à la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux
quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus,
dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’âme, où
revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire.
Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au
diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort
contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes ! Au lieu
de couler long-temps entre deux rives monotones, au fond[p. 133]d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin
la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse
vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent
l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une
jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute
une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des
poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de
laquelle la science a été chercher une âme, est suivie de torpeurs enchanteresses
après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils
pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte
d’impôt que le génie paie au mal ? Vois tous les grands hommes : s’ils ne sont pas
voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie
l’âme ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces heures
avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées.
Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. À travers ce délire perpétuel,
le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez
au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé : l’impuissance est
assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore ; diplomate, un anévrisme
suspend dans votre cœur la mort à un fil ; moi, peut-être une pulmonie va me dire :
« Partons ! » comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour.
Voilà comment j’ai vécu ! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde ;
sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi ; l’univers
n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie !
Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice
du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux
créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire
personnifiée, une image de ma vie ! Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient
comme des juges. Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie,
j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours
après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le
péristyle des Bouffons. Nous attendions nos[p. 134]voitures. – Ah ! je vous retrouve encore en vie. Ce mot était la traduction de son
sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbée16Erreur du Furne : « sigisbé » au lieu de « sigisbée ».en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire.
Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh ! mourir pour elle, l’adorer encore,
la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes, et me sentir
victime de sa plaisanterie ! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour
pour le jeter à ses pieds. Enfin, j’épuisai facilement mon trésor ; mais trois années
de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où
je me trouvais sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer de mourir, je
signai des lettres de change à courte échéance, et le jour du payement arriva. Cruelles
émotions ! et comme elles font vivre de jeunes cœurs ! Je n’étais pas fait pour vieillir
encore ; mon âme était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes
mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus transiger avec
elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent
en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait
mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe.Notre nom, c’est nous-mêmes, a dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un
Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même
en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant
la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence
quand ils allaient par les rues de Paris ; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance.
Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change
que j’avais griffonnées ? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais
pas moi-même ! Les huissiers aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à
la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné : – Voici
trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi,
de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer.Je devais! Devoir, est-ce donc s’appartenir ? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander
compte de ma vie ? pourquoi j’avais mangé des puddings à lachipolata, pourquoi je buvais à la glace ? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais
sans les payer ? Au milieu d’une poésie, au sein[p. 135]d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais
voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur
sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera
de quitter la table pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout
jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à
Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne
nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit : au moment de notre supplice, tout
le monde croit à notre innocence ; tandis que la société ne laisse pas une vertu au
débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant
des lunettes bleues ou des parapluies multicolores ; ces dettes incarnées avec lesquelles
nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces
gens allaient avoir l’horrible privilége de dire : – « Monsieur de Valentin me doit
et ne me paie pas. Je le tiens. Ah ! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine ! »
Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. « Quand me paierez-vous ? »
disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme
pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son
froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale
de Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne
comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent souvent un emprunteur,
tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans
l’argent et ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre
de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus.
Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfants,
à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers
avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore
des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens
qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par
une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je
sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états,
écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles
étaient dans ma[p. 136]pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais
avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves
matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place.
Ah ! ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait
dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était
un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est
l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Une dette impayée
est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge !
elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud. Mes lettres de
change furent protestées. Trois jours après je les payai ; voici comment. Un spéculateur
vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le
tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur,
je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je
frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de
la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me
semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre ; je ne sais quelle puissance
faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de
cloches ! Le prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes,
j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après
avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant
déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous
étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par
ses amants étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages.
Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue
pour vous ! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais
je n’étais pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours
senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers
les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé
dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé
de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché !
Enfin Fœdora m’avait[p. 137]communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvai gangrenée, pourrie.
Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me
passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables
raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru.
Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux
amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la
famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir
ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir
des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie. Semblable
à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je
me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de
Rastignac… – Hé ! hé ! s’écria-t-il en pensant tout à coup à son talisman qu’il tira de sa poche.
Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner
son intelligence dans les flots de vin et de punch ; soit qu’exaspéré par l’image
de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël
s’anima, s’exalta comme un homme complétement privé de raison. – Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant !
Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon
quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé ! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente,
je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier !
Vous m’appartenez, fameuse propriété ! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même
le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi ! Je suis
pape.
En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque-là couvertes par la basse continue
des ronflements, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent
en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante
ivresse par un concert de jurements.
– Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches ! Émile, j’ai des trésors, je
te donnerai des cigares de la Havane.
– Je t’entends, répondit le poète,Fœdora ou la mort! Va ton train ! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes[p. 138]sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah ! tu dormais, sournois ?
– Non ! Fœdora ou la mort, j’y suis.
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il
voulait en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre ! dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon
ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer ! Silence, je suis Néron ! je suis Nabuchodonosor !
– Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux,
par dignité.
– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier.
Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque
en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui
n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste ! Je lutterai avec la fièvre
jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais
non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora ! Je veux oublier
Fœdora.
– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.
– Vois-tu cette Peau ? c’est le testament de Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit
cuistre de roi ! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers à moi. Tu es à moi, si je
veux. Ah ! si je veux, prends garde ? Je peux acheter toute ta boutique de journaliste,
tu seras mon valet. Tu me feras des couplets, tu règleras mon papier. Valet !valet, cela veut dire : Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.
– Eh ! bien, oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un
journal, tais-toi ! sois décent, par considération pour moi ! M’aimes-tu ?
– Si je t’aime ! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau,
mon ami, la Peau souveraine ! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des
cors ? je te les ôte.
– Stupide, mon ami ? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir… c’est une antiphrase.
Le brachmane, il se trouve un brachmane là-dessous ! le brachmane donc était un goguenard,
parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre…
– Eh ! bien, oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend…
– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse ?
– Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter
dans la salle à manger.
Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les
phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse,
sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours : – Prenons la mesure !
Prenons la mesure !
Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile,
dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume,
par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait :
– J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai ? Eh ! bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé ? Allons, es-tu bien ?
– Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami
du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci…ga… res… de la Hav…
– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor ? Amour ! À boire !
France… gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis unirent leurs ronflements à la musique qui retentissait dans
les salons. Concert inutile ! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater
leurs bobèches de cristal.[p. 140]La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël
avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les
expressions avaient souvent manqué.
Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues
marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait
reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup
en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était
jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives
se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et
les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet
vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied,
rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs.
Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané
leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle :
leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression,
leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent
tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches,
si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes ; les bouches naguère
délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates
de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées,
cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions.
Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces
faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par
le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves
où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme,
avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans
vêtements ni fard, ce squelette du mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes
de l’esprit ou des enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque
habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent
le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait
été dévasté, ravagé par le[p. 141]feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant
le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en sueur
et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. (Voir l’Auberge rouge.) Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange
des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes
elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles
débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant
au milieu d’une famille pestiférée : plus de parfums ni de lumières étourdissantes,
plus de gaieté ni de désirs ; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante
philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu,
qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une
orgie ! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur
réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées
champêtres ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les
joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore
et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeuner de la famille,
la table autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le père, où tout respirait
un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste
songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait.
Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait
à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet
où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment,
Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue,
apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ;
la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.
À ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment
rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus
vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient
ne pas se trouver de force à continuer ce[p. 142]rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent
et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et
chaque chose en sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent
alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès
de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières
convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la saturnale était enterrée
par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre
le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide
assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment
après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse
sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à
déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à
faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon
plongeait alors son couteau.
– Oh ! oh ! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria de Cursy.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier
en lui montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être !
dit le savant qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.
– Oh ! oh !
– Ah ! ah !
– Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je
viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.)
Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie
à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle
pas une demoiselle O’Flaharty ?
– Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques
établissements publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par
le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable.
Depuis quinze jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle
Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un
homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier
sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent
vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre
qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour
saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par
la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette
avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y
superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une petite distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.
– Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.
–Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier, ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent
sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquet17Erreur du Furne : « banquier » au lieu de « banquet ». Furne reproduit une erreur
introduite par l’édition Gosselin de 1833. splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la
joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui
jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette, il essayait de douter ; mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité.
Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur
au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au
nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis
il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade,
il se demandait : Ne suis-je pas pulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine ?
[p. 144]– Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous amuser ! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina.
– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty ? Voilà un homme.
– Il sera pair de France.
– Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet ? dit le jugeur.
– Auras-tu loge aux Bouffons ?
– J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.
– Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il
pût saisir le sens d’un seul mot ; il pensait vaguement à l’existence mécanique et
sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant
du sarrazin, buvant du cidre à même sonpiché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une
pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de sonrecteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes,
ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges ? lui cria le banquier.
–Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.
– Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence.
Vous êtes des nôtres ! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. Monsieur de Valentin
devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus
de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais,les Français sont égaux devant la loiest un mensonge inscrit en tête de la Charte. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de
bourreaux pour les millionnaires !
– Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux !
– Buvons, dit Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant
à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin,
que dis-je ?Monsieur le marquis de Valentin, possède un secret pour faire[p. 145]fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir
tous.
– Ah ! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et
qui aillent vite ! dit Aquilina.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice. Ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres
de rente, exécute-toi de bonne grâce, allons !
– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix ?
– Belle excuse ! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis ?
– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un
regard sombre et profond sur les convives.
– Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il
sérieusement, eh ! bien, je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide,
tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau
de chagrin.
Raphaël, qui craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et
s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
L’agonie
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré
la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant
l’adresse de[p. 146]monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé
des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique
éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre, desséchés
comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré
ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l’aurait, de
retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait :Poète classique en quête d’une rime.Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie
de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il ? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.
– Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme
mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté
sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches
du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.
– Ah ! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse.
Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais
six cents francs de rente viagère si je laissais une seule fois entrer sans ordre
une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier
ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant
le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité
mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où
croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait
dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait
sur sa figure, et dont parlaient les moindres choses dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait
été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait
compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir[p. 147]dit un éternel adieu ; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux
éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire
placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son
maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à
travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en
montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole,
à moi son père nourricier.
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a
jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson,
mon enfant,carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose
le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables
de notre époque ? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique.
Je suis son professeur.
– Ah ! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur…
– Chut, chut ! fit Jonathas à deux marmitons dont les voix rompaient le silence claustral
dans lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade ?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous,
il n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous ? deux maisons.
Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment
à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous ?
c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un
vrai miracle. Bon ! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez
défunt monsieur son grand-père ! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour ! Point. Monsieur n’a voulu
voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous ? une vie
inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi,
moi seul, voyez-vous ? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été
comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis : Monsieur le
marquis, il faut vous réveiller[p. 148]et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre,
toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer
quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander
une neuve. C’te imagination ! Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait
ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet
sur la joue droite, je lui tendrais la gauche ! Il me dirait de faire des choses plus
difficiles, je les ferais encore, entendez-vous ? Au reste, il m’a chargé de tant
de vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai ? Ordre de
les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui
faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de
rente viagère qui l’attendent après la mort de monsieur, si le déjeuner ne se trouvait
pas inconciliablement servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le
dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour.
Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises,
et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé,
il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec
les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous ? sur le même
fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap ; en cas de
besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans
lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître : Vous devriez
sortir, monsieur ? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend
pas ses chevaux, ils sont toujours attelés ; le cocher reste inconciliablement, fouet
en main, comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéra
et l’autre aux Ital… mais non, il n’est pas encore allé aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures
précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien,
il lit, il lit toujours, voyez-vous ? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui
le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve
le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure
chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque ; il
m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et où sont écrits tous mes
devoirs, un vrai catéchisme.[p. 149]En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de
fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche ! il
a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez
long-temps du nécessaire, le pauvre enfant ! Il ne tourmente personne, il est bon
comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel
et dans le jardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche
au doigt et à l’œil, etrecta! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je
lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point
il a poussé la chose. Ses appartements sont… en… en comment donc ? ah ! en enfilade.
Eh bien ! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac !
toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller
d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil
et commode et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros, par exemple ! Enfin,
finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu auras soin de moi comme
d’un enfant au maillot. » Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. « Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître, entendez-vous ? et il est
quasiment le domestique. Le pourquoi ? Ah ! par exemple, voilà ce que personne au
monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable !
– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème ? C’est donc bien assujettissant, ça !
Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une
vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait
une tulipe, et il disait en s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas. »
À cette heure, d’autres prétendent qu’il estmonomane. C’est inconciliable !
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima
un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand
ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait
par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels,
un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
– Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.
[p. 150]– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude
appuyé sur une table ; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être
encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je
peux lui être utile.
– Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend ! que
vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais,
monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme
ça : Faut-il le faire monter ? Il répondraouiounon. Jamais je ne lui dis :Souhaitez-vous ? voulez-vous ? désirez-vous ?Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. – Veux-tu
me faire mourir ? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne
pas avancer ; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit
le vieil émérite à travers de somptueux appartements dont toutes les portes étaient
ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une
robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait
le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée
par l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur
son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries
particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables
à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds,
devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée.
Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont
elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds
le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets
d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont
les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en
sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était
démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un
sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir.
Les uns pouvaient y lire du désespoir ; d’autres,[p. 151]y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil
profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare
jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer,
et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ; ou le regard du Prométhée enchaîné,
de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par
ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient
pas. Véritable regard de conquérant et de damné ! et, mieux encore, le regard que,
plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce
d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens
d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque
joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait
son âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance
dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant
son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il
avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un
médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un
Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant
dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais
d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme !
se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena
la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre,
il tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant
le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève
au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si
le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord
Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.
– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés
du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous ?
– Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main
fiévreuse. Et vous ?
[p. 152]– Oh ! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage ?
– Non, répondit Raphaël.Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page, et j’ai dit adieu pour toujours à la
Science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute ? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère,
adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant
Ronsard.
– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.
– Oh ! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se
prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux,
la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin,
ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais
l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles
un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir
reçu ; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement
son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant
lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement
dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël
étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre
tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec
lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment
les amplifications du vieux professeur, le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu
l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort,
avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes
d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France
au Luxembourg ; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa
chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite
et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire
de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier
son ancien élève[p. 153]de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur
dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible,
lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé par
politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit
lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Eh ! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle
interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout.Je souhaite bien vivementque vous réussissiez…
En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé
du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa
comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de
la peau noire et le dessin rouge ; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur
en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête ! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur ! Ne pouviez-vous
pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide ? Votre
visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une
vie ! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas !
Jonathas parut.
– Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir monsieur ?
dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon âme entre les mains
pour la déchirer ? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence ! Encore une
faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je
pas mieux aimé posséder la belle Fœdora que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain ? J’ai de l’or pour
lui. D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que
cela me ferait ?
La colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume sillonnait ses lèvres
tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux
vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence
d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction
dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.
– Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes[p. 154]pensées ! plus d’amour ! plus rien ! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait,
mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos
soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles,
que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant
chanté dans une langue étrangère.
– Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser.
La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il.
Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car
larésistancea triomphé dumouvement. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la
santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel.
Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe
pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche
de comprendre la mission que je t’ai confiée !
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.
– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort et dansent
comme de belles femmes devant moi ; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort !
Tu dois être une barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui
chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment
ferez-vous ce soir aux Italiens ? Une famille anglaise qui repart pour Londres m’a
cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh ! une loge superbe,
aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais
sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille ? Quand ce
coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le
tapis de la[p. 155]Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins,
et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique ;
mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël,
triste et pensif. Fatale image de la richesse ! Il court à travers Paris comme une
fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marchepied se déploie, ses deux valets
le soutiennent, une foule envieuse le regarde. – Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche ? dit un pauvre étudiant en droit, qui,
faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini. Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle, il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant
le second acte de laSemiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans
laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà
plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal.
Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du
foyer, les jeunes et vieux élégants, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs
sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet,
enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas
de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en
clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de
plus près. Quelle admirable peinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule
à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir ; mais,
appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une
couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou
moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées
par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude.
Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement
ressortir sa décrépitude et son teint plombé ; aussi était-il impossible de ne pas
rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à
ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers pendant leurs
loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et[p. 156]Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune
homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard
sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance
il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner
ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante
jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant
habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant
la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine
de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait
comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf.
Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs :
il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce
moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses
lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël
lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les
peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent
de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges
rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant
avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants,
une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui
permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin : des nuages, un vieillard
à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant
il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines
lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses
yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante
fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue
d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard
impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à
ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand
dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du[p. 157]souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et
savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de
cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire
du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour ; il lui offrit
son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices
les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans
voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre ? s’écria le plus
élégant de tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds,
aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le
chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le langage du genre.
– Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité,
de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.
– Hé ! bien, monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie,
ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie ?
– Ah ! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme
un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une
heure d’amour.
En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer
pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans
sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément
en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en
arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une
coquette occupée à se poser : tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune
pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée
à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël
devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme
il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un
amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir
les tourments auxquels Valentin avait heureusement renoncé.[p. 158]Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette
sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience
d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes
de Paris ; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée
de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un
béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui
coiffait horriblement mal la fille d’un banquier. Tout à coup elle pâlit en rencontrant
les yeux fixes de Raphaël, son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun
de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde,
était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette
maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi,
Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot,
dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris.
Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable.
En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore
de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent
alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes
de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent
sa souffrance. Enfin sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux : je
suis la plus belle ! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité,
devint un mensonge. À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de
Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa
échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes
et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé
que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord
pour réclamer le silence ; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent
les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les
femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient
avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma
par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans[p. 159]l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit
la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner
de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui
les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent
immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler
la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble
et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis
il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : – Mais regarde donc la
belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près de madame de Nucingen et de sa fille, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir
aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé
qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement
aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont
le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits,
en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le
matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement
resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis
comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence
la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une
jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture
de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la
tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant
un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent,
se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers
marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient
une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit
le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe
elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles
sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine,
au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua[p. 160]soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ; le tulle et la dentelle transmirent
fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par
un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes
de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants
parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle,
et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme
en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en
contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés
par la même pensée, restèrent en présence.
– Pauline !
– Monsieur Raphaël !
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait
Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement
son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner
des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale,
sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement
qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.
– Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers.
J’y serai à midi. Soyez exact.
Elle se leva précipitamment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit
de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide ; mais ne pouvant comprendre
une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit
et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi
une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à
midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman
avec une indéfinissable angoisse.
La Peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait
sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un[p. 161]manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné,
tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu ! Je suis libre, je vivrai. C’était
donc une mauvaise plaisanterie.
En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi
simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en
essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à
la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines.
Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline
de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle,
aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du
luxe ; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire
comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de
cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme
sortit de la salle et lui dit : – N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin ?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin ? demanda-t-il.
– Oh ! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle
maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame ! il a rapporté
des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques,
si elle le voulait. Elle m’a donnégratisson fonds et son restant de bail. Ah ! c’est une bonne femme tout de même ! Elle n’est
pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches
de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une
robe de percaline ; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment
jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.
– Ah ! vous voilà donc ! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf
mouvement de joie.
Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux ; il la regarda sans
rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées ? reprit-elle en[p. 162]baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu ?
– Ah ! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore !
– Là ! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien
mis, riche en apparence, mais en réalité, hein ! monsieur Raphaël, est-ce toujours
comme autrefois ?
Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria :
– Pauline !… je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda
dans son regard.
– Oh ! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule
parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant,
tantôt sanglotant : – Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais
moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais
ce mot :il m’aime, de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël ! j’ai des millions. Tu aimes le
luxe, tu seras content ; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour
toi dans ce cœur ! Tu ne sais pas ? mon père est revenu. Je suis une riche héritière.
Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort ; je suis libre, comprends-tu ?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait
si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion.
Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit ; ils
se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur,
dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier
baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.
– Ah ! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je
ne sais d’où me vient tant de hardiesse ! reprit-elle en rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline ? Oh ! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour
vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas ?
– Oh ! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi !
– Tu m’aimais donc ?
– Oh ! Dieu, si je t’aimais ! combien de fois j’ai pleuré, là,[p. 163]tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue
au démon pour t’éviter un chagrin ! Aujourd’hui,monRaphaël, car tu es bien à moi : à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh ! oui,
ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh ! bien, où en suis-je ? reprit-elle après
une pause. Ah ! m’y voici : nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si
j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme ;
mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore
et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune,
je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en
montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh ! comme alors ta joie
m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité ? je ne puis
rien pour toi.
Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour.
– Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre
et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
– Moi aussi, j’ai des millions ; mais que sont maintenant les richesses pour nous ?
Ah ! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi ?
mais je suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé ! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.
– Hé ! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël : – Embrassez-moi,
dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que
vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.
– Tes écrans !
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant ! combien
il est facile de tromper les hommes d’esprit ! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets
blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage
par mois ? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent.
Je t’attrapais sur tout : le feu, l’huile, et[p. 164]l’argent donc ? Oh ! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant,
je suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc ?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère
une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh ! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque
effroyable chagrin.
– Serais-tu marié ? cria Pauline. Ah ! je ne veux te céder à aucune femme.
– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi !
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec
une dévotieuse ardeur.
– J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil ! reprit-elle en passant une main
dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora ! Quel plaisir
j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie,
elle ! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais
quelle voix qui m’a crié : Il est là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh ! je
me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré.
Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais,
pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh ! répète-moi cela, mon amour !
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur
les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je
ne puis que le sentir…
– Oh ! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien,
tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme,
mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon âme ;
en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer
une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent[p. 165]n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur.
Oh ! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.
Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues !
– Oh ! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à
l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit
le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence : – Nous avons un peu oublié
de chercher tes manuscrits ?
Ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah ! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah ! monsieur, et la gloire ?
– Tu es ma seule gloire.
– Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant
les papiers.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que… Elle s’arrêta en regardant
son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester
séparés.
– Vrai ! dans quinze jours nous serons mariés ! Elle sauta comme un enfant. Oh ! je
suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à
rien dans le monde ! Tu ne sais pas, pauvre chéri ? mon père est bien malade. Il est
revenu des Indes, bien souffrant. Il a manqué mourir au Havre, où nous sommes allées le chercher. Ah ! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois
heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au
logis : ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser
de leur bonté, ce serait mal ! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens
hier, tu viendras le voir demain, n’est-ce pas ?
[p. 166]– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras ?
– Ah ! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais,
notre trésor ?
– Pauline, encore un baiser ?
– Mille ! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois
rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier ; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant
ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent
sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et
m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle
en rougissant. – Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner
à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. Georges
pressera les chevaux.
Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh ! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant
la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai
là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu
n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel ?
– De personne.
– Bien vrai ? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline !
– Oh ! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit
pareil au tien.
Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.
– Oh ! mon père, mon père ! dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant ! je n’osais pas te le proposer…
– N’es-tu donc pas ma vie ?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels
l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit
Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut[p. 167]en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son
feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée
froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda
la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français,
sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la
tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans
la voir.
– Grand Dieu ! s’écria-t-il. Quoi ! tous mes désirs, tous ! Pauvre Pauline !
Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence : – Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il.
Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement
de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant : – Je suis bien bête ! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au
fond d’un puits : Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises !
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se
célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point
d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection,
jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent
par la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et d’autre même
délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle
des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs de l’un faisaient
la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils
ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le
sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’âme de l’épouse ; dédaignant les colifichets
de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles
d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et
Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde !
Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande aux Italiens
ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent
d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs ; enfin, espèce
d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se
trouvaient discrets ; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
[p. 168]Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire
aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une
petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le
doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes
rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux
contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes
les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant
les tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de
lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des
muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds
foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil
vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence
grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur
la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline ;
elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer
afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat ; elle éclatait de rire à chacune
de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le
journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains.[p. ill.]Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est
naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la
dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir
qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant
un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à
voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait
être tout à la fois jeune fille et femme ; peut-être plus jeune fille que femme, elle
jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières
joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié
son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin,
et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand
Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste
de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant
d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
[p. 169]– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant
avait fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle redevenant femme tout à coup,
que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur
Nicolas à des paroles, à des regards d’amour ?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés faisaient crier le
sable des allées retentit près de la serre.
– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous
apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En tirant tout à l’heure, sous votre
respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine ! La voilà ! Faut,
tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni
humide. C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis
est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et
que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’avait pas six
pouces carrés de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très-curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange ? tu pâlis ! s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu ?
Que te sens-tu ? Où as-tu mal ? Tu as mal ! Un médecin ! cria-t-elle. Jonathas, au
secours !
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il
y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être est-ce cette verveine ?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le
jardin.
– Oh ! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur
amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles à
baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas : ta vie est
ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos ? J’y sens encorela petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?… elle est glacée, ajouta-t-elle.
– Folle ! s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme ? dit-elle. Laisse-la-moi boire.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël ? Sois vrai, je saurai
bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant la Peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Quel changement de voix ! répondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du
destin.
– Quoi ! s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumières où nous avons
appris que les diamants sont les cristaux du carbone, à une époque où tout s’explique,
où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux et soumettrait ses
miracles à l’Académie des Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes
des notaires, je croirais, moi ! à une espèce deMané, Thekel, Pharès? Non, de par Dieu ! je ne penserai pas que l’Être-Suprême puisse trouver du plaisir
à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savants.
Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpêtrière,
immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare où s’ébaudissaient des canards
remarquables par la rareté des espèces et dont les ondoyantes couleurs, semblables
aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Tous les canards
du monde étaient là, criant, barbotant, grouillant, et formant une espèce de chambre
canarde rassemblée contre son gré, mais heureusement sans charte ni principes politiques,
et vivant sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient
par hasard.
– Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé ce grand
pontife de la zoologie.
Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé dans quelques sages méditations
à l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux âges, avait une physionomie douce,
encore adoucie par un air obligeant ; mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation
scientifique : sa perruque incessamment grattée et fantasquement retroussée, laissait
voir une ligne de cheveux blancs et[p. 171]accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache
si puissamment aux choses de ce monde que nous perdons la conscience dumoi. Raphaël, homme de science et d’étude, admira ce naturaliste dont les veilles étaient
consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, dont les erreurs servaient
encore la gloire de la France ; mais une petite maîtresse aurait ri sans doute de
la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet rayé du savant,
interstice d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée
en se baissant et se levant tour à tour au gré de ses observations zoogénésiques.
Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser
à monsieur Lavrille un compliment banal sur ses canards.
– Oh ! nous sommes riches en canards, répondit le naturaliste. Ce genre est d’ailleurs,
comme vous le savez sans doute, le plus fécond de l’ordre des palmipèdes. Il commence
aucygne, et finit aucanard zinzin, en comprenant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs
noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus
entre eux qu’un blanc ne ressemble à un nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons
un canard, la plupart du temps nous ne nous doutons guère de l’étendue… Il s’interrompit
à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. – Vous voyez
là le cygne à cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien loin pour nous montrer
son plumage brun et gris, sa petite cravate noire ! Tenez, il se gratte. Voici la
fameuse oie à duvet ou canardEider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses ; est-elle jolie ! qui
n’admirerait ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert ? Je viens, monsieur,
reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le
mariage s’est fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat.
Je me flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce à laquelle peut-être mon nom
sera donné ! Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est d’une
part une oie rieuse (anas albifrons), de l’autre le grand canard siffleur (anas ruffinade Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils
blancs et le canard souchet (anas clypeata) : tenez, voici le souchet, ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre et
si[p. 172]coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffleur était huppé, vous comprenez
alors que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte
noire. Ces messieurs prétendent unanimement que ce canard fait double emploi avec
le canard sarcelle à bec recourbé, quant à moi… Il fit un geste admirable qui peignit
à la fois la modestie et l’orgueil des savants, orgueil plein d’entêtement, modestie
pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur,
que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre
canard. Mais je suis à vos ordres.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la
Peau de chagrin aux investigations de monsieur Lavrille.
– Je connais ce produit, répondit le savant après avoir braqué sa loupe sur le talisman ;
il a servi à quelque dessus de boîte. Le chagrin est fort ancien ! Aujourd’hui les
gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans
doute, la dépouille duraja sephen, un poisson de la mer Rouge…
– Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…
– Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose : entre le galuchat et le
chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à
un quadrupède. Cependant la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal
terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute,
un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons ! s’écria Raphaël.
– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci est une peau
d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne extrêmement rare, l’onagre des
anciens,equus asinus, lekoulandes Tatars, Pallas est allé l’observer, et l’a rendu à la science. En effet, cet animal avait long-temps passé
pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte ; Moïse
avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux
par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes
bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans sesAct. Petrop., tome II, que ces excès[p. 173]bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme
un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous ne nous
doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum ne possède pas d’onagre.
Quel superbe animal ! reprit le savant. Il est plein de mystères : son œil est muni
d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la
fascination, sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus
beaux chevaux ; elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves, et ressemble beaucoup
à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au
toucher ; sa vue égale en justesse et en précision la vue de l’homme ; un peu plus
grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire.
Si, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre
les bêtes les plus féroces ; quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer
qu’au vol des oiseaux ; un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux
arabes ou persans. D’après le père du consciencieux docteur Niébuhr, de qui, vous le savez sans doute, nous déplorons la perte récente, le terme moyen du pas
ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure.
Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une idée de cet âne indépendant et fier. Il
a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvements
pleins de coquetterie ! C’est le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques
et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle
aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées
à ces nobles animaux. Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses ; il est presque impossible de
le saisir dans les montagnes, où il bondit comme un chevreuil, et semble voler comme
un oiseau. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans
ces pays, où les bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher à un autre.
Les ânes de selle, obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre
apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné
lieu peut-être à notre proverbe : Méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire
naturelle était très-négligée en France,[p. 174]un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment
l’esclavage. De là, le dicton ! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est
la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent queChagriest un mot turc, d’autres veulent queChagrisoit la ville où cette dépouille zoologique subit une préparation chimique assez bien
décrite par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que nous admirons ; monsieur
Martellens m’a écrit queChâagriest un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignements qui fourniraient
une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore ; mais
j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un
volume égal…. à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à Lavrille un atlas
ouvert : or depuis trois mois elle s’est sensiblement contractée….
– Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement
organisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, et dont les
progrès sont soumis aux influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent
ou se resserrent d’une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des espaces
assez considérables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres
de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte. Aussi n’avons-nous pas
la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire.
Êtes-vous bien sûr que cette Peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre ?
– Oh ! certes. Ah ! peste, dit monsieur Lavrille en essayant de tirer le talisman.
Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir Planchette, le célèbre professeur
de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette Peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh ! monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon
Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées. Il remportait
de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine : une nomenclature ! Ce[p. 175]bonhomme ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des chèvres,
il s’amusait à compter des animaux et à les numéroter. Arrivé sur le bord de la tombe,
il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau
jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content.
– Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il. Sterne avait dit avant lui : « Ménageons
notre âne, si nous voulons vivre vieux. » Mais la bête est si fantasque !
Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation,
occupé à regarder toujours un abîme sans fond,le mouvement. Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une
admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un
cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les
boutons de leurs vêtements avec les boutonnières. Un jour, après avoir long-temps
mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa – gG, ils ont analysé quelque loi naturelle
et décomposé le plus simple des principes ; tout à coup la foule admire une nouvelle
machine ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond ! Le
savant modeste sourit en disant à ses admirateurs : – Qu’ai-je donc créé ? Rien. L’homme
n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit
sous sa potence. Planchette examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire,
en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné,
car il ne savait pas enluminer ses calculs. Heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni
à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. – Ah ! monsieur, reprit-il en apercevant
Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman ? Allez voir ma femme.
– J’aurais cependant pu vivre ainsi ! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie
en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman qu’il lui présenta. – Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous
cacherai rien. Cette Peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.
[p. 176]– Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la Science assez cavalièrement, tous nous disent à peu près ce qu’un incroyable disait à Lalande
en lui amenant des dames après l’éclipse : « Ayez la bonté de recommencer. » Quel
effet voulez-vous produire ? La Mécanique a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement
en lui-même, je vous le déclare avec humilité, nous sommes impuissants à le définir.
Cela posé, nous avons remarqué quelques phénomènes constants qui régissent l’action
des solides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes,
nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une force locomotive dans des
rapports de vitesse déterminée, les lancer, les diviser simplement ou à l’infini,
soit que nous les cassions ou les pulvérisions ; puis les tordre, leur imprimer une
rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science, monsieur,
repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette
pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement
naturel et si moralement extraordinaire ? Mouvement, locomotion, changement de lieu ?
Quelle immense vanité cachée sous les mots ! Un nom, est-ce donc une solution ? Voilà
pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent cet acte, ce fait.
Ce léger phénomène adapté à des masses va faire sauter Paris. Nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la
vitesse. Qu’est-ce que la force et la vitesse ? Notre science est inhabile à le dire,
comme elle l’est à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense
pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement,
l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature
est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu
connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement ? Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme
lui ; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché,
compris, mesuré le mouvement ? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons
même le nier comme nous nions Dieu. Où est-il ? où n’est-il pas ? D’où part-il ? Où
en est le principe ? Où en est la fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe.
Il est évident comme un[p. 177]fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme
à nous l’espace, et qu’est-ce que l’espace ? Le mouvement seul nous le révèle ; sans
le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problème insoluble, semblable
au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine,
et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais.
Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit
le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est tombé
Pascal. Pour agir sur la substance inconnue, que vous voulez soumettre à une force
inconnue, nous devons d’abord étudier cette substance ; d’après sa nature, ou elle
se brisera sous un choc, ou elle y résistera ; si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons
pas le but proposé. Voulez-vous la comprimer ? il faut transmettre un mouvement égal
à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’intervalle
qui les sépare. Désirez-vous l’étendre ? nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule
une force excentrique égale ; car, sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité.
Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement.
À quel effet vous arrêtez-vous ?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte
pour étendre indéfiniment cette Peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être indéfiniment
distendue, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface
aux dépens de l’épaisseur ; elle s’amincira jusqu’à ce que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné des millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais.
Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même
serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard,
un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine !
– Au lieu de jeter leurs enfants à l’eau, les Chinois devraient[p. 178]les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué dans le fond
et l’apporta sur la dalle du gnomon ; puis il alla chercher un peu de terre glaise
dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte
une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette
tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider
en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Voilà les éléments de la machine, dit-il.
Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot,
de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit
d’une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une
pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de
sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise
à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, tout droit, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte
que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée,
et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire,
jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant
son discours de réception, est un des plus beaux titres du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas.
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle
son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis ; il en cassa
le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse
qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré
par le pot de fleurs ; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau
nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et
dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible,
n’oubliez pas ce principe[p. 179]fondamental, néanmoins elle se comprime ; mais si légèrement, que nous devons compter
sa faculté contractile comme zéro. Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée
à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé ! bien, supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de
sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
– D’accord.
– Hé ! bien, monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant
encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide, contraint d’y descendre,
montera dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive
à un même niveau dans l’un et dans l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée
dans le petit tube vertical y présente une force égale au poids d’une livre par exemple,
comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur
tous les points de la surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera
mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées
par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau
vertical, produiront nécessairement ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture
du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite
là.
Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté droit dans la
glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique naturelle aux mathématiciens,
il faudrait, pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la
grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical ; mais,
à cette différence près, que si la colonne liquide y est haute d’un pied, les mille
petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très-faible élévation. Maintenant,
dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil
grotesque par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables, si
vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et qu’à
cette platine vous en opposiez une autre dont la[p. 180]résistance et la solidité soient à toute épreuve, si de plus vous m’accordez la puissance
d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet,
pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui
le comprime indéfiniment. Le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit
tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance
de la masse liquide à une platine. Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous
alors, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère
de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte à
s’étaler.
– Quoi ! l’auteur des Lettres provinciales a inventé… s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La Mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité
de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré,
tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve
nécessairement infinie.
– Si cette Peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal,
de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu
dans chaque période de dix ans, de doter vos cousines, arrière-cousines, enfin de
bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.
– Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur, reprit-il avec le calme d’un homme
vivant dans une sphère tout intellectuelle, nous irons demain chez Spieghalter. Ce
mécanicien distingué vient de fabriquer, d’après mes plans, une machine perfectionnée
avec laquelle un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.
– À demain, monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la Mécanique ! s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences ? L’autre avec
ses onagres, ses classements, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres,
est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble
dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme
se trouva dans un[p. 181]établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et
rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de
vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de
soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer
dans la température, les hommes étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer
avait une vie, il était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant
toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. À travers les hurlements des
soufflets, lescrescendodes marteaux, les sifflements des tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva
dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse
immense dont lui avait parlé Planchette. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un
indestructible noyau.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter
en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier
en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
– Peste ! s’écria Raphaël.
Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse
souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques,
il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se
laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine
brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement
sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille
une maison et l’emporte avec elle.
– Oh ! dit tranquillement Planchette, le Chagrin est sain comme mon œil ! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte,
ou quelque interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est
logé dedans.
L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la Peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman
le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
[p. 182]– Il n’y paraît seulement pas, s’écria Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la Peau et la plongea dans le charbon de terre d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour
du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter,
le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En
voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants,
ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique
des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la Peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi, dit Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement
la Peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent,
Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir.
Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus !
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit, nous devions soumettre
cette Peau singulière à l’action d’un laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant intéressé
par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment et dit : – Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet, la
Chimie sera peut-être plus heureuse que la Mécanique.
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste
Japhet à son laboratoire.
– Hé ! bien, mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant
un précipité, comment va la Chimie ?
– Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’existence de la salicine.
Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits
à inventer des noms.
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette
substance, si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avancela diaboline, car en voulant la comprimer, nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le chimiste, ce sera peut-être un nouveau
corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur ? reprit gravement le célèbre chimiste.
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant la Peau de chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la Peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les
alcalis, les gaz, et dit après quelques essais : – Point de goût ! Voyons, nous allons
lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumise à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la
Peau ne subit aucune altération.
– Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux
inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible
où j’ai précisément de la potasse rouge.
Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance,
elle est si extraordinaire…
– Un morceau ! s’écria Raphaël, pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez,
dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la Peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à
l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible
talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant
pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin
sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité
raisonnable de chlorure d’azote.
– Je suis perdu ! s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savants stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie,[p. 184]nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue
pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
Les deux savants étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes sans trouver un Dieu dans le
ciel. La science ? impuissante ! Les acides ? eau claire ! La potasse rouge ? déshonorée !
La pile voltaïque et la foudre ? deux bilboquets !
– Une presse hydraulique fendue comme une mouillette ! ajouta Planchette.
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui
veut un ouvrier ; pour la chimie, cette œuvre d’un démon qui va décomposant tout,
le monde est un gaz doué de mouvement.
– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah ! pour nous consoler, messieurs les doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome :
Bête comme un fait.
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête.
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans
un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide ; il ne croyait plus
à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme
celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque
défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu
ne l’étonnait pas ; mais la souplesse de la Peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition
de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait
le vertige.
– Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je n’ai ni faim
ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle.
Il remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et
après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit
dans son fauteuil.
– Déjà huit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe.
Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa[p. 185]main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées
dévorantes dont le secret est emporté par les condamnés à mort.
– Ah ! Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant ! il y a des abîmes que l’amour ne saurait
franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment il entendit très-distinctement
un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchants priviléges de la passion
le souffle de sa Pauline. – Oh ! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je
voudrais mourir dans ses bras.
Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, il
vit à travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant
heureux d’une malice qui réussit ; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles
sur ses épaules ; elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de
roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis ta
femme ? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre.
Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra
radieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël : De quel abîme
parlais-tu donc, mon amour ? dit-elle en laissant voir sur son front une expression
soucieuse.
– De la mort.
– Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles, nous autres, pauvres
femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent. Est-ce force d’amour ou manque
de courage ? je ne sais. La mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec
toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble
que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre de jours, si, dans
une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour ?
– Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons,
dit Raphaël.
– Mourons donc, répondit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes des persiennes ;
amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs
du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux amants. Quelques
dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les
jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue[p. 186]à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition.
Les souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser sur
l’appui de la fenêtre, ses gazouillements répétés, le bruit de ses ailes soudainement
déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rêve, il faut que
mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait
de moi un individuhomme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la
vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête, exprimant ainsi pendant le
sommeil les tendres sollicitudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune
enfant et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant
une jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine
relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire ; l’incarnat
de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche
en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon
si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance
endormie. Les femmes, même les plus naturelles, obéissent encore pendant le jour à
certaines conventions sociales qui enchaînent les naïves expansions de leur âme ;
mais le sommeil semble les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge :
Pauline ne rougissait de rien, comme une de ces chères et célestes créatures chez
qui la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard.
Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches
de dentelle mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin ; mais
elle s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue
comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement
de l’âme quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive ; son oreille
mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux et dessinée dans une
coque de malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût
peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa maîtresse endormie, rieuse
dans un songe, paisible sous votre protection, vous[p. 187]aimant même en rêve, au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant
encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle du dernier baiser ! voir une
femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour comme dans un manteau, et
chaste au sein du désordre ; admirer ses vêtements épars, un bas de soie rapidement
quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie,
n’est-ce pas une joie sans nom ? Cette ceinture est un poème entier : la femme qu’elle
protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenuevous; désormais la trahir, c’est se blesser soi-même. Raphaël attendri contempla cette
chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses,
et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les
sentiments étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard
tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût
frappée.
– Bonjour, ami ! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant !
Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à l’amour, à la jeunesse, au demi-jour et
au silence formaient une de ces divines scènes dont la magie passagère n’appartient
qu’aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs
de l’enfance. Hélas ! ces joies printanières de l’amour, de même que les rires de
notre jeune âge, doivent s’enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous
désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les caprices de nos méditations
secrètes.
– Pourquoi t’es-tu réveillée ? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie,
j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos,
mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi ? Lorsque tu dors, ta respiration
n’est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait
peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle
de mon père qui meurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns
des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j’en suis sûre, ta
main était moite et brûlante. Chéri ! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais
te guérir encore si, par malheur… Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas
de malheur, la maladie se[p. 188]gagne, disent les médecins. De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration
par un de ces baisers dans lesquels l’âme arrive : – Je ne désire pas vivre vieille,
dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël
en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline ; mais il eut alors un horrible
accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui
font pâlir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, après avoir
remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je
ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement,
affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort.
Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche,
silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles
pressentiments qui l’agitaient.
Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de
la MORT. La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs
d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation
échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même : Oui, il y a des abîmes que
l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée
du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait
placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls,
le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs
pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur
leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient
lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine
son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce
à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances
humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la
philosophie médicale, en représentant le combat que se livrent la Spiritualité, l’Analyse
et je ne sais quel Éclectisme railleur. Le quatrième[p. 189]médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué
peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui
s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École
de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont
apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné
ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois
professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics
qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.
– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes
livré à de grands travaux d’intelligence ? dit à Raphaël celui des trois célèbres
docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’énergique organisation, paraissaient
annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un
vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s’il se fût dit
en lui-même : – J’en étais sûr !
Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis
et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme
un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état
normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.
À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le
visage empourpré, l’œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique, et
qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans
mot dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes,
le poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine
un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe
la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, auxxde l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos efforts ; une espèce
de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent
au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations
les plus viables.
[p. 190]Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit
distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset
la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un
homme pouvait vivre encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories,
n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point
avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de l’école, roi de l’observation, ce grand
explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau
de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son
rétrécissement, dit-il au marquis.
– À quoi bon ? s’écria Brisset.
– À quoi bon ? répéta Caméristus.
– Ah ! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa Peau
de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel,
qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie
pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence
et le questionnaient sans le plaindre. La nonchalance perçait à travers leur politesse.
Soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que
par moments Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait :
« Bon ! bien ! » à tous les symptômes désespérants dont l’existence était démontrée
par Bianchon. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie, Maugredie ressemblait
à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement sur la
scène. La figure d’Horace trahissait une peine profonde, un attendrissement plein
de tristesse. Il était médecin depuis trop peu de temps pour être insensible devant
la douleur et impassible près d’un lit funèbre ; il ne savait pas éteindre dans ses
yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair et de saisir, comme un
général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds.
Après être restés18Erreur du Furne : « resté » au lieu de « restés ».pendant une demi-heure environ à prendre en quelque[p. 191]sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un
habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtements de noces, ils dirent quelques
lieux communs, parlèrent même des affaires publiques ; puis ils voulurent passer dans
le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc assister au débat ?
À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement, et, malgré les instances de
leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence. Raphaël se soumit à l’usage,
en pensant qu’il pouvait se glisser dans un couloir d’où il entendrait facilement
les discussions médicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon
avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé : d’abord il est net, précis,
et résulte d’une similitude complète entre un de mes malades et le sujet que nous
avons été appelés à examiner ; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du
fait qui y réclame ma présence m’excusera de prendre le premier la parole.Le sujetqui nous occupe est également fatigué par des travaux intellectuels… Qu’a-t-il donc
fait, Horace ? dit-il en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah ! diable, mais c’est un vaste sujet. Il est fatigué, dis-je, par des excès de
pensée, par des écarts de régime, par l’emploi répété de stimulants trop énergiques.
L’action violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout l’organisme.
Il est facile, messieurs, de reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps,
une irritation prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive sensibilité
de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur
et la saillie du foie. Enfin monsieur Bianchon a constamment observé les digestions
de son malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. À proprement
parler, il n’existe plus d’estomac ; l’homme a disparu. L’intellect19Erreur du Furne : « intellecte » au lieu de « intellect ».est atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive de l’épigastre,
centre de la vie, a vicié tout le système. De là partent des irradiations constantes
et flagrantes, le désordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux, d’où l’irritation
excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée
fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécit[p. 192]réellement, peut-être a-t-elle toujours été comme nous l’avons vue ; mais, qu’il se
contracte ou non, cechagrinest pour lui la mouche que certain grand visir avait sur le nez. Mettez promptement
des sangsues à l’épigastre, calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout entier
réside, tenez le malade au régime, la monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage
au docteur Bianchon ; il doit saisir l’ensemble et les détails du traitement. Peut-être
y a-t-il complication de maladie, peut-être les voies respiratoires sont-elles également
irritées ; mais je crois le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important,
plus nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace de matières
abstraites et quelques passions violentes ont produit de graves perturbations dans
ce mécanisme vital ; cependant il est temps encore d’en redresser les ressorts, rien
n’y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il
à Bianchon.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit Caméristus. Oui, les
altérations si bien observées par lui existent chez le malade, mais l’estomac n’a
pas graduellement établi des irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme
une fêlure étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour
trouer le vitrail ; ce coup, qui l’a porté ? le savons-nous ? avons-nous suffisamment
observé le malade ? connaissons-nous tous les accidents de sa vie ? Messieurs, le
principe vital, l’archéede Van-Helmont est atteint en lui, la vitalité même est attaquée dans son essence,
l’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à la machine
et qui produit la volonté, la science de la vie, a cessé de régulariser les phénomènes
journaliers du mécanisme et les fonctions de chaque organe ; de là proviennent les
désordres si bien appréciés par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de
l’épigastre au cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant
avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme ! Non, tout n’est
pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un bon épigastre, le reste
est de forme. Nous ne pouvons pas, reprit-il plus doucement, soumettre à une même
cause physique et à un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez
les différents sujets plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble.
Nous avons tous des organes particuliers, diversement affectés, diversement nourris,
propres à remplir des missions différentes, et à développer des thèmes nécessaires
à[p. 193]l’accomplissement d’un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout,
qui par une haute volonté vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation,
se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de lui un être en apparence
fini, mais qui par un point coexiste à une cause infinie. Aussi, devons-nous20Erreur du Furne : « devons nous » au lieu de « devons-nous ».étudier chaque sujet séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie,
quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté
d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations
spongieuses des lymphatiques et la vigueur métallique des muscles de quelques hommes
destinés à une longue vie, que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable,
de la guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez
toujours irritées ! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi
de l’être intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l’âme et
non dans les entrailles du corps ! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie
particulier, à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne
aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir, au poète la faculté d’évoquer la
nature, au musicien celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieux dont le type
est en haut, peut-être !…
– Toujours sa médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant.
– Messieurs, reprit promptement Maugredie en couvrant avec promptitude l’exclamation
de Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science ! s’écria tristement Raphaël. Ma guérison flotte
entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la
prière du prince de Hohenlohe ! Sur la ligne qui sépare le fait de la parole, la matière
de l’esprit, Maugredie est là, doutant. Leouietnonhumain me poursuit partout ! Toujours leCarymary21Erreur du Furne : « Carimary » au lieu de « Carymary »., Carymarade Rabelais : je suis spirituellement malade, carymary ! ou matériellement malade,
carymara ! Dois-je vivre ? ils l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc,
en me disant : Je ne sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.
– Le malade est monomane, eh ! bien, d’accord, s’écria-t-il, mais il a deux cent mille
livres de rente, ces monomanes-là sont[p. 194]fort rares, et nous leur devons au moins un avis. Quant à savoir si son épigastre
a réagi sur le cerveau, ou le cerveau sur son épigastre, nous pourrons peut-être vérifier
le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable.
Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues
pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles nous
sommes d’accord, puis envoyons-le aux eaux : nous agirons à la fois d’après les deux
systèmes. S’il est pulmonique, nous ne pouvons guère le sauver, ainsi…
Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Bientôt
les quatre médecins sortirent du cabinet. Horace porta la parole et lui dit : – Ces
messieurs ont unanimement reconnu la nécessité d’une application immédiate de sangsues
à l’estomac, et l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un
régime diététique, afin de calmer l’irritation de votre organisme.
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis, un régime hygiénique pour régir votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement
d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ou à celles du Mont-Dor en Auvergne, si vous les
préférez ; l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal,
mais vous suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.
– Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu de légères altérations dans l’appareil
respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes prescriptions antérieures.
Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de l’emploi sagement alternatif
de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et en attirant
Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit le jeune médecin. Caméristus sent, Brisset examine,
Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une âme, un corps et une raison ? L’une de ces
trois causes premières agit en nous d’une manière plus ou moins forte, et il y aura
toujours de l’homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël, nous ne guérissons
pas, nous aidons à guérir. Entre la médecine de Brisset et celle de Caméristus, se
trouve encore la médecine[p. 195]expectante ; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade
depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine négation comme dans toutes les sciences.
Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie ; le mieux est et sera
toujours de se confier à la nature.
Un mois après, au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes des personnes
venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle. Assis près
d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé
dans une de ces rêveries machinales durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent,
s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à
peine colorés. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l’âme est presque
endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède
atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne
sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin.
Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température
fraîchit, il quitta sa place en poussant la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer
la croisée ? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances d’une aigreur singulière ;
elle fut comme le mot que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions
croire, et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme
d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible,
il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva : – Ouvrez cette fenêtre !
À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visages. L’assemblée se mit
à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût
commis quelque grave impertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé
sa primitive timidité de jeune homme, eut un mouvement de honte ; mais il secoua sa
torpeur, reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène étrange.
Soudain un rapide mouvement anima son cerveau, le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait
saillirent en relief comme les veines d’un cadavre chez lequel, par quelque savante injection, les[p. 196]naturalistes colorent les moindres ramifications ; il se reconnut lui-même dans ce
tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée ; il s’y vit,
non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur, toujours songeant
à sa destinée, préoccupé de son mal, paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante,
fuyant ces intimités éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce
qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer ; peu soucieux des autres, et semblable
enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par
un rare privilége d’intuition, il lut dans toutes les âmes : en découvrant sous la
lueur d’un flambeau le crâne jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela
de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche ; plus
loin il aperçut une jolie femme dont les agaceries l’avaient trouvé froid ; chaque
visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime
gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement
froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives de
ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux s’étaient irrités de son luxe ;
surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations : dès
lors ils s’étaient crus méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi
les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus secrètes ; il eut horreur de
la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était
envié, haï ; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur
à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irrémissible, dont
il était coupable envers eux : il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle
à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux ; pour se venger de cette
royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur
pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaient
se passer de lui. Pris de pitié d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en
pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel
est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir. Tout
à coup un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il
se trouva dans l’horrible isolement qui attend les puissances et les dominations.
En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces[p. 197]paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion
polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par hasard, il entendit des
interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse. La Société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être. – Sa maladie est contagieuse. – Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon. – En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi. – Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux eaux. – Il me chassera d’ici. Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se promena dans l’appartement.
Il voulut trouver une protection, et revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle
il médita d’adresser quelques flatteries ; mais, à son approche, elle lui tourna le
dos, et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà pendant cette
soirée usé de son talisman ; il ne se sentit ni la volonté, ni le courage d’entamer
la conversation, quitta le salon et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne
ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son
esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale
et rationnelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le
savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société, dont la morale implacable se développa tout entière aux yeux de Raphaël ; un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer
plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez
celle-là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé
vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs
et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre
elles et les vices : le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur,
la société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme ; elle dessine des caricatures
pour jeter à la tête des rois déchus les affronts qu’elle croit avoir reçus d’eux ;
semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui
tombe ; elle vit d’or et de moquerie ;Mort aux faibles !est le vœu de cette espèce d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la
terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence[p. 198]est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie.
Rassemblez-vous des enfants dans un collége ? Cette image en raccourci de la société,
mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus franche, vous offre
toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur, incessamment placées
entre le mépris et la pitié : l’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus
bas sur l’échelle des êtres organisés ? Si quelque volatile est endolori parmi ceux
d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le plument et l’assassinent.
Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses rigueurs aux misères assez
hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs. Quiconque souffre
de corps ou d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans son
désert ; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver : froideur de regards,
froideur de manières, de paroles, de cœur ; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte
là où pour lui devait éclore une consolation. Mourants, restez sur vos lits désertés.
Vieillards, soyez seuls à vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez
dans vos greniers solitaires. Si le monde tolère un malheur, n’est-ce pas pour le
façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un mors, une housse, le
monter, en faire une joie ? Quinteuses demoiselles de compagnie, composez-vous de
gais visages ! endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice ; portez ses chiens ;
rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis taisez-vous ! Et toi,
roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à la maison ;
digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses
épigrammes pour agréables ; si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde
honore-t-il le malheur : il le tue ou le chasse, l’avilit ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration
poétique ; il regarda autour de lui, et sentit ce froid sinistre que la société distille
pour éloigner les misères, et qui saisit l’âme encore plus vivement que la bise de
décembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos
à la muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur
que cette épouvantable police procure au monde. Qu’était-ce ? des amusements sans
plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté,
enfin le bois ou les cendres d’un foyer, mais sans une étincelle de[p. 199]flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui. – Pour leur
faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir ! se dit-il. À cette
pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.
Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de
sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui
lui furent adressées. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et
de bonté, les boucles de sa perruque blonde respiraient la philanthropie, la coupe
de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’unquaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement
voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le
dévouement d’un homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer le
whist et le trictrac assez bien pour toujours gagner leur argent.
– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec Raphaël, je vais sans
doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour
affirmer que les médecins de Paris, dont les grands talents me sont connus, se sont
trompés sur la nature de votre maladie. À moins d’accident, monsieur le marquis, vous
pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets
de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une autruche ; mais si vous restez
dans une température élevée, vous risquez d’être très-proprement et promptement mis
en terre sainte. Monsieur le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré
que la respiration constitue chez l’homme une véritable combustion dont le plus ou
moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques
amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Chez vous, le phlogistique
abonde ; vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, suroxygéné par la complexion
ardente des hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur qui
accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une combustion
déjà trop rapide. Une des conditions de votre existence est donc l’atmosphère épaisse
des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le génie se trouve
dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas
d’horreur de l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre[p. 200]incandescence ; mais nos eaux situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée
vous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un geste de modestie ;
je le donne contre nos intérêts, puisque, si vous le suivez, nous aurons le malheur
de vous perdre.
Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie du mielleux
médecin, mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au
geste et au regard qui accompagnèrent cette phrase doucement railleuse, la mission
dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades.
Ces oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades, ces
petites-maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux par leurs amants,
entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable
de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un
amusement dans cette intrigue.
– Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je vais essayer
de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire
une maison où nous modifierons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël,
le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire.
Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout ébréchée où brille, à sept
ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau bleue comme ne
l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat, ce lac est là comme
une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et dans certains
endroits près de cinq cents pieds de profondeur. Être là dans une barque au milieu
de cette nappe par un beau ciel, n’entendre que le bruit des rames, ne voir à l’horizon
que des montagnes nuageuses, admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française,
passer tour à tour des blocs de granit vêtus de velours par des fougères ou par des
arbustes nains, à de riantes collines ; d’un côté le désert, de l’autre une riche
nature ; un pauvre assistant au dîner d’un riche ; ces harmonies et ces discordances
composent un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes
change les conditions de l’optique et de la perspective : un sapin de cent pieds vous
semble un roseau, de[p. 201]larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul
où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. En aucun
endroit vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes
et la terre. Il s’y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde
le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne
sais quoi de grave, de recueilli, qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un
baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs ; il les favorise en
leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne
supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent,
songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit
débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village
de Saint-Innocent. De cette espèce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey,
au pied desquels coule le Rhône, et le fond du lac ; mais de là Raphaël aimait à contempler,
sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne
prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage.
Un frissonnement égal et cadencé de rames troubla le silence de ce paysage et lui
prêta une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer
des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le marquis examina,
sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque, et reconnut à l’arrière
la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand le bateau passa
devant Raphaël, il ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame,
pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis quelques
instants, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire,
lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas légers.
En se retournant, il aperçut la demoiselle de compagnie ; à son air contraint, il
devina qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six
ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles,
assez embarrassée de son regard, qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise,
gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine
dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections.
Elle avait d’ailleurs les gestes discrets et[p. 202]monastiques des femmes habituées à se chérir elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir
à leur destinée d’amour.
– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en
faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce expliquez-vous plus
clairement, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici…
– Ah ! reprit-elle, sans le puissant motif qui m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir
la disgrâce de madame la comtesse, car si elle savait jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle ? s’écria Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblotant d’une
chouette mise au soleil. Mais pensez à vous, reprit-elle ; plusieurs jeunes gens qui
veulent vous chasser des eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous
battre en duel.
La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse qui, derechef,
glapissait dans les rochers.
– Pauvre fille ! les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa Raphaël en
s’asseyant au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est sans contredit le point d’interrogation, nous devons
la plupart des grandes découvertes au : Comment ? et la sagesse dans la vie consiste
peut-être à se demander à tout propos : Pourquoi ? Mais aussi cette factice prescience
détruit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation de philosophie,
la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva
pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoiselle de compagnie, se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire :
j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente ! Mais que sa maîtresse,
qui dispute aux chattes la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de
moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse ? Ces deux femmes, venues en Savoie
pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient
levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite ?
[p. 203]Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle
transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit,
une pointillerie de prêtre ou de femme. Le duel était-il une fable, ou voulait-on
seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes
étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa
curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un lâche, et amusé peut-être
par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur
le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant
à ne donner aucune prise sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en quelque
sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait
le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena
dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait
de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques
tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina
facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases
dites à haute voix. – Toi ? – Oui, moi ! – Je t’en défie ! – Parions ? – Oh ! il ira. Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter
attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant
le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit
du billard.
– Monsieur, dit-il d’un ton calme en s’adressant à Raphaël, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure
et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes
trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous
présenter au Cercle.
– Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement
Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète :[p. 204]votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici ; la chaleur, les lumières, l’air
du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.
– Où avez-vous étudié la médecine ? demanda Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et docteur chez Cérisier, le roi du fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, étudiez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres
joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui
réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver
son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son antagoniste s’étant
permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et
spirituelle, il lui répondit gravement : – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui
de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite
aussi lâche que l’est la vôtre.
– Assez ! assez ! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se
jetèrent entre les deux champions.
Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près
du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement
percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder
le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit
heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien,
arriva le premier sur le terrain.
– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il
gaiement en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans
la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il
en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein ! docteur ?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille ; autrement
vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez
tuer votre homme au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la[p. 205]route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.
– Quel singulier genre ! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer
en poste.
À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs
fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi le jeune homme attendit-il avec une
sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas
en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir ; il le soutint de
ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à
sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route
de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après : ils allaient
lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion
profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait,
il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. Vous eussiez dit de deux
vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée ; le premier
avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire.
Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le
véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa
conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque
chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude
et l’attention étaient au comble.
– Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi,
monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté,
sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh ! bien, monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible
puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos
mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je
ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous
ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses,
votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat,
et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.
[p. 206]En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles,
le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son
regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui
d’un fou méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles !
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et
les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre ?
– Assez, assez !
Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui,
dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent :
contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.
– As-tu peur ?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
– Veux-tu lui faire des excuses ?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun
près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils
devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.
– Que fais-tu, Charles ? cria le jeune homme qui servait de second à l’adversaire
de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.
– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle en chargeant son pistolet lentement sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.
Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux
postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant
l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu
de son[p. 207]ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau.
En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention
à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir
ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite
feuille de chêne.
– Eh ! bien, que regardez-vous donc là, postillons ? en route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit
aux eaux du Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées
soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages
sur quelque obscure vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables ! elles illuminent
les événements accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant
nous-mêmes. Il pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il
pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un
enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde.
Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël
avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement
que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin.
Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde
pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs
des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des
émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment
aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine,
le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés,
les rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les âpres et sauvages attraits commencent
à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre là d’admirables paysages
pleins de grâce et de fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre
de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva
dans un endroit où, coquette et joyeuse comme un enfant, la nature semblait avoir
pris plaisir à cacher des trésors ; en voyant cette retraite[p. 208]pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée,
frugiforme comme celle d’une plante.
Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette
dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres : ici des tables droites
sans végétation, unies, bleuâtres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient
comme sur un miroir ; là des rochers entamés par des cassures, ridés par des ravins,
d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les
eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rabougris que torturaient
les vents ; puis, çà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet
de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une
bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et garnie d’une langue de
verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien cratère d’un volcan, se trouvait
un étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé
de granit, de saules, de glaïeuls, de frênes, et de mille plantes aromatiques alors
en fleurs, régnait une prairie verte comme un boulingrin anglais ; son herbe fine
et jolie était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des
rochers, et engraissée par les dépouilles végétales que les orages entraînaient sans
cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme
le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue ; selon les rapprochements
des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur ; en quelques
endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine
hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus
bizarres, et contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées
de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers
nus et pelés22Erreur du Furne : « pélés » au lieu de « pelés ».opposaient les sauvages et stériles images de la désolation, des éboulements à craindre,
des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nomméele Capucin, tant elle ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses,
ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les
fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre,
devenaient d’un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle
continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge[p. 209]des pigeons. Souvent, entre deux lames de lave que vous eussiez dit séparées par un
coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil,
jusqu’au fond de cette riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable
à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement
close pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau
par quelque révolution anté-diluvienne, les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien
volcan s’allumait, et sa rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la végétation,
colorait les fleurs, et mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré. Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie ;
après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait
le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit
de cette espèce de chaumière, en harmonie avec le site, était orné de mousses, de
lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les
oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, un
grand banc était placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui
embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes
de roses et de jasmin qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insouciants de cette
parure champêtre, les habitants n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa
grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseillier séchaient au soleil.
Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre, et dessous, un chaudron
jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre.
De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée
sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait
finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au
creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature
naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille
lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait
que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait
ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation,
mettait en relief ou décorait des prestiges de la lumière, des oppositions de l’ombre,[p. 210]les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différents verts des feuillages, les
masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches,
le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout
la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les
arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis
le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur ;
tout y était harmonieux à voir : et la vache tachetée au poil luisant, et les fragiles
fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau dans
un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’émeraude, et les racines
d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure en
cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient
ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence
majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur,
fut interrompu tout à coup par les aboiements de deux chiens. Les vaches tournèrent
la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs mufles humides, et se
remirent à brouter après l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers
comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une
table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Les jappements des chiens
attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux
blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec
l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse,
la vieillesse et l’enfance y étaient belles ; enfin il y avait dans tous ces types
d’existence un laisser-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti
à nos capucinades philosophiques, et guérissait le cœur de ses passions boursouflées.
Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz ;
c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un
nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille
de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force
avait disparu ; ses mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient
un poil blanc et rare ; son attitude d’homme vraiment libre faisait pressentir qu’en
Italie il serait[p. 211]peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable
montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un
teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel
dans ses mouvements comme un oiseau ; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche
et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en
silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie
la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait
épousé les jeux de l’enfant, et l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de pacte
entre deux faiblesses, entre une force près de finir et une force près de se déployer.
Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle
filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche,
à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne,
seins rebondis de l’Auvergne, et son parler ; une idéalisation complète du pays, mœurs
laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était.
Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation ; les chiens s’apaisèrent, le vieillard
s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux,
mais écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme ?
– Et d’où que nous aurions peur, monsieur ? Quand nous barrons l’entrée, qui donc
pourrait venir ici ? Oh ! nous n’avons point peur ! D’ailleurs, dit-elle en faisant
entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient
donc prendre chez nous ?
Elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient pour tout ornement
ces images enluminées de bleu, de rouge et de vert, qui représentent laMort de Crédit, laPassion de Jésus-Christet lesGrenadiers de la Garde impériale; puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds
tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du sel dans un
pot, une poêle ; et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés. En sortant de
la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à
la main, et qui penché, curieux, regardait la maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant[p. 212]échapper ce sourire familier aux paysannes ; il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père ?
– Faites excuse, monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez,
il a cent deux ans. Eh ben ! dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont !
Ç’a été un homme fort ; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il
s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts,
il y va tout de même.
Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer
dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur
sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant ! Devenir une
des huîtres de ce rocher, sauver son écaille pour quelques jours de plus en engourdissant
la mort, fut pour lui l’archétype de la morale individuelle, la véritable formule
de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui
vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux, il
n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence
au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé
des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les
fantaisies d’une demoiselle fluette, admiré les mille veines, coloriées comme une
rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un
jeune chêne ? Qui n’a délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie
et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les
pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices ? Qui ne s’est plongé
dans ces rêveries matérielles, indolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins
à quelque pensée ? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse,
la vie du sauvage, moins ses travaux ? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours,
sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire,
qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait
s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue.
Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au
gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes
du[p. 213]ciel, il épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans
l’air. Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez
complétement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice
qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même.
Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient sauvés
s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire
de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification :
il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris
les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs
gisements, et fait connaissance avec les animaux ; enfin, il s’était si parfaitement
uni à cette terre animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les
secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développements
d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un
être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il voulait
grandir, marcher, penser, agir. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce
rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice,
semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme autant de haltes
dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers
moments de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens,
entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets
de la veille, insouciant ; il fut heureux, il se crut sauvé. Un matin, il était resté
par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil,
qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief
de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve,
il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse
à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait sans doute
Valentin encore endormi, et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute
cette nuit à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher monsieur, que c’est une pitié.
Je me demandons, moi et[p. 214]mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée
maladie qu’il a ! C’est qu’il n’est point bien du tout ! J’avons toujours peur de
le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire !
Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent
de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même ! Ça lui est égal, il se consume
à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même
de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il
souffre la passion de Dieu ! Je ne le désirons pas, monsieur, ce n’est point notre
intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout
de même : ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah ! mon Dieu ! reprit-elle, il
n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là ! Où qui prennent
ça, donc ? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre,
voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine ! Il ne s’en doute point. Il
ne le sait point, monsieur. Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, monsieur
Jonathas ! il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire
une neuvaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions
bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il
fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage. Cependant l’impatience le chassa
de son lit, il se montra sur le seuil de la porte : – Vieux scélérat, cria-t-il à
Jonathas, tu veux donc être mon bourreau ? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
– Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir ; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard
fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup
au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa
les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître.
Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans
une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on
venait des eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef
avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochements de tête,
les gestes désespérants, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les
fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia
sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser
les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt
dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain
devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir ; par une bizarrerie de poète, il
voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec
les côtes desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher monsieur, lui dit-elle. Si vous restiez là,
vous vous avanceriez ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est
pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin.
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous ordonne de me laisser
vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous
les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.
– Votre fosse ! monsieur ! Creuser votre fosse ! Où qu’elle est donc, votre fosse ?
Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse ! La fosse !
nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand
il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance ;
mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin,
c’est le mépris dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva
chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la
femme une pitié tracassière, chez le mari une[p. 216]pitié intéressée ; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était
toujours gros de mort. Un poète fait de tout un poème, terrible ou joyeux, suivant
les images qui le frappent ; son âme exaltée rejette les nuances douces, et choisit
toujours les couleurs vives et tranchées. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël
un horrible poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la
franchise des sentiments naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Lorsqu’il
se croyait seul sous un arbre, aux prises avec une quinte opiniâtre dont il ne triomphait
jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillants et
fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage,
et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie
que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible :Frère, il faut mourir, des trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels
vivait Raphaël ; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou
de leur silence ; tout en eux le gênait. Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir
qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée ; puis, feignant
d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles
il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des eaux, sans doute
envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine.
Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les
cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au
sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait
une longue existence lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain,
il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement
plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, il s’éveilla dans l’une des plus riantes
vallées du Bourbonnais, dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant
lui, rapidement emportés comme les images vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait
à ses yeux avec une cruelle coquetterie. Tantôt l’Allier déroulait sur une riche perspective
son ruban liquide et brillant, puis des hameaux modestement cachés au fond d’une gorge
de rochers jaunâtres montraient la pointe de leurs clochers ; tantôt les moulins d’un
petit[p. 217]vallon se découvraient soudain après des vignobles monotones, et toujours apparaissaient
de riants châteaux, des villages suspendus, ou quelques routes bordées de peupliers
majestueux ; enfin la Loire et ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu
de ses sables dorés. Séductions sans fin ! La nature agitée, vivace comme un enfant,
contenant à peine l’amour et la sève du mois de juin, attirait fatalement les regards
éteints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir. Vers
le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musique et se trouva
devant une fête de village. La poste était située près de la place. Pendant le temps
que les postillons mirent à relayer sa voiture, il vit les danses de cette population
joyeuse, les filles parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis
les trognes des vieux paysans gaillardement rougies par le vin. Les petits enfants
se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le
plaisir enjolivait même les habits et les tables dressées. La place et l’église offraient
une physionomie de bonheur ; les toits, les fenêtres, les portes mêmes du village
semblaient s’être endimanchés aussi. Semblable aux moribonds impatients du moindre
bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection, ni le désir d’imposer silence
à ces violons, d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette
fête insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Quand il regarda sur la place,
il vit la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud
de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer sur sa clarinette une ronde
criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en
haillons, les cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un tilleul, était comme une image
fantastique du souhait de Raphaël. Il tombait à torrents une de ces fortes pluies
que les nuages électriques du mois de juin versent brusquement et qui finissent de
même. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardé dans le ciel quelques
nuages blanchâtres emportés par un grain de vent, ne songea pas à regarder sa Peau
de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était
fait allumer un grand feu, il avait froid ; Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première
sans empressement, et la déplia comme si c’eût[p. 218]été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Il lut
la première phrase : « Parti, mais c’est une fuite, mon Raphaël. Comment ! personne
ne peut me dire où tu es ? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait ? » Sans vouloir
en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer,
en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier
parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait.
Des fragments roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencements de
phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme
par un divertissement machinal.
… Assise à ta porte… attendu… Caprice… j’obéis… Des rivales… moi, non !… ta Pauline…
aime… plus de Pauline donc ?… Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée…
Amour éternel… Mourir…
Ces mots lui donnèrent une sorte de remords : il saisit les pincettes et sauva des
flammes un dernier lambeau de lettre.
… J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plainte, Raphaël ? En me laissant
loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins. Un jour,
tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh ! bien, ne
pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices, mais près de toi.
Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin : j’ai dans le cœur encore
bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer
loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu…
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout
à coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale
vie.
– Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à Jonathas.
Horace vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui m’entretienne dans
une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage me fasse mal ?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur ; mais il faudra cependant rester
debout quelques heures de la journée, pour manger.
[p. 219]– Quelques heures, dit Raphaël en l’interrompant, non, non, je ne veux être levé que
durant une heure au plus.
– Quel est donc ton dessein ? demanda Bianchon.
– Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin
à Jonathas pendant que le médecin écrivait son ordonnance.
– Hé ! bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource ? demanda le vieux domestique
au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.
– Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie
et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper
un geste de doute. Il faut le distraire.
– Le distraire ! monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme
sans dire ouf ! Rien ne le distrait.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice.
Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme immatérielle, cet
homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux
paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale,
sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la lumière du
ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de
son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim,
puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de
confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli
dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir,
il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi.
Il sonna Jonathas.
– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux
jours ; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment ! misérable, je sens
la faim. Où est mon dîner ? réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière
tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit
son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte.
Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par[p. 220]un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares
de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre,
de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient
les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées
et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs,
les yeux brillants, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissements :
l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l’autre portait
la basquina lascive des Andalouses ; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là
modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de La Vallière, étaient également
vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour,
le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de
la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette
fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté
frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée
dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta
cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse,
une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main
d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives
images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte,
et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire mourir ? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant
du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but
une forte dose de sommeil, et se coucha.
– Que diable ! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien
ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques,
l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant
son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui
d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille
et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant[p. 221]endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche
vermeille laissait passer un souffle égal et pur ; il souriait transporté sans doute
par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits-enfants
lui souhaitaient-ils de longs jours ; peut-être de son banc rustique, sous le soleil,
assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne,
la terre promise, dans un bienfaisant lointain !
– Te voilà donc !
Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son
sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline
embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette
figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs
cheveux noirs, semblait encore plus blanche23Erreur du Furne : « noire » au lieu de « blanche ».dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient
suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et
foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une
apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
– Ah ! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai
de voix que pour te dire : Je suis à toi ! Oui, mon cœur est tout amour. Ah ! jamais,
ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va !
Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais… Eh bien.
– Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t’en donc.
Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir ?
– Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune !
Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en
lui prenant les mains par un mouvement de folie.
– Froides, dit-elle. Est-ce une illusion ?
Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit
comme la feuille d’une pervenche, et le lui montrant : – Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il.
– Adieu ? répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et[p. 222]représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la
lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et
sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de son amant et la dernière
parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus
maître de sa pensée : les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes
de sa passion triomphèrent dans son âme depuis long-temps endormie, et s’y réveillèrent
comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens ! Pauline !
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils
violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans
les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; mais à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la
main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore,
je te veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi !
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa
maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se
déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler
avec son châle. – « Si je meurs, il vivra ! » disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses
épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux
en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait
à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire ; il se jeta sur
elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans
ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ;
mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration
creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus
former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des
cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle
s’était accroupie dans un coin.
[p. 223]– Que demandez-vous ? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?
Épilogue
– Et que devint Pauline ?
– Ah ! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefois resté par une douce soirée d’hiver devant
votre foyer domestique, voluptueusement livré à des souvenirs d’amour ou de jeunesse
en contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de chêne ? Ici la combustion
dessine les cases rouges d’un damier, là elle miroite des velours ; de petites flammes
bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre
inconnu qui se sert de cette flamme ; par un artifice unique, il trace au sein de
ces flamboyantes teintes violettes ou empourprées une figure supernaturelle et d’une
délicatesse inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais : c’est
une femme aux cheveux emportés par le vent, et dont le profil respire une passion
délicieuse : du feu dans le feu ! elle sourit, elle expire, vous ne la reverrez plus.
Adieu fleur de la flamme, adieu principe incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop
tard pour être quelque beau diamant.
– Mais Pauline ?
– Vous n’y êtes pas ? je recommence. Place ! place ! Elle arrive, la voici la reine
des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair,
comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. Elle a
revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée !
Les lignes de ses formes sont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient du ciel. Ne
resplendit-elle pas comme un ange ? n’entendez-vous pas le frémissement aérien de
ses ailes ? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous et ses terribles yeux
fascinent ; sa douce, mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique ;
elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule
fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser
ses cheveux d’or, baiser ses yeux étincelants. Une vapeur vous enivre, une musique
enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous êtes tout désir,
tout souffrance. Ô bonheur sans nom ! vous avez touché les[p. 224]lèvres de cette femme ; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille. Ha ! ha !
votre tête a porté sur l’angle de votre lit, vous en avez embrassé l’acajou brun,
les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre.
– Mais, monsieur, Pauline !
– Encore ! Écoutez. Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué
surla Ville d’Angerstenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent long-temps,
au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose
au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des
nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait
dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser
saisir ; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts
peupliers ; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de
sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil autour de son visage ; elle planait
sur les hameaux, sur les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer
devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines
qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes.
– Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais Fœdora ?
– Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir
à l’Opéra, elle est partout. C’est, si vous voulez, la Société.