Petites Misères de la vie conjugale
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Honoré de Balzac
Voilà un livre qui était en quelque sorte prédit par un autre livre ; après l’histoire du supplice, il fallait l’histoire du martyre ; M. de Balzac avait écrit laPhysiologie du Mariage, il vient d’écrire lesPetites Misères de la Vie conjugale. Le cercle infernal est maintenant complet ; c’est l’alpha et l’oméga de l’hymen.
C’est là un livre essentiellement européen, on en conviendra, mais aussi essentiellement français. Il y a des pays, pays naïfs comme un chalet et jeunes comme le matin, où le mariage est encore une association ; en France, c’est une lutte. La France, organisée pour la guerre, a fait d’un mariage un combat. C’est l’histoire de cette bataille quotidienne, qui compte tant de revers, que M. de Balzac a eu l’heureuse fantaisie de raconter. Ailleurs on trouvera le récit de la déroute et du repos superbe qui la suite quelquefois ; ici, c’est la narration drolatique des escarmouches de chaque jour, des protocoles de chaque nuit, et de toute cette stratégie conjugale qui transforme chaque femme, pour si candide qu’elle soit, en un Machiavel embéguiné.
Le mariage a été, est, et sera toujours la plus bouffonne des choses graves, ou la plus sérieuse des choses comiques, comme on voudra ; lesPetites Misères de la Vie conjugalesont donc ce qu’elles devaient être : un livre tout plein d’une extravagante sagesse, où tout le monde trouvera matière à rire aux éclats en voyant la vérité face à face.
Car, chose miraculeuse, M. de Balzac a rendu joyeuse la terrible vérité elle-même. C’est un prodige ! Les femmes seules pouvaient l’inspirer. Toutes ces chères petites misères qui courent d’un air si délibéré vers le même but, comme des chats en quête de souris, ont des allures si plaisantes qu’on ne peut s’empêcher de sourire en les comptant ; elles sont [p. ii] gracieuses et souples comme tout ce qui est féminin. On les voit, on les comprend, on les subit, et, chose plus étrange encore, on les adore quelquefois !
On connaît le mot de cette femme, l’une des plus spirituelles Parisiennes de notre temps, qui disait en parlant de son mari : « Si je ne le tourmentais pas tant, il serait bien moins heureux ! »
M. de Balzac a mis toutes les petites misères dans son livre, et cependant elles sont plus nombreuses que les hirondelles au printemps. La petite misère prend toutes les formes, parle toutes les langues, paraît à tous les instants ; c’est tout et ce n’est rien ! C’est votre femme tout entière qui vous bat avec sa santé et sa maladie, sa mère et son père, sa gaîté et sa tristesse, sa tendresse et son dédain, ses regrets et ses espérances, ses amies et vos amis. Vos amis ! Nous avons écrit ce mot au pluriel ; s’il était au singulier, il rentrerait dans la catégorie des grandes misères.
Les petites misères de la vie conjugale sont comme les gouttes d’eau qui usent le granit ; ce sont mille et mille coups d’épingle qui transpercent l’airain. Livrez un homme fort à une femme faible, et vous verrez ce qu’elle en fera. Tous les Berzélius de la terre perdraient leur chimie jusqu’à la dernière cornue avant de trouver un dissolvant plus actif que le sourire et les larmes d’une femme. C’est l’histoire de cette chimie occulte que M. de Balzac a écrite après en avoir surpris les secrets ; un autre en aurait fait l’analyse : il a mieux aimé en faire un chapitre de la vie humaine.
Toutes les femmes y sont résumées en une seule femme. Cette femme, c’est Caroline, le type, le symbole, le phénix éternellement jeune et beau. Près d’elle, c’est Adolphe, Adolphe le mari, l’époux, le père, le martyr !
Toutes les femmes souriront en se reconnaissant dans Caroline ; mais, chose non moins charmante, tous les maris souriront plus fort en reconnaissant leur voisin dans Adolphe.
À ces vaudevilles sans nombre et sans fin qui recommencent à tout propos, à ces mille saynètes que la plume étincelante et philosophique de M. de Balzac a esquissées si finement, il fallait le concours de l’illustration. Pour compléter cette œuvre, nous nous sommes adressé à un [p. iii] talent qui, loin d’être fatigué, loin de reproduire les mêmes physionomies, est toujours varié, toujours vrai, gai, de bon goût, toujours éminemment français : M. Bertall s’est chargé de dessiner les physionomies et les croquis de ce drame, afin que l’œuvre fût faite à souhait pour le plaisir des yeux et de l’esprit. Dans cette lutte, le crayon vaut la plume. M. Bertall, qui avait une réputation déjà toute faite, a cependant dessiné comme s’il voulait en conquérir une plus brillante encore.
LesPetites Misères de la Vie conjugaleseront publiées en 50 livraisons, et formeront un volume grand in-8, orné de 300dessinsdont 50 tirés à part.
Chaque livraison se composera d’une forme de texte et d’une planche.
L’ouvrage est confié aux presses deMM. Plon frères, connus pour leur beau tirage des ouvrages à vignettes ; les caractères, fondus exprès, sont les nouveaux types deJules Didot, dont cette maison est seule propriétaire.
Prix de la livraison, 30 c. ; 40 c. par la poste ; 13 fr. l’ouvrage complet.
Pour Paris, en payant 20 livraisons, on les recevrafrancoà domicile. Il paraîtra régulièrement une ou deux livraisons par semaine.
On souscrit
pour toute la France et l’étranger :
chez Chlendowski, à Paris, 8, rue du Jardinet. [p. ill.]
Un ami vous parle d’une jeune personne :
[p. 2]– Bonne famille, bien élevée, jolie, |
et trois cent mille francs comptant |
Vous avez désiré rencontrer cet objet charmant.
Généralement, toutes les entrevues fortuites sont préméditées.
[p. 3] Et vous parlez à cet objet devenu très-timide.
Vous.– Une soirée charmante ?…
Elle. – Oh ! oui, monsieur.
Vous êtes admis à courtiser la jeune personne.
La belle-mère(au futur). – Vous ne sauriez croire combien cette chère petite fille est susceptible d’attachement.
[p. 4] Cependant les deux familles sont en délicatesse à propos des questions d’intérêt.
Votre père(à la belle-mère). – Ma ferme vaut cinq cent mille francs, ma chère dame !…
Votre future belle-mère.– Et notre maison, mon cher monsieur, est à un coin de rue.
Un contrat s’ensuit discuté par deux affreux notaires :
un petit, | un grand. |
[p. 5] Puis les deux familles jugent nécessaire de vous faire passer
à la mairie, | à l’église. |
Avant de procéder au coucher de la mariée, qui fait des façons.
[p. 6] Et après !… il vous arrive une foule de petites misères imprévues, comme ceci :
[p. 7]Est-ce une petite, est-ce une grande misère ? je ne sais ; elle est grande pour les gendres ou pour vos belles-filles, elle est excessivement petite pour vous.
[p. 8] – Petite, cela vous plaît à dire ; mais un enfant coûte énormément ! s’écrie un époux dix fois trop heureux qui fait baptiser son onzième, nomméle petit dernier, – un mot avec lequel les femmes abusent leurs familles.
Quelle est cette misère ? me direz-vous. Hé bien ! cette misère est comme beaucoup de petites misères conjugales : un bonheur pour quelqu’un.
Vous avez, il y a quatre mois, marié votre fille, que nous appellerons du doux nom deCaroline, pour en faire le type de toutes les épouses.
Caroline est, comme toujours, une charmante jeune personne, et vous lui avez trouvé pour mari :
Soit un avoué de première instance, | Soit un capitaine en second, |
[p. 9] Peut-être
ou un juge suppléant ; |
|
Mais plus certainement, ce que recherchent le plus les [p. 10] familles sensées, l’idéal de leurs désirs : le fils unique d’un riche propriétaire !… (Voyez laPréface.)
Ce phénix, nous le nommeronsAdolphe, quels que soient son état dans le monde, son âge, et la couleur de ses cheveux.
L’avoué, le capitaine, l’ingénieur, le juge, enfin le gendre, Adolphe et sa famille ont vu dans mademoiselle Caroline :
1º Mademoiselle Caroline ;
2º Fille unique de votre femme et de vous.
Ici, nous sommes forcé de demander, comme à la Chambre, la division.
Votre femme doit recueillir l’héritage d’un oncle maternel, vieux podagre qu’elle mitonne, soigne, caresse et [p. 11] emmitoufle ; sans compter la fortune de son père à elle. Caroline a toujours adoré son oncle, son oncle qui la faisait sauter sur ses genoux, son oncle qui… son oncle que… son oncle enfin dont la succession est estimée deux cent mille francs.
De votre femme, personne bien conservée, mais dont l’âge a été l’objet de mûres réflexions et d’un long examen de la part des aves et ataves de votre gendre. Après bien des escarmouches respectives entre les belles-mères, elles se sont confié leurs petits secrets de femmes mûres.
– Et vous, ma chère dame ?
[p. 12] – Moi, Dieu merci ! j’en suis quitte, et vous ?
– Moi, je l’espère bien ! a dit votre femme.
– Tu peux épouser Caroline, a dit la mère d’Adolphe à votre futur gendre, Caroline héritera seule de sa mère, de son oncle et de son grand-père.
Qui jouissez encore de votre grand-père maternel, un bon vieillard dont la succession ne vous sera pas disputée : il est en enfance, et dès lors incapable de tester.
De vous, homme aimable, mais qui avez mené une vie assez libertine dans votre jeunesse.
– Ah ! vous avez fait des nôtres, vous a dit le père de votre cher Adolphe.
[p. ill.]En effet, vous avez cinquante-neuf ans, votre tête est couronnée, on dirait d’un genou qui passe au travers d’une perruque grise.
3º Une dot de trois cent mille francs !…
4º La sœur unique de Caroline, une petite niaise de douze ans, souffreteuse, et qui promet de ne pas laisser vieillir ses os.
[p. 13] 5º Votre fortune à vous, beau-père (dans un certain monde, on dit lepapa beau-père), vingt mille livres de rente, qui s’augmenteront d’une succession sous peu de temps.
6º La fortune de votre femme, qui doit se grossir de deux successions : l’oncle et le grand-père.
Trois successions et les économies, ci | 750,000 f. |
Votre fortune | 250,000 |
Celle de votre femme | 250,000 |
Total | 1,250,000 f. |
qui ne peuvent s’envoler !…
Voilà l’autopsie de tous ces brillants hyménées qui conduisent leurs chœurs dansants et mangeants, en gants blancs, fleuris à la boutonnière, bouquets de fleurs d’oranger, cannetilles, voiles, remises et cochers allant de la mairie à l’église, de l’église au banquet, du banquet à la danse, et de la danse dans la chambre nuptiale, aux accents de l’orchestre et aux plaisanteries consacrées que disent les restes de dandies ; car n’y a-t-il pas, de par le monde, des restes de dandies, comme il y a des restes de chevaux anglais ?
[p. 14] Oui, voilà l’ostéologie des plus amoureux désirs.
La plupart des parents ont dit leur mot sur ce mariage.
Ceux du côté du marié :
– Adolphe a fait une bonne affaire.
Ceux du côté de la mariée :
– Caroline a fait un excellent mariage. Adolphe est fils unique, et il aura soixante mille francs de rente,un jour ou l’autre !…
Un jour, l’heureux juge, l’ingénieur heureux, l’heureux capitaine ou l’heureux avoué, l’heureux fils unique d’un riche propriétaire, Adolphe enfin, vient dîner chez vous, accompagné de sa famille.
[p. 15] Votre fille Caroline est excessivement orgueilleuse de la forme un peu bombée de sa taille. Toutes les femmes déploient une innocente coquetterie pour leur première grossesse. Semblables au soldat qui se pomponne pour sa première bataille, elles aiment à faire la pâle, la souffrante ; elles se lèvent d’une certaine manière, et marchent avec les plus jolies affectations. Encore fleurs, elles ont un fruit : elles anticipent alors sur la maternité.
Toutes ces façons sont excessivement charmantes… la première fois.
Votre femme, devenue la belle-mère d’Adolphe, se soumet à des corsets de haute pression. Quand sa fille rit, elle pleure ; quand sa Caroline étale son bonheur, elle rentre le sien. Après dîner, l’œil clairvoyant de la co-belle-mère a deviné l’œuvre de ténèbres.
Votre femme est grosse ! la nouvelle éclate, et Adolphe dit en riant jaune à sa belle-mère :
– Aviez-vous bassiné le lit ?…
[p. 16] Vous espérez dans une consultation qui doit avoir lieu le lendemain. Vous, homme de cœur, vous rougissez, vous espérez une hydropisie ; mais les médecins ont confirmé l’arrivée d’unpetit dernier!…
Quelques maris timorés vont à la campagne ou mettent à exécution un voyage en Italie. Enfin une étrange confusion règne dans votre ménage. Vous et votre femme, vous êtes dans une fausse position.
– Comment ! toi, vieux coquin, tu n’as pas eu honte de… ? vous dit un ami sur le boulevard.
– Eh bien, oui ! fais-en autant, répliquez-vous enragé.
– Comment, le jour où ta fille ?… mais c’est immoral ! Et une vieille femme ? mais c’est une infirmité !
Nous avons été volés comme dans un bois, dit la famille de votre gendre.
[p. 17] Comme dans un bois ! est une gracieuse expression pour la belle-mère.
Cette famille espère que l’enfant qui coupe en trois les espérances de fortune sera, comme tous les enfants des vieillards, un scrofuleux, un infirme, un avorton. Naîtra-t-il viable ?
Cette famille attend l’accouchement de votre femme avec l’anxiété qui agita la maison d’Orléans pendant la grossesse de la duchesse de Berri : une seconde fille procurait le trône à la branche cadette, sans les conditions onéreuses de Juillet ; Henri V raflait1Erreur de Chlendowski : « râflait » au lieu de « raflait ». la couronne. Dès lors, la maison d’Orléans a été forcée de jouer quitte ou double. Les événements lui ont donné la partie.
La mère et la fille accouchent à neuf jours de distance.
Le premier enfant de Caroline est une pâle et maigrichonne petite fille qui ne vivra pas.
Le dernier enfant de sa mère est un superbe garçon, pesant douze livres, qui a deux dents, et des cheveux superbes.
Vous avez désiré pendant seize ans un fils. Cette misère conjugale est la seule qui vous rende fou de joie.
Car votre femme rajeunie rencontre, dans cette grossesse, ce qu’il faut appelerl’été de la Saint-Martindes femmes : elle nourrit, elle a du lait ! son teint est frais, elle est blanche et rose.
À quarante-deux ans, elle fait la jeune femme, achète des petits bas, se promène suivie d’une bonne, brode des [p. 18] bonnets, garnit des béguins. Alexandrine a pris son parti, elle instruit sa fille par l’exemple ; elle est ravissante, elle est heureuse.
Et cependant c’est une misère, petite pour vous, grande pour votre gendre. Cette misère est des deux genres, elle vous est commune à vous et à votre femme. Enfin, dans ces cas-là, votre paternité vous rend d’autant plus fier qu’elle est incontestable, mon cher monsieur !
Généralement, une jeune personne ne découvre son vrai caractère qu’après deux ou trois années de mariage. Elle dissimule, sans le vouloir, ses défauts au milieu des premières joies, des premières fêtes. Elle va dans le [p. 20] monde pour y danser, elle va chez ses parents pour vous y faire triompher, elle voyage escortée par les premières malices de l’amour, elle se fait femme. Puis elle devient mère et nourrice, et dans cette situation pleine de jolies souffrances, qui ne laisse à l’observation ni une parole ni une minute, tant les soins y sont multipliés, il est impossible de juger d’une femme.
Il vous a donc fallu trois ou quatre ans de vie intime avant que vous ayez pu découvrir une chose horriblement triste, un sujet de perpétuelles terreurs.
Votre femme, cette jeune fille à qui les premiers plaisirs de la vie et de l’amour tenaient lieu de grâce et d’esprit, si coquette, si animée, si vive, dont les moindres mouvements avaient une délicieuse éloquence, a dépouillé lentement, un à un, ses artifices naturels.
Enfin, vous avez aperçu la vérité ! Vous vous y êtes refusé, vous avez cru vous tromper ; mais non : Caroline manque d’esprit, elle est lourde, elle ne sait ni plaisanter ni discuter, elle a parfois peu de tact. Vous êtes effrayé. Vous vous voyez pour toujours obligé de conduirecette chère Minetteà travers des chemins épineux où vous laisserez votre amour-propre en lambeaux.
Vous avez été déjà souvent atteint par des réponses qui, dans le monde, ont été poliment accueillies : on a gardé le silence au lieu de sourire ; mais vous aviez la certitude qu’après votre départ les femmes s’étaient regardées en se disant :
– Avez-vous entendu madame Adolphe ?
– Pauvre petite femme, elle est…
– Bête comme un chou.
[p. 21] – Comment, lui, qui certes est un homme d’esprit, a-t-il pu choisir ?…
– Il devrait former sa femme, l’instruire, ou lui apprendre à se taire.
Un homme est, dans notre civilisation, responsable de toute sa femme.
__________Un jour, Caroline aura soutenumordicuschez madame de Fischtaminel, une femme très-distinguée, que le petit dernier ne ressemblait ni à son père ni à sa mère, mais à l’ami de la maison. Elle aura peut-être éclairé monsieur de Fischtaminel, et inutilisé les travaux de trois années, en renversant l’échafaudage des assertions de madame de Fischtaminel, qui, depuis cette visite, vous marque de la froideur. [p. ill.]
[p. 22] Un soir, Caroline, après avoir fait causer un auteur sur ses ouvrages, aura terminé en donnant le conseil à ce poète déjà fécond de travailler enfin pour la postérité.
Tantôt elle se plaint de la lenteur du service à table chez des gens qui n’ont qu’un domestique et qui se sont mis en quatre pour la recevoir.
Tantôt elle médit des veuves qui se remarient, devant madame Deschars, mariée en troisièmes noces à un ancien notaire, à Nicolas-Jean-Jérôme-Népomucène-Ange-Marie-Victor-Anne-Joseph Deschars, l’ami de votre père. [p. ill.]
Enfin vous n’êtes plus vous-même dans le monde avec votre femme. Comme un homme qui monte un cheval ombrageux et qui le regarde sans cesse entre les deux oreilles, vous êtes absorbé par l’attention avec laquelle vous écoutez votre Caroline.
[p. 23] Pour se dédommager du silence auquel sont condamnées les demoiselles, Caroline parle, ou mieux, elle babille ; elle veut faire de l’effet, et elle en fait : rien ne l’arrête ; elle s’adresse aux hommes les plus éminents, aux femmes les plus considérables ; elle se fait présenter, elle vous met au supplice. Pour vous, aller dans le monde, c’est aller au martyre.
Elle commence à vous trouver maussade : vous êtes attentif, voilà tout ! Enfin, vous la maintenez dans un petit cercle d’amis, car elle vous a déjà brouillé avec des gens de qui dépendaient vos intérêts.
Combien de fois n’avez-vous pas reculé devant la nécessité d’une remontrance, le matin, au réveil, quand vous l’aviez bien disposée à vous écouter ! Une femme écoute très-rarement. Combien de fois n’avez-vous pas reculé devant le fardeau de vos obligations magistrales ?
La conclusion de votre communication ministérielle ne devait-elle pas être :
Vous pressentez l’effet de votre première leçon, Caroline se dira :
Aucune femme ne prend jamais ceci en bonne part. Chacun de vous tirera son épée et jettera le fourreau. Six semaines après, Caroline peut vous prouver qu’elle a précisément assez d’esprit pour vousminotaurisersans que vous vous en aperceviez.
Effrayé de cette perspective, vous épuisez alors les formules oratoires, vous les interrogez, vous cherchez la manière de dorer cette pilule.
[p. 24] Enfin, vous trouvez le moyen de flatter tous les amours-propres de Caroline, car :
Une femme mariée a plusieurs amours-propres.
Vous dites être son meilleur ami, le seul bien placé pour l’éclairer ; plus vous y mettez de préparation, plus elle est attentive et intriguée. En ce moment, elle a de l’esprit.
Vous demandez à votre chère Caroline, que vous tenez par la taille, comment, elle, si spirituelle avec vous, qui a des réponses charmantes (vous lui rappelez des mots qu’elle n’a jamais eus, que vous lui prêtez, qu’elle accepte en souriant), comment elle peut dire ceci, cela, dans le monde. Elle est sans doute, comme beaucoup de femmes, intimidée dans les salons.
– Je connais, dites-vous, bien des hommes fort distingués qui sont ainsi.
Vous citez d’admirables orateurs de petit comité auxquels il est impossible de prononcer trois phrases à la tribune. Caroline devrait veiller sur elle ; vous lui vantez le silence comme la plus sûre [p. 25] méthode d’avoir de l’esprit. Dans le monde, on aime qui nous écoute.
Ah ! vous avez rompu la glace, vous avez patiné sur ce miroir sans le rayer ; vous avez pu passer la main sur la croupe de la Chimère la plus féroce et la plus sauvage, la plus éveillée, la plus clairvoyante, la plus inquiète, la plus rapide, la plus jalouse, la plus ardente, la plus violente, la plus simple, la plus élégante, la plus déraisonnable, la plus attentive du monde moral :la vanité d’une femme!…
Caroline vous a saintement serré dans ses bras, elle vous a remercié de vos avis, elle vous en aime davantage ; elle veut tout tenir de vous, même l’esprit ; elle peut être sotte, mais ce qui vaut mieux que de dire de jolies choses, elle sait en faire !… elle vous aime. Mais elle désire être aussi votre orgueil ! Il ne s’agit pas de savoir se bien mettre, d’être élégante et belle ; elle veut vous rendre fier de son intelligence.
Vous êtes l’homme le plus heureux du monde d’avoir su sortir de ce premier mauvais pas conjugal.
– Nous allons ce soir chez madame Deschars, où l’on ne sait que faire pour s’amuser ; on y joue à toutes sortes de jeux innocents à cause du troupeau de jeunes femmes et de jeunes filles qui y sont ; tu verras !… dit-elle.
Vous êtes si heureux que vous fredonnez des airs en rangeant toutes sortes de choses chez vous, en caleçon et en chemise. Vous ressemblez à un lièvre faisant ses cent mille tours sur un gazon fleuri, parfumé de rosée. Vous ne passez votre robe de chambre qu’à la dernière extrémité, quand le déjeuner est sur la table.
[p. 26] Pendant la journée, si vous rencontrez des amis, et si l’on vient à parler femmes, vous les défendez ; vous trouvez les femmes charmantes, douces ; elles ont quelque chose de divin.
Combien de fois nos opinions nous sont-elles dictées par les événements inconnus de notre vie ?
Vous menez votre femme chez madame Deschars. Madame Deschars est une mère de famille excessivement dévote, et chez qui l’on ne trouve pas de journaux à lire ; elle surveille ses filles, qui sont de trois lits différents, et les tient d’autant plus sévèrement qu’elle a eu, dit-on,quelques petites chosesà se reprocher pendant ses deux précédents mariages. Chez elle, personne n’ose hasarder une plaisanterie. Tout y est blanc et rose, parfumé de sainteté, comme chez les veuves qui atteignent aux confins de la troisième jeunesse. Il semble que ce soit la Fête-Dieu tous les jours.
Vous, jeune mari, vous vous unissez à la société juvénile des jeunes femmes, des petites filles, des demoiselles et des jeunes gens qui sont dans la chambre à coucher de madame Deschars.
[p. 27] Les gens graves, les hommes politiques, les têtes à whist et à thé sont dans le grand salon.
On joue à deviner des mots à plusieurs sens, d’après les réponses que chacun doit faire à ces questions.
– Comment l’aimez-vous ?
– Qu’en faites-vous ?
– Où le mettez-vous ?
Votre tour arrive de deviner un mot, vous allez dans le salon, vous vous mêlez à une discussion, et vous revenez appelé par une rieuse petite fille. On vous a cherché quelque mot qui puisse prêter aux réponses les plus énigmatiques. Chacun sait que, pour embarrasser les fortes têtes, le meilleur moyen est de choisir un mot très-vulgaire, et de comploter des phrases qui jettent l’Œdipe de salon à mille lieues de chacune de ses pensées.
Ce jeu remplace difficilement le lansquenet ou le creps, mais il est peu dispendieux.
Le motmala été promu à l’état de Sphinx. Chacun s’est promis de vous dérouter.
Le mot, entre autres acceptions, a celle demal, substantif qui signifie, en esthétique, le contraire du bien ;
[p. 28] Demal, substantif qui prend mille expressions pathologiques ;
Puismalle, la voiture du gouvernement ;
Et enfinmalle, ce coffre, varié de forme, à tous crins, à toutes peaux, à oreilles, qui marche rapidement, car il sert à emporter les effets de voyage, dirait un homme de l’école de Delille.
Pour vous, homme d’esprit, le Sphinx déploie ses coquetteries, il étend ses ailes, les replie ; il vous montre ses pattes de lion, sa gorge de femme, ses reins de cheval, sa tête intelligente ; il agite ses bandelettes sacrées, il se pose et s’envole, revient et s’en va, balaie la place de sa queue redoutable ; il fait briller ses griffes, il les rentre ; il sourit, il frétille, il murmure ; il a des regards d’enfant joyeux, de matrone grave ; il est surtout moqueur.
– Je l’aime d’amour.
– Je l’aime chronique.
– Je l’aime à crinière fournie.
– Je l’aime à secret.
– Je l’aime dévoilé.
– Je l’aime à cheval.
– Je l’aime comme venant de Dieu, a dit madame Deschars.
– Comment l’aimes-tu ? dites-vous à votre femme.
– Je l’aime légitime.
La réponse de votre femme est incomprise, et vous envoie promener dans les champs constellés de l’infini, où l’esprit, ébloui par la multitude des créations, ne peut rien choisir.
[p. ill.][p. 29] On le place
– Dans une remise.
– Au grenier.
– Dans un bateau à vapeur.
– Dans la presse.
– Dans une charrette.
– Dans les bagnes.
– Aux oreilles.
– En boutique.
Votre femme vous dit en dernier : – Dans mon lit.
Vous y étiez, mais ne savez aucun mot qui aille à cette réponse, madame Deschars n’ayant pu rien permettre d’indécent.
– Qu’en fais-tu ?
– Mon seul bonheur, dit votre femme après les réponses de chacun, qui toutes vous ont fait parcourir le monde entier des suppositions linguistiques.
Cette réponse frappe tout le monde, et vous particulièrement ; aussi vous obstinez-vous à chercher le sens de cette réponse.
[p. 30] Vous pensez à la bouteille d’eau chaude enveloppée de linge que votre femme fait mettre à ses pieds dans les grands froids,
À la bassinoire, surtout !…
À son bonnet,
À son mouchoir,
Au papier de ses papillotes,
À l’ourlet de sa chemise,
À sa broderie,
À sa camisole,
À votre foulard,
À l’oreiller,
À la table de nuit, où vous ne trouverez rien de convenable.
Enfin, comme le plus grand bonheur des répondants est de voir leur Œdipe mystifié, que chaque mot donné pour le vrai les jette en des accès de rire, les hommes supérieurs aiment mieux, en ne voyant cadrer aucun mot à toutes les explications, s’avouer vaincus que de dire inutilement trois substantifs. D’après la loi de ce jeu innocent, vous êtes condamné à retourner dans le salon après avoir donné un gage ; mais vous êtes si excessivement intrigué par les réponses de votre femme, que vous demandez le mot.
– Mal, vous crie une petite fille.
Vous comprenez tout, moins les réponses de votre femme : elle n’a pas joué le jeu.
Madame Deschars, ni aucune des jeunes femmes, n’a compris.
On a triché.
[p. 31] Vous vous révoltez, il y a émeute de petites filles, de jeunes femmes. On cherche, on s’intrigue. Vous voulez une explication, et chacun partage votre désir.
– Dans quelle acception as-tu donc pris ce mot, ma chère ? demandez-vous à Caroline.
– Eh ! bien, mâle.
Madame Deschars se pince les lèvres et manifeste le plus grand mécontentement ; les jeunes femmes rougissent et baissent les yeux ; les petites filles agrandissent les leurs, se poussent les coudes et ouvrent les oreilles.
Vous restez comme la femme de Loth, les pieds cloués sur le tapis.
Vous apercevez une vie infernale : le monde est impossible.
Rester chez vous avec cette triomphante bêtise, autant aller au bagne.
Les supplices moraux surpassent les douleurs physiques de toute la hauteur qui existe entre l’âme et le corps.
Vous renoncez à éclairer votre femme.
[p. 32] Caroline est une seconde édition de Nabuchodonosor, car un jour, de même que la chrysalide royale, elle passera du velu de la bête à la férocité de la pourpre impériale.
Au nombre des délicieuses joyeusetés de la vie de garçon, tout homme compte l’indépendance de son lever. Les fantaisies du réveil compensent les tristesses du coucher. Un garçon se tourne et se retourne dans son lit ; il [p. 34] peut bâiller à faire croire qu’il se commet des meurtres, crier à faire croire qu’il se commet des joies excessives.
Il peut manquer à ses serments de la veille, laisser brûler son feu allumé dans sa cheminée et sa bougie dans les bobèches, enfin se rendormir malgré des travaux pressés.
Il peut maudire ses bottes prêtes qui lui tendent leurs bouches noires et qui hérissent leurs oreilles,
Ne pas voir les crochets d’acier qui brillent éclairés par un rayon de soleil filtré à travers les rideaux,
Se refuser aux réquisitions sonores de la pendule obstinée,
S’enfoncer dans sa ruelle en se disant : – Hier, oui, hier c’était bien pressé, mais aujourd’hui, ce ne l’est plus.Hierest un fou,aujourd’huiest le sage ; il existe entre eux deux la nuit qui porte conseil, la nuit qui éclaire… Je devrais y aller, je devrais faire, j’ai promis… Je suis un lâche… ; mais comment résister aux ouates de mon lit ? J’ai les pieds mous, je dois être malade, je suis trop heureux… Je veux revoir les horizons impossibles de mon rêve, et mes femmes sans talons, et ces figures ailées et ces natures complaisantes. Enfin, j’ai trouvé le grain de sel à mettre sur la queue de cet oiseau qui s’envolait toujours. Cette coquette a les pieds pris dans la glu, je la tiens…
Votre domestique lit vos journaux, il entr’ouvre vos lettres, il vous laisse tranquille. Et vous vous rendormez bercé par le bruit vague des premières voitures. Ces terribles, ces pétulantes, ces vives voitures chargées de [p. 35] viande, ces charrettes à mamelles de fer-blanc pleines de lait, et qui font des tapages infernaux, qui brisent les pavés, elles roulent sur du coton, elles vous rappellent vaguement l’orchestre de Napoléon Musard. Quand votre maison tremble dans ses membrures et s’agite sur sa quille, vous vous croyez comme un marin bercé par le zéphyr.
Toutes ces joies, vous seul les faites finir en jetant votre foulard comme on tortille sa serviette après le dîner, en vous dressant sur votre… ah ! cela s’appellevotre séant. Et vous vous grondez vous-même en vous disant quelque dureté, comme : – Ah ! ventrebleu ! il faut se lever. – Chasseur diligent, – mon ami, qui veut faire fortune doit se lever matin, – tu es un drôle, un paresseux.
Vous restez sur ce temps. Vous regardez votre chambre, vous rassemblez vos idées. Enfin, vous sautez hors du lit,
Spontanément !
Avec du courage !
Par votre propre vouloir !
Vous allez au feu, vous consultez la plus complaisante de toutes les pendules, vous interjetez des espérances ainsi conçues :
– Chose est paresseux, je le trouverai bien encore !
– Je vais courir.
– Je le rattraperai, s’il est sorti.
– On m’aura bien attendu.
[p. 36] – Il y a un quart d’heure de grâce dans tous les rendez-vous, même entre débiteur et créancier.
Vous mettez vos bottes avec fureur, vous vous habillez comme quand vous avez peur d’être surpris peu vêtu, vous avez les plaisirs de la hâte, vous interpellez vos boutons ; enfin, vous sortez comme un vainqueur, sifflotant, brandissant votre canne, secouant les oreilles, galopant.
– Après tout, dites-vous, vous n’avez de compte à rendre à personne, vous êtes votre maître !
Toi, pauvre homme marié, tu as fait la sottise de dire à ta femme : – Ma bonne, demain… (quelquefois elle le sait deux jours à l’avance), je dois me lever de grand matin.
Malheureux Adolphe, vous avez surtout prouvé la gravité de ce rendez-vous : – Il s’agit de… et de… et encore de…, enfin de…
[p. 37] Deux heures avant le jour, Caroline vous réveille tout doucement, et vous dit tout doucement :
– Mon ami, mon ami !…
– Quoi ? le feu, le…
– Non, dors, je me suis trompée, l’aiguille était là, tiens ! Il n’est que quatre heures, tu as encore deux heures à dormir.
Dire à un homme : Vous n’avez plus que deux heures à dormir, n’est-ce pas, en petit, comme quand on dit à un criminel : Il est cinq heures du matin, ce sera pour sept heures et demie ? Ce sommeil est troublé par une pensée grise, ailée qui vient se cogner aux vitres de votre cervelle, à la façon des chauves-souris.
Une femme est alors exacte comme un démon venant réclamer une âme qui lui a été vendue. Quand cinq heures sonnent, la voix de votre femme, hélas ! trop connue, résonne dans votre oreille ; elle accompagne le timbre, et vous dit avec une atroce douceur : – Adolphe, voilà cinq heures, lève-toi, mon ami. [p. ill.]
– Ouhouhi… ououhoin…
– Adolphe, tu manqueras ton affaire, c’est toi-même qui l’as dit.
– Ououhouin, ouhouhi…
Vous vous roulez la tête avec désespoir.
– Allons, mon ami, je t’ai tout apprêté hier… Mon chat, tu dois partir ; veux-tu manquer le rendez-vous ? Allons donc, lève-toi donc, Adolphe ! va-t’en. Voilà le jour.
[p. 38] Caroline se lève en rejetant les couvertures : elle tient à vous montrer qu’elle peut se lever, sans barguigner. Elle va ouvrir les volets, elle introduit le soleil, l’air du matin, le bruit de la rue. Elle revient.
– Mais, mon ami, lève-toi donc ! Qui jamais aurait pu te croire sans caractère ? Oh ! les hommes !… Moi, je ne suis qu’une femme, mais ce que je dis est fait…
Vous vous levez en grommelant, en maudissant le sacrement du mariage. Vous n’avez pas le moindre mérite dans votre héroïsme : ce n’est pas vous, mais votre femme qui s’est levée. Caroline vous trouve tout ce qu’il vous faut avec une promptitude désespérante ; elle prévoit tout, elle vous donne un cache-nez en hiver, une chemise de batiste à raies bleues en été, vous êtes traité comme un enfant ; vous dormez encore, elle vous habille, elle se donne tout le mal ; vous êtes jeté hors de chez vous. Sans elle tout irait mal ! Elle vous rappelle pour vous faire prendre un papier, un portefeuille. Vous ne songez à rien, elle songe à tout !
[p. 39] Vous revenez cinq heures après, pour le déjeuner, entre onze heures et midi. La femme de chambre est sur la porte, dans l’escalier, sur le carré, causant avec quelque valet de chambre ; elle se sauve en vous entendant ou vous apercevant. Votre domestique met le couvert sans se presser, il regarde par la croisée, il flâne, il va et vient en homme qui sait avoir son temps à lui. Vous demandez où est votre femme, vous la croyez sur pied.
– Madame est encore au lit, dit la femme de chambre.
Vous trouvez votre femme languissante, paresseuse, fatiguée, endormie.
Elle avait veillé toute la nuit pour vous éveiller, elle s’est recouchée, elle a faim.
Vous êtes cause de tous les dérangements.
Si le déjeuner n’est pas prêt, elle en accuse votre départ. Si elle n’est pas habillée, si tout est en désordre, c’est votre faute.
À tout ce qui ne va pas, elle répond : – Il a fallu te faire lever si matin !
Monsieur s’est levé si matin ! est la raison universelle.
Elle vous fait coucher de bonne heure, parce que vous vous êtes levé matin.
Elle ne peut rien faire de la journée, parce que vous vous êtes levé matin.
Dix-huit mois après, elle vous dit encore : – Sans moi, tu ne te lèverais jamais.
À ses amies, elle dit : – Monsieur se lever !… Oh ! sans moi, si je n’étais pas là, jamais il ne se lèverait.
[p. 40] Un homme dont la tête grisonne lui dit : – Cela fait votre éloge, madame.
Cette critique, un peu leste, met un terme à ses vanteries.
Cette petite misère, répétée deux ou trois fois, vous apprend à vivre seul au sein de votre ménage, à n’y pas tout dire, à ne vous confier qu’à vous-même ; il vous paraît souvent douteux que les avantages du lit nuptial en surpassent les inconvénients.
Vous avez passé de l’allégro sautillant du célibataire au grave andante du père de famille.
Au lieu de ce joli cheval anglais cabriolant, piaffant entre les brancards vernis d’un tilbury léger comme votre cœur, et mouvant sa croupe luisante sous le quadruple lacis des rênes et des guides que vous saviez manier, avec quelle grâce et [p. 42] quelle élégance, les Champs-Élysées le savent ! vous conduisez un bon gros cheval normand à l’allure douce.
Vous avez appris la patience paternelle, et vous ne manquez pas d’occasions de le prouver. Aussi votre figure est-elle sérieuse.
À côté de vous, se trouve un domestique évidemment à deux fins, comme est la voiture.
[p. 43] Cette voiture à quatre roues, et montée sur des ressorts anglais, a du ventre et ressemble à un bateau rouennais ; elle a des vitrages, une infinité de mécanismes économiques.
Calèche dans les beaux jours, elle doit être un coupé les jours de pluie. Légère en apparence, elle est alourdie par six personnes et fatigue votre unique cheval.
Au fond, se trouvent étalées comme des fleurs votre jeune femme épanouie, et sa mère, grosse rose trémière à beaucoup de feuilles. Ces deux fleurs de la gent femelle gazouillent et parlent de vous, tandis que le bruit des roues et votre attention de cocher, mêlée à votre défiance paternelle, vous empêchent d’entendre le discours. [p. ill.]
Sur le devant, il y a une jolie bonne proprette qui tient sur ses genoux une petite fille ; à ses côtés brille un garçon en chemise rouge plissée qui se penche hors de la voiture, veut grimper sur les coussins, et s’est attiré mille fois des paroles qu’il sait être purement comminatoires, le : – Sois donc sage, Adolphe, ou : – Je ne vous emmène plus, monsieur ! – de toutes les mamans.
La maman est en secret superlativement ennuyée de ce garçon tapageur ; elle s’est irritée vingt fois, et vingt fois le visage de la petite fille endormie l’a calmée.
– Je suis mère, s’est-elle dit.
Et elle a fini par maintenir son petit Adolphe.
Vous avez exécuté la triomphante idée de promener votre famille. Vous êtes parti le matin de votre maison, où les ménages mitoyens se sont mis aux fenêtres en enviant le privilége que vous donne votre fortune d’aller aux [p. 44] champs et d’en revenir sans subir les voitures publiques. Or, vous avez traîné l’infortuné cheval normand à Vincennes à travers tout Paris, de Vincennes à Saint-Maur, de Saint-Maur à Charenton, de Charenton en face de je ne sais quelle île qui a semblé plus jolie à votre femme et à votre belle-mère que tous les paysages au sein desquels vous les avez menées.
– Allons à Maisons !… s’est-on écrié.
Vous êtes allé à Maisons, près d’Alfort. Vous revenez par la rive gauche de la Seine, au milieu d’un nuage de poussière olympique très-noirâtre. Le cheval tire péniblement votre famille ; hélas ! vous n’avez plus aucun amour-propre, en lui voyant les flancs rentrés, et deux os saillants aux deux côtés du ventre ; son poil est moutonné par la sueur sortie et séchée à plusieurs reprises, qui, non moins que la poussière, a gommé, collé, hirsuté le [p. 45] poil de sa robe. Le cheval ressemble à un hérisson en colère, vous avez peur qu’il ne soit fourbu, vous le caressez du fouet avec une sorte de mélancolie qu’il comprend, car il agite la tête comme un cheval de coucou fatigué de sa déplorable existence.
Vous y tenez, à ce cheval ; il est excellent ; il a coûté douze cents francs. Quand on a l’honneur d’être père de famille, on tient à douze cents francs autant que vous tenez à ce cheval. Vous apercevez le chiffre effrayant des dépenses extraordinaires dans le cas où il faudrait faire reposer Coco.
Vous prendrez pendant deux jours des cabriolets de place pour vos affaires.
Votre femme fera la moue de ne pouvoir sortir ; elle sortira, et prendra un remise.
Le cheval donnera lieu à des extra que vous trouverez sur le mémoire de votre unique palefrenier, un palefrenier unique, et que vous surveillez comme toutes les choses uniques.
Ces pensées, vous les exprimez dans le mouvement doux par lequel vous laissez tomber le fouet le long des côtes de l’animal engagé dans la poudre noire qui sable la route devant la Verrerie.
En ce moment, Adolphe, qui ne sait que faire dans cette boîte roulante, s’est tortillé, s’est attristé dans son coin, et sa grand’mère inquiète lui a demandé :
– Qu’as-tu ?
– J’ai faim, a répondu l’enfant.
– Il a faim, a dit la mère à sa fille.
– Et comment n’aurait-il pas faim ? il est cinq heures [p. 46] et demie, nous ne sommes seulement pas à la barrière, et nous sommes partis depuis deux heures !
– Ton mari aurait pu nous faire dîner à la campagne.
– Il aime mieux faire faire deux lieues de plus à son cheval et revenir à la maison.
– La cuisinière aurait eu son dimanche. Mais Adolphe a raison, après tout. C’est une économie que de dîner chez soi, répond la belle-mère.
– Adolphe, s’écrie votre femme stimulée par le mot économie, nous allons si lentement que je vais avoir le mal de mer, et vous nous menez ainsi précisément dans cette poussière noire. À quoi pensez-vous ? ma robe et mon chapeau seront perdus.
– Aimes-tu mieux que nous perdions le cheval ? demandez-vous en croyant avoir répondu péremptoirement.
– Il ne s’agit pas de ton cheval, mais de ton enfant qui se meurt de faim : voilà sept heures qu’il n’a rien pris. Fouette donc ton cheval ! En vérité, ne dirait-on pas que tu tiens plus à ta rosse qu’à ton enfant ?
Vous n’osez pas donner un seul coup de fouet au cheval, il aurait peut-être encore assez de vigueur pour s’emporter et prendre le galop.
– Non, Adolphe tient à me contrarier, il va plus lentement, dit la jeune femme à sa mère. Va, mon ami, va comme tu voudras. Et puis, tu diras que je suis dépensière en me voyant acheter un autre chapeau.
Vous dites alors des paroles perdues dans le bruit des roues.
[p. 47] – Mais quand tu me répondras par des raisons qui n’ont pas le sens commun, crie Caroline.
Vous parlez toujours en tournant la tête vers la voiture et la retournant vers le cheval, afin de ne pas faire de malheur.
– Bon ! accroche ! verse-nous, tu serais débarrassé de nous. Enfin, Adolphe, ton fils meurt de faim, il est tout pâle !…
– Cependant, Caroline, dit la belle-mère, il fait ce qu’il peut…
Rien ne vous impatiente comme d’être protégé par votre belle-mère. Elle est hypocrite, elle est enchantée de vous voir aux prises avec sa fille ; elle jette, tout doucement et avec des précautions infinies, de l’huile sur le feu.
Quand vous arrivez à la barrière, votre femme est muette, elle ne dit plus rien, elle tient ses bras croisés, elle ne veut pas vous regarder.
Vous n’avez ni âme, ni cœur, ni sentiment. Il n’y a que vous pour inventer de pareilles parties de plaisir. Si vous avez le malheur de rappeler à Caroline que c’est elle qui, le matin, a exigé cette partie au nom de ses enfants et de sa nourriture (elle nourrit sa petite), vous serez accablé sous une avalanche de phrases froides et piquantes.
Aussi acceptez-vous toutpour ne pas aigrir le lait d’une femme qui nourrit, et à laquelle il faut passer quelques petites choses, vous dit à l’oreille votre atroce belle-mère.
Vous avez au cœur toutes les furies d’Oreste.
[p. 48] À ces mots sacramentels dits par l’Octroi : –Vous n’avez rien à déclarer…
– Je déclare, dit votre femme, beaucoup de mauvaise humeur et de poussière.
Elle rit, l’employé rit, il vous prend envie de verser votre famille dans la Seine.
Pour votre malheur, vous vous souvenez de la joyeuse et perverse fille qui avait un petit chapeau rose et qui frétillait dans votre tilbury quand, six ans auparavant, vous aviez passé par là pour aller manger une matelote. Une idée ! Madame Schontz s’inquiétait bien d’enfants, de son chapeau dont la dentelle a été mise en pièces dans les fourrés ! elle ne s’inquiétait de rien, pas même de sa dignité, car elle indisposa le garde-champêtre de Vincennes par la désinvolture de sa danse un peu risquée. [p. ill.]
Vous rentrez chez vous, vous avez hâté rageusement votre cheval normand, vous n’avez évité ni l’indisposition de votre animal, ni l’indisposition de votre femme.
[p. 49] Le soir, Caroline a très-peu de lait. Si la petite crie à vous rompre la tête en suçant le sein de sa mère, toute la faute est à vous, qui préférez la santé de votre cheval à celle de votre fils qui mourait de faim, et de votre fille dont le souper a péri dans une discussion où votre femme a raison,comme toujours!
– Après tout, dit-elle, les hommes ne sont pas mères.
Vous quittez la chambre, et vous entendez votre belle-mère consolant sa fille par ces terribles paroles : – Ils sont tous égoïstes, calme-toi ; ton père était absolument comme cela.
Il est huit heures, vous arrivez dans la chambre à coucher de votre femme. Il y a force lumières. La femme de chambre et la cuisinière voltigent. Les meubles sont encombrés de robes essayées, de fleurs rejetées.
Le coiffeur est là, l’artiste par excellence, autorité [p. 52] souveraine, à la fois rien et tout. Vous avez entendu les autres domestiques allant et venant ; il y a eu des ordres donnés et repris, des commissions bien ou mal faites. Le désordre est au comble. Cette chambre est un atelier d’où doit sortir une Vénus de salon.
Votre femme veut être la plus belle du bal où vous allez. Est-ce encore pour vous, seulement pour elle, ou pour autrui ? Questions graves ! Vous n’y pensez seulement pas.
Vous êtes serré, ficelé, harnaché dans vos habits de bal ; vous allez à pas comptés, regardant, observant, songeant à parler d’affaires sur un terrain neutre avec un agent de change, un notaire ou un banquier à qui vous ne voudriez pas donner l’avantage d’aller les trouver chez eux.
Un fait bizarre que chacun a pu observer, mais dont [p. 53] les causes sont presque indéterminables, est la répugnance particulière que les hommes habillés et près d’aller en soirée manifestent pour les discussions ou pour répondre à des questions. Au moment du départ, il est peu de maris qui ne soient silencieux et profondément enfoncés dans des réflexions variables selon les caractères. Ceux qui répondent ont des paroles brèves et péremptoires.
En ce moment les femmes, elles, deviennent excessivement agaçantes, elles vous consultent, elles veulent avoir votre avis sur la manière de dissimuler une queue de rose, de faire tomber une grappe de bruyère, de tourner une écharpe. Il ne s’agit jamais de ces brimborions, mais d’elles-mêmes.
Suivant une jolie expression anglaise, elles pêchent les compliments à la ligne, et quelquefois mieux que des compliments.
Un enfant qui sort du collége apercevrait la raison cachée derrière les saules de ces prétextes ; mais votre femme vous est si connue, et vous avez tant de fois agréablement badiné sur ses avantages moraux et physiques, que vous avez la cruauté de dire votre avis brièvement, en conscience ; et vous forcez alors Caroline d’arriver à ce mot décisif, cruel à dire pour toutes les femmes, même celles qui ont vingt ans de ménage : [p. ill.]
– Il paraît que je ne suis pas à ton goût ?
Attiré sur le vrai terrain par cette question, vous lui jetez des éloges qui sont pour vous la petite monnaie à laquelle vous tenez le moins, les sous, les liards de votre bourse.
[p. 54] – Cette robe est délicieuse ! – Je ne t’ai jamais vue si bien mise. – Le bleu, le rose, le jaune, le ponceau (choisissez) te va à ravir. – La coiffure est très-originale. – En entrant au bal, tout le monde t’admirera. – Non-seulement tu seras la plus belle, mais encore la mieux mise. – Elles enrageront toutes de ne pas avoir ton goût. – La beauté, nous ne la donnons pas ; mais le goût est comme l’esprit, une chose dont nous pouvons être fiers…
– Vous trouvez ? est-ce sérieusement, Adolphe ?
Votre femme coquète avec vous. Elle choisit ce moment pour vous arracher votre prétendue pensée sur telle ou telle de ses amies, et pour vous glisser le prix des belles choses que vous louez. Rien n’est trop cher pour vous plaire. Elle renvoie sa cuisinière.
– Partons, dites-vous.
Elle renvoie la femme de chambre après avoir renvoyé le coiffeur, et se met à tourner devant sa psyché, en vous montrant ses plus glorieuses beautés.
– Partons, dites-vous.
– Vous êtes bien pressé, répond-elle.
Et elle se montre en minaudant, en s’exposant comme un beau fruit magnifiquement dressé dans l’étalage d’un marchand de comestibles.
Comme vous avez très-bien dîné, vous l’embrassez alors au front, vous ne vous sentez pas en mesure de contre-signer vos opinions. Caroline devient sérieuse.
La voiture est avancée. Toute la maison regarde madame s’en allant ; elle est le chef-d’œuvre auquel chacun a mis la main, et tous admirent l’œuvre commune.
[p. 55] Votre femme part enivrée d’elle-même et peu contente de vous. Elle marche glorieusement au bal, comme un tableau chéri, pourléché dans l’atelier, caressé par le peintre, est envoyé dans le vaste bazar du Louvre, à l’Exposition.
Votre femme trouve, hélas ! cinquante femmes plus belles qu’elle ; elles ont inventé des toilettes d’un prix fou, plus ou moins originales ; et il arrive pour l’œuvre féminine ce qui arrive au Louvre pour le chef-d’œuvre : la robe de votre femme pâlit auprès d’une autre presque semblable dont la couleur,plus voyante, écrase la sienne. Caroline n’est rien, elle est à peine remarquée. Quand il y a soixante jolies femmes dans un salon, le sentiment de la beauté se perd, on ne sait plus rien de la beauté. Votre femme devient quelque chose de fort ordinaire. La petite ruse de son sourire perfectionné ne se comprend plus parmi les expressions grandioses, auprès de femmes à regards hautains et hardis. Elle est effacée, elle n’est pas invitée à danser. Elle essaie de se grimer pour jouer le contentement, et comme elle n’est pas contente, elle entend dire : « Madame Adolphe a bien mauvaise mine. » Les femmes lui demandent hypocritement si elle souffre ; pourquoi ne pas danser. Elles ont un répertoire de malices couvertes de bonhomie, plaquées de bienveillance à faire damner un saint, à rendre un singe sérieux et à donner froid à un démon.
[p. 56] Vous, innocent, qui jouez, allez et venez, et qui ne voyez pas une des mille piqûres d’épingle par lesquelles on a tatoué l’amour-propre de votre femme, vous arrivez à elle en lui disant à l’oreille : – Qu’as-tu ?
– Demandezmavoiture.
Cemaest l’accomplissement du mariage.
Pendant deux ans on a ditlavoiture de monsieur,lavoiture,notrevoiture, et enfinmavoiture.
Vous avez une partie engagée, une revanche à donner, de l’argent à regagner.
Ici l’on vous concède, Adolphe, que vous êtes assez fort pour dire oui, disparaître et ne pas demander la voiture.
Vous avez un ami, vous l’envoyez danser avec votre femme, car vous en êtes à un système de concessions qui vous perdra : vous entrevoyez déjà l’utilité d’un ami.
Mais vous finissez par demander la voiture. Votre femme y monte avec une rage sourde, elle se flanque [p. 57] dans son coin, s’emmitoufle dans son capuchon, se croise les bras dans sa pelisse, se met en boule comme une chatte, et ne dit mot.
Ô maris ! sachez-le, vous pouvez en ce moment tout réparer, tout raccommoder, et jamais l’impétuosité des amants qui se sont caressés par de flamboyants regards pendant toute la soirée n’y manque ! Oui, vous pouvez la ramener triomphante, elle n’a plus que vous, il vous reste une chance, celle de violer votre femme. Ah ! bah ! vous lui dites votre imbécile, niais et indifférent : – Qu’as-tu ?
Un mari doit toujours savoir ce qu’a sa femme, car elle sait toujours ce qu’elle n’a pas.
– Froid, dit-elle.
– La soirée a été superbe.
– Ouh ! ouh ! rien de distingué ! l’on a la manie, aujourd’hui, d’inviter tout Paris dans un trou. Il y avait des femmes jusque sur l’escalier ; les toilettes s’abîment horriblement, la mienne est perdue.
– On s’est amusé.
– Vous autres, vous jouez, et tout est dit. Une fois mariés, vous vous occupez de vos femmes comme les lions s’occupent de peinture.
– Je ne te reconnais plus, tu étais si gaie, si heureuse, si pimpante en arrivant !
[p. 58] – Ah ! vous ne nous comprenez jamais. Je vous ai prié de partir, et vous me laissez là, comme si les femmes faisaient jamais quelque chose sans raison. Vous avez de l’esprit, mais dans certains moments vous êtes vraiment singulier, je ne sais à quoi vous pensez…
Une fois sur ce terrain, la querelle s’envenime. Quand vous donnez la main à votre femme pour descendre de voiture, vous tenez une femme de bois ; elle vous dit un merci par lequel elle vous met sur la même ligne que son domestique.
Vous n’avez pas plus compris votre femme avant qu’après le bal, vous la suivez avec peine, elle ne monte pas l’escalier, elle vole. Il y a brouille complète.
La femme de chambre est enveloppée dans la disgrâce ; elle est reçue à coups denonetouisecs comme des biscottes de Bruxelles, et qu’elle avale en vous regardant de travers.
– Monsieur n’en fait jamais d’autres ! dit-elle en grommelant.
Vous seul avez pu changer l’humeur de madame. Madame se couche, elle a une revanche à prendre ; vous ne l’avez pas comprise, elle ne vous comprend point.
Elle se range dans son coin de la façon la plus déplaisante et la plus hostile ; elle est enveloppée dans sa chemise, dans sa camisole, dans son bonnet de nuit, comme un ballot d’horlogerie qui part pour les Grandes-Indes. Elle ne vous dit ni bonsoir, ni bonjour, ni mon ami, ni Adolphe ; vous n’existez pas, vous êtes un sac de farine.
[p. 59] Votre Caroline, si agaçante cinq heures auparavant dans cette même chambre où elle frétillait comme une anguille, est du plomb en saumon. Vous seriez le Tropique en personne, à cheval sur l’Équateur, vous ne fondriez pas les glaciers de cette petite Suisse personnifiée qui paraît dormir, et qui vous glacerait de la tête aux pieds, au besoin. Vous lui demanderiez cent fois ce qu’elle a, la Suisse vous répond par unconclusum, comme levorortou comme la conférence de Londres.
Elle n’a rien, elle est fatiguée, elle dort.
Plus vous insistez, plus elle est bastionnée d’ignorance, garnie de chevaux de Frise. Quand vous vous impatientez, Caroline a commencé des rêves ! Vous grognez, vous êtes perdu.
Les femmes sachant toujours bien expliquer leurs grandeurs, c’est leurs petitesses qu’elles nous laissent à deviner.
[p. 60] Caroline daignera vous dire peut-être aussi qu’elle se sent déjà très-indisposée ; mais elle rit dans ses coiffes quand vous dormez, et profère des malédictions sur votre corps endormi.
Vous croyez avoir épousé une créature douée de raison, vous vous êtes lourdement trompé, mon ami.
Les êtres sensibles ne sont pas des êtres sensés.
[p. 62] Le sentiment n’est pas le raisonnement, la raison n’est pas le plaisir, et le plaisir n’est, certes, pas une raison.
– Oh ! monsieur !
Dites : – Ah !
Oui, ah ! Vous lancerez ce ah ! du plus profond de votre caverne thoracique en sortant furieux de chez vous, ou en rentrant dans votre cabinet, abasourdi.
Pourquoi ? comment ? qui vous a vaincu, tué, renversé ? La logique de votre femme, qui n’est pas la logique d’Aristote,
Ni celle de Ramus,
Ni celle de Kant,
Ni celle de Condillac,
Ni celle de Robespierre,
Ni celle de Napoléon ;
Mais qui tient de toutes les logiques, et qu’il faut appeler la logique de toutes les femmes, la logique des femmes anglaises comme celle des Italiennes, des Normandes et des Bretonnes (oh ! celles-ci sont invaincues), des Parisiennes, enfin des femmes de la lune, s’il y a des femmes dans ce pays nocturne avec lequel les femmes de la terre s’entendent évidemment, anges qu’elles sont !
La discussion s’est engagée après le déjeuner. Les discussions ne peuvent jamais avoir lieu qu’en ce moment dans les ménages.
Un homme, quand il le voudrait, ne saurait discuter au lit avec sa femme : elle a trop d’avantages contre lui, et peut trop facilement le réduire au silence.
En quittant le lit conjugal où il se trouve une jolie [p. 63] femme, on a faim, quand on est jeune. Le déjeuner est un repas assez gai, la gaîté n’est pas raisonneuse. Bref, vous n’entamez l’affaire qu’après avoir pris votre café à la crème ou votre thé.
Vous avez mis dans votre tête d’envoyer, par exemple, votre enfant au collége.
Les pères sont tous hypocrites, et ne veulent jamais avouer que leur sang les gêne beaucoup quand il court sur deux jambes, porte sur tout ses mains hardies, et frétille comme un têtard dans la maison.
Votre enfant jappe, miaule et piaule ; il casse, brise ou salit les meubles, et les meubles sont chers ; il fait sabre de tout, il égare vos papiers, il emploie à ses cocottes le journal que vous n’avez pas encore lu. [p. ill.]
[p. 64] La mère lui dit : – Prends ! à tout ce qui est à vous ; mais elle dit : – Prends garde ! à tout ce qui est à elle.
La rusée bat monnaie avec vos affaires pour avoir sa tranquillité. Sa mauvaise foi de bonne mère est à l’abri derrière son enfant, l’enfant est son complice. Tous deux s’entendent contre vous comme Robert Macaire et Bertrand contre un actionnaire. L’enfant est une hache avec laquelle on fourrage tout chez vous.
L’enfant va triomphalement ou sournoisement à la maraude dans votre garde-robe ; il reparaît caparaçonné de caleçons sales, il met au jour des choses condamnées aux gémonies de la toilette. Il apporte à une amie que vous cultivez, à l’élégante madame de Fischtaminel, des ceintures à comprimer le ventre, des bouts de bâtons à cirer les moustaches, de vieux gilets déteints aux entournures, des chaussettes légèrement noircies aux talons et jaunies dans les bouts. Comment faire observer que ces maculatures sont un effet du cuir ?
Votre femme rit en regardant votre amie, et vous n’osez pas vous fâcher, vous riez aussi, mais quel rire ! les malheureux le connaissent.
[p. 65] Cet enfant vous cause, en outre, des peurs chaudes quand vos rasoirs ne sont plus à leur place. Si vous vous fâchez, le petit drôle sourit et vous montre deux rangées de perles ; si vous le grondez, il pleure. Accourt la mère ! Et quelle mère ! une mère qui va vous haïr si vous ne cédez pas. Il n’y a pas demezzo termineavec les femmes : on est un monstre, ou le meilleur des pères.
Dans certains moments, vous concevez Hérode et ses fameuses ordonnances sur le massacre des innocents, qui n’ont été surpassées que par celles du bon Charles X !
Votre femme est revenue sur son sofa, vous vous promenez, vous vous arrêtez, et vous posez nettement la question par cette phrase interjective :
– Décidément, Caroline, nous mettrons Charles en pension.
– Charles ne peut pas aller en pension, dit-elle d’un petit ton doux.
[p. 66] – Charles a six ans, l’âge auquel commence l’éducation des hommes.
– À sept ans, d’abord, répond-elle. Les princes ne sont remis, par leur gouvernante au gouverneur, qu’à sept ans. Voilà la loi et les prophètes. Je ne vois pas pourquoi l’on n’appliquerait pas aux enfants des bourgeois les lois suivies pour les enfants des princes. Ton enfant est-il plus avancé que les leurs ? Le roi de Rome…
– Le roi de Rome n’est pas une autorité.
– Le roi de Rome n’est pas le fils de l’Empereur ?… (Elle détourne la discussion.) En voilà bien d’une autre ! Ne vas-tu pas accuser l’impératrice ? elle a été accouchée par le docteur Dubois, en présence de…
– Je ne dis pas cela…
– Tu ne me laisses jamais finir, Adolphe.
– Je dis que le roi de Rome… (ici vous commencez à élever la voix), le roi de Rome, qui avait à peine quatre ans lorsqu’il a quitté la France, ne saurait servir d’exemple.
– Cela n’empêche pas que le duc de Bordeaux n’ait été remis à sept ans à M. le duc de Rivière, son gouverneur. (Effet de logique.)
– Pour le duc de Bordeaux, c’est différent…
– Tu conviens donc alors qu’on ne peut pas mettre un enfant au collége avant l’âge de sept ans ? dit-elle avec emphase. (Autre effet.)
– Je ne dis pas cela du tout, ma chère amie. Il y a bien de la différence entre l’éducation publique et l’éducation particulière.
[p. 67] – C’est bien pour cela que je ne veux pas mettre encore Charles au collége, il faut être encore plus fort qu’il ne l’est pour y entrer.
– Charles est très-fort pour son âge.
– Charles ?… oh ! les hommes ! Mais Charles est d’une constitution très-faible, il tient de vous. (Levouscommence.) Si vous voulez vous défaire de votre fils, vous n’avez qu’à le mettre au collége… Mais il y a déjà quelque temps que je m’aperçois bien que cet enfant vous ennuie.
– Allons ! mon enfant m’ennuie, à présent ; te voilà bien ! Nous sommes responsables de nos enfants envers eux-mêmes ! il faut enfin commencer l’éducation de Charles ; il prend ici les plus mauvaises habitudes ; il n’obéit à personne ; il se croit le maître de tout ; il donne des coups et personne ne lui en rend. Il doit se trouver avec des égaux, autrement il aura le plus détestable caractère.
– Merci ; j’élève donc mal mon enfant ?
– Je ne dis pas cela ; mais vous aurez toujours d’excellentes raisons pour le garder.
Ici levouss’échange, et la discussion acquiert un ton aigre de part et d’autre.
Votre femme veut bien vous affliger du vous, mais elle se blesse de la réciprocité.
– Enfin, voilà votre mot ! vous voulez m’ôter mon enfant, vous vous apercevez qu’il est entre nous, vous êtes jaloux de votre enfant, vous voulez me tyranniser à votre [p. 68] aise, et vous sacrifiez votre fils ! Oh ! j’ai bien assez d’esprit pour vous comprendre.
– Mais vous faites de moi Abraham tenant son couteau ! Ne dirait-on pas qu’il n’y a pas de colléges ? Les colléges sont vides, personne ne met ses enfants au collége.
– Vous voulez me rendre aussi par trop ridicule, reprend-elle. Je sais bien qu’il y a des colléges, mais on ne met pas des garçons au collége à six ans, et Charles n’ira pas au collége.
– Mais, ma chère amie, ne t’emporte pas.
– Comme si je m’emportais jamais ! Je suis femme et sais souffrir.
– Raisonnons.
– Oui, c’est assez déraisonner.
– Il est bien temps d’apprendre à lire et à écrire à Charles ; plus tard, il éprouverait des difficultés qui le rebuteraient.
Ici, vous parlez pendant dix minutes sans aucune interruption, et vous finissez par un : – Eh bien ? armé d’une accentuation qui figure un point interrogant extrêmement crochu.
– Eh bien ! dit-elle, il n’est pas encore temps de mettre Charles au collége.
Il n’y a rien de gagné.
– Mais, ma chère, cependant, monsieur Deschars a mis son petit Jules au collége à six ans. Viens voir des [p. 69] colléges, tu y trouveras énormément d’enfants de six ans.
Vous parlez encore dix minutes sans aucune interruption, et quand vous jetez un autre : – Eh bien ?
– Le petit Deschars est revenu avec des engelures, répond-elle.
– Mais Charles a des engelures ici.
– Jamais, dit-elle d’un air superbe.
La question se trouve, après un quart d’heure, arrêtée par une discussion accessoire sur : « Charles a-t-il eu ou n’a-t-il pas eu des engelures ? »
Vous vous renvoyez des allégations contradictoires, vous ne vous croyez plus l’un l’autre, il faut en appeler à des tiers.
Tout ménage a sa cour de cassation qui ne s’occupe jamais du fond et qui ne juge que la forme.
[p. 70] La bonne est mandée, elle vient, elle est pour votre femme.
Il est acquis à la discussion que Charles n’a jamais eu d’engelures.
Caroline vous regarde, elle triomphe et vous dit ces ébouriffantes paroles : – Tu vois bien qu’il est impossible de mettre Charles au collége.
Vous sortez suffoqué de colère. Il n’y a aucun moyen de prouver à cette femme qu’il n’existe pas la moindre corrélation entre la proposition de mettre son enfant au collége, et la chance d’avoir ou de ne pas avoir des engelures.
Le soir, devant vingt personnes, après le dîner, vous entendez cette atroce créature finissant avec une femme sa longue conversation par ces mots : – Il voulait mettre Charles au collége, mais il a bien vu qu’il fallait encore attendre.
[p. 71] Quelques maris, dans ces sortes de circonstances, éclatent devant tout le monde, ils se font minotauriser six semaines après ; mais ils y gagnent ceci, que Charles est mis au collége le jour où il lui échappe une indiscrétion. D’autres cassent des porcelaines en se livrant à une rage intérieure. Les gens habiles ne disent rien et attendent.
La logique de la femme se déploie ainsi dans les moindres faits, à propos d’une promenade et d’un meuble à placer, d’un déménagement.
Cette logique, d’une simplicité remarquable, consiste à ne jamais exprimer qu’une seule idée, celle qui formule leur volonté. Comme toutes les choses de la nature femelle, ce système peut se résoudre par ces deux termes algébriques : Oui – Non.
Il y a aussi quelques hochements de tête qui remplacent tout.
Le jésuite le plus jésuite des jésuites est encore mille fois moins jésuite que la femme la moins jésuite, jugez combien les femmes sont jésuites ! Elles sont si jésuites, que le plus fin des jésuites lui-même ne devinerait pas à quel point une femme est jésuite, car il y a mille manières d’être jésuite, et la femme est si habile jésuite, qu’elle a le talent d’être jésuite sans avoir l’air jésuite. On prouve à un jésuite, rarement, mais on lui prouve quelquefois qu’il est jésuite ; essayez donc de démontrer à une femme qu’elle agit ou parle en jésuite ? elle se ferait hacher avant d’avouer qu’elle est jésuite.
[p. 74] Elle, jésuite ! elle, la loyauté, la délicatesse même ! Elle, jésuite ! Mais qu’entend-on par : Être jésuite ? Connaît-elle ce que c’est que d’être jésuite ? Qu’est-ce que les jésuites ? Elle n’a jamais vu ni entendu de jésuites. « C’est vous qui êtes un jésuite !… » et elle vous le démontre en expliquant jésuitiquement que vous êtes un subtil jésuite.
Voici un des mille exemples du jésuitisme de la femme, et cet exemple constitue la plus horrible des petites misères de la vie conjugale, elle en est peut-être la plus grande.
Poussé par les désirs mille fois exprimés, mille fois répétés de Caroline, qui se plaignait d’aller à pied ;
Ou de ne pas pouvoir remplacer assez souvent son chapeau, son ombrelle, sa robe, quoi que ce soit de sa toilette ;
De ne pas pouvoir mettre son enfant en matelot, en lancier, en artilleur de la garde nationale, – en Écossais, les jambes nues, avec une toque à plumes, – en [p. 75] jaquette, – en redingote, – en sarrau de velours, – en bottes, – en pantalon ;
De ne pas pouvoir lui acheter assez de joujoux, des souris qui trottent toutes seules, – de petits ménages complets, etc. ;
Ou rendre à madame Deschars ni à madame de Fischtaminel leurs politesses : – un bal, – une soirée, – un dîner ;
Ou prendre une loge au spectacle, afin de ne plus se placer ignoblement aux galeries entre des hommes trop galants, ou grossiers à demi ; [p. ill.]
D’avoir à chercher un fiacre à la sortie du spectacle :
« Tu crois faire une économie, tu te trompes, vous dit-elle ; les hommes sont tous les mêmes ! Je gâte mes souliers, je gâte mon chapeau, mon schall se mouille, tout se fripe, mes bas de soie sont éclaboussés. Tu économises vingt francs de voiture, – non pas même vingt francs, car tu prends pour quatre francs de fiacre, – seize francs donc ! et tu perds pour cinquante francs de toilette, puis tu souffres dans ton amour-propre en voyant sur ma tête un chapeau fané ; tu ne t’expliques pas [p. 76] pourquoi : c’est tes damnés fiacres. Je ne te parle pas de l’ennui d’être prise et foulée entre des hommes, il paraît que cela t’est indifférent ! »
De ne pouvoir acheter un piano au lieu d’en louer un.
Ou suivre les modes. (Il y a des femmes qui ont toutes les nouveautés, mais à quel prix ?… Elle aimerait mieux se jeter par la croisée que de les imiter, car elle vous aime, elle pleurniche. Elle ne comprend pas ces femmes-là !)
De ne pouvoir s’aller promener aux Champs-Élysées, dans sa voiture, mollement couchée, comme madame de Fischtaminel. (En voilà une qui entend la vie ! et qui a un bon mari, et bien appris, et bien discipliné, et heureux ! sa femme passerait dans le feu pour lui !…)
Enfin, battu dans mille scènes conjugales, battu par les raisonnements les plus logiques, (feu Tripier, feu Merlin ne sont que des enfants, la misère précédente vous l’a maintes fois prouvé !) battu par les caresses les plus chattes, battu par des larmes, battu par vos propres paroles ; car, dans ces circonstances, une femme est tapie entre les feuilles de sa maison comme un jaguar ; elle n’a pas l’air de vous écouter, de faire attention à vous ; mais s’il vous échappe un mot, un geste, un désir, une parole, elle s’en arme, elle l’affile, elle vous l’oppose cent et cent fois… battu par des singeries gracieuses : « Si tu fais cela, je ferai ceci. » Elles deviennent alors plus marchandes que les Juifs, les Grecs (de ceux qui vendent des parfums et des petites filles), les Arabes (de ceux qui vendent des petits garçons et des chevaux), plus marchandes que les Suisses, les Génevois, [p. 77] les banquiers, et, ce qui est pis que tout cela, que les Génois !
Enfin, battu comme on est battu, vous vous déterminez à risquer, dans une entreprise, une certaine portion de votre capital.
Un soir, entre chien et loup, côte à côte, ou un matin au réveil, pendant que Caroline est là, à moitié éveillée, rose dans ses linges blancs, le visage riant dans ses dentelles, vous lui dites : – Tu veux ceci ! Tu veux cela ! Tu m’as dit ceci ! Tu m’as dit cela !…
Enfin, vous énumérez, en un instant, les innombrables fantaisies par lesquelles elle vous a maintes et maintes fois crevé le cœur, car il n’y a rien de plus affreux que de ne pouvoir satisfaire le désir d’une femme aimée ! et vous terminez en disant :
– Eh bien ! ma chère amie, il se présente une occasion de quintupler cent mille francs, et je suis décidé à faire cette affaire.
Elle se réveille, elle se dresse sur ce qu’on est convenu d’appelerson séant, elle vous embrasse, oh ! là… bien !
– Tu es gentil, est son premier mot.
Ne parlons pas du dernier : c’est une énorme et indicible onomatopée assez confuse.
– Maintenant, dit-elle, explique-moi ton affaire !
Et vous tâchez d’expliquer l’affaire.
D’abord, les femmes ne comprennent aucune affaire, elles ne veulent pas paraître les comprendre ; elles les comprennent, où, quand, comment ? elles doivent les comprendre, à leur temps, – dans la saison, – à leur [p. 78] fantaisie. Votre chère créature, Caroline ravie, dit que vous avez eu tort de prendre au sérieux ses désirs, ses gémissements, ses envies de toilette. Elle a peur de cette affaire, elle s’effarouche des gérants, des actions, et surtout du fonds de roulement, le dividende n’est pas clair…
Les femmes ont toujours peur de ce qui se partage.
Enfin Caroline craint des piéges ; mais elle est enchantée de savoir qu’elle peut avoir sa voiture, sa loge, les habits variés de son enfant, etc. Tout en vous détournant de l’affaire, elle est visiblement heureuse de vous voir y mettant vos capitaux.
Oh ! ma chère, je suis la plus heureuse femme de la terre ; Adolphe vient de se lancer dans une magnifique affaire. – Je vais avoir un équipage, – oh ! bien plus beau que celui de madame de Fischtaminel : le sien est passé de mode ; le mien aura des rideaux à franges… – Mes chevaux seront gris de souris, les siens sont des alezans, communs comme des pièces de six liards.
– Madame, cette affaire est donc ?…
[p. 80] – Oh ! superbe, les actions doivent monter ; il me l’a expliquée avant de s’y jeter : car – Adolphe ! – Adolphe ne fait rien sans prendre conseil de moi…
– Vous êtes bien heureuse.
– Le mariage n’est pas tolérable sans une confiance absolue, et Adolphe me dit tout.
Vous êtes, vous ou toi, Adolphe, le meilleur mari de Paris, un homme adorable, un génie, un cœur, un ange. Aussi êtes-vous choyé à en être incommodé. Vous bénissez le mariage. Caroline vante les hommes, – ces rois de la création ! – les femmes sont faites pour eux, – l’homme est généreux, – le mariage est la plus belle institution.
Durant trois mois, six mois, Caroline exécute les concertos, les solos les plus brillants sur cette phrase adorable : – Je serai riche ! – j’aurai mille francs par mois pour ma toilette. – Je vais avoir un équipage !…
Il n’est plus question de l’enfant que pour savoir dans quel collége on le mettra.
– Eh bien ! mon cher ami, où donc en est cette affaire ?
Que devient ton affaire ?
Et cette affaire qui doit me donner une voiture, etc. ?…
Il est bien temps que ton affaire finisse !…
Quand se terminera l’affaire ?
Elle est bien longue, cette affaire-là.
Quand l’affaire sera-t-elle finie ?
Les actions montent-elles ?
Il n’y a que toi pour trouver des affaires qui ne se terminent pas.
Un jour elle vous demande : – Y a-t-il une affaire ?
Si vous venez à parler de l’affaire, au bout de huit à dix mois, elle répond :
[p. 82] – Ah ! cette affaire !… Mais il y a donc vraiment une affaire ?
Cette femme, que vous avez crue sotte, commence à montrer incroyablement d’esprit quand il s’agit de se moquer de vous.
Pendant cette période, Caroline garde un silence compromettant quand on parle de vous.
Ou elle dit du mal des hommes en général : – Les hommes ne sont pas ce qu’ils paraissent être : on ne les connaît qu’à l’user. – Le mariage a du bon et du mauvais. – Les hommes ne savent rien finir.
Cette magnifique entreprise qui devait donner cinq capitaux pour un, à laquelle ont participé les gens les plus défiants, les gens les plus instruits, des pairs et des députés, des banquiers, – tous chevaliers [p. 84] de la Légion-d’Honneur, – cette affaire est en liquidation ! Les plus hardis espèrent dix pour cent de leurs capitaux. Vous êtes triste.
Caroline vous a souvent dit : – Adolphe, qu’as-tu ? – Adolphe, tu as quelque chose.
Enfin, vous apprenez à Caroline le fatal résultat ; elle commence par vous consoler.
– Cent mille francs de perdus ! Il faudra maintenant la plus stricte économie, dites-vous imprudemment.
Le jésuitisme de la femme éclate alors sur ce mot économie. Le mot économie met le feu aux poudres.
– Ah ! voilà ce que c’est que de faire des affaires ! – Pourquoi donc,toi, si prudent, es-tu donc allé compromettre cent mille francs ? – J’étais contre l’affaire, souviens-t’en !Maistu ne m’asPAS ÉCOUTÉE !…
Sur ce thème, la discussion s’envenime.
– Vous n’êtes bon à rien, – vous êtes incapable, – les femmes seules voient juste. – Vous avez risqué le [p. 85] pain de vos enfants, – elle vous en a dissuadé. – Vous ne pouvez pas dire que ce soit pour elle. Elle n’a, Dieu merci, aucun reproche à se faire.
Cent fois par mois elle fait allusion à votre désastre : – Si monsieur n’avait pas jeté ses fonds dans une telle entreprise, je pourrais avoir ceci, – cela.
– Quand tu voudras faire une affaire, une autre fois, tu m’écouteras !
Adolphe est atteint et convaincu d’avoir perdu cent mille francs à l’étourdie, sans but, comme un sot, sans avoir consulté sa femme.
Caroline dissuade ses amies de se marier. Elle se plaint de l’incapacité des hommes qui dissipent la fortune de leurs femmes. Caroline est vindicative ! elle est sotte, elle est atroce !
Plaignez Adolphe ! Plaignez-vous, ô maris ! Ô garçons, réjouissez-vous !
Marié depuis quelques années, votre amour est devenu si placide, que Caroline essaie quelquefois le soir de vous réveiller par de petits mots piquants. Vous avez ce je ne sais quoi de calme et de tranquille qui impatiente toutes les femmes légitimes. Les femmes y trouvent une sorte d’insolence ; elles prennent la nonchalance du bonheur pour la fatuité de la certitude, car elles ne pensent jamais au dédain de [p. 88] leurs inestimables valeurs : leur vertu est alors furieuse d’être prise au mot.
Dans cette situation, qui est le fond de la langue de tout mariage, et sur laquelle homme et femme doivent compter, aucun mari n’ose dire que le pâté d’anguille l’ennuie ; mais son appétit a certainement besoin des condiments de la toilette, des pensées de l’absence, des irritations d’une rivalité supposée.
Enfin, vous vous promenez alors très-bien avec votre femme sous le bras, sans serrer le sien contre vos flancs avec la craintive et soigneuse cohésion de l’avare tenant son trésor. Vous regardez, à droite et à gauche, les curiosités sur les Boulevards, en gardant votre femme d’un bras lâche et distrait, comme si vous étiez le remorqueur d’un gros bateau normand. Allons, soyez francs, mes amis ! si, derrière votre femme, un admirateur la pressait par mégarde ou avec intention, vous n’avez aucune envie [p. 89] de vérifier les motifs du passant ; d’ailleurs, nulle femme ne s’amuse à faire naître une querelle pour si peu de chose. Ce peu de chose, avouez-nous encore ceci, n’est-il pas excessivement flatteur pour l’un comme pour l’autre ?
Vous en êtes là, mais vous n’êtes pas allé plus loin. Cependant vous enterrez, au fond de votre cœur et de votre conscience, une horrible pensée : Caroline n’a pas répondu à votre attente.
Caroline a des défauts qui, par la haute mer de la lune de miel, restaient sous l’eau, et que la marée basse de la lune rousse a découverts. Vous vous êtes heurté souvent à ces écueils, vos espérances y ont échoué plusieurs fois, plusieurs fois vos désirs de jeune homme à marier (où est ce temps !) y ont vu se briser leurs embarcations pleines de richesses fantastiques : la fleur des marchandises a péri, le lest du mariage est resté. Enfin, pour se servir d’une locution de la langue parlée, en vous entretenant de votre mariage avec vous-même, vous vous dites, en regardant Caroline :Ce n’est pas ce que je croyais! [p. ill.]
Un soir, au bal, dans le monde, chez un ami, n’importe où, vous rencontrez une sublime jeune fille, belle, spirituelle et bonne ; une âme, oh ! une âme céleste ! une beauté merveilleuse ! Voilà bien cette coupe inaltérable de figure ovale, ces traits qui doivent résister long-temps à l’action de la vie, ce front gracieux et rêveur. L’inconnue est riche, elle est instruite, elle appartient à une grande famille ; partout elle sera bien ce qu’elle doit être, elle saura briller ou s’éclipser ; elle offre enfin, dans toute sa [p. 90] gloire et dans toute sa puissance, l’être rêvé, votre femme, celle que vous vous sentez le pouvoir d’aimer toujours : elle flattera toujours vos vanités, elle entendrait et servirait admirablement vos intérêts. Enfin, elle est tendre et gaie, cette jeune fille qui réveille toutes vos passions nobles ! qui allume des désirs éteints !
Vous regardez Caroline avec un sombre désespoir, et voici les fantômes de pensées qui frappent, de leurs ailes de chauve-souris, de leur bec de vautour, de leurs corps de phalène, les parois du palais où, comme une lampe d’or, brille votre cervelle, allumée par le Désir.
Ah ! pourquoi me suis-je marié ? ah ! quelle fatale idée ! je me suis laissé prendre à quelques écus ! Comment ? c’est fini, je ne puis avoir qu’une femme. Ah ! les Turcs ont bien de l’esprit ! On voit que l’auteur du Coran a vécu dans le désert !
Ma femme est malade, elle tousse quelquefois le matin. Mon Dieu, s’il est dans les décrets de votre sagesse de retirer Caroline du monde, faites-le promptement pour son bonheur et pour le mien. Cet ange a fait son temps.
Mais je suis un monstre ! Caroline est la mère de mes enfants ! [p. ill.]
[p. 91] Votre femme revient avec vous en voiture, et vous la trouvez horrible ; elle vous parle, vous lui répondez par monosyllabes. Elle vous dit : « Qu’as-tu donc ? » Vous lui répondez : « Rien. »
Elle tousse, vous l’engagez à voir, dès demain, le docteur. La médecine a ses hasards.
On m’a dit qu’un médecin, maigrement payé par des héritiers, s’écria très-imprudemment : « Ils me rognent mille écus, et me doivent quarante mille livres de rentes ! » Oh ! je ne regarderais pas aux honoraires, moi !
– Caroline, lui dites-vous à haute voix, il faut prendre garde à toi ; croise ton châle, soigne-toi, mon ange aimé.
Votre femme est enchantée de vous, vous paraissez vous intéresser énormément à elle.
Pendant le déshabiller de votre femme, vous restez étendu sur la causeuse.
Quand tombe la robe, vous contemplez la divine apparition qui vous ouvre la porte d’ivoire des châteaux en Espagne. Extase ravissante ! vous voyez la sublime jeune [p. 92] fille !… Elle est blanche comme la voile du galion qui entre à Cadix chargé de trésors, elle en a les merveilleux bossoirs qui fascinent le négociant avide.
Votre femme, heureuse d’être admirée, s’explique alors votre air taciturne. Cette jeune fille sublime ! vous la voyez les yeux fermés ; elle domine votre pensée, et vous dites alors :
Divine ! adorable ! Existe-t-il deux femmes pareilles ?
Rose des nuits !
Tour d’ivoire !
Vierge céleste !
Étoile du soir et du matin !
Chacun a ses petites litanies, vous en avez dit quatre.
Le lendemain, votre femme est ravissante, elle ne tousse plus, elle n’a pas besoin de docteur ; si elle crève, elle crèvera de santé ; vous l’avez maudite quatre fois au nom de la jeune fille, et quatre fois elle vous a béni.
Caroline ne sait pas qu’il frétillait, au fond de votre cœur, un petit poisson rouge de la nature des crocodiles, enfermé dans l’amour conjugal comme l’autre dans un bocal, mais sans coquillages.
Quelques jours auparavant, votre femme avait parlé de vous, en termes assez équivoques, à madame de Fischtaminel ; votre belle amie vient la voir, et Caroline vous compromet alors par des regards mouillés et long-temps arrêtés ; elle vous vante, elle se trouve heureuse.
[p. 93] Vous sortez furieux, vous enragez, et vous êtes heureux de rencontrer un ami sur le boulevard, pour y exhaler votre bile.
– Mon ami, ne te marie jamais ! Il vaut mieux voir tes héritiers emportant tes meubles pendant que tu râles, il vaut mieux rester deux heures sans boire, à l’agonie, assassiné de paroles testamentaires par une garde-malade comme celle que Henri Monnier met si cruellement en scène dans sa terrible peinture des derniers moments d’un célibataire ! Ne te marie sous aucun prétexte !
Heureusement vous ne revoyez plus la sublime jeune fille ! Vous êtes sauvé de l’enfer où vous conduisaient de criminelles pensées, vous retombez dans le purgatoire de votre bonheur conjugal ; mais vous commencez à faire attention à madame de Fischtaminel, que vous avez adorée sans pouvoir arriver jusqu’à elle quand vous étiez garçon.
Arrivé à cette hauteur dans la latitude ou la longitude de l’océan conjugal, il se déclare un petit mal chronique, intermittent, assez semblable à des rages de dents… Vous m’arrêtez, je le vois, pour me dire : – « Comment relève-t-on la hauteur dans cette mer ? Quand un mari peut-il [p. 96] se savoir à ce point nautique ; et peut-on en éviter les écueils ? »
On se trouve là, comprenez-vous ? aussi bien après dix mois de mariage qu’après dix ans : c’est selon la marche du vaisseau, selon sa voilure, selon la mousson, la force des courants, et surtout selon la composition de l’équipage. Eh ! bien, il y a cet avantage que les marins n’ont qu’une manière de prendre le point, tandis que les maris en ont mille de trouver le leur.
Caroline, votre ex-biche, votre ex-trésor, devenue tout bonnement votre femme, s’appuie beaucoup trop sur votre bras en se promenant sur le Boulevard, ou trouve beaucoup plus distingué de ne plus vous donner le bras ;
Ou elle voit des hommes plus ou moins jeunes, plus ou moins bien mis, quand autrefois elle ne voyait personne, même quand le Boulevard était noir de chapeaux et battu par plus de bottes que de bottines ;
Ou, quand vous rentrez, elle dit : « – Ce n’est rien, c’est Monsieur ! » au lieu de : « – Ah ! c’est Adolphe ! » qu’elle disait avec un geste, un regard, un accent qui faisaient penser à ceux qui l’admiraient : Enfin, en voilà une heureuse ! (Cette exclamation d’une femme implique deux temps : celui pendant lequel elle est sincère, celui pendant lequel elle est hypocrite avec : « – Ah ! c’est Adolphe. » Quand elle s’écrie : « – Ce n’est rien, c’est Monsieur ! » elle ne daigne plus jouer la comédie.)
[p. 97] Ou, si vous revenez un peu tard (onze heures, minuit), elle… ronfle !! odieux indice !
Ou, elle met ses bas devant vous… (Dans le mariage anglais, ceci n’arrive qu’une seule fois dans la vie conjugale d’une lady ; le lendemain, elle part pour le continent avec uncaptainquelconque, et ne pense plus à mettre ses bas.)
Ou… mais restons-en là.
Ceci s’adresse à des marins ou maris familiarisés avecla connaissance des temps.
Eh bien ! sous cette ligne voisine d’un signe tropical sur le nom duquel le bon goût interdit de faire une plaisanterie vulgaire et indigne de ce spirituel ouvrage, il se déclare une horrible petite misère ingénieusement appelée le Taon Conjugal, de tous les cousins, moustiques, taracanes, puces et scorpions, le plus impatientant, en ce qu’aucune moustiquière n’a pu être inventée pour s’en préserver.
[p. 100] Le Taon ne pique pas sur-le-champ : il commence à tintinnuler à vos oreilles, etvous ne savez pas encore ce que c’est.
Ainsi, à propos de rien, de l’air le plus naturel du monde, Caroline dit : – Madame Deschars avait une bien belle robe, hier…
– Elle a du goût, répond Adolphe sans en penser un mot.
– C’est son mari qui la lui a donnée, réplique Caroline en haussant les épaules.
– Ah !
– Oui, une robe de quatre cents francs ! Elle a tout ce qui se fait de plus beau en velours…
– Quatre cents francs ! s’écrie Adolphe en prenant la pose de l’apôtre Thomas.
– Mais il y a deux lés de rechange et un corsage…
– Il fait bien les choses, monsieur Deschars ! reprend Adolphe en se réfugiant dans la plaisanterie.
– Tous les hommes n’ont pas de ces attentions-là, dit Caroline sèchement.
– Quelles attentions ?…
– Mais, Adolphe… penser aux lés de rechange et à un corsage pour faire encore servir la robe quand elle ne sera plus de mise, décolletée…
Adolphe se dit en lui-même : – Caroline veut une robe.
Le pauvre homme !… !… !
Quelque temps après, monsieur Deschars a renouvelé la chambre de sa femme.
[p. 101] Puis monsieur Deschars a fait remonter à la nouvelle mode les diamants de sa femme.
Monsieur Deschars ne sort jamais sans sa femme, ou ne laisse sa femme aller nulle part sans lui donner le bras.
Si vous apportez quoi que ce soit à Caroline, ce n’est jamais aussi bien que ce qu’a fait monsieur Deschars.
Si vous vous permettez le moindre geste, la moindre parole un peu trop vifs ; si vous parlez un peu haut, vous entendez cette phrase sibilante et vipérine :
– Ce n’est pas monsieur Deschars qui se conduirait ainsi ! Prends donc monsieur Deschars pour modèle.
Enfin, l’imbécile monsieur Deschars apparaît dans votre ménage à tout moment et à propos de tout.
Ce mot : « – Vois donc un peu si monsieur Deschars se permet jamais… » est une épée de Damoclès, ou ce [p. 102] qui est pis, une épingle ; et votre amour-propre est la pelote où votre femme la fourre continuellement, la retire et la refourre, sous une foule de prétextes inattendus et variés, en se servant d’ailleurs des termes d’amitié les plus câlins ou avec des façons assez gentilles.
Adolphe, taonné jusqu’à se voir tatoué de piqûres, finit par faire ce qui se fait en bonne police, en gouvernement, en stratégie. (Voyezl’ouvrage de Vauban sur l’attaque et la défense des places fortes.) Il avise madame de Fischtaminel, femme encore jeune, élégante, un peu coquette, et il la pose (le scélérat se proposait ceci depuis long-temps) comme un moxa sur l’épiderme excessivement chatouilleux de Caroline.
Ô vous qui vous écriez souvent : « – Je ne sais pas ce qu’a ma femme !… » vous baiserez cette page de philosophie transcendante, car vous allez y trouverla clef du caractère de toutes les femmes!… Mais les connaître aussi bien que je les connais, ce ne sera pas les connaître beaucoup : elles ne se connaissent pas elles-mêmes ! Enfin, Dieu, vous le savez, s’est trompé sur le compte de la seule qu’il ait eue à gouverner et qu’il avait pris le soin de faire.
Caroline veut bien piquer Adolphe à toute heure, mais cette faculté de lâcher de temps en temps une guêpe au conjoint (terme judiciaire) est un droit exclusivement réservé à l’épouse. Adolphe devient un monstre s’il détache sur sa femme une seule mouche. De Caroline, c’est de charmantes plaisanteries, un badinage pour égayer la vie à deux, et dicté surtout par les intentions les plus pures ; tandis que, d’Adolphe, c’est une cruauté de Caraïbe, une [p. 103] méconnaissance du cœur de sa femme et un plan arrêté de lui causer du chagrin. Ceci n’est rien.
– Vous aimez donc bien madame de Fischtaminel ? demande Caroline. Qu’a-t-elle donc dans l’esprit ou dans les manières de si séduisant, cette araignée-là ?
– Mais, Caroline…
– Oh ! ne prenez pas la peine de nier ce goût bizarre, dit-elle en arrêtant une négation sur les lèvres d’Adolphe, il y a long-temps que je m’aperçois que vous me préférez cet échalas (madame de Fischtaminel est maigre). Eh ! bien, allez… vous aurez bientôt reconnu la différence.
Comprenez-vous ? Vous ne pouvez pas soupçonner Caroline d’avoir le moindre goût pour monsieur Deschars (un gros homme commun, rougeaud, un ancien notaire), tandis que vous aimez madame de Fischtaminel ! Et alors Caroline, cette Caroline dont l’innocence vous a tant fait [p. 104] souffrir, Caroline qui s’est familiarisée avec le monde, Caroline devient spirituelle : vous avez deux Taons au lieu d’un.
Le lendemain elle vous demande, en prenant un petit air bon-enfant : – Où en êtes-vous avec madame de Fischtaminel ?…
Quand vous sortez, elle vous dit : – Va, mon ami, va prendre les eaux !
Car, dans leur colère contre une rivale, toutes les femmes, même les duchesses, emploient l’invective, et s’avancent jusque dans les tropes de la Halle ; elles font alors arme de tout.
Vouloir convaincre Caroline d’erreur et lui prouver que madame de Fischtaminel vous est indifférente, vous coûterait trop cher. C’est une sottise qu’un homme d’esprit ne commet pas dans son ménage : il y perd son pouvoir et il s’y ébrèche.
[p. ill.]Oh ! Adolphe, tu es arrivé malheureusement à cette saison si ingénieusement nomméel’été de la saint Martin du mariage. Hélas ! il faut, chose délicieuse ! reconquérir ta femme, ta Caroline, la reprendre par la taille, et devenir le meilleur des maris en tâchant de deviner ce qui lui plaît, afin de faire à son plaisir au lieu de faire à ta volonté ! Toute la question est là désormais.
Admettons ceci, qui, selon nous, est une vérité remise à neuf :
La plupart des hommes ont toujours un peu de l’esprit qu’exige une situation difficile, quand ils n’ont pas tout l’esprit de cette situation.
[p. 106] Quant aux maris qui sont au-dessous de leur position, il est impossible de s’en occuper : il n’y a pas de lutte, ils entrent dans la classe nombreuse desRésignés.
Adolphe se dit donc : – Les femmes sont des enfants : présentez-leur un morceau de sucre, vous leur faites danser très-bien toutes les contredanses que dansent les enfants gourmands ; mais il faut toujours avoir une dragée, la leur tenir haut, et… que le goût des dragées ne leur passe point. Les Parisiennes (Caroline est de Paris) sont excessivement vaines, elles sont gourmandes !… On ne gouverne les hommes, on ne se fait des amis, qu’en les prenant tous par leurs vices, en flattant leurs passions : ma femme est à moi !
Quelques jours après, pendant lesquels Adolphe a redoublé d’attention pour sa femme, il lui tient ce langage :
[p. 107] – Tiens, Caroline, amusons-nous ! il faut bien que tu mettes ta nouvelle robe (la pareille à celle de madame Deschars), et… ma foi, nous irons voir quelque bêtise aux Variétés.
Ces sortes de propositions rendent toujours les femmes légitimes de la plus belle humeur. Et d’aller ! Adolphe a commandé pour deux, chez Borrel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin.
– Puisque nous allons aux Variétés, dînons au cabaret ! s’écrie Adolphe sur les Boulevards en ayant l’air de se livrer à une improvisation généreuse.
Caroline, heureuse de cette apparence de bonne fortune, s’engage alors dans un petit salon où elle trouve la nappe mise et le petit service coquet offert par Borrel aux gens assez riches pour payer le local destiné aux grands de la terre qui se font petits pour un moment.
Les femmes, dans un dîner prié, mangent peu : leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l’aile d’un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût, en cuisine. Donc, grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d’un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits [p. 108] comme il n’en vient qu’à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qu’on leur dit à l’oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l’addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.) autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l’on va souvent à l’Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd’hui deux millions de capital. Mais touthonneur conjugalvaut cela.
Caroline dit à ses amies des choses qu’elle croit excessivement flatteuses, mais qui font faire la moue à un mari spirituel.
– Depuis quelque temps, Adolphe est charmant. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter tant de gracieusetés, [p. 109] mais il me comble. Il ajoute du prix à tout par ces délicatesses qui nousimpressionnenttant, nous autres femmes… Après m’avoir menée lundi au Rocher de Cancale, il m’a soutenu que Véry faisait aussi bien la cuisine que Borrel, et il a recommencé la partie dont je vous ai parlé, mais en m’offrant au dessert un coupon de loge à l’Opéra. L’on donnaitGuillaume Tell, qui, vous le savez, est ma passion.
– Vous êtes bien heureuse, répond madame Deschars sèchement, et avec une évidente jalousie.
– Mais une femme qui remplit bien ses devoirs mérite, il me semble, ce bonheur…
Quand cette phrase atroce se promène sur les lèvres d’une femme mariée, il est clair qu’ellefait son devoir, à la façon des écoliers, pour la récompense qu’elle attend. [p. 110] Au collége, on veut gagner des exemptions ; en mariage, on espère un châle, un bijou. Donc, plus d’amour !
– Moi, ma chère (madame Deschars est piquée), moi, je suis raisonnable. Deschars faisait de ces folies-là2[Note de l’auteur] Mensonge à triple péché mortel (mensonge, orgueil, envie) que se permettent les dévotes, car madame Deschars est une dévote atrabilaire ; elle ne manque pas un office à Saint-Rochdepuis qu’elle a quêté avec la reine. …, j’y ai mis bon ordre. Écoutez donc, ma petite, nous avons deux enfants, et j’avoue que cent ou deux cents francs sont une considération pour moi, mère de famille.
– Eh ! madame, dit madame de Fischtaminel, il vaut mieux que nos maris aillent en partie fine avec nous que…
– Deschars ?… dit brusquement madame Deschars en se levant et saluant.
Le sieur Deschars (homme annulé par sa femme) n’entend pas alors la fin de cette phrase, par laquelle il apprendrait qu’on peut manger son bien avec des femmes excentriques.
Caroline, flattée dans toutes ses vanités, se rue alors dans toutes les douceurs de l’orgueil et de la gourmandise, deux délicieux péchés capitaux. Adolphe regagne du terrain ; mais, hélas ! (cette réflexion vaut un sermon de Petit Carême) le péché, comme toute volupté, contient son aiguillon. De même qu’un Autocrate, le Vice ne tient [p. 111] pas compte de mille délicieuses flatteries devant un seul pli de rose qui l’irrite. Avec lui, l’homme doit allercrescendo!… et toujours.
Le Vice, le Courtisan, le Malheur et l’Amour ne connaissent que leprésent.
Au bout d’un temps difficile à déterminer, Caroline se regarde dans la glace, au dessert, et voit des rubis fleurissant sur ses pommettes et sur les ailes si pures de son nez. Elle est de mauvaise humeur au spectacle, et vous ne savez pas pourquoi, vous, Adolphe, si fièrement posé dans votre cravate ! vous qui tendez votre torse en homme satisfait.
Quelques jours après, la couturière arrive, elle essaie une robe, elle rassemble ses forces, elle ne parvient pas à l’agrafer… On appelle la femme de chambre. Après un tirage de la force de deux chevaux, un vrai treizième travail d’Hercule, il se déclare un hiatus de deux pouces. L’inexorable couturière ne peut cacher à Caroline que sa taille a changé. Caroline, l’aérienne Caroline, menace d’être pareille à madame Deschars. En terme vulgaire, elle épaissit.
On laisse Caroline atterrée.
[p. 112] – Comment avoir, comme cette grosse madame Deschars, des cascades de chair à la Rubens ? Et c’est vrai… se dit-elle, Adolphe est un profond scélérat. Je le vois, il veut faire de moi une mère Gigogne ! et m’ôter mes moyens de séduction !
Caroline veut bien désormais aller aux Italiens, elle y accepte un tiers de loge, mais elle trouvetrès-distinguéde peu manger, et refuse les parties fines de son mari.
– Mon ami, dit-elle, une femme comme il faut ne saurait aller là souvent… On entre une fois, par plaisanterie, dans ces boutiques ; mais s’y montrer habituellement ?… fi donc !
Borrel et Véry, ces illustrations du Fourneau, perdent chaque jour mille francs de recette à ne pas avoir une [p. 113] entrée spéciale pour les voitures. Si une voiture pouvait se glisser sous une porte cochère, et sortir par une autre en jetant une femme au péristyle d’un escalier élégant, combien de clientes leur amèneraient de bons, gros, riches clients !…
La coquetterie tue la gourmandise.
Caroline en a bientôt assez du théâtre, et le diable seul peut savoir la cause de ce dégoût. Excusez Adolphe ! un mari n’est pas le diable.
Un bon tiers des Parisiennes s’ennuie au spectacle, à part quelques escapades, comme aller rire et mordre au fruit d’une indécence, – aller respirer le poivre long [p. 114] d’un gros mélodrame, – s’extasier à des décorations, etc. Beaucoup d’entre elles ont les oreilles rassasiées de musique, et ne vont aux Italiens que pour les chanteurs, ou, si vous voulez, pour remarquer des différences dans l’exécution. Voici ce qui soutient les théâtres : les femmes y sont un spectacle avant et après la pièce. La vanité seule paie du prix exorbitant de quarante francs trois heures d’un plaisir contestable, pris en mauvais air et à grands frais, sans compter les rhumes attrapés en sortant. Mais se montrer, se faire voir, recueillir les regards de cinq cents hommes !… quelle franche lippée ! dirait Rabelais.
Pour cette précieuse récolte, engrangée par l’amour-propre, il faut être remarquée. Or, une femme et son mari sont peu regardés. Caroline a le chagrin de voir la salle toujours préoccupée des femmes qui ne sont pas avec leurs maris, des femmes excentriques. Or, le faible loyer qu’elle touche de ses efforts, de ses toilettes et de ses poses, ne compensant guère à ses yeux la fatigue, la dépense et l’ennui, bientôt il en est du spectacle comme de la bonne chère : la bonne cuisine la faisait engraisser, le théâtre la fait jaunir.
Ici Adolphe (ou tout homme à la place d’Adolphe) ressemble à ce paysan du Languedoc qui souffrait horriblement d’unagacin(en français, cor ; mais le mot de la langue d’Oc n’est-il pas plus joli ?). Ce paysan enfonçait son pied de deux pouces dans les cailloux les plus aigus du chemin, en disant à son agacin : –Troun de Diou ! de bagasse! si tu mé fais souffrir, jé té lé rends bien !
– En vérité, dit Adolphe profondément désappointé le [p. 115] jour où il reçoit de sa femme un refus non motivé, je voudrais bien savoir ce qui peut vous plaire…
Caroline regarde son mari du haut de sa grandeur, et lui dit, après un temps digne d’une actrice : – Je ne suis ni une oie de Strasbourg, ni une girafe.
– On peut, en effet, mieux employer quatre mille francs par mois, répond Adolphe.
– Que veux-tu dire ?
– Avec le quart de cette somme, offert à d’estimables forçats, à de jeunes libérés, à d’honnêtes criminels, on devient un personnage, un Petit-Manteau-Bleu ! reprit Adolphe, et une jeune femme est alors fière de son mari.
Cette phrase est le cercueil de l’amour ! aussi Caroline la prend-elle en très-mauvaise part. Il s’ensuit une explication. Ceci rentre dans les mille facéties du chapitre suivant, dont le titre doit faire sourire les amants aussi bien que les époux. S’il y a des rayons jaunes, pourquoi n’y aurait-il pas des jours de cette couleur excessivement conjugale ?
Arrivé dans ces eaux, vous jouissez alors de ces petites scènes qui, dans le grand opéra du mariage, représentent les intermèdes, et dont voici le type.
Vous êtes un soir seuls, après dîner, et vous vous êtes déjà tant de fois trouvés seuls que vous éprouvez le [p. 118] besoin de vous dire de petits mots piquants, comme ceci, donné pour exemple.
– Prends garde à toi, Caroline, dit Adolphe qui a sur le cœur tant d’efforts inutiles, il me semble que ton nez a l’impertinence de rougir à domicile tout aussi bien qu’au restaurant.
– Tu n’es pas dans tes jours d’amabilité !…
Aucun homme n’a pu découvrir le moyen de donner un conseil d’ami à aucune femme, pas même à la sienne.
– Que veux-tu, ma chère ! peut-être es-tu trop serrée dans ton corset, et l’on se donne ainsi des maladies…
[p. 119] Aussitôt qu’un homme a dit cette phrase n’importe à quelle femme, cette femme (elle sait que les buscs sont souples) saisit son busc par le bout qui regarde en contre-bas, et le soulève en disant, comme Caroline :
– Vois, on peut y mettre la main ! jamais je ne me serre.
– Ce sera donc l’estomac…
– Qu’est-ce que l’estomac a de commun avec le nez ?
– L’estomac est un centre qui communique avec tous nos organes.
– Le nez est donc un organe ?
– Oui.
– Ton organe te sert bien mal en ce moment… (Elle lève les yeux et hausse les épaules.) Voyons ! que t’ai-je fait, Adolphe ?
– Mais rien, je plaisante, et j’ai le malheur de ne pas te plaire, répond Adolphe en souriant.
– Mon malheur, à moi, c’est d’être ta femme. Oh ! que ne suis-je celle d’un autre !
– Nous sommes d’accord !
– Si, me nommant autrement, j’avais la naïveté de dire, comme les coquettes qui veulent savoir où elles en sont avec un homme : « Mon nez est d’un rouge inquiétant ! » en me regardant à la glace avec des minauderies de singe, tu me répondrais : « Oh ! madame, vous vous calomniez ! D’abord, cela ne se voit pas ; puis c’est en harmonie avec la couleur de votre teint… Nous sommes d’ailleurs tous ainsi après dîner ! » et tu partirais de là pour me faire des compliments… Est-ce que je dis, moi, [p. 120] que tu engraisses, que tu prends des couleurs de maçon, et que j’aime les hommes pâles et maigres ?…
On dit à Londres :Ne touchez pas à la hache! En France, il faut dire : Ne touchez pas au nez de la femme…
– Et tout cela pour un peu trop de cinabre naturel ! s’écrie Adolphe. Prends-t’en au bon Dieu, qui se mêle d’étendre de la couleur plus dans un endroit que dans un autre, non à moi… qui t’aime… qui te veux parfaite, et qui te crie : Gare !
– Tu m’aimes trop, alors, car depuis quelque temps tu t’étudies à me dire des choses désagréables, tu cherches à me dénigrer sous prétexte de me perfectionner… J’ai été trouvée parfaite, il y a cinq ans…
[p. 121] – Moi, je te trouve mieux que parfaite, tu es charmante !…
– Avec trop de cinabre ?
Adolphe, qui voit sur la figure de sa femme un air hyperboréen, s’approche, se met sur une chaise à côté d’elle. Caroline, ne pouvant pas décemment s’en aller, donne un coup de côté sur sa robe comme pour opérer une séparation. Ce mouvement là, certaines femmes l’accomplissent avec une impertinence provocante ; mais il a deux significations : c’est, en terme de whist, ouune invite au roi, ou unerenonce. En ce moment, Caroline renonce.
– Qu’as-tu ? dit Adolphe.
– Voulez-vous un verre d’eau et de sucre ? demande Caroline en s’occupant de votre hygiène et prenant (en charge) son rôle de servante.
– Pourquoi ?
– Mais vous n’avez pas la digestion aimable, vous devez souffrir beaucoup. Peut-être faut-il mettre une goutte d’eau-de-vie dans le verre d’eau sucrée ? Le docteur a parlé de cela comme d’un remède excellent…
– Comme tu t’occupes de mon estomac !
– C’est un centre, il communique à tous les organes, il agira sur le cœur, et de là peut-être sur la langue.
Adolphe se lève et se promène sans rien dire, mais il pense à tout l’esprit que sa femme acquiert ; il la voit grandissant chaque jour en force, en acrimonie ; elle [p. 122] devient d’une intelligence dans le taquinage et d’une puissance militaire dans la dispute qui lui rappelle Charles XII et les Russes. Caroline, en ce moment, se livre à une mimique inquiétante : elle a l’air de se trouver mal.
– Souffrez-vous ? dit Adolphe pris par où les femmes nous prennent toujours, par la générosité.
– Ça fait mal au cœur, après le dîner, de voir un homme allant et venant comme un balancier de pendule. Mais vous voilà bien : il faut toujours que vous vous agitiez… Êtes-vous drôles… Les hommes sont plus ou moins fous…
Adolphe s’assied au coin de la cheminée opposé à celui que sa femme occupe, et il y reste pensif : le mariage lui apparaît avec ses steppes meublés d’orties.
[p. 123] – Eh bien ! tu boudes ?… dit Caroline après un demi-quart d’heure donné à l’observation de la figure maritale.
– Non, j’étudie, répond Adolphe.
– Oh ! quel caractère infernal tu as !… dit-elle en haussant les épaules. Est-ce à cause de ce que je t’ai dit sur ton ventre, sur ta taille et sur ta digestion ?… Tu ne vois donc pas que je voulais te rendre la monnaie de ton cinabre ? Tu prouves que les hommes sont aussi coquets que les femmes… (Adolphe reste froid.) Sais-tu que cela me semble très-gentil à vous de prendre nos qualités… (Profond silence.) On plaisante, et tu te fâches… (elle regarde Adolphe), car tu es fâché… Je ne suis pas comme toi, moi : je ne peux pas supporter l’idée de t’avoir fait un peu de peine ! Et c’est pourtant une idée qu’un homme n’aurait jamais eue, que d’attribuer ton impertinence à quelque embarras dans ta digestion. Ce n’est plusmon Dodofe! c’est son ventre qui s’est trouvé assez grand pour parler… Je ne te savais pas ventriloque, voilà tout…
Caroline regarde Adolphe en souriant : Adolphe se tient comme gommé.
– Non, il ne rira pas… Et vous appelez cela, dans votre jargon, avoir du caractère… Oh ! comme nous sommes bien meilleures !
Elle vient s’asseoir sur les genoux d’Adolphe, qui ne peut s’empêcher de sourire. Ce sourire, extrait à l’aide de la machine à vapeur, elle le guettait pour s’en faire une arme.
– Allons, mon bon homme, avoue tes torts ! dit-elle [p. 124] alors. Pourquoi bouder ? Je t’aime, moi, comme tu es ! Je te vois tout aussi mince que quand je t’ai épousé… plus mince même.
– Caroline, quand on en arrive à se tromper sur ces petites choses-là… quand on se fait des concessions et qu’on ne reste pas fâché, tout rouge… sais-tu ce qui en est ?…
– Eh bien ? dit Caroline inquiète de la pose dramatique que prend Adolphe.
– On s’aime moins.
– Oh ! gros monstre, je te comprends : tu restes fâché pour me faire croire que tu m’aimes.
Hélas ! avouons-le ! Adolphe dit la vérité de la seule manière de la dire : en riant.
– Pourquoi m’as-tu fait de la peine ? dit-elle. Ai-je un tort ? ne vaut-il pas mieux me l’expliquer gentiment plutôt que de me dire grossièrement (elle enfle sa voix) : « Votre nez rougit ! » Non, ce n’est pas bien ! Pour te plaire, je vais employer une expression de ta belle Fischtaminel : «Ce n’est pas d’un gentleman! »
Adolphe se met à rire et paye les frais du raccommodement ; mais au lieu d’y découvrir ce qui peut plaire à Caroline et le moyen de se l’attacher, il reconnaît par où Caroline l’attache à elle.
Est-ce un agrément de ne pas savoir ce qui plaît à sa femme, quand on est marié ?… Certaines femmes (cela se rencontre encore en province) sont assez naïves pour dire assez promptement ce qu’elles veulent ou ce qui leur plaît. Mais, à Paris, presque toutes les femmes éprouvent [p. 126] une certaine jouissance à voir un homme aux écoutes de leur cœur, de leurs caprices, de leurs désirs, trois expressions d’une même chose ! et tournant, virant, allant, se démenant, se désespérant, comme un chien qui cherche un maître.
Elles nomment celaêtre aimées, les malheureuses !… Et bon nombre se disent en elles-mêmes, comme Caroline : – Comment s’en tirera-t-il ?
Adolphe en est là. Dans ces circonstances, le digne et excellent Deschars, ce modèle du mari bourgeois, invite le ménage Adolphe et Caroline à inaugurer une charmante maison de campagne. C’est une occasion que les Deschars ont saisie par son feuillage, une folie d’homme de lettres, une délicieuse villa où l’artiste a enfoui cent mille francs, et vendue à la criée onze mille francs. Caroline a quelque jolie toilette à essayer, un chapeau à plumes en saule pleureur : c’est ravissant à monter en tilbury. On laisse le petit Charles à sa grand’mère. On donne congé aux domestiques. On part avec le sourire d’un ciel bleu, lacté de nuages, uniquement pour en rehausser l’effet. On respire le bon air, on le fend par le trot du gros cheval normand sur qui le printemps agit. Enfin l’on arrive à Marnes, au-dessus de Ville-d’Avray, où les Deschars se pavanent dans une villa copiée sur une villa de Florence, et entourée de prairies suisses, sans tous les inconvénients des Alpes.
– Mon Dieu ! quelles délices qu’une semblable maison de campagne ! s’écrie Caroline en se promenant dans les bois admirables qui bordent Marnes et Ville-d’Avray. On [p. 127] est heureux par les yeux comme si l’on y avait un cœur !…
Caroline, ne pouvant prendre qu’Adolphe, prend alors Adolphe, qui redevient son Adolphe. Et de courir comme une biche, et de redevenir la jolie, naïve, petite, adorable pensionnaire qu’elle était !… Ses nattes tombent ! elle ôte son chapeau, le tient par ses brides. La voilàrejeune, blanche et rose. Ses yeux sourient, sa bouche est une grenade douée de sensibilité, d’une sensibilité qui paraît neuve.
– Ça te plairait donc bien, ma chérie, une campagne !… dit Adolphe en tenant Caroline par la taille, et la sentant qui s’appuie comme pour en montrer la flexibilité.
– Oh ! tu serais assez gentil pour m’en acheter une ?… Mais, pas de folies !… Saisis une occasion comme celle des Deschars.
– Te plaire, savoir bien ce qui peut te faire plaisir, voilà l’étude de ton Adolphe.
Ils sont seuls, ils peuvent se dire leurs petits mots d’amitié, défiler le chapelet de leurs mignardises secrètes.
– On veut donc plaire à sa petite fille ?… dit Caroline en mettant sa tête sur l’épaule d’Adolphe, qui la baise au front en pensant : – Dieu merci, je la tiens !
Quand un mari et une femme se tiennent, le diable seul sait celui qui tient l’autre.
[p. 128] Le jeune ménage est charmant, et la grosse madame Deschars se permet une remarque assez décolletée pour elle, si sévère, si prude, si dévote.
– La campagne a la propriété de rendre les maris très-aimables.
Monsieur Deschars indique une occasion à saisir. On veut vendre une maison à Ville-d’Avray, toujours pour rien. Or, la maison de campagne est une maladie particulière à l’habitant de Paris. Cette maladie a sa durée et sa guérison. Adolphe est un mari, ce n’est pas un médecin. Il achète la campagne, et il s’y installe avec Caroline redevenue sa Caroline, sa Carola, sa biche blanche, son gros trésor, sa petite fille, etc.
Voici quels symptômes alarmants se déclarent avec une effrayante rapidité :
[p. 129] On paye une tasse de lait vingt-cinq centimes quand il est baptisé, cinquante centimes quand il estanhydre, disent les chimistes.
La viande est moins chère à Paris qu’à Sèvres, expérience faite des qualités.
Les fruits sont hors de prix. Une belle poire coûte plus prise à la campagne que dans le jardin (anhydre !) qui fleurit à l’étalage de Chevet.
Avant de pouvoir récolter des fruits chez soi, où il n’y a qu’une prairie suisse de deux centiares, environnée de quelques arbres verts qui ont l’air d’être empruntés à une décoration de vaudeville, les autorités les plus rurales consultées déclarent qu’il faudra dépenser beaucoup d’argent, et – attendre cinq années !…
Les légumes s’élancent de chez les maraîchers pour rebondir à la Halle. Madame Deschars, qui jouit d’un jardinier-concierge, avoue que les légumes venus dans son terrain, sous ses bâches, à force de terreau, lui coûtent deux fois plus cher que ceux achetés à Paris chez une fruitière qui a boutique, qui paie patente, et dont l’époux est électeur.
Malgré les efforts et les promesses du jardinier-concierge, les primeurs ont toujours à Paris une avance d’un mois sur celles de la campagne.
De huit heures du soir à onze heures, les époux ne savent que faire, vu l’insipidité des voisins, leur petitesse et les questions d’amour-propre soulevées à propos de rien.
Monsieur Deschars remarque, avec la profonde science de calcul qui distingue un ancien notaire, que le prix de [p. 130] ses voyages à Paris cumulé avec les intérêts du prix de la campagne, avec les impositions, les réparations, les gages du concierge et de sa femme, etc., équivalent à un loyer de mille écus ! Il ne sait pas comment lui, ancien notaire, s’est laissé prendre à cela !…Caril a maintes fois fait des baux de châteaux avec parcs et dépendances pour mille écus de loyer.
On convient à la ronde, dans les salons de madame Deschars, qu’une maison de campagne, loin d’être un plaisir, est une plaie vive…
– Je ne sais pas comment on ne vend que cinq centimes, à la Halle, un chou qui doit être arrosé tous les jours, depuis sa naissance jusqu’au jour où on le coupe, dit Caroline.
– Mais, répond un petit épicier retiré, le moyen de se tirer de la campagne, c’est d’y rester, d’y demeurer, de se faire campagnard, et alors tout change…
Caroline, en revenant, dit à son pauvre Adolphe : [p. 131] – Quelle idée as-tu donc eue là, d’avoir une maison de campagne ? Ce qu’il y a de mieux, en fait de campagne, est d’y aller chez les autres…
Adolphe se rappelle un proverbe anglais qui dit : « N’ayez jamais de journal, de maîtresse, ni de campagne ; il y a toujours des imbéciles qui se chargent d’en avoir pour vous… »
– Bah ! répond Adolphe, que le Taon Conjugal a définitivement éclairé sur la logique des femmes, tu as raison ; mais aussi, que veux-tu ?… l’enfant s’y porte à ravir.
Quoique Adolphe soit devenu prudent, cette réponse éveille les susceptibilités de Caroline. Une mère veut bien penser exclusivement à son enfant, mais elle ne veut pas se le voir préférer. Madame se tait ; le lendemain, elle s’ennuie à la mort. Adolphe étant parti pour ses affaires, elle l’attend depuis cinq heures jusqu’à sept, et va seule [p. 132] avec le petit Charles jusqu’à la voiture. Elle parle pendant trois quarts d’heure de ses inquiétudes. Elle a eu peur en allant de chez elle au bureau des voitures. Est-il convenable qu’une jeune femme soit là,seule? Elle ne supportera pas cette existence-là.
La villa crée alors une phase assez singulière, et qui mérite un chapitre à part.
La misère fait des parenthèses.
On a diversement parlé, toujours en mal, du point de côté ; mais ce mal n’est rien, comparé au point dont il [p. 134] s’agit ici, et que les plaisirs du regain conjugal font dresser à tout propos, comme le marteau de la touche d’un piano. Ceci constitue une misère picotante, qui ne fleurit qu’au moment où la timidité de la jeune épouse a fait place à cette fatale égalité de droits qui dévore également le ménage et la France. À chaque saison ses misères !…
Caroline, après une semaine où elle a noté les absences de monsieur, s’aperçoit qu’il passe sept heures par jour loin d’elle. Un jour, Adolphe, qui revient gai comme un acteur applaudi, trouve sur le visage de Caroline une légère couche de gelée blanche. Après avoir vu que la froideur de sa mine est remarquée, Caroline prend un faux air amical dont l’expression bien connue a le don de faire intérieurement pester un homme, et dit : – Tu as donc eu beaucoup d’affaires, aujourd’hui, mon ami ?
– Oui, beaucoup !
– Tu as pris des cabriolets ?
– J’en ai eu pour sept francs…
– As-tu trouvé tout ton monde ?…
– Oui, ceux à qui j’avais donné rendez-vous…
– Quand leur as-tu donc écrit ? L’encre est desséchée dans ton encrier : c’est comme de la laque ; j’ai eu à écrire, et j’ai passé une grande heure à l’humecter avant d’en faire une bourbe compacte avec laquelle on aurait pu marquer des paquets destinés aux Indes.
Ici, tout mari jette sur sa moitié des regards sournois.
– Je leur ai vraisemblablement écrit à Paris…
[p. 135] – Quelles affaires donc, Adolphe ?…
– Ne les connais-tu pas ?… Veux-tu que je te les dise ?… Il y a d’abord l’affaire Chaumontel…
– Je croyais monsieur Chaumontel en Suisse…
– Mais n’a-t-il pas ses représentants, son avoué ?…
– Tu n’as fait que des affaires ?… dit Caroline en interrompant Adolphe.
Elle jette alors un regard clair, direct, par lequel elle plonge à l’improviste dans les yeux de son mari : une épée dans un cœur.
[p. 136] – Que veux-tu que j’aie fait ?… De la fausse monnaie, des dettes, de la tapisserie ?…
– Mais, je ne sais pas. Je ne peux rien deviner, d’abord ! Tu me l’as dit cent fois : je suis trop bête.
– Bon ! voilà que tu prends en mauvaise part un mot caressant. Va, ceci est bien femme.
– As-tu conclu quelque chose ? dit-elle en prenant un air d’intérêt pour les affaires.
– Non, rien…
– Combien de personnes as-tu vues ?
– Onze, sans compter celles qui se promenaient sur les Boulevards.
– Comme tu me réponds !
– Mais aussi tu m’interroges comme si tu avais fait pendant dix ans le métier de juge d’instruction…
– Eh bien ! raconte-moi toute ta journée, ça m’amusera. Tu devrais bien penser ici à mes plaisirs ! Je m’ennuie assez quand tu me laisses là, seule, pendant des journées entières.
– Tu veux que je t’amuse en te racontant des affaires ?…
– Autrefois, tu me disais tout…
Ce petit reproche amical déguise une espèce de certitude que veut avoir Caroline touchant les choses graves dissimulées par Adolphe. Adolphe entreprend alors de raconter sa journée. Caroline affecte une espèce de distraction assez bien jouée pour faire croire qu’elle n’écoute pas.
[p. 137] – Mais tu me disais tout à l’heure, s’écrie-t-elle au moment où notre Adolphe s’entortille, que tu as pris pour sept francs de cabriolets, et tu parles maintenant d’un fiacre ? Il était sans doute à l’heure ? Tu as donc fait tes affaires en fiacre ? dit-elle d’un petit ton goguenard.
– Pourquoi les fiacres me seraient-ils interdits ? demande Adolphe en reprenant son récit.
– Tu n’es pas allé chez madame de Fischtaminel ? dit-elle au milieu d’une explication excessivement embrouillée où elle vous coupe insolemment la parole.
– Pourquoi y serais-je allé ?…
– Ça m’aurait fait plaisir ; j’aurais voulu savoir si son salon est fini…
– Il l’est !
– Ah ! tu y es donc allé ?…
– Non, son tapissier me l’a dit.
– Tu connais son tapissier ?…
– Oui !
– Qui est-ce ?
– Braschon.
– Tu l’as donc rencontré, le tapissier ?…
– Oui.
– Mais tu m’as dit n’être allé qu’en voiture ?…
– Mais, mon enfant, pour prendre des voitures, on va les cherc…
– Bah ! tu l’auras trouvé dans le fiacre…
– Qui ?
– Mais, le salon – ou – Braschon ! Va, l’un comme l’autre est aussi probable.
– Mais tu ne veux donc pas m’écouter ? s’écrie [p. 138] Adolphe en pensant qu’avec une longue narration il endormira les soupçons de Caroline.
– Je t’ai trop écouté. Tiens : tu me mens depuis une heure.
– Je ne dirai plus rien.
– J’en sais assez, je sais tout ce que je voulais savoir. Oui, tu me dis que tu as vu des avoués, des notaires, des banquiers : tu n’as vu personne de ces gens-là ! Si j’allais faire une visite demain à madame de Fischtaminel, sais-tu ce qu’elle me dirait ?
Ici, Caroline observe Adolphe ; mais Adolphe affecte un calme trompeur, au beau milieu duquel Caroline jette la ligne afin de pêcher un indice.
– Eh bien ! elle me dirait qu’elle a eu le plaisir de te voir… Mon Dieu ! sommes-nous malheureuses ! Nous ne [p. 139] pouvons jamais savoir ce que vous faites… Nous sommes clouées là, dans nos ménages, pendant que vous êtes à vos affaires ! Belles affaires !… Dans ce cas-là, je te raconterais, moi, des affaires un peu mieux machinées que les tiennes !… Ah ! vous nous apprenez de belles choses !… On dit que les femmes sont perverses… Mais qui les a perverties ?…
Ici, Adolphe essaie, en arrêtant un regard fixe sur Caroline, d’arrêter ce flux de paroles. Caroline, comme un cheval qui reçoit un coup de fouet, reprend de plus belle et avec l’animation d’unecodarossinienne.
– Ah ! c’est une jolie combinaison ! mettre sa femme à la campagne pour être libre de passer la journée à Paris comme on l’entend. Voilà donc la raison de votre passion pour une maison de campagne ! Et moi, pauvre bécasse, qui donne dans le panneau !… Mais vous avez raison, monsieur : c’est très-commode, une campagne ! elle peut avoir deux fins. Madame s’en arrangera tout aussi bien que monsieur. À vous Paris et ses fiacres !… à moi les bois et leurs ombrages !… Tiens, décidément, Adolphe, cela me va, ne nous fâchons plus…
Adolphe s’entend dire des sarcasmes pendant une heure.
– As-tu fini, ma chère ?… demande-t-il en saisissant un moment où elle hoche la tête sur une interrogation à effet.
[p. 140] Caroline termine alors en s’écriant : – J’en ai bien assez de la campagne, et je n’y remets plus les pieds !… Mais je sais ce qui m’arrivera : vous la garderez, sans doute, et vous me laisserez à Paris. Eh bien ! à Paris, je pourrai du moins m’amuser pendant que vous mènerez madame de Fischtaminel dans les bois. Qu’est-ce qu’unevilla Adolphinioù l’on a mal au cœur quand on s’est promené six fois autour de la prairie ? où l’on vous a planté des bâtons de chaise et des manches à balai, sous prétexte de vous procurer de l’ombrage ?… On y est comme dans un four : les murs ont six pouces d’épaisseur ! Et monsieur est absent sept heures sur les douze de la journée ! Voilà le fin mot de la villa !
– Écoute, Caroline…
– Encore, dit-elle, si tu voulais m’avouer ce que tu as fait aujourd’hui ?… Tiens, tu ne me connais pas : je [p. 141] serai bonne-enfant, dis-le moi !… Je te pardonne à l’avance tout ce que tu auras fait.
Adolphea eu des relationsavant son mariage ; il connaît trop bien le résultat d’un aveu pour en faire à sa femme, et alors il répond : – Je vais tout te dire…
– Eh bien ! tu seras gentil… je t’en aimerai mieux !
– Je suis resté trois heures…
– J’en étais sûre… chez madame de Fischtaminel ?…
– Non, chez notre notaire, qui m’avait trouvé un acquéreur ; mais nous n’avons jamais pu nous entendre : il voulait notre maison de campagne toute meublée, et, en sortant, je suis allé chez Braschon pour savoir ce que nous lui devions…
– Tu viens d’arranger ce roman-là pendant que je te parlais !… Voyons, regarde-moi !… J’irai voir Braschon demain.
Adolphe ne peut retenir une contraction nerveuse.
– Tu ne peux pas t’empêcher de rire, vois-tu ! vieux monstre !
– Je ris de ton entêtement.
– J’irai demain chez madame de Fischtaminel.
– Hé ! va où tu voudras !…
– Quelle brutalité ! dit Caroline en se levant et s’en allant son mouchoir sur les yeux.
La maison de campagne, si ardemment désirée par Caroline, est devenue une invention diabolique d’Adolphe, un piége où s’est prise la biche.
Depuis qu’Adolphe a reconnu qu’il est impossible de [p. 142] raisonner avec Caroline, il lui laisse dire tout ce qu’elle veut.
Deux mois après, il vend sept mille francs une villa qui lui coûte vingt-deux mille francs ! Mais il y gagne de savoir que la campagne n’est pas encore ce qui plaît à Caroline.
La question devient grave : orgueil, gourmandise, deux péchés de moine y ont passé ! La nature avec ses bois, ses forêts, ses vallées, la Suisse des environs de Paris, les rivières factices ont à peine amusé Caroline pendant six mois. Adolphe est tenté d’abdiquer, et de prendre le rôle de Caroline.
Un matin, Adolphe est définitivement saisi par la triomphante idée de laisser Caroline maîtresse de trouver elle-même ce qui lui plaît. Il lui remet le gouvernement de la maison en lui disant : « Fais ce que tu voudras. » Il substitue le système constitutionnel au système [p. 144] autocratique, un ministère responsable au lieu d’un pouvoir conjugal absolu. Cette preuve de confiance, objet d’une secrète envie, est le bâton de maréchal des femmes. Les femmes sont alors, selon l’expression vulgaire, maîtresses à la maison.
Dès lors, rien, pas même les souvenirs de la lune de miel, ne peut se comparer au bonheur d’Adolphe pendant quelques jours. Une femme est alors tout sucre, elle est trop sucre ! Elle inventerait les petits soins, les petits mots, les petites attentions, les chatteries et la tendresse, si toute cette confiturerie conjugale n’existait pas depuis le Paradis Terrestre. Au bout d’un mois, l’état d’Adolphe a quelque similitude avec celui des enfants vers la fin de la première semaine de l’année. Aussi Caroline commence-t-elle à dire, non pas en paroles, mais en action, en mines, en expressions mimiques : – On ne sait que faire pour plaire à un homme !…
Laisser à sa femme le gouvernail de la barque est une idée excessivement ordinaire, qui mériterait peu l’expression de triomphante, décernée en tête de ce chapitre, si elle n’était pas doublée de l’idée de destituer Caroline. Adolphe a été séduit par cette pensée, qui s’empare et s’emparera de tous les gens en proie à un malheur quelconque, savoir jusqu’où peut aller le mal ! expérimenter ce que le feu fait de dégât quand on le laisse à lui-même, en se sentant ou en se croyant le pouvoir de l’arrêter. Cette curiosité nous suit de l’enfance à la tombe. Or, après sa pléthore de félicité conjugale, Adolphe, qui se donne la comédie chez lui, passe par les phases suivantes.
Tout va trop bien. Caroline achète de jolis petits registres pour écrire ses dépenses, elle achète un joli petit meuble pour serrer l’argent, elle fait vivre admirablement bien Adolphe, elle est heureuse de son approbation, elle découvre une foule de choses qui manquent dans la maison, elle met sa gloire à être une maîtresse de maison incomparable. Adolphe, qui s’érige lui-même en censeur, ne trouve pas la plus petite observation à formuler.
[p. 146] S’il s’habille, il ne lui manque rien. On n’a jamais, même chez Armide, déployé de tendresse plus ingénieuse que celle de Caroline. On renouvelle, à ce phénix des maris, le caustique sur son cuir à repasser ses rasoirs. Des bretelles fraîches sont substituées aux vieilles. Une boutonnière n’est jamais veuve. Son linge est soigné comme celui du confesseur d’une dévote à péchés véniels. Les chaussettes sont sans trous. [p. ill.]
À table, tous ses goûts, ses caprices même sont étudiés, consultés : il engraisse !
Il a de l’encre dans son écritoire, et l’éponge en est toujours humide. Il ne peut rien dire, pas même, comme Louis XIV : « J’ai failli attendre ! » Enfin, il est à tout propos qualifié d’un amour d’homme. Il est obligé de gronder Caroline de ce qu’elle s’oublie : elle ne pense pas assez à elle. Caroline enregistre ce doux reproche.
La scène change, à table. Tout est bien cher. Les légumes sont hors de prix. Le bois se vend comme s’il venait de Campêche. Les fruits, oh ! quant aux fruits, les princes, les banquiers, les grands seigneurs seuls peuvent en manger. Le dessert est une cause de ruine. Adolphe entend souvent Caroline disant à madame Deschars : « Mais comment faites-vous ?… » On tient alors devant vous des conférences sur la manière de régir les cuisinières.
Une cuisinière, entrée chez vous sans nippes, sans linge, sans talent, est venue demander son compte en robe de mérinos bleu, ornée d’un fichu brodé, les oreilles embellies d’une paire de boucles d’oreilles enrichies de petites perles, chaussée en bons souliers de peau qui [p. 148] laissaient voir des bas de coton assez jolis. Elle a deux malles d’effets et son livret à la Caisse d’Épargne. [p. ill.]
Caroline se plaint alors du peu de moralité du peuple ; elle se plaint de l’instruction et de la science de calcul qui distingue les domestiques. Elle lance de temps en temps de petits axiomes comme ceux-ci : – Il y a des écoles qu’il faut faire ! – Il n’y a que ceux qui ne font rien qui font tout bien. – Elle a les soucis du pouvoir. Ah ! les hommes sont bien heureux de ne pas avoir à mener un ménage. – Les femmes ont le fardeau des détails.
Caroline a des dettes. Mais, comme elle ne veut pas avoir tort, elle commence par établir que l’expérience est une si belle chose, qu’on ne saurait l’acheter trop cher. Adolphe rit, dans sa barbe, en prévoyant une catastrophe qui lui rendra le pouvoir. [p. 148a]
Caroline, pénétrée de cette vérité qu’il faut manger uniquement pour vivre, fait jouir Adolphe des agréments d’une table cénobitique.
Adolphe a des chaussettes lézardées ou grosses du lichen des raccommodages faits à la hâte, car sa femme [p. 150] n’a pas assez de la journée pour ce qu’elle veut faire. Il porte des bretelles noircies par l’usage. Le linge est vieux et bâille comme un portier ou comme la porte cochère. Au moment où Adolphe est pressé pour conclure une affaire, il met une heure à s’habiller en cherchant ses affaires une à une, en dépliant beaucoup de choses avant d’en trouver une qui soit irréprochable. Mais Caroline est très-bien mise. Madame a de jolis chapeaux, des bottines en velours, des mantilles. Elle a pris son parti, elle administre en vertu de ce principe : Charité bien ordonnée commence par elle-même. Quand Adolphe se plaint du contraste entre son dénûment et la splendeur de Caroline, Caroline lui dit : – Mais tu m’as grondée de ne rien m’acheter !…
Un échange de plaisanteries plus ou moins aigres commence à s’établir alors entre les époux. Caroline, un soir, se fait charmante, afin de glisser l’aveu d’un déficit assez considérable, absolument comme quand le Ministère se livre à l’éloge des contribuables, et se met à vanter la grandeur du pays en accouchant d’un petit projet de loi qui demande des crédits supplémentaires. Il y a cette similitude que tout cela se fait dans la Chambre, en gouvernement comme en ménage. Il en ressort cette vérité profonde que le système constitutionnel est infiniment plus coûteux que le système monarchique. Pour une nation comme pour un ménage, c’est le gouvernement du juste-milieu, de la médiocrité, des chipoteries, etc.
Adolphe, éclairé par ses misères passées, attend une occasion d’éclater, et Caroline s’endort dans une trompeuse sécurité.
[p. 151] Comment arrive la querelle ? sait-on jamais quel courant électrique a décidé l’avalanche ou la révolution ? elle arrive à propos de tout et à propos de rien. Mais enfin, Adolphe, après un certain temps qui reste à déterminer par le bilan de chaque ménage, au milieu d’une discussion, lâche ce mot fatal : – Quand j’étais garçon !…
Le temps de garçon est, relativement à la femme, ce qu’est le : « Mon pauvre défunt ! » relativement au nouveau mari d’une veuve. Ces deux coups de langue font des blessures qui ne se cicatrisent jamais complétement.
Et alors Adolphe de continuer comme le général Bonaparte parlant aux Cinq-Cents : – Nous sommes sur un volcan ! – Le ménage n’a plus de gouvernement, – l’heure de prendre un parti est arrivée. – Tu parles de bonheur, Caroline, tu l’as compromis, – tu l’as mis en question par tes exigences, tu as violé le Code civil en t’immisçant dans la discussion des affaires, – tu as [p. 152] attenté au pouvoir conjugal. – Il faut réformer notre intérieur.
Caroline ne crie pas, comme les Cinq-Cents :À bas le dictateur! on ne crie jamais quand on est sûr de l’abattre.
– Quand j’étais garçon, je n’avais que des chaussures neuves ! je trouvais des serviettes blanches à mon couvert tous les jours ! Je n’étais volé par le restaurateur que d’une somme déterminée ! Je vous ai donné ma liberté chérie !… qu’en avez-vous fait ?
– Suis-je donc si coupable, Adolphe, d’avoir voulu t’éviter des soucis ? dit Caroline en se posant devant son mari. Reprends la clef de la caisse… mais qu’arrivera-t-il ?… j’en suis honteuse, tu me forceras à jouer la comédie pour avoir les choses les plus nécessaires. Est-ce là ce que tu veux ? avilir ta femme, ou mettre en présence deux intérêts contraires, ennemis…
Et voilà, pour les trois quarts des Français, le mariage parfaitement défini.
– Sois tranquille, mon ami, reprend Caroline en s’asseyant dans sa chauffeuse comme Marius sur les ruines de Carthage ! je ne te demanderai jamais rien, je ne suis pas une mendiante ! Je sais bien ce que je ferai… tu ne me connais pas…
– Eh bien ! quoi ?… dit Adolphe, on ne peut donc, avec vous autres, ni plaisanter, ni s’expliquer ? Que feras-tu ?…
– Cela ne vous regarde pas !…
– Pardon, madame, au contraire. La dignité, l’honneur…
[p. 153] – Oh !… soyez tranquille à cet égard, monsieur… Pour vous, plus que pour moi, je saurai garder le secret le plus profond.
– Eh bien ! dites ? voyons Caroline, ma Caroline, que feras-tu ?…
Caroline jette un regard de vipère à Adolphe, qui recule et va se promener.
– Voyons, que comptes-tu faire ? demande-t-il après un silence infiniment trop prolongé.
– Je travaillerai, monsieur !
Sur ce mot sublime, Adolphe exécute un mouvement de retraite, en s’apercevant d’une exaspération enfiellée, en sentant un mistral dont l’âpreté n’avait pas encore soufflé dans la chambre conjugale.
À compter du Dix-Huit Brumaire, Caroline vaincue adopte un système infernal, et qui a pour effet de vous faire regretter à toute heure la victoire. Elle devient l’Opposition !… Encore un triomphe de ce genre, et Adolphe irait en cour d’assises accusé d’avoir étouffé sa [p. 156] femme entre deux matelas, comme l’Othello de Shakspeare. Caroline se compose un air de martyre, elle est d’une soumission assommante. À tout propos elle assassine Adolphe par un : « Comme vous voudrez ! » accompagné d’une épouvantable douceur. Aucun poète élégiaque ne pourrait lutter avec Caroline, qui lance élégie sur élégie : élégie en actions, élégie en paroles, élégie à sourire, élégie muette, élégie à ressort, élégie en gestes, dont voici quelques exemples où tous les ménages retrouveront leurs impressions.
– Caroline, nous allons ce soir chez les Deschars, une grande soirée, tu sais…
– Oui, mon ami.
– Eh bien ! Caroline, tu n’es pas encore habillée ?… dit Adolphe, qui sort de chez lui magnifiquement mis.
Il aperçoit Caroline vêtue d’une robe de vieille plaideuse, une moire noire à corsage croisé. Des fleurs, plus artificieuses qu’artificielles, attristent une chevelure mal arrangée par la femme de chambre. Caroline a des gants déjà portés.
– Je suis prête, mon ami…
– Et voilà ta toilette ?…
– Je n’en ai pas d’autre. Une toilette fraîche aurait coûté cent écus.
– Pourquoi ne pas me le dire ?
– Moi, vous tendre la main !… après ce qui s’est passé !…
– J’irai seul, dit Adolphe, ne voulant pas être humilié dans sa femme.
– Je sais bien que cela vous arrange, dit Caroline d’un petit ton aigre, et cela se voit assez à la manière dont vous êtes mis.
[p. 158]Onze personnes sont dans le salon, toutes priées à dîner par Adolphe ; Caroline est là comme si son mari l’avait invitée : elle attend que le dîner soit servi.
– Monsieur, dit le valet de chambre à voix basse à son maître, la cuisinière ne sait où donner de la tête.
– Pourquoi ?
– Monsieur ne lui a rien dit ; elle n’a que deux entrées, le bœuf, un poulet, une salade et des légumes. [p. ill.]
– Caroline, vous n’avez donc rien commandé ?…
– Savais-je que vous aviez du monde, et puis-je d’ailleurs prendre sur moi de commander ici ?… Vous m’avez délivrée de tout souci à cet égard, et j’en remercie Dieu tous les jours.
[p. 159]Madame Fischtaminel vient rendre une visite à madame Caroline : elle la trouve toussotant et travaillant le dos courbé sur un métier à tapisserie.
– Vous brodez ces pantoufles-là pour votre cher Adolphe ?
Adolphe est posé devant la cheminée en homme qui fait la roue.
[p. 160] – Non, madame, c’est pour un marchand qui me les paye ; et, comme les forçats du bagne, mon travail me permet de me donner de petites douceurs.
Adolphe rougit ; il ne peut pas battre sa femme, et madame de Fischtaminel le regarde en ayant l’air de lui dire : – Qu’est-ce que cela signifie ?…
– Vous toussez beaucoup, ma chère petite !… dit madame de Fischtaminel.
– Oh ! répond Caroline, que me fait la vie !…
Caroline est là, sur sa causeuse, avec une femme de vos amies à la bonne opinion de laquelle vous tenez excessivement. Du fond de l’embrasure où vous causez entre hommes, vous entendez, au seul mouvement des lèvres, ces mots :Monsieur l’a voulu !…dits d’un air de jeune Romaine allant au cirque. Profondément humilié dans toutes vos vanités, vous voulez être à cette conversation tout en écoutant vos hôtes ; vous faites alors des répliques qui vous valent des : « À quoi pensez-vous ? » car vous perdez le fil de la conversation, et vous piétinez sur place en pensant : « Que lui dit-elle de moi ?… »
[p. 161]Adolphe est à table chez les Deschars, un dîner de douze personnes, et Caroline est placée à côté d’un joli jeune homme appelé Ferdinand, cousin d’Adolphe. Entre le premier et le second service, on parle du bonheur conjugal. [p. ill.]
– Il n’y a rien de plus facile à une femme que d’être heureuse, dit Caroline en répondant à une femme qui se plaint.
– Donnez-nous votre secret, madame, dit agréablement monsieur de Fischtaminel.
– Une femme n’a qu’à ne se mêler de rien, se [p. 162] regarder comme la première domestique de la maison ou comme une esclave dont le maître a soin, n’avoir aucune volonté, ne pas faire une observation : tout va bien.
Ceci, lancé sur des tons amers et avec des larmes dans la voix, épouvante Adolphe, qui regarde fixement sa femme.
– Vous oubliez, madame, le bonheur d’expliquer son bonheur, réplique-t-il en lançant un éclair digne d’un tyran de mélodrame.
Satisfaite de s’être montrée assassinée ou sur le point de l’être, Caroline détourne la tête, essuie furtivement une larme, et dit : – On n’explique pas le bonheur.
L’incident, comme on dit à la Chambre, n’a pas de suites, mais Ferdinand a regardé sa cousine comme un ange sacrifié.
On parle du nombre effrayant de gastrites, de maladies innommées dont meurent les jeunes femmes.
– Elles sont trop heureuses ! dit Caroline en ayant l’air de donner le programme de sa mort.
[p. 163]La belle-mère d’Adolphe vient voir sa fille. Caroline dit : « Le salon de monsieur ! – la chambre de monsieur ! » Tout, chez elle, est à monsieur.
– Ah çà ! qu’y a-t-il donc, mes enfants ? demande la belle-mère ; on dirait que vous êtes tous les deux à couteaux tirés ?
– Eh ! mon Dieu, dit Adolphe, il y a que Caroline a eu le gouvernement de la maison et n’a pas su s’en tirer.
– Elle a fait des dettes ?…
– Oui, ma chère maman.
– Écoutez, Adolphe, dit la belle-mère après avoir attendu que sa fille l’ait laissée seule avec son gendre, aimeriez-vous mieux que ma fille fût admirablement bien mise, que tout allât à merveille chez vous, et qu’il ne vous en coûtât rien ?…
Essayez de vous représenter la physionomie d’Adolphe en entendant cettedéclaration des droits de la femme!
[p. 164]Caroline passe d’une toilette misérable à une toilette splendide. Elle est chez les Deschars : tout le monde la félicite sur son goût, sur la richesse de ses étoffes, sur ses dentelles, sur ses bijoux.
– Ah ! vous avez un mari charmant !… dit madame Deschars.
Adolphe se rengorge et regarde Caroline.
– Mon mari, madame !… je ne coûte, Dieu merci, rien à monsieur ! Tout cela me vient de ma mère.
Adolphe se retourne brusquement, et va causer avec madame de Fischtaminel.
[p. 165]Après un an de gouvernement absolu, Caroline adoucie dit un matin :
– Mon ami, combien as-tu dépensé cette année ?…
– Je ne sais pas.
– Fais tes comptes.
Adolphe trouve un tiers de plus que dans la plus mauvaise année de Caroline.
– Et je ne t’ai rien coûté pour ma toilette, dit-elle.
[p. 166]Caroline joue les mélodies de Schubert. Adolphe éprouve une jouissance en entendant cette musique admirablement exécutée ; il se lève et va pour féliciter Caroline : elle fond en larmes.
– Qu’as-tu ?…
– Rien ; je suis nerveuse.
[p. 167] – Mais je ne te connaissais pas ce vice-là.
– Oh ! Adolphe, tu ne veux rien voir… Tiens, regarde : mes bagues ne me tiennent plus aux doigts, tu ne m’aimes plus, je te suis à charge…
Elle pleure, elle n’écoute rien, elle repleure à chaque mot d’Adolphe.
– Veux-tu reprendre le gouvernement de la maison ?
– Ah ! s’écrie-t-elle en se dressant en pieds commeune surprise, maintenant que tu as assez de tes expériences ?… Merci ! Est-ce de l’argent que je veux ? Singulière manière de panser un cœur blessé… Non, laissez-moi…
– Eh bien ! comme tu voudras, Caroline.
Ce : « Comme tu voudras ! » est le premier mot de l’indifférence en matière de femme légitime ; et Caroline aperçoit un abîme vers lequel elle a marché d’elle-même.
Les malheurs de 1814 affligent toutes les existences. Après les brillantes journées, les conquêtes, les jours où les obstacles se changeaient en triomphes, où le moindre achoppement devenait un bonheur, il arrive un moment où les plus heureuses idées tournent en sottises, où le [p. 170] courage mène à la perte, où la fortification fait trébucher. L’amour conjugal, qui, selon les auteurs, est un cas particulier d’amour, a, plus que toute autre chose humaine, sa Campagne de France, son funeste 1814. Le diable aime surtout à mettre sa queue dans les affaires des pauvres femmes délaissées, et Caroline en est là.
Caroline en est à rêver aux moyens de ramener son mari ! Caroline passe à la maison beaucoup d’heures solitaires, pendant lesquelles son imagination travaille. Elle va, vient, se lève, et souvent elle reste songeuse à sa fenêtre, regardant la rue sans y rien voir, la figure collée aux vitres, et se trouvant comme dans un désert au milieu de ses Petits-Dunkerques, de ses appartements meublés avec luxe.
Or, à Paris, à moins d’habiter un hôtel à soi, sis entre cour et jardin, toutes les existences sont accouplées. [p. ill.] À chaque étage d’une maison, un ménage trouve dans la maison située en face un autre ménage. Chacun plonge à volonté ses regards chez le voisin. Il existe une servitude d’observation mutuelle, un droit de visite commun auxquels nul ne peut se soustraire. Dans un temps donné, le matin, vous vous levez de bonne heure, la servante du voisin fait l’appartement, laisse les fenêtres ouvertes et les tapis sur les appuis : vous devinez alors une infinité de choses, et réciproquement. Aussi, dans un temps donné, connaissez-vous les habitudes de la jolie, de la vieille, de la jeune, de la coquette, de la vertueuse femme d’en face, ou les caprices du fat, les inventions du vieux garçon, la couleur des meubles, le chat du second ou du troisième. Tout est indice et matière à divination. [p. 171] Au quatrième étage, une grisette surprise se voit, toujours trop tard, comme la chaste Suzanne, en proie aux jumelles ravies d’un vieil employé à dix-huit cents francs, qui devient criminel gratis. Par compensation, un beau surnuméraire, jeune de ses fringants dix-neuf ans, apparaît à une dévote dans le simple appareil d’un homme qui se barbifie. L’observation ne s’endort jamais, tandis que la prudence a ses moments d’oubli. Les rideaux ne sont pas toujours détachés à temps. Une femme, avant la chute du jour, s’approche de la fenêtre pour enfiler une aiguille, et le mari d’en face admire alors une tête digne de Raphaël, qu’il trouve digne de lui, garde national imposant sous les armes. Passez place Saint-Georges, et [p. 172] vous pouvez y surprendre les secrets de trois jolies femmes, si vous avez de l’esprit dans le regard. Oh ! la sainte vie privée, où est-elle ? Paris est une ville qui se montre quasi nue à toute heure, une ville essentiellement courtisane et sans chasteté. Pour qu’une existence y ait de la pudeur, elle doit posséder cent mille francs de rente. Les vertus y sont plus chères que les vices.
Caroline, dont le regard glisse parfois entre les mousselines protectrices qui cachent son intérieur aux cinq étages de la maison d’en face, finit par observer un jeune ménage plongé dans les joies de la lune de miel, et venu nouvellement au premier devant ses fenêtres. Elle se livre aux observations les plus irritantes. On ferme les persiennes de bonne heure, on les ouvre tard. Un jour Caroline levée à huit heures, toujours par hasard, voit la femme de chambre apprêtant un bain ou quelque toilette du matin, un délicieux déshabillé. Caroline soupire. Elle se met à l’affût comme un chasseur : elle surprend la jeune femme la figure illuminée par le bonheur. Enfin, à force d’épier ce charmant ménage, elle voit monsieur et madame ouvrant la fenêtre, et légèrement pressés l’un contre l’autre, accoudés au balcon, y respirant l’air du soir. Caroline se donne des maux de nerfs en étudiant sur les rideaux, un soir que l’on oublie de fermer les persiennes, les ombres de ces deux enfants se combattant, dessinant des fantasmagories explicables ou inexplicables. Souvent la jeune femme, assise, mélancolique et rêveuse, attend l’époux absent, elle entend le pas d’un cheval, le bruit d’un cabriolet au bout de la rue, elle s’élance de [p. 173] son divan, et, d’après son mouvement, il est facile de voir qu’elle s’écrie : – C’est lui !…
– Comme ils s’aiment ! se dit Caroline.
À force de maux de nerfs, Caroline arrive à concevoir un plan excessivement ingénieux : elle invente de se servir de ce bonheur conjugal comme d’un topique pour stimuler Adolphe. C’est une idée assez dépravée, une idée de vieillard voulant séduire une petite fille avec des gravures ou des gravelures ; mais l’intention de Caroline sanctifie tout !
– Adolphe, dit-elle enfin, nous avons pour voisine en face une femme charmante, une petite brune…
– Oui, réplique Adolphe, je la connais. C’est une amie de madame Fischtaminel, madame Foullepointe, la femme d’un agent de change, un homme charmant, un bon enfant, et qui aime sa femme : il en est fou ! Tiens ?… il a son cabinet, ses bureaux, sa caisse dans la cour, et l’appartement sur le devant est celui de madame. Je ne connais pas de ménage plus heureux. Foullepointe parle de son bonheur partout, même à la Bourse : il en est ennuyeux.
– Eh bien ! fais-moi donc le plaisir de me présenter monsieur et madame Foullepointe ! Ma foi, je serais enchantée de savoir comment elle s’y prend pour se faire si bien aimer de son mari… Y a-t-il longtemps qu’ils sont mariés ?
– Absolument comme nous, depuis cinq ans…
– Adolphe, mon ami, j’en meurs d’envie ! Oh ! lie-nous toutes les deux. Suis-je aussi bien qu’elle ?
[p. 174] – Ma foi !… je vous rencontrerais au bal de l’Opéra, tu ne serais pas ma femme, eh bien ! j’hésiterais…
– Tu es gentil aujourd’hui. N’oublie pas de les inviter à dîner pour samedi prochain.
– Ce sera fait ce soir. Foullepointe et moi, nous nous voyons souvent à la Bourse.
– Enfin, se dit Caroline, cette femme me dira sans doute quels sont ses moyens d’action.
Caroline se remet en observation. À trois heures environ, à travers les fleurs d’une jardinière qui fait comme un bocage à la fenêtre, elle regarde et s’écrie : – Deux vrais tourtereaux !…
Pour ce samedi, Caroline invite monsieur et madame Deschars, le digne monsieur Fischtaminel, enfin les plus [$ill. 174a] [p. 175] vertueux ménages de sa société. Tout est sous les armes chez Caroline : elle a commandé le plus délicat dîner, elle a sorti ses splendeurs des armoires ; elle tient à fêter le modèle des femmes.
– Vous allez voir, ma chère, dit-elle à madame Deschars au moment où toutes les femmes se regardent en silence, vous allez voir le plus adorable ménage du monde, nos voisins d’en face : un jeune homme blond d’une grâce infinie, et des manières… une tête à la lord Byron, et un vrai don Juan, mais fidèle ! il est fou de sa femme. La femme est charmante et a trouvé des secrets pour perpétuer l’amour ; aussi peut-être devrai-je un regain de bonheur à cet exemple ; Adolphe, en les voyant, rougira de sa conduite, il…
On annonce : – Monsieur et madame Foullepointe. [p. ill.]
Madame Foullepointe, jolie brune, la vraie Parisienne, une femme cambrée, mince, au regard brillant étouffé par de longs cils, mise délicieusement, s’assied sur le canapé. Caroline salue un gros monsieur à cheveux gris assez rares, qui suit péniblement cette Andalouse de Paris, et qui montre une figure et un ventre siléniques, un crâne beurre frais, un sourire papelard et libertin sur de bonnes grosses lèvres, un philosophe enfin ! Caroline regarde ce monsieur d’un air étonné.
– Monsieur Foullepointe, ma bonne, dit Adolphe en lui présentant ce digne quinquagénaire.
– Je suis enchantée, madame, dit Caroline en prenant [p. 176] un air aimable, que vous soyez venue avec votre beau-père (profonde sensation) ; mais nous aurons, j’espère, votre cher mari…
– Madame…
Tout le monde écoute et se regarde. Adolphe devient le point de mire de tous les yeux ; il est hébété d’étonnement ; il voudrait faire disparaître Caroline par une trappe, comme au théâtre.
– Voici monsieur Foullepointe, mon mari, dit madame Foullepointe.
Caroline devient alors d’un rouge écarlate en comprenantl’écolequ’elle a faite, et Adolphe la foudroie d’un regard à trente-six becs de gaz.
[p. 177] – Vous le disiez jeune, blond… dit à voix basse madame Deschars.
Madame Foullepointe, en femme spirituelle, regarde audacieusement la corniche.
Un mois après, madame Foullepointe et Caroline deviennent intimes. Adolphe, très-occupé de madame Fischtaminel, ne fait aucune attention à cette dangereuse amitié, qui doit porter ses fruits ; car, sachez-le !
Les femmes ont corrompu plus de femmes que les hommes n’en ont aimé.
Après un temps dont la durée dépend de la solidité des principes de Caroline, elle paraît languissante ; et quand, en la voyant étendue sur les divans comme un serpent au soleil, Adolphe, inquiet par décorum, lui dit : – Qu’as-tu, ma bonne ? que veux-tu ?
[p. 180] – Je voudrais être morte !
– Un souhait assez agréable et d’une gaieté folle…
– Ce n’est pas la mort qui m’effraie, moi, c’est la souffrance…
– Cela signifie que je ne te rends pas la vie heureuse !… Et voilà bien les femmes !
Adolphe arpente le salon en déblatérant ; mais il est arrêté net en voyant Caroline étanchant de son mouchoir brodé des larmes qui coulent assez artistement.
– Te sens-tu malade ?
– Je ne me sens pas bien. (Silence.) Tout ce que je désire, ce serait de savoir si je puis vivre assez pour voir ma petite mariée, car je sais maintenant ce que signifie ce mot si peu compris des jeunes personnes :le choix d’un époux! Va, cours à tes plaisirs : une femme qui songe à l’avenir, une femme qui souffre, n’est pas amusante ; va te divertir…
– Où souffres-tu ?…
– Mon ami, je ne souffre pas ; je me porte à merveille, et n’ai besoin de rien ! Vraiment, je me sens mieux… – Allez, laissez-moi.
Cette première fois, Adolphe s’en va presque triste.
Huit jours se passent pendant lesquels Caroline ordonne à tous ses domestiques de cacher à monsieur l’état déplorable où elle se trouve : elle languit, elle sonne quand elle est près de défaillir, elle consomme beaucoup d’éther. Les gens apprennent enfin à monsieur l’héroïsme conjugal de madame, et Adolphe reste un soir après dîner et voit sa femme embrassant à outrance sa petite Marie.
[p. 181] – Pauvre enfant ! il n’y a que toi qui me fais regretter mon avenir ! Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que la vie ?
– Allons, mon enfant, dit Adolphe, pourquoi se chagriner ?…
– Oh ! je ne me chagrine pas !… la mort n’a rien qui m’effraie… je voyais ce matin un enterrement, et je trouvais le mort bien heureux ! Comment se fait-il que je ne pense qu’à mourir ?… Est-ce une maladie ?… Il me semble que je mourrai de ma main.
Plus Adolphe tente d’égayer Caroline, plus Caroline s’enveloppe dans les crêpes d’un deuil à larmes continues. Cette seconde fois, Adolphe reste et s’ennuie. Puis, à la troisième attaque à larmes forcées, il sort sans [p. 182] aucune tristesse. Enfin, il se blase sur ces plaintes éternelles, sur ces attitudes de mourant, sur ces larmes de crocodile. Et il finit par dire : – Si tu es malade, Caroline, il faut voir un médecin…
– Comme tu voudras ! cela finira plus promptement ainsi, cela me va… Mais alors, amène un fameux médecin. [p. ill.]
Au bout d’un mois, Adolphe, fatigué d’entendre l’air funèbre que Caroline lui joue sur tous les tons, amène un grand médecin. À Paris, les médecins sont tous des gens d’esprit, et ils se connaissent admirablement en Nosographie conjugale.
– Eh bien ! madame, dit le grand médecin, comment une si jolie femme s’avise-t-elle d’être malade ?
– Oui, monsieur, de même que le nez du père Aubry, j’aspire à la tombe…
Caroline, par égard pour Adolphe, essaie de sourire.
– Bon ! cependant vous avez les yeux vifs : ils souhaitent peu nos infernales drogues…
– Regardez-y bien, docteur, la fièvre me dévore, une petite fièvre imperceptible, lente…
Et elle arrête le plus malicieux de ses regards sur l’illustre docteur, qui se dit en lui-même : – Quels yeux !…
– Bien, voyons la langue ? dit-il tout haut.
Caroline montre sa langue de chat entre deux rangées de dents blanches comme celles d’un chien.
– Elle est un peu chargée, au fond ; mais vous avez déjeuné… fait observer le grand médecin, qui se tourne vers Adolphe.
[p. 183] – Rien, répond Caroline, deux tasses de thé…
Adolphe et l’illustre docteur se regardent, car le docteur se demande qui, de madame ou de monsieur, se moque de lui.
– Que sentez-vous ? demande gravement le docteur à Caroline.
– Je ne dors pas.
– Bon !
– Je n’ai pas d’appétit…
– Bien !
– J’ai des douleurs, là…
Le médecin regarde l’endroit indiqué par Caroline.
– Très-bien, nous verrons cela tout à l’heure… Après ?…
– Il me passe des frissons par moments…
– Bon !
– J’ai des tristesses, je pense toujours à la mort, j’ai des idées de suicide.
– Ah ! vraiment ?
– Il me monte des feux à la figure ; tenez, j’ai constamment des tressaillements dans la paupière…
– Très-bien : nous nommons cela untrismus.
Le docteur explique pendant un quart d’heure, en employant les termes les plus scientifiques, la nature dutrismus, d’où il résulte que letrismusest letrismus; mais il fait observer avec la plus grande modestie que, si la science sait que letrismusest letrismus, elle ignore entièrement la cause de ce mouvement nerveux, qui va, vient, passe, reparaît… – Et, dit-il, nous avons reconnu que c’était purement nerveux.
[p. 184] – Est-ce bien dangereux ? demanda Caroline inquiète.
– Nullement. Comment vous couchez-vous ?
– En rond.
– Bien, sur quel côté ?
– À gauche.
– Bien ; combien avez-vous de matelas à votre lit ?
– Trois.
– Bien ; y a-t-il un sommier ?
– Mais, oui…
– Quelle est la substance du sommier ?
– Le crin.
– Bon. Marchez un peu devant moi !… Oh ! mais naturellement, et comme si nous ne vous regardions pas…
Caroline marche à la Elssler, en agitantsa tournurede la façon la plus andalouse.
– Vous ne sentez pas un peu de pesanteur dans les genoux ?
– Mais… non… (Elle revient à sa place.) Mon Dieu, [p. 185] quand on s’examine… il me semble maintenant que oui…
– Bon. Vous êtes restée à la maison depuis quelque temps ?
– Oh ! oui, monsieur, beaucoup trop… et seule.
– Bien, c’est cela. Comment vous coiffez-vous pour la nuit ?
– Un bonnet brodé, puis quelquefois par-dessus un foulard…
– Vous n’y sentez pas des chaleurs… une petite sueur ?…
– En dormant, cela me semble difficile.
– Vous pourriez trouver votre linge humide à l’endroit du front en vous réveillant ?
– Quelquefois.
– Bon. Donnez-moi votre main.
Le docteur tire sa montre.
– Vous ai-je dit que j’ai des vertiges ? dit Caroline.
– Chut !… fait le docteur qui compte les pulsations. Est-ce le soir ?…
– Non, le matin.
– Ah ! diantre, des vertiges le matin, dit-il en regardant Adolphe.
– Eh bien ! que dites-vous de l’état de madame ? demande Adolphe.
– Le duc de G… n’est pas allé à Londres, dit le grand médecin en étudiant la peau de Caroline, et l’on en cause beaucoup au faubourg Saint-Germain.
– Vous y avez des malades ? demande Caroline.
– Presque tous les miens y sont… Eh ! mon Dieu ! [p. 186] j’en ai sept à voir ce matin, dont quelques-uns sont en danger…
Le docteur se lève.
– Que pensez-vous de moi, monsieur ? dit Caroline.
– Madame, il faut des soins, beaucoup de soins, prendre des adoucissants, de l’eau de guimauve, un régime doux, viandes blanches, faire beaucoup d’exercice.
– En voilà pour vingt francs, se dit en lui-même Adolphe en souriant.
Le grand médecin prend Adolphe par le bras, et l’emmène en se faisant reconduire ; Caroline les suit sur la pointe du pied.
– Mon cher, dit le grand médecin, je viens de traiter fort légèrement madame, il ne fallait pas l’effrayer, ceci [p. 187] vous regarde plus que vous ne pensez… Ne négligez pas trop madame ; elle est d’un tempérament puissant, d’une santé féroce.Tout celaréagit sur elle. La nature a ses lois, qui, méconnues, se font obéir. Madame peut arriver à un état morbide qui vous ferait cruellement repentir de l’avoir négligée… Si vous l’aimez, aimez-la ; si vous ne l’aimez plus, et que vous teniez à conserver la mère de vos enfants, la décision à prendre est un cas d’hygiène, mais elle ne peut venir que de vous !…
– Comme il m’a compris !… se dit Caroline. Elle ouvre la porte et dit : – Docteur, vous ne m’avez pas écrit les doses !…
Le grand médecin sourit, salue et glisse dans sa poche une pièce de vingt francs en laissant Adolphe entre les mains de sa femme, qui le prend, et lui dit : – Quelle est la vérité sur mon état ?… faut-il me résigner à mourir ?…
– Eh ! il m’a dit que tu as trop de santé ! s’écrie Adolphe impatienté.
Caroline s’en va pleurer sur son divan.
– Qu’as-tu ?…
– J’en ai pour longtemps… Je te gêne, tu ne m’aimes plus… Je ne veux plus consulter ce médecin-là… Je ne sais pas pourquoi madame Foullepointe m’a conseillé de le voir, il ne m’a dit que des sottises !… et je sais mieux que lui ce qu’il me faut…
– Que te faut-il ?…
– Ingrat, tu le demandes ?… dit-elle en posant sa tête sur l’épaule d’Adolphe.
Adolphe, effrayé, se dit : – Il a raison, le docteur, [p. 188] elle peut devenir d’une exigence maladive, et que deviendrai-je, moi ?… Me voilà forcé d’opter entre la folie physique de Caroline ou quelque petit cousin.
Caroline chante alors une mélodie de Schubert avec l’exaltation d’une hypocondriaque.
Si vous avez pu comprendre ce livre… (et l’on vous fait un honneur infini par cette supposition : l’auteur le plus profond ne comprend pas toujours, l’on peut même dire ne comprend jamais les différents sens de son livre, ni sa portée, ni le bien ni le mal qu’il cause), si donc vous avez prêté quelque attention à ces petites scènes de la vie conjugale, vous aurez peut-être remarqué leur couleur…
[p. 192] – Quelle couleur ? demandera sans doute un épicier, les livres sont couverts en jaune, en bleu, revers de botte, vert-pâle, gris-perle, blanc.
Hélas ! les livres ont une autre couleur, ils sont teints par l’auteur, et quelques écrivains empruntent leur coloris. Certains livres déteignent sur d’autres. Il y a mieux. Les livres sont blonds ou bruns, châtain-clair ou roux. Enfin ils ont un sexe aussi ! Nous connaissons des livres mâles et des livres femelles, des livres qui, chose déplorable, n’ont pas de sexe, ce qui, nous l’espérons, n’est pas le cas de celui-ci, en supposant que vous fassiez à cette collection de sujets nosographiques l’honneur de l’appeler un livre.
Jusqu’ici, toutes ces misères sont des misères infligées uniquement par la femme à l’homme. Vous n’avez donc [p. 193] encore vu que le côté mâle du livre. Et, si l’auteur a réellement l’ouïe qu’on lui suppose, il a déjà surpris plus d’une exclamation ou d’une déclamation de femme furieuse :
– On ne nous parle que des misères souffertes par ces messieurs, aura-t-elle dit, comme si nous n’avions pas nos petites misères aussi !…
Ô femmes ! vous avez été entendues, car si vous n’êtes pas toujours comprises, vous vous faites toujours très-bien entendre !…
Donc, il serait souverainement injuste de faire porter sur vous seules les reproches que tout être social mis sous le joug (conjungium) a le droit d’adresser à cette institution nécessaire, sacrée, utile, éminemment conservatrice, mais tant soit peu gênante, et d’un porter difficile aux entournures, ou quelquefois trop facile aussi.
J’irai plus loin ! Cette partialité serait évidemment du crétinisme.
Un homme, non un écrivain, car il y a bien des hommes dans un écrivain, un auteur donc, doit ressembler à Janus : voir en avant et en arrière, se faire rapporteur, découvrir toutes les faces d’une idée, passer alternativement dans l’âme d’Alceste et dans celle de Philinte, ne pas tout dire et néanmoins tout savoir, ne jamais ennuyer, et…
N’achevons pas ce programme, autrement nous dirions tout, et ce serait effrayant pour tous ceux qui réfléchissent aux conditions de la littérature.
D’ailleurs un auteur qui prend la parole au milieu de son livre fait l’effet du bonhomme dansle Tableau [p. 194]parlant, quand il met son visage à la place de la peinture. L’auteur n’oublie pas qu’à la Chambre on ne prend point la paroleentre deux épreuves. Assez donc !
Voici maintenant le côté femelle du livre ; car, pour ressembler parfaitement au mariage, ce livre doit être plus ou moins androgyne.
Deux jeunes mariées, deux amies de pension, Caroline et Stéphanie, intimes au pensionnat de mademoiselle Mâchefer, une des plus célèbres maisons d’éducation du faubourg Saint-Honoré, se trouvaient au bal chez madame [p. 196] de Fischtaminel, et la conversation suivante eut lieu dans l’embrasure d’une croisée du boudoir.
Il faisait si chaud qu’un homme avait eu, bien avant les deux jeunes femmes, l’idée de venir respirer l’air de la nuit ; il s’était placé dans l’angle même du balcon, et, comme il se trouvait beaucoup de fleurs devant la fenêtre, les deux amies purent se croire seules. [p. ill.]
Cet homme était le meilleur ami de l’auteur. [p. ill.]
L’une des deux jeunes mariées, posée à l’angle de l’embrasure, faisait en quelque sorte le guet en regardant le boudoir et les salons.
L’autre avait pris position dans l’embrasure en s’y serrant de manière à ne pas recevoir le courant d’air, tempéré d’ailleurs par des rideaux de mousseline et des rideaux de soie.
Ce boudoir était désert, le bal commençait, les tables de jeu restaient ouvertes, offrant leurs tapis verts et montrant des cartes encore serrées dans le frêle étui que leur impose la Régie.
On dansait la seconde contredanse.
Tous ceux qui vont au bal connaissent cette phase des grandes soirées où tout le monde n’est pas arrivé, mais où les salons sont déjà pleins, et qui cause un moment [p. 197] de terreur à la maîtresse de la maison. C’est, toute comparaison gardée, un instant semblable à celui qui décide de la victoire ou de la perte d’une bataille.
Vous comprenez alors comment ce qui devait être un secret bien gardé peut avoir aujourd’hui les honneurs de l’impression.
– Eh bien ! Caroline ?
– Eh bien ! Stéphanie ?
– Eh bien ?
– Eh bien ?
Un double soupir.
– Tu ne te souviens plus de nos conventions ?…
– Si…
– Pourquoi donc n’es-tu pas venue me voir ?
– On ne me laisse jamais seule, nous avons à peine le temps de causer ici…
– Ah ! si mon Adolphe prenait ces manières-là ! s’écria Caroline.
– Tu nous as bien vus, Armand et moi, quand il me faisait ce qu’on nomme, je ne sais pourquoi, la cour…
– Oui, je l’admirais, je te trouvais bien heureuse, tu trouvais ton idéal, toi ! un bel homme, toujours si bien mis, en gants jaunes, la barbe faite, bottes vernies, linge blanc, la propreté la plus exquise, aux petits soins…
– Va, va, toujours.
– Enfin un homme comme il faut ; son parler était [p. 198] d’une douceur féminine, pas la moindre brusquerie. Et des promesses de bonheur, de liberté ! Ses phrases étaient plaquées de palissandre. Il meublait ses paroles de châles et de dentelles. On entendait rouler dans les moindres mots, des chevaux et des voitures. Ta corbeille était d’une magnificence millionnaire. Armand me faisait l’effet d’un mari de velours, d’une fourrure en plumes d’oiseaux dans laquelle tu allais t’envelopper.
– Caroline, mon mari prend du tabac !… [p. ill.]
– Eh bien ! le mien fume…
– Mais le mien en prend, ma chère, comme en prenait, dit-on, Napoléon, et j’ai le tabac en [p. 199] horreur ; il l’a su, le monstre, et s’en est passé pendant sept mois…
– Tous les hommes ont de ces habitudes, il faut absolument qu’ils prennent quelque chose.
– Tu n’as aucune idée des supplices que j’endure. La nuit, je suis réveillée en sursaut par un éternuement3Erreur de Chlendowski : « éternument » au lieu de « éternuement ». . En m’endormant, j’ai fait des mouvements qui m’ont mis le nez sur des grains de tabac semés sur l’oreiller, je les aspire, et je saute comme une mine. Il paraît que ce scélérat d’Armand est habitué à cettesurprise, il ne s’éveille point. Je trouve du tabac partout, et je n’ai pas, après tout, épousé la Régie.
– Qu’est-ce que c’est que ce petit inconvénient, ma chère enfant, si ton mari est un bon enfant et d’un bon naturel !
– Ah bien ! il est froid comme un marbre, compassé comme un vieillard, causeur comme une sentinelle, et c’est un de ces hommes qui disent oui à tout, mais qui ne font rien que ce qu’ils veulent.
– Dis-lui non.
– C’est essayé.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il m’a menacée de réduire ma pension de ce qui lui serait nécessaire pour se passer de moi…
– Pauvre Stéphanie ! ce n’est pas un homme, c’est un monstre…
– Un monstre calme et méthodique, à faux toupet, et qui, tous les soirs…
– Tous les soirs ?…
[p. 200] – Attends donc !… qui tous les soirs prend un verre d’eau pour y mettre sept fausses dents.
– Quel piége que ton mariage ! Enfin Armand est riche ?…
– Qui sait !
– Oh ! mon Dieu ! mais tu me fais l’effet de devenir avant peu très-malheureuse… ou très-heureuse.
– Et toi, ma petite ?
– Moi, jusqu’à présent je n’ai qu’une épingle qui me pique dans mon corset ; mais c’est insupportable.
– Pauvre enfant ! tu ne connais pas ton bonheur. Allons, dis.
[p. 201] Ici, la jeune femme parla si bien à l’oreille de l’autre, qu’il fut impossible d’entendre un seul mot. La conversation recommença ou plutôt finit par une sorte de conclusion.
– Ton Adolphe est jaloux ?
– De qui ? nous ne nous quittons pas, et c’est là, ma chère, une misère. On n’y tient pas. Je n’ose pas bâiller, je suis toujours en représentation de femme aimante. C’est fatigant.
– Caroline ?
– Eh bien ?
– Ma petite, que vas-tu faire ?
– Me résigner. Et toi ?
– Combattre la Régie…
Cette petite misère tend à prouver qu’en fait de déceptions personnelles les deux sexes sont bien quittes l’un envers l’autre.
Un jeune homme a quitté sa ville natale au fond de quelque département marqué par monsieur Charles Dupin en couleur plus ou moins foncée. Il avait pour vocation la gloire, n’importe laquelle : supposez un peintre, un romancier, un journaliste, un poète, un grand homme d’État.
[p. 204] Pour être parfaitement compris, le jeune Adolphe de Chodoreille voulait faire parler de lui, devenir célèbre, être quelque chose. Ceci donc s’adresse à la masse des ambitieux amenés à Paris par tous les véhicules possibles, soit moraux, soit physiques, et qui s’y élancent un beau matin avec l’intention hydrophobique de renverser toutes les renommées, de se bâtir un piédestal avec des ruines à faire, jusqu’à ce que désillusion s’ensuive.
Comme il s’agit de formuler ce fait normal qui caractérise notre époque, prenons de tous ces personnages celui que l’auteur a nommé ailleursun grand homme de province.
Adolphe a compris que le plus admirable commerce est celui qui consiste à payer chez un papetier une bouteille d’encre, un paquet de plumes et une rame de papier coquille douze francs cinquante centimes, et de revendre les deux mille feuillets que fournit la rame, en coupant chaque feuille en quatre, quelque chose comme cinquante mille francs, après toutefois y avoir écrit sur chaque feuillet cinquante lignes pleines de style et d’imagination.
Ce problème, de douze francs cinquante centimes métamorphosés en cinquante mille francs, à raison de vingt-cinq centimes chaque ligne, stimule bien des familles qui pourraient employer leurs membres utilement au fond des provinces, à les lancer dans l’enfer de Paris.
Le jeune homme, objet de cette exportation, semble [p. 205] toujours à toute sa ville avoir autant d’imagination que les plus fameux auteurs. Il a toujours fait d’excellentes études, il écrit d’assez jolis vers, il passe pour un garçon d’esprit ; enfin il est souvent coupable d’une charmante nouvelle insérée dans le journal de l’endroit, laquelle a soulevé l’admiration du département.
Comme ces pauvres parents ignoreront éternellement ce que leur fils vient apprendre à grand’peine à Paris, à savoir :
Qu’il est difficile d’être un écrivain et de connaître la langue française avant une douzaine d’années de travaux herculéens ;
Qu’il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ;
[p. 206] Que les grands conteurs (Ésope, Lucien, Boccace, Rabelais, Cervantes, Swift, La Fontaine, Lesage, Sterne, Voltaire, Walter Scott, les Arabes inconnus desMille et Une Nuits) sont tous des hommes de génie autant que des colosses d’érudition.
Leur Adolphe fait son apprentissage en littérature dans plusieurs cafés, devient membre de la société des Gens de lettres, attaque à tort et à travers des hommes à talent qui ne lisent pas ses articles, revient à des sentiments plus doux en voyant l’insuccès de sa critique, apporte des nouvelles aux journaux qui se les renvoient comme sur des raquettes ; et, après cinq à six années d’exercices plus ou moins fatigants, d’horribles privations très-coûteuses à ses parents, ilarrive à une certaine position. [p. ill.]
Voici quelle est cette position.
Grâce à une sorte d’assurance mutuelle des faibles [p. 207] entre eux, et qu’un écrivain assez ingénieux a nommée lacamaraderie, Adolphe voit son nom souvent cité parmi les noms célèbres, soit dans les prospectus de la librairie, soit dans les annonces des journaux qui promettent de paraître.
Les libraires impriment le titre d’un de ses ouvrages à cette menteuse rubrique :sous presse, qu’on pourrait appeler la ménagerie typographique des ours4[Note de l’auteur] On appelle unoursune pièce refusée à beaucoup de théâtres, et qui finit par être représentée dans certains moments où quelque directeur éprouve le besoin d’un ours. Ce moment a nécessairement passé de la langue des coulisses dans l’argot du journalisme, et s’est appliqué aux romans qui se promènent. On devrait appeler ours blanc celui de la librairie, et les autres des ours noirs. .
On comprend quelquefois Chodoreille parmi les hommes d’espérance de la jeune littérature.
[p. 208] Adolphe de Chodoreille reste onze ans dans les rangs de la jeune littérature : il devient chauve en gardant sa distance dans la jeune littérature ; mais il finit par obtenir ses entrées aux théâtres grâce à d’obscurs travaux, à des critiques dramatiques, il essaye de se faire prendre pour unbon enfant; et à mesure qu’il perd des illusions sur la gloire, sur le monde de Paris, il gagne des dettes et des années.
Un journal aux abois lui demande un de ses ours corrigé par des amis, léché, pourléché de lustre en lustre, et qui sent la pommade de chaque genre à la mode et oublié. Ce livre devient pour Adolphe ce qu’est pour le caporal Trim ce fameux bonnet qu’il met toujours en jeu, car pendant cinq ansTout pour une Femme(titre définitif) sera l’un des plus charmants ouvrages de notre époque.
En onze ans, Chodoreille passe pour avoir publié des travaux estimables, cinq à six nouvelles dans des revues nécropoliques, dans des journaux de femmes, dans des ouvrages destinés à la plus tendre enfance.
Enfin, comme il est garçon, qu’il possède un habit, un pantalon de casimir noir, qu’il peut se déguiser quand il le veut en diplomate élégant, qu’il ne manque pas d’un certain air intelligent, il est admis dans quelques salons plus ou moins littéraires, il salue les cinq ou six académiciens qui ont du génie, de l’influence ou du talent, il peut aller chez deux ou trois de nos grands poètes, il se permet dans les cafés d’appeler par leur petit nom les deux ou trois femmes célèbres à juste titre de notre époque ; il est d’ailleurs au mieux avec les [p. 209] bas-bleus du second ordre, qui devraient être appelées des chaussettes, et il en est aux poignées de main et aux petits verres d’absinthe avec les astres des petits journaux. [p. ill.]
Ceci est l’histoire des médiocrités en tout genre, auxquelles il a manqué ce que les titulaires appellent le bonheur.
Ce bonheur, c’est la volonté, le travail continu, le mépris de la renommée obtenue facilement, une immense instruction et la patience qui, selon Buffon, serait tout le génie, mais qui certes en est la moitié.
Vous n’apercevez pas encore trace de petite misère pour Caroline. Vous croyez que cette histoire de cinq cents jeunes gens occupés à polir en ce moment les pavés de Paris est écrite en façon d’avis aux familles des quatre-vingt-six départements ; mais lisez ces deux lettres échangées entre deux amies différemment mariées, vous comprendrez qu’elle était nécessaire, autant que le récit par lequel jadis commençait tout bon mélodrame, et nommé l’avant-scène… Vous devinerez les savantes [p. 210] manœuvres du paon parisien faisant la roue au sein de sa ville natale et fourbissant dans des arrière-pensées matrimoniales les rayons d’une gloire qui, semblables à ceux du soleil, ne sont chauds et brillants qu’à de grandes distances.
[p. 211]Tu ne m’as pas encore écrit, ma chère Caroline, et c’est bien mal à toi. N’était-ce pas à la plus heureuse de commencer et de consoler celle qui restait en province !
Depuis ton départ pour Paris, j’ai donc épousé monsieur de La Roulandière, le président du tribunal. [p. ill.] Tu le connais, et tu sais si je puis être satisfaite en ayant le cœursaturéde nos idées. Je n’ignorais pas mon sort : je vis entre l’ancien président, l’oncle de mon mari, et ma belle-mère, qui de l’ancienne société parlementaire d’Aix n’a gardé que la morgue, la sévérité de mœurs. Je suis rarement seule, je ne sors [p. 212] qu’accompagnée de ma belle-mère ou de mon mari. Nous recevons tous les gens graves de la ville le soir. Ces messieurs font un whist à deux sous la fiche, et j’entends des conversations dans ce genre-ci : – Monsieur Vitremont est mort, il laisse deux cent quatre-vingt mille francs de fortune… dit le substitut, un jeune homme de quarante-sept ans, amusant comme le mistral. – Êtes-vous bien certain de cela ?…
– Cela, c’est les deux cent quatre-vingt mille francs. Un petit juge pérore, il raconte les placements, on discute les valeurs, et il est acquis à la discussion que,s’il n’y a pas deux cent quatre-vingt mille francs, on en sera bien près…
Là-dessus concert général d’éloges donnés à ce mort pour avoir tenu le pain sous clef, pour avoirplaçotéses économies, mis sou sur sou, afin probablement que toute la ville et tous les gens qui ont des successions à espérer battissent ainsi des mains en s’écriant avec admiration : – Il laisse deux cent quatre-vingt mille francs !… Et chacun a des parents malades de qui l’on dit : – Laissera-t-il quelque chose d’approchant ? et l’on discute levifcomme on a discuté lemort.
[p. 213] On ne s’occupe que des probabilités de fortune, ou des probabilités de vacance dans les places, et des probabilités de récolte.
Quand, dans notre enfance, nous regardions ces jolies petites souris blanches à la fenêtre du savetier de la rue Saint-Maclou, faisant tourner la cage ronde où elles étaient enfermées, pouvais-je savoir que ce serait une fidèle image de mon avenir ?…
Être ainsi, moi qui de nous deux agitais le plus mes ailes, dont l’imagination était la plus vagabonde ! j’ai péché plus que toi, je suis la plus punie. J’ai dit adieu à mes rêves : je suis madame la présidentegros comme le bras, et je me résigne à donner le bras à ce grand diable de monsieur de La Roulandière pendant quarante [p. 214] ans, à vivre menu de toute manière et à voir deux gros sourcils sur deux yeux vairons dans une figure jaune, laquelle ne saura jamais ce qu’est un sourire.
Mais toi, ma chère Caroline, toi qui, soit dit entre nous, étais dans lesgrandesquand je frétillais dans lespetites, toi qui ne péchais que par orgueil, à vingt-sept ans, avec deux cent mille francs de fortune, tu captures et tu captives un grand homme, un des hommes les plus spirituels de Paris, un des deux hommes à talent que notre ville ait produits !… quelle chance !
Maintenant tu te trouves dans le milieu le plus brillant de Paris. Tu peux, grâce aux sublimes priviléges du génie, aller dans tous les salons du faubourg Saint-Germain, y être bien accueillie. Tu jouis des jouissances exquises de la société des deux ou trois femmes célèbres de notre temps, où il se fait tant d’esprit, dit-on, où se disent ces mots qui nous arrivent ici comme des fusées à la Congrève. Tu vas chez le baron Schinner, de qui nous parlait tant Adolphe, où vont tous les grands artistes, tous les illustres étrangers. Enfin, dans quelque temps tu seras une des reines de Paris, si tu le veux. Tu peux aussi recevoir, tu verras chez toi les lionnes, les lions de la littérature, du grand monde et de la finance, car Adolphe nous parlait de ses amitiés illustres et de ses liaisons avec les favoris de la mode en de tels termes, que je te vois fêtée et fêtant.
Avec tes dix mille francs de rente et la succession de ta tante Carabès, avec les vingt mille francs que gagne ton mari, vous devez avoir équipage ; et, comme tu vas à tous les théâtres sans payer, comme les journalistes [p. 215] sont les héros de toutes les inaugurations ruineuses pour qui veut suivre le mouvement parisien, qu’on les invite tous les jours à dîner, tu vis comme si tu avais soixante mille francs de rente !… Ah ! tu es heureuse, toi ! aussi m’oublies-tu !
Eh bien, je comprends que tu n’as pas un instant à toi. Ton bonheur est la cause de ton silence, je te pardonne. Allons, un jour, si, fatiguée de tant de plaisirs, du haut de ta grandeur, tu penses encore à ta pauvre Claire, écris-moi, raconte-moi ce qu’est un mariage avec un grand homme… peins-moi ces grandes dames de Paris, surtout celles qui écrivent… oh ! je voudrais bien savoiren quoi elles sont faites; enfin n’oublie rien, si tu n’oublies pas que tu es aiméequand mêmepar ta pauvre
Ah ! ma pauvre Claire, si tu savais combien de petites douleurs ta lettre ingénue a réveillées, non, tu ne me l’aurais pas écrite. Aucune amie, une ennemie même, en voyant à une femme un appareil sur mille piqûres de moustiques, ne l’arrache pas pour s’amuser à les compter…
Je commence par te dire que, pour une fille de vingt-sept ans, d’une figure encore passable, mais d’une taille [p. 217] un peu trop empereur Nicolas pour l’humble rôle que je joue, je suis heureuse !… Voici pourquoi :
Adolphe, honteux des déceptions qui sont tombées sur moi comme une grêle, panse les plaies de mon amour-propre par tant d’affection, par tant de petits soins, tant de charmantes choses, qu’en vérité les femmes voudraient, en tant que femmes, trouver à l’homme qu’elles épousent des torts si profitables ; mais tous les gens de lettres (Adolphe est, hélas ! à peine un homme de lettres), qui sont des êtres non moins irritables, nerveux, changeants et bizarres que les femmes, ne possèdent pas des qualités aussi solides que celles d’Adolphe, et j’espère qu’ils n’ont pas été tous aussi malheureux que lui.
Hélas ! nous nous aimons assez toutes les deux pour que je te dise la vérité. J’ai sauvé mon mari, ma chère, d’une profonde misère habilement cachée. Loin de toucher vingt mille francs par an, il ne les a pas gagnés dans les quinze années qu’il a passées à Paris. Nous sommes logés à un troisième étage de la rue Joubert, qui nous coûte douze cents francs, et il nous reste sur nos revenus environ huit mille cinq cents francs, avec lesquels je tâche de nous faire vivre honorablement.
Je lui porte bonheur : Adolphe, depuis son mariage, a eu la direction d’un feuilleton et trouve quatre cents francs par mois dans cette occupation, qui, d’ailleurs, lui prend peu de temps. Il a dû cette place à un placement. Nous avons employé les soixante-dix mille francs de la succession de ma tante Carabès au cautionnement du journal, on nous donne neuf pour cent, et nous avons [p. 218] en outre des actions. Depuis cette affaire, conclue depuis dix mois, nos revenus ont doublé, l’aisance est venue.
Je n’ai pas plus à me plaindre de mon mariage comme affaire d’argent que comme affaire de cœur. Mon amour-propre a seul souffert, et mes ambitions ont sombré. Tu vas comprendre toutes les petites misères qui m’ont assaillie, par la première.
Adolphe nous avait paru très-bien avec la fameuse baronne Schinner, si célèbre par son esprit, par son influence, par sa fortune et par ses liaisons avec les hommes célèbres ; j’ai cru qu’il était reçu chez elle en qualité d’ami ; mon mari m’y présente, je suis reçue assez froidement. J’aperçois des salons d’un luxe effrayant ; et, au lieu de voir madame Schinner me rendre ma visite, je reçois une carte, à vingt jours de date et à une heure insolemment indue.
À mon arrivée à Paris, je me promène sur les boulevards, fière de mon grand homme anonyme ; il me donne un coup de coude et me dit en me désignant à l’avance un gros [p. 219] petit homme, assez mal vêtu : – « Voilà un tel ! » Il me nomme une des sept ou huit illustrations européennes de la France. J’apprête mon air admiratif, et je vois Adolphe saluant avec une sorte de bonheur le vrai grand homme, qui lui répond par le petit salut écourté qu’on accorde à un homme avec lequel on a sans doute à peine échangé quatre paroles en dix ans. Adolphe avait quêté sans doute un regard à cause de moi.
Il ne te connaît pas ? dis-je à mon mari. – Si, mais il m’aura pris pour un autre, me répond Adolphe.
Ainsi des poëtes, ainsi des musiciens célèbres, ainsi des hommes d’État. Mais, en revanche, nous causons pendant dix minutes devant quelque passage avec messieurs Armand du Cantal, Georges Beaunoir, Félix Verdoret, de qui tu n’as jamais entendu parler. Mesdames Constantine Ramachard, Anaïs Crottat et Lucienne Vouillon viennent nous voir et me menacent de leur amitiébleue. Nous recevons à dîner des directeurs de journaux [p. 220] inconnus dans notre province. Enfin, j’ai eu le douloureux bonheur de voir Adolphe refusant une invitation à une soirée de laquelle j’étais exclue.
Oh ! ma chère, le talent est toujours la fleur rare, croissant spontanément, et qu’aucune horticulture de serre chaude ne peut obtenir. Je ne m’abuse point : Adolphe est une médiocrité connue, jaugée ; il n’a pas d’autre chance, comme il le dit, que de se caser dans lesutilitésde la littérature. Il ne manquait pas d’esprit à Viviers ; mais, pour être un homme d’esprit à Paris, on doit posséder tous les genres d’esprit à des doses désespérantes.
J’ai pris de l’estime pour Adolphe ; car, après quelques petits mensonges, il a fini par m’avouer sa position, et, sans s’humilier outre mesure, il m’a promis le bonheur. Il espère arriver, comme tant de médiocrités, à une place quelconque, à un emploi de sous-bibliothécaire, à une gérance de journal. Qui sait si nous ne le ferons pas nommer député plus tard à Viviers.
[p. 221] Nous vivons obscurément ; nous avons cinq ou six amis et amies qui nous conviennent, et voilà cette brillante existence que tu dorais de toutes les splendeurs sociales.
De temps en temps j’essuie quelque bourrasque, j’attrape quelque coup de langue. Ainsi, hier, à l’Opéra, dans le foyer, où je me promenais, j’entends un des plus méchants hommes d’esprit, Léon de Lora, disant à l’un de nos plus célèbres critiques : – Avouez qu’il faut être bien Chodoreille pour aller découvrir au bord du Rhône le peuplier de la Caroline ! – Bah ! a répondu l’autre, il est bourgeonné. Ils avaient entendu mon mari me donnant mon petit nom. Et moi, qui passais pour belle à Viviers, qui suis grande, bien faite et encore assez grasse pour faire le bonheur d’Adolphe !… Voilà comment j’apprends qu’il en est à Paris de la beauté des femmes comme de l’esprit des hommes de province.
Enfin, si c’est là ce que tu veux savoir, je ne suis rien ; mais si tu veux apprendre jusqu’où va ma philosophie, eh bien ! je suis assez heureuse d’avoir rencontré dans mon faux grand homme un homme ordinaire.
Adieu, chère amie, de nous deux, comme tu le vois, c’est encore moi qui, malgré mes déceptions et les petites misères de ma vie, suis la mieux partagée ; Adolphe est jeune, et c’est un homme charmant.
La réponse de Claire, entre autres phrases, contenait [p. 222] celle-ci : « J’espère que le bonheur anonyme dont tu jouis se continuera, grâce à ta philosophie. » Claire, comme toutes les amies intimes, se vengeait de son président sur l’avenir d’Adolphe.
(Lettre trouvée dans un coffret, un jour qu’elle me fit long-temps attendre en son cabinet pendant qu’elle essayait de renvoyer une amie importune qui n’entendait pas le français sous-entendu dans le jeu de la physionomie et dans l’accent des paroles. J’attrapai un rhume, mais j’eus cette lettre.)
Cette note pleine de fatuité se trouvait sur un papier que les clercs de notaire jugèrent sans importance lors de [p. 224] l’inventaire de feu monsieur Ferdinand de Bourgarel, que la politique, les arts, les amours ont eu la douleur de pleurer récemment, et en qui la grande maison des Borgarelli de Provence a fini, car Bourgarel est, comme on sait, la corruption de Borgarelli, comme les Girardin français celle des Ghérardini de Florence.
Un lecteur intelligent reconnaîtra sans peine à quelle époque de la vie d’Adolphe et de Caroline se rapporte cette lettre.
Je croyais me trouver heureuse en épousant un artiste [p. ill.] aussi supérieur par ses talents que par ses moyens personnels, également grand et comme caractère et comme esprit, plein de connaissances, en voie de s’élever par la route publique sans être obligé d’aller dans les chemins tortueux de l’intrigue ; enfin tu connais Adolphe, tu l’as apprécié : je suis aimée, il est père, j’idolâtre [p. 225] nos enfants. Adolphe est excellent pour moi, je l’aime et je l’admire ; mais, ma chère, dans ce complet bonheur, il se trouve une épine. Les roses sur lesquelles je suis couchée ont plus d’un pli. Dans le cœur des femmes, les plis deviennent promptement des blessures. Ces blessures saignent bientôt, le mal augmente, on souffre, la souffrance éveille des pensées, les pensées s’étalent et se changent en sentiment. Ah ! ma chère, tu le sauras, et c’est cruel à se dire, mais nous vivons autant par la vanité que par l’amour. Pour ne vivre que d’amour, il faudrait ne pas habiter Paris. Que nous importerait de n’avoir qu’une robe de percale blanche, si l’homme que nous aimons ne voyait pas d’autres femmes mises autrement, plus élégamment que nous, et inspirant des idées par leurs manières, par un ensemble de petites choses qui font de grandes passions ? La vanité, ma chère, est chez nous cousine germaine de la jalousie, de cette belle et noble jalousie qui consiste à ne pas laisser envahir son empire, à être seule dans une âme, à passer notre vie tout heureuse dans un cœur. Eh bien ! ma vanité de femme souffre. Quelque petites que soient ces misères, j’ai malheureusement appris qu’il n’y a pas de petites misères en ménage. Oui, tout s’y agrandit par le contact incessant des sensations, des désirs, des idées. Voilà le secret de cette tristesse où tu m’as surprise, et que je ne voulais pas expliquer. Ce point est un de ceux où la parole va trop loin, et où l’écriture retient du moins la pensée en la fixant. Il y a des effets de perspective morale si différents entre ce qui se dit et ce qui s’écrit ! Tout est si solennel et si grave sur le papier ! On ne commet [p. 226] plus aucune imprudence. N’est-ce pas là ce qui fait un trésor d’une lettre où l’on s’abandonne à ses sentiments ? Tu m’aurais crue malheureuse, je ne suis que blessée. Tu m’as trouvée seule, au coin de mon feu, sans Adolphe. Je venais de coucher mes enfants, ils dormaient.Adolphe, pour la dixième fois, était invité dans un monde où je ne vais pas, où l’on veut Adolphe sans sa femme. Il est des salons où il va sans moi, comme il est une foule de plaisirs auxquels on le convie sans moi. S’il se nommait monsieur de Navarreins et que je fusse une d’Espard, jamais le monde ne penserait à nous séparer, on nous voudrait toujours ensemble. Ses habitudes sont prises, il ne s’aperçoit pas de cette humiliation qui oppresse le cœur. D’ailleurs, s’il soupçonnait cette petite souffrance que j’ai honte de ressentir, il laisserait là le monde, il deviendrait plus impertinent que ne le sont [p. 227] envers moi ceux ou celles qui me séparent de lui. Mais il entraverait sa marche, il se ferait des ennemis, il se créerait des obstacles en m’imposant à des salons qui me feraient alors directement mille maux. Je préfère donc mes souffrances à ce qui nous adviendrait dans le cas contraire. Adolphe arrivera ! il porte mes vengeances dans sa belle tête d’homme de génie. Un jour, le monde me payera l’arriéré de tant d’injures. Mais quand ? Peut-être aurai-je alors quarante-cinq ans. Ma belle jeunesse se sera passée au coin de mon feu, avec cette pensée. Adolphe rit, il s’amuse, il voit de belles femmes, il cherche à leur plaire, et tous ces plaisirs ne viennent pas de moi.
Peut-être à ce métier finira-t-il par se détacher de moi !
Personne ne souffre, d’ailleurs, impunément le mépris, et je me sens méprisée, quoique jeune, belle et vertueuse. D’ailleurs, puis-je empêcher ma pensée de courir ? Puis-je réprimer mes rages en sachant Adolphe à dîner en ville sans moi ? je ne jouis pas de ses triomphes, je n’entends pas ses mots spirituels ou profonds, dits pour d’autres ! Je ne saurais me contenter des réunions bourgeoises d’où il m’a tirée en me trouvant distinguée, [p. 228] riche, jeune, belle et spirituelle. C’est là un malheur, il est irréparable.
Enfin, il suffit que, par une cause quelconque, je ne puisse entrer dans un salon, pour désirer y aller. Rien n’est plus conforme aux habitudes du cœur humain. Les anciens avaient bien raison avec leurs gynécées. La collision des amours-propres de femmes qu’a produite leur réunion, qui ne date pas de plus de quatre siècles, a coûté bien des chagrins à notre temps et coûté de bien sanglants débats aux sociétés.
Enfin, ma chère, Adolphe est bien fêté quand il revient chez lui ; mais aucune nature n’est assez forte pour attendre avec la même ardeur toutes les fois. Quel lendemain que celui de la soirée où il sera moins bien reçu !
Vois-tu ce qu’il y a dans le pli dont je te parlais ? Un pli du cœur est un abîme comme un pli de terrain dans les Alpes : à distance, on ne s’en figurerait jamais la profondeur ni l’étendue. Il en est ainsi entre deux êtres, quelle que soit leur amitié. On ne soupçonne jamais la gravité du mal chez son amie. Ceci semble peu de chose, et néanmoins la vie en est atteinte dans toute sa profondeur et sur toute sa longueur.
Je me suis raisonnée ; mais plus je me faisais de raisonnements, plus je me prouvais à moi-même l’étendue de cette petite douleur. Je me laisse donc aller au courant de la souffrance.
Deux Voix se disputent le terrain, quand, par un hasard encore rare heureusement, je suis seule dans mon fauteuil attendant Adolphe.
[p. 229] L’une, je le gagerais, sort duFaustd’Eugène Delacroix, que j’ai sur ma table. Méphistophélès parle, le terrible valet qui dirige si bien les épées, il a quitté la gravure et se pose diaboliquement devant moi, riant par la fente que ce grand peintre lui a mise sous le nez, et me regardant de cet œil d’où tombent des rubis, des diamants, des carrosses, des métaux, des toilettes, des soieries cramoisies et mille délices qui brûlent.
– N’es-tu pas faite pour le monde ? Tu vaux la plus belle des plus belles duchesses ; ta voix est celle d’une sirène, tes mains commandent le respect et l’amour !… Oh ! comme ton bras chargé de bracelets se déploierait bien sur le velours de ta robe ! Tes cheveux sont des chaînes qui enlaceraient tous les hommes ; et tu pourrais mettre tous ces triomphes aux pieds d’Adolphe, lui [p. 230] montrer ta puissance et n’en jamais user ! Il aurait des craintes là où il vit dans une certitude insultante. Allons ! viens ! avale quelques bouffées de mépris, tu respireras des nuages d’encens. Ose régner ! N’es-tu pas vulgaire au coin de ton feu ? Tôt ou tard la jolie épouse, la femme aimée mourra, si tu continues ainsi, dans sa robe de chambre ! Viens, et tu perpétueras ton empire par l’emploi de la coquetterie ? Montre-toi dans les salons, et ton joli pied marchera sur l’amour de tes rivales.
L’autre Voix sort de mon chambranle de marbre blanc, qui s’agite comme une robe. Je crois voir une vierge divine couronnée de roses blanches, une palme verte à la main. Deux yeux bleus me sourient.
[p. 231] Cette Vertu si simple me dit : – Reste ! sois toujours bonne, rends cet homme heureux, c’est là toute ta mission. La douceur des anges triomphe de toute douleur. La foi dans soi-même a fait recueillir aux martyrs du miel sur les brasiers de leurs supplices. Souffre un moment ; après, tu seras heureuse.
Quelquefois, Adolphe revient en cet instant, et je suis heureuse. Mais, ma chère, je n’ai pas autant de patience que d’amour ; il me prend des envies de mettre en pièces les femmes qui peuvent aller partout, et dont la présence est désirée autant par les hommes que par les femmes. Quelle profondeur dans ce vers de Molière :
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose !
Tu ne connais pas cette petite misère, heureuse Mathilde ; tu es une femme bien née ! Tu peux beaucoup pour moi. Songes-y ! Je puis t’écrire là ce que je n’osais te dire. Tes visites me font grand bien, viens souvent voir ta pauvre
– Hé ! bien, dis-je au clerc, savez-vous ce qu’a été cette lettre pour feu Bourgarel.
[p. 232] – Non.
– Une lettre de change.
Ni le clerc, ni le patron n’ont compris. Comprenez-vous, vous ?
Oui, ma chère, il vous arrivera, dans l’état de mariage, des choses dont vous vous doutez très-peu ; mais il vous en arrivera d’autres dont vous vous doutez encore moins. Ainsi…
[p. 234] L’auteur (peut-on dire ingénieux ?)qui castigat ridendo mores, et qui a entreprisLes Petites Misères de la Vie conjugale, n’a pas besoin de faire observer qu’ici par prudence, il a laissé parlerune femme comme il faut, et qu’il n’accepte pas la responsabilité de la rédaction, tout en professant la plus sincère admiration pour la charmante personne à laquelle il doit la connaissance de cette petite misère.
– Ainsi… dit-elle.
Cependant, il éprouve la nécessité d’avouer que cette personne n’est ni madame Foullepointe, ni madame de Fischtaminel, ni madame Deschars.
Madame Deschars est trop collet-monté, madame Foullepointe est trop absolue dans son ménage, elle sait cela d’ailleurs, que ne sait-elle pas ? elle est aimable, elle voit la bonne compagnie, elle tient à ce qu’il y a de mieux ; on lui passe la vivacité de ses traits d’esprit, comme, sous Louis XIV, on passait à madame Cornuel ses mots. On lui passe bien des choses : il y a des femmes qui sont les enfants gâtés de l’opinion.
Quant à madame de Fischtaminel, qui d’ailleurs est en cause, comme on va le voir ; incapable de se livrer à la moindre récrimination, elle récrimine en faits, elle s’abstient de paroles.
Nous laissons à chacun la liberté de penser que cette interlocutrice est Caroline, non pas la niaise Caroline des premières années, mais Caroline devenue femme de trente ans.
[p. 235] – Ainsi vous aurez, s’il plaît à Dieu, des enfants…
– Madame, lui dis-je, ne mettons point Dieu dans ceci, à moins que ce mot ne soit une allusion…
– Vous êtes un impertinent, me dit-elle, on n’interrompt point une femme…
– Quand elle s’occupe d’enfants, je le sais ; mais il ne faut pas, madame, abuser de l’innocence des jeunes personnes. Mademoiselle va se marier, et, si elle comptait sur cette intervention de l’Être-Suprême, elle serait induite dans une profonde erreur. Nous ne devons pas tromper la jeunesse. Mademoiselle a passé l’âge où l’on dit aux jeunes personnes que le petit frère a été trouvé sous un chou.
[p. 236] – Vous voulez me faire dire des sottises, reprit-elle en souriant et montrant les plus belles dents du monde, je ne suis pas assez forte pour lutter contre vous, je vous prie de me laisser continuer avec Joséphine. Que te disais-je ?
– Que, si je me marie, j’aurai des enfants, dit la jeune personne.
– Eh ! bien, je ne veux pas te peindre les choses en noir, mais il est extrêmement probable que chaque enfant te coûtera une dent. À chaque enfant j’ai perdu une dent.
– Heureusement, lui dis-je, que chez vous cette misère a été plus que petite, elle a été minime (les dents perdues étaient de côté). Mais remarquez, mademoiselle, que cette petite misère n’a pas un caractère normal. La misère dépend de l’état et de la situation de la dent. Si votre enfant détermine la chute d’une dent qui vous faisait souffrir, d’une mauvaise dent, d’une dent cariée, [p. 237] vous avez le bonheur d’avoir un enfant de plus et une mauvaise dent de moins. Ne confondons pas les bonheurs avec les misères. Ah ! si vous perdiez une de vos bellespalettes… Encore y a-t-il plus d’une femme qui échangerait la plus magnifique incisive contre un bon gros garçon !
– Hé ! bien, reprit-elle en s’animant, au risque de te faire perdre tes illusions, pauvre enfant, je vais t’expliquer une petite misère, une grande ! Oh ! c’est atroce ! Je ne sortirai pas des chiffons auxquels monsieur nous renvoie…
Je protestai par un geste.
– J’étais mariée depuis environ deux ans, dit-elle en continuant, et j’aimais mon mari ; je suis revenue de mon erreur, je me suis conduite autrement pour son bonheur et pour le mien ; je puis me vanter d’avoir l’un des plus heureux ménages de Paris. Enfin, ma chère, j’aimais le monstre, je ne voyais que lui dans le monde. Déjà, plusieurs fois, mon mari m’avait dit : – Ma petite, les jeunes personnes ne savent pas très-bien se mettre, ta mère aimait à te fagoter, elle avait ses raisons. Si tu veux me croire, prends modèle sur madame de Fischtaminel, elle a bon goût. Moi, bonne bête du bon Dieu, je n’y entendais point malice. Un jour, en revenant d’une soirée, il me dit : – As-tu vu comme madame de Fischtaminel était mise ? – Oui, pas mal. En moi-même, je me dis : Il me parle toujours de madame de Fischtaminel, il faut que je me mette absolument comme elle. J’avais bien remarqué l’étoffe, la façon de la robe et l’ajustement des moindres accessoires. Me voilà tout heureuse, trottant, [p. 238] allant, mettant tout en mouvement pour me procurer les mêmes étoffes. Je fais venir la même couturière. – Vous habillez madame de Fischtaminel ? lui dis-je. – Oui, madame. – Eh ! bien, je vous prends pour ma couturière, mais à une condition : vous voyez que j’ai fini par trouver l’étoffe de sa robe, je veux que vous me fassiez la mienne absolument pareille à la sienne. J’avoue que je ne fis pas attention tout d’abord au sourire assez fin de la couturière, je le vis cependant, et plus tard je me l’expliquai. Pareille, lui dis-je ; mais à s’y méprendre !
– Oh ! dit l’interlocutrice en s’interrompant et me regardant, vous nous apprenez à être comme des araignées au centre de leur toile, à tout voir sans avoir l’air d’avoir vu, à chercher l’esprit de toute chose, à étudier les mots, les gestes, les regards ! Vous dites : Les femmes sont bien fines ! Dites donc : Les hommes sont bien faux !
[p. 239] – Ce qu’il m’a fallu de soins, de pas et de démarches pour arriver à être le sosie de madame de Fischtaminel !… – Enfin, c’est nos batailles à nous, ma petite, dit-elle en continuant et revenant à mademoiselle Joséphine. Je ne trouvais pas un certain petit châle de cou, brodé : une merveille ! enfin, je finis par découvrir qu’il a été fait exprès. Je déniche l’ouvrière, je lui demande un châle pareil à celui de madame de Fischtaminel. Une bagatelle ! cent cinquante francs. Il avait été commandé par un monsieur qui l’avait offert à madame de Fischtaminel. Mes économies y passent. Nous sommes toutes, nous autres Parisiennes, extrêmement tenues en bride à l’article toilette. Il n’est pas un homme de cent mille livres de rente à qui le whist ne coûte dix mille francs par hiver, qui ne trouve sa femme dépensière et ne redoute ses chiffons ! Mes économies, soit ! me disais-je. J’avais une petite fierté de femme qui aime : je ne voulais pas lui parler de cette toilette, je voulais lui en faire une surprise, bécasse que [p. 240] j’étais ! Oh ! comme vous nous enlevez notre sainte niaiserie !…
Ceci fut encore dit pour moi qui n’avais rien enlevé à cette dame, ni dent, ni quoi que ce soit des choses nommées et innommées qu’on peut enlever à une femme.
– Ah ! il faut te dire, ma chère, qu’il me menait chez madame de Fischtaminel, où je dînais même assez souvent. J’entendais cette femme disant : – Mais elle est bien, votre femme ! Elle avait avec moi un petit ton de protection que je souffrais ; mon mari me souhaitait d’avoir l’esprit de cette femme et sa prépondérance dans le monde. Enfin ce phénix des femmes était mon modèle, je l’étudiais, je me donnais un mal horrible à n’être pas moi-même… Oh ! mais c’est un poëme qui ne peut être compris que par nous autres femmes ! Enfin, le jour de mon triomphe arrive. Vraiment le cœur me battait de joie, j’étais comme un enfant ! tout ce qu’on est à vingt-deux ans. Mon mari m’allait venir prendre pour une promenade aux Tuileries ; il entre, je le regarde toute joyeuse, il ne remarque rien… Eh bien ! je puis l’avouer aujourd’hui, ce fut un de ses affreux désastres… Non, je n’en dirai rien, monsieur que voici se moquerait.
Je protestai par un autre geste.
– Ce fut, dit-elle en continuant (une femme ne renonce jamais à ne pas tout dire), de voir s’écrouler un édifice bâti par une fée. Pas la moindre surprise. Nous montons en voiture. Adolphe me voit triste, il me demande ce que j’ai ; je lui réponds comme nous répondons quand nous avons le cœur serré par ces petites misères : – Rien ! Et il prend son lorgnon, et il lorgne les passants le long des [p. 241] Champs-Élysées, nous devions faire un tour de Champs-Élysées avant de nous promener aux Tuileries. Enfin, l’impatience me prend, j’avais un petit mouvement de fièvre et, quand je rentre, je me compose pour sourire. – Tu ne m’as rien dit de ma toilette ? – Tiens, c’est vrai, tu as une robe à peu près pareille à celle de madame de Fischtaminel. Il tourne sur ses talons et s’en va. Le lendemain, je boudais un peu, vous le pensez bien. Arrive, au moment où nous avions fini de déjeuner dans ma chambre au coin de mon feu, je m’en souviendrai toujours, arrive l’ouvrière qui venait chercher le prix du petit châle de cou, je la paye ; elle salue mon mari comme si elle le connaissait. Je cours après elle sous prétexte de lui faire acquitter sa note, et je lui dis : – Vous lui avez fait payer moins cher le châle de madame de Fischtaminel. – Je vous jure, madame, que c’est le même prix, monsieur n’a pas marchandé. Je suis revenue dans ma chambre, et j’ai trouvé mon mari sot comme…
[p. 242]Elle s’arrêta, reprit : – Comme un meunier qu’on vient de faire évêque. – Je comprends, mon ami, que je ne serai jamais qu’à peu près pareille à madame de Fischtaminel. – Je vois ce que tu veux me dire à propos de ce châle ! Eh bien, oui, je le lui ai offert pour le jour de sa fête. Que veux-tu ? nous avons été très-amis autrefois… – Ah ! vous avez été jadis encore plus liés qu’aujourd’hui ? Sans répondre à cela, il me dit : –Mais c’est purement moral. Il prit son chapeau, s’en alla, et me laissa seule sur cette belle déclaration des droits de l’homme. Il ne revint pas pour dîner, et rentra fort tard. Je vous le jure, je restai dans ma chambre à pleurer comme une Madeleine, au coin de mon feu. Je vous permets de vous moquer de moi, dit-elle en me regardant, mais je pleurai sur mes illusions de jeune mariée, je pleurai de dépit d’avoir été prise pour une dupe. Je me rappelai le sourire de la couturière ! Ah ! ce sourire me remit en mémoire les sourires de bien des femmes qui riaient de me voir petite fille chez madame de Fischtaminel ; je pleurai sincèrement. Jusque-là je pouvais croire à bien des choses qui n’existaient plus chez mon mari, mais que [p. 243] les jeunes femmes s’obstinent à supposer. Combien de grandes misères dans cette petite misère ! Vous êtes de grossiers personnages ! Il n’y a pas une femme qui ne pousse la délicatesse jusqu’à broder des plus jolis mensonges le voile avec lequel elle vous couvre son passé, tandis que vous autres… Mais je me suis vengée.
– Madame, lui dis-je, vous allez trop instruire mademoiselle.
– C’est vrai, dit-elle, je vous dirai la fin dans un autre moment.
– Ainsi, mademoiselle, vous le voyez, dis-je, vous croyez acheter un châle, et vous vous trouvez une petite misère sur le cou ; si vous vous le faites donner…
– C’en est une grande, dit la femme comme il faut. Restons-en là.
La morale de cette fable est qu’il faut porter son châle sans y trop réfléchir. Les anciens prophètes appelaient déjà ce monde une vallée de misère. Or, dans ce temps les Orientaux avaient, avec la permission des autorités constituées, de jolies esclaves, outre leurs femmes ! Comment appellerons-nous la vallée de la Seine entre le Calvaire et Charenton, où la loi ne permet qu’une seule femme légitime ?
Vous comprenez que je me mis à mâchonner le bout de ma canne, à consulter la corniche, à regarder le feu, à examiner le pied de Caroline, et je tins bon jusqu’à ce que la demoiselle à marier fût partie.
– Vous m’excuserez, lui dis-je, je suis resté chez vous, [p. 246] malgré vous peut-être ; mais votre vengeance perdrait à être dite plus tard, et si elle a constitué pour votre mari quelque petite misère, il y a pour moi grand intérêt à la connaître, et vous saurez pourquoi…
– Ah ! dit-elle, ce mot :c’est purement moral! donné comme excuse, m’avait choquée au dernier point. Belle consolation de savoir que j’étais dans son ménage un meuble, une chose ; que je trônais entre les ustensiles de cuisine, de toilette et les ordonnances de médecin ; que l’amour conjugal était assimilé aux pilules digestives, au sirop de mou de veau, à la moutarde blanche ; que madame de Fischtaminel avait à elle l’âme de mon mari, ses admirations, et charmait son esprit, tandis que j’étais une sorte de nécessité purement physique ! Que pensez-vous d’une femme ravalée jusqu’à devenir quelque chose comme la soupe et le bouilli, sans persil, bien entendu ? Oh ! dans cette soirée, je fis une catilinaire…
– Dites une philippique.
– Je dirai tout ce que vous voudrez, car j’étais furieuse, et je ne sais plus tout ce que j’ai crié dans le désert de ma chambre à coucher. Croyez-vous que cette opinion que les maris ont de leur femme, que le rôle qu’ils nous donnent, ne soient pas pour nous une étrange misère ? Nos petites misères, à nous, sont toujours grosses d’une grande misère. Enfin il fallait une leçon à mon Adolphe. Vous connaissez le vicomte de Lustrac, un amateur effréné de femmes, de musique, un gourmet, un de ces ex-beaux [p. 247] de l’empire qui vivent sur leurs succès printaniers, et qui se cultivent eux-mêmes avec des soins excessifs, pour obtenir des regains. [p. ill.]
– Oui, lui dis-je, un de ces gens pincés, corsés, busqués à soixante ans, qui abusent de la finesse de leur taille, et sont capables d’en remontrer aux jeunes dandies.
– Monsieur de Lustrac, reprit-elle, est égoïste comme un roi ; mais galant, prétentieux, malgré sa perruque noire comme du jais.
– Il se teint aussi les favoris.
– Il va le soir dans dix salons ; il papillonne.
– Il donne d’excellents dîners, des concerts, et protége des cantatrices encore neuves…
– Il prend le mouvement pour la joie.
[p. 248] – Oui, mais il s’enfuit à tire-d’aile dès que le chagrin poind quelque part. Vous êtes en deuil, il vous fuit. Vous accouchez, il attend les relevailles pour venir vous voir : il est d’une franchise mondaine, d’une intrépidité sociale qui méritent l’admiration.
– Mais n’y a-t-il pas du courage à être ce qu’on est ? lui demandai-je.
– Hé ! bien, reprit-elle après avoir échangé nos observations, ce jeune vieillard, cet Amadis omnibus, que nous avons nommé entre nous le chevalierPetit-Bon-Homme-vit-encore, devint l’objet de mes admirations.
– Il y avait de quoi ! un homme capable de faire à lui tout seul sa figure et ses succès !
– Je lui fis quelques-unes de ces avances qui ne compromettent jamais une femme, je lui parlai du bon goût de ses derniers gilets, de ses cannes, et il me trouva de la dernière amabilité. Moi, je trouvai mon chevalier de la dernière jeunesse ; il vint me voir ; je minaudai, je feignis d’être malheureuse en ménage, d’avoir des chagrins. Vous savez ce que veut dire une femme en parlant de ses chagrins, en se prétendant peu comprise. Ce vieux singe me répondit beaucoup mieux qu’un jeune homme, j’eus mille peines à ne pas rire en l’écoutant. « Ah ! voilà les maris, ils ont la plus mauvaise politique, ils respectent leur femme, et toute femme est, tôt ou tard, furieuse de se voir respectée, et sans l’éducation secrète à laquelle [p. 249] elle a droit. Vous ne devez pas vivre, une fois mariée, comme une petite pensionnaire », etc. Il se tortillait, il se penchait, il était horrible ; il avait l’air d’une figure de bois de Nuremberg, il avançait le menton, il avançait sa chaise, il avançait la main… Enfin, après bien des marches, des contre-marches, des déclarations angéliques…
– Bah !
– Oui,Petit-Bon-Homme-vit-encoreavait abandonné le classique de sa jeunesse pour le romantisme à la mode ; il parlait d’âme, d’ange, d’adoration, de soumission, il devenait d’un éthéré bleu-foncé. Il me conduisait à l’Opéra et me mettait en voiture. Ce vieux jeune homme allait là [p. 250] où j’allais, il redoublait de gilets, il se serrait le ventre, il mettait son cheval au grand galop pour rejoindre et accompagner ma voiture au bois ; il me compromettait avec une grâce de lycéen, il passait pour fou de moi ; je me posais en cruelle, mais j’acceptais son bras et ses bouquets. On causait de nous. J’étais enchantée ! J’arrivai bientôt à me faire surprendre par mon mari, le vicomte sur mon canapé, dans mon boudoir, me tenant les mains et moi l’écoutant avec une sorte de ravissement extérieur. C’est inouï ce que l’envie de nous venger nous fait dévorer ! Je parus contrariée de voir entrer mon mari, qui, le vicomte parti, me fit une scène : – Je vous assure, monsieur, lui dis-je après avoir écouté ses reproches, que c’estpurement moral. Mon mari comprit, et n’alla plus [p. 251] chez madame de Fischtaminel. Moi, je ne reçus plus monsieur de Lustrac.
– Mais, lui dis-je, Lustrac, que vous prenez, comme beaucoup de personnes, pour un célibataire, est veuf et sans enfants.
– Bah !
– Aucun homme n’a plus profondément enterré sa femme, Dieu ne la retrouvera pas au jugement dernier. Il s’est marié avant la révolution, et votrepurement moralme rappelle un mot de lui que je ne puis me dispenser de vous répéter. Napoléon nomma Lustrac à des fonctions importantes, dans un pays conquis : madame de Lustrac, abandonnée pour l’administration, prit, quoique ce fût purement moral, pour ses affaires particulières un secrétaire intime ; mais elle eut le tort de le choisir sans en prévenir son mari. Lustrac rencontra ce secrétaire à une heure excessivement matinale et fort ému, car il s’agissait d’une discussion assez vive, dans la chambre de sa femme. La ville ne demandait qu’à rire de son gouvernement, et cette aventure fit un tel tapage que Lustrac demanda lui-même son rappel à l’Empereur. Napoléon tenait à la moralité de ses représentants, et la sottise selon lui devait déconsidérer un homme. Vous savez que l’Empereur, entre toutes ses passions malheureuses, a eu celle de vouloir moraliser sa cour et son gouvernement. La demande de Lustrac fut donc admise, mais sans compensation. Quand il vint à Paris, il y reparut dans son hôtel, avec sa femme ; il la [p. 252] conduisit dans le monde, ce qui, certes, est conforme aux coutumes aristocratiques les plus élevées ; mais il y a toujours des curieux. On demanda raison de cette chevaleresque protection. – Vous êtes donc remis, vous et madame de Lustrac, lui dit-on au foyer du théâtre de l’Impératrice, vous lui avez tout pardonné. Vous avez bien fait. – Oh ! dit-il d’un air satisfait, j’ai acquis la certitude… – Ah ! bien, de son innocence, vous êtes dans les règles. – Non, je suis sûr que c’était purement physique.
Caroline sourit.
– L’opinion de votre adorateur réduit cette grande misère à n’en être, en ce cas, comme dans le vôtre, qu’une très-petite.
– Une petite misère !… s’écria-t-elle, et pour quoi prenez-vous les ennuis de coqueter avec un monsieur de Lustrac de qui je me suis fait un ennemi ! Allez ! les [p. 253] femmes paient souvent bien cher les bouquets qu’on leur donne et les attentions qu’on leur prodigue. Monsieur de Lustrac a dit de moi à monsieur de Bourgarel5[Note de l’auteur] Le même Ferdinand de Bourgarel, que la politique, les arts et les amours ont eu la douleur de pleurer récemment, selon le discours prononcé sur sa tombe par Adolphe. : – Je ne te conseille pas de faire la cour à cette femme-là, elle est trop chère…
Vous me demandez, ma chère maman, si je suis heureuse avec mon mari. Assurément monsieur de Fischtaminel n’était pas l’être de mes rêves. Je me suis soumise à votre volonté, vous le savez. La fortune, cette raison suprême, parlait d’ailleurs assez haut. Ne pas déroger, épouser monsieur le comte de Fischtaminel doué de trente mille francs de rentes, et rester à Paris, vous aviez bien des forces contre votre pauvre fille. Monsieur de Fischtaminel, enfin, est un joli homme pour un homme de trente-six ans ; il est décoré par Napoléon sur le champ de bataille, il est ancien colonel, et sans la Restauration, qui l’a mis en [p. 256] demi-solde, il serait général : voilà des circonstances atténuantes.
Beaucoup de femmes trouvent que j’ai fait un bon mariage, et je dois convenir que toutes les apparences du bonheur y sont… pour la société. Mais avouez que, si vous aviez sur le retour de mon oncle Cyrus et ses intentions de me laisser sa fortune, vous m’auriez donné le droit de choisir.
Je n’ai rien à dire contre monsieur de Fischtaminel : il n’est pas joueur, les femmes lui sont indifférentes, il n’aime point le vin, il n’a pas de fantaisies ruineuses ; il possède, comme vous le disiez, toutes les qualités négatives qui font les maris passables ; mais qu’a-t-il ? Eh bien ! chère maman, il est inoccupé. Nous sommes ensemble pendant toute la sainte journée !… Croiriez-vous [p. 257] que c’est pendant la nuit, quand nous sommes le plus réunis, que je puis être le moins avec lui. Je n’ai que son sommeil pour asile, ma liberté commence quand il dort. Non, cette obsession me causera quelque maladie. Je ne suis jamais seule. Si monsieur de Fischtaminel était jaloux, il y aurait de la ressource. Ce serait alors une lutte, une petite comédie ; mais comment l’aconit de la jalousie aurait-il poussé dans son âme ? il ne m’a pas quittée depuis notre mariage. Il n’éprouve aucune honte à s’étaler sur un divan et il y reste des heures entières.
Deux forçats rivés à la même chaîne ne s’ennuient pas, ils ont à méditer leur évasion ; mais nous n’avons aucun sujet de conversation, nous nous sommes tout dit. Enfin il en était, il y a quelque temps, réduit à parler politique. La politique est épuisée, Napoléon [p. 258] étant, pour mon malheur, décédé, comme on sait, à Sainte-Hélène.
Monsieur de Fischtaminel a la lecture en horreur. S’il me voit lisant, il arrive et me demande dix fois dans une demi-heure : – Nina, ma belle, as-tu fini ?
J’ai voulu persuader à cet innocent persécuteur de monter à cheval tous les jours, et j’ai fait intervenir la suprême considération pour les hommes de quarante ans, sa santé ! Mais il m’a dit qu’après avoir été pendant douze ans à cheval, il éprouvait le besoin de repos.
Mon mari, ma chère mère, est un homme qui vous absorbe, il consomme le fluide vital de son voisin, il a l’ennui gourmand : il aime à être amusé par ceux qui viennent nous voir, et après cinq ans de mariage nous n’avons plus personne : il ne vient ici que des gens dont les intentions sont évidemment contraires à son honneur, et qui tentent, sans succès, de l’amuser, afin de conquérir le droit d’ennuyer sa femme.
Monsieur de Fischtaminel, ma chère maman, ouvre cinq ou six fois par heure la porte de ma chambre, ou de la pièce où je me réfugie, et il vient à moi d’un air effaré, me demandant : – Eh bien ! que fais-tu donc, ma belle ? (le mot de l’Empire) sans s’apercevoir de la répétition de cette question, qui pour moi devient comme la pinte que versait autrefois le bourreau dans la torture de l’eau.
Autre supplice ! Nous ne pouvons plus nous promener. La promenade sans conversation, sans intérêt, est impossible. Mon mari se promène avec moi pour se [p. 259] promener, comme s’il était seul. On a la fatigue sans avoir le plaisir.
De notre lever à notre déjeuner, l’intervalle est rempli par ma toilette, par les soins du ménage, je puis encore supporter cette portion de la journée ; mais du déjeuner au dîner, c’est une lande à labourer, un désert à traverser. L’inoccupation de mon mari ne me laisse pas un instant de repos, il m’assomme de son inutilité, son inoccupation me brise. Ses deux yeux ouverts à toute heure sur les miens me forcent à tenir mes yeux baissés. Enfin ses monotones interrogations :
– Quelle heure est-il, ma belle ?
– Que fais-tu donc là ?
– À quoi penses-tu ?
– Que comptes-tu faire ?
– Où irons-nous ce soir ?
– Quoi de nouveau ?
– Oh ! quel temps !
– Je ne vais pas bien, etc. ;
Toutes ces variations de la même chose (le point d’interrogation), qui composent le répertoire Fischtaminel, me rendront folle.
Ajoutez à ces flèches de plomb incessamment décochées un dernier trait qui vous peindra mon bonheur, et vous comprendrez ma vie.
Monsieur de Fischtaminel, parti sous-lieutenant en 1799, à dix-huit ans, n’a d’autre éducation que celle due à la discipline, à l’honneur du noble et du militaire ; s’il a du tact, le sentiment du probe, de la subordination, il est d’une ignorance crasse, il ne sait absolument rien, [p. 260] et il a horreur d’apprendre quoi que ce soit. Oh ! ma chère maman, quel concierge accompli ce colonel aurait fait s’il eût été dans l’indigence ! je ne lui sais aucun gré de sa bravoure, il ne se battait pas contre les Russes, ni contre les Autrichiens, ni contre les Prussiens : il se battait contre l’ennui. En se précipitant sur l’ennemi, le capitaine de Fischtaminel éprouvait le besoin de se fuir lui-même. Il s’est marié par désœuvrement.
Autre petit inconvénient : monsieur tracasse tellement les domestiques, que nous en changeons tous les six mois.
J’ai tant envie, chère maman, d’être une honnête femme, que je vais essayer de voyager six mois par année. Pendant l’hiver, j’irai tous les soirs aux Italiens, à l’Opéra, dans le monde ; mais notre fortune est-elle assez considérable pour fournir à de telles dépenses ? [p. 261] Mon oncle de Cyrus devrait venir à Paris, j’en aurais soin comme d’une succession.
Si vous trouvez un remède à mes maux, indiquez-le à votre fille, qui vous aime autant qu’elle est malheureuse, et qui aurait bien voulu se nommer autrement que
Outre la nécessité de peindre cette petite misère qui ne pouvait être bien peinte que de main de femme, et quelle femme ! il était nécessaire de vous faire connaître la femme que vous n’avez encore vue que de profil dans la première partie de ce livre, la reine de la société particulière où vit Caroline, la femme enviée, la femme habile qui, de bonne heure, a su concilier ce qu’elle doit au monde avec les exigences du cœur. Cette lettre est son absolution.
Les femmes sont
Ou chastes,
Ou vaniteuses,
Ou simplement orgueilleuses.
Toutes peuvent donc être atteintes par la petite misère que voici.
Certains maris sont si ravis d’avoir une femme à eux, chance uniquement due à la légalité, qu’ils craignent une erreur chez le public, et ils se hâtent de marquer leur épouse, comme les marchands [p. 264] de bois marquent les bûches au flottage, ou les propriétaires de Berry leurs moutons. Devant tout le monde, ils prodiguent à la façon romaine (columbella) à leurs femmes des surnoms pris au règne animal, et ils les appellent :
– Ma poule, [p. ill.]
– Ma chatte,
– Mon rat,
– Mon petit lapin ;
Ou, passant au règne végétal, ils la nomment :
– Mon chou,
– Ma figue (en Provence seulement),
– Ma prune (en Alsace seulement),
Et jamais : – Ma fleur ! remarquez cette discrétion ;
Ou, ce qui devient plus grave !
– Bobonne,
– Ma mère,
– Ma fille,
– La bourgeoise,
– Ma vieille ! (quand la femme est très-jeune !)
Quelques-uns hasardent des surnoms d’une décence douteuse, tels que :
– Mon bichon,
– Ma niniche,
– Tronquette !
Nous avons entendu un de nos hommes politiques le [p. 265] plus remarquable par sa laideur appelant sa femme : –Moumoutte!…
– J’aimerais mieux, disait à sa voisine cette infortunée, qu’il me donnât un soufflet.
– Pauvre petite femme, elle est bien malheureuse ! reprit la voisine en me regardant quand Moumoutte fut partie ; lorsqu’elle est dans le monde avec son mari, elle est sur les épines, elle le fuit. Un soir, ne l’a-t-il pas prise par le cou en lui disant : – Allons, viens, ma grosse !
On prétend que la cause d’un très-célèbre empoisonnement d’un mari par l’arsenic, provenait des indiscrétions continuelles que subissait la femme dans le monde. Ce mari donnait de légères tapes sur les épaules de cette femme conquise à la pointe du Code, il la surprenait par un baiser retentissant, il la déshonorait par une tendresse publique assaisonnée de ces fatuités grossières dont le secret appartient à ces sauvages de France, vivant au fond des campagnes, et dont les mœurs sont encore peu connues, malgré les efforts des naturalistes du roman.
Ce fut, dit-on, cette situation choquante qui, bien appréciée par des jurés pleins d’esprit, valut à [p. 266] l’accusée un verdict adouci par les circonstances atténuantes.
Les jurés se dirent :
– Punir de mort ces délits conjugaux, c’est aller un peu loin ; mais une femme est très-excusable quand elle est si molestée !…
Nous regrettons infiniment, dans l’intérêt des mœurs élégantes, que ces raisons ne soient pas généralement connues. Aussi Dieu veuille que notre livre ait un immense succès, les femmes y gagneront d’être traitées comme elles doivent l’être, en reines.
En ceci, l’amour est bien supérieur au mariage, il est fier des indiscrétions, certaines femmes les quêtent, les préparent, et malheur à l’homme qui ne s’en permet pas quelques-unes !
Combien de passion dans untuégaré !
J’ai entendu, c’était en province, un mari qui nommait sa femme : – Ma berline… Elle en était heureuse, elle n’y voyait rien de ridicule ; elle l’appelait – son fiston !… Aussi ce délicieux couple ignorait-il qu’il existât des petites misères. [p. ill.]
Ce fut en observant cet heureux ménage que l’auteur trouva cet axiome.
Pour être heureux en ménage, il faut être ou homme [p. 267] de génie marié à une femme tendre et spirituelle, ou se trouver, par l’effet d’un hasard qui n’est pas aussi commun qu’on pourrait le penser, tous les deux excessivement bêtes.
L’histoire un peu trop célèbre de la cure par l’arsenic d’un amour-propre blessé, prouve qu’à proprement parler, il n’y a pas de petites misères pour la femme dans la vie conjugale. |
La femme vit par le sentiment, là où l’homme vit par l’action.
Or, le sentiment peut à tout moment faire d’une petite misère soit un grand malheur, soit une vie brisée, soit une éternelle infortune.
Que Caroline commence, dans l’ignorance de la vie et du monde, par causer à son mari les petites misères de sa bêtise (relireles découvertes), Adolphe a, comme tous les hommes, des compensations dans le mouvement social : il va, vient, sort, fait des affaires. Mais, pour Caroline, en toutes choses il s’agit d’aimer ou de ne pas aimer, d’être ou de ne pas être aimée.
[p. 268] Les indiscrétions sont en harmonie avec les caractères, les temps et les lieux. Deux exemples suffiront.
Voici le premier.
Un homme est de sa nature sale et laid ; il est mal fait, repoussant. Il y a des hommes, et souvent des gens riches, qui, par une sorte de constitution inobservée, salissent des habits neufs en vingt-quatre heures. Ils sont nés dégoûtants. Il est enfin si déshonorant pour une femme de ne pas être uniquement l’épouse de ces sortes d’Adolphe, qu’une Caroline avait depuis long-temps exigé la suppression des tutoiements modernes et tous les insignes de la dignité des épouses. Le monde était habitué depuis cinq ou six ans à cette tenue, et croyait madame [p. 269] et monsieur d’autant plus séparés qu’il avait remarqué l’avénement d’un Ferdinand II.
Un soir, devant dix personnes, monsieur dit à sa femme : – Caroline, passe-moi les pincettes.
Ce n’est rien, et c’est tout. Ce fut une révolution domestique.
Monsieur de Lustrac, l’Amadis-Omnibus, courut chez madame de Fischtaminel, publia cette petite scène le plus spirituellement qu’il le put, et madame de Fischtaminel prit un petit air Célimène pour dire : – Pauvre femme, dans quelle extrémité se trouve-t-elle !
– Bah ! nous aurons le mot de cette énigme dans huit mois, répondit une vieille femme qui n’avait plus d’autre plaisir que celui de dire des méchancetés.
On ne vous parle pas de la confusion de Caroline, vous l’avez devinée.
Voici le second.
Jugez de la situation affreuse dans laquelle s’est trouvée une femme délicate qui babillait agréablement à sa campagne, près de Paris, au milieu d’un cercle de douze ou quinze personnes, lorsque le valet de chambre de son mari vint lui dire à l’oreille : – Monsieur vient d’arriver, madame.
– Bien, Benoît.
Tout le monde avait entendu le roulement de la voiture. On savait que monsieur était à Paris depuis lundi, et ceci se passait le samedi à quatre heures.
[p. 270] – Il a quelque chose de pressé à dire à madame, reprit Benoît.
Quoique ce dialogue se fit à demi-voix, il fut d’autant plus compris que la maîtresse de la maison passa de la couleur des roses du Bengale au cramoisi des coquelicots. Elle fit un signe de tête, continua la conversation, et trouva moyen de quitter la compagnie sous prétexte d’aller savoir si son mari avait réussi dans une entreprise importante ; mais elle paraissait évidemment contrariée du manque d’égards de son Adolphe envers le monde qu’elle avait chez elle.
Pendant leur jeunesse, les femmes veulent être traitées en divinités, elles adorent l’idéal : elles ne supportent pas l’idée d’être ce que la nature veut qu’elles soient.
Quelques maris, de retour aux champs, font pis : ils saluent la compagnie, prennent leur femme par la taille, vont se promener avec elle, paraissent causer confidentiellement, disparaissent dans les bosquets, s’égarent et reparaissent une demi-heure après.
Ceci, mesdames, sont de vraies petites misères pour les jeunes femmes ; mais pour celles d’entre vous qui ont passé quarante ans, ces indiscrétions sont si goûtées, que les plus prudes en sont flattées ; car,
Dans leur dernière jeunesse, les femmes veulent être traitées en mortelles, elles aiment le positif : elles ne supportent pas l’idée de ne plus être ce que la nature a voulu qu’elles fussent.
La pudeur est une vertu relative : il y a celle de vingt ans, celle de trente ans, celle de quarante-cinq ans.
Aussi l’auteur disait-il à une femme qui lui demandait quel âge elle avait : – Vous avez, madame, l’âge des indiscrétions.
Cette charmante jeune personne de trente-neuf ans affichait beaucoup trop un Ferdinand, tandis que sa fille essayait de cacher son Ferdinand Ier.
Caroline adore Adolphe ;
Elle le trouve bien,
Elle le trouve superbe, surtout en garde national. [p. ill.]
Elle tressaille quand une sentinelle lui porte les armes,
[p. 274] Elle le trouve moulé comme un modèle,
Elle lui trouve de l’esprit,
Tout ce qu’il fait est bien fait,
Personne n’a plus de goût qu’Adolphe,
Enfin, elle est folle d’Adolphe.
C’est le vieux mythe du bandeau de l’amour qui se blanchit tous les dix ans et que les mœurs rebrodent, mais qui depuis la Grèce est toujours le même.
Caroline est au bal, elle cause avec une de ses amies. Un homme connu par sa rondeur, et qu’elle doit connaître plus tard, mais qu’elle voit alors pour la première fois, monsieur Foullepointe, est venu parler à l’amie de Caroline. Selon l’usage du monde, Caroline écoute cette conversation, sans y prendre part.
– Dites-moi donc, madame, demande monsieur Foullepointe, quel est ce monsieur si drôle qui vient de parler cour d’assises devant monsieur un tel dont l’acquittement a fait tant de bruit ; qui patauge, comme un bœuf dans un marais, à travers les situations critiques de chacun. Madame une telle a fondu en larmes parce qu’il a raconté la mort d’un petit enfant devant elle, qui vient d’en perdre un il y a deux mois…
– Qui donc ?
– Ce gros monsieur, habillé comme un garçon de café, frisé comme un apprenti coiffeur… tenez, celui qui tâche de faire l’aimable avec madame de Fischtaminel…
– Taisez-vous donc, dit à voix basse la dame effrayée, c’est le mari de la petite dame à côté de moi !
– C’est monsieur votre mari ? dit monsieur Foullepointe, j’en suis ravi, madame, il est charmant, il a de l’entrain, de la gaieté, de l’esprit, je vais m’empresser de faire sa connaissance.
Et Foullepointe exécute sa retraite en laissant dans l’âme de Caroline un soupçon envenimé sur la question de savoirsi son mari est aussi bien qu’elle le croit.
Caroline, ennuyée de la réputation de madame la baronne Schinner, à qui l’on prête des talents épistolaires, et qualifiée dela Sévigné du billet; de madame de Fischtaminel, qui s’est permis d’écrire un petit livre grand in-32 sur l’éducation des jeunes personnes, dans lequel elle a bravement réimprimé Fénelon moins le style, Caroline travaille pendant six mois une nouvelle à dix piques au-dessous de Berquin, d’une moralité nauséabonde et d’un style épinglé.
Après des intrigues comme les femmes savent les ourdir dans un intérêt d’amour-propre, et dont la ténacité, la perfection feraient croire qu’elles ont un troisième sexe dans la tête, cette nouvelle, intituléele Mélilot, paraît en trois feuilletons dans un grand journal quotidien. Elle est signée :Samuel Crux.
Quand Adolphe prend son journal, à déjeuner, le cœur de Caroline lui bat jusque dans la gorge ; elle rougit, pâlit, détourne les yeux, regarde la corniche. Dès que les yeux d’Adolphe s’abaissent sur le feuilleton, elle n’y tient plus : elle se lève, elle disparaît, elle revient, elle a puisé de l’audace on ne sait où.
– Y a-t-il un feuilleton ce matin ? demande-t-elle d’un air qu’elle croit indifférent et qui troublerait un mari encore jaloux de sa femme.
– Oui ! d’un débutant, Samuel Crux. Oh ! c’est un pseudonyme. Ah ! le malheureux, il a bien fait de cacher son nom : cette nouvelle est d’une platitude à désespérer les punaises, si elles pouvaient lire… et d’une vulgarité !… c’est pâteux ; mais c’est…
Caroline respire.
– C’est ?… dit-elle.
[p. 278] – C’est incompréhensible, reprend Adolphe. On aura payé quelque chose comme cinq ou six cents francs à Chodoreille pour insérer cela… ou c’est l’œuvre d’un bas-bleu du grand monde qui a promis à madame Chodoreille de la recevoir, ou peut-être est-ce l’œuvre d’une femme à laquelle s’intéresse le gérant… une pareille stupidité ne peut s’expliquer que comme cela… Figure-toi, Caroline, qu’il s’agit d’une petite fleur cueillie au coin d’un bois dans une promenade sentimentale, et qu’un monsieur du genre Werther avait juré de garder, qu’il fait encadrer, et qu’on lui redemande onze ans après… (il aura sans doute déménagé trois fois, le malheureux). C’est d’un neuf qui date de Sterne, de Gessner. Ce qui me fait croire que c’est d’une femme, c’est que leur première idée littéraire à toutes consiste toujours à se venger de quelqu’un.
[p. ill.]Adolphe pourrait continuer à déchirerle Mélilot, Caroline a des tintements de cloche dans les oreilles, elle est dans la situation d’une femme qui s’est jetée par-dessus le pont des Arts, et qui cherche son chemin à dix pieds au-dessous du niveau de la Seine.
Caroline a fini par découvrir, dans ses paroxismes de jalousie, une cachette d’Adolphe, qui, se défiant de sa femme et sachant qu’elle décachète ses lettres, qu’elle fouille ses tiroirs, a voulu pouvoir sauver des doigts crochus de la police conjugale sa correspondance avec Hector.
Hector est un ami de collége, marié dans la Loire-Inférieure.
[p. 280] Adolphe soulève le tapis de sa table à écrire, tapis dont la bordure est faite au petit point par Caroline, et dont le fond est en velours bleu, noir ou rouge, la couleur est, comme vous le verrez, parfaitement indifférente, et il glisse ses lettres à madame de Fischtaminel, à son camarade Hector, entre la table et le tapis.
L’épaisseur d’une feuille de papier est peu de chose, le velours est une étoffe bien moelleuse, bien discrète… Eh ! bien, ces précautions sont inutiles. À diable mâle, diable femelle ; l’enfer en a de tous les genres. Caroline a pour elle Méphistophélès, ce démon qui fait jaillir du feu de toutes les tables, qui, de son doigt plein d’ironie, indique le gisement des clefs, le secret des secrets !
Caroline a reconnu l’épaisseur d’une feuille de papier à lettre entre ce velours et cette table : elle tombe sur une lettre à Hector au lieu de tomber sur une lettre à madame de Fischtaminel, qui prend les eaux de Plombières, et elle lit ceci :
Je te plains, mais tu agis sagement en me confiant les difficultés dans lesquelles tu t’es mis à plaisir.
Tu n’as pas su voir la différence qui distingue la femme de province de la Parisienne. En province, mon cher, vous êtes toujours face à face avec votre femme, et, par l’ennui qui vous talonne, vous vous jetez à corps perdu dans le bonheur. C’est une grande faute : le bonheur [p. 281] est un abîme, on n’en revient pas en ménage quand on a touché le fond.
Tu vas voir pourquoi ; laisse-moi prendre, à cause de ta femme, la voie la plus courte, la parabole.
Je me souviens d’avoir fait un voyage en coucou de Paris à Ville-Parisis : distance, sept lieues ; voiture très-lourde, cheval boiteux ; cocher, enfant de onze ans. J’étais dans cette boîte mal close avec un vieux soldat.
Rien ne m’amuse plus que de soutirer à chacun, à l’aide de ce foret nommé l’interrogation, et de recevoir au moyen d’un air attentif et jubilant la somme d’instruction, d’anecdotes, de savoir dont tout le monde désire se débarrasser ; et chacun a la sienne, le paysan comme le banquier, le caporal comme le maréchal de France.
J’ai remarqué combien ces tonneaux pleins d’esprit sont disposés à se vider quand ils sont charriés par des diligences ou des coucous, par tous les véhicules que [p. 282] traînent les chevaux, car personne ne cause en chemin de fer.
À la manière dont la sortie de Paris s’exécuta, nous allions être pendant sept heures en route : je fis donc causer ce caporal pour me divertir. Il ne savait ni lire ni écrire, tout était inédit. Eh bien ! la route me sembla courte. Le caporal avait fait toutes les campagnes, il me raconta des faits inouïs dont ne s’occupent jamais les historiens.
Oh ! mon cher Hector, combien la pratique l’emporte sur la théorie ! Entre autres choses, et sur une de mes questions relatives à la pauvre infanterie, dont le courage consiste bien plus à marcher qu’à se battre, il me dit ceci, que je te dégage de toute circonlocution :
– Monsieur, quand on m’amenait des Parisiens à notre 45e, que Napoléon avait surnomméle Terrible(je vous parle des premiers temps de l’Empereur, où l’infanterie avait des jambes d’acier, et il en fallait), [p. 283] j’avais une manière de connaître ceux qui resteraient dans le 45e… Ceux-là marchaient sans aucune hâte, ils vous faisaient leurs petites six lieues par jour, ni plus ni moins, et ils arrivaient à l’étape prêts à recommencer le lendemain. Les crânes qui faisaient dix lieues, qui voulaient courir à la victoire, ils restaient à l’hôpital à mi-route.
Ce brave caporal parlait là mariage en croyant parler guerre, et tu te trouves à l’hôpital à mi-chemin, mon cher Hector.
Souviens-toi des doléances de madame de Sévigné comptant cent mille écus à monsieur de Grignan pour l’engager à épouser une des plus jolies personnes de France ! – « Mais, se dit-elle, il devra l’épouser tous les jours, tant qu’elle vivra !… Décidément, cent mille écus, ce n’est pas trop ! » Eh bien ! n’est-ce pas à faire trembler les plus courageux.
Mon cher camarade, le bonheur conjugal est fondé comme celui des peuples, sur l’ignorance. C’est une félicité pleine de conditions négatives.
Si je suis heureux avec ma petite Caroline, c’est par la plus stricte observance de ce principe salutaire sur lequel a tant insisté laPhysiologie du Mariage. J’ai résolu de conduire ma femme par des chemins tracés dans la neige jusqu’au jour heureux où l’infidélité deviendra très-difficile.
Dans la situation où tu t’es mis, et qui ressemble à celle de Duprez quand, dès son début à Paris, il s’est avisé de chanter à pleins poumons, au lieu d’imiter Nourrit qui donnait de sa voix de tête juste ce qu’il en [p. 284] fallait pour charmer son public, voici, je crois, la marche à tenir pour…
La lettre en était restée là ; Caroline la replace en songeant à faire expier à son cher Adolphe son obéissance aux exécrables préceptes de laPhysiologie du Mariage.
[p. ill.]Cette misère doit arriver assez souvent et assez diversement dans l’existence des femmes mariées pour que ce fait personnel devienne le type du genre.
La Caroline dont il est ici question est fort pieuse, elle [p. 286] aime beaucoup son mari, le mari prétend même qu’il est beaucoup trop aimé d’elle ; mais c’est une fatuité maritale, si toutefois ce n’est pas une provocation : il ne se plaint qu’aux plus jeunes amies de sa femme. [p. ill.]
Quand la conscience catholique est en jeu, tout devient excessivement grave. Madame de *** a dit à sa jeune amie, madame de Fischtaminel, qu’elle avait été forcée de faire à son directeur une confession extraordinaire, et d’accomplir des pénitences, son confesseur ayant décidé qu’elle s’était trouvée en état de péché mortel.
Cette dame, qui tous les matins entend une messe, est une femme de trente-six ans, maigre et légèrement couperosée. Elle a de grands yeux noirs veloutés, une lèvre supérieure bistrée ; néanmoins, elle a la voix douce, des manières douces, la démarche noble, elle est femme de qualité.
Madame de Fischtaminel, de qui Madame de *** a fait son amie (presque toutes les femmes pieuses protègent une femme dite légère en donnant à cette amitié le prétexte d’une conversion à faire), madame de Fischtaminel prétend que ces avantages sont, chez cette Caroline du Genre Pieux, une conquête de la religion sur un caractère assez violent de naissance.
Ces détails sont nécessaires pour poser la petite misère dans toute son horreur.
L’Adolphe avait été forcé de quitter sa femme pour deux mois, en avril, précisément après les quarante jours du carême que Caroline observe rigoureusement.
Dans les premiers jours de juin, madame attendait [p. 287] donc monsieur, elle l’attendait donc de jour en jour. Elle atteignit, d’espoirs en espoirs,
Conçus tous les matins et déçus tous les soirs,
jusqu’au dimanche, jour où le pressentiment, monté au paroxisme, lui fit croire que le mari désiré viendrait de bonne heure.
Quand une femme pieuse attend son mari, que ce mari manque au ménage depuis près de quatre mois, elle se livre à des toilettes infiniment plus minutieuses que celles d’une jeune fille attendant son premier promis.
Cette vertueuse Caroline fut si complétement absorbée dans ces préparatifs entièrement personnels, qu’elle oublia d’aller à la messe de huit heures. Elle s’était proposé d’entendre une messe basse, mais elle trembla de perdre les délices du premier regard si son cher Adolphe arrivait de grand matin. Sa femme de chambre, qui laissait respectueusement madame dans le cabinet de toilette, où les femmes pieuses et couperosées ne laissent entrer personne, pas même leur mari, surtout quand elles sont maigres, sa femme de chambre l’entendit plus de trois fois s’écriant : – Si c’est monsieur, avertissez-moi.
Un bruit de voiture ayant fait trembler les meubles, Caroline prit un ton doux pour cacher la violence de son émotion légitime.
– Oh ! c’est lui ! Courez, Justine ! dites-lui que je l’attends ici.
Caroline se laissa tomber sur une bergère, elle tremblait trop sur ses jambes.
[p. 288] Cette voiture était celle d’un boucher.
Ce fut dans cette anxiété que coula, comme une anguille dans sa vase, la messe de huit heures.
La toilette de madame fut reprise, car madame en était à se vêtir.
La femme de chambre avait déjà reçu par le nez, lancée du cabinet de toilette, une chemise de simple batiste magnifique, à simple ourlet, semblable à celle qu’elle donnait depuis trois mois.
– À quoi pensez-vous donc, Angélique ? Je vous ai dit de prendre dans les chemises sans numéro.
Les chemises sans numéro n’étaient que sept ou huit, comme dans les trousseaux les plus magnifiques. C’est des chemises où brillent les recherches, les broderies ; il faut être une reine, une jeune reine, pour avoir la douzaine. Chacune de celles de madame était bordée de valencienne par en bas, et encore plus coquettement garnie par le haut. Ce détail de nos mœurs servira peut-être à faire soupçonner dans le monde masculin le drame intime que révèle cette chemise exceptionnelle.
[p. 289] Caroline avait mis des bas de fil d’Écosse et de petits souliers de prunelle à cothurne, et son corset le plus menteur. Elle se fit coiffer de la façon qui lui seyait le mieux, et mit un bonnet de la dernière élégance. Il est inutile de parler de la robe du matin. Une femme pieuse qui demeure à Paris et qui aime son mari, sait choisir, tout aussi bien qu’une coquette, ces jolies petites étoffes rayées, coupées en redingote, attachées par des pattes à des boutons qui forcent une femme à les rattacher deux ou trois fois en une heure avec des façons plus ou moins charmantes.
La messe de neuf heures, la messe de dix heures, toutes les messes passèrent dans ces préparatifs, qui sont pour les femmes aimantes un de leurs douze travaux d’Hercule.
[p. 290] Les femmes pieuses vont rarement en voiture à l’église, elles ont raison. Excepté le cas de pluie à verse, de mauvais temps intolérable, on ne doit pas se montrer orgueilleux là où l’on doit s’humilier. Caroline craignit donc de compromettre la suavité de sa toilette, la fraîcheur de ses bas, de ses souliers.
Hélas ! ces prétextes cachaient une raison.
– Si je suis à l’église quand Adolphe arrivera, je perdrai tous les bénéfices de son premier regard : il pensera que je lui préfère la grand’messe…
Elle fit à son mari ce sacrifice en vue de lui plaire, intérêt horriblement mondain : préférer la créature au Créateur ! un mari à Dieu ! Allez écouter un sermon, et vous saurez ce que coûte un pareil péché.
– Après tout, la société, se dit madame d’après son confesseur, est basée sur le mariage, que l’Église a mis au nombre des sacrements.
[p. 291] Et voilà comment l’on détourne au profit d’un amour aveugle, bien que légitime, les enseignements religieux.
Madame refusa de déjeuner, et ordonna de tenir le déjeuner toujours prêt, comme elle se tenait elle-même toujours prête à recevoir l’absent bien-aimé.
Toutes ces petites choses peuvent faire rire ; mais d’abord elles arrivent chez tous les gens qui s’adorent, ou dont l’un adore l’autre ; puis, chez une femme aussi contenue, aussi réservée, aussi digne que cette dame, ces aveux de tendresse dépassaient toutes les bornes imposées à ses sentiments par le haut respect de soi-même que donne la vraie piété. Quand madame de Fischtaminel raconta cette petite scène de la vie dévote en l’ornant de détails comiques, mimés comme les femmes du monde savent mimer leurs anecdotes, je pris la liberté de lui dire que c’était le Cantique des Cantiques mis en action.
– Si monsieur n’arrive pas, dit Justine au cuisinier, [p. 292] que deviendrons-nous ?… Madame m’a déjà jeté sa chemise à la figure.
Enfin, Caroline entendit les claquements de fouet d’un postillon, le roulement si connu d’une voiture de voyage, le bruit produit par l’allure des chevaux de poste, les sonnettes !… Oh ! elle ne douta plus de rien, les sonnettes la firent éclater.
– La porte ! ouvrez donc la porte ! voilà monsieur !… Ils n’ouvriront pas la porte !…
Et la femme pieuse frappa du pied et cassa le cordon de sa sonnette.
– Mais, madame, dit Justine avec la vivacité d’un serviteur qui fait son devoir, c’est des gens qui s’en vont.
– Décidément, se dit Caroline honteuse, je ne laisserai jamais Adolphe voyager sans que je l’accompagne…
Un poète de Marseille (on ne sait qui de Méry ou de Barthélemy) avouait qu’à l’heure du dîner, si son meilleur ami ne venait pas exactement, il attendait patiemment cinq minutes ; à la dixième minute, il se sentait l’envie de lui jeter la serviette au nez ; à la douzième, il lui souhaitait un grand malheur ; à la quinzième, il n’était plus le maître de ne pas le poignarder de plusieurs coups de couteau.
Toutes les femmes qui attendent sont poètes de Marseille, si l’on peut comparer toutefois les tiraillements vulgaires de la faim au sublime cantique des cantiques d’une épouse catholique espérant les délices du premier regard d’un mari absent depuis trois mois. Que tous ceux [p. 293] qui s’aiment et qui se sont revus après une absence mille fois maudite veuillent bien se souvenir de leur premier regard : il dit tant de choses que souvent, quand on se retrouve devant des importuns, on baisse les yeux !… On se craint de part et d’autre, tant les yeux jettent de flammes ! Ce poème, où tout homme est aussi grand qu’Homère, où il paraît un Dieu à la femme aimante, est pour une femme pieuse, maigre et couperosée, d’autant plus immense qu’elle n’a pas, comme madame de Fischtaminel, la ressource de le tirer à plusieurs exemplaires. Son mari, pour elle, c’est tout !
Aussi, ne soyez pas étonnés d’apprendre que Caroline manqua toutes les messes et ne déjeuna point. Cette faim de revoir Adolphe, cette espérance contractait violemment son estomac. Elle ne pensa pas une seule fois à Dieu pendant le temps des messes ni pendant celui des vêpres.
Elle n’était pas bien assise, elle se trouvait fort mal sur ses jambes : Justine lui conseilla de se coucher.
Caroline, vaincue, se coucha sur les cinq heures et demie du soir, après avoir pris un léger potage ; mais elle recommanda de tenir un bon petit repas prêt à dix heures du soir.
– Je souperai vraisemblablement avec monsieur, dit-elle.
Cette phrase fut la conclusion de catilinaires terribles intérieurement fulminées : elle en était aux plusieurs coups de couteau du poète marseillais ; aussi cela fut-il dit d’un accent terrible.
À trois heures du matin, Caroline dormait du plus [p. 294] profond sommeil quand Adolphe arriva, sans qu’elle eût entendu ni voiture, ni chevaux, ni sonnette, ni porte s’ouvrant !…
Adolphe, qui recommanda de ne point éveiller madame, alla se coucher dans la chambre d’ami.
Quand le matin Caroline apprit le retour de son Adolphe, deux larmes sortirent de ses yeux : elle courut à la chambre d’ami sans aucune toilette préparatoire ; sur le seuil, un affreux domestique lui dit que monsieur, ayant fait deux cent lieues et passé deux nuits sans dormir, [p. 295] avait prié qu’on ne le réveillât point : il était excessivement fatigué.
Caroline, en femme pieuse, ouvrit violemment la porte sans pouvoir éveiller l’unique époux que le ciel lui avait donné, puis elle courut à l’église entendre une messe d’actions de grâces.
Comme madame fut visiblement atrabilaire pendant trois jours, Justine répondit à propos d’un reproche injuste, et avec la finesse d’une femme de chambre : – Mais cependant, madame, monsieur est revenu.
– Il n’est encore revenu qu’à Paris, dit la pieuse Caroline.
Mettez-vous à la place d’une pauvre femme, de beauté contestable,
Qui doit à la pesanteur de sa dot un mari long-temps attendu,
Qui se donne des peines infinies et qui dépense beaucoup d’argent pour être à son avantage et suivre les modes,
[p. 298] Qui se dévoue à tenir richement et avec économie une maison assez lourde à mener,
Qui par religion, et par nécessité peut-être, n’aime que son mari,
Qui n’a pas d’autre étude que le bonheur de ce précieux mari,
Qui joint, pour tout exprimer, le sentiment maternelau sentiment de ses devoirs.
Cette circonlocution soulignée est la paraphrase du mot amour dans le langage des prudes.
Y êtes-vous ? Eh bien ! ce mari trop aimé a dit par hasard, en dînant chez son ami monsieur de Fischtaminel, qu’il aimait les champignons à l’italienne.
Si vous avez observé quelque peu la nature féminine dans ce qu’elle a de bon, de beau, de grand, vous savez qu’il n’existe pas pour une femme aimante de plus grand petit plaisir que celui de voir l’être aimé gobant les mets préférés par lui. [p. ill.] Cela tient à l’idée fondamentale sur laquelle repose l’affection des femmes : être la source de tous les plaisirs de l’être aimé, petits et grands. L’amour [p. 299] anime tout dans la vie, et l’amour conjugal a plus particulièrement le droit de descendre dans les infiniment petits.
Caroline a pour deux ou trois jours de recherches avant de savoir comment les Italiens accommodent les champignons. Elle découvre un abbé corse qui lui dit que chez Biffi, rue Richelieu, non-seulement elle saura comment s’arrangent les champignons à l’italienne, mais qu’elle aura même des champignons milanais.
Notre Caroline pieuse remercie l’abbé Serpolini, et se promet de lui envoyer en remercîments un beau bréviaire.
Le cuisinier de Caroline va chez Biffi, revient de chez Biffi, montre à madame la comtesse des champignons larges comme les oreilles du cocher.
– Ah ? bon ! dit-elle, et il vous a bien expliqué comment on les accommode ?
– Ce n’est rien du tout, pour nous autres ! a répondu le cuisinier.
Règle générale, les cuisiniers savent tout, en fait de cuisine, excepté comment un cuisinier peut voler.
Le soir, au second service, toutes les fibres de Caroline tressaillent de plaisir en voyant une certaine timbale que sert le valet de chambre.
Elle a véritablement attendu ce dîner, comme elle avait attendu monsieur.
Mais entre attendre avec incertitude et s’attendre à un [p. 300] plaisir certain, il existe pour les âmes d’élite, et tous les physiologistes comprennent parmi les âmes d’élite une femme qui adore un mari, il existe entre ces deux modes de l’attente la différence qu’il y a entre une belle nuit et une belle journée.
On présente au cher Adolphe la timbale, il y plonge insouciamment la cuiller, et il se sert, sans apercevoir l’excessive émotion de Caroline, quelques-unes de ces rouelles grasses, dadouillettes, que pendant long-temps les touristes qui viennent à Milan ne savent pas reconnaître, et qu’ils prennent pour un mollusque quelconque.
– Eh bien ! Adolphe ?
– Eh bien ! ma chère ?
– Tu ne les reconnais pas ?
– Quoi ?
– Tes champignons à l’italienne.
– Ça, des champignons ? je croyais… Eh ! oui, ma foi, c’est des champignons…
– À l’italienne ?
– Ça !… c’est de vieux champignons conservés, à la milanaise… je les exècre.
– Qu’est-ce donc que tu aimes ?
– Desfungi trifolati.
Remarquons, à la honte d’une époque qui numérote tout, qui met en bocal toute la création, qui classe en ce moment cent cinquante mille espèces d’insectes et les nomme enus, de façon à ce que, dans tous les pays, unSilbermanussoit le même individu pour tous les savants [p. 301] qui recroquevillent ou decroquevillent des pattes d’insectes avec des pinces, qu’il nous manque une nomenclature pour la chimie culinaire qui permette à tous les cuisiniers du globe de faire exactement leurs plats. On devrait convenir diplomatiquement que la langue française serait la langue de la cuisine, comme les savants ont adopté le latin pour la botanique et l’entomologie, à moins qu’on ne veuille absolument les imiter, et avoir réellement le latin de cuisine.
– Hé ! ma chère, reprend Adolphe en voyant jaunir et s’allonger le visage de sa chaste épouse, en France nous appelons ce plat, des champignons à l’italienne, à la provençale, à la bordelaise. Les champignons se coupent menu, sont frits dans l’huile avec quelques ingrédients dont le nom m’échappe. On y met une pointe d’ail, je crois…
[p. 302] On parle de désastres, de petites misères !… ceci, voyez-vous, est au cœur d’une femme ce qu’est pour un enfant de huit ans la douleur d’une dent arrachée.
Ab uno disce omnes, ce qui veut dire : Et d’une ! cherchez les autres dans vos souvenirs ; car nous avons pris cette déception culinaire comme prototype de celles qui désolent les femmes aimantes et mal aimées.
La femme pleine de foi en celui qu’elle aime est une fantaisie de romancier. Ce personnage féminin n’existe pas plus qu’il n’existe de riche dot. La fiancée est restée ; mais les dots ont fait comme les rois. La confiance de la femme brille peut-être pendant quelques instants, à l’aurore de l’amour, et elle s’éteint aussitôt comme une étoile qui file.
[p. 304] Pour toute femme qui n’est ni Hollandaise, ni Anglaise, ni Belge, ni d’aucun pays marécageux, l’amour est un prétexte à souffrance, un emploi des forces surabondantes de son imagination et de ses nerfs.
Aussi, la seconde idée qui saisit une femme heureuse, une femme aimée, est-elle la crainte de perdre son bonheur ; car il faut lui rendre la justice de dire que la première, c’est d’en jouir. Tous ceux qui possèdent des trésors craignent les voleurs ; mais ils ne prêtent pas, comme la femme, des pieds et des ailes aux pièces d’or.
La petite fleur bleue de la félicité parfaite n’est pas si commune que l’homme béni de Dieu qui la tient, soit assez niais pour la lâcher.
Aucune femme n’est quittée sans raison.
Cet axiome est écrit au fond du cœur de toutes les femmes, et de là vient la fureur de la femme abandonnée.
N’entreprenons pas sur les petites misères de l’amour ; nous sommes dans une époque calculatrice où l’on quitte peu les femmes, quoi qu’elles fassent ; car, de toutes les femmes, aujourd’hui, la légitime (sans calembour) est la moins chère.
Or, chaque femme aimée a passé par la petite misère du soupçon. Ce soupçon, juste ou faux, engendre une foule d’ennuis domestiques, et voici le plus grand de tous.
Un jour, Caroline finit par s’apercevoir que l’Adolphe [p. 305] chéri la quitte un peu trop souvent pour une affaire, l’éternelle affaire Chaumontel, qui ne se termine jamais.
Tous les ménages ont leur affaire Chaumontel. (Voirla misère dans la misère.)
D’abord, la femme ne croit pas plus aux affaires que les directeurs de théâtre et les libraires ne croient à la maladie des actrices et des auteurs.
Dès qu’un homme aimé s’absente, l’eût-elle rendu trop heureux, toute femme imagine qu’il court à quelque bonheur tout prêt.
Sous ce rapport, les femmes dotent les hommes de facultés surhumaines. La peur agrandit tout, elle dilate les yeux, le cœur : elle rend une femme insensée.
– Où va monsieur ?
– Que fait monsieur ?
[p. 306] – Pourquoi me quitte-t-il ?
– Pourquoi ne m’emmène-t-il pas ?
Ces quatre questions sont les quatre points cardinaux de la rose des soupçons, et régissent la mer orageuse des soliloques.
De ces tempêtes affreuses qui ravagent les femmes, il résulte une résolution ignoble, indigne, que toute femme, la duchesse comme la bourgeoise, la baronne comme la femme d’agent de change, l’ange comme la mégère, l’insouciante comme la passionnée, exécute aussitôt. Toutes, elles imitent le gouvernement, elles espionnent. Ce que l’état invente dans l’intérêt de tous, elles le trouvent légitime, légal et permis dans l’intérêt de leur amour. Cette fatale curiosité de la femme la jette dans la nécessité d’avoir des agents, et l’agent de toute femme qui se respecte encore dans cette situation, où la jalousie ne lui laisse rien respecter,
Ni vos cassettes,
Ni vos habits,
Ni vos tiroirs de caisse ou de bureau, de table ou de commode,
Ni vos portefeuilles à secrets,
Ni vos papiers,
Ni vos nécessaires de voyage,
Ni votre toilette (une femme découvre alors que son mari se teignait les moustaches quand il était garçon, qu’il conserve les lettres d’une ancienne maîtresse excessivement dangereuse, et qu’il la tient ainsi en respect, etc., etc.),
Ni vos ceintures élastiques.
[p. 307] Eh ! bien, son agent, le seul auquel une femme se fie, est sa femme de chambre, car sa femme de chambre la comprend, l’excuse et l’approuve.
Dans le paroxysme de la curiosité, de la passion, de la jalousie excitée, une femme ne calcule rien, n’aperçoit rien,elle veut tout savoir.
Et Justine est enchantée ; elle voit sa maîtresse se compromettant avec elle, elle en épouse la passion, les terreurs, les craintes et les soupçons avec une effrayante amitié. [p. ill.]
Justine et Caroline ont des conciliabules, des conversations secrètes. Tout espionnage implique ces rapports. Dans cette situation, une femme de chambre devient la maîtresse du sort des deux époux. Exemple : lord Byron.
– Madame, vient dire un jour Justine, monsieur sort effectivement pour aller voir une femme…
Caroline devient pâle.
– Mais que madame se rassure, c’est une vieille femme…
– Ah ! Justine, il n’y a pas de vieilles pour certains hommes, les hommes sont inexplicables.
[p. 308] – Mais, madame, ce n’est pas une dame, c’est une femme, une femme du peuple.
– Ah ! Justine, lord Byron aimait à Venise une poissarde, c’est la petite madame Fischtaminel qui me l’a dit.
Et Caroline fond en larmes.
– J’ai fait causer Benoît.
– Eh ! bien, que pense Benoît ?…
– Benoît croit que cette femme est un intermédiaire, car monsieur se cache de tout le monde, même de Benoît.
Caroline vit pendant huit jours dans l’enfer, toutes ses économies passent à solder des espions, à payer des rapports.
Enfin, Justine va voir cette femme appelée madame Mahuchet, elle la séduit, elle finit par apprendre que monsieur a gardé de ses folies de jeunesse un témoin, un fruit, un délicieux petit garçon qui lui ressemble, et que cette femme est la nourrice, la mère d’occasion qui [p. 309] surveille le petit Frédéric, qui paye les trimestres du collége, celle par les mains de qui passent les douze cents francs, les deux mille francs perdus annuellement au jeu par monsieur. [p. ill.]
– Et la mère ! s’écrie Caroline.
Enfin, l’adroite Justine, la providence de madame, lui prouve que mademoiselle Suzanne Beauminet, une ancienne grisette devenue madame Sainte-Suzanne, est morte à la Salpêtrière, ou bien a fait fortune et s’est mariée en province, ou se trouve placée si bas dans la société qu’il n’est pas probable que madame puisse la rencontrer.
Caroline respire, elle a le poignard hors du cœur, elle est heureuse ; mais si elle n’a que des filles, elle souhaite un garçon.
Ce petit drame du soupçon injuste, la comédie de toutes les suppositions auxquelles la mère Mahuchet donne lieu, [p. 310] ces phases de la jalousie tombant à faux, sont posés ici comme étant le type de cette situation dont les variantes sont infinies comme les caractères, comme les rangs, comme les espèces.
Cette source de petites misères est indiquée ici pour que toutes les femmes assises sur cette page y contemplent le cours de leur vie conjugale, le remontent, ou le descendent, y retrouvent leurs aventures secrètes, leurs malheurs inédits, la bizarrerie qui causa leurs erreurs et les fatalités particulières auxquelles elles doivent un instant de rage, un désespoir inutile, des souffrances qu’elles pouvaient s’épargner, heureuses toutes de s’être trompées !…
Cette petite misère a pour corollaire la suivante, beaucoup plus grave et souvent sans remède, surtout lorsqu’elle a sa cause dans des vices d’un autre genre et qui ne sont pas de notre ressort, car, dans cet ouvrage, la femme est toujours censée vertueuse… jusqu’au dénouement.
– Ma chère Caroline, dit un jour Adolphe à sa femme, es-tu contente de Justine ?
– Mais, oui, mon ami.
– Tu ne trouves pas qu’elle te parle d’une façon qui n’est point convenable ?
[p. 312] – Est-ce que je fais attention à une femme de chambre ? il paraît que vous l’observez, vous ?
– Plaît-il ?… demande Adolphe d’un air indigné qui ravit toujours les femmes.
En effet, Justine est une vraie femme de chambre d’actrice, une fille de trente ans frappée par la petite-vérole de mille fossettes où ne se jouent pas les amours, brune comme l’opium, beaucoup de jambes et peu de corps, les yeux chassieux et une tournure à l’avenant. Elle voudrait se faire épouser par Benoît, elle a dix mille francs ; mais à cette attaque inopinée Benoît a demandé son congé. [p. ill.]
Tel est le portrait du tyran domestique intronisé par la jalousie de Caroline.
Justine prend son café, le matin, dans son lit, et s’arrange de manière à le prendre aussi bon, pour ne pas dire meilleur, que celui de madame.
Justine sort quelquefois sans en demander la permission, elle sort mise comme la femme d’un banquier du second ordre. Elle a le bibi rose, une ancienne robe de [p. 313] madame refaite, un beau châle, des brodequins en peau bronzée et des bijoux apocryphes.
Justine est quelquefois de mauvaise humeur et fait sentir à sa maîtresse qu’elle est aussi femme qu’elle, sans être mariée. Elle a sespapillons noirs, ses caprices, ses tristesses. Enfin, elle ose avoir des nerfs !…
Elle répond brusquement, elle est insupportable aux autres domestiques, enfin ses gages ont été considérablement augmentés.
– Ma chère, cette fille devient de jour en jour plus insupportable, dit un jour Adolphe à sa femme en s’apercevant que Justine écoute aux portes ; et, si vous ne la renvoyez pas, je la renverrai, moi !…
Caroline, épouvantée, est obligée, pendant que monsieur est dehors, de chapitrer Justine.
– Justine, vous abusez de mes bontés pour vous : vous avez ici d’excellents gages, vous avez des profits, des cadeaux : tâchez d’y rester, car monsieur veut vous renvoyer.
La femme de chambre s’humilie, elle pleure ; elle est si attachée à madame ! Ah ! elle passerait dans le feu pour elle, elle se ferait hacher, elle est prête à tout faire.
– Vous auriez quelque chose à cacher, madame, je le prendrais sur mon compte…
– C’est bien, Justine, c’est bien, ma fille, dit Caroline effrayée ; il ne s’agit pas de cela ; sachez seulement vous tenir à votre place.
– Ah ! se dit Justine, monsieur veut me renvoyer ?… Attends, je m’en vais te rendre la vie dure, vieux pistolet !
[p. 314] Huit jours après, en coiffant sa maîtresse, Justine regarde dans la glace pour s’assurer que madame peut voir toutes les grimaces de sa physionomie ; aussi Caroline lui demanda-t-elle bientôt : – Qu’as-tu donc, Justine ?
– Ce que j’ai, je le dirais bien à madame, mais madame est si faible avec monsieur…
– Allons, voyons, dis ?
– Je sais bien, madame, pourquoi monsieur veut me mettre lui-même à la porte : monsieur n’a plus confiance qu’en Benoît, et Benoît fait le discret avec moi…
– Hé bien ! qu’y a-t-il ? A-t-on surpris quelque chose ?
– Je suis sûre qu’à eux deux ils manigancent quelque chose contre madame, répond la femme de chambre avec autorité.
Caroline, que Justine observe dans la glace, est devenue pâle ; toutes les tortures de la petite misère précédente reviennent, et Justine se voit devenue nécessaire [p. 315] autant que les espions le sont au gouvernement quand on découvre une conspiration.
Cependant les amies de Caroline ne s’expliquent pas pourquoi elle tient à une fille si désagréable, qui prend des airs de maîtresse, qui porte chapeau, qui fait l’impertinente…
On parle de cette domination stupide chez madame Deschars, chez madame de Fischtaminel, et l’on en plaisante. Quelques femmes entrevoient des raisons monstrueuses et qui mettent en cause l’honneur de Caroline.
Dans le monde, on sait mettre des paletots à toutes les vérités, même les plus jolies.
Enfin l’aria della calumnias’exécute absolument comme si Bartholo le chantait.
Il est avéré que Caroline ne peut pas renvoyer sa femme de chambre.
Le monde s’acharne à trouver le secret de cette énigme. Madame de Fischtaminel se moque d’Adolphe, Adolphe revient chez lui furieux, fait une scène à Caroline et renvoie Justine.
Ceci produit un tel effet sur Justine, que Justine tombe malade, elle se met au lit. Caroline fait observer à son mari qu’il est difficile de jeter dans la rue une fille dans l’état où se trouve Justine, une fille qui, d’ailleurs, leur est bien attachée et qui est chez eux depuis leur mariage.
[p. 316] – Dès qu’elle sera rétablie, qu’elle s’en aille ! dit Adolphe.
Caroline, rassurée sur Adolphe et indignement grugée par Justine, en arrive à vouloir s’en débarrasser ; elle applique sur cette plaie un remède violent, et elle se décide à passer par les fourches caudines d’une autre petite misère que voici.
Un matin, Adolphe est ultra-câliné. Le trop heureux mari cherche les raisons de ce redoublement de tendresse, et il entend Caroline qui, d’une voix caressante, lui dit : – Adolphe ?
– Quoi ! répond-il effrayé du tremblement intérieur accusé par la voix de Caroline.
– Promets-moi de ne pas te fâcher ?
[p. 318] – Oui.
– De ne pas m’en vouloir…
– Jamais ! Dis ?
– De me pardonner et de ne jamais me parler de cela…
– Mais dis donc !…
– D’ailleurs, tous les torts sont à toi…
– Voyons ?… ou je m’en vais…
– Il n’y a que toi qui puisses me faire sortir de l’embarras où je suis… et à cause de toi !…
– Mais voyons…
– Il s’agit de…
– De ?
– De Justine.
– Ne m’en parle pas, elle est renvoyée, je ne veux plus la voir, sa manière d’être expose votre réputation…
– Et que peut-on dire ? que t’a-t-on dit ?
La scène tourne, il en résulte une sous-explication qui fait rougir Caroline dès qu’elle aperçoit la portée des suppositions de ses meilleures amies, enchantées toutes de trouver des raisons bizarres à sa vertu.
– Eh ! bien, Adolphe, c’est toi qui me vaux tout cela ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit de Frédéric…
– Le grand, le roi de Prusse.
– Voilà bien les hommes !… Tartufe, voudrais-tu me faire croire que tu aies oublié, depuis si peu de temps, ton fils, le fils de mademoiselle Suzanne Beauminet !
– Tu sais…
[p. 319] – Tout !… Et la mère Mahuchet, et tes sorties pour faire dîner le petit quand il a congé.
Quelquefois, l’Affaire-Chaumontel est un enfant naturel, c’est l’espèce la moins dangereuse des Affaires-Chaumontel.
– Quels chemins de taupe vous savez faire, vous autres dévotes ! s’écrie Adolphe épouvanté.
– C’est Justine qui a tout découvert.
– Ah ! je comprends maintenant la raison de ses insolences…
– Ah ! va, mon ami, ta Caroline a été bien malheureuse, et cet espionnage dont la cause est mon amour insensé pour toi, car je t’aime… à devenir folle… Non, si tu me trahissais, je m’enfuirais au bout du monde… Eh ! bien, cette jalousie à faux m’a mise sous la domination de Justine… Ainsi, mon chat, tire-moi de là !
– Que cela t’apprenne, mon ange, à ne jamais te servir de tes domestiques si tu veux qu’ils te servent. C’est la plus basse des tyrannies. Être à la merci de ses gens !…
[p. 320] Adolphe profite de cette circonstance pour épouvanter Caroline, car il pense à ses futures Affaires-Chaumontel, et voudrait bien ne plus être espionné.
Justine est mandée, Adolphe la renvoie immédiatement sans vouloir qu’elle s’explique.
Caroline croit sa petite misère finie. Elle prend une autre femme de chambre.
Justine, à qui ses douze ou quinze mille francs ont mérité les attentions d’un porteur d’eau à la voie, devient madame Chavagnac et entreprend le commerce de la fruiterie.
Dix mois après, Caroline reçoit par un commissionnaire, en l’absence d’Adolphe, une lettre écrite sur du papier écolier, en jambages qui voudraient trois mois d’orthopédie, et ainsi conçue.
Vouz ét hindigneuman trompai parre msieu poure mame deux Fischtaminelle, ile i vat tou lé soarres, ai vous ni voilliez queu du feux, vous navet queu ceu que vou mairitté, jean sui contant, ai j’ai bien éloneure de vou saluair. [p. ill.]
Caroline bondit comme une lionne piquée par un taon ; elle se replace d’elle-même sur le gril du soupçon, elle recommence sa lutte avec l’inconnu.
Quand elle a reconnu l’injustice de ses soupçons, il arrive une autre lettre qui lui offre de lui donner des renseignements sur une Affaire-Chaumontel que Justine a éventée.
La petite misère des Aveux, souvenez-vous-en, mesdames, est souvent plus grave que celle-ci.
Àla gloire des femmes, elles tiennent encore à leurs maris, quand leurs maris ne tiennent plus à elles, non-seulement parce qu’il existe, socialement parlant, plus de liens entre une femme mariée et un homme, qu’entre cet homme et sa femme ; [p. 324] mais encore, parce que la femme a plus de délicatesse et d’honneur que l’homme, la grande question conjugale mise à part, bien entendu.
Dans un mari, il n’y a qu’un homme ; dans une femme mariée, il y a un homme, un père, une mère et une femme.
Une femme mariée a de la sensibilité pour quatre, et pour cinq même, si l’on y regarde bien.
Or, il n’est pas inutile de faire observer ici que, pour les femmes, l’amour est une absolution générale : l’homme qui aime bien peut commettre des crimes, il est toujours blanc comme neige aux yeux de celle qui l’aime, s’il l’aime bien.
Quant à la femme mariée, aimée ou non, elle sent si bien que l’honneur, la considération de son mari sont la fortune de ses enfants, qu’elle agit comme la femme qui aime, tant l’intérêt social est violent.
Ce sentiment profond engendre pour quelque Caroline des petites misères qui, par malheur pour ce livre, ont un côté triste.
Adolphe s’est compromis. N’énumérons pas toutes les manières de se compromettre, ce serait tomber dans des personnalités. Ne prenons pour exemple que, de toutes les fautes sociales, celle que notre époque excuse, admet, [p. 325] comprend et commet le plus souvent,le volhonnête, la conclusion bien déguisée, une tromperie excusable quand elle a réussi, comme de s’entendre avec qui de droit pour vendre sa propriété le plus cher possible à une ville, à un département, etc.
Ainsi, dans une faillite, pour secouvrir(ceci veut dire récupérer sa créance), Adolphe a trempé dans des actes illicites qui peuvent mener un homme à témoigner en cour d’assises. On ne sait même pas si le hardi créancier ne sera pas considéré comme complice.
Remarquez que, dans toutes les faillites, pour les maisons les plus honorables,se couvrirest regardé comme le plus saint des devoirs ; mais il s’agit de ne pas laisser trop voir, comme dans la prude Angleterre, le mauvais côté dela couverture.
Adolphe embarrassé, car son conseil lui a dit de ne paraître en rien, a recours à Caroline ; il lui fait la leçon, [p. 326] il l’endoctrine, il lui apprend le Code, il veille à sa toilette, il l’équipe comme un brick envoyé en course, et il l’expédie chez un juge, chez un syndic.
Le juge est un homme en apparence sévère, qui cache un libertin ; il garde son sérieux en voyant entrer une jolie femme, et il dit des choses excessivement amères sur Adolphe. [p. ill.]
– Je vous plains, madame, vous appartenez à un homme qui peut vous attirer bien des désagréments ; encore quelques affaires de ce genre, et il sera tout à fait déconsidéré. Avez-vous des enfants ? pardonnez-moi cette question ; vous êtes si jeune, qu’il est bien naturel…
Et le juge se met le plus près possible de Caroline.
– Oui, monsieur.
– Oh ! bon Dieu ! quel avenir ! Ma première pensée était pour la femme ; mais maintenant, je vous plains [p. 327] doublement, je songe à la mère… Ah ! combien vous avez dû souffrir en venant ici… Pauvres, pauvres femmes !
– Ah ! monsieur, vous vous intéressez à moi, n’est-ce pas ?…
– Hélas ! que puis-je ? fait le juge en sondant Caroline par un regard oblique. Ce que vous me demandez est une forfaiture, je suis magistrat avant d’être homme…
– Ah ! monsieur, soyez homme seulement…
– Savez-vous bien ce que vous dites-là,… ma belle dame ?…
Là, le magistrat consulaire prend en tremblant la main de Caroline.
Caroline, en songeant qu’il s’agit de l’honneur de son mari, de ses enfants, se dit en elle-même que ce n’est pas le cas de faire la prude, elle laisse prendre sa main, elle résiste assez pour que le galant vieillard (c’est heureusement un vieillard) y trouve une faveur.
– Allons ! allons ! belle dame, ne pleurez pas, reprend le magistrat, je serais au désespoir de faire couler les larmes d’une si jolie personne, nous verrons, vous viendrez demain soir m’expliquer l’affaire, il faut voir toutes les pièces ; nous les compulserons ensemble…
– Monsieur…
– Mais il le faut…
– Monsieur…
– N’ayez pas peur, belle dame, un juge peut savoir accorder ce qu’on doit à la justice, et… (il prend un petit air fin) à la beauté.
[p. 328] – Mais, monsieur…
– Soyez tranquille, dit-il en lui tenant les mains et les pressant, et ce grand délit, nous tâcherons de le changer en peccadille.
Et il reconduit Caroline atterrée d’un rendez-vous ainsi proposé.
Le syndic est un jeune homme gaillard, qui reçoit madame Adolphe en souriant. Il sourit à tout, et il la prend par la taille en souriant avec une habileté de séducteur qui ne permet pas à Caroline de se révolter, d’autant plus qu’elle se dit : – « Adolphe m’a bien recommandé de ne pas irriter le syndic. » [p. ill.]
Néanmoins Caroline, ne fût-ce que dans l’intérêt du syndic, se dégage et lui dit le : – « Monsieur !… » qu’elle a répété trois fois au juge.
[p. 329] – Ne m’en voulez pas, vous êtes irrésistible, vous êtes un ange, et votre mari est un monstre ; car dans quelle intention envoie-t-il une sirène à un jeune homme qu’il sait inflammable ?
– Monsieur, mon mari n’a pu venir lui-même ; il est au lit, bien souffrant, et vous l’avez menacé d’une si terrible façon, que l’urgence…
– Il n’a donc pas d’avoué, d’agréé…
[p. 330] Caroline est épouvantée de cette observation, qui dévoile une profonde scélératesse chez Adolphe.
– Il a pensé, monsieur, que vous auriez des égards pour une mère de famille, pour des enfants…
– Ta, ta, ta, répond le syndic. Vous êtes venue pour attenter à mon indépendance, à ma conscience, vous voulez que je vous livre les créanciers ; eh ! bien, je fais plus, je vous livre mon cœur, ma fortune ; il veut sauver son honneur, votre mari ; moi, je vous donne le mien…
– Monsieur, dit-elle en essayant de relever le syndic, qui s’est mis à ses pieds, vous m’épouvantez !
Elle joue la femme effrayée et gagne la porte, en sortant de cette situation délicate, comme savent en sortir les femmes, c’est-à-dire en ne compromettant rien.
– Je reviendrai, dit-elle en souriant, quand vous serez plus sage…
– Vous me laissez ainsi… prenez garde ! votre mari pourra bien s’asseoir sur les bancs de la Cour d’assises ; il est le complice d’une banqueroute frauduleuse, et nous savons de lui bien des choses qui ne sont pas honorables. Ce n’est pas sa première incartade ; il a fait des affaires un peu sales, des tripotages indignes, vous ménagez bien l’honneur d’un homme qui se moque de son honneur comme du vôtre.
Caroline, effrayée de ces paroles, lâche la porte, la ferme et revient.
[p. 331] – Que voulez-vous dire, monsieur ? dit-elle furieuse de cette brutale bordée.
– Eh bien ! l’affaire…
– Chaumontel ?
– Non, cette spéculation sur les maisons qu’il faisait bâtir par des gens insolvables.
Caroline se rappelle l’affaire entreprise par Adolphe (voyezjésuitisme des femmes) pour doubler ses revenus ; elle tremble. Le syndic a pour lui la curiosité.
– Asseyez-vous donc là. Tenez, à cette distance je serai sage, mais je pourrai vous regarder…
Et il raconte longuement cette conception due à Du Tillet le banquier, en s’interrompant pour dire : – Oh ! quel joli pied, petit, menu…Madameseule a le pied aussi petit que cela…Du Tillet donc transigea…– Et quelle oreille… vous a-t-on dit que vous aviez l’oreille délicieuse ?… –Et Du Tillet eut raison, car il y avait déjà jugement.– J’aime les petites oreilles… laissez-moi faire mouler la vôtre, et je ferai tout ce que vous voudrez. [p. 332] –Du Tillet profita de cela pour faire tout supporter à votre imbécile de mari…– Oh ! la jolie étoffe, vous êtes divinement mise…
– Nous en étions, monsieur ?…
– Est-ce que je sais ce que je dis en admirant une tête raphaélesque comme la vôtre ?
Au vingt-septième éloge, Caroline trouve de l’esprit au syndic : elle lui fait un compliment et s’en va sans connaître à fond l’histoire de cette entreprise qui, dans le temps, a dévoré trois cent mille francs.
Cette petite misère a d’énormes variantes.
Exemple :
Adolphe est brave et susceptible ; il est à la promenade aux Champs-Élysées, il y a foule, et dans cette foule certains jeunes gens sans délicatesse se permettent des plaisanteries à la Panurge, Caroline les souffre sans avoir l’air de s’en apercevoir pour éviter un duel à son mari.
Autre exemple :
Un enfant, du genre Terrible, dit devant le monde : – Maman, est-ce que tu laisseras Justine me donner des giffles ?…
– Non, certes…
– Pourquoi demandes-tu cela, mon petit homme ? dit madame Foullepointe.
[p. 333] – C’est qu’elle vient de donner un fameux soufflet à papa, qui est bien plus fort que moi.
Madame Foullepointe se met à rire, et Adolphe, qui pensait à faire la cour à madame Foullepointe, se voit plaisanté cruellement par elle après avoir eu (voir lesdernières querelles) une première-dernière querelle avec Caroline.
Dans tous les ménages, maris et femmes entendent sonner une heure fatale. C’est un vrai glas, la mort de la jalousie, une grande, une noble, une charmante passion, le seul véritable symptôme de l’amour, s’il n’est [p. 336] pas toutefoisson double. Quand une femme n’est plus jalouse de son mari, tout est dit, elle ne l’aime plus. Aussi, l’amour conjugal s’éteint-il dans la dernière querelle que fait une femme.
Dès qu’une femme ne querelle plus son mari, le minotaure est assis dans un fauteuil au coin de la cheminée de la chambre à coucher, et il tracasse avec le bout de sa canne ses bottes vernies.
Toutes les femmes doivent se rappeler leur dernière querelle, cette suprême petite misère qui souvent éclate à propos d’un rien, ou plus souvent encore à l’occasion d’un fait brutal, d’une preuve décisive. Ce cruel adieu à la croyance, aux enfantillages de l’amour, à la vertu même, est en quelque sorte capricieux comme la vie.
Comme la vie, il n’est le même dans aucun ménage.
Ici peut-être l’auteur doit-il chercher toutes les variétés de querelles, s’il veut être exact.
Ainsi, Caroline aura découvert que la robe judiciaire du syndic de l’Affaire-Chaumontel cache une robe d’une étoffe infiniment moins rude, d’une couleur agréable, soyeuse ; qu’enfin Chaumontel a des cheveux blonds et des yeux bleus.
Ou bien Caroline, levée avant Adolphe, aura vu le [p. 337] paletot jeté sur un fauteuil à la renverse, et la ligne d’un petit papier parfumé, sortant de la poche de côté, l’aura frappée de son blanc, comme un rayon de soleil entrant par une fente de la fenêtre dans une chambre bien close ;
Ou elle aura fait craquer ce petit billet en serrant Adolphe dans ses bras et lui tâtant cette poche d’habit ;
Ou elle aura été comme instruite par le parfum étranger qu’elle sentait depuis quelque temps sur Adolphe, et elle aura lu ces quelques lignes :
Haingra, séjé ce que tu veu dire avaic Hipolite, vien e tu vairas si jen thême.
Ou ceci :
Hier, mon ami, vous vous êtes fait attendre, que sera-ce demain ?
Ou ceci :
Les femmes qui vous aiment, mon cher monsieur, sont bien malheureuses de vous tant haïr quand vous [p. 338] n’êtes pas près d’elles ; prenez garde, la haine qui dure pendant votre absence pourrait empiéter sur les moments où l’on vous voit.
Ou ceci :
Faquin de Chodoreille, que faisais-tu donc hier sur le boulevard avec une femme pendue à ton bras ? Si c’est ta femme, reçois mes compliments de condoléance sur tous ses charmes qui sont absents, elle les a sans doute mis au Mont-de-Piété ; mais la reconnaissance en est perdue.
Quatre billets émanés de la grisette, de la dame, de la bourgeoise prétentieuse ou de l’actrice parmi lesquelles Adolphe a choisisa belle(selon le vocabulaire Fischtaminel).
Ou bien Caroline, amenée voilée, par Ferdinand, au Ranelagh, a vu de ses yeux Adolphe se livrant avec [p. 339] fureur à la polka, tenant dans ses bras une des dames d’honneur de la reine Pomaré ; [p. ill.]
Ou bien Adolphe se sera pour la septième fois trompé de nom et aura, le matin en s’éveillant, appelé sa femme Juliette, Charlotte ou Lisa ;
Ou bien un marchand de comestibles, un restaurateur, envoie, en l’absence de monsieur des notes accusatrices qui tombent entre les mains de Caroline.
Livré chez madame Schontz, le 6 janvier 184., un pâté de foie gras. | 22 fr. 50 c. |
Six bouteilles de divers vins. | 70 fr. » |
Fourni à l’Hôtel du Congrès, le 11 février, nº 21, un déjeuner fin, prix convenu. | 100 fr. » |
Total | 192 fr. 50 c. |
[p. 340] Caroline étudie les dates et retrouve dans sa mémoire des rendez-vous relatifs à l’Affaire-Chaumontel.
Adolphe avait désigné le jour des Rois pour une réunion où l’on devait enfin toucher la collocation de l’Affaire-Chaumontel.
Le 11 février, il avait rendez-vous chez le notaire pour signer une quittance dans l’Affaire-Chaumontel. [p. ill.]
Ou bien…
Mais vouloir formuler tous les hasards, c’est une entreprise de fou.
Chaque femme se rappellera comment le bandeau qu’elle avait sur les yeux est tombé ; comment, après bien des doutes, des déchirements de cœur, elle est arrivée à ne faire une querelle que pour clore le roman, pour mettre le signet au livre, stipuler son indépendance, ou commencer une nouvelle vie.
Quelques femmes sont assez heureuses pour avoir pris [p. 341] les devants, elles font cette querelle en manière de justification.
Les femmes nerveuses éclatent et se livrent à des violences.
Les femmes douces prennent un petit ton décidé qui fait trembler les plus intrépides maris.
Celles qui n’ont pas encore de vengeance prête pleurent beaucoup.
Celles qui vous aiment pardonnent. Ah ! elles conçoivent si bien, comme la femme appelée ma Berline, que leur Adolphe soit aimé des Françaises, qu’elles sont heureuses de posséder légalement un homme dont raffolent toutes les femmes.
Certaines femmes à lèvres serrées comme des coffres-forts, à teint brouillé, à bras maigres, se font un malicieux plaisir de promener leur Adolphe dans les fanges du mensonge, dans les contradictions ; elles le questionnent (voirla misère dans la misère) comme un magistrat qui questionne le criminel, en se réservant la jouissance fielleuse d’aplatir ses dénégations par des preuves directes à un moment décisif.
Généralement, dans cette scène capitale de la vie conjugale, le beau sexe est bourreau là où, dans le cas contraire, l’homme est assassin.
Voici comment.
Cette dernière querelle (vous allez savoir pourquoi l’auteur l’a nomméedernière) se termine toujours par une promesse solennelle, sacrée, que font les femmes délicates, nobles, ou simplement spirituelles, c’est dire [p. 342] toutes les femmes, et que nous donnons sous sa plus belle forme.
– Assez, Adolphe ! nous ne nous aimons plus ; tu m’as trahie, et je ne l’oublierai jamais. On peut pardonner, mais oublier, c’est impossible.
Les femmes ne se font implacables que pour rendre leur pardon charmant : elles ont deviné Dieu.
– Nous avons à vivre en commun comme deux amis, dit Caroline en continuant. Eh bien ! vivons comme deux frères, deux camarades. Je ne veux pas te rendre la vie insupportable, et je ne te parlerai jamais de ce qui vient de se passer…
Adolphe tend la main à Caroline : celle-ci prend la main, la lui serre à l’anglaise.
Adolphe remercie Caroline, entrevoit le bonheur : il s’est fait de sa femme une sœur, et il croit redevenir garçon.
Le lendemain, Caroline se permet une allusion très-spirituelle (Adolphe ne peut pas s’empêcher d’en rire) [p. 343] à l’Affaire-Chaumontel. Dans le monde, elle lance des généralités qui deviennent des particularités sur cette dernière querelle.
Au bout d’une quinzaine, il ne se passe pas de jour où Caroline n’ait rappelé la dernière querelle en disant : – C’était le jour où j’ai trouvé dans ta poche la facture Chaumontel ;
Ou : – C’est depuis notre dernière querelle… ;
Ou : – C’est le jour où j’ai vu clair dans la vie, etc. [p. ill.]
Elle assassine Adolphe, elle le martyrise ! Dans le monde, elle dit des choses terribles.
– Nous sommes heureuses, ma chère, le jour où nous n’aimons plus : c’est alors que nous savons nous faire aimer…
Et elle regarde Ferdinand.
– Ah ! vous avez aussi votre Affaire-Chaumontel, dit-elle à madame Foullepointe.
Enfin, la dernière querelle ne finit jamais, d’où cet axiome :
Se donner un tort vis-à-vis de sa femme légitime, c’est résoudre le problème du mouvement perpétuel.
Les femmes, et surtout les femmes mariées, se fichent des idées dans leurdure-mèreabsolument comme elles plantent des épingles dans leur pelote ; et le diable, entendez-vous ? le diable ne les pourrait pas retirer ; elles [p. 346] seules se réservent le droit de les y piquer, de les dépiquer et de les y repiquer.
Caroline est revenue un soir de chez madame Foullepointe dans un état violent de jalousie et d’ambition.
Madame Foullepointe, lalionne…
Ce mot exige une explication. C’est le néologisme à la mode, il répond à quelques idées, fort pauvres d’ailleurs, de la société présente : il faut l’employer pour se faire comprendre, quand on veut dire une femme à la mode.
Cette lionne donc monte à cheval tous les jours, et Caroline s’est mis en tête d’apprendre l’équitation.
Remarquez que, dans cette phase conjugale, Adolphe et Caroline sont dans cette saison que nous avons nomméele Dix-Huit Brumaire des Ménages, ou qu’ils se sont déjà fait deux ou troisDernières-querelles.
– Adolphe, dit-elle, veux-tu me faire plaisir ?
[p. 347] – Toujours…
– Tu me refuseras ?
– Mais, si ce que tu me demandes est possible, je suis prêt…
– Ah ! déjà… Voilà bien le mot d’un mari…si…
– Voyons ?
– Je voudrais apprendre à monter à cheval.
– Mais, Caroline, est-ce possible ?
Caroline regarde par la portière, et tente d’essuyer une larme sèche.
– Écoute-moi ? reprend Adolphe ; puis-je te laisser aller seule au manége ? puis-je t’y accompagner au milieu des tracas que me donnent en ce moment les affaires ? Qu’as-tu donc ? Je te donne, il me semble, des raisons péremptoires.
Adolphe aperçoit une écurie à louer, l’achat d’un poney, l’introduction au logis d’un groom et d’un cheval de domestique, tous les ennuis de lalionneriefemelle.
[p. 348] Quand on donne à une femme des raisons au lieu de lui donner ce qu’elle veut, peu d’hommes ont osé descendre au fond de ce petit gouffre appelé le cœur, pour y mesurer la force de la tempête qui s’y fait subitement.
– Des raisons ! Mais si vous en voulez, en voici, s’écrie Caroline. Je suis votre femme : vous ne vous souciez plus de me plaire. Et la dépense donc ! Vous vous trompez bien, en ceci, mon ami !
Les femmes ont autant d’inflexions de voix pour prononcer ces mots :Mon Ami, que les Italiens en ont trouvé pour dire :Amico; j’en ai compté vingt-neuf qui n’expriment encore que les différents degrés de la haine.
– Ah ! tu verras, reprend Caroline. Je serai malade, et vous payerez à l’apothicaire et au médecin ce que vous aurait coûté le cheval. Je serai chez moi claquemurée, et c’est tout ce que vous voulez. Je m’y attendais. Je vous ai demandé cette permission, sûre d’un refus : je voulais uniquement savoir comment vous vous y prendriez pour le faire.
– Mais… Caroline.
– Me laisser seule au manége ! dit-elle en continuant sans avoir entendu. Est-ce une raison ? Ne puis-je y aller avec madame de Fischtaminel ? Madame de Fischtaminel apprend à monter à cheval, et je ne crois pas que monsieur de Fischtaminel l’accompagne.
– Mais… Caroline.
– Je suis enchantée de votre sollicitude, vous tenez beaucoup trop à moi, vraiment. Monsieur de Fischtaminel a plus de confiance en sa femme que vous en la vôtre. Il ne l’y accompagne pas, lui ! Peut-être est-ce à [p. 349] cause de cette confiance que vous ne voulez pas me voir au manége, où je puis être témoin du vôtre avec la Fischtaminel.
Adolphe essaie de cacher l’ennui que lui donne ce torrent de paroles, qui commence à moitié chemin de son domicile et qui ne trouve pas de mer où se jeter.
Quand Caroline est dans sa chambre, elle continue toujours :
– Tu vois que si des raisons pouvaient me rendre la santé, m’empêcher de souhaiter un exercice que la nature m’indique, je ne manquerais pas de raisons à me donner, que je connais toutes les raisons à donner, et que je me les suis données avant de te parler.
Ceci, mesdames, peut d’autant mieux s’appeler le prologue du drame conjugal, que c’est rudement débité, commenté de gestes, orné de regards et autres vignettes avec lesquels vous illustrez ces chefs-d’œuvre.
Caroline, une fois qu’elle a semé dans le cœur [p. 350] d’Adolphe l’appréhension d’une scène à demande continue, a senti sa hainede côté gaucheredoublée contre son gouvernement.
Madame boude, et boude si sauvagement, qu’Adolphe est forcé de s’en apercevoir, sous peine d’êtreminotaurisé, car tout est fini, sachez-le bien, entre deux êtres mariés par monsieur le maire, ou seulement à Gretna-Green, lorsque l’un d’eux ne s’aperçoit plus de la bouderie de l’autre.
Une bouderie rentrée est un poison mortel.
C’est pour éviter ce suicide de l’amour que notre ingénieuse France inventa les boudoirs. Les femmes ne pouvaient pas avoir les saules de Virgile dans le système de nos habitations modernes. À la chute des oratoires, ces petits endroits devinrent des boudoirs.
Ce drame conjugal a trois actes. L’acte du prologue : il est joué. Vient l’acte de la fausse coquetterie : c’est un de ceux où les Françaises ont le plus de succès.
Adolphe vague par la chambre en se déshabillant ; et, pour un homme, se déshabiller, c’est devenir excessivement faible.
Certes, à tout homme de quarante ans, cet axiome paraîtra profondément juste :
[p. 351]Les idées d’un homme qui n’a plus de bretelles ni de bottes ne sont plus celles d’un homme qui porte ces deux tyrans de notre esprit.
Remarquez que ceci n’est un axiome que dans la vie conjugale. En morale, c’est ce que nous appelons un théorème relatif.
Caroline mesure, comme un jockey sur le terrain des courses, le moment où elle pourra distancer son adversaire. Elle s’arrange alors pour être d’une séduction irrésistible pour Adolphe.
Les femmes possèdent une mimique de pudeur, une science de voltige, des secrets de colombes effarouchées, un registre particulier pour chanter, comme Isabelle au quatrième acte deRobert-le-Diable: «Grâce pour toi ! grâce pour moi! » qui laissent les entraîneurs de chevaux à mille piques au-dessous d’elles. Comme toujours, [p. 352] le Diable succombe. Que voulez-vous ? c’est l’histoire éternelle, c’est le grand mystère catholique du serpent écrasé, de la femme délivrée qui devient la grande force sociale, disent les fouriéristes. C’est en ceci surtout que consiste la différence de l’esclave orientale à l’épouse de l’occident.
Sur l’oreiller conjugal, le second acte se termine par des onomatopées qui sont toutes à la paix. Adolphe, de même que les enfants devant une tarte, a promis tout ce que voulait Caroline.
Caroline, extrêmement heureuse, se lève, va consulter son miroir, et s’inquiète du déjeuner.
Une heure après, quand elle est prête, elle apprend que le déjeuner est servi.
– Avertissez monsieur !
– Madame, monsieur est dans le petit salon.
– Que tu n’es ben gentil, mon petit homme, dit-elle en allant au-devant d’Adolphe et reprenant le langage enfantin, câlin, de la lune de miel.
– Et de quoi ?
– Eh bien ! de n’avoir permis que ta Liline monte à dada…
[p. 354]Pendant la lune de miel, quelques époux très-jeunes ont pratiqué des langages que, dans l’antiquité, Aristote avait déjà classés et définis (voir sa Pédagogie). Ainsi donc on parle enyouyou, on parle enlala, on parle ennana, comme les mères et les nourrices parlent aux enfants. [p. ill.] C’est là une des raisons secrètes, discutées et reconnues dans de gros in-quarto par les Allemands, qui déterminèrent les Cabires, [p. 355] créateurs de la mythologie grecque, à représenter l’Amour en enfant. Il y a d’autres raisons que connaissent les femmes, et dont la principale est, selon elles, que l’amour chez les hommes est toujours petit.
– Où donc as-tu pris cela, ma belle ? sous ton bonnet ?
– Comment ?…
Caroline reste plantée sur ses jambes ; elle ouvre des yeux agrandis par la surprise. Épileptique en dedans, elle n’ajoute pas un mot : elle regarde Adolphe.
Sous les feux sataniques de ce regard, Adolphe accomplit un quart de conversion vers la salle à manger ; mais il se demande en lui-même s’il ne faut pas laisser Caroline prendre une leçon, en recommandant à l’écuyer de la dégoûter de l’équitation par la dureté de l’enseignement.
Rien de terrible comme une comédienne qui compte sur un succès, et quifait four.
En argot de coulisses, faire four c’est ne voir personne dans la salle ni recueillir aucun applaudissement, c’est [p. 356] beaucoup de peine prise pour rien, c’est l’insuccès à son apogée.
Cette petite misère (elle est très-petite) se reproduit de mille manières dans la vie conjugale, quand la lune de miel est finie, et que les femmes n’ont pas une fortune à elles.
Malgré la répugnance de l’auteur à glisser des anecdotes dans un ouvrage tout aphoristique, dont le tissu ne comporte que des observations plus ou moins fines et très-délicates, par le sujet du moins, il lui semble nécessaire d’orner cette page d’un fait dû d’ailleurs à l’un de nos premiers médecins.
Cette répétition du sujet renferme une règle de conduite à l’usage des docteurs parisiens.
Un mari se trouvait dans le cas de notre Adolphe. Sa Caroline, ayant fait four une première fois, s’entêtait à triompher, car souvent Caroline triomphe ! Celle-là jouait la comédie de la maladie nerveuse (voyez laPhysiologie [p. 358]du Mariage, Méditation XXVI, paragraphedes Névroses). Elle était depuis deux mois étendue sur son divan, se levant à midi, renonçant à toutes les jouissances de Paris.
Pas de spectacles… Oh ! l’air empesté, les lumières ! les lumières surtout !… le tapage, la sortie, l’entrée, la musique… tout cela, funeste ! d’une excitation terrible !
Pas de parties de campagne… Oh ! c’était son désir ; mais il lui fallait (desiderata) une voiture à elle, des chevaux à elle… Monsieur ne voulait pas lui donner un équipage. Et aller enlocati, en fiacre… rien que d’y penser elle avait des nausées !
Pas de cuisine… la fumée des viandes faisait soulever le cœur à madame.
Madame buvait mille drogues que sa femme de chambre ne lui voyait jamais prendre.
Enfin une dépense effrayante en effets, en privations, [p. 359] en poses, en blanc de perle pour se montrer d’une pâleur de morte, en machines, absolument comme quand une administration théâtrale répand le bruit d’une mise en scène fabuleuse.
On en était à croire qu’un voyage aux eaux, à Ems, à Hombourg, à Carlsbad, pourrait à peine guérir madame ; mais elle ne voulait pas se mettre en route sans aller dans sa voiture.
Toujours la voiture !
Cet Adolphe tenait bon, et ne cédait pas.
Cette Caroline, en femme excessivement spirituelle, donnait raison à son mari.
– Adolphe a raison, disait-elle à ses amies, c’est moi qui suis folle ; il ne peut pas, il ne doit pas encore prendre voiture ; les hommes savent mieux que nous où en sont leurs affaires…
[p. 360] Par moments cet Adolphe enrageait ! les femmes ont des façons qui ne sont justiciables que de l’enfer.
Enfin, le troisième mois, il rencontre un de ses amis de collége, sous-lieutenant dans le corps des médecins, ingénu comme tout jeune docteur, n’ayant ses épaulettes que d’hier et pouvant commander feu !
– Jeune femme, jeune docteur, se dit notre Adolphe.
Et il propose au Bianchon futur de venir lui dire la vérité sur l’état de Caroline.
– Ma chère, il est temps que je vous amène un médecin, dit le soir Adolphe à sa femme, et voici le meilleur docteur pour une jolie femme.
Le novice étudie en conscience, fait causer madame, la palpe avec discrétion, s’informe des plus légers diagnostics, et finit, tout en causant, par laisser fort involontairement errer sur ses lèvres, d’accord avec ses yeux, [p. 361] un sourire, une expression excessivement dubitatifs, pour ne pas dire ironiques. Il ordonne une médication insignifiante sur la gravité de laquelle il insiste, et il promet de revenir en voir l’effet.
Dans l’antichambre, se croyant seul avec son ami de collége, il fait un haut-le-corps inexprimable.
– Ta femme n’a rien, mon cher, dit-il ; elle se moque de toi et de moi.
– Je m’en doutais…
– Mais, si elle continue à plaisanter, elle finira par se rendre malade : je suis trop ton ami pour faire cette spéculation, car je veux qu’il y ait chez moi, sous le médecin, un honnête homme…
– Ma femme veut une voiture.
Comme dans leSolo de Corbillard, cette Caroline avait écouté à la porte.
Encore aujourd’hui, le jeune docteur est obligé d’épierrer6Erreur de Chlendowski : « épiérer » au lieu de « épierrer ». [p. 362] son chemin des calomnies que cette charmante femme y jette à tout moment ; et, pour avoir la paix, il a été forcé de s’accuser de cette petite faute de jeune homme en nommant son ennemie afin de la faire taire.
On ne sait pas combien il y a de nuances dans le malheur, cela dépend des caractères, de la force des imaginations, de la puissance des nerfs. S’il est impossible de saisir ces nuances si variables, on peut du moins indiquer les couleurs tranchées, les principaux accidents.
L’auteur a donc réservé cette petite misère pour la dernière, car c’est la seule qui soit comique dans le malheur.
L’auteur se flatte d’avoir épuisé les principales. Aussi les femmes arrivées au port, à l’âge heureux de quarante [p. 364] ans, époque à laquelle elles échappent aux médisances, aux calomnies, aux soupçons, où leur liberté commence ; ces femmes lui rendront-elles justice en disant que dans cet ouvrage toutes les situations critiques d’un ménage se trouvent indiquées ou représentées. [p. ill.]
Caroline a son Affaire-Chaumontel. Elle sait susciter à son mari des sorties imprévues, elle a fini par s’entendre avec madame de Fischtaminel.
Dans tous les ménages, dans un temps donné, les madame de Fischtaminel deviennent la providence de Caroline.
Caroline câline madame de Fischtaminel avec autant de soin que l’armée d’Afrique choie Abd-el-Kader, elle lui porte la sollicitude qu’un médecin met à ne pas guérir un riche malade imaginaire. À elles deux, Caroline et madame de Fischtaminel inventent des occupations au cher Adolphe quand ni madame de Fischtaminel ni Caroline ne veulent de ce demi-dieu dans leurs pénates. Madame [p. 365] de Fischtaminel et Caroline, devenues par les soins de madame Foullepointe les meilleures amies du monde, ont fini même par connaître et employer cette franc-maçonnerie féminine dont les rites ne s’apprennent dans aucune initiation.
Si Caroline écrit la veille à madame de Fischtaminel ce petit billet :
Mon ange, vous verrez vraisemblablement demain Adolphe, ne me le gardez pas trop longtemps, car je compte aller au bois avec lui sur les quatre heures ; mais, si vous teniez beaucoup à l’y conduire, je l’y reprendrai. Vous devriez bien m’apprendre vos secrets d’amuser ainsi les gens ennuyés.
Madame de Fischtaminel se dit : – Bien ! j’aurai ce garçon-là sur les bras depuis midi jusqu’à cinq heures.
Les hommes ne devinent pas toujours ce que signifie chez une femme une demande positive, mais une autre femme ne s’y trompe jamais : elle fait le contraire.
Ces petits êtres-là, surtout les Parisiennes, sont les plus jolis joujoux que l’industrie sociale ait inventés : il [p. 366] manque un sens à ceux qui ne les adorent pas, qui n’éprouvent pas une constante jubilation à les voir arrangeant leurs piéges comme elles arrangent leurs nattes, se créant des langues à part, construisant de leurs doigts frêles des machines à écraser les plus puissantes fortunes.
Un jour, Caroline a pris les plus minutieuses précautions, elle a écrit la veille à madame Foullepointe d’aller à Saint-Maur avec Adolphe pour examiner une propriété quelconque à vendre, Adolphe ira déjeuner chez elle. Elle habille Adolphe, elle le lutine sur le soin qu’il met à sa toilette, et lui fait des questions saugrenues sur madame Foullepointe.
– Elle est gentille, et je la crois bien ennuyée de Charles : tu finiras par l’inscrire sur ton catalogue, vieux don Juan ; mais tu n’auras plus besoin de l’Affaire-Chaumontel : je ne suis plus jalouse, tu as ton passe-port, [p. 367] aimes-tu mieux cela que d’être adoré ?… Monstre ! vois combien je suis gentille…
Dès que monsieur est parti, Caroline, qui la veille a pris soin d’écrire à Ferdinand de venir déjeuner, fait une toilette que, dans ce charmant dix-huitième siècle, si calomnié par les républicains, les humanitaires et les sots, les femmes de qualité nommaient leur habit de combat.
Caroline a tout prévu. L’Amour est le premier valet de [p. 368] chambre du monde : aussi la table est-elle mise avec une coquetterie diabolique. C’est du linge blanc damassé, le petit déjeuner bleu, le vermeil, le pot au lait sculpté, des fleurs partout !
Si c’est en hiver, elle a trouvé des raisins, elle a fouillé la cave pour y découvrir des bouteilles de vieux vins exquis. Les petits pains viennent du boulanger le plus fameux. Les mets succulents, le pâté de foie gras, toute cette victuaille élégante aurait fait hennir Grimod de la Reynière, ferait sourire un escompteur, et dirait à un professeur de l’ancienne Université de quoi il s’agit.
Tout est prêt. Caroline, elle, est prête de la veille : elle contemple son ouvrage. Justine soupire et arrange les meubles. Caroline ôte quelques feuilles jaunies aux fleurs des jardinières. Une femme déguise alors ce qu’il faut appeler les piaffements du cœur par ces occupations [p. 369] niaises où les doigts ont la puissance des tenailles, où les ongles roses brûlent, et où ce cri muet râpe le gosier : – Il ne vient pas !…
Quel coup de poignard que ce mot de Justine : – Madame, une lettre !
Une lettre au lieu d’un Ferdinand ! comment se décachète-t-elle ? que de siècles de vie épuisés en la dépliant ! Les femmes savent cela ! Quant aux hommes, lorsqu’ils ont de ces rages, ils assassinent leurs jabots.
– Justine, monsieur Ferdinand est malade !… crie Caroline, envoyez chercher une voiture.
Au moment où Justine descend l’escalier, Adolphe monte.
– Pauvre madame ! se dit Justine, il n’y a sans doute plus besoin de voiture.
– Ah çà ! d’où viens-tu ? s’écrie Caroline en voyant Adolphe en extase devant ce déjeuner quasi voluptueux.
Adolphe, à qui sa femme ne sert plus depuis long-temps de festins si coquets, ne répond rien. Il devine ce dont il s’agit en retrouvant écrits sur la nappe les charmantes idées que, soit madame de Fischtaminel, soit le syndic de l’Affaire-Chaumontel, lui dessinent sur d’autres tables non moins élégantes.
– Qui donc attends-tu ? dit-il en interrogeant à son tour.
– Et qui donc ? ce ne peut être que Ferdinand, répond Caroline.
– Et il se fait attendre…
– Il est malade, le pauvre garçon.
Une idée drôlatique passe par la tête d’Adolphe, et il [p. 370] répond en clignant d’un œil seulement : – Je viens de le voir.
– Où ?
– Devant le Café de Paris avec des amis… [p. ill.]
– Mais pourquoi reviens-tu ? répond Caroline, qui veut déguiser une rage homicide.
– Madame Foullepointe, que tu disais ennuyée de Charles, est depuis hier matin avec lui à Ville-d’Avray.
– Et monsieur Foullepointe ?
– Il a fait un petit voyage d’agrément pour une nouvelle Affaire-Chaumontel, une jolie petite… difficulté qui lui est survenue ; mais il en viendra sans doute à bout.
Adolphe s’est assis en disant : – Ça se trouve bien, j’ai l’appétit de deux loups…
[p. 371] Caroline s’attable en examinant Adolphe à la dérobée : elle pleure en dedans ; mais elle ne tarde pas à demander d’un son de voix qu’elle a pu rendre indifférent : – Avec qui donc était Ferdinand ?
– Avec des drôles qui lui font voir mauvaise compagnie. Ce jeune homme-là se gâte : il va chez madame Schontz, chez des lorettes, tu devrais écrire à son oncle. C’était sans doute quelque déjeuner provenu d’un pari fait chez mademoiselle Malaga…
Il regarde sournoisement Caroline, qui baisse les yeux pour cacher ses larmes.
– Comme tu t’es faite jolie ce matin, reprend Adolphe. Ah ! tu es bien la femme de ton déjeuner… Ferdinand ne déjeunera certes pas si bien que moi… etc.
Adolphe manie si bien la plaisanterie qu’il inspire à sa femme l’idée de punir Ferdinand. Adolphe, qui se donne pour avoir l’appétit de deux loups, fait oublier à Caroline qu’il y a pour elle une citadine à la porte.
[p. 372]La portière de Ferdinand arrive sur les deux heures, au moment où Adolphe dort sur un divan.
Cette Iris des garçons vient dire à Caroline que monsieur Ferdinand a bien besoin de quelqu’un.
[p. 373] – Il est ivre ? demanda Caroline furieuse.
– Il s’est battu ce matin, madame.
Caroline tombe évanouie, se relève et court chez Ferdinand, en dévouant Adolphe aux dieux infernaux.
Quand les femmes sont les victimes de ces petites combinaisons, aussi spirituelles que les leurs, elles s’écrient alors : – Les hommes sont d’affreux monstres !
Voici notre dernière observation. Aussi bien, cet ouvrage commence-t-il à vous paraître fatigant, autant que le sujet lui-même, si vous êtes marié.
Cette œuvre, qui, selon l’auteur, est à laphysiologie du mariagece que l’Histoire est à la Philosophie, ce qu’est le [p. 376] Fait à la Théorie, a eu sa logique, comme la vie prise en grand a la sienne.
Et voici quelle est cette logique fatale, terrible.
Au moment où s’arrête la première partie de ce livre plein de plaisanteries sérieuses, Adolphe est arrivé, vous avez dû vous en apercevoir, à une indifférence complète en matière matrimoniale.
Il a lu des romans dont les auteurs conseillent aux maris gênants tantôt de s’embarquer pour l’autre monde, tantôt de bien vivre avec les pères de leurs enfants, de les choyer, de les adorer ; car, si la littérature est l’image des mœurs, il faudrait admettre que les mœurs reconnaissent les défauts signalés par laPhysiologie du Mariagedans cette institution fondamentale. Plus d’un grand talent a porté des coups terribles à cette base sociale sans l’ébranler.
Adolphe a surtout beaucoup trop lu sa femme, et il déguise son indifférence sous ce mot profond : l’indulgence. Il est indulgent pour Caroline, il ne voit plus en elle que la mère de ses enfants, un bon compagnon, un ami sûr, un frère.
Au moment où finissent ici les petites misères de la femme, Caroline, beaucoup plus habile, est arrivée à pratiquer cette profitable indulgence ; mais elle ne renonce pas à son cher Adolphe. Il est dans la nature de la femme de ne rien abandonner de ses droits.
Dieu et mon droit… conjugal !est, comme on sait, la devise de l’Angleterre, surtout aujourd’hui.
[p. 377] Les femmes ont un si grand amour de domination qu’à ce sujet nous raconterons une anecdote qui n’a pas dix ans. C’est une très-jeune anecdote.
Un des grands dignitaires de la chambre des pairs avait une Caroline, légère comme presque toutes les Carolines.
Ce nom porte bonheur aux femmes.
Ce dignitaire, alors très-vieillard, était d’un côté de la cheminée et Caroline de l’autre. Caroline atteignait à ce lustre pendant lequel les femmes ne disent plus leur âge. Un ami vint leur apprendre le mariage d’un général qui jadis avait été l’ami de leur maison.
Caroline entre dans un désespoir à larmes vraies, elle jette les hauts cris, elle rompt si bien la tête au grand dignitaire qu’il essaie de la consoler.
Au milieu de ses phrases, le comte s’échappe jusqu’à [p. 378] dire à sa femme : – Enfin, que voulez-vous, ma chère, il ne pouvait cependant pas vous épouser !…
Et c’était un des plus hauts fonctionnaires de l’État, mais un ami de Louis XVIII, et nécessairement un peu Pompadour.
Toute la différence de la situation d’Adolphe et de Caroline existe donc en ceci : que, si monsieur ne se soucie plus de madame, elle conserve le droit de se soucier de monsieur.
Maintenant, écoutons ce qu’on nomme lequ’en dira-t-on? objet de la conclusion de cet ouvrage.
Qui n’a pas entendu dans sa vie un opéra italien quelconque ?… Vous avez dû, dès lors, remarquer l’abus musical du motfelichitta, prodigué par le poète et par les chœurs à l’heure où tout le monde s’élance hors de sa loge, ou quitte sa stalle.
[p. 380] Affreuse image de la vie. On en sort au moment où l’on entend lafelichitta.
Avez-vous médité sur la profonde vérité qui règne dans cefinale, au moment où le musicien lance sa dernière note et l’auteur son dernier vers, où l’orchestre donne son dernier coup d’archet, sa dernière insufflation, où les chanteurs se disent : « Allons souper ! » où les choristes se disent : « Quel bonheur, il ne pleut pas !… » Eh ! bien, dans tous les états de la vie, on arrive à un moment où la plaisanterie est finie, où le tour est fait, où l’on peut prendre son parti, où chacun chante lafelichittade son côté. Après avoir passé par tous lesduos, lessolos, lesstrettes, lescoda, les morceaux d’ensemble, lesduettini, lesnocturnes, les phases que ces quelques scènes, prises dans l’océan de la vie conjugale, vous indiquent, et qui sont des thèmes dont les variations auront été devinées par les gens d’esprit tout aussi bien que par les niais (en fait de souffrances, nous sommes tous égaux !) la plupart des ménages parisiens arrivent, dans un temps donné, au chœur final que voici :
L’épouse(à une jeune femme qui en est à l’été de la Saint-Martin conjugal). – Ma chère, je suis la femme la plus heureuse de la terre. Adolphe est bien le modèle des maris : bon, pas tracassier, complaisant. N’est-ce pas, Ferdinand ?
(Caroline s’adresse au cousin d’Adolphe, jeune homme à jolie cravate, à cheveux luisants, à bottes vernies, habit de la coupe la plus élégante, chapeau à ressorts, gants de chevreau, gilet bien choisi, tout ce qu’il y a de mieux [p. 381] en moustaches, en favoris, en virgule à la Mazarin, et doué d’une admiration profonde, muette, attentive pour Caroline.)Le Ferdinand. – Adolphe est si heureux d’avoir une femme comme vous ! Que lui manque-t-il ? Rien.
L’épouse.– Dans les commencements, nous étions toujours à nous contrarier ; mais maintenant nous nous entendons à merveille. Adolphe ne fait plus que ce qui lui plaît, il ne se gêne point, je ne lui demande plus ni où il va ni ce qu’il a vu. L’indulgence, ma chère amie, là est le grand secret du bonheur. Vous en êtes encore aux petits taquinages, aux jalousies à faux, aux brouilles, aux coups d’épingles. À quoi cela sert-il ? Notre vie, à nous autres femmes, est bien courte ! Qu’avons-nous ? dix belles années ; pourquoi les meubler d’ennui ? J’étais comme vous ; mais, un beau jour, j’ai connu madame Foullepointe, une femme charmante, qui m’a éclairée et m’a [p. 382] enseigné la manière de rendre un homme heureux… Depuis, Adolphe a changé du tout au tout : il est devenu ravissant. Il est le premier à me dire avec inquiétude, avec effroi même, quand je vais au spectacle et que sept heures nous trouvent seuls ici : – Ferdinand va venir te prendre, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Ferdinand ?
Le Ferdinand.– Nous sommes les meilleurs cousins du monde.
La jeune affligée.– En viendrais-je donc là ?…
Le Ferdinand.– Ah ! vous êtes bien jolie, madame, et rien ne vous sera plus facile.
L’épouse(irritée). – Eh ! bien, adieu, ma petite. (La jeune affligée sort.) Ferdinand, vous me payerez ce mot-là.
L’époux(sur le boulevard Italien). – Mon cher (il tient monsieur de Fischtaminel par le bouton du paletot), vous en êtes encore à croire que le mariage est basé sur la passion. Les femmes peuvent, à la rigueur, aimer un seul homme, mais nous autres !… Mon Dieu, la Société ne peut pas dompter la Nature. Tenez, le mieux, en ménage, est d’avoir l’un pour l’autre une indulgence plénière, à la condition de garder les apparences. Je suis le mari le plus heureux du monde. Caroline est une amie dévouée, elle me sacrifierait tout, jusqu’à mon cousin Ferdinand s’il le fallait… oui, vous riez, elle est prête à tout faire pour moi. Vous vous entortillez encore dans les ébouriffantes idées de dignité, d’honneur, de vertu, d’ordre social. La vie ne se recommence pas, il faut la bourrer de plaisir. Voici deux ans qu’il ne s’est dit entre Caroline et moi le moindre petit mot aigre. J’ai dans [p. 383] Caroline un camarade avec qui je puis tout dire, et qui saurait me consoler dans les grandes circonstances. Il n’y a pas entre nous la moindre tromperie, et nous savons à quoi nous en tenir. Nos rapprochements sont des vengeances, comprenez-vous ? Nous avons ainsi changé nos devoirs en plaisirs. Nous sommes souvent plus heureux alors que dans cette fadasse saison appelée la lune de miel. Elle me dit quelquefois : – Je suis grognon, laisse-moi, va-t’en. L’orage tombe sur mon cousin. Caroline ne prend plus ses airs de victime, et dit du bien de moi à l’univers entier. Enfin ! elle est heureuse de mes plaisirs. Et, comme c’est une très-honnête femme, elle est de la plus grande délicatesse dans l’emploi de notre fortune. Ma maison est bien tenue. Ma femme me laisse la disposition de ma réserve sans aucun contrôle. Et voilà. Nous avons mis de l’huile dans les rouages ; vous, vous y mettez des cailloux, mon cher Fischtaminel. Il n’y a que deux partis à prendre : le couteau du More de Venise, ou la besaiguë de Joseph. Le turban d’Othello, mon cher, est très-mal porté ; moi, je suis charpentier, en bon catholique.
Chœur(dans un salon au milieu d’un bal). – Madame Caroline est une femme charmante !
[p. 384]Une femme à turban.– Oui, pleine de convenance, de dignité.
Une femme qui a sept enfants.– Ah ! elle a su prendre son mari.
[p. 385]Un ami de Ferdinand.– Mais elle aime beaucoup son mari. Adolphe est, d’ailleurs, un homme très-distingué, plein d’expérience.
Une amie de madame Fischtaminel.– Il adore sa femme. Chez eux, point de gêne, tout le monde s’y amuse.
[p. 386]Monsieur Foullepointe.– Oui, c’est une maison fort agréable.
Une femme dont on dit beaucoup de mal.– Caroline est bonne, obligeante, elle ne dit du mal de personne.
[p. 387]Une danseusequi revient à sa place. – Vous souvenez-vous comme elle était ennuyeuse dans le temps où elle connaissait les Deschars ?
Madame Fischtaminel.– Oh ! elle et son mari, deux fagots d’épines… des querelles continuelles. (Madame Fischtaminel s’en va.)
Un artiste.– Mais le sieur Deschars se dissipe, il va [p. 388] dans les coulisses ; il paraît que madame Deschars a fini par lui vendre sa vertu trop cher.
Une bourgeoise,effrayée pour sa fille de la tournure que prend la conversation. – Madame de Fischtaminel est charmante ce soir.
Une femme de quarante ans sans emploi.– Monsieur Adolphe a l’air aussi heureux que sa femme.
La jeune personne.– Quel joli jeune homme que monsieur Ferdinand ! (Sa mère lui donne vivement un petit coup de pied.)
Une dame très-décolletée,à une autre non moins décolletée. [p. 389] – (Sotto voce.) – Ma chère, tenez, la morale de tout cela, c’est qu’il n’y a d’heureux que les ménages à quatre.
[p. ill.]Honoré de Balzac
Voilà un livre qui était en quelque sorte prédit par un autre livre ; après l’histoire du supplice, il fallait l’histoire du martyre ; M. de Balzac avait écrit laPhysiologie du Mariage, il vient d’écrire lesPetites Misères de la Vie conjugale. Le cercle infernal est maintenant complet ; c’est l’alpha et l’oméga de l’hymen.
C’est là un livre essentiellement européen, on en conviendra, mais aussi essentiellement français. Il y a des pays, pays naïfs comme un chalet et jeunes comme le matin, où le mariage est encore une association ; en France, c’est une lutte. La France, organisée pour la guerre, a fait d’un mariage un combat. C’est l’histoire de cette bataille quotidienne, qui compte tant de revers, que M. de Balzac a eu l’heureuse fantaisie de raconter. Ailleurs on trouvera le récit de la déroute et du repos superbe qui la suite quelquefois ; ici, c’est la narration drolatique des escarmouches de chaque jour, des protocoles de chaque nuit, et de toute cette stratégie conjugale qui transforme chaque femme, pour si candide qu’elle soit, en un Machiavel embéguiné.
Le mariage a été, est, et sera toujours la plus bouffonne des choses graves, ou la plus sérieuse des choses comiques, comme on voudra ; lesPetites Misères de la Vie conjugalesont donc ce qu’elles devaient être : un livre tout plein d’une extravagante sagesse, où tout le monde trouvera matière à rire aux éclats en voyant la vérité face à face.
Car, chose miraculeuse, M. de Balzac a rendu joyeuse la terrible vérité elle-même. C’est un prodige ! Les femmes seules pouvaient l’inspirer. Toutes ces chères petites misères qui courent d’un air si délibéré vers le même but, comme des chats en quête de souris, ont des allures si plaisantes qu’on ne peut s’empêcher de sourire en les comptant ; elles sont [p. ii] gracieuses et souples comme tout ce qui est féminin. On les voit, on les comprend, on les subit, et, chose plus étrange encore, on les adore quelquefois !
On connaît le mot de cette femme, l’une des plus spirituelles Parisiennes de notre temps, qui disait en parlant de son mari : « Si je ne le tourmentais pas tant, il serait bien moins heureux ! »
M. de Balzac a mis toutes les petites misères dans son livre, et cependant elles sont plus nombreuses que les hirondelles au printemps. La petite misère prend toutes les formes, parle toutes les langues, paraît à tous les instants ; c’est tout et ce n’est rien ! C’est votre femme tout entière qui vous bat avec sa santé et sa maladie, sa mère et son père, sa gaîté et sa tristesse, sa tendresse et son dédain, ses regrets et ses espérances, ses amies et vos amis. Vos amis ! Nous avons écrit ce mot au pluriel ; s’il était au singulier, il rentrerait dans la catégorie des grandes misères.
Les petites misères de la vie conjugale sont comme les gouttes d’eau qui usent le granit ; ce sont mille et mille coups d’épingle qui transpercent l’airain. Livrez un homme fort à une femme faible, et vous verrez ce qu’elle en fera. Tous les Berzélius de la terre perdraient leur chimie jusqu’à la dernière cornue avant de trouver un dissolvant plus actif que le sourire et les larmes d’une femme. C’est l’histoire de cette chimie occulte que M. de Balzac a écrite après en avoir surpris les secrets ; un autre en aurait fait l’analyse : il a mieux aimé en faire un chapitre de la vie humaine.
Toutes les femmes y sont résumées en une seule femme. Cette femme, c’est Caroline, le type, le symbole, le phénix éternellement jeune et beau. Près d’elle, c’est Adolphe, Adolphe le mari, l’époux, le père, le martyr !
Toutes les femmes souriront en se reconnaissant dans Caroline ; mais, chose non moins charmante, tous les maris souriront plus fort en reconnaissant leur voisin dans Adolphe.
À ces vaudevilles sans nombre et sans fin qui recommencent à tout propos, à ces mille saynètes que la plume étincelante et philosophique de M. de Balzac a esquissées si finement, il fallait le concours de l’illustration. Pour compléter cette œuvre, nous nous sommes adressé à un [p. iii] talent qui, loin d’être fatigué, loin de reproduire les mêmes physionomies, est toujours varié, toujours vrai, gai, de bon goût, toujours éminemment français : M. Bertall s’est chargé de dessiner les physionomies et les croquis de ce drame, afin que l’œuvre fût faite à souhait pour le plaisir des yeux et de l’esprit. Dans cette lutte, le crayon vaut la plume. M. Bertall, qui avait une réputation déjà toute faite, a cependant dessiné comme s’il voulait en conquérir une plus brillante encore.
LesPetites Misères de la Vie conjugaleseront publiées en 50 livraisons, et formeront un volume grand in-8, orné de 300dessinsdont 50 tirés à part.
Chaque livraison se composera d’une forme de texte et d’une planche.
L’ouvrage est confié aux presses deMM. Plon frères, connus pour leur beau tirage des ouvrages à vignettes ; les caractères, fondus exprès, sont les nouveaux types deJules Didot, dont cette maison est seule propriétaire.
Prix de la livraison, 30 c. ; 40 c. par la poste ; 13 fr. l’ouvrage complet.
Pour Paris, en payant 20 livraisons, on les recevrafrancoà domicile. Il paraîtra régulièrement une ou deux livraisons par semaine.
On souscrit
pour toute la France et l’étranger :
chez Chlendowski, à Paris, 8, rue du Jardinet. [p. ill.]
Un ami vous parle d’une jeune personne :
[p. 2]– Bonne famille, bien élevée, jolie, |
et trois cent mille francs comptant |
Vous avez désiré rencontrer cet objet charmant.
Généralement, toutes les entrevues fortuites sont préméditées.
[p. 3] Et vous parlez à cet objet devenu très-timide.
Vous.– Une soirée charmante ?…
Elle. – Oh ! oui, monsieur.
Vous êtes admis à courtiser la jeune personne.
La belle-mère(au futur). – Vous ne sauriez croire combien cette chère petite fille est susceptible d’attachement.
[p. 4] Cependant les deux familles sont en délicatesse à propos des questions d’intérêt.
Votre père(à la belle-mère). – Ma ferme vaut cinq cent mille francs, ma chère dame !…
Votre future belle-mère.– Et notre maison, mon cher monsieur, est à un coin de rue.
Un contrat s’ensuit discuté par deux affreux notaires :
un petit, | un grand. |
[p. 5] Puis les deux familles jugent nécessaire de vous faire passer
à la mairie, | à l’église. |
Avant de procéder au coucher de la mariée, qui fait des façons.
[p. 6] Et après !… il vous arrive une foule de petites misères imprévues, comme ceci :
[p. 7]Est-ce une petite, est-ce une grande misère ? je ne sais ; elle est grande pour les gendres ou pour vos belles-filles, elle est excessivement petite pour vous.
[p. 8] – Petite, cela vous plaît à dire ; mais un enfant coûte énormément ! s’écrie un époux dix fois trop heureux qui fait baptiser son onzième, nomméle petit dernier, – un mot avec lequel les femmes abusent leurs familles.
Quelle est cette misère ? me direz-vous. Hé bien ! cette misère est comme beaucoup de petites misères conjugales : un bonheur pour quelqu’un.
Vous avez, il y a quatre mois, marié votre fille, que nous appellerons du doux nom deCaroline, pour en faire le type de toutes les épouses.
Caroline est, comme toujours, une charmante jeune personne, et vous lui avez trouvé pour mari :
Soit un avoué de première instance, | Soit un capitaine en second, |
[p. 9] Peut-être
ou un juge suppléant ; |
|
Mais plus certainement, ce que recherchent le plus les [p. 10] familles sensées, l’idéal de leurs désirs : le fils unique d’un riche propriétaire !… (Voyez laPréface.)
Ce phénix, nous le nommeronsAdolphe, quels que soient son état dans le monde, son âge, et la couleur de ses cheveux.
L’avoué, le capitaine, l’ingénieur, le juge, enfin le gendre, Adolphe et sa famille ont vu dans mademoiselle Caroline :
1º Mademoiselle Caroline ;
2º Fille unique de votre femme et de vous.
Ici, nous sommes forcé de demander, comme à la Chambre, la division.
Votre femme doit recueillir l’héritage d’un oncle maternel, vieux podagre qu’elle mitonne, soigne, caresse et [p. 11] emmitoufle ; sans compter la fortune de son père à elle. Caroline a toujours adoré son oncle, son oncle qui la faisait sauter sur ses genoux, son oncle qui… son oncle que… son oncle enfin dont la succession est estimée deux cent mille francs.
De votre femme, personne bien conservée, mais dont l’âge a été l’objet de mûres réflexions et d’un long examen de la part des aves et ataves de votre gendre. Après bien des escarmouches respectives entre les belles-mères, elles se sont confié leurs petits secrets de femmes mûres.
– Et vous, ma chère dame ?
[p. 12] – Moi, Dieu merci ! j’en suis quitte, et vous ?
– Moi, je l’espère bien ! a dit votre femme.
– Tu peux épouser Caroline, a dit la mère d’Adolphe à votre futur gendre, Caroline héritera seule de sa mère, de son oncle et de son grand-père.
Qui jouissez encore de votre grand-père maternel, un bon vieillard dont la succession ne vous sera pas disputée : il est en enfance, et dès lors incapable de tester.
De vous, homme aimable, mais qui avez mené une vie assez libertine dans votre jeunesse. –
[p. ill.]Vous avez d’ailleurs cinquante-neuf ans, votre tête est couronnée, on dirait d’un genou qui passe au travers d’une perruque grise.
3º Une dot de trois cent mille francs !…
4º La sœur unique de Caroline, une petite niaise de douze ans, souffreteuse, et qui promet de ne pas laisser vieillir ses os.
[p. 13] 5º Votre fortune à vous, beau-père (dans un certain monde, on dit lepapa beau-père), vingt mille livres de rente, qui s’augmenteront d’une succession sous peu de temps.
6º La fortune de votre femme, qui doit se grossir de deux successions : l’oncle et le grand-père.
Trois successions et les économies, ci | 750,000 f. |
Votre fortune | 250,000 |
Celle de votre femme | 250,000 |
Total | 1,250,000 f. |
qui ne peuvent s’envoler !…
Voilà l’autopsie de tous ces brillants hyménées qui conduisent leurs chœurs dansants et mangeants, en gants blancs, fleuris à la boutonnière, bouquets de fleurs d’oranger, cannetilles, voiles, remises et cochers allant de la mairie à l’église, de l’église au banquet, du banquet à la danse, et de la danse dans la chambre nuptiale, aux accents de l’orchestre et aux plaisanteries consacrées que disent les restes de dandies ; car n’y a-t-il pas, de par le monde, des restes de dandies, comme il y a des restes de chevaux anglais ?
[p. 14] Oui, voilà l’ostéologie des plus amoureux désirs.
La plupart des parents ont dit leur mot sur ce mariage.
Ceux du côté du marié :
– Adolphe a fait une bonne affaire.
Ceux du côté de la mariée :
– Caroline a fait un excellent mariage. Adolphe est fils unique, et il aura soixante mille francs de rente,un jour ou l’autre !…
Un jour, l’heureux juge, l’ingénieur heureux, l’heureux capitaine ou l’heureux avoué, l’heureux fils unique d’un riche propriétaire, Adolphe enfin, vient dîner chez vous, accompagné de sa famille.
[p. 15] Votre fille Caroline est excessivement orgueilleuse de la forme un peu bombée de sa taille. Toutes les femmes déploient une innocente coquetterie pour leur première grossesse. Semblables au soldat qui se pomponne pour sa première bataille, elles aiment à faire la pâle, la souffrante ; elles se lèvent d’une certaine manière, et marchent avec les plus jolies affectations. Encore fleurs, elles ont un fruit : elles anticipent alors sur la maternité.
Toutes ces façons sont excessivement charmantes… la première fois.
Votre femme, devenue la belle-mère d’Adolphe, se soumet à des corsets de haute pression. Quand sa fille rit, elle pleure ; quand sa Caroline étale son bonheur, elle rentre le sien. Après dîner, l’œil clairvoyant de la co-belle-mère a deviné l’œuvre de ténèbres.
Votre femme est grosse ! la nouvelle éclate, et votre plus vieil ami de collège vous dit en riant : – Ah ! vous avez fait des nôtres ?…
[p. 16] Vous espérez dans une consultation qui doit avoir lieu le lendemain. Vous, homme de cœur, vous rougissez, vous espérez une hydropisie ; mais les médecins ont confirmé l’arrivée d’unpetit dernier!…
Quelques maris timorés vont à la campagne ou mettent à exécution un voyage en Italie. Enfin une étrange confusion règne dans votre ménage. Vous et votre femme, vous êtes dans une fausse position.
– Comment ! toi, vieux coquin, tu n’as pas eu honte de… ? vous dit un ami sur le boulevard.
– Eh ! bien, oui ! fais-en autant, répliquez-vous enragé.
– Comment, le jour où ta fille ?… mais c’est immoral ! Et une vieille femme ? mais c’est une infirmité !
– Nous avons été volés comme dans un bois, dit la famille de votre gendre.
[p. 17] Comme dans un bois ! est une gracieuse expression pour la belle-mère.
Cette famille espère que l’enfant qui coupe en trois les espérances de fortune sera, comme tous les enfants des vieillards, un scrofuleux, un infirme, un avorton. Naîtra-t-il viable ?
Cette famille attend l’accouchement de votre femme avec l’anxiété qui agita la maison d’Orléans pendant la grossesse de la duchesse de Berri : une seconde fille procurait le trône à la branche cadette, sans les conditions onéreuses de Juillet ; Henri V raflait1Erreur de Chlendowski : « râflait » au lieu de « raflait ». la couronne. Dès lors, la maison d’Orléans a été forcée de jouer quitte ou double : les événements lui ont donné la partie.
La mère et la fille accouchent à neuf jours de distance.
Le premier enfant de Caroline est une pâle et maigrichonne petite fille qui ne vivra pas.
Le dernier enfant de sa mère est un superbe garçon, pesant douze livres, qui a deux dents, et des cheveux superbes.
Vous avez désiré pendant seize ans un fils. Cette misère conjugale est la seule qui vous rende fou de joie.
Car votre femme rajeunie rencontre, dans cette grossesse, ce qu’il faut appelerl’été de la Saint-Martindes femmes : elle nourrit, elle a du lait ! son teint est frais, elle est blanche et rose.
À quarante-deux ans, elle fait la jeune femme, achète des petits bas, se promène suivie d’une bonne, brode des [p. 18] bonnets, garnit des béguins. Alexandrine a pris son parti, elle instruit sa fille par l’exemple ; elle est ravissante, elle est heureuse.
Et cependant c’est une misère, petite pour vous, grande pour votre gendre. Cette misère est des deux genres, elle vous est commune à vous et à votre femme. Enfin, dans ces cas-là, votre paternité vous rend d’autant plus fier qu’elle est incontestable, mon cher monsieur !
Généralement, une jeune personne ne découvre son vrai caractère qu’après deux ou trois années de mariage. Elle dissimule, sans le vouloir, ses défauts au milieu des premières joies, des premières fêtes. Elle va dans le [p. 20] monde pour y danser, elle va chez ses parents pour vous y faire triompher, elle voyage escortée par les premières malices de l’amour, elle se fait femme. Puis elle devient mère et nourrice, et dans cette situation pleine de jolies souffrances, qui ne laisse à l’observation ni une parole ni une minute, tant les soins y sont multipliés, il est impossible de juger d’une femme.
Il vous a donc fallu trois ou quatre ans de vie intime avant que vous ayez pu découvrir une chose horriblement triste, un sujet de perpétuelles terreurs.
Votre femme, cette jeune fille à qui les premiers plaisirs de la vie et de l’amour tenaient lieu de grâce et d’esprit, si coquette, si animée, si vive, dont les moindres mouvements avaient une délicieuse éloquence, a dépouillé lentement, un à un, ses artifices naturels.
Enfin, vous avez aperçu la vérité ! Vous vous y êtes refusé, vous avez cru vous tromper ; mais non : Caroline manque d’esprit, elle est lourde, elle ne sait ni plaisanter ni discuter, elle a parfois peu de tact. Vous êtes effrayé. Vous vous voyez pour toujours obligé de conduirecette chère Minetteà travers des chemins épineux où vous laisserez votre amour-propre en lambeaux.
Vous avez été déjà souvent atteint par des réponses qui, dans le monde, ont été poliment accueillies : on a gardé le silence au lieu de sourire ; mais vous aviez la certitude qu’après votre départ les femmes s’étaient regardées en se disant : – Avez-vous entendu madame Adolphe ?
– Pauvre petite femme, elle est…
– Bête comme un chou.
[p. 21] – Comment, lui, qui certes est un homme d’esprit, a-t-il pu choisir ?…
– Il devrait former sa femme, l’instruire, ou lui apprendre à se taire.
Un homme est, dans notre civilisation, responsable de toute sa femme.
__________Un jour, Caroline aura soutenumordicuschez madame de Fischtaminel, une femme très-distinguée, que le petit dernier ne ressemblait ni à son père ni à sa mère, mais à l’ami de la maison. Elle aura peut-être éclairé monsieur de Fischtaminel, et inutilisé les travaux de trois années, en renversant l’échafaudage des assertions de madame de Fischtaminel, qui, depuis cette visite, vous marque de la froideur, car elle soupçonne chez vous une indiscrétion faite à votre femme. [p. ill.]
[p. 22] Un soir, Caroline, après avoir fait causer un auteur sur ses ouvrages, aura terminé en donnant le conseil à ce poète déjà fécond de travailler enfin pour la postérité.
Tantôt elle se plaint de la lenteur du service à table chez des gens qui n’ont qu’un domestique et qui se sont mis en quatre pour la recevoir.
Tantôt elle médit des veuves qui se remarient, devant madame Deschars, mariée en troisièmes noces à un ancien notaire, à Nicolas-Jean-Jérôme-Népomucène-Ange-Marie-Victor-Anne-Joseph Deschars, l’ami de votre père. [p. ill.]
Enfin vous n’êtes plus vous-même dans le monde avec votre femme. Comme un homme qui monte un cheval ombrageux et qui le regarde sans cesse entre les deux oreilles, vous êtes absorbé par l’attention avec laquelle vous écoutez votre Caroline.
[p. 23] Pour se dédommager du silence auquel sont condamnées les demoiselles, Caroline parle, ou mieux, elle babille ; elle veut faire de l’effet, et elle en fait : rien ne l’arrête ; elle s’adresse aux hommes les plus éminents, aux femmes les plus considérables ; elle se fait présenter, elle vous met au supplice. Pour vous, aller dans le monde, c’est aller au martyre.
Elle commence à vous trouver maussade : vous êtes attentif, voilà tout ! Enfin, vous la maintenez dans un petit cercle d’amis, car elle vous a déjà brouillé avec des gens de qui dépendaient vos intérêts.
Combien de fois n’avez-vous pas reculé devant la nécessité d’une remontrance, le matin, au réveil, quand vous l’aviez bien disposée à vous écouter ! Une femme écoute très-rarement. Combien de fois n’avez-vous pas reculé devant le fardeau de vos obligations magistrales ?
La conclusion de votre communication ministérielle ne devait-elle pas être : – Tu n’as pas d’esprit.
Vous pressentez l’effet de votre première leçon, Caroline se dira : – Ah ! je n’ai pas d’esprit !
Aucune femme ne prend jamais ceci en bonne part. Chacun de vous tirera son épée et jettera le fourreau. Six semaines après, Caroline peut vous prouver qu’elle a précisément assez d’esprit pour vousminotaurisersans que vous vous en aperceviez.
Effrayé de cette perspective, vous épuisez alors les formules oratoires, vous les interrogez, vous cherchez la manière de dorer cette pilule.
[p. 24] Enfin, vous trouvez le moyen de flatter tous les amours-propres de Caroline, car :
Une femme mariée a plusieurs amours-propres.
Vous dites être son meilleur ami, le seul bien placé pour l’éclairer ; plus vous y mettez de préparation, plus elle est attentive et intriguée. En ce moment, elle a de l’esprit.
Vous demandez à votre chère Caroline, que vous tenez par la taille, comment, elle, si spirituelle avec vous, qui a des réponses charmantes (vous lui rappelez des mots qu’elle n’a jamais eus, que vous lui prêtez, qu’elle accepte en souriant), comment elle peut dire ceci, cela, dans le monde. Elle est sans doute, comme beaucoup de femmes, intimidée dans les salons.
– Je connais, dites-vous, bien des hommes fort distingués qui sont ainsi.
Vous citez d’admirables orateurs de petit comité auxquels il est impossible de prononcer trois phrases à la tribune. Caroline devrait veiller sur elle ; vous lui vantez le silence comme la plus sûre [p. 25] méthode d’avoir de l’esprit. Dans le monde, on aime qui nous écoute.
Ah ! vous avez rompu la glace, vous avez patiné sur ce miroir sans le rayer ; vous avez pu passer la main sur la croupe de la Chimère la plus féroce et la plus sauvage, la plus éveillée, la plus clairvoyante, la plus inquiète, la plus rapide, la plus jalouse, la plus ardente, la plus violente, la plus simple, la plus élégante, la plus déraisonnable, la plus attentive du monde moral :la vanité d’une femme!…
Caroline vous a saintement serré dans ses bras, elle vous a remercié de vos avis, elle vous en aime davantage ; elle veut tout tenir de vous, même l’esprit ; elle peut être sotte, mais ce qui vaut mieux que de dire de jolies choses, elle sait en faire !… elle vous aime. Mais elle désire être aussi votre orgueil ! Il ne s’agit pas de savoir se bien mettre, d’être élégante et belle ; elle veut vous rendre fier de son intelligence.
Vous êtes l’homme le plus heureux du monde d’avoir su sortir de ce premier mauvais pas conjugal.
– Nous allons ce soir chez madame Deschars, où l’on ne sait que faire pour s’amuser ; on y joue à toutes sortes de jeux innocents à cause du troupeau de jeunes femmes et de jeunes filles qui y sont ; tu verras !… dit-elle.
Vous êtes si heureux que vous fredonnez des airs en rangeant toutes sortes de choses chez vous, en caleçon et en chemise. Vous ressemblez à un lièvre faisant ses cent mille tours sur un gazon fleuri, parfumé de rosée. Vous ne passez votre robe de chambre qu’à la dernière extrémité, quand le déjeuner est sur la table.
[p. 26] Pendant la journée, si vous rencontrez des amis, et si l’on vient à parler femmes, vous les défendez ; vous trouvez les femmes charmantes, douces ; elles ont quelque chose de divin.
Combien de fois nos opinions nous sont-elles dictées par les événements inconnus de notre vie ?
Vous menez votre femme chez madame Deschars. Madame Deschars est une mère de famille excessivement dévote, et chez qui l’on ne trouve pas de journaux à lire ; elle surveille ses filles, qui sont de trois lits différents, et les tient d’autant plus sévèrement qu’elle a eu, dit-on,quelques petites chosesà se reprocher pendant ses deux précédents mariages. Chez elle, personne n’ose hasarder une plaisanterie. Tout y est blanc et rose, parfumé de sainteté, comme chez les veuves qui atteignent aux confins de la troisième jeunesse. Il semble que ce soit la Fête-Dieu tous les jours.
Vous, jeune mari, vous vous unissez à la société juvénile des jeunes femmes, des petites filles, des demoiselles et des jeunes gens qui sont dans la chambre à coucher de madame Deschars.
[p. 27] Les gens graves, les hommes politiques, les têtes à whist et à thé sont dans le grand salon.
On joue à deviner des mots à plusieurs sens, d’après les réponses que chacun doit faire à ces questions.
– Comment l’aimez-vous ?
– Qu’en faites-vous ?
– Où le mettez-vous ?
Votre tour arrive de deviner un mot, vous allez dans le salon, vous vous mêlez à une discussion, et vous revenez appelé par une rieuse petite fille. On vous a cherché quelque mot qui puisse prêter aux réponses les plus énigmatiques. Chacun sait que, pour embarrasser les fortes têtes, le meilleur moyen est de choisir un mot très-vulgaire, et de comploter des phrases qui jettent l’Œdipe de salon à mille lieues de chacune de ses pensées.
Ce jeu remplace difficilement le lansquenet ou le creps, mais il est peu dispendieux.
Le motmala été promu à l’état de Sphinx. Chacun s’est promis de vous dérouter.
Le mot, entre autres acceptions, a celle demal, substantif qui signifie, en esthétique, le contraire du bien ;
[p. 28] Demal, substantif qui prend mille expressions pathologiques ;
Puismalle, la voiture du gouvernement ;
Et enfinmalle, ce coffre, varié de forme, à tous crins, à toutes peaux, à oreilles, qui marche rapidement, car il sert à emporter les effets de voyage, dirait un homme de l’école de Delille.
Pour vous, homme d’esprit, le Sphinx déploie ses coquetteries, il étend ses ailes, les replie ; il vous montre ses pattes de lion, sa gorge de femme, ses reins de cheval, sa tête intelligente ; il agite ses bandelettes sacrées, il se pose et s’envole, revient et s’en va, balaie la place de sa queue redoutable ; il fait briller ses griffes, il les rentre ; il sourit, il frétille, il murmure ; il a des regards d’enfant joyeux, de matrone grave ; il est surtout moqueur.
– Je l’aime d’amour.
– Je l’aime chronique.
– Je l’aime à crinière fournie.
– Je l’aime à secret.
– Je l’aime dévoilé.
– Je l’aime à cheval.
– Je l’aime comme venant de Dieu, a dit madame Deschars.
– Comment l’aimes-tu ? dites-vous à votre femme.
– Je l’aime légitime.
La réponse de votre femme est incomprise, et vous envoie promener dans les champs constellés de l’infini, où l’esprit, ébloui par la multitude des créations, ne peut rien choisir.
[p. ill.][p. 29] On le place
– Dans une remise.
– Au grenier.
– Dans un bateau à vapeur.
– Dans la presse.
– Dans une charrette.
– Dans les bagnes.
– Aux oreilles.
– En boutique.
Votre femme vous dit en dernier : – Dans mon lit.
Vous y étiez, mais ne savez aucun mot qui aille à cette réponse, madame Deschars n’ayant pu rien permettre d’indécent.
– Qu’en fais-tu ?
– Mon seul bonheur, dit votre femme après les réponses de chacun, qui toutes vous ont fait parcourir le monde entier des suppositions linguistiques.
Cette réponse frappe tout le monde, et vous particulièrement ; aussi vous obstinez-vous à chercher le sens de cette réponse.
[p. 30] Vous pensez à la bouteille d’eau chaude enveloppée de linge que votre femme fait mettre à ses pieds dans les grands froids,
À la bassinoire, surtout !…
À son bonnet,
À son mouchoir,
Au papier de ses papillotes,
À l’ourlet de sa chemise,
À sa broderie,
À sa camisole,
À votre foulard,
À l’oreiller,
À la table de nuit, où vous ne trouverez rien de convenable.
Enfin, comme le plus grand bonheur des répondants est de voir leur Œdipe mystifié, que chaque mot donné pour le vrai les jette en des accès de rire, les hommes supérieurs aiment mieux, en ne voyant cadrer aucun mot à toutes les explications, s’avouer vaincus que de dire inutilement trois substantifs. D’après la loi de ce jeu innocent, vous êtes condamné à retourner dans le salon après avoir donné un gage ; mais vous êtes si excessivement intrigué par les réponses de votre femme, que vous demandez le mot.
– Mal, vous crie une petite fille.
Vous comprenez tout, moins les réponses de votre femme : elle n’a pas joué le jeu.
Madame Deschars, ni aucune des jeunes femmes, n’a compris.
On a triché.
[p. 31] Vous vous révoltez, il y a émeute de petites filles, de jeunes femmes. On cherche, on s’intrigue. Vous voulez une explication, et chacun partage votre désir.
– Dans quelle acception as-tu donc pris ce mot, ma chère ? demandez-vous à Caroline.
– Eh ! bien, mâle.
Madame Deschars se pince les lèvres et manifeste le plus grand mécontentement ; les jeunes femmes rougissent et baissent les yeux ; les petites filles agrandissent les leurs, se poussent les coudes et ouvrent les oreilles.
Vous restez les pieds cloués sur le tapis et vous avez tant de sel dans la gorge que vous croyez à une répétition inverse de l'accident qui délivre Loth de sa femme.
Vous apercevez une vie infernale : le monde est impossible. Rester chez vous avec cette triomphante bêtise, autant aller au bagne.
Les supplices moraux surpassent les douleurs physiques de toute la hauteur qui existe entre l’âme et le corps.
Vous renoncez à éclairer votre femme.
[p. 32] Caroline est une seconde édition de Nabuchodonosor, car un jour, de même que la chrysalide royale, elle passera du velu de la bête à la férocité de la pourpre impériale.
Au nombre des délicieuses joyeusetés de la vie de garçon, tout homme compte l’indépendance de son lever. Les fantaisies du réveil compensent les tristesses du coucher. Un garçon se tourne et se retourne dans son lit ; il [p. 34] peut bâiller à faire croire qu’il se commet des meurtres, crier à faire croire qu’il se commet des joies excessives.
Il peut manquer à ses serments de la veille, laisser brûler son feu allumé dans sa cheminée et sa bougie dans les bobèches, enfin se rendormir malgré des travaux pressés.
Il peut maudire ses bottes prêtes qui lui tendent leurs bouches noires et qui hérissent leurs oreilles,
Ne pas voir les crochets d’acier qui brillent éclairés par un rayon de soleil filtré à travers les rideaux,
Se refuser aux réquisitions sonores de la pendule obstinée,
S’enfoncer dans sa ruelle en se disant : – Hier, oui, hier c’était bien pressé, mais aujourd’hui, ce ne l’est plus.Hierest un fou,aujourd’huiest le sage ; il existe entre eux deux la nuit qui porte conseil, la nuit qui éclaire… Je devrais y aller, je devrais faire, j’ai promis… Je suis un lâche… ; mais comment résister aux ouates de mon lit ? J’ai les pieds mous, je dois être malade, je suis trop heureux… Je veux revoir les horizons impossibles de mon rêve, et mes femmes sans talons, et ces figures ailées et ces natures complaisantes. Enfin, j’ai trouvé le grain de sel à mettre sur la queue de cet oiseau qui s’envolait toujours. Cette coquette a les pieds pris dans la glu, je la tiens…
Votre domestique lit vos journaux, il entr’ouvre vos lettres, il vous laisse tranquille. Et vous vous rendormez bercé par le bruit vague des premières voitures. Ces terribles, ces pétulantes, ces vives voitures chargées de [p. 35] viande, ces charrettes à mamelles de fer-blanc pleines de lait, et qui font des tapages infernaux, qui brisent les pavés, elles roulent sur du coton, elles vous rappellent vaguement l’orchestre de Napoléon Musard. Quand votre maison tremble dans ses membrures et s’agite sur sa quille, vous vous croyez comme un marin bercé par le zéphyr.
Toutes ces joies, vous seul les faites finir en jetant votre foulard comme on tortille sa serviette après le dîner, en vous dressant sur votre… ah ! cela s’appellevotre séant. Et vous vous grondez vous-même en vous disant quelque dureté, comme : – Ah ! ventrebleu ! il faut se lever. – Chasseur diligent, – mon ami, qui veut faire fortune doit se lever matin, – tu es un drôle, un paresseux.
Vous restez sur ce temps. Vous regardez votre chambre, vous rassemblez vos idées. Enfin, vous sautez hors du lit,
Spontanément !
Par votre propre vouloir !
Vous allez au feu, vous consultez la plus complaisante de toutes les pendules, vous interjetez des espérances ainsi conçues : – Chose est paresseux, je le trouverai bien encore !
– Je vais courir.
– Je le rattraperai, s’il est sorti.
– On m’aura bien attendu.
[p. 36] – Il y a un quart d’heure de grâce dans tous les rendez-vous, même entre débiteur et créancier.
Vous mettez vos bottes avec fureur, vous vous habillez comme quand vous avez peur d’être surpris peu vêtu, vous avez les plaisirs de la hâte, vous interpellez vos boutons ; enfin, vous sortez comme un vainqueur, sifflotant, brandissant votre canne, secouant les oreilles, galopant.
– Après tout, dites-vous, vous n’avez de compte à rendre à personne, vous êtes votre maître !
Toi, pauvre homme marié, tu as fait la sottise de dire à ta femme : – Ma bonne, demain… (quelquefois elle le sait deux jours à l’avance), je dois me lever de grand matin.
Malheureux Adolphe, vous avez surtout prouvé la gravité de ce rendez-vous : – Il s’agit de… et de… et encore de…, enfin de…
[p. 37] Deux heures avant le jour, Caroline vous réveille tout doucement, et vous dit tout doucement :
– Mon ami, mon ami !…
– Quoi ? le feu, le…
– Non, dors, je me suis trompée, l’aiguille était là, tiens ! Il n’est que quatre heures, tu as encore deux heures à dormir.
Dire à un homme : Vous n’avez plus que deux heures à dormir, n’est-ce pas, en petit, comme quand on dit à un criminel : Il est cinq heures du matin, ce sera pour sept heures et demie ? Ce sommeil est troublé par une pensée grise, ailée qui vient se cogner aux vitres de votre cervelle, à la façon des chauves-souris.
Une femme est alors exacte comme un démon venant réclamer une âme qui lui a été vendue. Quand cinq heures sonnent, la voix de votre femme, hélas ! trop connue, résonne dans votre oreille ; elle accompagne le timbre, et vous dit avec une atroce douceur : – Adolphe, voilà cinq heures, lève-toi, mon ami. [p. ill.]
– Ouhouhi… ououhoin…
– Adolphe, tu manqueras ton affaire, c’est toi-même qui l’as dit.
– Ououhouin, ouhouhi…
Vous vous roulez la tête avec désespoir.
– Allons, mon ami, je t’ai tout apprêté hier… Mon chat, tu dois partir ; veux-tu manquer le rendez-vous ? Allons donc, lève-toi donc, Adolphe ! va-t’en. Voilà le jour.
[p. 38] Caroline se lève en rejetant les couvertures : elle tient à vous montrer qu’elle peut se lever, sans barguigner. Elle va ouvrir les volets, elle introduit le soleil, l’air du matin, le bruit de la rue. Elle revient.
– Mais, mon ami, lève-toi donc ! Qui jamais aurait pu te croire sans caractère ? Oh ! les hommes !… Moi, je ne suis qu’une femme, mais ce que je dis est fait…
Vous vous levez en grommelant, en maudissant le sacrement du mariage. Vous n’avez pas le moindre mérite dans votre héroïsme : ce n’est pas vous, mais votre femme qui s’est levée. Caroline vous trouve tout ce qu’il vous faut avec une promptitude désespérante ; elle prévoit tout, elle vous donne un cache-nez en hiver, une chemise de batiste à raies bleues en été, vous êtes traité comme un enfant ; vous dormez encore, elle vous habille, elle se donne tout le mal ; vous êtes jeté hors de chez vous. Sans elle tout irait mal ! Elle vous rappelle pour vous faire prendre un papier, un portefeuille. Vous ne songez à rien, elle songe à tout !
[p. 39] Vous revenez cinq heures après, pour le déjeuner, entre onze heures et midi. La femme de chambre est sur la porte, dans l’escalier, sur le carré, causant avec quelque valet de chambre ; elle se sauve en vous entendant ou vous apercevant. Votre domestique met le couvert sans se presser, il regarde par la croisée, il flâne, il va et vient en homme qui sait avoir son temps à lui. Vous demandez où est votre femme, vous la croyez sur pied.
– Madame est encore au lit, dit la femme de chambre.
Vous trouvez votre femme languissante, paresseuse, fatiguée, endormie.
Elle avait veillé toute la nuit pour vous éveiller, elle s’est recouchée, elle a faim.
Vous êtes cause de tous les dérangements.
Si le déjeuner n’est pas prêt, elle en accuse votre départ. Si elle n’est pas habillée, si tout est en désordre, c’est votre faute.
À tout ce qui ne va pas, elle répond : – Il a fallu te faire lever si matin !
Monsieur s’est levé si matin ! est la raison universelle.
Elle vous fait coucher de bonne heure, parce que vous vous êtes levé matin.
Elle ne peut rien faire de la journée, parce que vous vous êtes levé matin.
Dix-huit mois après, elle vous dit encore : – Sans moi, tu ne te lèverais jamais.
À ses amies, elle dit : – Monsieur se lever !… Oh ! sans moi, si je n’étais pas là, jamais il ne se lèverait.
[p. 40] Un homme dont la tête grisonne lui dit : – Cela fait votre éloge, madame.
Cette critique, un peu leste, met un terme à ses vanteries.
Cette petite misère, répétée deux ou trois fois, vous apprend à vivre seul au sein de votre ménage, à n’y pas tout dire, à ne vous confier qu’à vous-même ; il vous paraît souvent douteux que les avantages du lit nuptial en surpassent les inconvénients.
Vous avez passé de l’allégro sautillant du célibataire au grave andante du père de famille.
Au lieu de ce joli cheval anglais cabriolant, piaffant entre les brancards vernis d’un tilbury léger comme votre cœur, et mouvant sa croupe luisante sous le quadruple lacis des rênes et des guides que vous saviez manier, avec quelle grâce et [p. 42] quelle élégance, les Champs-Élysées le savent ! vous conduisez un bon gros cheval normand à l’allure douce.
Vous avez appris la patience paternelle, et vous ne manquez pas d’occasions de le prouver. Aussi votre figure est-elle sérieuse.
À côté de vous, se trouve un domestique évidemment à deux fins, comme est la voiture.
[p. 43] Cette voiture à quatre roues, et montée sur des ressorts anglais, a du ventre et ressemble à un bateau rouennais ; elle a des vitrages, une infinité de mécanismes économiques. Calèche dans les beaux jours, elle doit être un coupé les jours de pluie. Légère en apparence, elle est alourdie par six personnes et fatigue votre unique cheval.
Au fond, se trouvent étalées comme des fleurs votre jeune femme épanouie, et sa mère, grosse rose trémière à beaucoup de feuilles. Ces deux fleurs de la gent femelle gazouillent et parlent de vous, tandis que le bruit des roues et votre attention de cocher, mêlée à votre défiance paternelle, vous empêchent d’entendre le discours. [p. ill.]
Sur le devant, il y a une jolie bonne proprette qui tient sur ses genoux une petite fille ; à ses côtés brille un garçon en chemise rouge plissée qui se penche hors de la voiture, veut grimper sur les coussins, et s’est attiré mille fois des paroles qu’il sait être purement comminatoires, le : – Sois donc sage, Adolphe, ou : – Je ne vous emmène plus, monsieur ! – de toutes les mamans.
La maman est en secret superlativement ennuyée de ce garçon tapageur ; elle s’est irritée vingt fois, et vingt fois le visage de la petite fille endormie l’a calmée.
– Je suis mère, s’est-elle dit.
Et elle a fini par maintenir son petit Adolphe.
Vous avez exécuté la triomphante idée de promener votre famille. Vous êtes parti le matin de votre maison, où les ménages mitoyens se sont mis aux fenêtres en enviant le privilége que vous donne votre fortune d’aller aux [p. 44] champs et d’en revenir sans subir les voitures publiques. Or, vous avez traîné l’infortuné cheval normand à Vincennes à travers tout Paris, de Vincennes à Saint-Maur, de Saint-Maur à Charenton, de Charenton en face de je ne sais quelle île qui a semblé plus jolie à votre femme et à votre belle-mère que tous les paysages au sein desquels vous les avez menées.
– Allons à Maisons !… s’est-on écrié.
Vous êtes allé à Maisons, près d’Alfort. Vous revenez par la rive gauche de la Seine, au milieu d’un nuage de poussière olympique très-noirâtre. Le cheval tire péniblement votre famille ; hélas ! vous n’avez plus aucun amour-propre, en lui voyant les flancs rentrés, et deux os saillants aux deux côtés du ventre ; son poil est moutonné par la sueur sortie et séchée à plusieurs reprises, qui, non moins que la poussière, a gommé, collé, hirsuté le [p. 45] poil de sa robe. Le cheval ressemble à un hérisson en colère, vous avez peur qu’il ne soit fourbu, vous le caressez du fouet avec une sorte de mélancolie qu’il comprend, car il agite la tête comme un cheval de coucou fatigué de sa déplorable existence.
Vous y tenez, à ce cheval ; il est excellent ; il a coûté douze cents francs. Quand on a l’honneur d’être père de famille, on tient à douze cents francs autant que vous tenez à ce cheval. Vous apercevez le chiffre effrayant des dépenses extraordinaires dans le cas où il faudrait faire reposer Coco.
Vous prendrez pendant deux jours des cabriolets de place pour vos affaires.
Votre femme fera la moue de ne pouvoir sortir ; elle sortira, et prendra un remise.
Le cheval donnera lieu à des extra que vous trouverez sur le mémoire de votre unique palefrenier, un palefrenier unique, et que vous surveillez comme toutes les choses uniques.
Ces pensées, vous les exprimez dans le mouvement doux par lequel vous laissez tomber le fouet le long des côtes de l’animal engagé dans la poudre noire qui sable la route devant la Verrerie.
En ce moment, Adolphe, qui ne sait que faire dans cette boîte roulante, s’est tortillé, s’est attristé dans son coin, et sa grand’mère inquiète lui a demandé :
– Qu’as-tu ?
– J’ai faim, a répondu l’enfant.
– Il a faim, a dit la mère à sa fille.
– Et comment n’aurait-il pas faim ? il est cinq heures [p. 46] et demie, nous ne sommes seulement pas à la barrière, et nous sommes partis depuis deux heures !
– Ton mari aurait pu nous faire dîner à la campagne.
– Il aime mieux faire faire deux lieues de plus à son cheval et revenir à la maison.
– La cuisinière aurait eu son dimanche. Mais Adolphe a raison, après tout. C’est une économie que de dîner chez soi, répond la belle-mère.
– Adolphe, s’écrie votre femme stimulée par le mot économie, nous allons si lentement que je vais avoir le mal de mer, et vous nous menez ainsi précisément dans cette poussière noire. À quoi pensez-vous ? ma robe et mon chapeau seront perdus.
– Aimes-tu mieux que nous perdions le cheval ? demandez-vous en croyant avoir répondu péremptoirement.
– Il ne s’agit pas de ton cheval, mais de ton enfant qui se meurt de faim : voilà sept heures qu’il n’a rien pris. Fouette donc ton cheval ! En vérité, ne dirait-on pas que tu tiens plus à ta rosse qu’à ton enfant ?
Vous n’osez pas donner un seul coup de fouet au cheval, il aurait peut-être encore assez de vigueur pour s’emporter et prendre le galop.
– Non, Adolphe tient à me contrarier, il va plus lentement, dit la jeune femme à sa mère. Va, mon ami, va comme tu voudras. Et puis, tu diras que je suis dépensière en me voyant acheter un autre chapeau.
Vous dites alors des paroles perdues dans le bruit des roues.
[p. 47] – Mais quand tu me répondras par des raisons qui n’ont pas le sens commun, crie Caroline.
Vous parlez toujours en tournant la tête vers la voiture et la retournant vers le cheval, afin de ne pas faire de malheur.
– Bon ! accroche ! verse-nous, tu serais débarrassé de nous. Enfin, Adolphe, ton fils meurt de faim, il est tout pâle !…
– Cependant, Caroline, dit la belle-mère, il fait ce qu’il peut…
Rien ne vous impatiente comme d’être protégé par votre belle-mère. Elle est hypocrite, elle est enchantée de vous voir aux prises avec sa fille ; elle jette, tout doucement et avec des précautions infinies, de l’huile sur le feu.
Quand vous arrivez à la barrière, votre femme est muette, elle ne dit plus rien, elle tient ses bras croisés, elle ne veut pas vous regarder.
Vous n’avez ni âme, ni cœur, ni sentiment. Il n’y a que vous pour inventer de pareilles parties de plaisir. Si vous avez le malheur de rappeler à Caroline que c’est elle qui, le matin, a exigé cette partie au nom de ses enfants et de sa nourriture (elle nourrit sa petite), vous serez accablé sous une avalanche de phrases froides et piquantes.
Aussi acceptez-vous toutpour ne pas aigrir le lait d’une femme qui nourrit, et à laquelle il faut passer quelques petites choses, vous dit à l’oreille votre atroce belle-mère.
Vous avez au cœur toutes les furies d’Oreste.
[p. 48] À ces mots sacramentels dits par l’Octroi : –Vous n’avez rien à déclarer…
– Je déclare, dit votre femme, beaucoup de mauvaise humeur et de poussière.
Elle rit, l’employé rit, il vous prend envie de verser votre famille dans la Seine.
Pour votre malheur, vous vous souvenez de la joyeuse et perverse fille qui avait un petit chapeau rose et qui frétillait dans votre tilbury quand, six ans auparavant, vous aviez passé par là pour aller manger une matelote. Une idée ! Madame Schontz s’inquiétait bien d’enfants, de son chapeau dont la dentelle a été mise en pièces dans les fourrés ! elle ne s’inquiétait de rien, pas même de sa dignité, car elle indisposa le garde-champêtre de Vincennes par la désinvolture de sa danse un peu risquée. [p. ill.]
Vous rentrez chez vous, vous avez hâté rageusement votre cheval normand, vous n’avez évité ni l’indisposition de votre animal, ni l’indisposition de votre femme.
[p. 49] Le soir, Caroline a très-peu de lait. Si la petite crie à vous rompre la tête en suçant le sein de sa mère, toute la faute est à vous, qui préférez la santé de votre cheval à celle de votre fils qui mourait de faim, et de votre fille dont le souper a péri dans une discussion où votre femme a raison,comme toujours!
– Après tout, dit-elle, les hommes ne sont pas mères.
Vous quittez la chambre, et vous entendez votre belle-mère consolant sa fille par ces terribles paroles : – Ils sont tous égoïstes, calme-toi ; ton père était absolument comme cela.
Il est huit heures, vous arrivez dans la chambre à coucher de votre femme. Il y a force lumières. La femme de chambre et la cuisinière voltigent. Les meubles sont encombrés de robes essayées, de fleurs rejetées.
Le coiffeur est là, l’artiste par excellence, autorité [p. 52] souveraine, à la fois rien et tout. Vous avez entendu les autres domestiques allant et venant ; il y a eu des ordres donnés et repris, des commissions bien ou mal faites. Le désordre est au comble. Cette chambre est un atelier d’où doit sortir une Vénus de salon.
Votre femme veut être la plus belle du bal où vous allez. Est-ce encore pour vous, seulement pour elle, ou pour autrui ? Questions graves ! Vous n’y pensez seulement pas.
Vous êtes serré, ficelé, harnaché dans vos habits de bal ; vous allez à pas comptés, regardant, observant, songeant à parler d’affaires sur un terrain neutre avec un agent de change, un notaire ou un banquier à qui vous ne voudriez pas donner l’avantage d’aller les trouver chez eux.
Un fait bizarre que chacun a pu observer, mais dont [p. 53] les causes sont presque indéterminables, est la répugnance particulière que les hommes habillés et près d’aller en soirée manifestent pour les discussions ou pour répondre à des questions. Au moment du départ, il est peu de maris qui ne soient silencieux et profondément enfoncés dans des réflexions variables selon les caractères. Ceux qui répondent ont des paroles brèves et péremptoires.
En ce moment les femmes, elles, deviennent excessivement agaçantes, elles vous consultent, elles veulent avoir votre avis sur la manière de dissimuler une queue de rose, de faire tomber une grappe de bruyère, de tourner une écharpe. Il ne s’agit jamais de ces brimborions, mais d’elles-mêmes.
Suivant une jolie expression anglaise, elles pêchent les compliments à la ligne, et quelquefois mieux que des compliments.
Un enfant qui sort du collége apercevrait la raison cachée derrière les saules de ces prétextes ; mais votre femme vous est si connue, et vous avez tant de fois agréablement badiné sur ses avantages moraux et physiques, que vous avez la cruauté de dire votre avis brièvement, en conscience ; et vous forcez alors Caroline d’arriver à ce mot décisif, cruel à dire pour toutes les femmes, même celles qui ont vingt ans de ménage : [p. ill.]
– Il paraît que je ne suis pas à ton goût ?
Attiré sur le vrai terrain par cette question, vous lui jetez des éloges qui sont pour vous la petite monnaie à laquelle vous tenez le moins, les sous, les liards de votre bourse.
[p. 54] – Cette robe est délicieuse ! – Je ne t’ai jamais vue si bien mise. – Le bleu, le rose, le jaune, le ponceau (choisissez) te va à ravir. – La coiffure est très-originale. – En entrant au bal, tout le monde t’admirera. – Non-seulement tu seras la plus belle, mais encore la mieux mise. – Elles enrageront toutes de ne pas avoir ton goût. – La beauté, nous ne la donnons pas ; mais le goût est comme l’esprit, une chose dont nous pouvons être fiers…
– Vous trouvez ? est-ce sérieusement, Adolphe ?
Votre femme coquète avec vous. Elle choisit ce moment pour vous arracher votre prétendue pensée sur telle ou telle de ses amies, et pour vous glisser le prix des belles choses que vous louez. Rien n’est trop cher pour vous plaire. Elle renvoie sa cuisinière.
– Partons, dites-vous.
Elle renvoie la femme de chambre après avoir renvoyé le coiffeur, et se met à tourner devant sa psyché, en vous montrant ses plus glorieuses beautés.
– Partons, dites-vous.
– Vous êtes bien pressé, répond-elle.
Et elle se montre en minaudant, en s’exposant comme un beau fruit magnifiquement dressé dans l’étalage d’un marchand de comestibles.
Comme vous avez très-bien dîné, vous l’embrassez alors au front, vous ne vous sentez pas en mesure de contre-signer vos opinions. Caroline devient sérieuse.
La voiture est avancée. Toute la maison regarde madame s’en allant ; elle est le chef-d’œuvre auquel chacun a mis la main, et tous admirent l’œuvre commune.
[p. 55] Votre femme part enivrée d’elle-même et peu contente de vous. Elle marche glorieusement au bal, comme un tableau chéri, pourléché dans l’atelier, caressé par le peintre, est envoyé dans le vaste bazar du Louvre, à l’Exposition.
Votre femme trouve, hélas ! cinquante femmes plus belles qu’elle ; elles ont inventé des toilettes d’un prix fou, plus ou moins originales ; et il arrive pour l’œuvre féminine ce qui arrive au Louvre pour le chef-d’œuvre : la robe de votre femme pâlit auprès d’une autre presque semblable dont la couleur,plus voyante, écrase la sienne. Caroline n’est rien, elle est à peine remarquée. Quand il y a soixante jolies femmes dans un salon, le sentiment de la beauté se perd, on ne sait plus rien de la beauté. Votre femme devient quelque chose de fort ordinaire. La petite ruse de son sourire perfectionné ne se comprend plus parmi les expressions grandioses, auprès de femmes à regards hautains et hardis. Elle est effacée, elle n’est pas invitée à danser. Elle essaie de se grimer pour jouer le contentement, et comme elle n’est pas contente, elle entend dire : « Madame Adolphe a bien mauvaise mine. » Les femmes lui demandent hypocritement si elle souffre ; pourquoi ne pas danser. Elles ont un répertoire de malices couvertes de bonhomie, plaquées de bienveillance à faire damner un saint, à rendre un singe sérieux et à donner froid à un démon.
[p. 56] Vous, innocent, qui jouez, allez et venez, et qui ne voyez pas une des mille piqûres d’épingle par lesquelles on a tatoué l’amour-propre de votre femme, vous arrivez à elle en lui disant à l’oreille : – Qu’as-tu ?
– Demandezmavoiture.
Cemaest l’accomplissement du mariage.
Pendant deux ans on a ditlavoiture de monsieur,lavoiture,notrevoiture, et enfinmavoiture.
Vous avez une partie engagée, une revanche à donner, de l’argent à regagner.
Ici l’on vous concède, Adolphe, que vous êtes assez fort pour dire oui, disparaître et ne pas demander la voiture.
Vous avez un ami, vous l’envoyez danser avec votre femme, car vous en êtes à un système de concessions qui vous perdra : vous entrevoyez déjà l’utilité d’un ami.
Mais vous finissez par demander la voiture. Votre femme y monte avec une rage sourde, elle se flanque [p. 57] dans son coin, s’emmitoufle dans son capuchon, se croise les bras dans sa pelisse, se met en boule comme une chatte, et ne dit mot.
Ô maris ! sachez-le, vous pouvez en ce moment tout réparer, tout raccommoder, et jamais l’impétuosité des amants qui se sont caressés par de flamboyants regards pendant toute la soirée n’y manque ! Oui, vous pouvez la ramener triomphante, elle n’a plus que vous, il vous reste une chance, celle de violer votre femme. Ah ! bah ! vous lui dites votre imbécile, niais et indifférent : – Qu’as-tu ?
Un mari doit toujours savoir ce qu’a sa femme, car elle sait toujours ce qu’elle n’a pas.
– Froid, dit-elle.
– La soirée a été superbe.
– Ouh ! ouh ! rien de distingué ! l’on a la manie, aujourd’hui, d’inviter tout Paris dans un trou. Il y avait des femmes jusque sur l’escalier ; les toilettes s’abîment horriblement, la mienne est perdue.
– On s’est amusé.
– Vous autres, vous jouez, et tout est dit. Une fois mariés, vous vous occupez de vos femmes comme les lions s’occupent de peinture.
– Je ne te reconnais plus, tu étais si gaie, si heureuse, si pimpante en arrivant !
[p. 58] – Ah ! vous ne nous comprenez jamais. Je vous ai prié de partir, et vous me laissez là, comme si les femmes faisaient jamais quelque chose sans raison. Vous avez de l’esprit, mais dans certains moments vous êtes vraiment singulier, je ne sais à quoi vous pensez…
Une fois sur ce terrain, la querelle s’envenime. Quand vous donnez la main à votre femme pour descendre de voiture, vous tenez une femme de bois ; elle vous dit un merci par lequel elle vous met sur la même ligne que son domestique.
Vous n’avez pas plus compris votre femme avant qu’après le bal, vous la suivez avec peine, elle ne monte pas l’escalier, elle vole. Il y a brouille complète.
La femme de chambre est enveloppée dans la disgrâce ; elle est reçue à coups denonetouisecs comme des biscottes de Bruxelles, et qu’elle avale en vous regardant de travers.
– Monsieur n’en fait jamais d’autres ! dit-elle en grommelant.
Vous seul avez pu changer l’humeur de madame. Madame se couche, elle a une revanche à prendre ; vous ne l’avez pas comprise, elle ne vous comprend point.
Elle se range dans son coin de la façon la plus déplaisante et la plus hostile ; elle est enveloppée dans sa chemise, dans sa camisole, dans son bonnet de nuit, comme un ballot d’horlogerie qui part pour les Grandes-Indes. Elle ne vous dit ni bonsoir, ni bonjour, ni mon ami, ni Adolphe ; vous n’existez pas, vous êtes un sac de farine.
[p. 59] Votre Caroline, si agaçante cinq heures auparavant dans cette même chambre où elle frétillait comme une anguille, est du plomb en saumon. Vous seriez le Tropique en personne, à cheval sur l’Équateur, vous ne fondriez pas les glaciers de cette petite Suisse personnifiée qui paraît dormir, et qui vous glacerait de la tête aux pieds, au besoin. Vous lui demanderiez cent fois ce qu’elle a, la Suisse vous répond par unconclusum, comme levorortou comme la conférence de Londres.
Elle n’a rien, elle est fatiguée, elle dort.
Plus vous insistez, plus elle est bastionnée d’ignorance, garnie de chevaux de Frise. Quand vous vous impatientez, Caroline a commencé des rêves ! Vous grognez, vous êtes perdu.
Les femmes sachant toujours bien expliquer leurs grandeurs, c’est leurs petitesses qu’elles nous laissent à deviner.
[p. 60] Caroline daignera vous dire peut-être aussi qu’elle se sent déjà très-indisposée ; mais elle rit dans ses coiffes quand vous dormez, et profère des malédictions sur votre corps endormi.
Vous croyez avoir épousé une créature douée de raison, vous vous êtes lourdement trompé, mon ami.
Les êtres sensibles ne sont pas des êtres sensés.
[p. 62] Le sentiment n’est pas le raisonnement, la raison n’est pas le plaisir, et le plaisir n’est, certes, pas une raison.
– Oh ! monsieur !
Dites : – Ah ! Oui, ah ! Vous lancerez ce ah ! du plus profond de votre caverne thoracique en sortant furieux de chez vous, ou en rentrant dans votre cabinet, abasourdi.
Pourquoi ? comment ? qui vous a vaincu, tué, renversé ? La logique de votre femme, qui n’est pas la logique d’Aristote,
Ni celle de Ramus,
Ni celle de Kant,
Ni celle de Condillac,
Ni celle de Robespierre,
Ni celle de Napoléon ;
Mais qui tient de toutes les logiques, et qu’il faut appeler la logique de toutes les femmes, la logique des femmes anglaises comme celle des Italiennes, des Normandes et des Bretonnes (oh ! celles-ci sont invaincues), des Parisiennes, enfin des femmes de la lune, s’il y a des femmes dans ce pays nocturne avec lequel les femmes de la terre s’entendent évidemment, anges qu’elles sont !
La discussion s’est engagée après le déjeuner. Les discussions ne peuvent jamais avoir lieu qu’en ce moment dans les ménages.
Un homme, quand il le voudrait, ne saurait discuter au lit avec sa femme : elle a trop d’avantages contre lui, et peut trop facilement le réduire au silence.
En quittant le lit conjugal où il se trouve une jolie [p. 63] femme, on a faim, quand on est jeune. Le déjeuner est un repas assez gai, la gaîté n’est pas raisonneuse. Bref, vous n’entamez l’affaire qu’après avoir pris votre café à la crème ou votre thé.
Vous avez mis dans votre tête d’envoyer, par exemple, votre enfant au collége.
Les pères sont tous hypocrites, et ne veulent jamais avouer que leur sang les gêne beaucoup quand il court sur deux jambes, porte sur tout ses mains hardies, et frétille comme un têtard dans la maison.
Votre enfant jappe, miaule et piaule ; il casse, brise ou salit les meubles, et les meubles sont chers ; il fait sabre de tout, il égare vos papiers, il emploie à ses cocottes le journal que vous n’avez pas encore lu. [p. ill.]
[p. 64] La mère lui dit : – Prends ! à tout ce qui est à vous ; mais elle dit : – Prends garde ! à tout ce qui est à elle.
La rusée bat monnaie avec vos affaires pour avoir sa tranquillité. Sa mauvaise foi de bonne mère est à l’abri derrière son enfant, l’enfant est son complice. Tous deux s’entendent contre vous comme Robert Macaire et Bertrand contre un actionnaire. L’enfant est une hache avec laquelle on fourrage tout chez vous.
L’enfant va triomphalement ou sournoisement à la maraude dans votre garde-robe ; il reparaît caparaçonné de caleçons sales, il met au jour des choses condamnées aux gémonies de la toilette. Il apporte à une amie que vous cultivez, à l’élégante madame de Fischtaminel, des ceintures à comprimer le ventre, des bouts de bâtons à cirer les moustaches, de vieux gilets déteints aux entournures, des chaussettes légèrement noircies aux talons et jaunies dans les bouts. Comment faire observer que ces maculatures sont un effet du cuir ?
Votre femme rit en regardant votre amie, et vous n’osez pas vous fâcher, vous riez aussi, mais quel rire ! les malheureux le connaissent.
[p. 65] Cet enfant vous cause, en outre, des peurs chaudes quand vos rasoirs ne sont plus à leur place. Si vous vous fâchez, le petit drôle sourit et vous montre deux rangées de perles ; si vous le grondez, il pleure. Accourt la mère ! Et quelle mère ! une mère qui va vous haïr si vous ne cédez pas. Il n’y a pas demezzo termineavec les femmes : on est un monstre, ou le meilleur des pères.
Dans certains moments, vous concevez Hérode et ses fameuses ordonnances sur le massacre des innocents, qui n’ont été surpassées que par celles du bon Charles X !
Votre femme est revenue sur son sofa, vous vous promenez, vous vous arrêtez, et vous posez nettement la question par cette phrase interjective :
– Décidément, Caroline, nous mettrons Charles en pension.
– Charles ne peut pas aller en pension, dit-elle d’un petit ton doux.
[p. 66] – Charles a six ans, l’âge auquel commence l’éducation des hommes.
– À sept ans, d’abord, répond-elle. Les princes ne sont remis, par leur gouvernante au gouverneur, qu’à sept ans. Voilà la loi et les prophètes. Je ne vois pas pourquoi l’on n’appliquerait pas aux enfants des bourgeois les lois suivies pour les enfants des princes. Ton enfant est-il plus avancé que les leurs ? Le roi de Rome…
– Le roi de Rome n’est pas une autorité.
– Le roi de Rome n’est pas le fils de l’Empereur ?… (Elle détourne la discussion.) En voilà bien d’une autre ! Ne vas-tu pas accuser l’impératrice ? elle a été accouchée par le docteur Dubois, en présence de…
– Je ne dis pas cela…
– Tu ne me laisses jamais finir, Adolphe.
– Je dis que le roi de Rome… (ici vous commencez à élever la voix), le roi de Rome, qui avait à peine quatre ans lorsqu’il a quitté la France, ne saurait servir d’exemple.
– Cela n’empêche pas que le duc de Bordeaux n’ait été remis à sept ans à M. le duc de Rivière, son gouverneur. (Effet de logique.)
– Pour le duc de Bordeaux, c’est différent…
– Tu conviens donc alors qu’on ne peut pas mettre un enfant au collége avant l’âge de sept ans ? dit-elle avec emphase. (Autre effet.)
– Je ne dis pas cela du tout, ma chère amie. Il y a bien de la différence entre l’éducation publique et l’éducation particulière.
[p. 67] – C’est bien pour cela que je ne veux pas mettre encore Charles au collége, il faut être encore plus fort qu’il ne l’est pour y entrer.
– Charles est très-fort pour son âge.
– Charles ?… oh ! les hommes ! Mais Charles est d’une constitution très-faible, il tient de vous. (Levouscommence.) Si vous voulez vous défaire de votre fils, vous n’avez qu’à le mettre au collége… Mais il y a déjà quelque temps que je m’aperçois bien que cet enfant vous ennuie.
– Allons ! mon enfant m’ennuie, à présent ; te voilà bien ! Nous sommes responsables de nos enfants envers eux-mêmes ! il faut enfin commencer l’éducation de Charles ; il prend ici les plus mauvaises habitudes ; il n’obéit à personne ; il se croit le maître de tout ; il donne des coups et personne ne lui en rend. Il doit se trouver avec des égaux, autrement il aura le plus détestable caractère.
– Merci ; j’élève donc mal mon enfant ?
– Je ne dis pas cela ; mais vous aurez toujours d’excellentes raisons pour le garder.
Ici levouss’échange, et la discussion acquiert un ton aigre de part et d’autre.
Votre femme veut bien vous affliger du vous, mais elle se blesse de la réciprocité.
– Enfin, voilà votre mot ! vous voulez m’ôter mon enfant, vous vous apercevez qu’il est entre nous, vous êtes jaloux de votre enfant, vous voulez me tyranniser à votre [p. 68] aise, et vous sacrifiez votre fils ! Oh ! j’ai bien assez d’esprit pour vous comprendre.
– Mais vous faites de moi Abraham tenant son couteau ! Ne dirait-on pas qu’il n’y a pas de colléges ? Les colléges sont vides, personne ne met ses enfants au collége.
– Vous voulez me rendre aussi par trop ridicule, reprend-elle. Je sais bien qu’il y a des colléges, mais on ne met pas des garçons au collége à six ans, et Charles n’ira pas au collége.
– Mais, ma chère amie, ne t’emporte pas.
– Comme si je m’emportais jamais ! Je suis femme et sais souffrir.
– Raisonnons.
– Oui, c’est assez déraisonner.
– Il est bien temps d’apprendre à lire et à écrire à Charles ; plus tard, il éprouverait des difficultés qui le rebuteraient.
Ici, vous parlez pendant dix minutes sans aucune interruption, et vous finissez par un : – Eh bien ? armé d’une accentuation qui figure un point interrogant extrêmement crochu.
– Eh bien ! dit-elle, il n’est pas encore temps de mettre Charles au collége.
Il n’y a rien de gagné.
– Mais, ma chère, cependant, monsieur Deschars a mis son petit Jules au collége à six ans. Viens voir des [p. 69] colléges, tu y trouveras énormément d’enfants de six ans.
Vous parlez encore dix minutes sans aucune interruption, et quand vous jetez un autre : – Eh bien ?
– Le petit Deschars est revenu avec des engelures, répond-elle.
– Mais Charles a des engelures ici.
– Jamais, dit-elle d’un air superbe.
La question se trouve, après un quart d’heure, arrêtée par une discussion accessoire sur : « Charles a-t-il eu ou n’a-t-il pas eu des engelures ? »
Vous vous renvoyez des allégations contradictoires, vous ne vous croyez plus l’un l’autre, il faut en appeler à des tiers.
Tout ménage a sa cour de cassation qui ne s’occupe jamais du fond et qui ne juge que la forme.
[p. 70] La bonne est mandée, elle vient, elle est pour votre femme.
Il est acquis à la discussion que Charles n’a jamais eu d’engelures.
Caroline vous regarde, elle triomphe et vous dit ces ébouriffantes paroles : – Tu vois bien qu’il est impossible de mettre Charles au collége.
Vous sortez suffoqué de colère. Il n’y a aucun moyen de prouver à cette femme qu’il n’existe pas la moindre corrélation entre la proposition de mettre son enfant au collége, et la chance d’avoir ou de ne pas avoir des engelures.
Le soir, devant vingt personnes, après le dîner, vous entendez cette atroce créature finissant avec une femme sa longue conversation par ces mots : – Il voulait mettre Charles au collége, mais il a bien vu qu’il fallait encore attendre.
[p. 71] Quelques maris, dans ces sortes de circonstances, éclatent devant tout le monde, ils se font minotauriser six semaines après ; mais ils y gagnent ceci, que Charles est mis au collége le jour où il lui échappe une indiscrétion. D’autres cassent des porcelaines en se livrant à une rage intérieure. Les gens habiles ne disent rien et attendent.
La logique de la femme se déploie ainsi dans les moindres faits, à propos d’une promenade et d’un meuble à placer, d’un déménagement.
Cette logique, d’une simplicité remarquable, consiste à ne jamais exprimer qu’une seule idée, celle qui formule leur volonté. Comme toutes les choses de la nature femelle, ce système peut se résoudre par ces deux termes algébriques : Oui – Non.
Il y a aussi quelques hochements de tête qui remplacent tout.
Le jésuite le plus jésuite des jésuites est encore mille fois moins jésuite que la femme la moins jésuite, jugez combien les femmes sont jésuites ! Elles sont si jésuites, que le plus fin des jésuites lui-même ne devinerait pas à quel point une femme est jésuite, car il y a mille manières d’être jésuite, et la femme est si habile jésuite, qu’elle a le talent d’être jésuite sans avoir l’air jésuite. On prouve à un jésuite, rarement, mais on lui prouve quelquefois qu’il est jésuite ; essayez donc de démontrer à une femme qu’elle agit ou parle en jésuite ? elle se ferait hacher avant d’avouer qu’elle est jésuite.
[p. 74] Elle, jésuite ! elle, la loyauté, la délicatesse même ! Elle, jésuite ! Mais qu’entend-on par : Être jésuite ? Connaît-elle ce que c’est que d’être jésuite ? Qu’est-ce que les jésuites ? Elle n’a jamais vu ni entendu de jésuites. « C’est vous qui êtes un jésuite !… » et elle vous le démontre en expliquant jésuitiquement que vous êtes un subtil jésuite.
Voici un des mille exemples du jésuitisme de la femme, et cet exemple constitue la plus horrible des petites misères de la vie conjugale, elle en est peut-être la plus grande.
Poussé par les désirs mille fois exprimés, mille fois répétés de Caroline, qui se plaignait d’aller à pied ;
Ou de ne pas pouvoir remplacer assez souvent son chapeau, son ombrelle, sa robe, quoi que ce soit de sa toilette ;
De ne pas pouvoir mettre son enfant en matelot, en lancier, en artilleur de la garde nationale, – en Écossais, les jambes nues, avec une toque à plumes, – en [p. 75] jaquette, – en redingote, – en sarrau de velours, – en bottes, – en pantalon ;
De ne pas pouvoir lui acheter assez de joujoux, des souris qui trottent toutes seules, – de petits ménages complets, etc. ;
Ou rendre à madame Deschars ni à madame de Fischtaminel leurs politesses : – un bal, – une soirée, – un dîner ;
Ou prendre une loge au spectacle, afin de ne plus se placer ignoblement aux galeries entre des hommes trop galants, ou grossiers à demi ; [p. ill.]
D’avoir à chercher un fiacre à la sortie du spectacle :
– Tu crois faire une économie, tu te trompes, vous dit-elle ; les hommes sont tous les mêmes ! Je gâte mes souliers, je gâte mon chapeau, mon schall se mouille, tout se fripe, mes bas de soie sont éclaboussés. Tu économises vingt francs de voiture, – non pas même vingt francs, car tu prends pour quatre francs de fiacre, – seize francs donc ! et tu perds pour cinquante francs de toilette, puis tu souffres dans ton amour-propre en voyant sur ma tête un chapeau fané ; tu ne t’expliques pas [p. 76] pourquoi : c’est tes damnés fiacres. Je ne te parle pas de l’ennui d’être prise et foulée entre des hommes, il paraît que cela t’est indifférent ! »
De ne pouvoir acheter un piano au lieu d’en louer un.
Ou suivre les modes. (Il y a des femmes qui ont toutes les nouveautés, mais à quel prix ?… Elle aimerait mieux se jeter par la croisée que de les imiter, car elle vous aime, elle pleurniche. Elle ne comprend pas ces femmes-là !)
De ne pouvoir s’aller promener aux Champs-Élysées, dans sa voiture, mollement couchée, comme madame de Fischtaminel. (En voilà une qui entend la vie ! et qui a un bon mari, et bien appris, et bien discipliné, et heureux ! sa femme passerait dans le feu pour lui !…)
Enfin, battu dans mille scènes conjugales, battu par les raisonnements les plus logiques, (feu Tripier, feu Merlin ne sont que des enfants, la misère précédente vous l’a maintes fois prouvé !) battu par les caresses les plus chattes, battu par des larmes, battu par vos propres paroles ; car, dans ces circonstances, une femme est tapie entre les feuilles de sa maison comme un jaguar ; elle n’a pas l’air de vous écouter, de faire attention à vous ; mais s’il vous échappe un mot, un geste, un désir, une parole, elle s’en arme, elle l’affile, elle vous l’oppose cent et cent fois… battu par des singeries gracieuses : « Si tu fais cela, je ferai ceci. » Elles deviennent alors plus marchandes que les Juifs, les Grecs (de ceux qui vendent des parfums et des petites filles), les Arabes (de ceux qui vendent des petits garçons et des chevaux), plus marchandes que les Suisses, les Génevois, [p. 77] les banquiers, et, ce qui est pis que tout cela, que les Génois !
Enfin, battu comme on est battu, vous vous déterminez à risquer, dans une entreprise, une certaine portion de votre capital.
Un soir, entre chien et loup, côte à côte, ou un matin au réveil, pendant que Caroline est là, à moitié éveillée, rose dans ses linges blancs, le visage riant dans ses dentelles, vous lui dites : – Tu veux ceci ! Tu veux cela ! Tu m’as dit ceci ! Tu m’as dit cela !…
Enfin, vous énumérez, en un instant, les innombrables fantaisies par lesquelles elle vous a maintes et maintes fois crevé le cœur, car il n’y a rien de plus affreux que de ne pouvoir satisfaire le désir d’une femme aimée ! et vous terminez en disant :
– Eh bien ! ma chère amie, il se présente une occasion de quintupler cent mille francs, et je suis décidé à faire cette affaire.
Elle se réveille, elle se dresse sur ce qu’on est convenu d’appelerson séant, elle vous embrasse, oh ! là… bien !
– Tu es gentil, est son premier mot.
Ne parlons pas du dernier : c’est une énorme et indicible onomatopée assez confuse.
– Maintenant, dit-elle, explique-moi ton affaire !
Et vous tâchez d’expliquer l’affaire.
D’abord, les femmes ne comprennent aucune affaire, elles ne veulent pas paraître les comprendre ; elles les comprennent, où, quand, comment ? elles doivent les comprendre, à leur temps, – dans la saison, – à leur [p. 78] fantaisie. Votre chère créature, Caroline ravie, dit que vous avez eu tort de prendre au sérieux ses désirs, ses gémissements, ses envies de toilette. Elle a peur de cette affaire, elle s’effarouche des gérants, des actions, et surtout du fonds de roulement, le dividende n’est pas clair…
Les femmes ont toujours peur de ce qui se partage.
Enfin Caroline craint des piéges ; mais elle est enchantée de savoir qu’elle peut avoir sa voiture, sa loge, les habits variés de son enfant, etc. Tout en vous détournant de l’affaire, elle est visiblement heureuse de vous voir y mettant vos capitaux.
Oh ! ma chère, je suis la plus heureuse femme de la terre ; Adolphe vient de se lancer dans une magnifique affaire. – Je vais avoir un équipage, – oh ! bien plus beau que celui de madame de Fischtaminel : le sien est passé de mode ; le mien aura des rideaux à franges… – Mes chevaux seront gris de souris, les siens sont des alezans, communs comme des pièces de six liards.
– Madame, cette affaire est donc ?…
[p. 80] – Oh ! superbe, les actions doivent monter ; il me l’a expliquée avant de s’y jeter : car – Adolphe ! – Adolphe ne fait rien sans prendre conseil de moi…
– Vous êtes bien heureuse.
– Le mariage n’est pas tolérable sans une confiance absolue, et Adolphe me dit tout.
Vous êtes, vous ou toi, Adolphe, le meilleur mari de Paris, un homme adorable, un génie, un cœur, un ange. Aussi êtes-vous choyé à en être incommodé. Vous bénissez le mariage. Caroline vante les hommes, – ces rois de la création ! – les femmes sont faites pour eux, – l’homme est généreux, – le mariage est la plus belle institution.
Durant trois mois, six mois, Caroline exécute les concertos, les solos les plus brillants sur cette phrase adorable : – Je serai riche ! – j’aurai mille francs par mois pour ma toilette. – Je vais avoir un équipage !…
Il n’est plus question de l’enfant que pour savoir dans quel collége on le mettra.
– Eh bien ! mon cher ami, où donc en est cette affaire ?
Que devient ton affaire ?
Et cette affaire qui doit me donner une voiture, etc. ?…
Il est bien temps que ton affaire finisse !…
Quand se terminera l’affaire ?
Elle est bien longtemps à se faire, cette affaire-là.
Quand l’affaire sera-t-elle finie ?
Les actions montent-elles ?
Il n’y a que toi pour trouver des affaires qui ne se terminent pas.
Un jour elle vous demande : – Y a-t-il une affaire ?
Si vous venez à parler de l’affaire, au bout de huit à dix mois, elle répond :
[p. 82] – Ah ! cette affaire !… Mais il y a donc vraiment une affaire ?
Cette femme, que vous avez crue sotte, commence à montrer incroyablement d’esprit quand il s’agit de se moquer de vous.
Pendant cette période, Caroline garde un silence compromettant quand on parle de vous.
Ou elle dit du mal des hommes en général : – Les hommes ne sont pas ce qu’ils paraissent être : on ne les connaît qu’à l’user. – Le mariage a du bon et du mauvais. – Les hommes ne savent rien finir.
Cette magnifique entreprise qui devait donner cinq capitaux pour un, à laquelle ont participé les gens les plus défiants, les gens les plus instruits, des pairs et des députés, des banquiers, – tous chevaliers [p. 84] de la Légion-d’Honneur, – cette affaire est en liquidation ! Les plus hardis espèrent dix pour cent de leurs capitaux. Vous êtes triste.
Caroline vous a souvent dit : – Adolphe, qu’as-tu ? – Adolphe, tu as quelque chose.
Enfin, vous apprenez à Caroline le fatal résultat ; elle commence par vous consoler.
– Cent mille francs de perdus ! Il faudra maintenant la plus stricte économie, dites-vous imprudemment.
Le jésuitisme de la femme éclate alors sur ce mot économie. Le mot économie met le feu aux poudres.
– Ah ! voilà ce que c’est que de faire des affaires ! – Pourquoi donc,toi, si prudent, es-tu donc allé compromettre cent mille francs ? – J’étais contre l’affaire, souviens-t’en !Maistu ne m’asPAS ÉCOUTÉE !…
Sur ce thème, la discussion s’envenime.
– Vous n’êtes bon à rien, – vous êtes incapable, – les femmes seules voient juste. – Vous avez risqué le [p. 85] pain de vos enfants, – elle vous en a dissuadé. – Vous ne pouvez pas dire que ce soit pour elle. Elle n’a, Dieu merci, aucun reproche à se faire.
Cent fois par mois elle fait allusion à votre désastre : – Si monsieur n’avait pas jeté ses fonds dans une telle entreprise, je pourrais avoir ceci, – cela.
– Quand tu voudras faire une affaire, une autre fois, tu m’écouteras !
Adolphe est atteint et convaincu d’avoir perdu cent mille francs à l’étourdie, sans but, comme un sot, sans avoir consulté sa femme.
Caroline dissuade ses amies de se marier. Elle se plaint de l’incapacité des hommes qui dissipent la fortune de leurs femmes. Caroline est vindicative ! elle est sotte, elle est atroce !
Plaignez Adolphe ! Plaignez-vous, ô maris ! Ô garçons, réjouissez-vous !
Marié depuis quelques années, votre amour est devenu si placide, que Caroline essaie quelquefois le soir de vous réveiller par de petits mots piquants. Vous avez ce je ne sais quoi de calme et de tranquille qui impatiente toutes les femmes légitimes. Les femmes y trouvent une sorte d’insolence ; elles prennent la nonchalance du bonheur pour la fatuité de la certitude, car elles ne pensent jamais au dédain de [p. 88] leurs inestimables valeurs : leur vertu est alors furieuse d’être prise au mot.
Dans cette situation, qui est le fond de la langue de tout mariage, et sur laquelle homme et femme doivent compter, aucun mari n’ose dire que le pâté d’anguille l’ennuie ; mais son appétit a certainement besoin des condiments de la toilette, des pensées de l’absence, des irritations d’une rivalité supposée.
Enfin, vous vous promenez alors très-bien avec votre femme sous le bras, sans serrer le sien contre vos flancs avec la craintive et soigneuse cohésion de l’avare tenant son trésor. Vous regardez, à droite et à gauche, les curiosités sur les Boulevards, en gardant votre femme d’un bras lâche et distrait, comme si vous étiez le remorqueur d’un gros bateau normand. Allons, soyez francs, mes amis ! si, derrière votre femme, un admirateur la pressait par mégarde ou avec intention, vous n’avez aucune envie [p. 89] de vérifier les motifs du passant ; d’ailleurs, nulle femme ne s’amuse à faire naître une querelle pour si peu de chose. Ce peu de chose, avouez-nous encore ceci, n’est-il pas excessivement flatteur pour l’un comme pour l’autre ?
Vous en êtes là, mais vous n’êtes pas allé plus loin. Cependant vous enterrez, au fond de votre cœur et de votre conscience, une horrible pensée : Caroline n’a pas répondu à votre attente.
Caroline a des défauts qui, par la haute mer de la lune de miel, restaient sous l’eau, et que la marée basse de la lune rousse a découverts. Vous vous êtes heurté souvent à ces écueils, vos espérances y ont échoué plusieurs fois, plusieurs fois vos désirs de jeune homme à marier (où est ce temps !) y ont vu se briser leurs embarcations pleines de richesses fantastiques : la fleur des marchandises a péri, le lest du mariage est resté. Enfin, pour se servir d’une locution de la langue parlée, en vous entretenant de votre mariage avec vous-même, vous vous dites, en regardant Caroline :Ce n’est pas ce que je croyais! [p. ill.]
Un soir, au bal, dans le monde, chez un ami, n’importe où, vous rencontrez une sublime jeune fille, belle, spirituelle et bonne ; une âme, oh ! une âme céleste ! une beauté merveilleuse ! Voilà bien cette coupe inaltérable de figure ovale, ces traits qui doivent résister long-temps à l’action de la vie, ce front gracieux et rêveur. L’inconnue est riche, elle est instruite, elle appartient à une grande famille ; partout elle sera bien ce qu’elle doit être, elle saura briller ou s’éclipser ; elle offre enfin, dans toute sa [p. 90] gloire et dans toute sa puissance, l’être rêvé, votre femme, celle que vous vous sentez le pouvoir d’aimer toujours : elle flattera toujours vos vanités, elle entendrait et servirait admirablement vos intérêts. Enfin, elle est tendre et gaie, cette jeune fille qui réveille toutes vos passions nobles ! qui allume des désirs éteints !
Vous regardez Caroline avec un sombre désespoir, et voici les fantômes de pensées qui frappent, de leurs ailes de chauve-souris, de leur bec de vautour, de leurs corps de phalène, les parois du palais où, comme une lampe d’or, brille votre cervelle, allumée par le Désir.
Ah ! pourquoi me suis-je marié ? ah ! quelle fatale idée ! je me suis laissé prendre à quelques écus ! Comment ? c’est fini, je ne puis avoir qu’une femme. Ah ! les Turcs ont bien de l’esprit ! On voit que l’auteur du Coran a vécu dans le désert !
Ma femme est malade, elle tousse quelquefois le matin. Mon Dieu, s’il est dans les décrets de votre sagesse de retirer Caroline du monde, faites-le promptement pour son bonheur et pour le mien. Cet ange a fait son temps.
Mais je suis un monstre ! Caroline est la mère de mes enfants ! [p. ill.]
[p. 91] Votre femme revient avec vous en voiture, et vous la trouvez horrible ; elle vous parle, vous lui répondez par monosyllabes. Elle vous dit : « Qu’as-tu donc ? » Vous lui répondez : « Rien. »
Elle tousse, vous l’engagez à voir, dès demain, le docteur. La médecine a ses hasards.
On m’a dit qu’un médecin, maigrement payé par des héritiers, s’écria très-imprudemment : « Ils me rognent mille écus, et me doivent quarante mille livres de rentes ! » Oh ! je ne regarderais pas aux honoraires, moi !
– Caroline, lui dites-vous à haute voix, il faut prendre garde à toi ; croise ton châle, soigne-toi, mon ange aimé.
Votre femme est enchantée de vous, vous paraissez vous intéresser énormément à elle.
Pendant le déshabiller de votre femme, vous restez étendu sur la causeuse.
Quand tombe la robe, vous contemplez la divine apparition qui vous ouvre la porte d’ivoire des châteaux en Espagne. Extase ravissante ! vous voyez la sublime jeune [p. 92] fille !… Elle est blanche comme la voile du galion qui entre à Cadix chargé de trésors, elle en a les merveilleux bossoirs qui fascinent le négociant avide.
Votre femme, heureuse d’être admirée, s’explique alors votre air taciturne. Cette jeune fille sublime ! vous la voyez les yeux fermés ; elle domine votre pensée, et vous dites alors :
Divine ! adorable ! Existe-t-il deux femmes pareilles ?
Rose des nuits !
Tour d’ivoire !
Vierge céleste !
Étoile du soir et du matin !
Chacun a ses petites litanies, vous en avez dit quatre.
Le lendemain, votre femme est ravissante, elle ne tousse plus, elle n’a pas besoin de docteur ; si elle crève, elle crèvera de santé ; vous l’avez maudite quatre fois au nom de la jeune fille, et quatre fois elle vous a béni.
Caroline ne sait pas qu’il frétillait, au fond de votre cœur, un petit poisson rouge de la nature des crocodiles, enfermé dans l’amour conjugal comme l’autre dans un bocal, mais sans coquillages.
Quelques jours auparavant, votre femme avait parlé de vous, en termes assez équivoques, à madame de Fischtaminel ; votre belle amie vient la voir, et Caroline vous compromet alors par des regards mouillés et long-temps arrêtés ; elle vous vante, elle se trouve heureuse.
[p. 93] Vous sortez furieux, vous enragez, et vous êtes heureux de rencontrer un ami sur le boulevard, pour y exhaler votre bile.
– Mon ami, ne te marie jamais ! Il vaut mieux voir tes héritiers emportant tes meubles pendant que tu râles, il vaut mieux rester deux heures sans boire, à l’agonie, assassiné de paroles testamentaires par une garde-malade comme celle que Henri Monnier met si cruellement en scène dans sa terrible peinture des derniers moments d’un célibataire ! Ne te marie sous aucun prétexte !
Heureusement vous ne revoyez plus la sublime jeune fille ! Vous êtes sauvé de l’enfer où vous conduisaient de criminelles pensées, vous retombez dans le purgatoire de votre bonheur conjugal ; mais vous commencez à faire attention à madame de Fischtaminel, que vous avez adorée sans pouvoir arriver jusqu’à elle quand vous étiez garçon.
Arrivé à cette hauteur dans la latitude ou la longitude de l’océan conjugal, il se déclare un petit mal chronique, intermittent, assez semblable à des rages de dents… Vous m’arrêtez, je le vois, pour me dire : – « Comment relève-t-on la hauteur dans cette mer ? Quand un mari peut-il [p. 96] se savoir à ce point nautique ; et peut-on en éviter les écueils ? »
On se trouve là, comprenez-vous ? aussi bien après dix mois de mariage qu’après dix ans : c’est selon la marche du vaisseau, selon sa voilure, selon la mousson, la force des courants, et surtout selon la composition de l’équipage. Eh ! bien, il y a cet avantage que les marins n’ont qu’une manière de prendre le point, tandis que les maris en ont mille de trouver le leur.
Caroline, votre ex-biche, votre ex-trésor, devenue tout bonnement votre femme, s’appuie beaucoup trop sur votre bras en se promenant sur le Boulevard, ou trouve beaucoup plus distingué de ne plus vous donner le bras ;
Ou elle voit des hommes plus ou moins jeunes, plus ou moins bien mis, quand autrefois elle ne voyait personne, même quand le Boulevard était noir de chapeaux et battu par plus de bottes que de bottines ;
Ou, quand vous rentrez, elle dit : « – Ce n’est rien, c’est Monsieur ! » au lieu de : « – Ah ! c’est Adolphe ! » qu’elle disait avec un geste, un regard, un accent qui faisaient penser à ceux qui l’admiraient : Enfin, en voilà une heureuse ! (Cette exclamation d’une femme implique deux temps : celui pendant lequel elle est sincère, celui pendant lequel elle est hypocrite avec : « – Ah ! c’est Adolphe. » Quand elle s’écrie : « – Ce n’est rien, c’est Monsieur ! » elle ne daigne plus jouer la comédie.)
[p. 97] Ou, si vous revenez un peu tard (onze heures, minuit), elle… ronfle !! odieux indice !
Ou, elle met ses bas devant vous… (Dans le mariage anglais, ceci n’arrive qu’une seule fois dans la vie conjugale d’une lady ; le lendemain, elle part pour le continent avec uncaptainquelconque, et ne pense plus à mettre ses bas.)
Ou… mais restons-en là.
Ceci s’adresse à des marins ou maris familiarisés avecla connaissance des temps.
Eh bien ! sous cette ligne voisine d’un signe tropical sur le nom duquel le bon goût interdit de faire une plaisanterie vulgaire et indigne de ce spirituel ouvrage, il se déclare une horrible petite misère ingénieusement appelée le Taon Conjugal, de tous les cousins, moustiques, taracanes, puces et scorpions, le plus impatientant, en ce qu’aucune moustiquière n’a pu être inventée pour s’en préserver.
[p. 100] Le Taon ne pique pas sur-le-champ : il commence à tintinnuler à vos oreilles, etvous ne savez pas encore ce que c’est.
Ainsi, à propos de rien, de l’air le plus naturel du monde, Caroline dit : – Madame Deschars avait une bien belle robe, hier…
– Elle a du goût, répond Adolphe sans en penser un mot.
– C’est son mari qui la lui a donnée, réplique Caroline en haussant les épaules.
– Ah !
– Oui, une robe de quatre cents francs ! Elle a tout ce qui se fait de plus beau en velours…
– Quatre cents francs ! s’écrie Adolphe en prenant la pose de l’apôtre Thomas.
– Mais il y a deux lés de rechange et un corsage…
– Il fait bien les choses, monsieur Deschars ! reprend Adolphe en se réfugiant dans la plaisanterie.
– Tous les hommes n’ont pas de ces attentions-là, dit Caroline sèchement.
– Quelles attentions ?…
– Mais, Adolphe… penser aux lés de rechange et à un corsage pour faire encore servir la robe quand elle ne sera plus de mise, décolletée…
Adolphe se dit en lui-même : – Caroline veut une robe.
Le pauvre homme !… !… !
Quelque temps après, monsieur Deschars a renouvelé la chambre de sa femme.
[p. 101] Puis monsieur Deschars a fait remonter à la nouvelle mode les diamants de sa femme.
Monsieur Deschars ne sort jamais sans sa femme, ou ne laisse sa femme aller nulle part sans lui donner le bras.
Si vous apportez quoi que ce soit à Caroline, ce n’est jamais aussi bien que ce qu’a fait monsieur Deschars.
Si vous vous permettez le moindre geste, la moindre parole un peu trop vifs ; si vous parlez un peu haut, vous entendez cette phrase sibilante et vipérine :
– Ce n’est pas monsieur Deschars qui se conduirait ainsi ! Prends donc monsieur Deschars pour modèle.
Enfin, l’imbécile monsieur Deschars apparaît dans votre ménage à tout moment et à propos de tout.
Ce mot : « – Vois donc un peu si monsieur Deschars se permet jamais… » est une épée de Damoclès, ou ce [p. 102] qui est pis, une épingle ; et votre amour-propre est la pelote où votre femme la fourre continuellement, la retire et la refourre, sous une foule de prétextes inattendus et variés, en se servant d’ailleurs des termes d’amitié les plus câlins ou avec des façons assez gentilles.
Adolphe, taonné jusqu’à se voir tatoué de piqûres, finit par faire ce qui se fait en bonne police, en gouvernement, en stratégie. (Voyezl’ouvrage de Vauban sur l’attaque et la défense des places fortes.) Il avise madame de Fischtaminel, femme encore jeune, élégante, un peu coquette, et il la pose (le scélérat se proposait ceci depuis long-temps) comme un moxa sur l’épiderme excessivement chatouilleux de Caroline.
Ô vous qui vous écriez souvent : « – Je ne sais pas ce qu’a ma femme !… » vous baiserez cette page de philosophie transcendante, car vous allez y trouverla clef du caractère de toutes les femmes!… Mais les connaître aussi bien que je les connais, ce ne sera pas les connaître beaucoup : elles ne se connaissent pas elles-mêmes ! Enfin, Dieu, vous le savez, s’est trompé sur le compte de la seule qu’il ait eue à gouverner et qu’il avait pris le soin de faire.
Caroline veut bien piquer Adolphe à toute heure, mais cette faculté de lâcher de temps en temps une guêpe au conjoint (terme judiciaire) est un droit exclusivement réservé à l’épouse. Adolphe devient un monstre s’il détache sur sa femme une seule mouche. De Caroline, c’est de charmantes plaisanteries, un badinage pour égayer la vie à deux, et dicté surtout par les intentions les plus pures ; tandis que, d’Adolphe, c’est une cruauté de Caraïbe, une [p. 103] méconnaissance du cœur de sa femme et un plan arrêté de lui causer du chagrin. Ceci n’est rien.
– Vous aimez donc bien madame de Fischtaminel ? demande Caroline. Qu’a-t-elle donc dans l’esprit ou dans les manières de si séduisant, cette araignée-là ?
– Mais, Caroline…
– Oh ! ne prenez pas la peine de nier ce goût bizarre, dit-elle en arrêtant une négation sur les lèvres d’Adolphe, il y a long-temps que je m’aperçois que vous me préférez cet échalas (madame de Fischtaminel est maigre). Eh ! bien, allez… vous aurez bientôt reconnu la différence.
Comprenez-vous ? Vous ne pouvez pas soupçonner Caroline d’avoir le moindre goût pour monsieur Deschars (un gros homme commun, rougeaud, un ancien notaire), tandis que vous aimez madame de Fischtaminel ! Et alors Caroline, cette Caroline dont l’innocence vous a tant fait [p. 104] souffrir, Caroline qui s’est familiarisée avec le monde, Caroline devient spirituelle : vous avez deux Taons au lieu d’un.
Le lendemain elle vous demande, en prenant un petit air bon-enfant : – Où en êtes-vous avec madame de Fischtaminel ?…
Quand vous sortez, elle vous dit : – Va, mon ami, va prendre les eaux !
Car, dans leur colère contre une rivale, toutes les femmes, même les duchesses, emploient l’invective, et s’avancent jusque dans les tropes de la Halle ; elles font alors arme de tout.
Vouloir convaincre Caroline d’erreur et lui prouver que madame de Fischtaminel vous est indifférente, vous coûterait trop cher. C’est une sottise qu’un homme d’esprit ne commet pas dans son ménage : il y perd son pouvoir et il s’y ébrèche.
[p. ill.]Oh ! Adolphe, tu es arrivé malheureusement à cette saison si ingénieusement nomméel’été de la saint Martin du mariage. Hélas ! il faut, chose délicieuse ! reconquérir ta femme, ta Caroline, la reprendre par la taille, et devenir le meilleur des maris en tâchant de deviner ce qui lui plaît, afin de faire à son plaisir au lieu de faire à ta volonté ! Toute la question est là désormais.
Admettons ceci, qui, selon nous, est une vérité remise à neuf :
La plupart des hommes ont toujours un peu de l’esprit qu’exige une situation difficile, quand ils n’ont pas tout l’esprit de cette situation.
[p. 106] Quant aux maris qui sont au-dessous de leur position, il est impossible de s’en occuper : il n’y a pas de lutte, ils entrent dans la classe nombreuse desRésignés.
Adolphe se dit donc : – Les femmes sont des enfants : présentez-leur un morceau de sucre, vous leur faites danser très-bien toutes les contredanses que dansent les enfants gourmands ; mais il faut toujours avoir une dragée, la leur tenir haut, et… que le goût des dragées ne leur passe point. Les Parisiennes (Caroline est de Paris) sont excessivement vaines, elles sont gourmandes !… On ne gouverne les hommes, on ne se fait des amis, qu’en les prenant tous par leurs vices, en flattant leurs passions : ma femme est à moi !
Quelques jours après, pendant lesquels Adolphe a redoublé d’attention pour sa femme, il lui tient ce langage :
[p. 107] – Tiens, Caroline, amusons-nous ! il faut bien que tu mettes ta nouvelle robe (la pareille à celle de madame Deschars), et… ma foi, nous irons voir quelque bêtise aux Variétés.
Ces sortes de propositions rendent toujours les femmes légitimes de la plus belle humeur. Et d’aller ! Adolphe a commandé pour deux, chez Borrel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin.
– Puisque nous allons aux Variétés, dînons au cabaret ! s’écrie Adolphe sur les Boulevards en ayant l’air de se livrer à une improvisation généreuse.
Caroline, heureuse de cette apparence de bonne fortune, s’engage alors dans un petit salon où elle trouve la nappe mise et le petit service coquet offert par Borrel aux gens assez riches pour payer le local destiné aux grands de la terre qui se font petits pour un moment.
Les femmes, dans un dîner prié, mangent peu : leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l’aile d’un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût, en cuisine. Donc, grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d’un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits [p. 108] comme il n’en vient qu’à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qu’on leur dit à l’oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l’addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.) autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l’on va souvent à l’Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd’hui deux millions de capital. Mais touthonneur conjugalvaut cela.
Caroline dit à ses amies des choses qu’elle croit excessivement flatteuses, mais qui font faire la moue à un mari spirituel.
– Depuis quelque temps, Adolphe est charmant. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter tant de gracieusetés, [p. 109] mais il me comble. Il ajoute du prix à tout par ces délicatesses qui nousimpressionnenttant, nous autres femmes… Après m’avoir menée lundi au Rocher de Cancale, il m’a soutenu que Véry faisait aussi bien la cuisine que Borrel, et il a recommencé la partie dont je vous ai parlé, mais en m’offrant au dessert un coupon de loge à l’Opéra. L’on donnaitGuillaume Tell, qui, vous le savez, est ma passion.
– Vous êtes bien heureuse, répond madame Deschars sèchement, et avec une évidente jalousie.
– Mais une femme qui remplit bien ses devoirs mérite, il me semble, ce bonheur…
Quand cette phrase atroce se promène sur les lèvres d’une femme mariée, il est clair qu’ellefait son devoir, à la façon des écoliers, pour la récompense qu’elle attend. [p. 110] Au collége, on veut gagner des exemptions ; en mariage, on espère un châle, un bijou. Donc, plus d’amour !
– Moi, ma chère (madame Deschars est piquée), moi, je suis raisonnable. Deschars faisait de ces folies-là2[Note de l’auteur] Mensonge à triple péché mortel (mensonge, orgueil, envie) que se permettent les dévotes, car madame Deschars est une dévote atrabilaire ; elle ne manque pas un office à Saint-Rochdepuis qu’elle a quêté avec la reine. …, j’y ai mis bon ordre. Écoutez donc, ma petite, nous avons deux enfants, et j’avoue que cent ou deux cents francs sont une considération pour moi, mère de famille.
– Eh ! madame, dit madame de Fischtaminel, il vaut mieux que nos maris aillent en partie fine avec nous que…
– Deschars ?… dit brusquement madame Deschars en se levant et saluant.
Le sieur Deschars (homme annulé par sa femme) n’entend pas alors la fin de cette phrase, par laquelle il apprendrait qu’on peut manger son bien avec des femmes excentriques.
Caroline, flattée dans toutes ses vanités, se rue alors dans toutes les douceurs de l’orgueil et de la gourmandise, deux délicieux péchés capitaux. Adolphe regagne du terrain ; mais, hélas ! (cette réflexion vaut un sermon de Petit Carême) le péché, comme toute volupté, contient son aiguillon. De même qu’un Autocrate, le Vice ne tient [p. 111] pas compte de mille délicieuses flatteries devant un seul pli de rose qui l’irrite. Avec lui, l’homme doit allercrescendo!… et toujours.
Le Vice, le Courtisan, le Malheur et l’Amour ne connaissent que leprésent.
Au bout d’un temps difficile à déterminer, Caroline se regarde dans la glace, au dessert, et voit des rubis fleurissant sur ses pommettes et sur les ailes si pures de son nez. Elle est de mauvaise humeur au spectacle, et vous ne savez pas pourquoi, vous, Adolphe, si fièrement posé dans votre cravate ! vous qui tendez votre torse en homme satisfait.
Quelques jours après, la couturière arrive, elle essaie une robe, elle rassemble ses forces, elle ne parvient pas à l’agrafer… On appelle la femme de chambre. Après un tirage de la force de deux chevaux, un vrai treizième travail d’Hercule, il se déclare un hiatus de deux pouces. L’inexorable couturière ne peut cacher à Caroline que sa taille a changé. Caroline, l’aérienne Caroline, menace d’être pareille à madame Deschars. En terme vulgaire, elle épaissit.
On laisse Caroline atterrée.
[p. 112] – Comment avoir, comme cette grosse madame Deschars, des cascades de chair à la Rubens ? Et c’est vrai… se dit-elle, Adolphe est un profond scélérat. Je le vois, il veut faire de moi une mère Gigogne ! et m’ôter mes moyens de séduction !
Caroline veut bien désormais aller aux Italiens, elle y accepte un tiers de loge, mais elle trouvetrès-distinguéde peu manger, et refuse les parties fines de son mari.
– Mon ami, dit-elle, une femme comme il faut ne saurait aller là souvent… On entre une fois, par plaisanterie, dans ces boutiques ; mais s’y montrer habituellement ?… fi donc !
Borrel et Véry, ces illustrations du Fourneau, perdent chaque jour mille francs de recette à ne pas avoir une [p. 113] entrée spéciale pour les voitures. Si une voiture pouvait se glisser sous une porte cochère, et sortir par une autre en jetant une femme au péristyle d’un escalier élégant, combien de clientes leur amèneraient de bons, gros, riches clients !…
La coquetterie tue la gourmandise.
Caroline en a bientôt assez du théâtre, et le diable seul peut savoir la cause de ce dégoût. Excusez Adolphe ! un mari n’est pas le diable.
Un bon tiers des Parisiennes s’ennuie au spectacle, à part quelques escapades, comme aller rire et mordre au fruit d’une indécence, – aller respirer le poivre long [p. 114] d’un gros mélodrame, – s’extasier à des décorations, etc. Beaucoup d’entre elles ont les oreilles rassasiées de musique, et ne vont aux Italiens que pour les chanteurs, ou, si vous voulez, pour remarquer des différences dans l’exécution. Voici ce qui soutient les théâtres : les femmes y sont un spectacle avant et après la pièce. La vanité seule paie du prix exorbitant de quarante francs trois heures d’un plaisir contestable, pris en mauvais air et à grands frais, sans compter les rhumes attrapés en sortant. Mais se montrer, se faire voir, recueillir les regards de cinq cents hommes !… quelle franche lippée ! dirait Rabelais.
Pour cette précieuse récolte, engrangée par l’amour-propre, il faut être remarquée. Or, une femme et son mari sont peu regardés. Caroline a le chagrin de voir la salle toujours préoccupée des femmes qui ne sont pas avec leurs maris, des femmes excentriques. Or, le faible loyer qu’elle touche de ses efforts, de ses toilettes et de ses poses, ne compensant guère à ses yeux la fatigue, la dépense et l’ennui, bientôt il en est du spectacle comme de la bonne chère : la bonne cuisine la faisait engraisser, le théâtre la fait jaunir.
Ici Adolphe (ou tout homme à la place d’Adolphe) ressemble à ce paysan du Languedoc qui souffrait horriblement d’unagacin(en français, cor ; mais le mot de la langue d’Oc n’est-il pas plus joli ?). Ce paysan enfonçait son pied de deux pouces dans les cailloux les plus aigus du chemin, en disant à son agacin : –Troun de Diou ! de bagasse! si tu mé fais souffrir, jé té lé rends bien !
– En vérité, dit Adolphe profondément désappointé le [p. 115] jour où il reçoit de sa femme un refus non motivé, je voudrais bien savoir ce qui peut vous plaire…
Caroline regarde son mari du haut de sa grandeur, et lui dit, après un temps digne d’une actrice : – Je ne suis ni une oie de Strasbourg, ni une girafe.
– On peut, en effet, mieux employer quatre mille francs par mois, répond Adolphe.
– Que veux-tu dire ?
– Avec le quart de cette somme, offert à d’estimables forçats, à de jeunes libérés, à d’honnêtes criminels, on devient un personnage, un Petit-Manteau-Bleu ! reprit Adolphe, et une jeune femme est alors fière de son mari.
Cette phrase est le cercueil de l’amour ! aussi Caroline la prend-elle en très-mauvaise part. Il s’ensuit une explication. Ceci rentre dans les mille facéties du chapitre suivant, dont le titre doit faire sourire les amants aussi bien que les époux. S’il y a des rayons jaunes, pourquoi n’y aurait-il pas des jours de cette couleur excessivement conjugale ?
Arrivé dans ces eaux, vous jouissez alors de ces petites scènes qui, dans le grand opéra du mariage, représentent les intermèdes, et dont voici le type.
Vous êtes un soir seuls, après dîner, et vous vous êtes déjà tant de fois trouvés seuls que vous éprouvez le [p. 118] besoin de vous dire de petits mots piquants, comme ceci, donné pour exemple.
– Prends garde à toi, Caroline, dit Adolphe qui a sur le cœur tant d’efforts inutiles, il me semble que ton nez a l’impertinence de rougir à domicile tout aussi bien qu’au restaurant.
– Tu n’es pas dans tes jours d’amabilité !…
Aucun homme n’a pu découvrir le moyen de donner un conseil d’ami à aucune femme, pas même à la sienne.
– Que veux-tu, ma chère ! peut-être es-tu trop serrée dans ton corset, et l’on se donne ainsi des maladies…
[p. 119] Aussitôt qu’un homme a dit cette phrase n’importe à quelle femme, cette femme (elle sait que les buscs sont souples) saisit son busc par le bout qui regarde en contre-bas, et le soulève en disant, comme Caroline :
– Vois, on peut y mettre la main ! jamais je ne me serre.
– Ce sera donc l’estomac…
– Qu’est-ce que l’estomac a de commun avec le nez ?
– L’estomac est un centre qui communique avec tous nos organes.
– Le nez est donc un organe ?
– Oui.
– Ton organe te sert bien mal en ce moment… (Elle lève les yeux et hausse les épaules.) Voyons ! que t’ai-je fait, Adolphe ?
– Mais rien, je plaisante, et j’ai le malheur de ne pas te plaire, répond Adolphe en souriant.
– Mon malheur, à moi, c’est d’être ta femme. Oh ! que ne suis-je celle d’un autre !
– Nous sommes d’accord !
– Si, me nommant autrement, j’avais la naïveté de dire, comme les coquettes qui veulent savoir où elles en sont avec un homme : « Mon nez est d’un rouge inquiétant ! » en me regardant à la glace avec des minauderies de singe, tu me répondrais : « Oh ! madame, vous vous calomniez ! D’abord, cela ne se voit pas ; puis c’est en harmonie avec la couleur de votre teint… Nous sommes d’ailleurs tous ainsi après dîner ! » et tu partirais de là pour me faire des compliments… Est-ce que je dis, moi, [p. 120] que tu engraisses, que tu prends des couleurs de maçon, et que j’aime les hommes pâles et maigres ?…
On dit à Londres :Ne touchez pas à la hache! En France, il faut dire : Ne touchez pas au nez de la femme…
– Et tout cela pour un peu trop de cinabre naturel ! s’écrie Adolphe. Prends-t’en au bon Dieu, qui se mêle d’étendre de la couleur plus dans un endroit que dans un autre, non à moi… qui t’aime… qui te veux parfaite, et qui te crie : Gare !
– Tu m’aimes trop, alors, car depuis quelque temps tu t’étudies à me dire des choses désagréables, tu cherches à me dénigrer sous prétexte de me perfectionner… J’ai été trouvée parfaite, il y a cinq ans…
[p. 121] – Moi, je te trouve mieux que parfaite, tu es charmante !…
– Avec trop de cinabre ?
Adolphe, qui voit sur la figure de sa femme un air hyperboréen, s’approche, se met sur une chaise à côté d’elle. Caroline, ne pouvant pas décemment s’en aller, donne un coup de côté sur sa robe comme pour opérer une séparation. Ce mouvement là, certaines femmes l’accomplissent avec une impertinence provocante ; mais il a deux significations : c’est, en terme de whist, ouune invite au roi, ou unerenonce. En ce moment, Caroline renonce.
– Qu’as-tu ? dit Adolphe.
– Voulez-vous un verre d’eau et de sucre ? demande Caroline en s’occupant de votre hygiène et prenant (en charge) son rôle de servante.
– Pourquoi ?
– Mais vous n’avez pas la digestion aimable, vous devez souffrir beaucoup. Peut-être faut-il mettre une goutte d’eau-de-vie dans le verre d’eau sucrée ? Le docteur a parlé de cela comme d’un remède excellent…
– Comme tu t’occupes de mon estomac !
– C’est un centre, il communique à tous les organes, il agira sur le cœur, et de là peut-être sur la langue.
Adolphe se lève et se promène sans rien dire, mais il pense à tout l’esprit que sa femme acquiert ; il la voit grandissant chaque jour en force, en acrimonie ; elle [p. 122] devient d’une intelligence dans le taquinage et d’une puissance militaire dans la dispute qui lui rappelle Charles XII et les Russes. Caroline, en ce moment, se livre à une mimique inquiétante : elle a l’air de se trouver mal.
– Souffrez-vous ? dit Adolphe pris par où les femmes nous prennent toujours, par la générosité.
– Ça fait mal au cœur, après le dîner, de voir un homme allant et venant comme un balancier de pendule. Mais vous voilà bien : il faut toujours que vous vous agitiez… Êtes-vous drôles… Les hommes sont plus ou moins fous…
Adolphe s’assied au coin de la cheminée opposé à celui que sa femme occupe, et il y reste pensif : le mariage lui apparaît avec ses steppes meublés d’orties.
[p. 123] – Eh bien ! tu boudes ?… dit Caroline après un demi-quart d’heure donné à l’observation de la figure maritale.
– Non, j’étudie, répond Adolphe.
– Oh ! quel caractère infernal tu as !… dit-elle en haussant les épaules. Est-ce à cause de ce que je t’ai dit sur ton ventre, sur ta taille et sur ta digestion ?… Tu ne vois donc pas que je voulais te rendre la monnaie de ton cinabre ? Tu prouves que les hommes sont aussi coquets que les femmes… (Adolphe reste froid.) Sais-tu que cela me semble très-gentil à vous de prendre nos qualités… (Profond silence.) On plaisante, et tu te fâches… (elle regarde Adolphe), car tu es fâché… Je ne suis pas comme toi, moi : je ne peux pas supporter l’idée de t’avoir fait un peu de peine ! Et c’est pourtant une idée qu’un homme n’aurait jamais eue, que d’attribuer ton impertinence à quelque embarras dans ta digestion. Ce n’est plusmon Dodofe! c’est son ventre qui s’est trouvé assez grand pour parler… Je ne te savais pas ventriloque, voilà tout…
Caroline regarde Adolphe en souriant : Adolphe se tient comme gommé.
– Non, il ne rira pas… Et vous appelez cela, dans votre jargon, avoir du caractère… Oh ! comme nous sommes bien meilleures !
Elle vient s’asseoir sur les genoux d’Adolphe, qui ne peut s’empêcher de sourire. Ce sourire, extrait à l’aide de la machine à vapeur, elle le guettait pour s’en faire une arme.
– Allons, mon bon homme, avoue tes torts ! dit-elle [p. 124] alors. Pourquoi bouder ? Je t’aime, moi, comme tu es ! Je te vois tout aussi mince que quand je t’ai épousé… plus mince même.
– Caroline, quand on en arrive à se tromper sur ces petites choses-là… quand on se fait des concessions et qu’on ne reste pas fâché, tout rouge… sais-tu ce qui en est ?…
– Eh bien ? dit Caroline inquiète de la pose dramatique que prend Adolphe.
– On s’aime moins.
– Oh ! gros monstre, je te comprends : tu restes fâché pour me faire croire que tu m’aimes.
Hélas ! avouons-le ! Adolphe dit la vérité de la seule manière de la dire : en riant.
– Pourquoi m’as-tu fait de la peine ? dit-elle. Ai-je un tort ? ne vaut-il pas mieux me l’expliquer gentiment plutôt que de me dire grossièrement (elle enfle sa voix) : « Votre nez rougit ! » Non, ce n’est pas bien ! Pour te plaire, je vais employer une expression de ta belle Fischtaminel : «Ce n’est pas d’un gentleman! »
Adolphe se met à rire et paye les frais du raccommodement ; mais au lieu d’y découvrir ce qui peut plaire à Caroline et le moyen de se l’attacher, il reconnaît par où Caroline l’attache à elle.
Est-ce un agrément de ne pas savoir ce qui plaît à sa femme, quand on est marié ?… Certaines femmes (cela se rencontre encore en province) sont assez naïves pour dire assez promptement ce qu’elles veulent ou ce qui leur plaît. Mais, à Paris, presque toutes les femmes éprouvent [p. 126] une certaine jouissance à voir un homme aux écoutes de leur cœur, de leurs caprices, de leurs désirs, trois expressions d’une même chose ! et tournant, virant, allant, se démenant, se désespérant, comme un chien qui cherche un maître.
Elles nomment celaêtre aimées, les malheureuses !… Et bon nombre se disent en elles-mêmes, comme Caroline : – Comment s’en tirera-t-il ?
Adolphe en est là. Dans ces circonstances, le digne et excellent Deschars, ce modèle du mari bourgeois, invite le ménage Adolphe et Caroline à inaugurer une charmante maison de campagne. C’est une occasion que les Deschars ont saisie par son feuillage, une folie d’homme de lettres, une délicieuse villa où l’artiste a enfoui cent mille francs, et vendue à la criée onze mille francs. Caroline a quelque jolie toilette à essayer, un chapeau à plumes en saule pleureur : c’est ravissant à monter en tilbury. On laisse le petit Charles à sa grand’mère. On donne congé aux domestiques. On part avec le sourire d’un ciel bleu, lacté de nuages, uniquement pour en rehausser l’effet. On respire le bon air, on le fend par le trot du gros cheval normand sur qui le printemps agit. Enfin l’on arrive à Marnes, au-dessus de Ville-d’Avray, où les Deschars se pavanent dans une villa copiée sur une villa de Florence, et entourée de prairies suisses, sans tous les inconvénients des Alpes.
– Mon Dieu ! quelles délices qu’une semblable maison de campagne ! s’écrie Caroline en se promenant dans les bois admirables qui bordent Marnes et Ville-d’Avray. On [p. 127] est heureux par les yeux comme si l’on y avait un cœur !…
Caroline, ne pouvant prendre qu’Adolphe, prend alors Adolphe, qui redevient son Adolphe. Et de courir comme une biche, et de redevenir la jolie, naïve, petite, adorable pensionnaire qu’elle était !… Ses nattes tombent ! elle ôte son chapeau, le tient par ses brides. La voilàrejeune, blanche et rose. Ses yeux sourient, sa bouche est une grenade douée de sensibilité, d’une sensibilité qui paraît neuve.
– Ça te plairait donc bien, ma chérie, une campagne !… dit Adolphe en tenant Caroline par la taille, et la sentant qui s’appuie comme pour en montrer la flexibilité.
– Oh ! tu serais assez gentil pour m’en acheter une ?… Mais, pas de folies !… Saisis une occasion comme celle des Deschars.
– Te plaire, savoir bien ce qui peut te faire plaisir, voilà l’étude de ton Adolphe.
Ils sont seuls, ils peuvent se dire leurs petits mots d’amitié, défiler le chapelet de leurs mignardises secrètes.
– On veut donc plaire à sa petite fille ?… dit Caroline en mettant sa tête sur l’épaule d’Adolphe, qui la baise au front en pensant : – Dieu merci, je la tiens !
Quand un mari et une femme se tiennent, le diable seul sait celui qui tient l’autre.
[p. 128] Le jeune ménage est charmant, et la grosse madame Deschars se permet une remarque assez décolletée pour elle, si sévère, si prude, si dévote.
– La campagne a la propriété de rendre les maris très-aimables.
Monsieur Deschars indique une occasion à saisir. On veut vendre une maison à Ville-d’Avray, toujours pour rien. Or, la maison de campagne est une maladie particulière à l’habitant de Paris. Cette maladie a sa durée et sa guérison. Adolphe est un mari, ce n’est pas un médecin. Il achète la campagne, et il s’y installe avec Caroline redevenue sa Caroline, sa Carola, sa biche blanche, son gros trésor, sa petite fille, etc.
Voici quels symptômes alarmants se déclarent avec une effrayante rapidité :
[p. 129] On paye une tasse de lait vingt-cinq centimes quand il est baptisé, cinquante centimes quand il estanhydre, disent les chimistes.
La viande est moins chère à Paris qu’à Sèvres, expérience faite des qualités.
Les fruits sont hors de prix. Une belle poire coûte plus prise à la campagne que dans le jardin (anhydre !) qui fleurit à l’étalage de Chevet.
Avant de pouvoir récolter des fruits chez soi, où il n’y a qu’une prairie suisse de deux centiares, environnée de quelques arbres verts qui ont l’air d’être empruntés à une décoration de vaudeville, les autorités les plus rurales consultées déclarent qu’il faudra dépenser beaucoup d’argent, et – attendre cinq années !…
Les légumes s’élancent de chez les maraîchers pour rebondir à la Halle. Madame Deschars, qui jouit d’un jardinier-concierge, avoue que les légumes venus dans son terrain, sous ses bâches, à force de terreau, lui coûtent deux fois plus cher que ceux achetés à Paris chez une fruitière qui a boutique, qui paie patente, et dont l’époux est électeur.
Malgré les efforts et les promesses du jardinier-concierge, les primeurs ont toujours à Paris une avance d’un mois sur celles de la campagne.
De huit heures du soir à onze heures, les époux ne savent que faire, vu l’insipidité des voisins, leur petitesse et les questions d’amour-propre soulevées à propos de rien.
Monsieur Deschars remarque, avec la profonde science de calcul qui distingue un ancien notaire, que le prix de [p. 130] ses voyages à Paris cumulé avec les intérêts du prix de la campagne, avec les impositions, les réparations, les gages du concierge et de sa femme, etc., équivalent à un loyer de mille écus ! Il ne sait pas comment lui, ancien notaire, s’est laissé prendre à cela !…Caril a maintes fois fait des baux de châteaux avec parcs et dépendances pour mille écus de loyer.
On convient à la ronde, dans les salons de madame Deschars, qu’une maison de campagne, loin d’être un plaisir, est une plaie vive…
– Je ne sais pas comment on ne vend que cinq centimes, à la Halle, un chou qui doit être arrosé tous les jours, depuis sa naissance jusqu’au jour où on le coupe, dit Caroline.
– Mais, répond un petit épicier retiré, le moyen de se tirer de la campagne, c’est d’y rester, d’y demeurer, de se faire campagnard, et alors tout change…
Caroline, en revenant, dit à son pauvre Adolphe : [p. 131] – Quelle idée as-tu donc eue là, d’avoir une maison de campagne ? Ce qu’il y a de mieux, en fait de campagne, est d’y aller chez les autres…
Adolphe se rappelle un proverbe anglais qui dit : « N’ayez jamais de journal, de maîtresse, ni de campagne ; il y a toujours des imbéciles qui se chargent d’en avoir pour vous… »
– Bah ! répond Adolphe, que le Taon Conjugal a définitivement éclairé sur la logique des femmes, tu as raison ; mais aussi, que veux-tu ?… l’enfant s’y porte à ravir.
Quoique Adolphe soit devenu prudent, cette réponse éveille les susceptibilités de Caroline. Une mère veut bien penser exclusivement à son enfant, mais elle ne veut pas se le voir préférer. Madame se tait ; le lendemain, elle s’ennuie à la mort. Adolphe étant parti pour ses affaires, elle l’attend depuis cinq heures jusqu’à sept, et va seule [p. 132] avec le petit Charles jusqu’à la voiture. Elle parle pendant trois quarts d’heure de ses inquiétudes. Elle a eu peur en allant de chez elle au bureau des voitures. Est-il convenable qu’une jeune femme soit là,seule? Elle ne supportera pas cette existence-là.
La villa crée alors une phase assez singulière, et qui mérite un chapitre à part.
La misère fait des parenthèses.
On a diversement parlé, toujours en mal, du point de côté ; mais ce mal n’est rien, comparé au point dont il [p. 134] s’agit ici, et que les plaisirs du regain conjugal font dresser à tout propos, comme le marteau de la touche d’un piano. Ceci constitue une misère picotante, qui ne fleurit qu’au moment où la timidité de la jeune épouse a fait place à cette fatale égalité de droits qui dévore également le ménage et la France. À chaque saison ses misères !…
Caroline, après une semaine où elle a noté les absences de monsieur, s’aperçoit qu’il passe sept heures par jour loin d’elle. Un jour, Adolphe, qui revient gai comme un acteur applaudi, trouve sur le visage de Caroline une légère couche de gelée blanche. Après avoir vu que la froideur de sa mine est remarquée, Caroline prend un faux air amical dont l’expression bien connue a le don de faire intérieurement pester un homme, et dit : – Tu as donc eu beaucoup d’affaires, aujourd’hui, mon ami ?
– Oui, beaucoup !
– Tu as pris des cabriolets ?
– J’en ai eu pour sept francs…
– As-tu trouvé tout ton monde ?…
– Oui, ceux à qui j’avais donné rendez-vous…
– Quand leur as-tu donc écrit ? L’encre est desséchée dans ton encrier : c’est comme de la laque ; j’ai eu à écrire, et j’ai passé une grande heure à l’humecter avant d’en faire une bourbe compacte avec laquelle on aurait pu marquer des paquets destinés aux Indes.
Ici, tout mari jette sur sa moitié des regards sournois.
– Je leur ai vraisemblablement écrit à Paris…
[p. 135] – Quelles affaires donc, Adolphe ?…
– Ne les connais-tu pas ?… Veux-tu que je te les dise ?… Il y a d’abord l’Affaire Chaumontel…
– Je croyais monsieur Chaumontel en Suisse…
– Mais n’a-t-il pas ses représentants, son avoué ?…
– Tu n’as fait que des affaires ?… dit Caroline en interrompant Adolphe.
Elle jette alors un regard clair, direct, par lequel elle plonge à l’improviste dans les yeux de son mari : une épée dans un cœur.
[p. 136] – Que veux-tu que j’aie fait ?… De la fausse monnaie, des dettes, de la tapisserie ?…
– Mais, je ne sais pas. Je ne peux rien deviner, d’abord ! Tu me l’as dit cent fois : je suis trop bête.
– Bon ! voilà que tu prends en mauvaise part un mot caressant. Va, ceci est bien femme.
– As-tu conclu quelque chose ? dit-elle en prenant un air d’intérêt pour les affaires.
– Non, rien…
– Combien de personnes as-tu vues ?
– Onze, sans compter celles qui se promenaient sur les Boulevards.
– Comme tu me réponds !
– Mais aussi tu m’interroges comme si tu avais fait pendant dix ans le métier de juge d’instruction…
– Eh bien ! raconte-moi toute ta journée, ça m’amusera. Tu devrais bien penser ici à mes plaisirs ! Je m’ennuie assez quand tu me laisses là, seule, pendant des journées entières.
– Tu veux que je t’amuse en te racontant des affaires ?…
– Autrefois, tu me disais tout…
Ce petit reproche amical déguise une espèce de certitude que veut avoir Caroline touchant les choses graves dissimulées par Adolphe. Adolphe entreprend alors de raconter sa journée. Caroline affecte une espèce de distraction assez bien jouée pour faire croire qu’elle n’écoute pas.
[p. 137] – Mais tu me disais tout à l’heure, s’écrie-t-elle au moment où notre Adolphe s’entortille, que tu as pris pour sept francs de cabriolets, et tu parles maintenant d’un fiacre ? Il était sans doute à l’heure ? Tu as donc fait tes affaires en fiacre ? dit-elle d’un petit ton goguenard.
– Pourquoi les fiacres me seraient-ils interdits ? demande Adolphe en reprenant son récit.
– Tu n’es pas allé chez madame de Fischtaminel ? dit-elle au milieu d’une explication excessivement embrouillée où elle vous coupe insolemment la parole.
– Pourquoi y serais-je allé ?…
– Ça m’aurait fait plaisir ; j’aurais voulu savoir si son salon est fini…
– Il l’est !
– Ah ! tu y es donc allé ?…
– Non, son tapissier me l’a dit.
– Tu connais son tapissier ?…
– Oui !
– Qui est-ce ?
– Braschon.
– Tu l’as donc rencontré, le tapissier ?…
– Oui.
– Mais tu m’as dit n’être allé qu’en voiture ?…
– Mais, mon enfant, pour prendre des voitures, on va les cherc…
– Bah ! tu l’auras trouvé dans le fiacre…
– Qui ?
– Mais, le salon – ou – Braschon ! Va, l’un comme l’autre est aussi probable.
– Mais tu ne veux donc pas m’écouter ? s’écrie [p. 138] Adolphe en pensant qu’avec une longue narration il endormira les soupçons de Caroline.
– Je t’ai trop écouté. Tiens : tu mens depuis une heure, comme un commis-voyageur.
– Je ne dirai plus rien.
– J’en sais assez, je sais tout ce que je voulais savoir. Oui, tu me dis que tu as vu des avoués, des notaires, des banquiers : tu n’as vu personne de ces gens-là ! Si j’allais faire une visite demain à madame de Fischtaminel, sais-tu ce qu’elle me dirait ?
Ici, Caroline observe Adolphe ; mais Adolphe affecte un calme trompeur, au beau milieu duquel Caroline jette la ligne afin de pêcher un indice.
– Eh bien ! elle me dirait qu’elle a eu le plaisir de te voir… Mon Dieu ! sommes-nous malheureuses ! Nous ne [p. 139] pouvons jamais savoir ce que vous faites… Nous sommes clouées là, dans nos ménages, pendant que vous êtes à vos affaires ! Belles affaires !… Dans ce cas-là, je te raconterais, moi, des affaires un peu mieux machinées que les tiennes !… Ah ! vous nous apprenez de belles choses !… On dit que les femmes sont perverses… Mais qui les a perverties ?…
Ici, Adolphe essaie, en arrêtant un regard fixe sur Caroline, d’arrêter ce flux de paroles. Caroline, comme un cheval qui reçoit un coup de fouet, reprend de plus belle et avec l’animation d’unecodarossinienne.
– Ah ! c’est une jolie combinaison ! mettre sa femme à la campagne pour être libre de passer la journée à Paris comme on l’entend. Voilà donc la raison de votre passion pour une maison de campagne ! Et moi, pauvre bécasse, qui donne dans le panneau !… Mais vous avez raison, monsieur : c’est très-commode, une campagne ! elle peut avoir deux fins. Madame s’en arrangera tout aussi bien que monsieur. À vous Paris et ses fiacres !… à moi les bois et leurs ombrages !… Tiens, décidément, Adolphe, cela me va, ne nous fâchons plus…
Adolphe s’entend dire des sarcasmes pendant une heure.
– As-tu fini, ma chère ?… demande-t-il en saisissant un moment où elle hoche la tête sur une interrogation à effet.
[p. 140] Caroline termine alors en s’écriant : – J’en ai bien assez de la campagne, et je n’y remets plus les pieds !… Mais je sais ce qui m’arrivera : vous la garderez, sans doute, et vous me laisserez à Paris. Eh bien ! à Paris, je pourrai du moins m’amuser pendant que vous mènerez madame de Fischtaminel dans les bois. Qu’est-ce qu’unevilla Adolphinioù l’on a mal au cœur quand on s’est promené six fois autour de la prairie ? où l’on vous a planté des bâtons de chaise et des manches à balai, sous prétexte de vous procurer de l’ombrage ?… On y est comme dans un four : les murs ont six pouces d’épaisseur ! Et monsieur est absent sept heures sur les douze de la journée ! Voilà le fin mot de la villa !
– Écoute, Caroline…
– Encore, dit-elle, si tu voulais m’avouer ce que tu as fait aujourd’hui ?… Tiens, tu ne me connais pas : je [p. 141] serai bonne-enfant, dis-le moi !… Je te pardonne à l’avance tout ce que tu auras fait.
Adolphea eu des relationsavant son mariage ; il connaît trop bien le résultat d’un aveu pour en faire à sa femme, et alors il répond : – Je vais tout te dire…
– Eh bien ! tu seras gentil… je t’en aimerai mieux !
– Je suis resté trois heures…
– J’en étais sûre… chez madame de Fischtaminel ?…
– Non, chez notre notaire, qui m’avait trouvé un acquéreur ; mais nous n’avons jamais pu nous entendre : il voulait notre maison de campagne toute meublée, et, en sortant, je suis allé chez Braschon pour savoir ce que nous lui devions…
– Tu viens d’arranger ce roman-là pendant que je te parlais !… Voyons, regarde-moi !… J’irai voir Braschon demain.
Adolphe ne peut retenir une contraction nerveuse.
– Tu ne peux pas t’empêcher de rire, vois-tu ! vieux monstre !
– Je ris de ton entêtement.
– J’irai demain chez madame de Fischtaminel.
– Hé ! va où tu voudras !…
– Quelle brutalité ! dit Caroline en se levant et s’en allant son mouchoir sur les yeux.
La maison de campagne, si ardemment désirée par Caroline, est devenue une invention diabolique d’Adolphe, un piége où s’est prise la biche.
Depuis qu’Adolphe a reconnu qu’il est impossible de [p. 142] raisonner avec Caroline, il lui laisse dire tout ce qu’elle veut.
Deux mois après, il vend sept mille francs une villa qui lui coûte vingt-deux mille francs ! Mais il y gagne de savoir que la campagne n’est pas encore ce qui plaît à Caroline.
La question devient grave : orgueil, gourmandise, deux péchés de moine y ont passé ! La nature avec ses bois, ses forêts, ses vallées, la Suisse des environs de Paris, les rivières factices ont à peine amusé Caroline pendant six mois. Adolphe est tenté d’abdiquer, et de prendre le rôle de Caroline.
Un matin, Adolphe est définitivement saisi par la triomphante idée de laisser Caroline maîtresse de trouver elle-même ce qui lui plaît. Il lui remet le gouvernement de la maison en lui disant : « Fais ce que tu voudras. » Il substitue le système constitutionnel au système [p. 144] autocratique, un ministère responsable au lieu d’un pouvoir conjugal absolu. Cette preuve de confiance, objet d’une secrète envie, est le bâton de maréchal des femmes. Les femmes sont alors, selon l’expression vulgaire, maîtresses à la maison.
Dès lors, rien, pas même les souvenirs de la lune de miel, ne peut se comparer au bonheur d’Adolphe pendant quelques jours. Une femme est alors tout sucre, elle est trop sucre ! Elle inventerait les petits soins, les petits mots, les petites attentions, les chatteries et la tendresse, si toute cette confiturerie conjugale n’existait pas depuis le Paradis Terrestre. Au bout d’un mois, l’état d’Adolphe a quelque similitude avec celui des enfants vers la fin de la première semaine de l’année. Aussi Caroline commence-t-elle à dire, non pas en paroles, mais en action, en mines, en expressions mimiques : – On ne sait que faire pour plaire à un homme !…
Laisser à sa femme le gouvernail de la barque est une idée excessivement ordinaire, qui mériterait peu l’expression de triomphante, décernée en tête de ce chapitre, si elle n’était pas doublée de l’idée de destituer Caroline. Adolphe a été séduit par cette pensée, qui s’empare et s’emparera de tous les gens en proie à un malheur quelconque, savoir jusqu’où peut aller le mal ! expérimenter ce que le feu fait de dégât quand on le laisse à lui-même, en se sentant ou en se croyant le pouvoir de l’arrêter. Cette curiosité nous suit de l’enfance à la tombe. Or, après sa pléthore de félicité conjugale, Adolphe, qui se donne la comédie chez lui, passe par les phases suivantes.
Tout va trop bien. Caroline achète de jolis petits registres pour écrire ses dépenses, elle achète un joli petit meuble pour serrer l’argent, elle fait vivre admirablement bien Adolphe, elle est heureuse de son approbation, elle découvre une foule de choses qui manquent dans la maison, elle met sa gloire à être une maîtresse de maison incomparable. Adolphe, qui s’érige lui-même en censeur, ne trouve pas la plus petite observation à formuler.
[p. 146] S’il s’habille, il ne lui manque rien. On n’a jamais, même chez Armide, déployé de tendresse plus ingénieuse que celle de Caroline. On renouvelle, à ce phénix des maris, le caustique sur son cuir à repasser ses rasoirs. Des bretelles fraîches sont substituées aux vieilles. Une boutonnière n’est jamais veuve. Son linge est soigné comme celui du confesseur d’une dévote à péchés véniels. Les chaussettes sont sans trous. [p. ill.]
À table, tous ses goûts, ses caprices même sont étudiés, consultés : il engraisse !
Il a de l’encre dans son écritoire, et l’éponge en est toujours humide. Il ne peut rien dire, pas même, comme Louis XIV : « J’ai failli attendre ! » Enfin, il est à tout propos qualifié d’un amour d’homme. Il est obligé de gronder Caroline de ce qu’elle s’oublie : elle ne pense pas assez à elle. Caroline enregistre ce doux reproche.
La scène change, à table. Tout est bien cher. Les légumes sont hors de prix. Le bois se vend comme s’il venait de Campêche. Les fruits, oh ! quant aux fruits, les princes, les banquiers, les grands seigneurs seuls peuvent en manger. Le dessert est une cause de ruine. Adolphe entend souvent Caroline disant à madame Deschars : « Mais comment faites-vous ?… » On tient alors devant vous des conférences sur la manière de régir les cuisinières.
Une cuisinière, entrée chez vous sans nippes, sans linge, sans talent, est venue demander son compte en robe de mérinos bleu, ornée d’un fichu brodé, les oreilles embellies d’une paire de boucles d’oreilles enrichies de petites perles, chaussée en bons souliers de peau qui [p. 148] laissaient voir des bas de coton assez jolis. Elle a deux malles d’effets et son livret à la Caisse d’Épargne. [p. ill.]
Caroline se plaint alors du peu de moralité du peuple ; elle se plaint de l’instruction et de la science de calcul qui distingue les domestiques. Elle lance de temps en temps de petits axiomes comme ceux-ci : – Il y a des écoles qu’il faut faire ! – Il n’y a que ceux qui ne font rien qui font tout bien. – Elle a les soucis du pouvoir. Ah ! les hommes sont bien heureux de ne pas avoir à mener un ménage. – Les femmes ont le fardeau des détails.
Caroline a des dettes. Mais, comme elle ne veut pas avoir tort, elle commence par établir que l’expérience est une si belle chose, qu’on ne saurait l’acheter trop cher. Adolphe rit, dans sa barbe, en prévoyant une catastrophe qui lui rendra le pouvoir. [p. 148a]
Caroline, pénétrée de cette vérité qu’il faut manger uniquement pour vivre, fait jouir Adolphe des agréments d’une table cénobitique.
Adolphe a des chaussettes lézardées ou grosses du lichen des raccommodages faits à la hâte, car sa femme [p. 150] n’a pas assez de la journée pour ce qu’elle veut faire. Il porte des bretelles noircies par l’usage. Le linge est vieux et bâille comme un portier ou comme la porte cochère. Au moment où Adolphe est pressé pour conclure une affaire, il met une heure à s’habiller en cherchant ses affaires une à une, en dépliant beaucoup de choses avant d’en trouver une qui soit irréprochable. Mais Caroline est très-bien mise. Madame a de jolis chapeaux, des bottines en velours, des mantilles. Elle a pris son parti, elle administre en vertu de ce principe : Charité bien ordonnée commence par elle-même. Quand Adolphe se plaint du contraste entre son dénûment et la splendeur de Caroline, Caroline lui dit : – Mais tu m’as grondée de ne rien m’acheter !…
Un échange de plaisanteries plus ou moins aigres commence à s’établir alors entre les époux. Caroline, un soir, se fait charmante, afin de glisser l’aveu d’un déficit assez considérable, absolument comme quand le Ministère se livre à l’éloge des contribuables, et se met à vanter la grandeur du pays en accouchant d’un petit projet de loi qui demande des crédits supplémentaires. Il y a cette similitude que tout cela se fait dans la Chambre, en gouvernement comme en ménage. Il en ressort cette vérité profonde que le système constitutionnel est infiniment plus coûteux que le système monarchique. Pour une nation comme pour un ménage, c’est le gouvernement du juste-milieu, de la médiocrité, des chipoteries, etc.
Adolphe, éclairé par ses misères passées, attend une occasion d’éclater, et Caroline s’endort dans une trompeuse sécurité.
[p. 151] Comment arrive la querelle ? sait-on jamais quel courant électrique a décidé l’avalanche ou la révolution ? elle arrive à propos de tout et à propos de rien. Mais enfin, Adolphe, après un certain temps qui reste à déterminer par le bilan de chaque ménage, au milieu d’une discussion, lâche ce mot fatal : – Quand j’étais garçon !…
Le temps de garçon est, relativement à la femme, ce qu’est le : « Mon pauvre défunt ! » relativement au nouveau mari d’une veuve. Ces deux coups de langue font des blessures qui ne se cicatrisent jamais complétement.
Et alors Adolphe de continuer comme le général Bonaparte parlant aux Cinq-Cents : – Nous sommes sur un volcan ! – Le ménage n’a plus de gouvernement, – l’heure de prendre un parti est arrivée. – Tu parles de bonheur, Caroline, tu l’as compromis, – tu l’as mis en question par tes exigences, tu as violé le Code civil en t’immisçant dans la discussion des affaires, – tu as [p. 152] attenté au pouvoir conjugal. – Il faut réformer notre intérieur.
Caroline ne crie pas, comme les Cinq-Cents :À bas le dictateur! car on ne crie jamais quand on est sûr de l’abattre.
– Quand j’étais garçon, je n’avais que des chaussures neuves ! je trouvais des serviettes blanches à mon couvert tous les jours ! Je n’étais volé par le restaurateur que d’une somme déterminée ! Je vous ai donné ma liberté chérie !… qu’en avez-vous fait ?
– Suis-je donc si coupable, Adolphe, d’avoir voulu t’éviter des soucis ? dit Caroline en se posant devant son mari. Reprends la clef de la caisse… mais qu’arrivera-t-il ?… j’en suis honteuse, tu me forceras à jouer la comédie pour avoir les choses les plus nécessaires. Est-ce là ce que tu veux ? avilir ta femme, ou mettre en présence deux intérêts contraires, ennemis…
Et voilà, pour les trois quarts des Français, le mariage parfaitement défini.
– Sois tranquille, mon ami, reprend Caroline en s’asseyant dans sa chauffeuse comme Marius sur les ruines de Carthage ! je ne te demanderai jamais rien, je ne suis pas une mendiante ! Je sais bien ce que je ferai… tu ne me connais pas…
– Eh bien ! quoi ?… dit Adolphe, on ne peut donc, avec vous autres, ni plaisanter, ni s’expliquer ? Que feras-tu ?…
– Cela ne vous regarde pas !…
– Pardon, madame, au contraire. La dignité, l’honneur…
[p. 153] – Oh !… soyez tranquille à cet égard, monsieur… Pour vous, plus que pour moi, je saurai garder le secret le plus profond.
– Eh bien ! dites ? voyons Caroline, ma Caroline, que feras-tu ?…
Caroline jette un regard de vipère à Adolphe, qui recule et va se promener.
– Voyons, que comptes-tu faire ? demande-t-il après un silence infiniment trop prolongé.
– Je travaillerai, monsieur !
Sur ce mot sublime, Adolphe exécute un mouvement de retraite, en s’apercevant d’une exaspération enfiellée, en sentant un mistral dont l’âpreté n’avait pas encore soufflé dans la chambre conjugale.
À compter du Dix-Huit Brumaire, Caroline vaincue adopte un système infernal, et qui a pour effet de vous faire regretter à toute heure la victoire. Elle devient l’Opposition !… Encore un triomphe de ce genre, et Adolphe irait en cour d’assises accusé d’avoir étouffé sa [p. 156] femme entre deux matelas, comme l’Othello de Shakspeare. Caroline se compose un air de martyre, elle est d’une soumission assommante. À tout propos elle assassine Adolphe par un : « Comme vous voudrez ! » accompagné d’une épouvantable douceur. Aucun poète élégiaque ne pourrait lutter avec Caroline, qui lance élégie sur élégie : élégie en actions, élégie en paroles, élégie à sourire, élégie muette, élégie à ressort, élégie en gestes, dont voici quelques exemples où tous les ménages retrouveront leurs impressions.
– Caroline, nous allons ce soir chez les Deschars, une grande soirée, tu sais…
– Oui, mon ami.
– Eh bien ! Caroline, tu n’es pas encore habillée ?… dit Adolphe, qui sort de chez lui magnifiquement mis.
Il aperçoit Caroline vêtue d’une robe de vieille plaideuse, une moire noire à corsage croisé. Des fleurs, plus artificieuses qu’artificielles, attristent une chevelure mal arrangée par la femme de chambre. Caroline a des gants déjà portés.
– Je suis prête, mon ami…
– Et voilà ta toilette ?…
– Je n’en ai pas d’autre. Une toilette fraîche aurait coûté cent écus.
– Pourquoi ne pas me le dire ?
– Moi, vous tendre la main !… après ce qui s’est passé !…
– J’irai seul, dit Adolphe, ne voulant pas être humilié dans sa femme.
– Je sais bien que cela vous arrange, dit Caroline d’un petit ton aigre, et cela se voit assez à la manière dont vous êtes mis.
[p. 158]Onze personnes sont dans le salon, toutes priées à dîner par Adolphe ; Caroline est là comme si son mari l’avait invitée : elle attend que le dîner soit servi.
– Monsieur, dit le valet de chambre à voix basse à son maître, la cuisinière ne sait où donner de la tête.
– Pourquoi ?
– Monsieur ne lui a rien dit ; elle n’a que deux entrées, le bœuf, un poulet, une salade et des légumes. [p. ill.]
– Caroline, vous n’avez donc rien commandé ?…
– Savais-je que vous aviez du monde, et puis-je d’ailleurs prendre sur moi de commander ici ?… Vous m’avez délivrée de tout souci à cet égard, et j’en remercie Dieu tous les jours.
[p. 159]Madame Fischtaminel vient rendre une visite à madame Caroline, elle la trouve toussotant et travaillant le dos courbé sur un métier à tapisserie.
– Vous brodez ces pantoufles-là pour votre cher Adolphe ?
Adolphe est posé devant la cheminée en homme qui fait la roue.
[p. 160] – Non, madame, c’est pour un marchand qui me les paye ; et, comme les forçats du bagne, mon travail me permet de me donner de petites douceurs.
Adolphe rougit ; il ne peut pas battre sa femme, et madame de Fischtaminel le regarde en ayant l’air de lui dire : – Qu’est-ce que cela signifie ?…
– Vous toussez beaucoup, ma chère petite !… dit madame de Fischtaminel.
– Oh ! répond Caroline, que me fait la vie !…
Caroline est là, sur sa causeuse, avec une femme de vos amies à la bonne opinion de laquelle vous tenez excessivement. Du fond de l’embrasure où vous causez entre hommes, vous entendez, au seul mouvement des lèvres, ces mots :Monsieur l’a voulu !…dits d’un air de jeune Romaine allant au cirque. Profondément humilié dans toutes vos vanités, vous voulez être à cette conversation tout en écoutant vos hôtes ; vous faites alors des répliques qui vous valent des : « À quoi pensez-vous ? » car vous perdez le fil de la conversation, et vous piétinez sur place en pensant : « Que lui dit-elle de moi ?… »
[p. 161]Adolphe est à table chez les Deschars, un dîner de douze personnes, et Caroline est placée à côté d’un joli jeune homme appelé Ferdinand, cousin d’Adolphe. Entre le premier et le second service, on parle du bonheur conjugal. [p. ill.]
– Il n’y a rien de plus facile à une femme que d’être heureuse, dit Caroline en répondant à une femme qui se plaint.
– Donnez-nous votre secret, madame, dit agréablement monsieur de Fischtaminel.
– Une femme n’a qu’à ne se mêler de rien, se [p. 162] regarder comme la première domestique de la maison ou comme une esclave dont le maître a soin, n’avoir aucune volonté, ne pas faire une observation : tout va bien.
Ceci, lancé sur des tons amers et avec des larmes dans la voix, épouvante Adolphe, qui regarde fixement sa femme.
– Vous oubliez, madame, le bonheur d’expliquer son bonheur, réplique-t-il en lançant un éclair digne d’un tyran de mélodrame.
Satisfaite de s’être montrée assassinée ou sur le point de l’être, Caroline détourne la tête, essuie furtivement une larme, et dit : – On n’explique pas le bonheur.
L’incident, comme on dit à la Chambre, n’a pas de suites, mais Ferdinand a regardé sa cousine comme un ange sacrifié.
On parle du nombre effrayant de gastrites, de maladies innommées dont meurent les jeunes femmes.
– Elles sont trop heureuses ! dit Caroline en ayant l’air de donner le programme de sa mort.
[p. 163]La belle-mère d’Adolphe vient voir sa fille. Caroline dit : « Le salon de monsieur ! – la chambre de monsieur ! » Tout, chez elle, est à monsieur.
– Ah çà ! qu’y a-t-il donc, mes enfants ? demande la belle-mère ; on dirait que vous êtes tous les deux à couteaux tirés ?
– Eh ! mon Dieu, dit Adolphe, il y a que Caroline a eu le gouvernement de la maison et n’a pas su s’en tirer.
– Elle a fait des dettes ?…
– Oui, ma chère maman.
– Écoutez, Adolphe, dit la belle-mère après avoir attendu que sa fille l’ait laissée seule avec son gendre, aimeriez-vous mieux que ma fille fût admirablement bien mise, que tout allât à merveille chez vous, et qu’il ne vous en coûtât rien ?…
Essayez de vous représenter la physionomie d’Adolphe en entendant cettedéclaration des droits de la femme!
[p. 164]Caroline passe d’une toilette misérable à une toilette splendide. Elle est chez les Deschars : tout le monde la félicite sur son goût, sur la richesse de ses étoffes, sur ses dentelles, sur ses bijoux.
– Ah ! vous avez un mari charmant !… dit madame Deschars.
Adolphe se rengorge et regarde Caroline.
– Mon mari, madame !… je ne coûte, Dieu merci, rien à monsieur ! Tout cela me vient de ma mère.
Adolphe se retourne brusquement, et va causer avec madame de Fischtaminel.
[p. 165]Après un an de gouvernement absolu, Caroline adoucie dit un matin :
– Mon ami, combien as-tu dépensé cette année ?…
– Je ne sais pas.
– Fais tes comptes.
Adolphe trouve un tiers de plus que dans la plus mauvaise année de Caroline.
– Et je ne t’ai rien coûté pour ma toilette, dit-elle.
[p. 166]Caroline joue les mélodies de Schubert. Adolphe éprouve une jouissance en entendant cette musique admirablement exécutée ; il se lève et va pour féliciter Caroline : elle fond en larmes.
– Qu’as-tu ?…
– Rien ; je suis nerveuse.
[p. 167] – Mais je ne te connaissais pas ce vice-là.
– Oh ! Adolphe, tu ne veux rien voir… Tiens, regarde : mes bagues ne me tiennent plus aux doigts, tu ne m’aimes plus, je te suis à charge…
Elle pleure, elle n’écoute rien, elle repleure à chaque mot d’Adolphe.
– Veux-tu reprendre le gouvernement de la maison ?
– Ah ! s’écrie-t-elle en se dressant en pieds commeune surprise, maintenant que tu as assez de tes expériences ?… Merci ! Est-ce de l’argent que je veux ? Singulière manière de panser un cœur blessé… Non, laissez-moi…
– Eh bien ! comme tu voudras, Caroline.
Ce : « Comme tu voudras ! » est le premier mot de l’indifférence en matière de femme légitime ; et Caroline aperçoit un abîme vers lequel elle a marché d’elle-même.
Les malheurs de 1814 affligent toutes les existences. Après les brillantes journées, les conquêtes, les jours où les obstacles se changeaient en triomphes, où le moindre achoppement devenait un bonheur, il arrive un moment où les plus heureuses idées tournent en sottises, où le [p. 170] courage mène à la perte, où la fortification fait trébucher. L’amour conjugal, qui, selon les auteurs, est un cas particulier d’amour, a, plus que toute autre chose humaine, sa Campagne de France, son funeste 1814. Le diable aime surtout à mettre sa queue dans les affaires des pauvres femmes délaissées, et Caroline en est là.
Caroline en est à rêver aux moyens de ramener son mari ! Caroline passe à la maison beaucoup d’heures solitaires, pendant lesquelles son imagination travaille. Elle va, vient, se lève, et souvent elle reste songeuse à sa fenêtre, regardant la rue sans y rien voir, la figure collée aux vitres, et se trouvant comme dans un désert au milieu de ses Petits-Dunkerques, de ses appartements meublés avec luxe.
Or, à Paris, à moins d’habiter un hôtel à soi, sis entre cour et jardin, toutes les existences sont accouplées. [p. ill.] À chaque étage d’une maison, un ménage trouve dans la maison située en face un autre ménage. Chacun plonge à volonté ses regards chez le voisin. Il existe une servitude d’observation mutuelle, un droit de visite commun auxquels nul ne peut se soustraire. Dans un temps donné, le matin, vous vous levez de bonne heure, la servante du voisin fait l’appartement, laisse les fenêtres ouvertes et les tapis sur les appuis : vous devinez alors une infinité de choses, et réciproquement. Aussi, dans un temps donné, connaissez-vous les habitudes de la jolie, de la vieille, de la jeune, de la coquette, de la vertueuse femme d’en face, ou les caprices du fat, les inventions du vieux garçon, la couleur des meubles, le chat du second ou du troisième. Tout est indice et matière à divination. [p. 171] Au quatrième étage, une grisette surprise se voit, toujours trop tard, comme la chaste Suzanne, en proie aux jumelles ravies d’un vieil employé à dix-huit cents francs, qui devient criminel gratis. Par compensation, un beau surnuméraire, jeune de ses fringants dix-neuf ans, apparaît à une dévote dans le simple appareil d’un homme qui se barbifie. L’observation ne s’endort jamais, tandis que la prudence a ses moments d’oubli. Les rideaux ne sont pas toujours détachés à temps. Une femme, avant la chute du jour, s’approche de la fenêtre pour enfiler une aiguille, et le mari d’en face admire alors une tête digne de Raphaël, qu’il trouve digne de lui, garde national imposant sous les armes. Passez place Saint-Georges, et [p. 172] vous pouvez y surprendre les secrets de trois jolies femmes, si vous avez de l’esprit dans le regard. Oh ! la sainte vie privée, où est-elle ? Paris est une ville qui se montre quasi nue à toute heure, une ville essentiellement courtisane et sans chasteté. Pour qu’une existence y ait de la pudeur, elle doit posséder cent mille francs de rente. Les vertus y sont plus chères que les vices.
Caroline, dont le regard glisse parfois entre les mousselines protectrices qui cachent son intérieur aux cinq étages de la maison d’en face, finit par observer un jeune ménage plongé dans les joies de la lune de miel, et venu nouvellement au premier devant ses fenêtres. Elle se livre aux observations les plus irritantes. On ferme les persiennes de bonne heure, on les ouvre tard. Un jour Caroline levée à huit heures, toujours par hasard, voit la femme de chambre apprêtant un bain ou quelque toilette du matin, un délicieux déshabillé. Caroline soupire. Elle se met à l’affût comme un chasseur : elle surprend la jeune femme la figure illuminée par le bonheur. Enfin, à force d’épier ce charmant ménage, elle voit monsieur et madame ouvrant la fenêtre, et légèrement pressés l’un contre l’autre, accoudés au balcon, y respirant l’air du soir. Caroline se donne des maux de nerfs en étudiant sur les rideaux, un soir que l’on oublie de fermer les persiennes, les ombres de ces deux enfants se combattant, dessinant des fantasmagories explicables ou inexplicables. Souvent la jeune femme, assise, mélancolique et rêveuse, attend l’époux absent, elle entend le pas d’un cheval, le bruit d’un cabriolet au bout de la rue, elle s’élance de [p. 173] son divan, et, d’après son mouvement, il est facile de voir qu’elle s’écrie : – C’est lui !…
– Comme ils s’aiment ! se dit Caroline.
À force de maux de nerfs, Caroline arrive à concevoir un plan excessivement ingénieux : elle invente de se servir de ce bonheur conjugal comme d’un topique pour stimuler Adolphe. C’est une idée assez dépravée, une idée de vieillard voulant séduire une petite fille avec des gravures ou des gravelures ; mais l’intention de Caroline sanctifie tout !
– Adolphe, dit-elle enfin, nous avons pour voisine en face une femme charmante, une petite brune…
– Oui, réplique Adolphe, je la connais. C’est une amie de madame Fischtaminel, madame Foullepointe, la femme d’un agent de change, un homme charmant, un bon enfant, et qui aime sa femme : il en est fou ! Tiens ?… il a son cabinet, ses bureaux, sa caisse dans la cour, et l’appartement sur le devant est celui de madame. Je ne connais pas de ménage plus heureux. Foullepointe parle de son bonheur partout, même à la Bourse : il en est ennuyeux.
– Eh bien ! fais-moi donc le plaisir de me présenter monsieur et madame Foullepointe ! Ma foi, je serais enchantée de savoir comment elle s’y prend pour se faire si bien aimer de son mari… Y a-t-il longtemps qu’ils sont mariés ?
– Absolument comme nous, depuis cinq ans…
– Adolphe, mon ami, j’en meurs d’envie ! Oh ! lie-nous toutes les deux. Suis-je aussi bien qu’elle ?
[p. 174] – Ma foi !… je vous rencontrerais au bal de l’Opéra, tu ne serais pas ma femme, eh bien ! j’hésiterais…
– Tu es gentil aujourd’hui. N’oublie pas de les inviter à dîner pour samedi prochain.
– Ce sera fait ce soir. Foullepointe et moi, nous nous voyons souvent à la Bourse.
– Enfin, se dit Caroline, cette femme me dira sans doute quels sont ses moyens d’action.
Caroline se remet en observation. À trois heures environ, à travers les fleurs d’une jardinière qui fait comme un bocage à la fenêtre, elle regarde et s’écrie : – Deux vrais tourtereaux !…
Pour ce samedi, Caroline invite monsieur et madame Deschars, le digne monsieur Fischtaminel, enfin les plus [$ill. 174a] [p. 175] vertueux ménages de sa société. Tout est sous les armes chez Caroline : elle a commandé le plus délicat dîner, elle a sorti ses splendeurs des armoires ; elle tient à fêter le modèle des femmes.
– Vous allez voir, ma chère, dit-elle à madame Deschars au moment où toutes les femmes se regardent en silence, vous allez voir le plus adorable ménage du monde, nos voisins d’en face : un jeune homme blond d’une grâce infinie, et des manières… une tête à la lord Byron, et un vrai don Juan, mais fidèle ! il est fou de sa femme. La femme est charmante et a trouvé des secrets pour perpétuer l’amour ; aussi peut-être devrai-je un regain de bonheur à cet exemple ; Adolphe, en les voyant, rougira de sa conduite, il…
On annonce : – Monsieur et madame Foullepointe. [p. ill.]
Madame Foullepointe, jolie brune, la vraie Parisienne, une femme cambrée, mince, au regard brillant étouffé par de longs cils, mise délicieusement, s’assied sur le canapé. Caroline salue un gros monsieur à cheveux gris assez rares, qui suit péniblement cette Andalouse de Paris, et qui montre une figure et un ventre siléniques, un crâne beurre frais, un sourire papelard et libertin sur de bonnes grosses lèvres, un philosophe enfin ! Caroline regarde ce monsieur d’un air étonné.
– Monsieur Foullepointe, ma bonne, dit Adolphe en lui présentant ce digne quinquagénaire.
– Je suis enchantée, madame, dit Caroline en prenant [p. 176] un air aimable, que vous soyez venue avec votre beau-père (profonde sensation) ; mais nous aurons, j’espère, votre cher mari…
– Madame…
Tout le monde écoute et se regarde. Adolphe devient le point de mire de tous les yeux ; il est hébété d’étonnement ; il voudrait faire disparaître Caroline par une trappe, comme au théâtre.
– Voici monsieur Foullepointe, mon mari, dit madame Foullepointe.
Caroline devient alors d’un rouge écarlate en comprenantl’écolequ’elle a faite, et Adolphe la foudroie d’un regard à trente-six becs de gaz.
[p. 177] – Vous le disiez jeune, blond… dit à voix basse madame Deschars.
Madame Foullepointe, en femme spirituelle, regarde audacieusement la corniche.
Un mois après, madame Foullepointe et Caroline deviennent intimes. Adolphe, très-occupé de madame Fischtaminel, ne fait aucune attention à cette dangereuse amitié, qui doit porter ses fruits ; car, sachez-le !
Les femmes ont corrompu plus de femmes que les hommes n’en ont aimé.
Après un temps dont la durée dépend de la solidité des principes de Caroline, elle paraît languissante ; et quand, en la voyant étendue sur les divans comme un serpent au soleil, Adolphe, inquiet par décorum, lui dit : – Qu’as-tu, ma bonne ? que veux-tu ?
[p. 180] – Je voudrais être morte !
– Un souhait assez agréable et d’une gaieté folle…
– Ce n’est pas la mort qui m’effraie, moi, c’est la souffrance…
– Cela signifie que je ne te rends pas la vie heureuse !… Et voilà bien les femmes !
Adolphe arpente le salon en déblatérant ; mais il est arrêté net en voyant Caroline étanchant de son mouchoir brodé des larmes qui coulent assez artistement.
– Te sens-tu malade ?
– Je ne me sens pas bien. (Silence.) Tout ce que je désire, ce serait de savoir si je puis vivre assez pour voir ma petite mariée, car je sais maintenant ce que signifie ce mot si peu compris des jeunes personnes :le choix d’un époux! Va, cours à tes plaisirs : une femme qui songe à l’avenir, une femme qui souffre, n’est pas amusante ; va te divertir…
– Où souffres-tu ?…
– Mon ami, je ne souffre pas ; je me porte à merveille, et n’ai besoin de rien ! Vraiment, je me sens mieux… – Allez, laissez-moi.
Cette première fois, Adolphe s’en va presque triste.
Huit jours se passent pendant lesquels Caroline ordonne à tous ses domestiques de cacher à monsieur l’état déplorable où elle se trouve : elle languit, elle sonne quand elle est près de défaillir, elle consomme beaucoup d’éther. Les gens apprennent enfin à monsieur l’héroïsme conjugal de madame, et Adolphe reste un soir après dîner et voit sa femme embrassant à outrance sa petite Marie.
[p. 181] – Pauvre enfant ! il n’y a que toi qui me fais regretter mon avenir ! Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que la vie ?
– Allons, mon enfant, dit Adolphe, pourquoi se chagriner ?…
– Oh ! je ne me chagrine pas !… la mort n’a rien qui m’effraie… je voyais ce matin un enterrement, et je trouvais le mort bien heureux ! Comment se fait-il que je ne pense qu’à mourir ?… Est-ce une maladie ?… Il me semble que je mourrai de ma main.
Plus Adolphe tente d’égayer Caroline, plus Caroline s’enveloppe dans les crêpes d’un deuil à larmes continues. Cette seconde fois, Adolphe reste et s’ennuie. Puis, à la troisième attaque à larmes forcées, il sort sans [p. 182] aucune tristesse. Enfin, il se blase sur ces plaintes éternelles, sur ces attitudes de mourant, sur ces larmes de crocodile. Et il finit par dire : – Si tu es malade, Caroline, il faut voir un médecin…
– Comme tu voudras ! cela finira plus promptement ainsi, cela me va… Mais alors, amène un fameux médecin. [p. ill.]
Au bout d’un mois, Adolphe, fatigué d’entendre l’air funèbre que Caroline lui joue sur tous les tons, amène un grand médecin. À Paris, les médecins sont tous des gens d’esprit, et ils se connaissent admirablement en Nosographie conjugale.
– Eh bien ! madame, dit le grand médecin, comment une si jolie femme s’avise-t-elle d’être malade ?
– Oui, monsieur, de même que le nez du père Aubry, j’aspire à la tombe…
Caroline, par égard pour Adolphe, essaie de sourire.
– Bon ! cependant vous avez les yeux vifs : ils souhaitent peu nos infernales drogues…
– Regardez-y bien, docteur, la fièvre me dévore, une petite fièvre imperceptible, lente…
Et elle arrête le plus malicieux de ses regards sur l’illustre docteur, qui se dit en lui-même : – Quels yeux !…
– Bien, voyons la langue ? dit-il tout haut.
Caroline montre sa langue de chat entre deux rangées de dents blanches comme celles d’un chien.
– Elle est un peu chargée, au fond ; mais vous avez déjeuné… fait observer le grand médecin, qui se tourne vers Adolphe.
[p. 183] – Rien, répond Caroline, deux tasses de thé…
Adolphe et l’illustre docteur se regardent, car le docteur se demande qui, de madame ou de monsieur, se moque de lui.
– Que sentez-vous ? demande gravement le docteur à Caroline.
– Je ne dors pas.
– Bon !
– Je n’ai pas d’appétit…
– Bien !
– J’ai des douleurs, là…
Le médecin regarde l’endroit indiqué par Caroline.
– Très-bien, nous verrons cela tout à l’heure… Après ?…
– Il me passe des frissons par moments…
– Bon !
– J’ai des tristesses, je pense toujours à la mort, j’ai des idées de suicide.
– Ah ! vraiment ?
– Il me monte des feux à la figure ; tenez, j’ai constamment des tressaillements dans la paupière…
– Très-bien : nous nommons cela untrismus.
Le docteur explique pendant un quart d’heure, en employant les termes les plus scientifiques, la nature dutrismus, d’où il résulte que letrismusest letrismus; mais il fait observer avec la plus grande modestie que, si la science sait que letrismusest letrismus, elle ignore entièrement la cause de ce mouvement nerveux, qui va, vient, passe, reparaît… – Et, dit-il, nous avons reconnu que c’était purement nerveux.
[p. 184] – Est-ce bien dangereux ? demanda Caroline inquiète.
– Nullement. Comment vous couchez-vous ?
– En rond.
– Bien, sur quel côté ?
– À gauche.
– Bien ; combien avez-vous de matelas à votre lit ?
– Trois.
– Bien ; y a-t-il un sommier ?
– Mais, oui…
– Quelle est la substance du sommier ?
– Le crin.
– Bon. Marchez un peu devant moi !… Oh ! mais naturellement, et comme si nous ne vous regardions pas…
Caroline marche à la Elssler, en agitantsa tournurede la façon la plus andalouse.
– Vous ne sentez pas un peu de pesanteur dans les genoux ?
– Mais… non… (Elle revient à sa place.) Mon Dieu, [p. 185] quand on s’examine… il me semble maintenant que oui…
– Bon. Vous êtes restée à la maison depuis quelque temps ?
– Oh ! oui, monsieur, beaucoup trop… et seule.
– Bien, c’est cela. Comment vous coiffez-vous pour la nuit ?
– Un bonnet brodé, puis quelquefois par-dessus un foulard…
– Vous n’y sentez pas des chaleurs… une petite sueur ?…
– En dormant, cela me semble difficile.
– Vous pourriez trouver votre linge humide à l’endroit du front en vous réveillant ?
– Quelquefois.
– Bon. Donnez-moi votre main.
Le docteur tire sa montre.
– Vous ai-je dit que j’ai des vertiges ? dit Caroline.
– Chut !… fait le docteur qui compte les pulsations. Est-ce le soir ?…
– Non, le matin.
– Ah ! diantre, des vertiges le matin, dit-il en regardant Adolphe.
– Eh bien ! que dites-vous de l’état de madame ? demande Adolphe.
– Le duc de G… n’est pas allé à Londres, dit le grand médecin en étudiant la peau de Caroline, et l’on en cause beaucoup au faubourg Saint-Germain.
– Vous y avez des malades ? demande Caroline.
– Presque tous les miens y sont… Eh ! mon Dieu ! [p. 186] j’en ai sept à voir ce matin, dont quelques-uns sont en danger…
Le docteur se lève.
– Que pensez-vous de moi, monsieur ? dit Caroline.
– Madame, il faut des soins, beaucoup de soins, prendre des adoucissants, de l’eau de guimauve, un régime doux, viandes blanches, faire beaucoup d’exercice.
– En voilà pour vingt francs, se dit en lui-même Adolphe en souriant.
Le grand médecin prend Adolphe par le bras, et l’emmène en se faisant reconduire ; Caroline les suit sur la pointe du pied.
– Mon cher, dit le grand médecin, je viens de traiter fort légèrement madame, il ne fallait pas l’effrayer, ceci [p. 187] vous regarde plus que vous ne pensez… Ne négligez pas trop madame ; elle est d’un tempérament puissant, d’une santé féroce.Tout celaréagit sur elle. La nature a ses lois, qui, méconnues, se font obéir. Madame peut arriver à un état morbide qui vous ferait cruellement repentir de l’avoir négligée… Si vous l’aimez, aimez-la ; si vous ne l’aimez plus, et que vous teniez à conserver la mère de vos enfants, la décision à prendre est un cas d’hygiène, mais elle ne peut venir que de vous !…
– Comme il m’a compris !… se dit Caroline. Elle ouvre la porte et dit : – Docteur, vous ne m’avez pas écrit les doses !…
Le grand médecin sourit, salue et glisse dans sa poche une pièce de vingt francs en laissant Adolphe entre les mains de sa femme, qui le prend, et lui dit : – Quelle est la vérité sur mon état ?… faut-il me résigner à mourir ?…
– Eh ! il m’a dit que tu as trop de santé ! s’écrie Adolphe impatienté.
Caroline s’en va pleurer sur son divan.
– Qu’as-tu ?…
– J’en ai pour longtemps… Je te gêne, tu ne m’aimes plus… Je ne veux plus consulter ce médecin-là… Je ne sais pas pourquoi madame Foullepointe m’a conseillé de le voir, il ne m’a dit que des sottises !… et je sais mieux que lui ce qu’il me faut…
– Que te faut-il ?…
– Ingrat, tu le demandes ?… dit-elle en posant sa tête sur l’épaule d’Adolphe.
Adolphe, effrayé, se dit : – Il a raison, le docteur, [p. 188] elle peut devenir d’une exigence maladive, et que deviendrai-je, moi ?… Me voilà forcé d’opter entre la folie physique de Caroline ou quelque petit cousin.
Caroline chante alors une mélodie de Schubert avec l’exaltation d’une hypocondriaque.
Si vous avez pu comprendre ce livre… (et l’on vous fait un honneur infini par cette supposition : l’auteur le plus profond ne comprend pas toujours, l’on peut même dire ne comprend jamais les différents sens de son livre, ni sa portée, ni le bien ni le mal qu’il cause), si donc vous avez prêté quelque attention à ces petites scènes de la vie conjugale, vous aurez peut-être remarqué leur couleur…
[p. 192] – Quelle couleur ? demandera sans doute un épicier, les livres sont couverts en jaune, en bleu, revers de botte, vert-pâle, gris-perle, blanc.
Hélas ! les livres ont une autre couleur, ils sont teints par l’auteur, et quelques écrivains empruntent leur coloris. Certains livres déteignent sur d’autres. Il y a mieux. Les livres sont blonds ou bruns, châtain-clair ou roux. Enfin ils ont un sexe aussi ! Nous connaissons des livres mâles et des livres femelles, des livres qui, chose déplorable, n’ont pas de sexe, ce qui, nous l’espérons, n’est pas le cas de celui-ci, en supposant que vous fassiez à cette collection de sujets nosographiques l’honneur de l’appeler un livre.
Jusqu’ici, toutes ces misères sont des misères infligées uniquement par la femme à l’homme. Vous n’avez donc [p. 193] encore vu que le côté mâle du livre. Et, si l’auteur a réellement l’ouïe qu’on lui suppose, il a déjà surpris plus d’une exclamation ou d’une déclamation de femme furieuse :
– On ne nous parle que des misères souffertes par ces messieurs, aura-t-elle dit, comme si nous n’avions pas nos petites misères aussi !…
Ô femmes ! vous avez été entendues, car si vous n’êtes pas toujours comprises, vous vous faites toujours très-bien entendre !…
Donc, il serait souverainement injuste de faire porter sur vous seules les reproches que tout être social mis sous le joug (conjungium) a le droit d’adresser à cette institution nécessaire, sacrée, utile, éminemment conservatrice, mais tant soit peu gênante, et d’un porter difficile aux entournures, ou quelquefois trop facile aussi.
J’irai plus loin ! Cette partialité serait évidemment du crétinisme.
Un homme, non un écrivain, car il y a bien des hommes dans un écrivain, un auteur donc, doit ressembler à Janus : voir en avant et en arrière, se faire rapporteur, découvrir toutes les faces d’une idée, passer alternativement dans l’âme d’Alceste et dans celle de Philinte, ne pas tout dire et néanmoins tout savoir, ne jamais ennuyer, et…
N’achevons pas ce programme, autrement nous dirions tout, et ce serait effrayant pour tous ceux qui réfléchissent aux conditions de la littérature.
D’ailleurs un auteur qui prend la parole au milieu de son livre fait l’effet du bonhomme dansle Tableau [p. 194]parlant, quand il met son visage à la place de la peinture. L’auteur n’oublie pas qu’à la Chambre on ne prend point la paroleentre deux épreuves. Assez donc !
Voici maintenant le côté femelle du livre ; car, pour ressembler parfaitement au mariage, ce livre doit être plus ou moins androgyne.
Deux jeunes mariées, deux amies de pension, Caroline et Stéphanie, intimes au pensionnat de mademoiselle Mâchefer, une des plus célèbres maisons d’éducation du faubourg Saint-Honoré, se trouvaient au bal chez madame [p. 196] de Fischtaminel, et la conversation suivante eut lieu dans l’embrasure d’une croisée du boudoir.
Il faisait si chaud qu’un homme avait eu, bien avant les deux jeunes femmes, l’idée de venir respirer l’air de la nuit ; il s’était placé dans l’angle même du balcon, et, comme il se trouvait beaucoup de fleurs devant la fenêtre, les deux amies purent se croire seules. [p. ill.]
Cet homme était le meilleur ami de l’auteur. [p. ill.]
L’une des deux jeunes mariées, posée à l’angle de l’embrasure, faisait en quelque sorte le guet en regardant le boudoir et les salons.
L’autre avait pris position dans l’embrasure en s’y serrant de manière à ne pas recevoir le courant d’air, tempéré d’ailleurs par des rideaux de mousseline et des rideaux de soie.
Ce boudoir était désert, le bal commençait, les tables de jeu restaient ouvertes, offrant leurs tapis verts et montrant des cartes encore serrées dans le frêle étui que leur impose la Régie.
On dansait la seconde contredanse.
Tous ceux qui vont au bal connaissent cette phase des grandes soirées où tout le monde n’est pas arrivé, mais où les salons sont déjà pleins, et qui cause un moment [p. 197] de terreur à la maîtresse de la maison. C’est, toute comparaison gardée, un instant semblable à celui qui décide de la victoire ou de la perte d’une bataille.
Vous comprenez alors comment ce qui devait être un secret bien gardé peut avoir aujourd’hui les honneurs de l’impression.
– Eh bien ! Caroline ?
– Eh bien ! Stéphanie ?
– Eh bien ?
– Eh bien ?
Un double soupir.
– Tu ne te souviens plus de nos conventions ?…
– Si…
– Pourquoi donc n’es-tu pas venue me voir ?
– On ne me laisse jamais seule, nous avons à peine le temps de causer ici…
– Ah ! si mon Adolphe prenait ces manières-là ! s’écria Caroline.
– Tu nous as bien vus, Armand et moi, quand il me faisait ce qu’on nomme, je ne sais pourquoi, la cour…
– Oui, je l’admirais, je te trouvais bien heureuse, tu trouvais ton idéal, toi ! un bel homme, toujours si bien mis, en gants jaunes, la barbe faite, bottes vernies, linge blanc, la propreté la plus exquise, aux petits soins…
– Va, va, toujours.
– Enfin un homme comme il faut ; son parler était [p. 198] d’une douceur féminine, pas la moindre brusquerie. Et des promesses de bonheur, de liberté ! Ses phrases étaient plaquées de palissandre. Il meublait ses paroles de châles et de dentelles. On entendait rouler dans les moindres mots, des chevaux et des voitures. Ta corbeille était d’une magnificence millionnaire. Armand me faisait l’effet d’un mari de velours, d’une fourrure en plumes d’oiseaux dans laquelle tu allais t’envelopper.
– Caroline, mon mari prend du tabac !… [p. ill.]
– Eh bien ! le mien fume…
– Mais le mien en prend, ma chère, comme en prenait, dit-on, Napoléon, et j’ai le tabac en [p. 199] horreur ; il l’a su, le monstre, et s’en est passé pendant sept mois…
– Tous les hommes ont de ces habitudes, il faut absolument qu’ils prennent quelque chose.
– Tu n’as aucune idée des supplices que j’endure. La nuit, je suis réveillée en sursaut par un éternuement3Erreur de Chlendowski : « éternument » au lieu de « éternuement ». . En m’endormant, j’ai fait des mouvements qui m’ont mis le nez sur des grains de tabac semés sur l’oreiller, je les aspire, et je saute comme une mine. Il paraît que ce scélérat d’Armand est habitué à cettesurprise, il ne s’éveille point. Je trouve du tabac partout, et je n’ai pas, après tout, épousé la Régie.
– Qu’est-ce que c’est que ce petit inconvénient, ma chère enfant, si ton mari est un bon enfant et d’un bon naturel !
– Ah bien ! il est froid comme un marbre, compassé comme un vieillard, causeur comme une sentinelle, et c’est un de ces hommes qui disent oui à tout, mais qui ne font rien que ce qu’ils veulent.
– Dis-lui non.
– C’est essayé.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il m’a menacée de réduire ma pension de ce qui lui serait nécessaire pour se passer de moi…
– Pauvre Stéphanie ! ce n’est pas un homme, c’est un monstre…
– Un monstre calme et méthodique, à faux toupet, et qui, tous les soirs…
– Tous les soirs ?…
[p. 200] – Attends donc !… qui tous les soirs prend un verre d’eau pour y mettre sept fausses dents.
– Quel piége que ton mariage ! Enfin Armand est riche ?…
– Qui sait !
– Oh ! mon Dieu ! mais tu me fais l’effet de devenir avant peu très-malheureuse… ou très-heureuse.
– Et toi, ma petite ?
– Moi, jusqu’à présent je n’ai qu’une épingle qui me pique dans mon corset ; mais c’est insupportable.
– Pauvre enfant ! tu ne connais pas ton bonheur. Allons, dis.
[p. 201] Ici, la jeune femme parla si bien à l’oreille de l’autre, qu’il fut impossible d’entendre un seul mot. La conversation recommença ou plutôt finit par une sorte de conclusion.
– Ton Adolphe est jaloux ?
– De qui ? nous ne nous quittons pas, et c’est là, ma chère, une misère. On n’y tient pas. Je n’ose pas bâiller, je suis toujours en représentation de femme aimante. C’est fatigant.
– Caroline ?
– Eh bien ?
– Ma petite, que vas-tu faire ?
– Me résigner. Et toi ?
– Combattre la Régie…
Cette petite misère tend à prouver qu’en fait de déceptions personnelles les deux sexes sont bien quittes l’un envers l’autre.
Un jeune homme a quitté sa ville natale au fond de quelque département marqué par monsieur Charles Dupin en couleur plus ou moins foncée. Il avait pour vocation la gloire, n’importe laquelle : supposez un peintre, un romancier, un journaliste, un poète, un grand homme d’État.
[p. 204] Pour être parfaitement compris, le jeune Adolphe de Chodoreille voulait faire parler de lui, devenir célèbre, être quelque chose. Ceci donc s’adresse à la masse des ambitieux amenés à Paris par tous les véhicules possibles, soit moraux, soit physiques, et qui s’y élancent un beau matin avec l’intention hydrophobique de renverser toutes les renommées, de se bâtir un piédestal avec des ruines à faire, jusqu’à ce que désillusion s’ensuive.
Comme il s’agit de formuler ce fait normal qui caractérise notre époque, prenons de tous ces personnages celui que l’auteur a nommé ailleursun grand homme de province.
Adolphe a compris que le plus admirable commerce est celui qui consiste à payer chez un papetier une bouteille d’encre, un paquet de plumes et une rame de papier coquille douze francs cinquante centimes, et de revendre les deux mille feuillets que fournit la rame, en coupant chaque feuille en quatre, quelque chose comme cinquante mille francs, après toutefois y avoir écrit sur chaque feuillet cinquante lignes pleines de style et d’imagination.
Ce problème, de douze francs cinquante centimes métamorphosés en cinquante mille francs, à raison de vingt-cinq centimes chaque ligne, stimule bien des familles qui pourraient employer leurs membres utilement au fond des provinces, à les lancer dans l’enfer de Paris.
Le jeune homme, objet de cette exportation, semble [p. 205] toujours à toute sa ville avoir autant d’imagination que les plus fameux auteurs. Il a toujours fait d’excellentes études, il écrit d’assez jolis vers, il passe pour un garçon d’esprit ; enfin il est souvent coupable d’une charmante nouvelle insérée dans le journal de l’endroit, laquelle a soulevé l’admiration du département.
Comme ces pauvres parents ignoreront éternellement ce que leur fils vient apprendre à grand’peine à Paris, à savoir :
Qu’il est difficile d’être un écrivain et de connaître la langue française avant une douzaine d’années de travaux herculéens ;
Qu’il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations ;
[p. 206] Que les grands conteurs (Ésope, Lucien, Boccace, Rabelais, Cervantes, Swift, La Fontaine, Lesage, Sterne, Voltaire, Walter Scott, les Arabes inconnus desMille et Une Nuits) sont tous des hommes de génie autant que des colosses d’érudition.
Leur Adolphe fait son apprentissage en littérature dans plusieurs cafés, devient membre de la société des Gens de lettres, attaque à tort et à travers des hommes à talent qui ne lisent pas ses articles, revient à des sentiments plus doux en voyant l’insuccès de sa critique, apporte des nouvelles aux journaux qui se les renvoient comme sur des raquettes ; et, après cinq à six années d’exercices plus ou moins fatigants, d’horribles privations très-coûteuses à ses parents, ilarrive à une certaine position. [p. ill.]
Voici quelle est cette position.
Grâce à une sorte d’assurance mutuelle des faibles [p. 207] entre eux, et qu’un écrivain assez ingénieux a nommée lacamaraderie, Adolphe voit son nom souvent cité parmi les noms célèbres, soit dans les prospectus de la librairie, soit dans les annonces des journaux qui promettent de paraître.
Les libraires impriment le titre d’un de ses ouvrages à cette menteuse rubrique :sous presse, qu’on pourrait appeler la ménagerie typographique des ours4[Note de l’auteur] On appelle unoursune pièce refusée à beaucoup de théâtres, et qui finit par être représentée dans certains moments où quelque directeur éprouve le besoin d’un ours. Ce moment a nécessairement passé de la langue des coulisses dans l’argot du journalisme, et s’est appliqué aux romans qui se promènent. On devrait appeler ours blanc celui de la librairie, et les autres des ours noirs. .
On comprend quelquefois Chodoreille parmi les hommes d’espérance de la jeune littérature.
[p. 208] Adolphe de Chodoreille reste onze ans dans les rangs de la jeune littérature : il devient chauve en gardant sa distance dans la jeune littérature ; mais il finit par obtenir ses entrées aux théâtres grâce à d’obscurs travaux, à des critiques dramatiques, il essaye de se faire prendre pour unbon enfant; et à mesure qu’il perd des illusions sur la gloire, sur le monde de Paris, il gagne des dettes et des années.
Un journal aux abois lui demande un de ses ours corrigé par des amis, léché, pourléché de lustre en lustre, et qui sent la pommade de chaque genre à la mode et oublié. Ce livre devient pour Adolphe ce qu’est pour le caporal Trim ce fameux bonnet qu’il met toujours en jeu, car pendant cinq ansTout pour une Femme(titre définitif) sera l’un des plus charmants ouvrages de notre époque.
En onze ans, Chodoreille passe pour avoir publié des travaux estimables, cinq à six nouvelles dans des revues nécropoliques, dans des journaux de femmes, dans des ouvrages destinés à la plus tendre enfance.
Enfin, comme il est garçon, qu’il possède un habit, un pantalon de casimir noir, qu’il peut se déguiser quand il le veut en diplomate élégant, qu’il ne manque pas d’un certain air intelligent, il est admis dans quelques salons plus ou moins littéraires, il salue les cinq ou six académiciens qui ont du génie, de l’influence ou du talent, il peut aller chez deux ou trois de nos grands poètes, il se permet dans les cafés d’appeler par leur petit nom les deux ou trois femmes célèbres à juste titre de notre époque ; il est d’ailleurs au mieux avec les [p. 209] bas-bleus du second ordre, qui devraient être appelées des chaussettes, et il en est aux poignées de main et aux petits verres d’absinthe avec les astres des petits journaux. [p. ill.]
Ceci est l’histoire des médiocrités en tout genre, auxquelles il a manqué ce que les titulaires appellent le bonheur.
Ce bonheur, c’est la volonté, le travail continu, le mépris de la renommée obtenue facilement, une immense instruction et la patience qui, selon Buffon, serait tout le génie, mais qui certes en est la moitié.
Vous n’apercevez pas encore trace de petite misère pour Caroline. Vous croyez que cette histoire de cinq cents jeunes gens occupés à polir en ce moment les pavés de Paris est écrite en façon d’avis aux familles des quatre-vingt-six départements ; mais lisez ces deux lettres échangées entre deux amies différemment mariées, vous comprendrez qu’elle était nécessaire, autant que le récit par lequel jadis commençait tout bon mélodrame, et nommé l’avant-scène… Vous devinerez les savantes [p. 210] manœuvres du paon parisien faisant la roue au sein de sa ville natale et fourbissant dans des arrière-pensées matrimoniales les rayons d’une gloire qui, semblables à ceux du soleil, ne sont chauds et brillants qu’à de grandes distances.
[p. 211]Tu ne m’as pas encore écrit, ma chère Caroline, et c’est bien mal à toi. N’était-ce pas à la plus heureuse de commencer et de consoler celle qui restait en province !
Depuis ton départ pour Paris, j’ai donc épousé monsieur de La Roulandière, le président du tribunal. [p. ill.] Tu le connais, et tu sais si je puis être satisfaite en ayant le cœursaturéde nos idées. Je n’ignorais pas mon sort : je vis entre l’ancien président, l’oncle de mon mari, et ma belle-mère, qui de l’ancienne société parlementaire d’Aix n’a gardé que la morgue, la sévérité de mœurs. Je suis rarement seule, je ne sors [p. 212] qu’accompagnée de ma belle-mère ou de mon mari. Nous recevons tous les gens graves de la ville le soir. Ces messieurs font un whist à deux sous la fiche, et j’entends des conversations dans ce genre-ci : – Monsieur Vitremont est mort, il laisse deux cent quatre-vingt mille francs de fortune… dit le substitut, un jeune homme de quarante-sept ans, amusant comme le mistral. – Êtes-vous bien certain de cela ?…
– Cela, c’est les deux cent quatre-vingt mille francs. Un petit juge pérore, il raconte les placements, on discute les valeurs, et il est acquis à la discussion que,s’il n’y a pas deux cent quatre-vingt mille francs, on en sera bien près…
Là-dessus concert général d’éloges donnés à ce mort pour avoir tenu le pain sous clef, pour avoirplaçotéses économies, mis sou sur sou, afin probablement que toute la ville et tous les gens qui ont des successions à espérer battissent ainsi des mains en s’écriant avec admiration : – Il laisse deux cent quatre-vingt mille francs !… Et chacun a des parents malades de qui l’on dit : – Laissera-t-il quelque chose d’approchant ? et l’on discute levifcomme on a discuté lemort.
[p. 213] On ne s’occupe que des probabilités de fortune, ou des probabilités de vacance dans les places, et des probabilités de récolte.
Quand, dans notre enfance, nous regardions ces jolies petites souris blanches à la fenêtre du savetier de la rue Saint-Maclou, faisant tourner la cage ronde où elles étaient enfermées, pouvais-je savoir que ce serait une fidèle image de mon avenir ?…
Être ainsi, moi qui de nous deux agitais le plus mes ailes, dont l’imagination était la plus vagabonde ! j’ai péché plus que toi, je suis la plus punie. J’ai dit adieu à mes rêves : je suis madame la présidentegros comme le bras, et je me résigne à donner le bras à ce grand diable de monsieur de La Roulandière pendant quarante [p. 214] ans, à vivre menu de toute manière et à voir deux gros sourcils sur deux yeux vairons dans une figure jaune, laquelle ne saura jamais ce qu’est un sourire.
Mais toi, ma chère Caroline, toi qui, soit dit entre nous, étais dans lesgrandesquand je frétillais dans lespetites, toi qui ne péchais que par orgueil, à vingt-sept ans, avec deux cent mille francs de fortune, tu captures et tu captives un grand homme, un des hommes les plus spirituels de Paris, un des deux hommes à talent que notre ville ait produits !… quelle chance !
Maintenant tu te trouves dans le milieu le plus brillant de Paris. Tu peux, grâce aux sublimes priviléges du génie, aller dans tous les salons du faubourg Saint-Germain, y être bien accueillie. Tu jouis des jouissances exquises de la société des deux ou trois femmes célèbres de notre temps, où il se fait tant d’esprit, dit-on, où se disent ces mots qui nous arrivent ici comme des fusées à la Congrève. Tu vas chez le baron Schinner, de qui nous parlait tant Adolphe, où vont tous les grands artistes, tous les illustres étrangers. Enfin, dans quelque temps tu seras une des reines de Paris, si tu le veux. Tu peux aussi recevoir, tu verras chez toi les lionnes, les lions de la littérature, du grand monde et de la finance, car Adolphe nous parlait de ses amitiés illustres et de ses liaisons avec les favoris de la mode en de tels termes, que je te vois fêtée et fêtant.
Avec tes dix mille francs de rente et la succession de ta tante Carabès, avec les vingt mille francs que gagne ton mari, vous devez avoir équipage ; et, comme tu vas à tous les théâtres sans payer, comme les journalistes [p. 215] sont les héros de toutes les inaugurations ruineuses pour qui veut suivre le mouvement parisien, qu’on les invite tous les jours à dîner, tu vis comme si tu avais soixante mille francs de rente !… Ah ! tu es heureuse, toi ! aussi m’oublies-tu !
Eh bien, je comprends que tu n’as pas un instant à toi. Ton bonheur est la cause de ton silence, je te pardonne. Allons, un jour, si, fatiguée de tant de plaisirs, du haut de ta grandeur, tu penses encore à ta pauvre Claire, écris-moi, raconte-moi ce qu’est un mariage avec un grand homme… peins-moi ces grandes dames de Paris, surtout celles qui écrivent… oh ! je voudrais bien savoiren quoi elles sont faites; enfin n’oublie rien, si tu n’oublies pas que tu es aiméequand mêmepar ta pauvre
Ah ! ma pauvre Claire, si tu savais combien de petites douleurs ta lettre ingénue a réveillées, non, tu ne me l’aurais pas écrite. Aucune amie, une ennemie même, en voyant à une femme un appareil sur mille piqûres de moustiques, ne l’arrache pas pour s’amuser à les compter…
Je commence par te dire que, pour une fille de vingt-sept ans, d’une figure encore passable, mais d’une taille [p. 217] un peu trop empereur Nicolas pour l’humble rôle que je joue, je suis heureuse !… Voici pourquoi :
Adolphe, honteux des déceptions qui sont tombées sur moi comme une grêle, panse les plaies de mon amour-propre par tant d’affection, par tant de petits soins, tant de charmantes choses, qu’en vérité les femmes voudraient, en tant que femmes, trouver à l’homme qu’elles épousent des torts si profitables ; mais tous les gens de lettres (Adolphe est, hélas ! à peine un homme de lettres), qui sont des êtres non moins irritables, nerveux, changeants et bizarres que les femmes, ne possèdent pas des qualités aussi solides que celles d’Adolphe, et j’espère qu’ils n’ont pas été tous aussi malheureux que lui.
Hélas ! nous nous aimons assez toutes les deux pour que je te dise la vérité. J’ai sauvé mon mari, ma chère, d’une profonde misère habilement cachée. Loin de toucher vingt mille francs par an, il ne les a pas gagnés dans les quinze années qu’il a passées à Paris. Nous sommes logés à un troisième étage de la rue Joubert, qui nous coûte douze cents francs, et il nous reste sur nos revenus environ huit mille cinq cents francs, avec lesquels je tâche de nous faire vivre honorablement.
Je lui porte bonheur : Adolphe, depuis son mariage, a eu la direction d’un feuilleton et trouve quatre cents francs par mois dans cette occupation, qui, d’ailleurs, lui prend peu de temps. Il a dû cette place à un placement. Nous avons employé les soixante-dix mille francs de la succession de ma tante Carabès au cautionnement du journal, on nous donne neuf pour cent, et nous avons [p. 218] en outre des actions. Depuis cette affaire, conclue depuis dix mois, nos revenus ont doublé, l’aisance est venue.
Je n’ai pas plus à me plaindre de mon mariage comme affaire d’argent que comme affaire de cœur. Mon amour-propre a seul souffert, et mes ambitions ont sombré. Tu vas comprendre toutes les petites misères qui m’ont assaillie, par la première.
Adolphe nous avait paru très-bien avec la fameuse baronne Schinner, si célèbre par son esprit, par son influence, par sa fortune et par ses liaisons avec les hommes célèbres ; j’ai cru qu’il était reçu chez elle en qualité d’ami ; mon mari m’y présente, je suis reçue assez froidement. J’aperçois des salons d’un luxe effrayant ; et, au lieu de voir madame Schinner me rendre ma visite, je reçois une carte, à vingt jours de date et à une heure insolemment indue.
À mon arrivée à Paris, je me promène sur les boulevards, fière de mon grand homme anonyme ; il me donne un coup de coude et me dit en me désignant à l’avance un gros [p. 219] petit homme, assez mal vêtu : – « Voilà un tel ! » Il me nomme une des sept ou huit illustrations européennes de la France. J’apprête mon air admiratif, et je vois Adolphe saluant avec une sorte de bonheur le vrai grand homme, qui lui répond par le petit salut écourté qu’on accorde à un homme avec lequel on a sans doute à peine échangé quatre paroles en dix ans. Adolphe avait quêté sans doute un regard à cause de moi.
Il ne te connaît pas ? dis-je à mon mari. – Si, mais il m’aura pris pour un autre, me répond Adolphe.
Ainsi des poëtes, ainsi des musiciens célèbres, ainsi des hommes d’État. Mais, en revanche, nous causons pendant dix minutes devant quelque passage avec messieurs Armand du Cantal, Georges Beaunoir, Félix Verdoret, de qui tu n’as jamais entendu parler. Mesdames Constantine Ramachard, Anaïs Crottat et Lucienne Vouillon viennent nous voir et me menacent de leur amitiébleue. Nous recevons à dîner des directeurs de journaux [p. 220] inconnus dans notre province. Enfin, j’ai eu le douloureux bonheur de voir Adolphe refusant une invitation à une soirée de laquelle j’étais exclue.
Oh ! ma chère, le talent est toujours la fleur rare, croissant spontanément, et qu’aucune horticulture de serre chaude ne peut obtenir. Je ne m’abuse point : Adolphe est une médiocrité connue, jaugée ; il n’a pas d’autre chance, comme il le dit, que de se caser dans lesutilitésde la littérature. Il ne manquait pas d’esprit à Viviers ; mais, pour être un homme d’esprit à Paris, on doit posséder tous les genres d’esprit à des doses désespérantes.
J’ai pris de l’estime pour Adolphe ; car, après quelques petits mensonges, il a fini par m’avouer sa position, et, sans s’humilier outre mesure, il m’a promis le bonheur. Il espère arriver, comme tant de médiocrités, à une place quelconque, à un emploi de sous-bibliothécaire, à une gérance de journal. Qui sait si nous ne le ferons pas nommer député plus tard à Viviers.
[p. 221] Nous vivons obscurément ; nous avons cinq ou six amis et amies qui nous conviennent, et voilà cette brillante existence que tu dorais de toutes les splendeurs sociales.
De temps en temps j’essuie quelque bourrasque, j’attrape quelque coup de langue. Ainsi, hier, à l’Opéra, dans le foyer, où je me promenais, j’entends un des plus méchants hommes d’esprit, Léon de Lora, disant à l’un de nos plus célèbres critiques : – Avouez qu’il faut être bien Chodoreille pour aller découvrir au bord du Rhône le peuplier de la Caroline ! – Bah ! a répondu l’autre, il est bourgeonné. Ils avaient entendu mon mari me donnant mon petit nom. Et moi, qui passais pour belle à Viviers, qui suis grande, bien faite et encore assez grasse pour faire le bonheur d’Adolphe !… Voilà comment j’apprends qu’il en est à Paris de la beauté des femmes comme de l’esprit des hommes de province.
Enfin, si c’est là ce que tu veux savoir, je ne suis rien ; mais si tu veux apprendre jusqu’où va ma philosophie, eh bien ! je suis assez heureuse d’avoir rencontré dans mon faux grand homme un homme ordinaire.
Adieu, chère amie, de nous deux, comme tu le vois, c’est encore moi qui, malgré mes déceptions et les petites misères de ma vie, suis la mieux partagée ; Adolphe est jeune, et c’est un homme charmant.
La réponse de Claire, entre autres phrases, contenait [p. 222] celle-ci : « J’espère que le bonheur anonyme dont tu jouis se continuera, grâce à ta philosophie. » Claire, comme toutes les amies intimes, se vengeait de son président sur l’avenir d’Adolphe.
(Lettre trouvée dans un coffret, un jour qu’elle me fit long-temps attendre en son cabinet pendant qu’elle essayait de renvoyer une amie importune qui n’entendait pas le français sous-entendu dans le jeu de la physionomie et dans l’accent des paroles. J’attrapai un rhume, mais j’eus cette lettre.)
Cette note pleine de fatuité se trouvait sur un papier que les clercs de notaire jugèrent sans importance lors de [p. 224] l’inventaire de feu monsieur Ferdinand de Bourgarel, que la politique, les arts, les amours ont eu la douleur de pleurer récemment, et en qui la grande maison des Borgarelli de Provence a fini, car Bourgarel est, comme on sait, la corruption de Borgarelli, comme les Girardin français celle des Ghérardini de Florence.
Un lecteur intelligent reconnaîtra sans peine à quelle époque de la vie d’Adolphe et de Caroline se rapporte cette lettre.
Je croyais me trouver heureuse en épousant un artiste [p. ill.] aussi supérieur par ses talents que par ses moyens personnels, également grand et comme caractère et comme esprit, plein de connaissances, en voie de s’élever par la route publique sans être obligé d’aller dans les chemins tortueux de l’intrigue ; enfin tu connais Adolphe, tu l’as apprécié : je suis aimée, il est père, j’idolâtre [p. 225] nos enfants. Adolphe est excellent pour moi, je l’aime et je l’admire ; mais, ma chère, dans ce complet bonheur, il se trouve une épine. Les roses sur lesquelles je suis couchée ont plus d’un pli. Dans le cœur des femmes, les plis deviennent promptement des blessures. Ces blessures saignent bientôt, le mal augmente, on souffre, la souffrance éveille des pensées, les pensées s’étalent et se changent en sentiment. Ah ! ma chère, tu le sauras, et c’est cruel à se dire, mais nous vivons autant par la vanité que par l’amour. Pour ne vivre que d’amour, il faudrait ne pas habiter Paris. Que nous importerait de n’avoir qu’une robe de percale blanche, si l’homme que nous aimons ne voyait pas d’autres femmes mises autrement, plus élégamment que nous, et inspirant des idées par leurs manières, par un ensemble de petites choses qui font de grandes passions ? La vanité, ma chère, est chez nous cousine germaine de la jalousie, de cette belle et noble jalousie qui consiste à ne pas laisser envahir son empire, à être seule dans une âme, à passer notre vie tout heureuse dans un cœur. Eh bien ! ma vanité de femme souffre. Quelque petites que soient ces misères, j’ai malheureusement appris qu’il n’y a pas de petites misères en ménage. Oui, tout s’y agrandit par le contact incessant des sensations, des désirs, des idées. Voilà le secret de cette tristesse où tu m’as surprise, et que je ne voulais pas expliquer. Ce point est un de ceux où la parole va trop loin, et où l’écriture retient du moins la pensée en la fixant. Il y a des effets de perspective morale si différents entre ce qui se dit et ce qui s’écrit ! Tout est si solennel et si grave sur le papier ! On ne commet [p. 226] plus aucune imprudence. N’est-ce pas là ce qui fait un trésor d’une lettre où l’on s’abandonne à ses sentiments ? Tu m’aurais crue malheureuse, je ne suis que blessée. Tu m’as trouvée seule, au coin de mon feu, sans Adolphe. Je venais de coucher mes enfants, ils dormaient.Adolphe, pour la dixième fois, était invité dans un monde où je ne vais pas, où l’on veut Adolphe sans sa femme. Il est des salons où il va sans moi, comme il est une foule de plaisirs auxquels on le convie sans moi. S’il se nommait monsieur de Navarreins et que je fusse une d’Espard, jamais le monde ne penserait à nous séparer, on nous voudrait toujours ensemble. Ses habitudes sont prises, il ne s’aperçoit pas de cette humiliation qui oppresse le cœur. D’ailleurs, s’il soupçonnait cette petite souffrance que j’ai honte de ressentir, il laisserait là le monde, il deviendrait plus impertinent que ne le sont [p. 227] envers moi ceux ou celles qui me séparent de lui. Mais il entraverait sa marche, il se ferait des ennemis, il se créerait des obstacles en m’imposant à des salons qui me feraient alors directement mille maux. Je préfère donc mes souffrances à ce qui nous adviendrait dans le cas contraire. Adolphe arrivera ! il porte mes vengeances dans sa belle tête d’homme de génie. Un jour, le monde me payera l’arriéré de tant d’injures. Mais quand ? Peut-être aurai-je alors quarante-cinq ans. Ma belle jeunesse se sera passée au coin de mon feu, avec cette pensée. Adolphe rit, il s’amuse, il voit de belles femmes, il cherche à leur plaire, et tous ces plaisirs ne viennent pas de moi.
Peut-être à ce métier finira-t-il par se détacher de moi !
Personne ne souffre, d’ailleurs, impunément le mépris, et je me sens méprisée, quoique jeune, belle et vertueuse. D’ailleurs, puis-je empêcher ma pensée de courir ? Puis-je réprimer mes rages en sachant Adolphe à dîner en ville sans moi ? je ne jouis pas de ses triomphes, je n’entends pas ses mots spirituels ou profonds, dits pour d’autres ! Je ne saurais me contenter des réunions bourgeoises d’où il m’a tirée en me trouvant distinguée, [p. 228] riche, jeune, belle et spirituelle. C’est là un malheur, il est irréparable.
Enfin, il suffit que, par une cause quelconque, je ne puisse entrer dans un salon, pour désirer y aller. Rien n’est plus conforme aux habitudes du cœur humain. Les anciens avaient bien raison avec leurs gynécées. La collision des amours-propres de femmes qu’a produite leur réunion, qui ne date pas de plus de quatre siècles, a coûté bien des chagrins à notre temps et coûté de bien sanglants débats aux sociétés.
Enfin, ma chère, Adolphe est bien fêté quand il revient chez lui ; mais aucune nature n’est assez forte pour attendre avec la même ardeur toutes les fois. Quel lendemain que celui de la soirée où il sera moins bien reçu !
Vois-tu ce qu’il y a dans le pli dont je te parlais ? Un pli du cœur est un abîme comme un pli de terrain dans les Alpes : à distance, on ne s’en figurerait jamais la profondeur ni l’étendue. Il en est ainsi entre deux êtres, quelle que soit leur amitié. On ne soupçonne jamais la gravité du mal chez son amie. Ceci semble peu de chose, et néanmoins la vie en est atteinte dans toute sa profondeur et sur toute sa longueur.
Je me suis raisonnée ; mais plus je me faisais de raisonnements, plus je me prouvais à moi-même l’étendue de cette petite douleur. Je me laisse donc aller au courant de la souffrance.
Deux Voix se disputent le terrain, quand, par un hasard encore rare heureusement, je suis seule dans mon fauteuil attendant Adolphe.
[p. 229] L’une, je le gagerais, sort duFaustd’Eugène Delacroix, que j’ai sur ma table. Méphistophélès parle, le terrible valet qui dirige si bien les épées, il a quitté la gravure et se pose diaboliquement devant moi, riant par la fente que ce grand peintre lui a mise sous le nez, et me regardant de cet œil d’où tombent des rubis, des diamants, des carrosses, des métaux, des toilettes, des soieries cramoisies et mille délices qui brûlent.
– N’es-tu pas faite pour le monde ? Tu vaux la plus belle des plus belles duchesses ; ta voix est celle d’une sirène, tes mains commandent le respect et l’amour !… Oh ! comme ton bras chargé de bracelets se déploierait bien sur le velours de ta robe ! Tes cheveux sont des chaînes qui enlaceraient tous les hommes ; et tu pourrais mettre tous ces triomphes aux pieds d’Adolphe, lui [p. 230] montrer ta puissance et n’en jamais user ! Il aurait des craintes là où il vit dans une certitude insultante. Allons ! viens ! avale quelques bouffées de mépris, tu respireras des nuages d’encens. Ose régner ! N’es-tu pas vulgaire au coin de ton feu ? Tôt ou tard la jolie épouse, la femme aimée mourra, si tu continues ainsi, dans sa robe de chambre ! Viens, et tu perpétueras ton empire par l’emploi de la coquetterie ? Montre-toi dans les salons, et ton joli pied marchera sur l’amour de tes rivales.
L’autre Voix sort de mon chambranle de marbre blanc, qui s’agite comme une robe. Je crois voir une vierge divine couronnée de roses blanches, une palme verte à la main. Deux yeux bleus me sourient.
[p. 231] Cette Vertu si simple me dit : – Reste ! sois toujours bonne, rends cet homme heureux, c’est là toute ta mission. La douceur des anges triomphe de toute douleur. La foi dans soi-même a fait recueillir aux martyrs du miel sur les brasiers de leurs supplices. Souffre un moment ; après, tu seras heureuse.
Quelquefois, Adolphe revient en cet instant, et je suis heureuse. Mais, ma chère, je n’ai pas autant de patience que d’amour ; il me prend des envies de mettre en pièces les femmes qui peuvent aller partout, et dont la présence est désirée autant par les hommes que par les femmes. Quelle profondeur dans ce vers de Molière :
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose !
Tu ne connais pas cette petite misère, heureuse Mathilde ; tu es une femme bien née ! Tu peux beaucoup pour moi. Songes-y ! Je puis t’écrire là ce que je n’osais te dire. Tes visites me font grand bien, viens souvent voir ta pauvre
– Hé ! bien, dis-je au clerc, savez-vous ce qu’a été cette lettre pour feu Bourgarel.
[p. 232] – Non.
– Une lettre de change.
Ni le clerc, ni le patron n’ont compris. Comprenez-vous, vous ?
Oui, ma chère, il vous arrivera, dans l’état de mariage, des choses dont vous vous doutez très-peu ; mais il vous en arrivera d’autres dont vous vous doutez encore moins. Ainsi…
[p. 234] L’auteur (peut-on dire ingénieux ?)qui castigat ridendo mores, et qui a entreprisLes Petites Misères de la Vie conjugale, n’a pas besoin de faire observer qu’ici par prudence, il a laissé parlerune femme comme il faut, et qu’il n’accepte pas la responsabilité de la rédaction, tout en professant la plus sincère admiration pour la charmante personne à laquelle il doit la connaissance de cette petite misère.
– Ainsi… dit-elle.
Cependant, il éprouve la nécessité d’avouer que cette personne n’est ni madame Foullepointe, ni madame de Fischtaminel, ni madame Deschars.
Madame Deschars est trop collet-monté, madame Foullepointe est trop absolue dans son ménage, elle sait cela d’ailleurs, que ne sait-elle pas ? elle est aimable, elle voit la bonne compagnie, elle tient à ce qu’il y a de mieux ; on lui passe la vivacité de ses traits d’esprit, comme, sous Louis XIV, on passait à madame Cornuel ses mots. On lui passe bien des choses : il y a des femmes qui sont les enfants gâtés de l’opinion.
Quant à madame de Fischtaminel, qui d’ailleurs est en cause, comme on va le voir ; incapable de se livrer à la moindre récrimination, elle récrimine en faits, elle s’abstient de paroles.
Nous laissons à chacun la liberté de penser que cette interlocutrice est Caroline, non pas la niaise Caroline des premières années, mais Caroline devenue femme de trente ans.
[p. 235] – Ainsi vous aurez, s’il plaît à Dieu, des enfants…
– Madame, lui dis-je, ne mettons point Dieu dans ceci, à moins que ce mot ne soit une allusion…
– Vous êtes un impertinent, me dit-elle, on n’interrompt point une femme…
– Quand elle s’occupe d’enfants, je le sais ; mais il ne faut pas, madame, abuser de l’innocence des jeunes personnes. Mademoiselle va se marier, et, si elle comptait sur cette intervention de l’Être-Suprême, elle serait induite dans une profonde erreur. Nous ne devons pas tromper la jeunesse. Mademoiselle a passé l’âge où l’on dit aux jeunes personnes que le petit frère a été trouvé sous un chou.
[p. 236] – Vous voulez me faire dire des sottises, reprit-elle en souriant et montrant les plus belles dents du monde, je ne suis pas assez forte pour lutter contre vous, je vous prie de me laisser continuer avec Joséphine. Que te disais-je ?
– Que, si je me marie, j’aurai des enfants, dit la jeune personne.
– Eh ! bien, je ne veux pas te peindre les choses en noir, mais il est extrêmement probable que chaque enfant te coûtera une dent. À chaque enfant j’ai perdu une dent.
– Heureusement, lui dis-je, que chez vous cette misère a été plus que petite, elle a été minime (les dents perdues étaient de côté). Mais remarquez, mademoiselle, que cette petite misère n’a pas un caractère normal. La misère dépend de l’état et de la situation de la dent. Si votre enfant détermine la chute d’une dent qui vous faisait souffrir, d’une mauvaise dent, d’une dent cariée, [p. 237] vous avez le bonheur d’avoir un enfant de plus et une mauvaise dent de moins. Ne confondons pas les bonheurs avec les misères. Ah ! si vous perdiez une de vos bellespalettes… Encore y a-t-il plus d’une femme qui échangerait la plus magnifique incisive contre un bon gros garçon !
– Hé ! bien, reprit-elle en s’animant, au risque de te faire perdre tes illusions, pauvre enfant, je vais t’expliquer une petite misère, une grande ! Oh ! c’est atroce ! Je ne sortirai pas des chiffons auxquels monsieur nous renvoie…
Je protestai par un geste.
– J’étais mariée depuis environ deux ans, dit-elle en continuant, et j’aimais mon mari ; je suis revenue de mon erreur, je me suis conduite autrement pour son bonheur et pour le mien ; je puis me vanter d’avoir l’un des plus heureux ménages de Paris. Enfin, ma chère, j’aimais le monstre, je ne voyais que lui dans le monde. Déjà, plusieurs fois, mon mari m’avait dit : – Ma petite, les jeunes personnes ne savent pas très-bien se mettre, ta mère aimait à te fagoter, elle avait ses raisons. Si tu veux me croire, prends modèle sur madame de Fischtaminel, elle a bon goût. Moi, bonne bête du bon Dieu, je n’y entendais point malice. Un jour, en revenant d’une soirée, il me dit : – As-tu vu comme madame de Fischtaminel était mise ? – Oui, pas mal. En moi-même, je me dis : Il me parle toujours de madame de Fischtaminel, il faut que je me mette absolument comme elle. J’avais bien remarqué l’étoffe, la façon de la robe et l’ajustement des moindres accessoires. Me voilà tout heureuse, trottant, [p. 238] allant, mettant tout en mouvement pour me procurer les mêmes étoffes. Je fais venir la même couturière. – Vous habillez madame de Fischtaminel ? lui dis-je. – Oui, madame. – Eh ! bien, je vous prends pour ma couturière, mais à une condition : vous voyez que j’ai fini par trouver l’étoffe de sa robe, je veux que vous me fassiez la mienne absolument pareille à la sienne. J’avoue que je ne fis pas attention tout d’abord au sourire assez fin de la couturière, je le vis cependant, et plus tard je me l’expliquai. Pareille, lui dis-je ; mais à s’y méprendre !
– Oh ! dit l’interlocutrice en s’interrompant et me regardant, vous nous apprenez à être comme des araignées au centre de leur toile, à tout voir sans avoir l’air d’avoir vu, à chercher l’esprit de toute chose, à étudier les mots, les gestes, les regards ! Vous dites : Les femmes sont bien fines ! Dites donc : Les hommes sont bien faux !
[p. 239] – Ce qu’il m’a fallu de soins, de pas et de démarches pour arriver à être le sosie de madame de Fischtaminel !… – Enfin, c’est nos batailles à nous, ma petite, dit-elle en continuant et revenant à mademoiselle Joséphine. Je ne trouvais pas un certain petit châle de cou, brodé : une merveille ! enfin, je finis par découvrir qu’il a été fait exprès. Je déniche l’ouvrière, je lui demande un châle pareil à celui de madame de Fischtaminel. Une bagatelle ! cent cinquante francs. Il avait été commandé par un monsieur qui l’avait offert à madame de Fischtaminel. Mes économies y passent. Nous sommes toutes, nous autres Parisiennes, extrêmement tenues en bride à l’article toilette. Il n’est pas un homme de cent mille livres de rente à qui le whist ne coûte dix mille francs par hiver, qui ne trouve sa femme dépensière et ne redoute ses chiffons ! Mes économies, soit ! me disais-je. J’avais une petite fierté de femme qui aime : je ne voulais pas lui parler de cette toilette, je voulais lui en faire une surprise, bécasse que [p. 240] j’étais ! Oh ! comme vous nous enlevez notre sainte niaiserie !…
Ceci fut encore dit pour moi qui n’avais rien enlevé à cette dame, ni dent, ni quoi que ce soit des choses nommées et innommées qu’on peut enlever à une femme.
– Ah ! il faut te dire, ma chère, qu’il me menait chez madame de Fischtaminel, où je dînais même assez souvent. J’entendais cette femme disant : – Mais elle est bien, votre femme ! Elle avait avec moi un petit ton de protection que je souffrais ; mon mari me souhaitait d’avoir l’esprit de cette femme et sa prépondérance dans le monde. Enfin ce phénix des femmes était mon modèle, je l’étudiais, je me donnais un mal horrible à n’être pas moi-même… Oh ! mais c’est un poëme qui ne peut être compris que par nous autres femmes ! Enfin, le jour de mon triomphe arrive. Vraiment le cœur me battait de joie, j’étais comme un enfant ! tout ce qu’on est à vingt-deux ans. Mon mari m’allait venir prendre pour une promenade aux Tuileries ; il entre, je le regarde toute joyeuse, il ne remarque rien… Eh bien ! je puis l’avouer aujourd’hui, ce fut un de ses affreux désastres… Non, je n’en dirai rien, monsieur que voici se moquerait.
Je protestai par un autre geste.
– Ce fut, dit-elle en continuant (une femme ne renonce jamais à ne pas tout dire), de voir s’écrouler un édifice bâti par une fée. Pas la moindre surprise. Nous montons en voiture. Adolphe me voit triste, il me demande ce que j’ai ; je lui réponds comme nous répondons quand nous avons le cœur serré par ces petites misères : – Rien ! Et il prend son lorgnon, et il lorgne les passants le long des [p. 241] Champs-Élysées, nous devions faire un tour de Champs-Élysées avant de nous promener aux Tuileries. Enfin, l’impatience me prend, j’avais un petit mouvement de fièvre et, quand je rentre, je me compose pour sourire. – Tu ne m’as rien dit de ma toilette ? – Tiens, c’est vrai, tu as une robe à peu près pareille à celle de madame de Fischtaminel. Il tourne sur ses talons et s’en va. Le lendemain, je boudais un peu, vous le pensez bien. Arrive, au moment où nous avions fini de déjeuner dans ma chambre au coin de mon feu, je m’en souviendrai toujours, arrive l’ouvrière qui venait chercher le prix du petit châle de cou, je la paye ; elle salue mon mari comme si elle le connaissait. Je cours après elle sous prétexte de lui faire acquitter sa note, et je lui dis : – Vous lui avez fait payer moins cher le châle de madame de Fischtaminel. – Je vous jure, madame, que c’est le même prix, monsieur n’a pas marchandé. Je suis revenue dans ma chambre, et j’ai trouvé mon mari sot comme…
[p. 242]Elle s’arrêta, reprit : – Comme un meunier qu’on vient de faire évêque. – Je comprends, mon ami, que je ne serai jamais qu’à peu près pareille à madame de Fischtaminel. – Je vois ce que tu veux me dire à propos de ce châle ! Eh bien, oui, je le lui ai offert pour le jour de sa fête. Que veux-tu ? nous avons été très-amis autrefois… – Ah ! vous avez été jadis encore plus liés qu’aujourd’hui ? Sans répondre à cela, il me dit : –Mais c’est purement moral. Il prit son chapeau, s’en alla, et me laissa seule sur cette belle déclaration des droits de l’homme. Il ne revint pas pour dîner, et rentra fort tard. Je vous le jure, je restai dans ma chambre à pleurer comme une Madeleine, au coin de mon feu. Je vous permets de vous moquer de moi, dit-elle en me regardant, mais je pleurai sur mes illusions de jeune mariée, je pleurai de dépit d’avoir été prise pour une dupe. Je me rappelai le sourire de la couturière ! Ah ! ce sourire me remit en mémoire les sourires de bien des femmes qui riaient de me voir petite fille chez madame de Fischtaminel ; je pleurai sincèrement. Jusque-là je pouvais croire à bien des choses qui n’existaient plus chez mon mari, mais que [p. 243] les jeunes femmes s’obstinent à supposer. Combien de grandes misères dans cette petite misère ! Vous êtes de grossiers personnages ! Il n’y a pas une femme qui ne pousse la délicatesse jusqu’à broder des plus jolis mensonges le voile avec lequel elle vous couvre son passé, tandis que vous autres… Mais je me suis vengée.
– Madame, lui dis-je, vous allez trop instruire mademoiselle.
– C’est vrai, dit-elle, je vous dirai la fin dans un autre moment.
– Ainsi, mademoiselle, vous le voyez, dis-je, vous croyez acheter un châle, et vous vous trouvez une petite misère sur le cou ; si vous vous le faites donner…
– C’en est une grande, dit la femme comme il faut. Restons-en là.
La morale de cette fable est qu’il faut porter son châle sans y trop réfléchir. Les anciens prophètes appelaient déjà ce monde une vallée de misère. Or, dans ce temps les Orientaux avaient, avec la permission des autorités constituées, de jolies esclaves, outre leurs femmes ! Comment appellerons-nous la vallée de la Seine entre le Calvaire et Charenton, où la loi ne permet qu’une seule femme légitime ?
Vous comprenez que je me mis à mâchonner le bout de ma canne, à consulter la corniche, à regarder le feu, à examiner le pied de Caroline, et je tins bon jusqu’à ce que la demoiselle à marier fût partie.
– Vous m’excuserez, lui dis-je, je suis resté chez vous, [p. 246] malgré vous peut-être ; mais votre vengeance perdrait à être dite plus tard, et si elle a constitué pour votre mari quelque petite misère, il y a pour moi grand intérêt à la connaître, et vous saurez pourquoi…
– Ah ! dit-elle, ce mot :c’est purement moral! donné comme excuse, m’avait choquée au dernier point. Belle consolation de savoir que j’étais dans son ménage un meuble, une chose ; que je trônais entre les ustensiles de cuisine, de toilette et les ordonnances de médecin ; que l’amour conjugal était assimilé aux pilules digestives, au sirop de mou de veau, à la moutarde blanche ; que madame de Fischtaminel avait à elle l’âme de mon mari, ses admirations, et charmait son esprit, tandis que j’étais une sorte de nécessité purement physique ! Que pensez-vous d’une femme ravalée jusqu’à devenir quelque chose comme la soupe et le bouilli, sans persil, bien entendu ? Oh ! dans cette soirée, je fis une catilinaire…
– Dites une philippique.
– Je dirai tout ce que vous voudrez, car j’étais furieuse, et je ne sais plus tout ce que j’ai crié dans le désert de ma chambre à coucher. Croyez-vous que cette opinion que les maris ont de leur femme, que le rôle qu’ils nous donnent, ne soient pas pour nous une étrange misère ? Nos petites misères, à nous, sont toujours grosses d’une grande misère. Enfin il fallait une leçon à mon Adolphe. Vous connaissez le vicomte de Lustrac, un amateur effréné de femmes, de musique, un gourmet, un de ces ex-beaux [p. 247] de l’empire qui vivent sur leurs succès printaniers, et qui se cultivent eux-mêmes avec des soins excessifs, pour obtenir des regains. [p. ill.]
– Oui, lui dis-je, un de ces gens pincés, corsés, busqués à soixante ans, qui abusent de la finesse de leur taille, et sont capables d’en remontrer aux jeunes dandies.
– Monsieur de Lustrac, reprit-elle, est égoïste comme un roi ; mais galant, prétentieux, malgré sa perruque noire comme du jais.
– Il se teint aussi les favoris.
– Il va le soir dans dix salons ; il papillonne.
– Il donne d’excellents dîners, des concerts, et protége des cantatrices encore neuves…
– Il prend le mouvement pour la joie.
[p. 248] – Oui, mais il s’enfuit à tire-d’aile dès que le chagrin poind quelque part. Vous êtes en deuil, il vous fuit. Vous accouchez, il attend les relevailles pour venir vous voir : il est d’une franchise mondaine, d’une intrépidité sociale qui méritent l’admiration.
– Mais n’y a-t-il pas du courage à être ce qu’on est ? lui demandai-je.
– Hé ! bien, reprit-elle après avoir échangé nos observations, ce jeune vieillard, cet Amadis omnibus, que nous avons nommé entre nous le chevalierPetit-Bon-Homme-vit-encore, devint l’objet de mes admirations.
– Il y avait de quoi ! un homme capable de faire à lui tout seul sa figure et ses succès !
– Je lui fis quelques-unes de ces avances qui ne compromettent jamais une femme, je lui parlai du bon goût de ses derniers gilets, de ses cannes, et il me trouva de la dernière amabilité. Moi, je trouvai mon chevalier de la dernière jeunesse ; il vint me voir ; je minaudai, je feignis d’être malheureuse en ménage, d’avoir des chagrins. Vous savez ce que veut dire une femme en parlant de ses chagrins, en se prétendant peu comprise. Ce vieux singe me répondit beaucoup mieux qu’un jeune homme, j’eus mille peines à ne pas rire en l’écoutant. « Ah ! voilà les maris, ils ont la plus mauvaise politique, ils respectent leur femme, et toute femme est, tôt ou tard, furieuse de se voir respectée, et sans l’éducation secrète à laquelle [p. 249] elle a droit. Vous ne devez pas vivre, une fois mariée, comme une petite pensionnaire », etc. Il se tortillait, il se penchait, il était horrible ; il avait l’air d’une figure de bois de Nuremberg, il avançait le menton, il avançait sa chaise, il avançait la main… Enfin, après bien des marches, des contre-marches, des déclarations angéliques…
– Bah !
– Oui,Petit-Bon-Homme-vit-encoreavait abandonné le classique de sa jeunesse pour le romantisme à la mode ; il parlait d’âme, d’ange, d’adoration, de soumission, il devenait d’un éthéré bleu-foncé. Il me conduisait à l’Opéra et me mettait en voiture. Ce vieux jeune homme allait là [p. 250] où j’allais, il redoublait de gilets, il se serrait le ventre, il mettait son cheval au grand galop pour rejoindre et accompagner ma voiture au bois ; il me compromettait avec une grâce de lycéen, il passait pour fou de moi ; je me posais en cruelle, mais j’acceptais son bras et ses bouquets. On causait de nous. J’étais enchantée ! J’arrivai bientôt à me faire surprendre par mon mari, le vicomte sur mon canapé, dans mon boudoir, me tenant les mains et moi l’écoutant avec une sorte de ravissement extérieur. C’est inouï ce que l’envie de nous venger nous fait dévorer ! Je parus contrariée de voir entrer mon mari, qui, le vicomte parti, me fit une scène : – Je vous assure, monsieur, lui dis-je après avoir écouté ses reproches, que c’estpurement moral. Mon mari comprit, et n’alla plus [p. 251] chez madame de Fischtaminel. Moi, je ne reçus plus monsieur de Lustrac.
– Mais, lui dis-je, Lustrac, que vous prenez, comme beaucoup de personnes, pour un célibataire, est veuf et sans enfants.
– Bah !
– Aucun homme n’a plus profondément enterré sa femme, Dieu ne la retrouvera pas au jugement dernier. Il s’est marié avant la révolution, et votrepurement moralme rappelle un mot de lui que je ne puis me dispenser de vous répéter. Napoléon nomma Lustrac à des fonctions importantes, dans un pays conquis : madame de Lustrac, abandonnée pour l’administration, prit, quoique ce fût purement moral, pour ses affaires particulières un secrétaire intime ; mais elle eut le tort de le choisir sans en prévenir son mari. Lustrac rencontra ce secrétaire à une heure excessivement matinale et fort ému, car il s’agissait d’une discussion assez vive, dans la chambre de sa femme. La ville ne demandait qu’à rire de son gouvernement, et cette aventure fit un tel tapage que Lustrac demanda lui-même son rappel à l’Empereur. Napoléon tenait à la moralité de ses représentants, et la sottise selon lui devait déconsidérer un homme. Vous savez que l’Empereur, entre toutes ses passions malheureuses, a eu celle de vouloir moraliser sa cour et son gouvernement. La demande de Lustrac fut donc admise, mais sans compensation. Quand il vint à Paris, il y reparut dans son hôtel, avec sa femme ; il la [p. 252] conduisit dans le monde, ce qui, certes, est conforme aux coutumes aristocratiques les plus élevées ; mais il y a toujours des curieux. On demanda raison de cette chevaleresque protection. – Vous êtes donc remis, vous et madame de Lustrac, lui dit-on au foyer du théâtre de l’Impératrice, vous lui avez tout pardonné. Vous avez bien fait. – Oh ! dit-il d’un air satisfait, j’ai acquis la certitude… – Ah ! bien, de son innocence, vous êtes dans les règles. – Non, je suis sûr que c’était purement physique.
Caroline sourit.
– L’opinion de votre adorateur réduit cette grande misère à n’en être, en ce cas, comme dans le vôtre, qu’une très-petite.
– Une petite misère !… s’écria-t-elle, et pour quoi prenez-vous les ennuis de coqueter avec un monsieur de Lustrac de qui je me suis fait un ennemi ! Allez ! les [p. 253] femmes paient souvent bien cher les bouquets qu’on leur donne et les attentions qu’on leur prodigue. Monsieur de Lustrac a dit de moi à monsieur de Bourgarel5[Note de l’auteur] Le même Ferdinand de Bourgarel, que la politique, les arts et les amours ont eu la douleur de pleurer récemment, selon le discours prononcé sur sa tombe par Adolphe. : – Je ne te conseille pas de faire la cour à cette femme-là, elle est trop chère…
Vous me demandez, ma chère maman, si je suis heureuse avec mon mari. Assurément monsieur de Fischtaminel n’était pas l’être de mes rêves. Je me suis soumise à votre volonté, vous le savez. La fortune, cette raison suprême, parlait d’ailleurs assez haut. Ne pas déroger, épouser monsieur le comte de Fischtaminel doué de trente mille francs de rentes, et rester à Paris, vous aviez bien des forces contre votre pauvre fille. Monsieur de Fischtaminel, enfin, est un joli homme pour un homme de trente-six ans ; il est décoré par Napoléon sur le champ de bataille, il est ancien colonel, et sans la Restauration, qui l’a mis en [p. 256] demi-solde, il serait général : voilà des circonstances atténuantes.
Beaucoup de femmes trouvent que j’ai fait un bon mariage, et je dois convenir que toutes les apparences du bonheur y sont… pour la société. Mais avouez que, si vous aviez sur le retour de mon oncle Cyrus et ses intentions de me laisser sa fortune, vous m’auriez donné le droit de choisir.
Je n’ai rien à dire contre monsieur de Fischtaminel : il n’est pas joueur, les femmes lui sont indifférentes, il n’aime point le vin, il n’a pas de fantaisies ruineuses ; il possède, comme vous le disiez, toutes les qualités négatives qui font les maris passables ; mais qu’a-t-il ? Eh bien ! chère maman, il est inoccupé. Nous sommes ensemble pendant toute la sainte journée !… Croiriez-vous [p. 257] que c’est pendant la nuit, quand nous sommes le plus réunis, que je puis être le moins avec lui. Je n’ai que son sommeil pour asile, ma liberté commence quand il dort. Non, cette obsession me causera quelque maladie. Je ne suis jamais seule. Si monsieur de Fischtaminel était jaloux, il y aurait de la ressource. Ce serait alors une lutte, une petite comédie ; mais comment l’aconit de la jalousie aurait-il poussé dans son âme ? il ne m’a pas quittée depuis notre mariage. Il n’éprouve aucune honte à s’étaler sur un divan et il y reste des heures entières.
Deux forçats rivés à la même chaîne ne s’ennuient pas, ils ont à méditer leur évasion ; mais nous n’avons aucun sujet de conversation, nous nous sommes tout dit. Enfin il en était, il y a quelque temps, réduit à parler politique. La politique est épuisée, Napoléon [p. 258] étant, pour mon malheur, décédé, comme on sait, à Sainte-Hélène.
Monsieur de Fischtaminel a la lecture en horreur. S’il me voit lisant, il arrive et me demande dix fois dans une demi-heure : – Nina, ma belle, as-tu fini ?
J’ai voulu persuader à cet innocent persécuteur de monter à cheval tous les jours, et j’ai fait intervenir la suprême considération pour les hommes de quarante ans, sa santé ! Mais il m’a dit qu’après avoir été pendant douze ans à cheval, il éprouvait le besoin de repos.
Mon mari, ma chère mère, est un homme qui vous absorbe, il consomme le fluide vital de son voisin, il a l’ennui gourmand : il aime à être amusé par ceux qui viennent nous voir, et après cinq ans de mariage nous n’avons plus personne : il ne vient ici que des gens dont les intentions sont évidemment contraires à son honneur, et qui tentent, sans succès, de l’amuser, afin de conquérir le droit d’ennuyer sa femme.
Monsieur de Fischtaminel, ma chère maman, ouvre cinq ou six fois par heure la porte de ma chambre, ou de la pièce où je me réfugie, et il vient à moi d’un air effaré, me demandant : – Eh bien ! que fais-tu donc, ma belle ? (le mot de l’Empire) sans s’apercevoir de la répétition de cette question, qui pour moi devient comme la pinte que versait autrefois le bourreau dans la torture de l’eau.
Autre supplice ! Nous ne pouvons plus nous promener. La promenade sans conversation, sans intérêt, est impossible. Mon mari se promène avec moi pour se [p. 259] promener, comme s’il était seul. On a la fatigue sans avoir le plaisir.
De notre lever à notre déjeuner, l’intervalle est rempli par ma toilette, par les soins du ménage, je puis encore supporter cette portion de la journée ; mais du déjeuner au dîner, c’est une lande à labourer, un désert à traverser. L’inoccupation de mon mari ne me laisse pas un instant de repos, il m’assomme de son inutilité, son inoccupation me brise. Ses deux yeux ouverts à toute heure sur les miens me forcent à tenir mes yeux baissés. Enfin ses monotones interrogations :
– Quelle heure est-il, ma belle ?
– Que fais-tu donc là ?
– À quoi penses-tu ?
– Que comptes-tu faire ?
– Où irons-nous ce soir ?
– Quoi de nouveau ?
– Oh ! quel temps !
– Je ne vais pas bien, etc. ;
Toutes ces variations de la même chose (le point d’interrogation), qui composent le répertoire Fischtaminel, me rendront folle.
Ajoutez à ces flèches de plomb incessamment décochées un dernier trait qui vous peindra mon bonheur, et vous comprendrez ma vie.
Monsieur de Fischtaminel, parti sous-lieutenant en 1799, à dix-huit ans, n’a d’autre éducation que celle due à la discipline, à l’honneur du noble et du militaire ; s’il a du tact, le sentiment du probe, de la subordination, il est d’une ignorance crasse, il ne sait absolument rien, [p. 260] et il a horreur d’apprendre quoi que ce soit. Oh ! ma chère maman, quel concierge accompli ce colonel aurait fait s’il eût été dans l’indigence ! je ne lui sais aucun gré de sa bravoure, il ne se battait pas contre les Russes, ni contre les Autrichiens, ni contre les Prussiens : il se battait contre l’ennui. En se précipitant sur l’ennemi, le capitaine de Fischtaminel éprouvait le besoin de se fuir lui-même. Il s’est marié par désœuvrement.
Autre petit inconvénient : monsieur tracasse tellement les domestiques, que nous en changeons tous les six mois.
J’ai tant envie, chère maman, d’être une honnête femme, que je vais essayer de voyager six mois par année. Pendant l’hiver, j’irai tous les soirs aux Italiens, à l’Opéra, dans le monde ; mais notre fortune est-elle assez considérable pour fournir à de telles dépenses ? [p. 261] Mon oncle de Cyrus devrait venir à Paris, j’en aurais soin comme d’une succession.
Si vous trouvez un remède à mes maux, indiquez-le à votre fille, qui vous aime autant qu’elle est malheureuse, et qui aurait bien voulu se nommer autrement que
Outre la nécessité de peindre cette petite misère qui ne pouvait être bien peinte que de main de femme, et quelle femme ! il était nécessaire de vous faire connaître la femme que vous n’avez encore vue que de profil dans la première partie de ce livre, la reine de la société particulière où vit Caroline, la femme enviée, la femme habile qui, de bonne heure, a su concilier ce qu’elle doit au monde avec les exigences du cœur. Cette lettre est son absolution.
Les femmes sont
Ou chastes,
Ou vaniteuses,
Ou simplement orgueilleuses.
Toutes peuvent donc être atteintes par la petite misère que voici.
Certains maris sont si ravis d’avoir une femme à eux, chance uniquement due à la légalité, qu’ils craignent une erreur chez le public, et ils se hâtent de marquer leur épouse, comme les marchands [p. 264] de bois marquent les bûches au flottage, ou les propriétaires de Berry leurs moutons. Devant tout le monde, ils prodiguent à la façon romaine (columbella) à leurs femmes des surnoms pris au règne animal, et ils les appellent :
– Ma poule, [p. ill.]
– Ma chatte,
– Mon rat,
– Mon petit lapin ;
Ou, passant au règne végétal, ils la nomment :
– Mon chou,
– Ma figue (en Provence seulement),
– Ma prune (en Alsace seulement),
Et jamais : – Ma fleur ! remarquez cette discrétion ;
Ou, ce qui devient plus grave !
– Bobonne,
– Ma mère,
– Ma fille,
– La bourgeoise,
– Ma vieille ! (quand la femme est très-jeune !)
Quelques-uns hasardent des surnoms d’une décence douteuse, tels que :
– Mon bichon,
– Ma niniche,
– Tronquette !
Nous avons entendu un de nos hommes politiques le [p. 265] plus remarquable par sa laideur appelant sa femme : –Moumoutte!…
– J’aimerais mieux, disait à sa voisine cette infortunée, qu’il me donnât un soufflet.
– Pauvre petite femme, elle est bien malheureuse ! reprit la voisine en me regardant quand Moumoutte fut partie ; lorsqu’elle est dans le monde avec son mari, elle est sur les épines, elle le fuit. Un soir, ne l’a-t-il pas prise par le cou en lui disant : – Allons, viens, ma grosse !
On prétend que la cause d’un très-célèbre empoisonnement d’un mari par l’arsenic, provenait des indiscrétions continuelles que subissait la femme dans le monde. Ce mari donnait de légères tapes sur les épaules de cette femme conquise à la pointe du Code, il la surprenait par un baiser retentissant, il la déshonorait par une tendresse publique assaisonnée de ces fatuités grossières dont le secret appartient à ces sauvages de France, vivant au fond des campagnes, et dont les mœurs sont encore peu connues, malgré les efforts des naturalistes du roman.
Ce fut, dit-on, cette situation choquante qui, bien appréciée par des jurés pleins d’esprit, valut à [p. 266] l’accusée un verdict adouci par les circonstances atténuantes.
Les jurés se dirent :
– Punir de mort ces délits conjugaux, c’est aller un peu loin ; mais une femme est très-excusable quand elle est si molestée !…
Nous regrettons infiniment, dans l’intérêt des mœurs élégantes, que ces raisons ne soient pas généralement connues. Aussi Dieu veuille que notre livre ait un immense succès, les femmes y gagneront d’être traitées comme elles doivent l’être, en reines.
En ceci, l’amour est bien supérieur au mariage, il est fier des indiscrétions, certaines femmes les quêtent, les préparent, et malheur à l’homme qui ne s’en permet pas quelques-unes !
Combien de passion dans untuégaré !
J’ai entendu, c’était en province, un mari qui nommait sa femme : – Ma berline… Elle en était heureuse, elle n’y voyait rien de ridicule ; elle l’appelait – son fiston !… Aussi ce délicieux couple ignorait-il qu’il existât des petites misères. [p. ill.]
Ce fut en observant cet heureux ménage que l’auteur trouva cet axiome.
Pour être heureux en ménage, il faut être ou homme [p. 267] de génie marié à une femme tendre et spirituelle, ou se trouver, par l’effet d’un hasard qui n’est pas aussi commun qu’on pourrait le penser, tous les deux excessivement bêtes.
L’histoire un peu trop célèbre de la cure par l’arsenic d’un amour-propre blessé, prouve qu’à proprement parler, il n’y a pas de petites misères pour la femme dans la vie conjugale. |
La femme vit par le sentiment, là où l’homme vit par l’action.
Or, le sentiment peut à tout moment faire d’une petite misère soit un grand malheur, soit une vie brisée, soit une éternelle infortune.
Que Caroline commence, dans l’ignorance de la vie et du monde, par causer à son mari les petites misères de sa bêtise (relireles découvertes), Adolphe a, comme tous les hommes, des compensations dans le mouvement social : il va, vient, sort, fait des affaires. Mais, pour Caroline, en toutes choses il s’agit d’aimer ou de ne pas aimer, d’être ou de ne pas être aimée.
[p. 268] Les indiscrétions sont en harmonie avec les caractères, les temps et les lieux. Deux exemples suffiront.
Voici le premier.
Un homme est de sa nature sale et laid ; il est mal fait, repoussant. Il y a des hommes, et souvent des gens riches, qui, par une sorte de constitution inobservée, salissent des habits neufs en vingt-quatre heures. Ils sont nés dégoûtants. Il est enfin si déshonorant pour une femme de ne pas être uniquement l’épouse de ces sortes d’Adolphe, qu’une Caroline avait depuis long-temps exigé la suppression des tutoiements modernes et tous les insignes de la dignité des épouses. Le monde était habitué depuis cinq ou six ans à cette tenue, et croyait madame [p. 269] et monsieur d’autant plus séparés qu’il avait remarqué l’avénement d’un Ferdinand II.
Un soir, devant dix personnes, monsieur dit à sa femme : – Caroline, passe-moi les pincettes.
Ce n’est rien, et c’est tout. Ce fut une révolution domestique.
Monsieur de Lustrac, l’Amadis-Omnibus, courut chez madame de Fischtaminel, publia cette petite scène le plus spirituellement qu’il le put, et madame de Fischtaminel prit un petit air Célimène pour dire : – Pauvre femme, dans quelle extrémité se trouve-t-elle !
– Bah ! nous aurons le mot de cette énigme dans huit mois, répondit une vieille femme qui n’avait plus d’autre plaisir que celui de dire des méchancetés.
On ne vous parle pas de la confusion de Caroline, vous l’avez devinée.
Voici le second.
Jugez de la situation affreuse dans laquelle s’est trouvée une femme délicate qui babillait agréablement à sa campagne, près de Paris, au milieu d’un cercle de douze ou quinze personnes, lorsque le valet de chambre de son mari vint lui dire à l’oreille : – Monsieur vient d’arriver, madame.
– Bien, Benoît.
Tout le monde avait entendu le roulement de la voiture. On savait que monsieur était à Paris depuis lundi, et ceci se passait le samedi à quatre heures.
[p. 270] – Il a quelque chose de pressé à dire à madame, reprit Benoît.
Quoique ce dialogue se fit à demi-voix, il fut d’autant plus compris que la maîtresse de la maison passa de la couleur des roses du Bengale au cramoisi des coquelicots. Elle fit un signe de tête, continua la conversation, et trouva moyen de quitter la compagnie sous prétexte d’aller savoir si son mari avait réussi dans une entreprise importante ; mais elle paraissait évidemment contrariée du manque d’égards de son Adolphe envers le monde qu’elle avait chez elle.
Pendant leur jeunesse, les femmes veulent être traitées en divinités, elles adorent l’idéal : elles ne supportent pas l’idée d’être ce que la nature veut qu’elles soient.
Quelques maris, de retour aux champs, font pis : ils saluent la compagnie, prennent leur femme par la taille, vont se promener avec elle, paraissent causer confidentiellement, disparaissent dans les bosquets, s’égarent et reparaissent une demi-heure après.
Ceci, mesdames, sont de vraies petites misères pour les jeunes femmes ; mais pour celles d’entre vous qui ont passé quarante ans, ces indiscrétions sont si goûtées, que les plus prudes en sont flattées ; car,
Dans leur dernière jeunesse, les femmes veulent être traitées en mortelles, elles aiment le positif : elles ne supportent pas l’idée de ne plus être ce que la nature a voulu qu’elles fussent.
La pudeur est une vertu relative : il y a celle de vingt ans, celle de trente ans, celle de quarante-cinq ans.
Aussi l’auteur disait-il à une femme qui lui demandait quel âge elle avait : – Vous avez, madame, l’âge des indiscrétions.
Cette charmante jeune personne de trente-neuf ans affichait beaucoup trop un Ferdinand, tandis que sa fille essayait de cacher son Ferdinand Ier.
Caroline adore Adolphe ;
Elle le trouve bien,
Elle le trouve superbe, surtout en garde national. [p. ill.]
Elle tressaille quand une sentinelle lui porte les armes,
[p. 274] Elle le trouve moulé comme un modèle,
Elle lui trouve de l’esprit,
Tout ce qu’il fait est bien fait,
Personne n’a plus de goût qu’Adolphe,
Enfin, elle est folle d’Adolphe.
C’est le vieux mythe du bandeau de l’amour qui se blanchit tous les dix ans et que les mœurs rebrodent, mais qui depuis la Grèce est toujours le même.
Caroline est au bal, elle cause avec une de ses amies. Un homme connu par sa rondeur, et qu’elle doit connaître plus tard, mais qu’elle voit alors pour la première fois, monsieur Foullepointe, est venu parler à l’amie de Caroline. Selon l’usage du monde, Caroline écoute cette conversation, sans y prendre part.
– Dites-moi donc, madame, demande monsieur Foullepointe, quel est ce monsieur si drôle qui vient de parler cour d’assises devant monsieur un tel dont l’acquittement a fait tant de bruit ; qui patauge, comme un bœuf dans un marais, à travers les situations critiques de chacun. Madame une telle a fondu en larmes parce qu’il a raconté la mort d’un petit enfant devant elle, qui vient d’en perdre un il y a deux mois…
– Qui donc ?
– Ce gros monsieur, habillé comme un garçon de café, frisé comme un apprenti coiffeur… tenez, celui qui tâche de faire l’aimable avec madame de Fischtaminel…
– Taisez-vous donc, dit à voix basse la dame effrayée, c’est le mari de la petite dame à côté de moi !
– C’est monsieur votre mari ? dit monsieur Foullepointe, j’en suis ravi, madame, il est charmant, il a de l’entrain, de la gaieté, de l’esprit, je vais m’empresser de faire sa connaissance.
Et Foullepointe exécute sa retraite en laissant dans l’âme de Caroline un soupçon envenimé sur la question de savoirsi son mari est aussi bien qu’elle le croit.
Caroline, ennuyée de la réputation de madame la baronne Schinner, à qui l’on prête des talents épistolaires, et qualifiée dela Sévigné du billet; de madame de Fischtaminel, qui s’est permis d’écrire un petit livre grand in-32 sur l’éducation des jeunes personnes, dans lequel elle a bravement réimprimé Fénelon moins le style, Caroline travaille pendant six mois une nouvelle à dix piques au-dessous de Berquin, d’une moralité nauséabonde et d’un style épinglé.
Après des intrigues comme les femmes savent les ourdir dans un intérêt d’amour-propre, et dont la ténacité, la perfection feraient croire qu’elles ont un troisième sexe dans la tête, cette nouvelle, intituléele Mélilot, paraît en trois feuilletons dans un grand journal quotidien. Elle est signée :Samuel Crux.
Quand Adolphe prend son journal, à déjeuner, le cœur de Caroline lui bat jusque dans la gorge ; elle rougit, pâlit, détourne les yeux, regarde la corniche. Dès que les yeux d’Adolphe s’abaissent sur le feuilleton, elle n’y tient plus : elle se lève, elle disparaît, elle revient, elle a puisé de l’audace on ne sait où.
– Y a-t-il un feuilleton ce matin ? demande-t-elle d’un air qu’elle croit indifférent et qui troublerait un mari encore jaloux de sa femme.
– Oui ! d’un débutant, Samuel Crux. Oh ! c’est un pseudonyme. Ah ! le malheureux, il a bien fait de cacher son nom : cette nouvelle est d’une platitude à désespérer les punaises, si elles pouvaient lire… et d’une vulgarité !… c’est pâteux ; mais c’est…
Caroline respire.
– C’est ?… dit-elle.
[p. 278] – C’est incompréhensible, reprend Adolphe. On aura payé quelque chose comme cinq ou six cents francs à Chodoreille pour insérer cela… ou c’est l’œuvre d’un bas-bleu du grand monde qui a promis à madame Chodoreille de la recevoir, ou peut-être est-ce l’œuvre d’une femme à laquelle s’intéresse le gérant… une pareille stupidité ne peut s’expliquer que comme cela… Figure-toi, Caroline, qu’il s’agit d’une petite fleur cueillie au coin d’un bois dans une promenade sentimentale, et qu’un monsieur du genre Werther avait juré de garder, qu’il fait encadrer, et qu’on lui redemande onze ans après… (il aura sans doute déménagé trois fois, le malheureux). C’est d’un neuf qui date de Sterne, de Gessner. Ce qui me fait croire que c’est d’une femme, c’est que leur première idée littéraire à toutes consiste toujours à se venger de quelqu’un.
[p. ill.]Adolphe pourrait continuer à déchirerle Mélilot, Caroline a des tintements de cloche dans les oreilles, elle est dans la situation d’une femme qui s’est jetée par-dessus le pont des Arts, et qui cherche son chemin à dix pieds au-dessous du niveau de la Seine.
Caroline a fini par découvrir, dans ses paroxismes de jalousie, une cachette d’Adolphe, qui, se défiant de sa femme et sachant qu’elle décachète ses lettres, qu’elle fouille ses tiroirs, a voulu pouvoir sauver des doigts crochus de la police conjugale sa correspondance avec Hector.
Hector est un ami de collége, marié dans la Loire-Inférieure.
[p. 280] Adolphe soulève le tapis de sa table à écrire, tapis dont la bordure est faite au petit point par Caroline, et dont le fond est en velours bleu, noir ou rouge, la couleur est, comme vous le verrez, parfaitement indifférente, et il glisse ses lettres à madame de Fischtaminel, à son camarade Hector, entre la table et le tapis.
L’épaisseur d’une feuille de papier est peu de chose, le velours est une étoffe bien moelleuse, bien discrète… Eh ! bien, ces précautions sont inutiles. À diable mâle, diable femelle ; l’enfer en a de tous les genres. Caroline a pour elle Méphistophélès, ce démon qui fait jaillir du feu de toutes les tables, qui, de son doigt plein d’ironie, indique le gisement des clefs, le secret des secrets !
Caroline a reconnu l’épaisseur d’une feuille de papier à lettre entre ce velours et cette table : elle tombe sur une lettre à Hector au lieu de tomber sur une lettre à madame de Fischtaminel, qui prend les eaux de Plombières, et elle lit ceci :
Je te plains, mais tu agis sagement en me confiant les difficultés dans lesquelles tu t’es mis à plaisir.
Tu n’as pas su voir la différence qui distingue la femme de province de la Parisienne. En province, mon cher, vous êtes toujours face à face avec votre femme, et, par l’ennui qui vous talonne, vous vous jetez à corps perdu dans le bonheur. C’est une grande faute : le bonheur [p. 281] est un abîme, on n’en revient pas en ménage quand on a touché le fond.
Tu vas voir pourquoi ; laisse-moi prendre, à cause de ta femme, la voie la plus courte, la parabole.
Je me souviens d’avoir fait un voyage en coucou de Paris à Ville-Parisis : distance, sept lieues ; voiture très-lourde, cheval boiteux ; cocher, enfant de onze ans. J’étais dans cette boîte mal close avec un vieux soldat.
Rien ne m’amuse plus que de soutirer à chacun, à l’aide de ce foret nommé l’interrogation, et de recevoir au moyen d’un air attentif et jubilant la somme d’instruction, d’anecdotes, de savoir dont tout le monde désire se débarrasser ; et chacun a la sienne, le paysan comme le banquier, le caporal comme le maréchal de France.
J’ai remarqué combien ces tonneaux pleins d’esprit sont disposés à se vider quand ils sont charriés par des diligences ou des coucous, par tous les véhicules que [p. 282] traînent les chevaux, car personne ne cause en chemin de fer.
À la manière dont la sortie de Paris s’exécuta, nous allions être pendant sept heures en route : je fis donc causer ce caporal pour me divertir. Il ne savait ni lire ni écrire, tout était inédit. Eh bien ! la route me sembla courte. Le caporal avait fait toutes les campagnes, il me raconta des faits inouïs dont ne s’occupent jamais les historiens.
Oh ! mon cher Hector, combien la pratique l’emporte sur la théorie ! Entre autres choses, et sur une de mes questions relatives à la pauvre infanterie, dont le courage consiste bien plus à marcher qu’à se battre, il me dit ceci, que je te dégage de toute circonlocution :
– Monsieur, quand on m’amenait des Parisiens à notre 45e, que Napoléon avait surnomméle Terrible(je vous parle des premiers temps de l’Empereur, où l’infanterie avait des jambes d’acier, et il en fallait), [p. 283] j’avais une manière de connaître ceux qui resteraient dans le 45e… Ceux-là marchaient sans aucune hâte, ils vous faisaient leurs petites six lieues par jour, ni plus ni moins, et ils arrivaient à l’étape prêts à recommencer le lendemain. Les crânes qui faisaient dix lieues, qui voulaient courir à la victoire, ils restaient à l’hôpital à mi-route.
Ce brave caporal parlait là mariage en croyant parler guerre, et tu te trouves à l’hôpital à mi-chemin, mon cher Hector.
Souviens-toi des doléances de madame de Sévigné comptant cent mille écus à monsieur de Grignan pour l’engager à épouser une des plus jolies personnes de France ! – « Mais, se dit-elle, il devra l’épouser tous les jours, tant qu’elle vivra !… Décidément, cent mille écus, ce n’est pas trop ! » Eh bien ! n’est-ce pas à faire trembler les plus courageux.
Mon cher camarade, le bonheur conjugal est fondé comme celui des peuples, sur l’ignorance. C’est une félicité pleine de conditions négatives.
Si je suis heureux avec ma petite Caroline, c’est par la plus stricte observance de ce principe salutaire sur lequel a tant insisté laPhysiologie du Mariage. J’ai résolu de conduire ma femme par des chemins tracés dans la neige jusqu’au jour heureux où l’infidélité deviendra très-difficile.
Dans la situation où tu t’es mis, et qui ressemble à celle de Duprez quand, dès son début à Paris, il s’est avisé de chanter à pleins poumons, au lieu d’imiter Nourrit qui donnait de sa voix de tête juste ce qu’il en [p. 284] fallait pour charmer son public, voici, je crois, la marche à tenir pour…
La lettre en était restée là ; Caroline la replace en songeant à faire expier à son cher Adolphe son obéissance aux exécrables préceptes de laPhysiologie du Mariage.
[p. ill.]Cette misère doit arriver assez souvent et assez diversement dans l’existence des femmes mariées pour que ce fait personnel devienne le type du genre.
La Caroline dont il est ici question est fort pieuse, elle [p. 286] aime beaucoup son mari, le mari prétend même qu’il est beaucoup trop aimé d’elle ; mais c’est une fatuité maritale, si toutefois ce n’est pas une provocation : il ne se plaint qu’aux plus jeunes amies de sa femme. [p. ill.]
Quand la conscience catholique est en jeu, tout devient excessivement grave. Madame de *** a dit à sa jeune amie, madame de Fischtaminel, qu’elle avait été forcée de faire à son directeur une confession extraordinaire, et d’accomplir des pénitences, son confesseur ayant décidé qu’elle s’était trouvée en état de péché mortel.
Cette dame, qui tous les matins entend une messe, est une femme de trente-six ans, maigre et légèrement couperosée. Elle a de grands yeux noirs veloutés, une lèvre supérieure bistrée ; néanmoins, elle a la voix douce, des manières douces, la démarche noble, elle est femme de qualité.
Madame de Fischtaminel, de qui Madame de *** a fait son amie (presque toutes les femmes pieuses protègent une femme dite légère en donnant à cette amitié le prétexte d’une conversion à faire), madame de Fischtaminel prétend que ces avantages sont, chez cette Caroline du Genre Pieux, une conquête de la religion sur un caractère assez violent de naissance.
Ces détails sont nécessaires pour poser la petite misère dans toute son horreur.
L’Adolphe avait été forcé de quitter sa femme pour deux mois, en avril, précisément après les quarante jours du carême que Caroline observe rigoureusement.
Dans les premiers jours de juin, madame attendait [p. 287] donc monsieur, elle l’attendait donc de jour en jour. Elle atteignit, d’espoirs en espoirs,
Conçus tous les matins et déçus tous les soirs,
jusqu’au dimanche, jour où le pressentiment, monté au paroxisme, lui fit croire que le mari désiré viendrait de bonne heure.
Quand une femme pieuse attend son mari, que ce mari manque au ménage depuis près de quatre mois, elle se livre à des toilettes infiniment plus minutieuses que celles d’une jeune fille attendant son premier promis.
Cette vertueuse Caroline fut si complétement absorbée dans ces préparatifs entièrement personnels, qu’elle oublia d’aller à la messe de huit heures. Elle s’était proposé d’entendre une messe basse, mais elle trembla de perdre les délices du premier regard si son cher Adolphe arrivait de grand matin. Sa femme de chambre, qui laissait respectueusement madame dans le cabinet de toilette, où les femmes pieuses et couperosées ne laissent entrer personne, pas même leur mari, surtout quand elles sont maigres, sa femme de chambre l’entendit plus de trois fois s’écriant : – Si c’est monsieur, avertissez-moi.
Un bruit de voiture ayant fait trembler les meubles, Caroline prit un ton doux pour cacher la violence de son émotion légitime.
– Oh ! c’est lui ! Courez, Justine ! dites-lui que je l’attends ici.
Caroline se laissa tomber sur une bergère, elle tremblait trop sur ses jambes.
[p. 288] Cette voiture était celle d’un boucher.
Ce fut dans cette anxiété que coula, comme une anguille dans sa vase, la messe de huit heures.
La toilette de madame fut reprise, car madame en était à se vêtir.
La femme de chambre avait déjà reçu par le nez, lancée du cabinet de toilette, une chemise de simple batiste magnifique, à simple ourlet, semblable à celle qu’elle donnait depuis trois mois.
– À quoi pensez-vous donc, Angélique ? Je vous ai dit de prendre dans les chemises sans numéro.
Les chemises sans numéro n’étaient que sept ou huit, comme dans les trousseaux les plus magnifiques. C’est des chemises où brillent les recherches, les broderies ; il faut être une reine, une jeune reine, pour avoir la douzaine. Chacune de celles de madame était bordée de valencienne par en bas, et encore plus coquettement garnie par le haut. Ce détail de nos mœurs servira peut-être à faire soupçonner dans le monde masculin le drame intime que révèle cette chemise exceptionnelle.
[p. 289] Caroline avait mis des bas de fil d’Écosse et de petits souliers de prunelle à cothurne, et son corset le plus menteur. Elle se fit coiffer de la façon qui lui seyait le mieux, et mit un bonnet de la dernière élégance. Il est inutile de parler de la robe du matin. Une femme pieuse qui demeure à Paris et qui aime son mari, sait choisir, tout aussi bien qu’une coquette, ces jolies petites étoffes rayées, coupées en redingote, attachées par des pattes à des boutons qui forcent une femme à les rattacher deux ou trois fois en une heure avec des façons plus ou moins charmantes.
La messe de neuf heures, la messe de dix heures, toutes les messes passèrent dans ces préparatifs, qui sont pour les femmes aimantes un de leurs douze travaux d’Hercule.
[p. 290] Les femmes pieuses vont rarement en voiture à l’église, elles ont raison. Excepté le cas de pluie à verse, de mauvais temps intolérable, on ne doit pas se montrer orgueilleux là où l’on doit s’humilier. Caroline craignit donc de compromettre la suavité de sa toilette, la fraîcheur de ses bas, de ses souliers.
Hélas ! ces prétextes cachaient une raison.
– Si je suis à l’église quand Adolphe arrivera, je perdrai tous les bénéfices de son premier regard : il pensera que je lui préfère la grand’messe…
Elle fit à son mari ce sacrifice en vue de lui plaire, intérêt horriblement mondain : préférer la créature au Créateur ! un mari à Dieu ! Allez écouter un sermon, et vous saurez ce que coûte un pareil péché.
– Après tout, la société, se dit madame d’après son confesseur, est basée sur le mariage, que l’Église a mis au nombre des sacrements.
[p. 291] Et voilà comment l’on détourne au profit d’un amour aveugle, bien que légitime, les enseignements religieux.
Madame refusa de déjeuner, et ordonna de tenir le déjeuner toujours prêt, comme elle se tenait elle-même toujours prête à recevoir l’absent bien-aimé.
Toutes ces petites choses peuvent faire rire ; mais d’abord elles arrivent chez tous les gens qui s’adorent, ou dont l’un adore l’autre ; puis, chez une femme aussi contenue, aussi réservée, aussi digne que cette dame, ces aveux de tendresse dépassaient toutes les bornes imposées à ses sentiments par le haut respect de soi-même que donne la vraie piété. Quand madame de Fischtaminel raconta cette petite scène de la vie dévote en l’ornant de détails comiques, mimés comme les femmes du monde savent mimer leurs anecdotes, je pris la liberté de lui dire que c’était le Cantique des Cantiques mis en action.
– Si monsieur n’arrive pas, dit Justine au cuisinier, [p. 292] que deviendrons-nous ?… Madame m’a déjà jeté sa chemise à la figure.
Enfin, Caroline entendit les claquements de fouet d’un postillon, le roulement si connu d’une voiture de voyage, le bruit produit par l’allure des chevaux de poste, les sonnettes !… Oh ! elle ne douta plus de rien, les sonnettes la firent éclater.
– La porte ! ouvrez donc la porte ! voilà monsieur !… Ils n’ouvriront pas la porte !…
Et la femme pieuse frappa du pied et cassa le cordon de sa sonnette.
– Mais, madame, dit Justine avec la vivacité d’un serviteur qui fait son devoir, c’est des gens qui s’en vont.
– Décidément, se dit Caroline honteuse, je ne laisserai jamais Adolphe voyager sans que je l’accompagne…
Un poète de Marseille (on ne sait qui de Méry ou de Barthélemy) avouait qu’à l’heure du dîner, si son meilleur ami ne venait pas exactement, il attendait patiemment cinq minutes ; à la dixième minute, il se sentait l’envie de lui jeter la serviette au nez ; à la douzième, il lui souhaitait un grand malheur ; à la quinzième, il n’était plus le maître de ne pas le poignarder de plusieurs coups de couteau.
Toutes les femmes qui attendent sont poètes de Marseille, si l’on peut comparer toutefois les tiraillements vulgaires de la faim au sublime cantique des cantiques d’une épouse catholique espérant les délices du premier regard d’un mari absent depuis trois mois. Que tous ceux [p. 293] qui s’aiment et qui se sont revus après une absence mille fois maudite veuillent bien se souvenir de leur premier regard : il dit tant de choses que souvent, quand on se retrouve devant des importuns, on baisse les yeux !… On se craint de part et d’autre, tant les yeux jettent de flammes ! Ce poème, où tout homme est aussi grand qu’Homère, où il paraît un Dieu à la femme aimante, est pour une femme pieuse, maigre et couperosée, d’autant plus immense qu’elle n’a pas, comme madame de Fischtaminel, la ressource de le tirer à plusieurs exemplaires. Son mari, pour elle, c’est tout !
Aussi, ne soyez pas étonnés d’apprendre que Caroline manqua toutes les messes et ne déjeuna point. Cette faim de revoir Adolphe, cette espérance contractait violemment son estomac. Elle ne pensa pas une seule fois à Dieu pendant le temps des messes ni pendant celui des vêpres.
Elle n’était pas bien assise, elle se trouvait fort mal sur ses jambes : Justine lui conseilla de se coucher.
Caroline, vaincue, se coucha sur les cinq heures et demie du soir, après avoir pris un léger potage ; mais elle recommanda de tenir un bon petit repas prêt à dix heures du soir.
– Je souperai vraisemblablement avec monsieur, dit-elle.
Cette phrase fut la conclusion de catilinaires terribles intérieurement fulminées : elle en était aux plusieurs coups de couteau du poète marseillais ; aussi cela fut-il dit d’un accent terrible.
À trois heures du matin, Caroline dormait du plus [p. 294] profond sommeil quand Adolphe arriva, sans qu’elle eût entendu ni voiture, ni chevaux, ni sonnette, ni porte s’ouvrant !…
Adolphe, qui recommanda de ne point éveiller madame, alla se coucher dans la chambre d’ami.
Quand le matin Caroline apprit le retour de son Adolphe, deux larmes sortirent de ses yeux : elle courut à la chambre d’ami sans aucune toilette préparatoire ; sur le seuil, un affreux domestique lui dit que monsieur, ayant fait deux cent lieues et passé deux nuits sans dormir, [p. 295] avait prié qu’on ne le réveillât point : il était excessivement fatigué.
Caroline, en femme pieuse, ouvrit violemment la porte sans pouvoir éveiller l’unique époux que le ciel lui avait donné, puis elle courut à l’église entendre une messe d’actions de grâces.
Comme madame fut visiblement atrabilaire pendant trois jours, Justine répondit à propos d’un reproche injuste, et avec la finesse d’une femme de chambre : – Mais cependant, madame, monsieur est revenu.
– Il n’est encore revenu qu’à Paris, dit la pieuse Caroline.
Mettez-vous à la place d’une pauvre femme, de beauté contestable,
Qui doit à la pesanteur de sa dot un mari long-temps attendu,
Qui se donne des peines infinies et qui dépense beaucoup d’argent pour être à son avantage et suivre les modes,
[p. 298] Qui se dévoue à tenir richement et avec économie une maison assez lourde à mener,
Qui par religion, et par nécessité peut-être, n’aime que son mari,
Qui n’a pas d’autre étude que le bonheur de ce précieux mari,
Qui joint, pour tout exprimer, le sentiment maternelau sentiment de ses devoirs.
Cette circonlocution soulignée est la paraphrase du mot amour dans le langage des prudes.
Y êtes-vous ? Eh bien ! ce mari trop aimé a dit par hasard, en dînant chez son ami monsieur de Fischtaminel, qu’il aimait les champignons à l’italienne.
Si vous avez observé quelque peu la nature féminine dans ce qu’elle a de bon, de beau, de grand, vous savez qu’il n’existe pas pour une femme aimante de plus grand petit plaisir que celui de voir l’être aimé gobant les mets préférés par lui. [p. ill.] Cela tient à l’idée fondamentale sur laquelle repose l’affection des femmes : être la source de tous les plaisirs de l’être aimé, petits et grands. L’amour [p. 299] anime tout dans la vie, et l’amour conjugal a plus particulièrement le droit de descendre dans les infiniment petits.
Caroline a pour deux ou trois jours de recherches avant de savoir comment les Italiens accommodent les champignons. Elle découvre un abbé corse qui lui dit que chez Biffi, rue Richelieu, non-seulement elle saura comment s’arrangent les champignons à l’italienne, mais qu’elle aura même des champignons milanais.
Notre Caroline pieuse remercie l’abbé Serpolini, et se promet de lui envoyer en remercîments un beau bréviaire.
Le cuisinier de Caroline va chez Biffi, revient de chez Biffi, montre à madame la comtesse des champignons larges comme les oreilles du cocher.
– Ah ? bon ! dit-elle, et il vous a bien expliqué comment on les accommode ?
– Ce n’est rien du tout, pour nous autres ! a répondu le cuisinier.
Règle générale, les cuisiniers savent tout, en fait de cuisine, excepté comment un cuisinier peut voler.
Le soir, au second service, toutes les fibres de Caroline tressaillent de plaisir en voyant une certaine timbale que sert le valet de chambre.
Elle a véritablement attendu ce dîner, comme elle avait attendu monsieur.
Mais entre attendre avec incertitude et s’attendre à un [p. 300] plaisir certain, il existe pour les âmes d’élite, et tous les physiologistes comprennent parmi les âmes d’élite une femme qui adore un mari, il existe entre ces deux modes de l’attente la différence qu’il y a entre une belle nuit et une belle journée.
On présente au cher Adolphe la timbale, il y plonge insouciamment la cuiller, et il se sert, sans apercevoir l’excessive émotion de Caroline, quelques-unes de ces rouelles grasses, dadouillettes, que pendant long-temps les touristes qui viennent à Milan ne savent pas reconnaître, et qu’ils prennent pour un mollusque quelconque.
– Eh bien ! Adolphe ?
– Eh bien ! ma chère ?
– Tu ne les reconnais pas ?
– Quoi ?
– Tes champignons à l’italienne.
– Ça, des champignons ? je croyais… Eh ! oui, ma foi, c’est des champignons…
– À l’italienne ?
– Ça !… c’est de vieux champignons conservés, à la milanaise… je les exècre.
– Qu’est-ce donc que tu aimes ?
– Desfungi trifolati.
Remarquons, à la honte d’une époque qui numérote tout, qui met en bocal toute la création, qui classe en ce moment cent cinquante mille espèces d’insectes et les nomme enus, de façon à ce que, dans tous les pays, unSilbermanussoit le même individu pour tous les savants [p. 301] qui recroquevillent ou decroquevillent des pattes d’insectes avec des pinces, qu’il nous manque une nomenclature pour la chimie culinaire qui permette à tous les cuisiniers du globe de faire exactement leurs plats. On devrait convenir diplomatiquement que la langue française serait la langue de la cuisine, comme les savants ont adopté le latin pour la botanique et l’entomologie, à moins qu’on ne veuille absolument les imiter, et avoir réellement le latin de cuisine.
– Hé ! ma chère, reprend Adolphe en voyant jaunir et s’allonger le visage de sa chaste épouse, en France nous appelons ce plat, des champignons à l’italienne, à la provençale, à la bordelaise. Les champignons se coupent menu, sont frits dans l’huile avec quelques ingrédients dont le nom m’échappe. On y met une pointe d’ail, je crois…
[p. 302] On parle de désastres, de petites misères !… ceci, voyez-vous, est au cœur d’une femme ce qu’est pour un enfant de huit ans la douleur d’une dent arrachée.
Ab uno disce omnes, ce qui veut dire : Et d’une ! cherchez les autres dans vos souvenirs ; car nous avons pris cette déception culinaire comme prototype de celles qui désolent les femmes aimantes et mal aimées.
La femme pleine de foi en celui qu’elle aime est une fantaisie de romancier. Ce personnage féminin n’existe pas plus qu’il n’existe de riche dot. La fiancée est restée ; mais les dots ont fait comme les rois. La confiance de la femme brille peut-être pendant quelques instants, à l’aurore de l’amour, et elle s’éteint aussitôt comme une étoile qui file.
[p. 304] Pour toute femme qui n’est ni Hollandaise, ni Anglaise, ni Belge, ni d’aucun pays marécageux, l’amour est un prétexte à souffrance, un emploi des forces surabondantes de son imagination et de ses nerfs.
Aussi, la seconde idée qui saisit une femme heureuse, une femme aimée, est-elle la crainte de perdre son bonheur ; car il faut lui rendre la justice de dire que la première, c’est d’en jouir. Tous ceux qui possèdent des trésors craignent les voleurs ; mais ils ne prêtent pas, comme la femme, des pieds et des ailes aux pièces d’or.
La petite fleur bleue de la félicité parfaite n’est pas si commune que l’homme béni de Dieu qui la tient, soit assez niais pour la lâcher.
Aucune femme n’est quittée sans raison.
Cet axiome est écrit au fond du cœur de toutes les femmes, et de là vient la fureur de la femme abandonnée.
N’entreprenons pas sur les petites misères de l’amour ; nous sommes dans une époque calculatrice où l’on quitte peu les femmes, quoi qu’elles fassent ; car, de toutes les femmes, aujourd’hui, la légitime (sans calembour) est la moins chère.
Or, chaque femme aimée a passé par la petite misère du soupçon. Ce soupçon, juste ou faux, engendre une foule d’ennuis domestiques, et voici le plus grand de tous.
Un jour, Caroline finit par s’apercevoir que l’Adolphe [p. 305] chéri la quitte un peu trop souvent pour une affaire, l’éternelle affaire Chaumontel, qui ne se termine jamais.
Tous les ménages ont leur affaire Chaumontel. (Voirla misère dans la misère.)
D’abord, la femme ne croit pas plus aux affaires que les directeurs de théâtre et les libraires ne croient à la maladie des actrices et des auteurs.
Dès qu’un homme aimé s’absente, l’eût-elle rendu trop heureux, toute femme imagine qu’il court à quelque bonheur tout prêt.
Sous ce rapport, les femmes dotent les hommes de facultés surhumaines. La peur agrandit tout, elle dilate les yeux, le cœur : elle rend une femme insensée.
– Où va monsieur ?
– Que fait monsieur ?
[p. 306] – Pourquoi me quitte-t-il ?
– Pourquoi ne m’emmène-t-il pas ?
Ces quatre questions sont les quatre points cardinaux de la rose des soupçons, et régissent la mer orageuse des soliloques.
De ces tempêtes affreuses qui ravagent les femmes, il résulte une résolution ignoble, indigne, que toute femme, la duchesse comme la bourgeoise, la baronne comme la femme d’agent de change, l’ange comme la mégère, l’insouciante comme la passionnée, exécute aussitôt. Toutes, elles imitent le gouvernement, elles espionnent. Ce que l’état invente dans l’intérêt de tous, elles le trouvent légitime, légal et permis dans l’intérêt de leur amour. Cette fatale curiosité de la femme la jette dans la nécessité d’avoir des agents, et l’agent de toute femme qui se respecte encore dans cette situation, où la jalousie ne lui laisse rien respecter,
Ni vos cassettes,
Ni vos habits,
Ni vos tiroirs de caisse ou de bureau, de table ou de commode,
Ni vos portefeuilles à secrets,
Ni vos papiers,
Ni vos nécessaires de voyage,
Ni votre toilette (une femme découvre alors que son mari se teignait les moustaches quand il était garçon, qu’il conserve les lettres d’une ancienne maîtresse excessivement dangereuse, et qu’il la tient ainsi en respect, etc., etc.),
Ni vos ceintures élastiques.
[p. 307] Eh ! bien, son agent, le seul auquel une femme se fie, est sa femme de chambre, car sa femme de chambre la comprend, l’excuse et l’approuve.
Dans le paroxysme de la curiosité, de la passion, de la jalousie excitée, une femme ne calcule rien, n’aperçoit rien,elle veut tout savoir.
Et Justine est enchantée ; elle voit sa maîtresse se compromettant avec elle, elle en épouse la passion, les terreurs, les craintes et les soupçons avec une effrayante amitié. [p. ill.]
Justine et Caroline ont des conciliabules, des conversations secrètes. Tout espionnage implique ces rapports. Dans cette situation, une femme de chambre devient la maîtresse du sort des deux époux. Exemple : lord Byron.
– Madame, vient dire un jour Justine, monsieur sort effectivement pour aller voir une femme…
Caroline devient pâle.
– Mais que madame se rassure, c’est une vieille femme…
– Ah ! Justine, il n’y a pas de vieilles pour certains hommes, les hommes sont inexplicables.
[p. 308] – Mais, madame, ce n’est pas une dame, c’est une femme, une femme du peuple.
– Ah ! Justine, lord Byron aimait à Venise une poissarde, c’est la petite madame Fischtaminel qui me l’a dit.
Et Caroline fond en larmes.
– J’ai fait causer Benoît.
– Eh ! bien, que pense Benoît ?…
– Benoît croit que cette femme est un intermédiaire, car monsieur se cache de tout le monde, même de Benoît.
Caroline vit pendant huit jours dans l’enfer, toutes ses économies passent à solder des espions, à payer des rapports.
Enfin, Justine va voir cette femme appelée madame Mahuchet, elle la séduit, elle finit par apprendre que monsieur a gardé de ses folies de jeunesse un témoin, un fruit, un délicieux petit garçon qui lui ressemble, et que cette femme est la nourrice, la mère d’occasion qui [p. 309] surveille le petit Frédéric, qui paye les trimestres du collége, celle par les mains de qui passent les douze cents francs, les deux mille francs perdus annuellement au jeu par monsieur. [p. ill.]
– Et la mère ! s’écrie Caroline.
Enfin, l’adroite Justine, la providence de madame, lui prouve que mademoiselle Suzanne Beauminet, une ancienne grisette devenue madame Sainte-Suzanne, est morte à la Salpêtrière, ou bien a fait fortune et s’est mariée en province, ou se trouve placée si bas dans la société qu’il n’est pas probable que madame puisse la rencontrer.
Caroline respire, elle a le poignard hors du cœur, elle est heureuse ; mais si elle n’a que des filles, elle souhaite un garçon.
Ce petit drame du soupçon injuste, la comédie de toutes les suppositions auxquelles la mère Mahuchet donne lieu, [p. 310] ces phases de la jalousie tombant à faux, sont posés ici comme étant le type de cette situation dont les variantes sont infinies comme les caractères, comme les rangs, comme les espèces.
Cette source de petites misères est indiquée ici pour que toutes les femmes assises sur cette page y contemplent le cours de leur vie conjugale, le remontent, ou le descendent, y retrouvent leurs aventures secrètes, leurs malheurs inédits, la bizarrerie qui causa leurs erreurs et les fatalités particulières auxquelles elles doivent un instant de rage, un désespoir inutile, des souffrances qu’elles pouvaient s’épargner, heureuses toutes de s’être trompées !…
Cette petite misère a pour corollaire la suivante, beaucoup plus grave et souvent sans remède, surtout lorsqu’elle a sa cause dans des vices d’un autre genre et qui ne sont pas de notre ressort, car, dans cet ouvrage, la femme est toujours censée vertueuse… jusqu’au dénouement.
– Ma chère Caroline, dit un jour Adolphe à sa femme, es-tu contente de Justine ?
– Mais, oui, mon ami.
– Tu ne trouves pas qu’elle te parle d’une façon qui n’est point convenable ?
[p. 312] – Est-ce que je fais attention à une femme de chambre ? il paraît que vous l’observez, vous ?
– Plaît-il ?… demande Adolphe d’un air indigné qui ravit toujours les femmes.
En effet, Justine est une vraie femme de chambre d’actrice, une fille de trente ans frappée par la petite-vérole de mille fossettes où ne se jouent pas les amours, brune comme l’opium, beaucoup de jambes et peu de corps, les yeux chassieux et une tournure à l’avenant. Elle voudrait se faire épouser par Benoît, elle a dix mille francs ; mais à cette attaque inopinée Benoît a demandé son congé. [p. ill.]
Tel est le portrait du tyran domestique intronisé par la jalousie de Caroline.
Justine prend son café, le matin, dans son lit, et s’arrange de manière à le prendre aussi bon, pour ne pas dire meilleur, que celui de madame.
Justine sort quelquefois sans en demander la permission, elle sort mise comme la femme d’un banquier du second ordre. Elle a le bibi rose, une ancienne robe de [p. 313] madame refaite, un beau châle, des brodequins en peau bronzée et des bijoux apocryphes.
Justine est quelquefois de mauvaise humeur et fait sentir à sa maîtresse qu’elle est aussi femme qu’elle, sans être mariée. Elle a sespapillons noirs, ses caprices, ses tristesses. Enfin, elle ose avoir des nerfs !…
Elle répond brusquement, elle est insupportable aux autres domestiques, enfin ses gages ont été considérablement augmentés.
– Ma chère, cette fille devient de jour en jour plus insupportable, dit un jour Adolphe à sa femme en s’apercevant que Justine écoute aux portes ; et, si vous ne la renvoyez pas, je la renverrai, moi !…
Caroline, épouvantée, est obligée, pendant que monsieur est dehors, de chapitrer Justine.
– Justine, vous abusez de mes bontés pour vous : vous avez ici d’excellents gages, vous avez des profits, des cadeaux : tâchez d’y rester, car monsieur veut vous renvoyer.
La femme de chambre s’humilie, elle pleure ; elle est si attachée à madame ! Ah ! elle passerait dans le feu pour elle, elle se ferait hacher, elle est prête à tout faire.
– Vous auriez quelque chose à cacher, madame, je le prendrais sur mon compte…
– C’est bien, Justine, c’est bien, ma fille, dit Caroline effrayée ; il ne s’agit pas de cela ; sachez seulement vous tenir à votre place.
– Ah ! se dit Justine, monsieur veut me renvoyer ?… Attends, je m’en vais te rendre la vie dure, vieux pistolet !
[p. 314] Huit jours après, en coiffant sa maîtresse, Justine regarde dans la glace pour s’assurer que madame peut voir toutes les grimaces de sa physionomie ; aussi Caroline lui demanda-t-elle bientôt : – Qu’as-tu donc, Justine ?
– Ce que j’ai, je le dirais bien à madame, mais madame est si faible avec monsieur…
– Allons, voyons, dis ?
– Je sais bien, madame, pourquoi monsieur veut me mettre lui-même à la porte : monsieur n’a plus confiance qu’en Benoît, et Benoît fait le discret avec moi…
– Hé bien ! qu’y a-t-il ? A-t-on surpris quelque chose ?
– Je suis sûre qu’à eux deux ils manigancent quelque chose contre madame, répond la femme de chambre avec autorité.
Caroline, que Justine observe dans la glace, est devenue pâle ; toutes les tortures de la petite misère précédente reviennent, et Justine se voit devenue nécessaire [p. 315] autant que les espions le sont au gouvernement quand on découvre une conspiration.
Cependant les amies de Caroline ne s’expliquent pas pourquoi elle tient à une fille si désagréable, qui prend des airs de maîtresse, qui porte chapeau, qui fait l’impertinente…
On parle de cette domination stupide chez madame Deschars, chez madame de Fischtaminel, et l’on en plaisante. Quelques femmes entrevoient des raisons monstrueuses et qui mettent en cause l’honneur de Caroline.
Dans le monde, on sait mettre des paletots à toutes les vérités, même les plus jolies.
Enfin l’aria della calumnias’exécute absolument comme si Bartholo le chantait.
Il est avéré que Caroline ne peut pas renvoyer sa femme de chambre.
Le monde s’acharne à trouver le secret de cette énigme. Madame de Fischtaminel se moque d’Adolphe, Adolphe revient chez lui furieux, fait une scène à Caroline et renvoie Justine.
Ceci produit un tel effet sur Justine, que Justine tombe malade, elle se met au lit. Caroline fait observer à son mari qu’il est difficile de jeter dans la rue une fille dans l’état où se trouve Justine, une fille qui, d’ailleurs, leur est bien attachée et qui est chez eux depuis leur mariage.
[p. 316] – Dès qu’elle sera rétablie, qu’elle s’en aille ! dit Adolphe.
Caroline, rassurée sur Adolphe et indignement grugée par Justine, en arrive à vouloir s’en débarrasser ; elle applique sur cette plaie un remède violent, et elle se décide à passer par les fourches caudines d’une autre petite misère que voici.
Un matin, Adolphe est ultra-câliné. Le trop heureux mari cherche les raisons de ce redoublement de tendresse, et il entend Caroline qui, d’une voix caressante, lui dit : – Adolphe ?
– Quoi ! répond-il effrayé du tremblement intérieur accusé par la voix de Caroline.
– Promets-moi de ne pas te fâcher ?
[p. 318] – Oui.
– De ne pas m’en vouloir…
– Jamais ! Dis ?
– De me pardonner et de ne jamais me parler de cela…
– Mais dis donc !…
– D’ailleurs, tous les torts sont à toi…
– Voyons ?… ou je m’en vais…
– Il n’y a que toi qui puisses me faire sortir de l’embarras où je suis… et à cause de toi !…
– Mais voyons…
– Il s’agit de…
– De ?
– De Justine.
– Ne m’en parle pas, elle est renvoyée, je ne veux plus la voir, sa manière d’être expose votre réputation…
– Et que peut-on dire ? que t’a-t-on dit ?
La scène tourne, il en résulte une sous-explication qui fait rougir Caroline dès qu’elle aperçoit la portée des suppositions de ses meilleures amies, enchantées toutes de trouver des raisons bizarres à sa vertu.
– Eh ! bien, Adolphe, c’est toi qui me vaux tout cela ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit de Frédéric…
– Le grand, le roi de Prusse.
– Voilà bien les hommes !… Tartufe, voudrais-tu me faire croire que tu aies oublié, depuis si peu de temps, ton fils, le fils de mademoiselle Suzanne Beauminet !
– Tu sais…
[p. 319] – Tout !… Et la mère Mahuchet, et tes sorties pour faire dîner le petit quand il a congé.
Quelquefois, l’Affaire-Chaumontel est un enfant naturel, c’est l’espèce la moins dangereuse des Affaires-Chaumontel.
– Quels chemins de taupe vous savez faire, vous autres dévotes ! s’écrie Adolphe épouvanté.
– C’est Justine qui a tout découvert.
– Ah ! je comprends maintenant la raison de ses insolences…
– Ah ! va, mon ami, ta Caroline a été bien malheureuse, et cet espionnage dont la cause est mon amour insensé pour toi, car je t’aime… à devenir folle… Non, si tu me trahissais, je m’enfuirais au bout du monde… Eh ! bien, cette jalousie à faux m’a mise sous la domination de Justine… Ainsi, mon chat, tire-moi de là !
– Que cela t’apprenne, mon ange, à ne jamais te servir de tes domestiques si tu veux qu’ils te servent. C’est la plus basse des tyrannies. Être à la merci de ses gens !…
[p. 320] Adolphe profite de cette circonstance pour épouvanter Caroline, car il pense à ses futures Affaires-Chaumontel, et voudrait bien ne plus être espionné.
Justine est mandée, Adolphe la renvoie immédiatement sans vouloir qu’elle s’explique.
Caroline croit sa petite misère finie. Elle prend une autre femme de chambre.
Justine, à qui ses douze ou quinze mille francs ont mérité les attentions d’un porteur d’eau à la voie, devient madame Chavagnac et entreprend le commerce de la fruiterie.
Dix mois après, Caroline reçoit par un commissionnaire, en l’absence d’Adolphe, une lettre écrite sur du papier écolier, en jambages qui voudraient trois mois d’orthopédie, et ainsi conçue.
Vouz ét hindigneuman trompai parre msieu poure mame deux Fischtaminelle, ile i vat tou lé soarres, ai vous ni voilliez queu du feux, vous navet queu ceu que vou mairitté, jean sui contant, ai j’ai bien éloneure de vou saluair. [p. ill.]
Caroline bondit comme une lionne piquée par un taon ; elle se replace d’elle-même sur le gril du soupçon, elle recommence sa lutte avec l’inconnu.
Quand elle a reconnu l’injustice de ses soupçons, il arrive une autre lettre qui lui offre de lui donner des renseignements sur une Affaire-Chaumontel que Justine a éventée.
La petite misère des Aveux, souvenez-vous-en, mesdames, est souvent plus grave que celle-ci.
Àla gloire des femmes, elles tiennent encore à leurs maris, quand leurs maris ne tiennent plus à elles, non-seulement parce qu’il existe, socialement parlant, plus de liens entre une femme mariée et un homme, qu’entre cet homme et sa femme ; [p. 324] mais encore, parce que la femme a plus de délicatesse et d’honneur que l’homme, la grande question conjugale mise à part, bien entendu.
Dans un mari, il n’y a qu’un homme ; dans une femme mariée, il y a un homme, un père, une mère et une femme.
Une femme mariée a de la sensibilité pour quatre, et pour cinq même, si l’on y regarde bien.
Or, il n’est pas inutile de faire observer ici que, pour les femmes, l’amour est une absolution générale : l’homme qui aime bien peut commettre des crimes, il est toujours blanc comme neige aux yeux de celle qui l’aime, s’il l’aime bien.
Quant à la femme mariée, aimée ou non, elle sent si bien que l’honneur, la considération de son mari sont la fortune de ses enfants, qu’elle agit comme la femme qui aime, tant l’intérêt social est violent.
Ce sentiment profond engendre pour quelque Caroline des petites misères qui, par malheur pour ce livre, ont un côté triste.
Adolphe s’est compromis. N’énumérons pas toutes les manières de se compromettre, ce serait tomber dans des personnalités. Ne prenons pour exemple que, de toutes les fautes sociales, celle que notre époque excuse, admet, [p. 325] comprend et commet le plus souvent,le volhonnête, la concussion bien déguisée, une tromperie excusable quand elle a réussi, comme de s’entendre avec qui de droit pour vendre sa propriété le plus cher possible à une ville, à un département, etc.
Ainsi, dans une faillite, pour secouvrir(ceci veut dire récupérer sa créance), Adolphe a trempé dans des actes illicites qui peuvent mener un homme à témoigner en cour d’assises. On ne sait même pas si le hardi créancier ne sera pas considéré comme complice.
Remarquez que, dans toutes les faillites, pour les maisons les plus honorables,se couvrirest regardé comme le plus saint des devoirs ; mais il s’agit de ne pas laisser trop voir, comme dans la prude Angleterre, le mauvais côté dela couverture.
Adolphe embarrassé, car son conseil lui a dit de ne paraître en rien, a recours à Caroline ; il lui fait la leçon, [p. 326] il l’endoctrine, il lui apprend le Code, il veille à sa toilette, il l’équipe comme un brick envoyé en course, et il l’expédie chez un juge, chez un syndic.
Le juge est un homme en apparence sévère, qui cache un libertin ; il garde son sérieux en voyant entrer une jolie femme, et il dit des choses excessivement amères sur Adolphe. [p. ill.]
– Je vous plains, madame, vous appartenez à un homme qui peut vous attirer bien des désagréments ; encore quelques affaires de ce genre, et il sera tout à fait déconsidéré. Avez-vous des enfants ? pardonnez-moi cette question ; vous êtes si jeune, qu’il est bien naturel…
Et le juge se met le plus près possible de Caroline.
– Oui, monsieur.
– Oh ! bon Dieu ! quel avenir ! Ma première pensée était pour la femme ; mais maintenant, je vous plains [p. 327] doublement, je songe à la mère… Ah ! combien vous avez dû souffrir en venant ici… Pauvres, pauvres femmes !
– Ah ! monsieur, vous vous intéressez à moi, n’est-ce pas ?…
– Hélas ! que puis-je ? fait le juge en sondant Caroline par un regard oblique. Ce que vous me demandez est une forfaiture, je suis magistrat avant d’être homme…
– Ah ! monsieur, soyez homme seulement…
– Savez-vous bien ce que vous dites-là,… ma belle dame ?…
Là, le magistrat consulaire prend en tremblant la main de Caroline.
Caroline, en songeant qu’il s’agit de l’honneur de son mari, de ses enfants, se dit en elle-même que ce n’est pas le cas de faire la prude, elle laisse prendre sa main, elle résiste assez pour que le galant vieillard (c’est heureusement un vieillard) y trouve une faveur.
– Allons ! allons ! belle dame, ne pleurez pas, reprend le magistrat, je serais au désespoir de faire couler les larmes d’une si jolie personne, nous verrons, vous viendrez demain soir m’expliquer l’affaire, il faut voir toutes les pièces ; nous les compulserons ensemble…
– Monsieur…
– Mais il le faut…
– Monsieur…
– N’ayez pas peur, belle dame, un juge peut savoir accorder ce qu’on doit à la justice, et… (il prend un petit air fin) à la beauté.
[p. 328] – Mais, monsieur…
– Soyez tranquille, dit-il en lui tenant les mains et les pressant, et ce grand délit, nous tâcherons de le changer en peccadille.
Et il reconduit Caroline atterrée d’un rendez-vous ainsi proposé.
Le syndic est un jeune homme gaillard, qui reçoit madame Adolphe en souriant. Il sourit à tout, et il la prend par la taille en souriant avec une habileté de séducteur qui ne permet pas à Caroline de se révolter, d’autant plus qu’elle se dit : – « Adolphe m’a bien recommandé de ne pas irriter le syndic. » [p. ill.]
Néanmoins Caroline, ne fût-ce que dans l’intérêt du syndic, se dégage et lui dit le : – « Monsieur !… » qu’elle a répété trois fois au juge.
[p. 329] – Ne m’en voulez pas, vous êtes irrésistible, vous êtes un ange, et votre mari est un monstre ; car dans quelle intention envoie-t-il une sirène à un jeune homme qu’il sait inflammable ?
– Monsieur, mon mari n’a pu venir lui-même ; il est au lit, bien souffrant, et vous l’avez menacé d’une si terrible façon, que l’urgence…
– Il n’a donc pas d’avoué, d’agréé…
[p. 330] Caroline est épouvantée de cette observation, qui dévoile une profonde scélératesse chez Adolphe.
– Il a pensé, monsieur, que vous auriez des égards pour une mère de famille, pour des enfants…
– Ta, ta, ta, répond le syndic. Vous êtes venue pour attenter à mon indépendance, à ma conscience, vous voulez que je vous livre les créanciers ; eh ! bien, je fais plus, je vous livre mon cœur, ma fortune ; il veut sauver son honneur, votre mari ; moi, je vous donne le mien…
– Monsieur, dit-elle en essayant de relever le syndic, qui s’est mis à ses pieds, vous m’épouvantez !
Elle joue la femme effrayée et gagne la porte, en sortant de cette situation délicate, comme savent en sortir les femmes, c’est-à-dire en ne compromettant rien.
– Je reviendrai, dit-elle en souriant, quand vous serez plus sage…
– Vous me laissez ainsi… prenez garde ! votre mari pourra bien s’asseoir sur les bancs de la Cour d’assises ; il est le complice d’une banqueroute frauduleuse, et nous savons de lui bien des choses qui ne sont pas honorables. Ce n’est pas sa première incartade ; il a fait des affaires un peu sales, des tripotages indignes, vous ménagez bien l’honneur d’un homme qui se moque de son honneur comme du vôtre.
Caroline, effrayée de ces paroles, lâche la porte, la ferme et revient.
[p. 331] – Que voulez-vous dire, monsieur ? dit-elle furieuse de cette brutale bordée.
– Eh bien ! l’affaire…
– Chaumontel ?
– Non, cette spéculation sur les maisons qu’il faisait bâtir par des gens insolvables.
Caroline se rappelle l’affaire entreprise par Adolphe (voyezjésuitisme des femmes) pour doubler ses revenus ; elle tremble. Le syndic a pour lui la curiosité.
– Asseyez-vous donc là. Tenez, à cette distance je serai sage, mais je pourrai vous regarder…
Et il raconte longuement cette conception due à Du Tillet le banquier, en s’interrompant pour dire : – Oh ! quel joli pied, petit, menu…Madameseule a le pied aussi petit que cela…Du Tillet donc transigea…– Et quelle oreille… vous a-t-on dit que vous aviez l’oreille délicieuse ?… –Et Du Tillet eut raison, car il y avait déjà jugement.– J’aime les petites oreilles… laissez-moi faire mouler la vôtre, et je ferai tout ce que vous voudrez. [p. 332] –Du Tillet profita de cela pour faire tout supporter à votre imbécile de mari…– Oh ! la jolie étoffe, vous êtes divinement mise…
– Nous en étions, monsieur ?…
– Est-ce que je sais ce que je dis en admirant une tête raphaélesque comme la vôtre ?
Au vingt-septième éloge, Caroline trouve de l’esprit au syndic : elle lui fait un compliment et s’en va sans connaître à fond l’histoire de cette entreprise qui, dans le temps, a dévoré trois cent mille francs.
Cette petite misère a d’énormes variantes.
Exemple :
Adolphe est brave et susceptible ; il est à la promenade aux Champs-Élysées, il y a foule, et dans cette foule certains jeunes gens sans délicatesse se permettent des plaisanteries à la Panurge, Caroline les souffre sans avoir l’air de s’en apercevoir pour éviter un duel à son mari.
Autre exemple :
Un enfant, du genre Terrible, dit devant le monde : – Maman, est-ce que tu laisseras Justine me donner des giffles ?…
– Non, certes…
– Pourquoi demandes-tu cela, mon petit homme ? dit madame Foullepointe.
[p. 333] – C’est qu’elle vient de donner un fameux soufflet à papa, qui est bien plus fort que moi.
Madame Foullepointe se met à rire, et Adolphe, qui pensait à faire la cour à madame Foullepointe, se voit plaisanté cruellement par elle après avoir eu (voir lesdernières querelles) une première-dernière querelle avec Caroline.
Dans tous les ménages, maris et femmes entendent sonner une heure fatale. C’est un vrai glas, la mort de la jalousie, une grande, une noble, une charmante passion, le seul véritable symptôme de l’amour, s’il n’est [p. 336] pas toutefoisson double. Quand une femme n’est plus jalouse de son mari, tout est dit, elle ne l’aime plus. Aussi, l’amour conjugal s’éteint-il dans la dernière querelle que fait une femme.
Dès qu’une femme ne querelle plus son mari, le minotaure est assis dans un fauteuil au coin de la cheminée de la chambre à coucher, et il tracasse avec le bout de sa canne ses bottes vernies.
Toutes les femmes doivent se rappeler leur dernière querelle, cette suprême petite misère qui souvent éclate à propos d’un rien, ou plus souvent encore à l’occasion d’un fait brutal, d’une preuve décisive. Ce cruel adieu à la croyance, aux enfantillages de l’amour, à la vertu même, est en quelque sorte capricieux comme la vie.
Comme la vie, il n’est le même dans aucun ménage.
Ici peut-être l’auteur doit-il chercher toutes les variétés de querelles, s’il veut être exact.
Ainsi, Caroline aura découvert que la robe judiciaire du syndic de l’Affaire-Chaumontel cache une robe d’une étoffe infiniment moins rude, d’une couleur agréable, soyeuse ; qu’enfin Chaumontel a des cheveux blonds et des yeux bleus.
Ou bien Caroline, levée avant Adolphe, aura vu le [p. 337] paletot jeté sur un fauteuil à la renverse, et la ligne d’un petit papier parfumé, sortant de la poche de côté, l’aura frappée de son blanc, comme un rayon de soleil entrant par une fente de la fenêtre dans une chambre bien close ;
Ou elle aura fait craquer ce petit billet en serrant Adolphe dans ses bras et lui tâtant cette poche d’habit ;
Ou elle aura été comme instruite par le parfum étranger qu’elle sentait depuis quelque temps sur Adolphe, et elle aura lu ces quelques lignes :
Haingra, séjé ce que tu veu dire avaic Hipolite, vien e tu vairas si jen thême.
Ou ceci :
Hier, mon ami, vous vous êtes fait attendre, que sera-ce demain ?
Ou ceci :
Les femmes qui vous aiment, mon cher monsieur, sont bien malheureuses de vous tant haïr quand vous [p. 338] n’êtes pas près d’elles ; prenez garde, la haine qui dure pendant votre absence pourrait empiéter sur les moments où l’on vous voit.
Ou ceci :
Faquin de Chodoreille, que faisais-tu donc hier sur le boulevard avec une femme pendue à ton bras ? Si c’est ta femme, reçois mes compliments de condoléance sur tous ses charmes qui sont absents, elle les a sans doute mis au Mont-de-Piété ; mais la reconnaissance en est perdue.
Quatre billets émanés de la grisette, de la dame, de la bourgeoise prétentieuse ou de l’actrice parmi lesquelles Adolphe a choisisa belle(selon le vocabulaire Fischtaminel).
Ou bien Caroline, amenée voilée, par Ferdinand, au Ranelagh, a vu de ses yeux Adolphe se livrant avec [p. 339] fureur à la polka, tenant dans ses bras une des dames d’honneur de la reine Pomaré ; [p. ill.]
Ou bien Adolphe se sera pour la septième fois trompé de nom et aura, le matin en s’éveillant, appelé sa femme Juliette, Charlotte ou Lisa ;
Ou bien un marchand de comestibles, un restaurateur, envoie, en l’absence de monsieur des notes accusatrices qui tombent entre les mains de Caroline.
Livré chez madame Schontz, le 6 janvier 184., un pâté de foie gras. | 22 fr. 50 c. |
Six bouteilles de divers vins. | 70 fr. » |
Fourni à l’Hôtel du Congrès, le 11 février, nº 21, un déjeuner fin, prix convenu. | 100 fr. » |
Total | 192 fr. 50 c. |
[p. 340] Caroline étudie les dates et retrouve dans sa mémoire des rendez-vous relatifs à l’Affaire-Chaumontel.
Adolphe avait désigné le jour des Rois pour une réunion où l’on devait enfin toucher la collocation de l’Affaire-Chaumontel.
Le 11 février, il avait rendez-vous chez le notaire pour signer une quittance dans l’Affaire-Chaumontel. [p. ill.]
Ou bien…
Mais vouloir formuler tous les hasards, c’est une entreprise de fou.
Chaque femme se rappellera comment le bandeau qu’elle avait sur les yeux est tombé ; comment, après bien des doutes, des déchirements de cœur, elle est arrivée à ne faire une querelle que pour clore le roman, pour mettre le signet au livre, stipuler son indépendance, ou commencer une nouvelle vie.
Quelques femmes sont assez heureuses pour avoir pris [p. 341] les devants, elles font cette querelle en manière de justification.
Les femmes nerveuses éclatent et se livrent à des violences.
Les femmes douces prennent un petit ton décidé qui fait trembler les plus intrépides maris.
Celles qui n’ont pas encore de vengeance prête pleurent beaucoup.
Celles qui vous aiment pardonnent. Ah ! elles conçoivent si bien, comme la femme appelée ma Berline, que leur Adolphe soit aimé des Françaises, qu’elles sont heureuses de posséder légalement un homme dont raffolent toutes les femmes.
Certaines femmes à lèvres serrées comme des coffres-forts, à teint brouillé, à bras maigres, se font un malicieux plaisir de promener leur Adolphe dans les fanges du mensonge, dans les contradictions ; elles le questionnent (voirla misère dans la misère) comme un magistrat qui questionne le criminel, en se réservant la jouissance fielleuse d’aplatir ses dénégations par des preuves directes à un moment décisif.
Généralement, dans cette scène capitale de la vie conjugale, le beau sexe est bourreau là où, dans le cas contraire, l’homme est assassin.
Voici comment.
Cette dernière querelle (vous allez savoir pourquoi l’auteur l’a nomméedernière) se termine toujours par une promesse solennelle, sacrée, que font les femmes délicates, nobles, ou simplement spirituelles, c’est dire [p. 342] toutes les femmes, et que nous donnons sous sa plus belle forme.
– Assez, Adolphe ! nous ne nous aimons plus ; tu m’as trahie, et je ne l’oublierai jamais. On peut pardonner, mais oublier, c’est impossible.
Les femmes ne se font implacables que pour rendre leur pardon charmant : elles ont deviné Dieu.
– Nous avons à vivre en commun comme deux amis, dit Caroline en continuant. Eh bien ! vivons comme deux frères, deux camarades. Je ne veux pas te rendre la vie insupportable, et je ne te parlerai jamais de ce qui vient de se passer…
Adolphe tend la main à Caroline : celle-ci prend la main, la lui serre à l’anglaise.
Adolphe remercie Caroline, entrevoit le bonheur : il s’est fait de sa femme une sœur, et il croit redevenir garçon.
Le lendemain, Caroline se permet une allusion très-spirituelle (Adolphe ne peut pas s’empêcher d’en rire) [p. 343] à l’Affaire-Chaumontel. Dans le monde, elle lance des généralités qui deviennent des particularités sur cette dernière querelle.
Au bout d’une quinzaine, il ne se passe pas de jour où Caroline n’ait rappelé la dernière querelle en disant : – C’était le jour où j’ai trouvé dans ta poche la facture Chaumontel ;
Ou : – C’est depuis notre dernière querelle… ;
Ou : – C’est le jour où j’ai vu clair dans la vie, etc. [p. ill.]
Elle assassine Adolphe, elle le martyrise ! Dans le monde, elle dit des choses terribles.
– Nous sommes heureuses, ma chère, le jour où nous n’aimons plus : c’est alors que nous savons nous faire aimer…
Et elle regarde Ferdinand.
– Ah ! vous avez aussi votre Affaire-Chaumontel, dit-elle à madame Foullepointe.
Enfin, la dernière querelle ne finit jamais, d’où cet axiome :
Se donner un tort vis-à-vis de sa femme légitime, c’est résoudre le problème du mouvement perpétuel.
Les femmes, et surtout les femmes mariées, se fichent des idées dans leurdure-mèreabsolument comme elles plantent des épingles dans leur pelote ; et le diable, entendez-vous ? le diable ne les pourrait pas retirer ; elles [p. 346] seules se réservent le droit de les y piquer, de les dépiquer et de les y repiquer.
Caroline est revenue un soir de chez madame Foullepointe dans un état violent de jalousie et d’ambition.
Madame Foullepointe, lalionne…
Ce mot exige une explication. C’est le néologisme à la mode, il répond à quelques idées, fort pauvres d’ailleurs, de la société présente : il faut l’employer pour se faire comprendre, quand on veut dire une femme à la mode.
Cette lionne donc monte à cheval tous les jours, et Caroline s’est mis en tête d’apprendre l’équitation.
Remarquez que, dans cette phase conjugale, Adolphe et Caroline sont dans cette saison que nous avons nomméele Dix-Huit Brumaire des Ménages, ou qu’ils se sont déjà fait deux ou troisDernières-querelles.
– Adolphe, dit-elle, veux-tu me faire plaisir ?
[p. 347] – Toujours…
– Tu me refuseras ?
– Mais, si ce que tu me demandes est possible, je suis prêt…
– Ah ! déjà… Voilà bien le mot d’un mari…si…
– Voyons ?
– Je voudrais apprendre à monter à cheval.
– Mais, Caroline, est-ce possible ?
Caroline regarde par la portière, et tente d’essuyer une larme sèche.
– Écoute-moi ? reprend Adolphe ; puis-je te laisser aller seule au manége ? puis-je t’y accompagner au milieu des tracas que me donnent en ce moment les affaires ? Qu’as-tu donc ? Je te donne, il me semble, des raisons péremptoires.
Adolphe aperçoit une écurie à louer, l’achat d’un poney, l’introduction au logis d’un groom et d’un cheval de domestique, tous les ennuis de lalionneriefemelle.
[p. 348] Quand on donne à une femme des raisons au lieu de lui donner ce qu’elle veut, peu d’hommes ont osé descendre au fond de ce petit gouffre appelé le cœur, pour y mesurer la force de la tempête qui s’y fait subitement.
– Des raisons ! Mais si vous en voulez, en voici, s’écrie Caroline. Je suis votre femme : vous ne vous souciez plus de me plaire. Et la dépense donc ! Vous vous trompez bien, en ceci, mon ami !
Les femmes ont autant d’inflexions de voix pour prononcer ces mots :Mon Ami, que les Italiens en ont trouvé pour dire :Amico; j’en ai compté vingt-neuf qui n’expriment encore que les différents degrés de la haine.
– Ah ! tu verras, reprend Caroline. Je serai malade, et vous payerez à l’apothicaire et au médecin ce que vous aurait coûté le cheval. Je serai chez moi claquemurée, et c’est tout ce que vous voulez. Je m’y attendais. Je vous ai demandé cette permission, sûre d’un refus : je voulais uniquement savoir comment vous vous y prendriez pour le faire.
– Mais… Caroline.
– Me laisser seule au manége ! dit-elle en continuant sans avoir entendu. Est-ce une raison ? Ne puis-je y aller avec madame de Fischtaminel ? Madame de Fischtaminel apprend à monter à cheval, et je ne crois pas que monsieur de Fischtaminel l’accompagne.
– Mais… Caroline.
– Je suis enchantée de votre sollicitude, vous tenez beaucoup trop à moi, vraiment. Monsieur de Fischtaminel a plus de confiance en sa femme que vous en la vôtre. Il ne l’y accompagne pas, lui ! Peut-être est-ce à [p. 349] cause de cette confiance que vous ne voulez pas me voir au manége, où je puis être témoin du vôtre avec la Fischtaminel.
Adolphe essaie de cacher l’ennui que lui donne ce torrent de paroles, qui commence à moitié chemin de son domicile et qui ne trouve pas de mer où se jeter.
Quand Caroline est dans sa chambre, elle continue toujours :
– Tu vois que si des raisons pouvaient me rendre la santé, m’empêcher de souhaiter un exercice que la nature m’indique, je ne manquerais pas de raisons à me donner, que je connais toutes les raisons à donner, et que je me les suis données avant de te parler.
Ceci, mesdames, peut d’autant mieux s’appeler le prologue du drame conjugal, que c’est rudement débité, commenté de gestes, orné de regards et autres vignettes avec lesquels vous illustrez ces chefs-d’œuvre.
Caroline, une fois qu’elle a semé dans le cœur [p. 350] d’Adolphe l’appréhension d’une scène à demande continue, a senti sa hainede côté gaucheredoublée contre son gouvernement.
Madame boude, et boude si sauvagement, qu’Adolphe est forcé de s’en apercevoir, sous peine d’êtreminotaurisé, car tout est fini, sachez-le bien, entre deux êtres mariés par monsieur le maire, ou seulement à Gretna-Green, lorsque l’un d’eux ne s’aperçoit plus de la bouderie de l’autre.
Une bouderie rentrée est un poison mortel.
C’est pour éviter ce suicide de l’amour que notre ingénieuse France inventa les boudoirs. Les femmes ne pouvaient pas avoir les saules de Virgile dans le système de nos habitations modernes. À la chute des oratoires, ces petits endroits devinrent des boudoirs.
Ce drame conjugal a trois actes. L’acte du prologue : il est joué. Vient l’acte de la fausse coquetterie : c’est un de ceux où les Françaises ont le plus de succès.
Adolphe vague par la chambre en se déshabillant ; et, pour un homme, se déshabiller, c’est devenir excessivement faible.
Certes, à tout homme de quarante ans, cet axiome paraîtra profondément juste :
[p. 351]Les idées d’un homme qui n’a plus de bretelles ni de bottes ne sont plus celles d’un homme qui porte ces deux tyrans de notre esprit.
Remarquez que ceci n’est un axiome que dans la vie conjugale. En morale, c’est ce que nous appelons un théorème relatif.
Caroline mesure, comme un jockey sur le terrain des courses, le moment où elle pourra distancer son adversaire. Elle s’arrange alors pour être d’une séduction irrésistible pour Adolphe.
Les femmes possèdent une mimique de pudeur, une science de voltige, des secrets de colombes effarouchées, un registre particulier pour chanter, comme Isabelle au quatrième acte deRobert-le-Diable: «Grâce pour toi ! grâce pour moi! » qui laissent les entraîneurs de chevaux à mille piques au-dessous d’elles. Comme toujours, [p. 352] le Diable succombe. Que voulez-vous ? c’est l’histoire éternelle, c’est le grand mystère catholique du serpent écrasé, de la femme délivrée qui devient la grande force sociale, disent les fouriéristes. C’est en ceci surtout que consiste la différence de l’esclave orientale à l’épouse de l’occident.
Sur l’oreiller conjugal, le second acte se termine par des onomatopées qui sont toutes à la paix. Adolphe, de même que les enfants devant une tarte, a promis tout ce que voulait Caroline.
Caroline, extrêmement heureuse, se lève, va consulter son miroir, et s’inquiète du déjeuner.
Une heure après, quand elle est prête, elle apprend que le déjeuner est servi.
– Avertissez monsieur !
– Madame, monsieur est dans le petit salon.
– Que tu n’es ben gentil, mon petit homme, dit-elle en allant au-devant d’Adolphe et reprenant le langage enfantin, câlin, de la lune de miel.
– Et de quoi ?
– Eh bien ! de n’avoir permis que ta Liline monte à dada…
[p. 354]Pendant la lune de miel, quelques époux très-jeunes ont pratiqué des langages que, dans l’antiquité, Aristote avait déjà classés et définis (voir sa Pédagogie). Ainsi donc on parle enyouyou, on parle enlala, on parle ennana, comme les mères et les nourrices parlent aux enfants. [p. ill.] C’est là une des raisons secrètes, discutées et reconnues dans de gros in-quarto par les Allemands, qui déterminèrent les Cabires, [p. 355] créateurs de la mythologie grecque, à représenter l’Amour en enfant. Il y a d’autres raisons que connaissent les femmes, et dont la principale est, selon elles, que l’amour chez les hommes est toujours petit.
– Où donc as-tu pris cela, ma belle ? sous ton bonnet ?
– Comment ?…
Caroline reste plantée sur ses jambes ; elle ouvre des yeux agrandis par la surprise. Épileptique en dedans, elle n’ajoute pas un mot : elle regarde Adolphe.
Sous les feux sataniques de ce regard, Adolphe accomplit un quart de conversion vers la salle à manger ; mais il se demande en lui-même s’il ne faut pas laisser Caroline prendre une leçon, en recommandant à l’écuyer de la dégoûter de l’équitation par la dureté de l’enseignement.
Rien de terrible comme une comédienne qui compte sur un succès, et quifait four.
En argot de coulisses, faire four c’est ne voir personne dans la salle ni recueillir aucun applaudissement, c’est [p. 356] beaucoup de peine prise pour rien, c’est l’insuccès à son apogée.
Cette petite misère (elle est très-petite) se reproduit de mille manières dans la vie conjugale, quand la lune de miel est finie, et que les femmes n’ont pas une fortune à elles.
Malgré la répugnance de l’auteur à glisser des anecdotes dans un ouvrage tout aphoristique, dont le tissu ne comporte que des observations plus ou moins fines et très-délicates, par le sujet du moins, il lui semble nécessaire d’orner cette page d’un fait dû d’ailleurs à l’un de nos premiers médecins.
Cette répétition du sujet renferme une règle de conduite à l’usage des docteurs parisiens.
Un mari se trouvait dans le cas de notre Adolphe. Sa Caroline, ayant fait four une première fois, s’entêtait à triompher, car souvent Caroline triomphe ! Celle-là jouait la comédie de la maladie nerveuse (voyez laPhysiologie [p. 358]du Mariage, Méditation XXVI, paragraphedes Névroses). Elle était depuis deux mois étendue sur son divan, se levant à midi, renonçant à toutes les jouissances de Paris.
Pas de spectacles… Oh ! l’air empesté, les lumières ! les lumières surtout !… le tapage, la sortie, l’entrée, la musique… tout cela, funeste ! d’une excitation terrible !
Pas de parties de campagne… Oh ! c’était son désir ; mais il lui fallait (desiderata) une voiture à elle, des chevaux à elle… Monsieur ne voulait pas lui donner un équipage. Et aller enlocati, en fiacre… rien que d’y penser elle avait des nausées !
Pas de cuisine… la fumée des viandes faisait soulever le cœur à madame.
Madame buvait mille drogues que sa femme de chambre ne lui voyait jamais prendre.
Enfin une dépense effrayante en effets, en privations, [p. 359] en poses, en blanc de perle pour se montrer d’une pâleur de morte, en machines, absolument comme quand une administration théâtrale répand le bruit d’une mise en scène fabuleuse.
On en était à croire qu’un voyage aux eaux, à Ems, à Hombourg, à Carlsbad, pourrait à peine guérir madame ; mais elle ne voulait pas se mettre en route sans aller dans sa voiture.
Toujours la voiture !
Cet Adolphe tenait bon, et ne cédait pas.
Cette Caroline, en femme excessivement spirituelle, donnait raison à son mari.
– Adolphe a raison, disait-elle à ses amies, c’est moi qui suis folle ; il ne peut pas, il ne doit pas encore prendre voiture ; les hommes savent mieux que nous où en sont leurs affaires…
[p. 360] Par moments cet Adolphe enrageait ! les femmes ont des façons qui ne sont justiciables que de l’enfer.
Enfin, le troisième mois, il rencontre un de ses amis de collége, sous-lieutenant dans le corps des médecins, ingénu comme tout jeune docteur, n’ayant ses épaulettes que d’hier et pouvant commander feu !
– Jeune femme, jeune docteur, se dit notre Adolphe.
Et il propose au Bianchon futur de venir lui dire la vérité sur l’état de Caroline.
– Ma chère, il est temps que je vous amène un médecin, dit le soir Adolphe à sa femme, et voici le meilleur docteur pour une jolie femme.
Le novice étudie en conscience, fait causer madame, la palpe avec discrétion, s’informe des plus légers diagnostics, et finit, tout en causant, par laisser fort involontairement errer sur ses lèvres, d’accord avec ses yeux, [p. 361] un sourire, une expression excessivement dubitatifs, pour ne pas dire ironiques. Il ordonne une médication insignifiante sur la gravité de laquelle il insiste, et il promet de revenir en voir l’effet.
Dans l’antichambre, se croyant seul avec son ami de collége, il fait un haut-le-corps inexprimable.
– Ta femme n’a rien, mon cher, dit-il ; elle se moque de toi et de moi.
– Je m’en doutais…
– Mais, si elle continue à plaisanter, elle finira par se rendre malade : je suis trop ton ami pour faire cette spéculation, car je veux qu’il y ait chez moi, sous le médecin, un honnête homme…
– Ma femme veut une voiture.
Comme dans leSolo de Corbillard, cette Caroline avait écouté à la porte.
Encore aujourd’hui, le jeune docteur est obligé d’épierrer6Erreur de Chlendowski : « épiérer » au lieu de « épierrer ». [p. 362] son chemin des calomnies que cette charmante femme y jette à tout moment ; et, pour avoir la paix, il a été forcé de s’accuser de cette petite faute de jeune homme en nommant son ennemie afin de la faire taire.
On ne sait pas combien il y a de nuances dans le malheur, cela dépend des caractères, de la force des imaginations, de la puissance des nerfs. S’il est impossible de saisir ces nuances si variables, on peut du moins indiquer les couleurs tranchées, les principaux accidents.
L’auteur a donc réservé cette petite misère pour la dernière, car c’est la seule qui soit comique dans le malheur.
L’auteur se flatte d’avoir épuisé les principales. Aussi les femmes arrivées au port, à l’âge heureux de quarante [p. 364] ans, époque à laquelle elles échappent aux médisances, aux calomnies, aux soupçons, où leur liberté commence ; ces femmes lui rendront-elles justice en disant que dans cet ouvrage toutes les situations critiques d’un ménage se trouvent indiquées ou représentées. [p. ill.]
Caroline a son Affaire-Chaumontel. Elle sait susciter à son mari des sorties imprévues, elle a fini par s’entendre avec madame de Fischtaminel.
Dans tous les ménages, dans un temps donné, les madame de Fischtaminel deviennent la providence de Caroline.
Caroline câline madame de Fischtaminel avec autant de soin que l’armée d’Afrique choie Abd-el-Kader, elle lui porte la sollicitude qu’un médecin met à ne pas guérir un riche malade imaginaire. À elles deux, Caroline et madame de Fischtaminel inventent des occupations au cher Adolphe quand ni madame de Fischtaminel ni Caroline ne veulent de ce demi-dieu dans leurs pénates. Madame [p. 365] de Fischtaminel et Caroline, devenues par les soins de madame Foullepointe les meilleures amies du monde, ont fini même par connaître et employer cette franc-maçonnerie féminine dont les rites ne s’apprennent dans aucune initiation.
Si Caroline écrit la veille à madame de Fischtaminel ce petit billet :
Mon ange, vous verrez vraisemblablement demain Adolphe, ne me le gardez pas trop longtemps, car je compte aller au bois avec lui sur les quatre heures ; mais, si vous teniez beaucoup à l’y conduire, je l’y reprendrai. Vous devriez bien m’apprendre vos secrets d’amuser ainsi les gens ennuyés.
Madame de Fischtaminel se dit : – Bien ! j’aurai ce garçon-là sur les bras depuis midi jusqu’à cinq heures.
Les hommes ne devinent pas toujours ce que signifie chez une femme une demande positive, mais une autre femme ne s’y trompe jamais : elle fait le contraire.
Ces petits êtres-là, surtout les Parisiennes, sont les plus jolis joujoux que l’industrie sociale ait inventés : il [p. 366] manque un sens à ceux qui ne les adorent pas, qui n’éprouvent pas une constante jubilation à les voir arrangeant leurs piéges comme elles arrangent leurs nattes, se créant des langues à part, construisant de leurs doigts frêles des machines à écraser les plus puissantes fortunes.
Un jour, Caroline a pris les plus minutieuses précautions, elle a écrit la veille à madame Foullepointe d’aller à Saint-Maur avec Adolphe pour examiner une propriété quelconque à vendre, Adolphe ira déjeuner chez elle. Elle habille Adolphe, elle le lutine sur le soin qu’il met à sa toilette, et lui fait des questions saugrenues sur madame Foullepointe.
– Elle est gentille, et je la crois bien ennuyée de Charles : tu finiras par l’inscrire sur ton catalogue, vieux don Juan ; mais tu n’auras plus besoin de l’Affaire-Chaumontel : je ne suis plus jalouse, tu as ton passe-port, [p. 367] aimes-tu mieux cela que d’être adoré ?… Monstre ! vois combien je suis gentille…
Dès que monsieur est parti, Caroline, qui la veille a pris soin d’écrire à Ferdinand de venir déjeuner, fait une toilette que, dans ce charmant dix-huitième siècle, si calomnié par les républicains, les humanitaires et les sots, les femmes de qualité nommaient leur habit de combat.
Caroline a tout prévu. L’Amour est le premier valet de [p. 368] chambre du monde : aussi la table est-elle mise avec une coquetterie diabolique. C’est du linge blanc damassé, le petit déjeuner bleu, le vermeil, le pot au lait sculpté, des fleurs partout !
Si c’est en hiver, elle a trouvé des raisins, elle a fouillé la cave pour y découvrir des bouteilles de vieux vins exquis. Les petits pains viennent du boulanger le plus fameux. Les mets succulents, le pâté de foie gras, toute cette victuaille élégante aurait fait hennir Grimod de la Reynière, ferait sourire un escompteur, et dirait à un professeur de l’ancienne Université de quoi il s’agit.
Tout est prêt. Caroline, elle, est prête de la veille : elle contemple son ouvrage. Justine soupire et arrange les meubles. Caroline ôte quelques feuilles jaunies aux fleurs des jardinières. Une femme déguise alors ce qu’il faut appeler les piaffements du cœur par ces occupations [p. 369] niaises où les doigts ont la puissance des tenailles, où les ongles roses brûlent, et où ce cri muet râpe le gosier : – Il ne vient pas !…
Quel coup de poignard que ce mot de Justine : – Madame, une lettre !
Une lettre au lieu d’un Ferdinand ! comment se décachète-t-elle ? que de siècles de vie épuisés en la dépliant ! Les femmes savent cela ! Quant aux hommes, lorsqu’ils ont de ces rages, ils assassinent leurs jabots.
– Justine, monsieur Ferdinand est malade !… crie Caroline, envoyez chercher une voiture.
Au moment où Justine descend l’escalier, Adolphe monte.
– Pauvre madame ! se dit Justine, il n’y a sans doute plus besoin de voiture.
– Ah çà ! d’où viens-tu ? s’écrie Caroline en voyant Adolphe en extase devant ce déjeuner quasi voluptueux.
Adolphe, à qui sa femme ne sert plus depuis long-temps de festins si coquets, ne répond rien. Il devine ce dont il s’agit en retrouvant écrits sur la nappe les charmantes idées que, soit madame de Fischtaminel, soit le syndic de l’Affaire-Chaumontel, lui dessinent sur d’autres tables non moins élégantes.
– Qui donc attends-tu ? dit-il en interrogeant à son tour.
– Et qui donc ? ce ne peut être que Ferdinand, répond Caroline.
– Et il se fait attendre…
– Il est malade, le pauvre garçon.
Une idée drôlatique passe par la tête d’Adolphe, et il [p. 370] répond en clignant d’un œil seulement : – Je viens de le voir.
– Où ?
– Devant le Café de Paris avec des amis… [p. ill.]
– Mais pourquoi reviens-tu ? répond Caroline, qui veut déguiser une rage homicide.
– Madame Foullepointe, que tu disais ennuyée de Charles, est depuis hier matin avec lui à Ville-d’Avray.
– Et monsieur Foullepointe ?
– Il a fait un petit voyage d’agrément pour une nouvelle Affaire-Chaumontel, une jolie petite… difficulté qui lui est survenue ; mais il en viendra sans doute à bout.
Adolphe s’est assis en disant : – Ça se trouve bien, j’ai l’appétit de deux loups…
[p. 371] Caroline s’attable en examinant Adolphe à la dérobée : elle pleure en dedans ; mais elle ne tarde pas à demander d’un son de voix qu’elle a pu rendre indifférent : – Avec qui donc était Ferdinand ?
– Avec des drôles qui lui font voir mauvaise compagnie. Ce jeune homme-là se gâte : il va chez madame Schontz, chez des lorettes, tu devrais écrire à son oncle. C’était sans doute quelque déjeuner provenu d’un pari fait chez mademoiselle Malaga…
Il regarde sournoisement Caroline, qui baisse les yeux pour cacher ses larmes.
– Comme tu t’es faite jolie ce matin, reprend Adolphe. Ah ! tu es bien la femme de ton déjeuner… Ferdinand ne déjeunera certes pas si bien que moi… etc.
Adolphe manie si bien la plaisanterie qu’il inspire à sa femme l’idée de punir Ferdinand. Adolphe, qui se donne pour avoir l’appétit de deux loups, fait oublier à Caroline qu’il y a pour elle une citadine à la porte.
[p. 372]La portière de Ferdinand arrive sur les deux heures, au moment où Adolphe dort sur un divan.
Cette Iris des garçons vient dire à Caroline que monsieur Ferdinand a bien besoin de quelqu’un.
[p. 373] – Il est ivre ? demanda Caroline furieuse.
– Il s’est battu ce matin, madame.
Caroline tombe évanouie, se relève et court chez Ferdinand, en dévouant Adolphe aux dieux infernaux.
Quand les femmes sont les victimes de ces petites combinaisons, aussi spirituelles que les leurs, elles s’écrient alors : – Les hommes sont d’affreux monstres !
Voici notre dernière observation. Aussi bien, cet ouvrage commence-t-il à vous paraître fatigant, autant que le sujet lui-même, si vous êtes marié.
Cette œuvre, qui, selon l’auteur, est à laphysiologie du mariagece que l’Histoire est à la Philosophie, ce qu’est le [p. 376] Fait à la Théorie, a eu sa logique, comme la vie prise en grand a la sienne.
Et voici quelle est cette logique fatale, terrible.
Au moment où s’arrête la première partie de ce livre plein de plaisanteries sérieuses, Adolphe est arrivé, vous avez dû vous en apercevoir, à une indifférence complète en matière matrimoniale.
Il a lu des romans dont les auteurs conseillent aux maris gênants tantôt de s’embarquer pour l’autre monde, tantôt de bien vivre avec les pères de leurs enfants, de les choyer, de les adorer ; car, si la littérature est l’image des mœurs, il faudrait admettre que les mœurs reconnaissent les défauts signalés par laPhysiologie du Mariagedans cette institution fondamentale. Plus d’un grand talent a porté des coups terribles à cette base sociale sans l’ébranler.
Adolphe a surtout beaucoup trop lu sa femme, et il déguise son indifférence sous ce mot profond : l’indulgence. Il est indulgent pour Caroline, il ne voit plus en elle que la mère de ses enfants, un bon compagnon, un ami sûr, un frère.
Au moment où finissent ici les petites misères de la femme, Caroline, beaucoup plus habile, est arrivée à pratiquer cette profitable indulgence ; mais elle ne renonce pas à son cher Adolphe. Il est dans la nature de la femme de ne rien abandonner de ses droits.
Dieu et mon droit… conjugal !est, comme on sait, la devise de l’Angleterre, surtout aujourd’hui.
[p. 377] Les femmes ont un si grand amour de domination qu’à ce sujet nous raconterons une anecdote qui n’a pas dix ans. C’est une très-jeune anecdote.
Un des grands dignitaires de la chambre des pairs avait une Caroline, légère comme presque toutes les Carolines.
Ce nom porte bonheur aux femmes.
Ce dignitaire, alors très-vieillard, était d’un côté de la cheminée et Caroline de l’autre. Caroline atteignait à ce lustre pendant lequel les femmes ne disent plus leur âge. Un ami vint leur apprendre le mariage d’un général qui jadis avait été l’ami de leur maison.
Caroline entre dans un désespoir à larmes vraies, elle jette les hauts cris, elle rompt si bien la tête au grand dignitaire qu’il essaie de la consoler.
Au milieu de ses phrases, le comte s’échappe jusqu’à [p. 378] dire à sa femme : – Enfin, que voulez-vous, ma chère, il ne pouvait cependant pas vous épouser !…
Et c’était un des plus hauts fonctionnaires de l’État, mais un ami de Louis XVIII, et nécessairement un peu Pompadour.
Toute la différence de la situation d’Adolphe et de Caroline existe donc en ceci : que, si monsieur ne se soucie plus de madame, elle conserve le droit de se soucier de monsieur.
Maintenant, écoutons ce qu’on nomme lequ’en dira-t-on? objet de la conclusion de cet ouvrage.
Qui n’a pas entendu dans sa vie un opéra italien quelconque ?… Vous avez dû, dès lors, remarquer l’abus musical du motfelichitta, prodigué par le poète et par les chœurs à l’heure où tout le monde s’élance hors de sa loge, ou quitte sa stalle.
[p. 380] Affreuse image de la vie. On en sort au moment où l’on entend lafelichitta.
Avez-vous médité sur la profonde vérité qui règne dans cefinale, au moment où le musicien lance sa dernière note et l’auteur son dernier vers, où l’orchestre donne son dernier coup d’archet, sa dernière insufflation, où les chanteurs se disent : « Allons souper ! » où les choristes se disent : « Quel bonheur, il ne pleut pas !… » Eh ! bien, dans tous les états de la vie, on arrive à un moment où la plaisanterie est finie, où le tour est fait, où l’on peut prendre son parti, où chacun chante lafelichittade son côté. Après avoir passé par tous lesduos, lessolos, lesstrettes, lescoda, les morceaux d’ensemble, lesduettini, lesnocturnes, les phases que ces quelques scènes, prises dans l’océan de la vie conjugale, vous indiquent, et qui sont des thèmes dont les variations auront été devinées par les gens d’esprit tout aussi bien que par les niais (en fait de souffrances, nous sommes tous égaux !) la plupart des ménages parisiens arrivent, dans un temps donné, au chœur final que voici :
L’épouse(à une jeune femme qui en est à l’été de la Saint-Martin conjugal). – Ma chère, je suis la femme la plus heureuse de la terre. Adolphe est bien le modèle des maris : bon, pas tracassier, complaisant. N’est-ce pas, Ferdinand ?
(Caroline s’adresse au cousin d’Adolphe, jeune homme à jolie cravate, à cheveux luisants, à bottes vernies, habit de la coupe la plus élégante, chapeau à ressorts, gants de chevreau, gilet bien choisi, tout ce qu’il y a de mieux [p. 381] en moustaches, en favoris, en virgule à la Mazarin, et doué d’une admiration profonde, muette, attentive pour Caroline.)Le Ferdinand. – Adolphe est si heureux d’avoir une femme comme vous ! Que lui manque-t-il ? Rien.
L’épouse.– Dans les commencements, nous étions toujours à nous contrarier ; mais maintenant nous nous entendons à merveille. Adolphe ne fait plus que ce qui lui plaît, il ne se gêne point, je ne lui demande plus ni où il va ni ce qu’il a vu. L’indulgence, ma chère amie, là est le grand secret du bonheur. Vous en êtes encore aux petits taquinages, aux jalousies à faux, aux brouilles, aux coups d’épingles. À quoi cela sert-il ? Notre vie, à nous autres femmes, est bien courte ! Qu’avons-nous ? dix belles années ; pourquoi les meubler d’ennui ? J’étais comme vous ; mais, un beau jour, j’ai connu madame Foullepointe, une femme charmante, qui m’a éclairée et m’a [p. 382] enseigné la manière de rendre un homme heureux… Depuis, Adolphe a changé du tout au tout : il est devenu ravissant. Il est le premier à me dire avec inquiétude, avec effroi même, quand je vais au spectacle et que sept heures nous trouvent seuls ici : – Ferdinand va venir te prendre, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Ferdinand ?
Le Ferdinand.– Nous sommes les meilleurs cousins du monde.
La jeune affligée.– En viendrais-je donc là ?…
Le Ferdinand.– Ah ! vous êtes bien jolie, madame, et rien ne vous sera plus facile.
L’épouse(irritée). – Eh ! bien, adieu, ma petite. (La jeune affligée sort.) Ferdinand, vous me payerez ce mot-là.
L’époux(sur le boulevard Italien). – Mon cher (il tient monsieur de Fischtaminel par le bouton du paletot), vous en êtes encore à croire que le mariage est basé sur la passion. Les femmes peuvent, à la rigueur, aimer un seul homme, mais nous autres !… Mon Dieu, la Société ne peut pas dompter la Nature. Tenez, le mieux, en ménage, est d’avoir l’un pour l’autre une indulgence plénière, à la condition de garder les apparences. Je suis le mari le plus heureux du monde. Caroline est une amie dévouée, elle me sacrifierait tout, jusqu’à mon cousin Ferdinand s’il le fallait… oui, vous riez, elle est prête à tout faire pour moi. Vous vous entortillez encore dans les ébouriffantes idées de dignité, d’honneur, de vertu, d’ordre social. La vie ne se recommence pas, il faut la bourrer de plaisir. Voici deux ans qu’il ne s’est dit entre Caroline et moi le moindre petit mot aigre. J’ai dans [p. 383] Caroline un camarade avec qui je puis tout dire, et qui saurait me consoler dans les grandes circonstances. Il n’y a pas entre nous la moindre tromperie, et nous savons à quoi nous en tenir. Nos rapprochements sont des vengeances, comprenez-vous ? Nous avons ainsi changé nos devoirs en plaisirs. Nous sommes souvent plus heureux alors que dans cette fadasse saison appelée la lune de miel. Elle me dit quelquefois : – Je suis grognon, laisse-moi, va-t’en. L’orage tombe sur mon cousin. Caroline ne prend plus ses airs de victime, et dit du bien de moi à l’univers entier. Enfin ! elle est heureuse de mes plaisirs. Et, comme c’est une très-honnête femme, elle est de la plus grande délicatesse dans l’emploi de notre fortune. Ma maison est bien tenue. Ma femme me laisse la disposition de ma réserve sans aucun contrôle. Et voilà. Nous avons mis de l’huile dans les rouages ; vous, vous y mettez des cailloux, mon cher Fischtaminel. Il n’y a que deux partis à prendre : le couteau du More de Venise, ou la besaiguë de Joseph. Le turban d’Othello, mon cher, est très-mal porté ; moi, je suis charpentier, en bon catholique.
Chœur(dans un salon au milieu d’un bal). – Madame Caroline est une femme charmante !
[p. 384]Une femme à turban.– Oui, pleine de convenance, de dignité.
Une femme qui a sept enfants.– Ah ! elle a su prendre son mari.
[p. 385]Un ami de Ferdinand.– Mais elle aime beaucoup son mari. Adolphe est, d’ailleurs, un homme très-distingué, plein d’expérience.
Une amie de madame Fischtaminel.– Il adore sa femme. Chez eux, point de gêne, tout le monde s’y amuse.
[p. 386]Monsieur Foullepointe.– Oui, c’est une maison fort agréable.
Une femme dont on dit beaucoup de mal.– Caroline est bonne, obligeante, elle ne dit du mal de personne.
[p. 387]Une danseusequi revient à sa place. – Vous souvenez-vous comme elle était ennuyeuse dans le temps où elle connaissait les Deschars ?
Madame Fischtaminel.– Oh ! elle et son mari, deux fagots d’épines… des querelles continuelles. (Madame Fischtaminel s’en va.)
Un artiste.– Mais le sieur Deschars se dissipe, il va [p. 388] dans les coulisses ; il paraît que madame Deschars a fini par lui vendre sa vertu trop cher.
Une bourgeoise,effrayée pour sa fille de la tournure que prend la conversation. – Madame de Fischtaminel est charmante ce soir.
Une femme de quarante ans sans emploi.– Monsieur Adolphe a l’air aussi heureux que sa femme.
La jeune personne.– Quel joli jeune homme que monsieur Ferdinand ! (Sa mère lui donne vivement un petit coup de pied.)
Une dame très-décolletée,à une autre non moins décolletée. [p. 389] – (Sotto voce.) – Ma chère, tenez, la morale de tout cela, c’est qu’il n’y a d’heureux que les ménages à quatre.
[p. ill.]